LE SEUL BLOG THÉÂTRAL DANS LEQUEL L'AUTEUR N'A PAS ÉCRIT UNE SEULE LIGNE : L'actualité théâtrale, une sélection de critiques et d'articles parus dans la presse et les blogs. Théâtre, danse, cirque et rue aussi, politique culturelle, les nouvelles : décès, nominations, grèves et mouvements sociaux, polémiques, chantiers, ouvertures, créations et portraits d'artistes. Mis à jour quotidiennement.
Publié par Yves POEY dans son blog De la Cour au jardin
(c) Photo Y. P. - William. Timon. Cyril. William Shakespeare, Timon d'Athènes, Cyril Le Grix.
Une claque. Une véritable claque théâtrale, voici ce que m'ont asséné les trois personnes sus-nommées. Une baffe salutaire en pleine figure.
Cyril Le Grix nous propose sa version, je devrais écrire sa vision hallucinée de la tragédie réputée comme la plus difficile et peut-être la plus violente de Shakespeare. Une tragédie ? Oui mais...
Timon est un riche et puissant seigneur athénien. Il a énormément d'amis. Et pour cause. Timon dépense sans compter, dilapide sa fortune, ses drachmes en festins, cadeaux somptueux et autres largesses à ces « amis » pique-assiettes et autres profiteurs éhontés.
C'est un homme bon, ce Timon... Et vous savez ce qu'on dit des hommes bons... Pourtant, ce ne sont pas les mises en garde de son intendant qui manquent : Flavius sait bien que les caisses sont vides. Et ce qui devait arriver arrive : plus d'argent, adieu les potes, même pas moyen de solliciter ces soi-disant copains. Tous refusent de prêter de l'argent pour des motifs plus fallacieux les uns que les autres. Timon est ruiné et devient misanthrope comme seuls les misanthropes peuvent être misanthropes lorsqu'ils ont vraiment décidé d'être misanthropes. Rien n'y fera, il mourra ermite sur une plage, sur le sable et dans la carcasse d'une barque.
Deux grandes parties dans cette pièce, donc, on l'aura compris.
Cyril Le Grix s'est emparé à bras le corps de cette tragédie qui regorge pourtant d'humour noir et de bons mots. On rit souvent, dans Timon d'Athènes. La traduction de J.C. Carrière y est pour beaucoup.
Le parti-pris principal du metteur en scène a été de matérialiser le plus finement possible le passage de la verticalité de la première partie, dans le palais du personnage principal (de hauts panneaux noirs à jardin et à cour réfléchissent le reste de la scène) à l'horizontalité de la plage. D'un homme bien debout, Timon devient un pauvre hère souvent allongé ou assis. (Quelle métaphore pour nos sociétés qui acceptent pratiquement sans broncher de voir de plus en plus de gens vivre et dormir dans la rue !)
Au lointain, un gigantesque tableau pompier, même que plus pompier, ça ferait vraiment trop.
Le passage de la première à la deuxième partie, sans entracte, sera matérialisé par une formidable et magnifique trouvaille scénographique. Je n'avais jamais ressenti cela : l'image, le son, et bien sûr un souffle plus qu'épique ! (Je ne vous en dis pas plus.)
C'est Patrick Catalifo qui incarne Timon. Il est é-pous-tou-flant ! Purement et simplement époustouflant.
De bonhomme jovial, joyeux, insouciant, voire libertin, il se transforme en ermite misanthrope, même que plus misanthrope, ça ferait également trop. Un ermite aux yeux exorbités, à la chevelure hirsute, à la voix grave, rauque, hurlante. Catalifo est phénoménal !
Dans la carcasse de la barque, il incarne ce type désabusé, désespéré, bouleversant de colère, de rage, ce type qui a désormais les yeux ouverts.
Le reste de la troupe est à l'avenant, avec notamment l'excellent Xavier Bazin, qui interprète l'intendant Flavius, seul personnage constructif de la pièce.
On l'aura compris, Cyril Le Grix nous plonge au cœur d'une entreprise politique et citoyenne. Le metteur en scène fait sien le propos shakespearien concernant les méfaits de l'argent, de la politique politicienne et la corruption qui gangrènent la Cité, pervertissent les âmes et avilissent l'Homme. Il fait sien le message du grand William qui postule que le genre humain ne peut s'affranchir de ces fléaux. Shakespeare est d'un désespérant mais ô combien lucide pessimisme.
J'ai assisté à du très grand théâtre. Une pièce de plus de quatre cents ans mais d'une troublante et confondante modernité, (pléonasme shakespearien, me direz-vous...). La violence exprimée chez ces Athéniens, cette violence extrême est ici admirablement mise en exergue et en abîme pour mieux la dénoncer, pour mieux nous faire nous interroger sur ceux de tous bords qui actuellement la prônent et la font déferler. Sans oublier évidemment un metteur en scène militant, enflammé et très inspiré, une troupe de comédiens en état de grâce, une équipe technique très pointue, avec en prime trois talentueux musiciens de jazz en live.
Que demander de plus ? Qu'est-ce que ça fait du bien, par les temps qui courent, d'assister à ce Timon d'Athènes ! ---------- Je ne saurais trop vous conseiller d'écouter demain la passionnante interview webradio que m'a accordée Cyril Le Grix, juste après la représentation.
Un metteur en scène érudit, enflammé, militant, engagé ! Ce fut pour moi un grand moment que j'ai hâte de vous faire partager !
Gaël Kamilindi fait son entrée à la Comédie-Française
BIENVENUE - Le jeune homme ne connaît pas encore tous les recoins de la Comédie-Française mais à peine trois jours après son arrivée, il se sent d'ores et déjà à sa place dans cette grande maison où les comédiens jouent, sans discontinuer, depuis plusieurs siècles. Et Gaël Kamilindi, pour son premier rôle, montera sur scène aux côtés de celui qui l'a recruté. Et si la pression est là, la fierté et la passion aussi. 01 mars 2017 21:57
Ce reportage est issu du journal télévisé de 20h du 1er mars 2017 présenté par Gilles Bouleau sur TF1. Vous retrouverez au programme du JT de 20h du 01/03/2017 des reportages sur l’actualité politique économique, internationale et culturelle, des analyses et rebonds sur les principaux thèmes du jour, des sujets en régions ainsi que des enquêtes sur les sujets qui concernent le quotidien des Français.
La directrice du Théâtre de l'Arsenic succédera à Philippe Macasdar. Sandrine Kuster
C'était l'une des nominations théâtrales les plus attendues de l'année. On sait désormais qui succédera à Philippe Macasdar à la direction du Théâtre de Saint-Gervais. Le Conseil de la Fondation pour les Arts de la Scène et les Expressions Culturelles Pluridisciplinaires a finalement désigné Sandrine Kuster, l'actuelle directrice de l'Arsenic, à Lausanne. Cette dernière s'est vu confier un mandat de quatre ans, renouvelable pour deux périodes maximales de trois ans. Elle présentera sa première saison à l'automne 2018 à Saint-Gervais.
A la tête de l’Odéon-Théâtre de l’Europe depuis un peu plus d’un an, Stéphane Braunschweig y peaufine actuellement sa mise en scène inaugurale, «Soudain l’été dernier» de Tennessee Williams. Rencontre entre deux répétitions.
Plateau de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris (VIe). La comédienne Luce Mouchel dit qu’elle vient encore une fois de trouer le sol avec ses escarpins. Intervention du metteur en scène : «On pourrait mettre des petites graines sous tes talons, tu ensemenceras tout le plateau !» On plaisante donc pendant les répétitions de Stéphane Braunschweig, qui signe, avec Soudain l’été dernier de Tennessee Williams, sa première mise en scène en tant que nouveau directeur du Théâtre national de l’Odéon (depuis janvier 2016). Partout, des lianes, des feuilles de palmier, des flamboyants, toute une végétation à la fois magnifique et de bric et de broc. Où sommes-nous ? Pas vraiment dans la jungle, peut-être déjà enfermé, mais aussi dans le jardin de feu Sébastien Venable, le jeune poète, qui «soudain, l’été dernier» est mort sur la plage d’une modeste station balnéaire hispanique. Luce Mouchel joue donc la mère du poète avec qui elle faisait couple et qui, comme Dieu, était «chaste» (en tout cas en est-elle persuadée). La mère s’apprête à recevoir sa nièce par alliance - qu’elle tient responsable de la catastrophe et qui en fut le seul témoin - avant de la faire taire définitivement.
Cet après-midi-là, il s’agit donc de régler le rythme entre la jeune femme en détresse (Marie Rémond) et l’impitoyable mère corsetée dans son tailleur et ses certitudes. Marie Rémond est dans son personnage, affolée, qui saisit ce qu’elle risque : à la fois de ne pas être crue et d’être réduite à néant. Comment ne pas trop dire tout de suite ? Comment ne pas flamber immédiatement et satisfaire les désirs de Mrs Venable ? C’est quasi musicalement, à la moindre intonation de voix, que Braunschweig donne des indications à l’actrice. On creuse dans le moindre mot, le moindre souffle. Difficile pour nous de ne pas déranger Marie Rémond, dont le rôle force à un dévoilement. On revient quinze jours plus tard, avant le dernier filage. L’occasion d’un entretien avec Stéphane Braunschweig.
Qu’est-ce qui vous a surpris lorsque vous êtes entré dans la jungle de Tennessee Williams ?
Je ne travaille vraiment qu’au plateau. J’ai une vague idée sur le sens, mais pour savoir comment ça se joue, il faut du temps… Dans le cas de Soudain l’été dernier, c’est un peu particulier car le projet devait se monter au Théâtre national de la Colline. Quand j’ai été nommé à l’Odéon, j’ai beaucoup hésité à le conserver. Je n’étais pas certain que ce soit la bonne pièce pour mon premier spectacle en tant que directeur du théâtre. Car, malgré tout, dans ce contexte de nomination, une première mise en scène signe quelque chose qui excède les seules représentations. J’ai finalement décidé de le faire.
Sur quoi portaient vos doutes ?
On croit toujours que le théâtre de Tennessee Williams est très psychologique. Après tout, Soudain l’été dernier est une histoire de famille. Elle tourne autour de gens qui ont construit une image idéalisée d’un tiers, retrouvé mort. Dans le contexte mondial, était-ce adéquat d’opter pour ce type de huis-clos où deux folies s’affrontent, l’une avec toute la force du déni et l’aplomb de la raison, l’autre pleine de fragilité consciente ? J’avais l’intuition que cette pièce pouvait ouvrir sur autre chose. Dans la dernière partie, l’Amérique triomphante et dominante ne tourne plus uniquement sur elle-même. Un autre monde apparaît, le tiers-monde, comme on le disait à la parution de Soudain l’été dernier (1958). Il y a un vrai suspense autour de cette collusion. Cette dimension politique et sociale, même si elle est en creux, est essentielle. C’est une scène d’ouverture où le réel surgit. Dans la dernière partie de Soudain…, on ne sait pas si la vision de Catherine est exacte, mais on entend qu’elle est véridique. Elle est vraie dans le sens où la poésie dit la vérité du monde. La question qui se pose face au récit de cette femme que les autres tiennent pour une malade mentale est : est-ce qu’on ouvre les yeux, est-ce qu’on accepte d’écouter la parole des poètes sur la réalité du monde ? Ces questions ont pris une urgence vertigineuse, spécialement aujourd’hui, encore plus qu’il y a six mois.
Qu’avez-vous découvert en avançant ?
Soudain… est une pièce courte, qu’on peut prendre pour une fable. Elle laisse le sentiment d’un texte réduit à l’essentiel. Il faut noter que Tennessee Williams ne reconnaissait pas sa pièce dans le film de Joseph L. Mankiewicz (1959), sans doute parce qu’il est très réaliste, sans ambiguïté. Elizabeth Taylor qui joue Catherine récuse la folie de son personnage. C’est la part de fantasme et d’incertitude et de ce qu’elle porte comme vérité qui disparaît. Au fur et à mesure des répétitions, j’ai eu le sentiment que ce que je tenais pour une petite forme gonflait comme la jungle tropicale quand elle s’humidifie. C’est vraiment la pièce avec laquelle Tennessee Williams dramaturge fait éclore le poète vivant qui est en lui. Et cela, c’est le travail des répétitions qui l’a mis au jour. Avant de répéter, j’élabore toujours une scénographie. Mais ici, j’ai monté trois projets scénographiques complètement différents, que j’ai jetés. A la Colline, j’avais tout axé sur la chambre psychiatrique. C’est la première fois, je crois, que je remets aussi radicalement en cause un projet. Maintenant, on est au centre de quelque chose de beaucoup plus charnel, même si c’est une «jungle rangée» dont les étiquettes sur les plantes commencent déjà à s’effacer, comme dit énigmatiquement la mère au début. C’est un monde flamboyant, mais qui est mort, aussi mort que le poète Sébastien. On est dans un monde en train de finir.
Qu’est-ce qui peut encore être modifié, à deux jours de la première ?
En l’occurrence, je viens de changer la dernière minute du spectacle. Celle qu’on juge parfois la plus importante. On a tendance à se dire que la fin doit être un climax. Or, dans cette pièce, l’acmé se situe juste avant. Elle se termine sur quelque chose qui se délite, s’effondre. Je n’avais pas trouvé comment faire entendre la dernière réplique sans qu’elle ne soit moraliste ou symbolique. On est dans l’effroi, il y a un monde qui vient de vaciller. Et mieux vaut laisser le public et les acteurs dans un vacillement que de quitter la salle et la scène sur une certitude.
Vous avez dirigé plusieurs théâtres, donc programmé un grand nombre de metteurs en scène. Quel lien entretenez-vous avec le travail des autres ?
Il y a des metteurs en scène qui ne vont jamais voir ce que font les autres. Pour ma part, ils me nourrissent et me font réfléchir. C’est passionnant de voir comment les formes évoluent. J’ai 52 ans, je ne peux pas faire du théâtre comme les gens de 30 ans, mais je peux dialoguer avec Sylvain Creuzevault à travers ses créations. Alors même que je suis incapable de créer, comme lui, à partir d’improvisations. Ce qui ne veut pas dire que la forme n’est pas à chaque fois remise en question. Sinon, Krystian Lupa est un maître absolu pour moi. La manière dont ses acteurs existent au plateau me touche profondément.
Comment voyez-vous ce projet de Cité du théâtre, annoncé par François Hollande en octobre et prévu pour 2022, censé regrouper sur un même site le Conservatoire, la Comédie-Française et l’Odéon ?
On est encore dans le dialogue compétitif entre les architectes. La Cité, prévue sur le site de Berthier [dans le XVIIe arrondissement de Paris où le Théâtre de l’Odéon dispose déjà de deux salles, ndlr] permettra à l’Odéon de pérenniser sa deuxième salle, celle qu’on nomme le «petit Berthier» et qui nous sert de lieu de répétition. Le Théâtre de l’Odéon n’a pas quitté le site de Berthier après la rénovation du théâtre à l’italienne [sa salle initiale du VIe arrondissement] car on avait enfin une grande salle pour accueillir les scénographies contemporaines. Très pragmatiquement, notre salle de montage et de répétition va devenir également une salle de spectacle, ce qui facilitera l’accueil de formes plus légères et expérimentales.
Pourriez-vous dire deux mots de votre programmation pour la saison 2017-2018 et de son inscription dans le paysage européen ?
Je souhaite effectivement réaffirmer cette mention «Théâtre de l’Europe» attachée à l’Odéon, qui est double : d’une part programmer des spectacles en langue étrangère, mais aussi coproduire des mises en scène internationales. La programmation comptera, aux côtés des grands noms de la mise en scène européenne, ceux d’artistes européens, peu voire pas du tout connus en France. L’une des créations de Christiane Jatahy mélangera des acteurs brésiliens et français. Vous voyez que j’ai une conception de l’Europe qui est très élargie ! Ce qui m’intéresse particulièrement chez cette metteure en scène est la manière dont elle relit des grandes pièces de la culture européenne telles les Trois Sœurs, Mademoiselle Julie ou Macbeth, depuis le Brésil. La pièce prochainement créée par Caroline Guiela Nguyen, elle, portera un regard sur l’Europe à partir du Vietnam. Programmer des spectacles en langue étrangère est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les replis identitaires sont si puissants.
«Soudain l’été dernier» de Tennessee Williams, m.s. Stéphane Braunschweig. Odéon-Théâtre de l’Europe, 75006. Du 10 mars au 14 avril.
Anne Diatkine
Photo : Marie Rémond et Glenn Marausse lors des répétitions de «Soudain l'été dernier». Photo Thierry Depagne
Spectacle en trois volets, "La Traversée" d'Eva Doumbia est une plongée littéraire et musicale dans un passé encore douloureux. Celui de la traite.
Publié le 08/04/2016 à 12:02 - Modifié le 08/04/2016 à 14:51 | Le Point Afrique
Des femmes noires, au carrefour de plusieurs cultures. Des cris de révolte. De la musique et de la poésie. Dans La Traversée, présenté à Marseille au théâtre de la Criée du 29 mars au 2 avril 2016, on retrouve tous les ingrédients du théâtre d'Eva Doumbia. Ses obsessions et son esthétique hybride, qu'elle déploie sur les scènes françaises depuis une vingtaine d'années. Son goût pour la démesure aussi, son spectacle en trois parties d'une heure chacune réunissant pas moins de huit comédiens et quatre musiciens. Après avoir exploré les failles des afrodescendantes d'aujourd'hui, la metteuse en scène franco-ivoirienne se penche sur une histoire dont elle se sent l'héritière. Celle de la traite.
Trilogie de blessures intimes Aborder la grande histoire n'est pas pour Eva Doumbia une raison de mettre entre parenthèses son exploration de l'intime. Au contraire. Comme les errements sentimentaux des jeunes protagonistes d'Afropéennes, adaptation du roman éponyme de Léonora Miano, les douleurs liées à l'esclavage sont dans La Traversée articulées autour de parcours individuels tantôt réels, tantôt fictifs. Celui de la romancière guadeloupéenne Maryse Condé pour commencer, et de deux personnages de Ségou (1984), sa saga africaine en deux tomes. Insulaires fait ensuite entendre les voix de protagonistes d'Humus (2006) de la Martiniquaise Fabienne Kanor et de Petite Île (1988) de l'Antiguaise Jamaica Kincaid. La Petite Chambre de Fabienne Kanor clôt le voyage avec un dialogue entre une jeune Antillaise de France née au Havre et un Africain sans papiers. Sur un plateau occupé côté jardin par un bureau et une bibliothèque, côté cour par une petite scène où sont installés les musiciens, La Traversée oscille entre blessures passées et présentes. Entre Afrique et Europe, à l'image des Afropéennes de Léonora Miano.
D'un « je » à l'autre, le spectacle déploie dans un espace-temps indéterminé une poétique de la cicatrice et de la fracture. Où le « moi » qui se cherche est le lieu d'une révolution. Le point de départ d'une réinvention du collectif. De la société française en l'occurrence, dont Eva Doumbia déplore d'amnésie. « L'histoire de la colonisation et de la traite sont méconnues. Il y a une sorte de black out autour de ces périodes, alors que la France s'est construite à partir d'elles, et qu'elle en tire une grande partie de sa richesse actuelle », dit-elle. L'intime de La Traversée s'oppose ainsi au « je », souvent narcissique du théâtre français. Loin de se cantonner au fond de cale dont ils sont issus ou auquel ils reviennent régulièrement, les récits mis en scène par Eva Doumbia embrassent le monde. De l'entre-deux qui les fonde, ils posent les bases d'un métissage créatif.
Le goût du composite Issus d'horizons et de formations divers, les comédiens et musiciens de La Traversée sont les piliers de l'esthétique hybride d'Eva Doumbia. Avec leurs accents variés et leurs corps forgés par la danse, le jeu ou la musique, ils incarnent sur le plateau ce que la metteuse en scène souhaite voir advenir dans la vie. Une société où chacun serait accepté tel qu'il est. Avec sa couleur, sa culture et ses idées. Avec le passé peu glorieux dont il est la trace. Entre jazz nostalgique et rock débridé, les morceaux composés par Lionel Elian et interprétés par les quatre musiciens font écho à cette diversité de la distribution. De même pour les nombreuses vidéos à teneur documentaire – archives et interviews réalisées par Sarah Bouyain –, qui créent une distance bienvenue par rapport aux récits principaux.
Interrompue par des chants et des images, la parole tragique de la mère qui dans Humus dit la perte de son enfant lors de son entrée dans le navire négrier échappe au pathos. Férocement critique contre le colon d'Antigua, celle de Petite Île est mise à distance. Transformée en numéro de cabaret par une comédienne habillée de plumes multicolores, qui dit en dansant les malheurs de son île où « les gens parlent de l'esclavage comme s'il s'était agi d'un grand spectacle, d'une suite de tableaux pleins de grands vaisseaux voguant sur une mer bleue ». L'équilibre de La Traversée tient à un fil. Un peu moins d'énergie dans la caricature, un peu plus d'insistance dans les passages les plus pédagogiques, et on entre dans la didactique. On frôle le spectacle militant. Eva Doumbia assume ce risque. Il est le prix à payer pour éviter aussi bien le consensuel que l'ambigu.
Un théâtre populaire contre l'entre-soi « Je tiens à ce que tout ce qui se dit dans mes pièces soit parfaitement intelligible. D'où les vidéos qui ponctuent La Traversée et les nombreuses incises contextuelles réalisées par les comédiennes. » Chez Eva Doumbia, le message préside à l'esthétique. Elle ne cite pas Sékou Touré sans une vidéo explicative ni n'évoque l'islamisation dans le Mali du XVIIIe siècle sans interventions de spécialistes de la question. En ce sens, la metteuse en scène prône un théâtre populaire, où chacun peut trouver les clés de compréhension qui lui manquent. « Je veux croire que le théâtre peut changer les choses. Pour cela, il doit être accessible, et surtout représentatif de la société dans laquelle il s'inscrit. »
Fatiguée d'une scène française où les afrodescendants et autres représentants de la « diversité » n'ont pas leur place, Eva Doumbia n'hésite pas à reprendre à son compte l'impératif formulé un jour par un ami : « Il faut coloniser les théâtres nationaux, investir différemment la pensée. » Autrement dit, il faut « décoloniser les arts », nom d'un collectif formé en mars 2015 par une quinzaine d'artistes et responsables de lieux culturels. Parmi lesquels Eva Doumbia. « De nombreux artistes afrodescendants créent en France, mais ils sont maintenus dans une quasi-invisibilité par une profession qui cultive l'entre-soi. Tout comme Maryse Condé, malgré l'ampleur et la qualité de son œuvre, n'a jamais été reconnue à sa juste valeur. Ça ne peut plus durer. » Pour qui veut prolonger la traversée, en attendant les prochaines dates du spectacle d'Eva Doumbia, la première réunion publique du collectif aura lieu le 23 avril au théâtre national de Chaillot.
* La Traversée, trois pièces mises en scène par Eva Doumbia. Tournée en construction.
Loin des clichés sur la banlieue, la dernière pièce de Nasser Djemaï parle d’une famille française issue de l’immigration, dont le fils ainé a réussi à s’en sortir grâce à l’ascenseur social. Une pièce émouvante, actuellement en tournée en France.
Nadir (Zakariya Gouram) c’est un peu le « blanc » de famille. Il a quitté la banlieue pour les beaux quartiers et même si son mariage est sur le point de capoter, il est père de deux magnifiques petites filles et dirige une entreprise. Lorsqu’il revient s’occuper pour quelques jours de son père malade (exceptionnelle interprétation de Lounès Tazaïrt), il est face à un monde qui n’est plus tout à fait le sien, face à des fantômes. C’est le choc des cultures. Son frère (Issam Rachyq-Aharad) et sa sœur (Clémence Azincourt) n’ont plus grand-chose en commun avec lui. Sa mère (magnifique Fatima Aibout) tente de tenir à bout de bras le foyer dans lequel erre une voisine (Marine Harmel). Nadir est comme un intrus dans sa propre famille.
Entre réalisme et fantastique, la vie dans cet appartement bascule. Les meubles en formica vacillent dans la scénographie d’Alice Duchange, les images vidéo de Claire Roygnan s’incrustent dans les plaies à vif. « Tu as mis le feu dans ma tête » lui lance sa mère désespérée. Face au père qui souhaite revoir une dernière fois son pays de naissance, Nadir intransigeant déclare avec brutalité « Ce n’est plus mon pays ».
Nasser Djemaï a mis beaucoup de lui dans l’écriture de cette pièce. Il nous faire entrer en toute simplicité dans cette famille qui est un peu la sienne, dans ce quartier qui est « un grand théâtre » comme le dit le père, dans cette banlieue souvent brocardée et montrée du doigt. Il n’élude pas les tensions entre les personnages mais il met aussi beaucoup de tendresse et d’amour dans leurs relations. L’amour s’exprime notamment dans un moment douloureux, lors de la mort soudaine du père. Sa femme et ses enfants le lavent selon le rite musulman, une dernière scène du spectacle qui résume à elle seule la dignité de ce spectacle.
Vertiges Fragments de Nasser Djemaï texte et mise en scène Nasser Djemaï avec avec Fatima Aibout Clémence Azincourt Zakariya Gouram Martine Harmel Lounès Tazaïrt Issam Rachyq-Ahrad création lumières Renaud Lagier création sonore Frédéric Minière production des Théâtrales Charles Dullin, édition 2016 en coproduction avec la Compagnie Nasser Djemaï et Le Théâtre Gérard Philipe de Champigny-sur-Marne remerciements à l’Office Municipale des migrants de Champigny-sur-Marne les Théâtrales Charles Dullin sont subventionnées par le Conseil départemental du Val-de-Marne et le Conseil régional d’Île-de-France et reçoivent le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, DRAC Île-de-France et de la SACD durée 1h50 min
Du 11 au 28 janvier 2017 MC2: Grenoble Le 3 février 2017 Théâtres en Dracénie – Draguignan Le 7 février 2017 Maison des Arts du Léman Thonon Les 9 et 10 février 2017 Théâtre du Château Rouge Annemasse Le 16 février 2017 Théâtre du Vellein – Villefontaine Du 20 février au 12 mars 2017 Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre Dramatique National du Val-de-Marne Les 14 et 15 mars 2017 Le Granit, scène nationale – Belfort Le 18 mars 2017 Théâtre de Vesoul Le 21 mars 2017 Le Bateau-Feu – scène nationale de Dunkerque Le 31 mars 2017 La Garance – scène nationale de Cavaillon Du 4 au 8 avril 2017 Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon Le 11 avril 2017 Le Sémaphore – Cébazat Le 27 avril 2017 Théâtre des Salins Martigues Le 6 mai 2017 Centre Culturel des Portes de l’Essonne
Par Philippe Dagen et Clarisse Fabre dans le Monde
Quel rôle assignent au ministère de la culture les prétendants à la présidence ? Tour d’horizon des programmes.
Ce n’est pas la première fois que l’on entend ce refrain, mais peut-être cette fois-ci faut-il le prendre au sérieux. A lire les programmes des candidats, la culture serait au cœur du redressement du pays. Un pays souffrant et divisé, loin des salons de la Rue de Valois et des colonnes de Buren.
Chaque QG de campagne se livre actuellement à un jeu de construction pour mieux articuler l’action du ministère avec celle des collectivités locales. La culture a un rôle crucial à jouer, un rôle curatif, entend-on partout. Elle apprend la tolérance. Elle aide à connaître et construire son identité. Elle apprend à aimer son patrimoine. Elle peut permettre de s’émanciper de son milieu social. Sur tous ces points, les équipes des candidats ont des discours très proches, même si leurs propositions diffèrent.
Le point de départ de la réflexion est commun à tous : l’état de la société. Il y a eu les attentats, dont deux ont frappé des lieux culturels : le Bataclan le 13 novembre 2015 et, plus récemment, le 3 février, l’attaque à caractère terroriste au Louvre par un jeune Egyptien criant « Allahou akbar », qui n’a pas fait de victime. Il y a les communautarismes de toutes origines, les intolérances et les soupçons qu’ils engendrent. Il y a les ravages économiques et sociaux du chômage de longue durée et de la désindustrialisation de zones entières.
« Panser », et repenser le rôle de l’Etat
Plus que jamais, « la culture pour tous » demeure l’horizon à atteindre. Mais il est encore loin. Les pratiques culturelles restent largement l’apanage des populations privilégiées.
Chez François Fillon et Emmanuel Macron, on cite l’enquête de 2008 du ministère de la culture – la plus récente – sur les pratiques culturelles des Français, dont il ressort que 52 % des Français ont une fréquentation exceptionnelle (29 %) ou nulle (23 %) des équipements culturels.
En particulier, 33 % des ouvriers, 29 % des employés et 38 % des agriculteurs déclarent n’avoir fréquenté aucun établissement culturel dans l’année écoulée, contre 5 % des cadres supérieurs. Dans le cas des agriculteurs, aux facteurs sociaux s’ajoutent des facteurs géographiques, avec une moindre densité de salles de spectacle ou de musées dans certaines zones.
EN ARRIVANT À L’ELYSÉE, EN 2012, LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE A COMMIS L’ERREUR ORIGINELLE, CELLE DE NE PAS AVOIR FAIT DE LA CULTURE UN « SECTEUR PRIORITAIRE », AU MÊME TITRE QUE L’ÉDUCATION OU LA JUSTICE
Il faut donc « panser », et repenser le rôle de l’Etat. Car le quinquennat de François Hollande n’a pas été celui du sursaut attendu : à la baisse des crédits de la culture, en 2013 et en 2014, s’est ajoutée l’instabilité politique qui a fait se succéder Rue de Valois Aurélie Filippetti, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay.
Beaucoup d’acteurs culturels font ce constat : en arrivant à l’Elysée, en 2012, le président de la République a commis l’erreur originelle, celle de ne pas avoir fait de la culture « un secteur prioritaire », au même titre que l’éducation ou la justice. L’exemple n’a pas été donné au sommet et des collectivités locales en ont profité : déjà fragilisées par la baisse des dotations financières de l’Etat, certaines se sont désengagées…
Sparadrap
Les cinq années ont été jalonnées par des annonces régulières de fermetures de théâtre, de scène, de festival, etc. Certes, en 2015, le budget de la Rue de Valois a été stabilisé, puis augmenté en 2016 et 2017, tandis que Fleur Pellerin engageait des « pactes culturels » avec des villes, en vue de pérenniser les financements.
Mais le « sparadrap » n’a pas suffi. « L’Etat a cassé un mouvement : on ne peut pas espérer avoir une culture qui se porte bien avec des collectivités qui se portent mal », déplore Pascal Rogard, patron de la puissante Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) et bon connaisseur de la politique culturelle.
Plus personne ne parle de supprimer le ministère et de le remplacer par un secrétariat d’Etat – comme on l’a entendu dans le passé. Le premier débat porte plutôt sur son périmètre. Doit-il demeurer en l’état actuel ou être modifié ?
Ancien ministre de la culture et de la communication (2002-2004), membre du MoDem et, à ce titre, soutien d’Emmanuel Macron, Jean-Jacques Aillagon a là-dessus une position tranchée. Dénonçant l’« étroitesse » du champ d’action du ministère, devenu celui « des professionnels de la culture », il en appelle à la création d’un « grand ministère » qui associerait éducation nationale et culture, seul moyen à ses yeux d’engager une véritable politique éducative scolaire, sur le modèle de la Direction de la jeunesse.
« Culture à loyer modéré »
Cette proposition d’élargissement se heurte à une objection : l’éducation nationale pèse trop lourd et lui associer la culture serait faire courir à celle-ci le risque de la « noyade ». D’autres candidats ont envisagé de jumeler la culture avec le ministère moins imposant de la jeunesse, afin de renouer avec l’idée d’éducation populaire…
On demande donc beaucoup à la culture, mais quels moyens lui donne-t-on ? Sur le volet financier, le socialiste Benoît Hamon et le candidat de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, s’accordent sur une augmentation des dépenses : celles-ci atteindraient 1 % du produit intérieur brut (PIB), soit environ 20 milliards d’euros, si l’on additionne l’enveloppe de la culture proprement dite et celle des autres ministères (éducation, santé, affaires étrangères…), les budgets des établissements publics rattachés au ministère (opéras, musées…) et les subventions qu’allouent les collectivités locales.
Benoît Hamon veut créer « une agence » qui aurait autorité pour généraliser l’éducation artistique et culturelle à l’école. Car, bien souvent, les ambitions de la Rue de Valois se heurtent à l’indifférence ou au refus de l’administration de l’éducation nationale. Du côté d’En marche !, cette solution est jugée irréaliste et purement technocratique.
Pour Jean-Luc Mélenchon, ces nouveaux moyens doivent permettre au ministère de reprendre la main sur des dossiers sensibles. L’Etat pourrait verser 25 millions d’euros afin de pérenniser les budgets des trente-quatre écoles d’art territoriales (Beaux-Arts) malmenées pendant le quinquennat, et dont le statut est moins avantageux que celui des onze écoles du « label national » (comme l’Ensba à Paris). Ou encore, pour préserver la culture de proximité (disquaires, librairies, cinémas indépendants), un projet « culture à loyer modéré » est à l’étude, sur le modèle des HLM.
Evaluation
Emmanuel Macron et François Fillon s’en tiennent, sur le plan budgétaire, à la sanctuarisation du budget existant. Et assument le fait que le financement de la création doit pouvoir être évalué, au regard notamment de la diffusion des spectacles.
Le premier met l’accent sur l’éducation musicale dès le plus jeune âge, en classe de maternelle, en s’appuyant sur des études démontrant le lien entre la pratique d’un instrument et son impact sur l’apprentissage des élèves. Un colloque réunissant chercheurs, artistes et acteurs culturels est annoncé pour le mois d’avril.
Même tropisme pour les pratiques collectives (orchestres, chorales) chez François Fillon, afin de développer le « vivre-ensemble ». Mais le candidat des Républicains souhaite aussi renforcer l’appartenance à la « culture européenne » et plaide pour la création d’un lieu « entre Paris et Berlin » qui réunirait des chefs-d’œuvre européens, confie son entourage.
Autre question de périmètre encore : à qui doit revenir la défense de la langue et de la culture françaises à l’étranger ? A l’heure actuelle, elle est partagée – et disputée – entre les affaires étrangères et la culture. La plupart des candidats partagent le même diagnostic : il faut coordonner, rationaliser et se doter d’un instrument à la hauteur de ceux dont disposent l’Allemagne ou le Royaume-Uni. De son côté, Benoît Hamon propose la création d’un « Pavillon de la langue française ».
Le FN se distingue des autres
La francophonie, sans surprise, est un enjeu fort pour le Front national (FN). Plus fort que tous les autres : « Ce n’est pas le rôle du ministère de la culture de promouvoir la parité ou la diversité. En revanche, l’Etat doit soutenir la francophonie », confirme Sébastien Chenu, conseiller régional du parti d’extrême droite dans les Hauts-de-France, chargé du projet culturel du FN.
Celui-ci se distingue radicalement des programmes des autres candidats, du fait de la proposition de Marine Le Pen de supprimer les régions. Mécaniquement, cela entraînerait la disparition des directions régionales des affaires culturelles, les DRAC, qui représentent le ministère sur le terrain, veillent à la répartition des crédits, etc. De même, le financement du cinéma, dans lequel les régions prennent une part importante, s’en trouverait bouleversé.
« Tout doit se décider au plus près des électeurs, au niveau des communes et des départements », précise Sébastien Chenu. A cet égard, le FN souhaite ouvrir les conseils d’administration des lieux labellisés par le ministère à des « représentants du public ». Au risque de choix populistes ?
Sans aucun doute, le jeu de construction de la culture sera hautement politique.
Samuel Gallet : « un théâtre de la réappropriation de la joie »
Samuel Gallet est l’auteur de saison des Scènes du Jura. Juste avant son départ pour Istanbul où une de ses pièces va être adaptée, il présente « La Ville Ouverte » qui sera créée à Dole le 6 mars prochain.
« La Ville Ouverte », pourquoi ce titre ?
«L’expression fait référence aux villes ouvertes pendant la guerre 39-45 et épargnées pour pouvoir accueillir des réfugiés. Dans une situation de déréliction, de pourrissement, de désolation et d’impasse générale, la « ville ouverte » est le lieu où les gens mènent une vie dans les limbes, à la fois épargnée de la destruction et en même temps dans un non-lieu, c’est-à-dire ce sentiment de vivre dans une période où tout se délite, se défait mais encore épargnée par les destructions. La deuxième chose à laquelle la ville ouverte fait référence, c’est l’histoire de ces trois femmes qui vivent dans une ville mais qui ne se connaissent pas et qui ont toutes le sentiment d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, d’être dans une impasse et que quelque chose menace leur vie même. La seule solution qu’elles ont, c’est de se réfugier dans le sommeil et le rêve. D’une manière fantastique, elles se retrouvent dans un rêve commun. Elles imaginent qu’elles vont tuer le tyran de Syracuse, celui de l’épée de Damoclès. Cette ville réelle dans laquelle elles vivent s’ouvre alors par le rêve.»
Vous aimez le théâtre grec ?
«Ce que j’aime beaucoup dans le théâtre grec, c’est la présence du chœur. Il y a un collectif, un groupe de citoyens qui racontent l’histoire du héros ou des héroïnes en l’occurrence, et puis on a les personnages qui interviennent. Il y a plusieurs statuts de la parole. Le chœur, c’est aussi une référence à un théâtre politique où on raconte une histoire qui concerne la vie dans la cité.»
Et comment cela se traduit-il dans la mise en scène de Jean-Pierre Baro ?
«Il travaille en effet beaucoup sur cette adresse au public. La situation de départ de « La Ville Ouverte », ce sont des actrices qui viennent raconter une histoire comme un chœur antique. Et il leur dit de s’adresser aux spectateurs. Je pense que je l’ai écrit comme ça aussi.»
Vous assistez à certaines répétitions. Pourquoi ?
«Je viens conforter des intuitions. On est en grande confiance avec l’équipe. Je participe à la réflexion collective.
J’étais là au début pour échanger sur les questions du chœur, du théâtre grec et je reviens alors que le travail est déjà bien entamé et que les comédiennes et Jean-Pierre se sont emparés de l’interprétation qu’ils font du texte. Pour le moment, on est d’accord sur tout.»
Peut-on revenir sur l’idée d’un théâtre politique ?
«J’ai toujours écrit sur le sentiment de vivre une époque où suite à l’effondrement des grandes utopies du XXe siècle, on a hérité de cet échec radical de la possibilité de transformer le monde au XXIe et on est comme hébété devant le monde, ne sachant pas comment y participer. Il y a une sorte de climat assez abattu et résigné au pire. Moi, c’est ça que j’interroge. Ce qui m’intéresse, c’est questionner. Non pas dire : “Vous avez tort. Un autre monde est possible ” : ce n’est pas le rôle du théâtre, je crois.»
Pas moralisateur, alors ?
«Non, le rôle du théâtre, c’est de venir problématiser un rapport au monde. Et ce je vois, c’est qu’on est plongé dans une sorte de brouillasse idéologique assez mortifère au fond, que ce soit parce qu’il y a des boucs émissaires, du racisme, de la xénophobie, de la haine, de l’appel à la guerre, et aussi un discours très résigné qui dit qu’on ne peut rien faire, un sentiment d’impuissance. Moi, j’interroge ce climat-là. Dans « La Ville Ouverte », par le rêve et l’imaginaire, ces femmes tentent de se réapproprier quelque chose d’elles-mêmes, les puissances de vivre. Je ne sais pas si c’est un théâtre politique mais peut-être que c’est un théâtre qui interroge l’impuissance politique et qui dit, à un moment donné, qu’on peut essayer de se réapproprier les choses de nos vies dont on nous dépossède. C’est un théâtre de la réappropriation de la joie.»
Pourquoi avoir choisi des femmes ?
«Ma pièce précédente qui s’appelait « Issues », c’étaient cinq hommes en prison qui se déguisaient ensuite en femme pour pouvoir s’enfuir. Et je me suis dit que ce serait intéressant de se mettre à écrire vraiment pour des femmes.»
« La Ville Ouverte », Dole, lundi 6 mars. Salins-les-Bains, mardi 7 mars. Morez, mercredi 8 mars. Saint-Amour, jeudi 9 mars, 20 h 30, de 10 à 13 euros. Réservations: 03.84.86.03.03.
Il y a une sorte de climat assez abattu et résigné au pire Samuel Gallet
Samuel Gallet lors de son passage à la Fabrique . Photo Christophe Martin
Le feuilleton théâtral sur le mal contemporain écrit par un pool d’auteurs revient aux Amandiers de Nanterre avec un héros amnésique et un décor épuré.
Nous sommes aux Amandiers, à Nanterre (Hauts-de-Seine), dans la petite salle de répétition à gauche du théâtre, à une poignée de jours de la première représentation d’un feuilleton théâtral : Notre Faust, saison 2, épisode 1. L’acteur Nicolas Maury (dans le rôle du Dr Henri Faust, ostéopathe dépressif) s’avance au bord du plateau, nous fixe et dit cette phrase : «Il faut passer du temps avec les objets du travail, quitte juste à faire semblant d’on ne sait pas quoi pour on ne sait pas qui.» On soutient son regard. On vient d’arriver ce samedi, il est 16 heures, on est tombé là, on ne comprend pas très bien ce qui se passe mais on attrape au vol les mots, ils nous calent sur la chaise.
Qu’est-ce qu’on comprend, quand on ne comprend pas ? Eh bien quand même pas mal de choses. Par exemple, la petite troupe d’acteurs est en blanc, ils participent à un mariage, celui de la sœur de Faust, Rachel (Cécile Fisera), avec Wurtz (Gaëtan Vourc’h), un quasi-dieu, président de FéliCity, une clinique paradisiaque pour rester éternellement jeune. Ils se tiennent immobiles devant une baie vitrée pour la photo. Derrière la paroi, le dehors. Non pas le vrai dehors, c’est une image agrandie, mais elle semble représenter l’extérieur du théâtre, le chemin qu’on vient de parcourir, l’arborescence d’arbres et de végétations mêlés qui poussent derrière les Amandiers. Avec, sur la scène, la butte qu’on a escaladée.
«Aucune gloriole» Stéphane Bouquet, scénariste, poète, écrivain, et coauteur de Notre Faust avec Nicolas Doutey, Liliane Giraudon, Noëlle Renaude, Anaïs Vaugelade, et Robert Cantarella, rit et balaie notre construction : «Vous pensez ? Moi, je vois le Stromboli !» Que fait ici Stéphane Bouquet ? Il monte le texte écrit à douze mains en six mois, à la manière des équipes de scénaristes des séries télé, par un «groupe d’auteurs» comme il existe des troupes d’acteurs. Chacun d’entre eux s’est approprié, non pas un épisode, mais plutôt une thématique ou une stylistique : les monologues et logorrhées poétiques du père pour Liliane Giraudon, les relations familiales pour Nicolas Doutey, ou celles sur la question de l’amour et du désir pour Noëlle Renaude, par exemple. Sans s’interdire de piocher n’importe où, dans Robert Musil ou des propos volés dans le métro ou à la radio, dans des dialogues de films ou une tirade shakespearienne. Le tout fondu de telle manière qu’après fixation du texte il soit impossible de déceler qui a écrit quoi et que la notion d’auteur et d’autorité soit enfin liquidée. «C’est du cut-up», dit Stéphane Bouquet, qui ne revendique aucune nouveauté dans le procédé. «Ce que j’aime beaucoup, dans les séries, c’est l’anonymat. Aucune gloriole de l’artiste.» Pas d’improvisation, cependant. Les acteurs interprètent à la lettre une pièce écrite préalablement. Il s’agit pour le monteur écrivain d’écouter si le texte résiste à l’épreuve du plateau, si on comprend les enjeux en ne connaissant rien à l’histoire, et de déplacer éventuellement des blocs, scinder des monologues, sortir sa boîte à outils, bricoler, répondre à la demande, écrire une chanson. Modifications qui rendent normalement fous les acteurs lorsqu’elles sont faites à quelques jours seulement d’une première. Encore actif à cette étape, le monteur écrivain qui a la main sur les écrits des autres ne ressuscite-t-il pas l’auteur honni ? Robert Cantarella, aussi metteur en scène : «Ce qu’on tente de faire, c’est que le technicien des mots soit à la même place que la costumière ou l’éclairagiste : au plus près du plateau. Qu’il ne déserte pas le théâtre une fois le texte livré. Je rêve de la grande époque hollywoodienne où les scénaristes payés à l’année étaient à un étage tandis que le film se tournait au sous-sol, et fournissait en permanence du matériel. Faulkner a été salarié durant des années à Hollywood pour écrire des scénarios jamais tournés.»
Actuel pour toujours Faust II, donc. L’ouvrage illisible par excellence, qui débute par l’amnésie du héros, et suscite en passant celle du lecteur, ruse majeure qui permit à Goethe de faire table rase du passé et de le libérer du tome I. Dans le premier épisode saison 2 de cette adaptation scénique, Nicolas Maury hurle de douleur. Il tient une couche à la main, elle goutte de sang, quelque chose d’horrible s’est produit, mais quoi ? Il est Faust allongé sur un lit d’hôpital, ne cesse de répéter : «Qu’est-ce qui s’est passé ?» Trou noir de trois ans. Il ne sait plus rien, ne sait pas qu’il a formé un couple incestueux avec sa sœur, ignore le pacte avec le diable et ne comprend rien à sa nouvelle blessure centrale. Réponse de sa mère, interprétée par Charlotte Clamens (une actrice qu’on a vue chez Christoph Marthaler et qui joue formidablement bien le masque social, la parente exaspérante d’égocentrisme et de compassion factice) : «Tu t’es émasculé, mon chéri. Tu as fait ce que tu pensais devoir faire, je n’aurais pas forcément fait comme toi, mais tu as choisi, tu as fait ce qui était le mieux pour toi.» Stéphane Bouquet : «Chez Goethe, Faust a un problème, il a perdu tout désir.» Sans divulguer les trois autres épisodes à venir : «Donc le diable est bien ennuyé. Car il n’a d’autre ambition que de redonner du désir aux humains pour pouvoir les tenter, les maîtriser, les manipuler.» La tension entre l’aboulie, qui préserve de toute souffrance, et le désir, à cause duquel on passe des pactes avec différentes formes de mal, est ce qui rend la figure duFaust, non pas forever young, mais actuel pour toujours.
Retour au plateau, où le metteur en scène, Robert Cantarella, se tient continuellement debout, au plus proche des acteurs, souriant, curieux de leurs inventions, sans stress apparent, hormis sa mobilité perpétuelle. Un filage vient d’avoir lieu, Nicolas Maury n’est pas convaincu : «J’ai l’impression que par rapport à la tonicité, ce n’est pas évident de jouer en étant allongé, même si le lit d’hôpital est placé au centre. Est-ce qu’on m’entendra au dernier rang dans la grande salle ?»
«Combustion» En effet, un des éléments frappants est la manière fortement intime des acteurs de dire le texte sans micro. On les entend très bien, alors même qu’ils ne projettent pas leur voix. Cela surprend, on a perdu l’habitude. Un théâtre expérimental et archaïque, c’est rare. Le plateau est peu accessoirisé : pas de vidéo, pas de décor somptueux. Et pas de micro HF, donc. Robert Cantarella lance une proposition énigmatique à Charlotte Clamens afin de régler le volume des voix : «Il faut cartographier la langue pour savoir quand elle est géométrique et quand elle est sincère.» Dans le même ordre d’idée, Nicolas Maury parle «d’étalonner les visages et les sentiments», de«températures intéressantes à jouer». Il dit que sa pratique du cinéma, sa connaissance des plans rapprochés, a beaucoup enrichi son jeu théâtral. Nicolas Maury : «Contrairement au cinéma, il y a toujours une part manquanteau théâtre. Il manque les lumières, les accessoires, le public. On travaille pour ce moment X tout en sachant qu’il ne sera jamais ce qu’on a imaginé, qu’il est par essence imprévisible, qu’il n’existe pas.» Les acteurs reprennent. Des pièces du puzzle sont de nouveau déplacées. L’une des difficultés porte sur la durée : comment jouer un épisode qui forme une totalité autonome, mais qui se révélera être une simple scène lors des intégrales du feuilleton, programmées du 29 mars au 1er avril ? Comment se déployer tout en se réservant, jouer le tout et la partie simultanément ?
Robert Cantarella explique qu’il se sert de Faust comme «d’une combustion» car on n’en a jamais fini avec cette figure du mal qui corrompt le désir. Il dit aussi qu’il aime «terriblement» ce qui est infini. «Je prends un plaisir fou aux répétitions, à la recherche, à la formule magique des essais, et j’ai toujours du mal à interrompre ce processus pour geler le spectacle. On part du principe que toute représentation est une répétition un peu particulière en ce qu’elle est ouverte au public.» Pour l’épisode 1, Cantarella et sa bande ont pu s’offrir le luxe de trois semaines de travail préparatoire avant la première - une folie. Mais pour les suivants, les acteurs joueront un épisode le soir tout en répétant le suivant l’après-midi. Autrement dit, dans la rapidité, le modèle est encore celui des séries télé, qui se tournent à toute vitesse.
Anne Diatkine
Notre Faust Saison 2 en 4 épisodes, ms de Robert Cantarella CDN Nanterre-Amandiers, intégrales du 29 mars au 1er avril à 19 heures. Rens. : www.nanterre-amandiers.com.
Photo Répétition générale de «Notre Faust» saison 2, mercredi aux Amandiers à Nanterre. Photo Martin Argyroglo
C’était une nomination attendue car parmi les candidats figurait Laurent Dréano qui a été conseiller théâtre/danse des trois ministres de la Culture de la Présidence de François Hollande. On ne pourra pas soupçonner le pouvoir en place de favoritisme puisque c’est Fériel Bakouri qui a été nommée sur ce poste.
Fériel Bakouri a présenté un projet tourné vers les nouvelles générations, les artistes issus du bassin méditerranéen, en veillant à la présence des femmes dans la programmation de la nouvelle Apostrophe qui, au 1er janvier prochain, rassemblera l’actuelle scène nationale et le Théâtre 95.
Son projet invite les habitants à s’engager dans des propositions artistiques participatives. Sa programmation, respectueuse des équilibres entre les disciplines, maintiendra une forte présence chorégraphique et sera davantage ouverte aux musiques. Une attention particulière sera portée aux adolescents et aux jeunes adultes.
Fériel Bakouri est directrice-adjointe du Centre dramatique national de Montreuil depuis 2009. Elle avait auparavant été directrice des relations publiques à la MC 93, scène nationale de Bobigny.
L’artiste associée au Centre dramatique national de Normandie, Laëtitia Guédon, consacre sa première création labellisée « Comédie de Caen » au peintre américain Jean-Michel Basquiat. Dans la pièce SAMO, elle revient sur la jeunesse de cette icône de la mouvance underground, mort à 27 ans, d’une overdose d’héroïne et de cocaïne. À découvrir en avant-première les 27 et 28 février, et les 1er et 2 mats 2017, au théâtre des Cordes, à Caen (Calvados).
« Mes spectacles sont assez indisciplinés » Normandie-actu : Pouvez-vous revenir sur votre parcours artistique ? Laëtitia Guédon : Je suis metteure en scène et artiste-associée à la Comédie de Caen depuis deux ans. Je dirige également un établissement de la Ville de Paris qui s’appelle Les Plateaux Sauvages, qui est une grande fabrique artistique dédiée à l’émergence. Avant cela, j’avais fait mes armes en tant que comédienne à l’école du Studio d’Asnières, puis à l’unité de mise en scène du Conservatoire national. En 2006, j’ai fondé la Compagnie 0,10, avec laquelle je produis tous mes spectacles, dont SAMO.
Comment définiriez-vous la « patte » Laëtitia Guédon ? C’est difficile à dire, car je me considère comme une metteure en scène émergente et j’ai encore beaucoup de choses à découvrir. Mes spectacles sont assez indisciplinés et convoquent des arts très différents. Je travaille souvent avec des musiciens ou des danseurs par exemple. Plus que tout, j’aime les auteurs, qu’ils soient classiques ou contemporains.
« Basquiat a une carrière aussi foudroyante que fulgurante » Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Basquiat ? Jean-Michel Basquiat, figure de proue du mouvement underground des années 80, repéré par Andy Warhol a une carrière aussi foudroyante que fulgurante, puisqu’il a produit près d’un millier d’œuvres en à peine 10 ans, avant de mourir d’une overdose à 27 ans. Ce qui m’intéressait vraiment, c’est la période lorsqu’il fugue de chez parents avant ses 18 ans, et traverse le pont de Brooklyn pour rejoindre Soho-Manhattan. Quand il commence à taguer sur les murs de la ville des messages lapidaires, poétiques ou politiques, sous le pseudonyme de SAMO, qui est l’anagramme de « same old shit » (« toujours la même merde » en anglais Ndlr).
Il avait un problème d’identité ? Son parcours m’a fascinée car il fait écho à une histoire très personnelle : lorsque j’étais petite, à la fin des années 80, j’habitais dans une petite cité de banlieue, à Aubervilliers. Mon père était le peintre et musicien Henri Guédon et on vivait tous dans un énorme triplex de 200 m2. J’ai grandi loin des clichés des cités d’aujourd’hui, avec Claude Nougaro qui passait faire un bœuf ou Danièle Mitterrand qui nous rendait visite. Puis mon père s’est mis à sortir de son atelier et à peindre des fresques sur les murs. Quand j’y suis revenue 20 ans plus tard, j’étais persuadée que tout serait recouvert de tags, ce qui était le cas, à l’exception des fresques de mon père ! Et cela m’a fait penser à Basquiat.
Comme un opéra sans partition… Comment retranscrivez-vous son parcours sur scène ? Pour commencer, j’ai commandé un texte à Koffi Kwahulé. Il a écrit une pièce en trois parties, qui échappe aux codes habituels du théâtre. La première, que j’appelle « la Chambre », est consacrée à l’enfance de Basquiat. Dans la deuxième, « La Rue », il fugue de chez lui et traverse le pont de Brooklyn pour se rendre à Soho. Et dans la troisième, « l’Atelier », plus onirique, on commence à voir émerger l’immense artiste qu’il va devenir, juste avant qu’il ne soit découvert par Warhol. Il faut imaginer cette pièce comme opéra dont on n’aurait pas encore la partition.
C’est l’histoire d’une descente aux enfers ou d’une élévation ? D’une élévation ! Koffi témoigne, avec son style, crûment, du parcours d’un jeune homme qui était persuadé qu’il allait devenir une star. Pas forcément de l’art contemporain, mais il avait l’intime conviction qu’il serait célèbre un jour. Lorsqu’il avait 12-13 ans, par exemple, il avait dit à son père qu’il serait célèbre un jour, et qu’il ferait entrer les noirs – « les têtes crépues » comme il disait – dans les musées. Et lorsqu’il signait SAMO, il l’accompagnait toujours d’un petit copyright. Très jeune, il avait eu l’idée d’une marque et d’un style déposés.
Pour conclure, avez-vous déjà votre prochain projet en tête ? Oui. Je vais travailler sur Penthésilée d’Heinrich von Kleist. C’est l’histoire de la reine des Amazones, qui s’est battue contre Achille pendant la Guerre de Troie et qui était tombée amoureuse de lui. C’est le mythe de la femme guerrière par excellence. Je présenterai cette pièce à la Comédie de Caen, lors de la saison 2018-2019.
Quatre jours, quatorze spectacles dont dix créations : c’était le menu copieux et nourrissant du sixième Cabaret de curiosités proposé par le Phénix de Valenciennes avec les Pays-Bas comme invité d’honneur et, à l’affiche, les nouvelles créations d’artistes habitués de la maison, comme Cédric Orain ou L’Amicale de production.
Depuis 2012, chaque année à Valenciennes, le cabaret de curiosités qui s’y tient quatre jours durant n’usurpe pas son nom. Il ne faut pas s’attarder aux intitulés de l’année – en 2012, c’était « No future » ; l’an dernier, « La démocratie et après ? » ; cette année, c’est « Pratiques des communs » –, c’est aussi bateau que bidon. L’important, c’est le mot curiosités associé à des créations toutes contemporaines. Cette année, Romaric Daurier, le très efficace directeur du Phénix, scène nationale de Valenciennes, s’est associé à Herman Lugan pour jeter un coup de projecteurs sur la création néerlandaise.
A la tête du client
Je ne suis resté qu’un jour. Je n’ai pas chômé mais je n’ai pas tout vu, loin s’en faut :
Première curiosité, un jeu de société imaginé par Emke Idema. Née en 1980, ce cerveau a étudié les lettres à Groningen, la performance à Maastricht, le théâtre à Amsterdam. Elle a fondé sa compagnie en 2013 et signe Stranger, un spectacle participatif dont les seuls acteurs sont les spectateurs. On choisit parmi eux 4 joueurs (rouge, noir, bleu, marron), 3 membres du jury. Le reste du public est divisé en quatre camps de supporteurs répartis entre les quatre couleurs. Plantées sur des piques occupant le fond de la scène : des dizaines de visages de gens du coin, des deux sexes, de tous les âges ; des poilus, des chauves, des noirs, des jaunes. Parmi ces tronches, chaque joueur choisit quatre amis. Commencent les épreuves où les joueurs s’affrontent deux par deux, le jury décide du vainqueur. Le jeu est une question qui implique le choix d’une effigie qui risque sa tête. Comme on pouvait s’y attendre et le craindre, les questions relèvent d’une sociologie du comportement : lequel/laquelle est le/la plus sympa, radin, fort au pieu, etc.? Même si à un moment du jeu les joueurs ont le droit de contester le résultat du jury et si, à un autre, les effigies sont remplacées par des personnes du public, on se lasse vite. Cela manque d’audace, de bouffonneries, de non-sens. On imagine ce qu’aurait fait le Théâtre de l’Unité avec un tel jeu.
Prins of networks (encore un titre en anglais, c’est souvent la règle aux Pays-Bas où l’anglais est monnaie courante) est un « concept » de Rodrigo Sobarzo de Larreachea. Il vient du Chili où il a étudié le théâtre et vit à Amsterdam où il a étudié la danse. Son « concept » relève plus des arts plastiques et de la performance solitaire. L’artiste nous offre sur écran le spectacle de sa propre personne jouant à un jeu vidéo projeté sur un grand écran. Cela se passe dans une région polaire, il s’agit de faire sauter des blocs de glace pour se frayer un chemin. Après quoi, d’où il se trouve, c’est-à-dire une tente circulaire où sont enfermées des mouches que l’on voit à travers les murs transparents de la tente, l’artiste essaie d’amadouer les petites bestioles avec un tube néon qui ressemble à une matraque de flic à l’ancienne mais lumineuse, à moins qu’il ne s’adonne au tournoiement d’une danse néo-rituelle. A un autre moment, il expose à la chaleur des pains de glace où est prise une sorte de mini-roue avec dents, à moins que cela ne soit un symbole inuit ou tchoutche du cercle de la vie. L’eau fondue des blocs est reversée d’un air on ne peut plus pénétré par l’artiste dans une glacière, version moderne du chaudron de l’alchimiste. Tout cela se fait dans la pénombre – ce qui ravit bon nombre de spectateurs aptes au petit roupillon. Je ne saurais en dire plus que ces mots lus dans le programme : c’est là un nouveau Royaume de la Toute Sorte, accumulant, « terraformant » ou « biosphérant ». C’est dit.
Avoir la banane et même deux
Will I see you again, encore un titre en anglais, encore une performance solitaire, mais cette fois c’est l’œuvre d’un compatriote, Julien Herrault. Un gaillard qui navigue entre l’art contemporain, la danse et le théâtre. Sa performance tient de tout cela. Le public est invité à entrer dans une salle rectangulaire (l’Espace Pasolini de Valenciennes, coproducteur avec le Phénix) où sont exposées quatre grandes toiles cernant l’espace. Le noir y domine, lacéré de traits rouges qui souvent dégoulinent d’esquisses représentant des canards ou oies sauvages. Dans chaque toile, isolé du reste, un organe : cœur, poumon, cerveau et, je ne garantis rien, estomac. Le corps est au centre du propos. D’ailleurs, on peut le constater sur un moniteur, pendant que l’on folâtre, un homme pédale à fond les manettes sur un vélo comme on en voit dans les salles de gym, c’est l’artiste. On le reconnaît lorsque, le public ayant pris place sur des chaises et des bancs, il apparaît, le maillot mouillé par l’effort. Sur l’air d’« Opposite Ways » (The Do), il se lance alors dans une danse assez sauvage, entre fureur de tigre et bonds de gazelle. Après l’effort, il s’offre le réconfort de deux bananes tout en nous disant tout le bienfait de ce fruit pour le corps.
Julien Herrault revient d’un long voyage en Islande, effectué à la suite d’une rupture amoureuse (il a vécu dix ans avec une un artiste avec qui il signait des œuvres) et d’un trou artistique de deux ans. En entrant, on avait remarqué une table avec des chiffres et des directions (eat, bike, sleep, j’ai oublié la quatrième), ainsi qu’une coupe pleine de clous, des gros. Le voici qui prend un marteau et, répondant aux ordres d’une voix off en anglais de plus en plus perverse, il enfonce clou sur clou. C’est interminable, mais la fatigue, l’épuisement font partie de la performance. C’est aussi épuisant pour le spectateur qui a droit maintenant au long démontage de la table à l’aide d’une dévisseuse ultra-performante (j’ai oublié de noter la marque). La table désossée, l’artiste retourne le socle : un parfait matelas de clous dressés cher au fakir. Plus courte et plus frappante avait été l’histoire de l’oie sauvage qui tombe sur la table, que l’artiste éviscère avant de pendre l’animal artistiquement, par les ailes. Écartées. L’artiste dispose le matelas de clous dressés sous l’animal, c’est là que vient mourir le fil rouge qui lui sort du bec. Il y aura d’autres épisodes, comme la lecture d’un texte où l’artiste parle de son périple jusqu’au sommet d’une montagne à 30 kilomètres de Reykjavík. A la fin, nu, il pose tel un Apollon au bord du déséquilibre, le tout sous un déluge de décibels.
Devant moi, trois jeunes étudiantes en première année de licence Arts du spectacle à la fac de Valenciennes notent tout ce qu’elles voient. Elles ont choisi ce spectacle comme sujet d’exposé (la critique d’un spectacle) parce qu’elles n’avaient pas envie de couvrir « un truc » traditionnel. Elles sont servies mais un peu perplexes : dans quelle case ranger une telle chose ? Par quel bout la prendre ? Elles décident d’aller poser quelques questions à l’artiste. Il leur explique que Will I see you again est le premier volet d’une trilogie consacrée à lui-même. Le second, With all my love évoquera sa sexualité (à voir à La Ménagerie de verre en septembre). Le troisième, Son of a butcher portera sur ses origines (son père était boucher). Julien Herrault ainsi renouvelle le genre du journal intime : il le fait en trois dimensions, en associant plusieurs arts dont l’écriture. La différence, c’est que le journal intime est généralement publié après la mort de l’auteur (confer le journal de Matthieu Galey qui vient de paraître dans la collection Bouquins en version non expurgée) , mais surtout, vivant ou mort, ’on n’est pas assis devant lui quand il l’écrit, à le regarder tailler ses crayons, curer sa pipe, manger un petit Lu ou, entre deux phrases assassines, jouer aux fléchettes.
La radio des champs
On traversera le pont une fois rendu à la rivière est un titre bien dans l’esprit shooté à l’absurde de L’Amicale de production, soit Antoine Defoort, Julien Fournet, Mathilde Maillard et Sébastien Vial. On se souvient de leur fameux Germinal et autres facéties (lire ici et ici). Cette fois, ils explorent une nouvelle zone : le « spectacle radio-diffusé » dont la première vient de se dérouler au Phénix (ils y sont artistes associés). C’est de la radio in situ. Sur scène, quelque chose qui tient d’une méga-version de la voiturette de golf et d’un tracteur décapotable. C’est un studio de radio roulant (l’animateur est au volant) installé dans un champ, en lisière d’une forêt, on se trouve au centre de la France du côté de
C’est aussi le cas pour D comme Deleuze, un spectacle de Cédric Orain qui se délecte des lettres A, B, C , s’empêtre dans le D et n’a pas encore trouvé sa fin, mais n’ayez aucune inquiétude, les trois protagonistes ont faim de jouer leur D au-delà du bricolage final actuel.
Au commencement était Deleuze
Gilles Deleuze a donné un certain nombre d’interviews dans des revues, des hebdomadaires, des quotidiens. Ils sont réunis dans un livre passionnants titré Pourparlers (Les Editions de Minuit). Mais il n’a jamais accordé d’entretiens télévisés avant sa disparition en 1995. Exception notoire, ses entretiens filmés avec Claire Parnet (une de ses anciennes étudiantes qui l’avait déjà interviewé sur Foucault), sur le mode d’un abécédaire. Des entretiens destinés à être diffusés après sa mort. Deleuze poursuit là cette conversation infinie qu’il avait avec ses étudiants à la faculté de Vincennes et ailleurs. Pur délice que cette pensée qui s’invente à haute voix. Pour un homme de théâtre, c’est fascinant. Et le metteur en scène Cédric Orain n’est pas le premier à tomber sous le charme. Mais en lecteur nourri de Valère Novarina qu’il est, il sait que le théâtre est aussi une affaire de corps, de mouvement, de changements de rythme. Pour se faire, il convoque sur son plateau un conférencier (Guillaume Clayssen), un acteur échalas norvégien (Olav Benestvedt) et un circassien (Erwan Ha-Kyoon Larcher que l’on avait vu dans Notes on the circus, l’unique spectacle du groupe Mosjoukine, lire ici). « De » en norvégien, c’est la mort, nous apprend l’échalas du Nord avec sa voix qui est parfois comme un fantôme deleuzien. Et « leuze », toujours en norvégien, convoque un sombre remugle. Le conférencier, un philosophe, s’offre un tour de chauffe avec la notion de commencement. A quel moment ça commence un spectacle ? Et qu’est-ce qui commence ? Et qu’est-ce qu’il y a avant le commencement ? Il deleuzise en avançant dans son raisonnement par petits bonds et en sautant les petites haies de points d’interrogations.
Qu’est-ce qui sépare le spectacle d’un cours de D du cours d’un spectacle ? Deleuze répond à une question de Raymond Bellour et François Ewald : « les cours ont toujours été une partie de ma vie, je les ai faits avec passion. Ce n’est pas du tout comme des conférences, parce qu’ils impliquent une longue durée et un public relativement constant, quelque fois sur plusieurs années (…) Il faut préparer longtemps pour avoir quelques minutes d’inspiration. »
Le temps, c’est sans doute ce qui manque à certains spectacles du Cabaret de curiosités mais la remarque vaut pour beaucoup d’autres spectacles, et de plus en plus. Le temps de travail en amont s’est drastiquement amenuisé : les spectacles nous arrivent avant terme, ils ont encore besoin de soins avant d’atteindre un poids raisonnable. Les journalistes deviennent des couveuses. Un journaliste transformé en couveuse, c’est une curiosité. Quant au cabaret...
Le Cabaret des curiosités s’est déroulé du 28 février au 3 mars au Phénix de Valenciennes, programme ici.
Anton Tchekhov critique le théâtre commercial de son temps qui, traditionnellement, loin de rendre hommage aux auteurs, acteurs et public, se moque un peu d’eux. Aussi est-il souvent question de l’art de la scène dans les œuvres du dramaturge russe, un fil infini et radieux du théâtre dans le théâtre, solide à l’extrême. Anton Tchekhov n’aimait pas non plus les « décadents »; La Mouette (1896) se lit comme une satire contre le langage grandiloquent et abstrait de la nouvelle école, et évoque les disputes sur les tendances d’un petit monde fermé, cruel et suffisant.
Dans la mise en scène de Thibault Perrenoud, le poète Constant Treplev (Mathieu Boisliveau) s’associe à cet esprit novateur en s’insurgeant contre les académismes à la mode ; à un moment savoureux, on voit Nina, apprentie comédienne, incarner l’idéal artistique rêvé. De la terre déversée sur le plateau, des sacs de jardinage jetés et vidés en vrac, et l’actrice en herbe, vêtue d’une peau d’ours, se roule dans la terre fraîche en proférant. Chloé Chevalier joue de sa belle énergie, d’une volonté et d’une joie d’être.
D’une façon générale, Anton Tchekhov recherche les «formes nouvelles » et, voulant «décrire la vie telle qu’elle est », rend compte à petit feu de sa banalité, selon une esthétique nouvelle. L’homme de théâtre reprend à son compte les paroles de l’écrivain Trigorine (Marc Arnaud), amant d’Arkadina (Aurore Paris), la mère de Constant-et amant prochain de Nina qu’aime d’un amour sans retour le jeune homme : «Jour et nuit, je suis poursuivi par la même idée obsédante, je dois écrire, je dois écrire, je le dois…» Mais Anton Tchekhov fait résonner en même temps la parole de Constant, le fils d’Arkadina, actrice capricieuse et choyée qui ne rêve que de théâtre en vogue. Dans la pièce, le jeune poète amoureux de Nina ne s’intéresse pas tant à la forme mais plutôt à l’existence de l’âme.
Le dramaturge Anton Tchekhov/Constant s’insurge contre l’idée d’un héroïsme, producteur d’effets scéniques : «Pourtant, dans la vie, ce n’est pas à tout bout de champ qu’on se tire une balle, qu’on se pend, qu’on déclare sa flamme, et ce n’est pas à jet continu qu’on énonce des pensées profondes. Non ! Le plus souvent, on mange, on boit, on flirte, on dit des sottises. C’est ça qu’on doit voir sur la scène… »
Il faut laisser la vie telle qu’elle est, et les gens tels qu’ils sont, vrais et non exagérés, des êtres éclairés qui éprouvent plus ou moins toutes les sensations et émotions. Thibault Perrenoud prend au pied de la lettre la banalité quotidienne de la vie, une dimension privilégiée qu’il déploie à l’excès, faisant de cette Mouette, un spectacle flirtant avec le café-théâtre et les clins d’œil au public. Sur une scène quadri-frontale et de plain-pied, comme pour être dans le vif du sujet, et les comédiens agiles de Kobal’t surgissent des quatre coins.
Scènes d’été en maillot de bain et lunettes de soleil ; plancha pour l’instituteur qui fait griller poivrons et autres petits légumes ; bouteille de rosé pour Macha (Caroline Gonin), l’amoureuse éconduite du poète ; bottes de pêche pour l’écrivain (Marc Arnaud), tandis que le médecin Dorn (Eric Jakobiak) joue les sages et le vieux Sorine (Pierre-Stefan Montagnier), les fieffés impénitents. Tout ce petit monde se laisse un peu vivre, à fleur de peau, toujours sur le qui-vive, et au présent : l’une retient dans les cris d’une scène pathétique son amant volage, l’autre regrette bruyamment sa jeunesse perdue qu’il aurait voulu vivre à plein régime, et le troisième pleure à chaudes larmes, avant de se donner la mort… Que de nervosité, comme il est dit dans La Mouette, mais ici l’électricité devrait laisser passer un peu plus ce courant poétique qui fait entendre «ce qui coule de l’âme».
Véronique Hotte
Théâtre de la Bastille, rue de la Roquette, Paris XIème, jusqu’au 11 mars, et du 13 au 25 mars puis du 27 mars au 1er avril. T : 01 43 57 42 14.
L’acteur Sébastien Pouderoux et ses camarades de la Comédie-Française reconstituent l’enregistrement de «Like a Rolling Stone». A l’affiche jusqu’à samedi, le spectacle est aussi électrique que joyeux
Plus verni que Sa Majesté Charles XVI Gustave, un soir de réception des Nobel. Vous n’avez pas mis votre smoking, mais vous avez rendez-vous avec Bob Dylan à la Comédie de Genève. Il vous attend incognito dans le hall, étrangement rajeuni, frisé comme à la fin des années 1950, quand il était une idole maigrelette, un coeur brûlé déjà. «Vous êtes Bob?» «Oui, sur les planches en tout cas.» C’est l’acteur Sébastien Pouderoux qui a ce privilège dans «Comme une pierre qui…», intrusion électrique dans le studio où Bobby, 24 ans en 1965, et un quatuor de musiciens qu’il n’a pas choisis enregistrent «Like a Rolling Stone», chanson qui coule dans les veines comme l’eau-de-vie.
Dandy mal léché Il faut voir Sébastien alias Bob dans ce spectacle qu’il cosigne avec sa complice de toujours Marie Rémond. Sur scène, le grand désordre des embardées lunaires. Un piano à main gauche, une batterie là, un orgue miniature là encore. Ça sent la nicotine et la sueur, le labeur et la crise de nerfs. Des presque gamins testent le son de leurs instruments. Bob se fait attendre. Alors, ils bricolent des arrangements. Mais il entre en scène à reculons, lunettes fumées, harmonica à portée de lèvres, chemise noire à pois blancs, penché sur un carnet flibustier. Dandy mal léché, va.
Sublime diarrhée Ce prince efflanqué à la tour abolie a des comptes à régler, une fille qui l’a lâché pour d’autres tournis. «Like a Rolling Stone», cette diarrhée de vingt pages comme Bob Dylan la qualifiera, est un travelling à marée basse, la déveine d’une nuit sublimée en chanson pour la route. L’histoire de cette création, Marie Rémond l’emprunte à Greil Marcus, un critique qui a voué sa vie au rock’n’roll. Elle a trouvé dans son livre «Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins», la matière d’une histoire drôle, foutraque et édifiante. Pas besoin d’être dylanien pour se sentir comme la pierre qui roule: sur la pente et heureux de l’être.
Libido et liberté Si le spectacle est bon, c’est que la focale est serrée, une entaille dans le destin d’un artiste. S’il est bon aussi, c’est qu’il suggère ce mélange de violence, de rapports de force, de libido et de liberté qui accouche les grandes oeuvres. S’il est bon encore, c’est que les comédiens jouent comme dans les caves à musique de leur adolescence, poches légères et têtes rythmiques à la fois. Ecoutez la voix d’orage de Gilles David qui fait le producteur maniaque, de l’autre côté de la vitre, hors champ ici. Laissez-vous happer par Stéphane Varupenne confident déconfit de la star; par Gabriel Tur, batteur tout chose dans le studio; par le très warholien Hugues Duchêne, irrésistible dans la peau du pianiste Paul Griffin; par le toujours intense Christophe Montenez, dans le rôle d’Al Kooper, cet enfant du rock flottant dont le talent éclatera plus tard.
La vibration Dylan Au coeur de ce dispositif, il y a Sébastien Pouderoux. Sa prouesse, c’est d’avoir capté la vibration Dylan, une façon très tête-à-claque de se tenir, de se cacher à la vue de tous. Il ne le contrefait pas, par bonheur, il le rêve, en comédien épris de vérité qu’il est. «Je suis physiquement l’inverse du jeune Bob qui était aussi fluet que petit, raconte-t-il à la Comédie. J’ai voulu jouer un aspect du personnage, le fait notamment que sur cette session il refusait de parler aux autres musiciens. Il n’arrivait pas à communiquer avec les autres, il suivait un fil secret, cette chanson à rallonge qu’il n’était pas sûr d’avoir achevée.»
«Vous avez tout inventé, mais tout est vrai» Eviter l’effet doublure, donc. Pour le physique en tout cas. Côté voix, Sébastien Pouderoux creuse avec bonheur le sillon de Bob. «Je l’ai beaucoup écouté et j’ai cherché ce truc nasillard qui n’appartient qu’à lui.» Bob Dylan, qui est au courant du spectacle, apprécierait sans doute l’hommage. Greil Marcus, lui, a applaudi cette interprétation. «Il nous a lancé: «Vous avez tout inventé, mais tout est vrai.»
Des spectacles qui sont l’étoffe de sa vie, Sébastien Pouderoux dit: «Chaque rôle est la possibilité d’une autobiographie. La seule façon d’échapper au lieu commun, c’est d’être soi-même.» C’est parce qu’il ne triche pas qu’il fait si bien Bobby.
Comme une pierre qui…, Comédie de Genève, jusqu’au 11 mars; rens. www.comedie.ch; puis Octogone de Pully, 5 mai.
Dans la richesse qui composent les Métamorphoses d’Ovide, Aurélie Van Den Daele s’est attachée à raconter trois mythes avec les codes esthétiques du 21ème siècle dans une traduction du poète anglais Ted Hugues. Elle donne un sacré coup de jeunesse à Ovide, dans un esprit rock et surréaliste.
Un prologue, trois chapitres, un épilogue. On est rassuré d’entrée par le découpage choisi par Aurélie Van Den Daele qui fait œuvre de simplification pour ne pas larguer les spectateurs dans ces histoires éloignées de notre imaginaire. Térée, Phaéton, Erysichton ; on n’en parle pas tous les jours !
C’est dans une salle des fêtes qu’elle convoque ces personnages. Nous assistons d’abord au mariage de Térée et Porgné. Le père de Porgné joue dans l’orchestre du bal. Térée chante pour sa femme, Et si tu n’existais pas de Joe Dassin. Cette première scène donne le ton du spectacle: léger, coloré, décalé, généreux et musical. Pendant que Térée trompe sa femme avec sa sœur Philomèle, on entend du Niagara ou du Jean-Jacques Goldman. C’est Ovide en chantant. Aurélie Van Den Daele ne perd pas pour autant le fil de l’histoire, Progné aura la langue coupée pour ne pas évoquer sa liaison avec Térée, mais Porgné se venge et découpe son fils en morceaux pour le donner à manger à son mari. Cette première histoire pourrait s’apparenter à un fait divers sordide d’aujourd’hui.
Puis on suit l’histoire de Phaéton, fils d’Hélios – le soleil. Il cherche à savoir qui est son père. On le retrouve lors de plusieurs de ses anniversaires. Il ira le rejoindre dans les étoiles, muni d’un scaphandre de cosmonaute. Phaéton est comme beaucoup d’adolescents d’aujourd’hui – rêveur – et prêt à toutes les expériences pour accomplir son but.
Enfin arrive Erysichton. C’est un artiste d’art contemporain, un peu fou. Comme tous les artistes ? On le retrouve dans un musée, avant le vernissage de son exposition. Il finalise sa dernière installation ; la reconstitution d’un chêne antique, une nature – vraiment morte – avec tête de sanglier et renard aplati. Sa folie l’entraine jusqu’au supplice ultime : il se dévore le corps. C’est à mourir de rire ; du grand burlesque surréaliste. Point d’orgue d’un spectacle magique aux images formidablement bien travaillées par le collectif INVIVO pour la lumière, la vidéo, la scénographie et son. Ces légendes grecques à la sauce rock n’roll nous parlent des passions amoureuses, des pulsions enfouies, des névroses sanguinaires et mortelles.
Les quatre interprètes caméléons – Alexandre Le Nours, Mara Bijeljac (comédiens), Christophe Rodomisto (guitare) et Tatiana Mladenovitch (batterie) – sont remarquables dans leur capacité de travestissement. Après un diptyque prometteur autour de deux huis clos, après un Angels in America politique, Aurélie Van Den Daele réussit une épopée fantastique et onirique sur des figures mythiques de la tragédie grecque, ancrée dans notre époque. Un spectacle qui parle de notre siècle; de la famille, de l’adolescence et de la place de l’artiste dans la société. C’est à la fois décapant et maîtrisé. Serait-ce le spectacle de la maturité ?
Métamorphoses Projet du DEUG DOEN GROUP d’après Les Métamorphoses d’Ovide et Contes d’Ovide de Ted Hughes (Editions Phébus), mise en scène Aurélie Van Den Daele assistée de Julie Le Lagadec, dispositif scénique et technologique collectif INVIVO (lumière, vidéo, scénographie, son) Julien Dubuc – Chloé Dumas – Grégoire Durrande, dramaturgie Sidney Ali Mehelleb, costumes Elisabeth Cerqueira avec Alexandre Le Nours et Mara Bijeljac (comédiens), Christophe Rodomisto (guitare) et Tatiana Mladenovitch (batterie) production > DEUG DOEN GROUP avec le soutien d’ARCADI Île-de-France, de l’ADAMI, de la SPEDIDAM, du Conseil départemental des Yvelines et de CREAT YVE. Coproduction > Théâtre de l’Aquarium, Théâtre Montansier à Versailles, La Ferme de Bel Ébat-Théâtre de Guyancourt Durée: 1h50
Création le 23 et 24 février 2017 à la Ferme de Bel Ebat-Théâtre de Guyancourt. Théâtre de l’Aquarium du 1er au 26 mars 2017 du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
Le journaliste et essayiste Nicolas Truong élabore un théâtre philosophique à portée de spectateur avec la complicité de Judith Henry et Nicolas Bouchaud avec lesquels il avait commis le réjouissant et philosophique Projet luciole (festival d’Avignon, 2013). Probablement exaspéré par une parole galvaudée, manipulée, déversée dans nos oreilles à tort et à travers par les médias, il s’est intéressé à la parole échangée dans la situation d’interview, qui peut être de nature très différente, à la relation interviewer-interviewé. La matière du spectacle est faite d’entretiens d’artistes et d’intellectuels qui ont réfléchi sur le sens de cet exercice, de Florence Aubenas et Jean Hatzfeld à Edgar Morin, Michel Foucault et Raymond Depardon en passant par Bernard Pivot ou Paolo Pasolini dans un émouvant ultime entretien. Mais aussi des questions qui leur ont été posées par l’équipe artistique sur leur méthode. D’où il ressort que la plupart du temps les journalistes n’écoutent pas, ne cherchent que ce qu’ils savent déjà, ils pratiquent une sorte de casting pour débusquer le bon client, comme avec ce routard surnommé Tarzan, cité par Florence Aubenas (pour qui seuls les enfants savent poser des vraies questions qui attendent de vraies réponses), qui avait été élevé au rang de représentant des grévistes au prétexte qu’il avait le profil idéal, peu importe sa compétence représentative. Comme ce jeune Mohamed de banlieue qui n’a pas eu les honneurs d’un entretien parce que ses études supérieures le disqualifiaient. Qu’attend-on d’un entretien ? que la personne interrogée révèle sa vérité mais pour obtenir une telle intimité il faut un véritable engagement humain du professionnel. Jean Hatzfeld, passionné reporter de guerre, principalement au Rwanda dont il a rapporté des témoignages incroyables, des bourreaux en particulier, au terme d’années passées auprès des populations, dit qu’il faut accepter d’être dépassé par l’événement. Si les enjeux ne sont pas toujours aussi tragiques, l’exigence est la même qu’on interroge une victime de guerre, un artiste, un anonyme ou une célébrité.
Tous ces points de vue sont mis en jeu, au sens propre du terme, par Nicolas Bouchaud et Judith Henry dans un bel exercice jubilatoire. Sur la scène occupée seulement par une grand plateau blanc, où trône un vieux magnétophone à bandes Nagra, et quelques cubes, les comédiens se présentent face public dans un silence embarrassé qui dit toute la difficulté à lancer le dialogue. Ils forment un tandem épatant, stimulant, interpellent le public, lancent des salves de questions simples ou complexes qui nous rappellent au passage que l’essentiel est la démarche du questionneur faite de curiosité pour l’autre et pour le monde, un art de vivre en somme.
Tournée • 16-18 mars 2017 la Criée à Marseille (13) • 22-24 mars 2017 Sortie ouest à Béziers (34) • 6-14 avril 2017 M.C.2 à Grenoble (38) • 3 mai 2017 l’Agora à Boulazac (24) • 5 mai 2017 le Liburnia à Libourne (33) • 9 mai 2017 Théâtre des 4 Saisons à Gradignan (33) • 12 et 13 mai 2017 Théâtre Liberté à Toulon (83) • 20 mai 2017 la Comédie de Reims (51) • 23 et 24 mai 2017 le Quai à Angers (49) • 29 mai-17 juin 2017 le Monfort à Paris (75)
Dans la richesse qui composent les Métamorphoses d’Ovide, Aurélie Van Den Daele s’est attachée à raconter trois mythes avec les codes esthétiques du 21ème siècle dans une traduction du poète anglais Ted Hugues. Elle donne un sacré coup de jeunesse à Ovide, dans un esprit rock et surréaliste.
Un prologue, trois chapitres, un épilogue. On est rassuré d’entrée par le découpage choisi par Aurélie Van Den Daele qui fait œuvre de simplification pour ne pas larguer les spectateurs dans ces histoires éloignées de notre imaginaire. Térée, Phaéton, Erysichton ; on n’en parle pas tous les jours !
C’est dans une salle des fêtes qu’elle convoque ces personnages. Nous assistons d’abord au mariage de Térée et Porgné. Le père de Porgné joue dans l’orchestre du bal. Térée chante pour sa femme, Et si tu n’existais pas de Joe Dassin. Cette première scène donne le ton du spectacle: léger, coloré, décalé, généreux et musical. Pendant que Térée trompe sa femme avec sa sœur Philomèle, on entend du Niagara ou du Jean-Jacques Goldman. C’est Ovide en chantant. Aurélie Van Den Daele ne perd pas pour autant le fil de l’histoire, Progné aura la langue coupée pour ne pas évoquer sa liaison avec Térée, mais Porgné se venge et découpe son fils en morceaux pour le donner à manger à son mari. Cette première histoire pourrait s’apparenter à un fait divers sordide d’aujourd’hui.
Puis on suit l’histoire de Phaéton, fils d’Hélios – le soleil. Il cherche à savoir qui est son père. On le retrouve lors de plusieurs de ses anniversaires. Il ira le rejoindre dans les étoiles, muni d’un scaphandre de cosmonaute. Phaéton est comme beaucoup d’adolescents d’aujourd’hui – rêveur – et prêt à toutes les expériences pour accomplir son but.
Enfin arrive Erysichton. C’est un artiste d’art contemporain, un peu fou. Comme tous les artistes ? On le retrouve dans un musée, avant le vernissage de son exposition. Il finalise sa dernière installation ; la reconstitution d’un chêne antique, une nature – vraiment morte – avec tête de sanglier et renard aplati. Sa folie l’entraine jusqu’au supplice ultime : il se dévore le corps. C’est à mourir de rire ; du grand burlesque surréaliste. Point d’orgue d’un spectacle magique aux images formidablement bien travaillées par le collectif INVIVO pour la lumière, la vidéo, la scénographie et son. Ces légendes grecques à la sauce rock n’roll nous parlent des passions amoureuses, des pulsions enfouies, des névroses sanguinaires et mortelles.
Les quatre interprètes caméléons – Alexandre Le Nours, Mara Bijeljac (comédiens), Christophe Rodomisto (guitare) et Tatiana Mladenovitch (batterie) – sont remarquables dans leur capacité de travestissement. Après un diptyque prometteur autour de deux huis clos, après un Angels in America politique, Aurélie Van Den Daele réussit une épopée fantastique et onirique sur des figures mythiques de la tragédie grecque, ancrée dans notre époque. Un spectacle qui parle de notre siècle; de la famille, de l’adolescence et de la place de l’artiste dans la société. C’est à la fois décapant et maîtrisé. Serait-ce le spectacle de la maturité ?
Métamorphoses Projet du DEUG DOEN GROUP d’après Les Métamorphoses d’Ovide et Contes d’Ovide de Ted Hughes (Editions Phébus), mise en scène Aurélie Van Den Daele assistée de Julie Le Lagadec, dispositif scénique et technologique collectif INVIVO (lumière, vidéo, scénographie, son) Julien Dubuc – Chloé Dumas – Grégoire Durrande, dramaturgie Sidney Ali Mehelleb, costumes Elisabeth Cerqueira avec Alexandre Le Nours et Mara Bijeljac (comédiens), Christophe Rodomisto (guitare) et Tatiana Mladenovitch (batterie) production > DEUG DOEN GROUP avec le soutien d’ARCADI Île-de-France, de l’ADAMI, de la SPEDIDAM, du Conseil départemental des Yvelines et de CREAT YVE. Coproduction > Théâtre de l’Aquarium, Théâtre Montansier à Versailles, La Ferme de Bel Ébat-Théâtre de Guyancourt Durée: 1h50
Création le 23 et 24 février 2017 à la Ferme de Bel Ebat-Théâtre de Guyancourt. Théâtre de l’Aquarium du 1er au 26 mars 2017 du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
Au Théâtre du Rond -Point, une réflexion malicieuse et profonde sur ce que révèle de notre société et de nous-mêmes cette addiction à la parole formatée qui empoisonne la réflexion
Jacques Chancel n’aimait pas le terme “interview” et lui préférait celui de “conversation”, ajoutant, pour faire bonne mesure, qu’il avait toujours été « transcendé » par sa curiosité pour ses clients ! Mais le journaliste, même passé par un collège religieux, demeure un journaliste et le voici qui, soudain, avoue qu’il s’agit évidemment de « piéger » son interlocuteur pour en obtenir des confessions ! Etrange occupation salariée, il faut le reconnaître, que celle consistant à poser des questions à des gens qui n’ont pas forcément envie de se livrer et veulent, c’est selon, pousser un coup de gueule, étaler leur expertise sur un sujet stratégique, ou vendre leur dernier produit, qu’il s’agisse d’un livre, d’un programme politique ou d’un film. Et c’est ainsi que, du matin jusqu’à la nuit, nous vivons environnés par ce déferlement de questions-réponses au point que nous peinons à discerner, dans ce magma de paroles excitées ou lénifiantes, ce qui pourrait vraiment nous parler.
Le théâtre, lui, nous parle, et nous offre la possibilité de penser, joyeusement ou gravement, en repartant, lestés de mots qui résonneront longtemps en nous. Le théâtre, le meilleur en tout cas, nous fait confiance, sollicite notre intelligence, notre mémoire, nous sait plus savants que nous le croyons. Après nous avoir offert, en 2013 et 2014, Projet Lucioles, un merveilleux spectacle, scintillant montage de textes philosophiques revigorants, Nicolas Truong revient, sur la scène du Théâtre du Rond-Point à Paris, avec Interview, créé en juillet dernier à Avignon. Avec ses deux mêmes interprètes et collaborateurs artistiques, Judith Henry et Nicolas Bouchaud, il nous propose une réflexion malicieuse et profonde sur ce que révèle de notre société et de nous-mêmes cette addiction à la parole formatée qui empoisonne la réflexion.
Interview est à voir au Rond Point jusqu’au 12 mars, et ensuite en tournée en France jusqu’au 17 juin.
Interview sur le site du Théâtre du Rond Point
TOURNÉE EN FRANCE:
16 —18 MARS 2017 LA CRIÉE / THÉÂTRE NATIONAL DE MARSEILLE
22 —24 MARS 2017 SORTIE OUEST / THÉÂTRE BÉZIERS
6 —14 AVRIL 2017 MC2 / GRENOBLE
3 MAI 2017 L’AGORA / BOULAZAC
5 MAI 2017 LE LIBURNIA / LIBOURNE
9 MAI 2017 THÉÂTRE DES 4 SAISONS / GRADIGNAN
12 ET 13 MAI 2017 THÉÂTRE LIBERTÉ / TOULON
20 MAI 2017 LA COMÉDIE DE REIMS
23 ET 24 MAI 2017 LE QUAI -CENTRE NATIONAL DRAMATIQUE / ANGERS
29 MAI —17 JUIN 2017 LE MONFORT / PARIS
LA PROGRAMMATION MUSICALE:
Norah Jones:Flipside
Jane Birkin:Exercice en forme de Z
Dean Marin et Nancy Sinatra: Things
Les archives de l'I.N.A. et les extraits sonores
Jacques chancel (Mythologies de la radio -août 2011- Thomas Baumgardner et Le grand entretien 07/12/2010 François Busnel)
Florence Aubenas (PERMIS DE PENSER 16/04/2016 Laure Adler)
Rocard / Ardisson :Tout le monde en parle - 31/03/2001 France 2
Karine Le Marchand: François Fillon sur ses sourcils Ambition intime M6 novembre 2016
Pierre Dumayet : Radioscopie 1980
Les invités Nicolas Truong Metteur en scène Nicolas Bouchaud Comédien Judith Henry Comédienne L'équipe Kathleen Evin Productrice Lauranne Thomas Réalisateur (trice)
Comédia Infantil, d’après le roman d’Henning Mankell, traduction d’Agneta Ségol et Pascale Brick-Aïda, mise en scène de Françoise Lepoix et Nicolas Fleury
Vous avez devant vous une femme qui vous dit : je m’appelle José Antonio Maria Vaz, je suis boulanger: le début d’un récit, et le début du théâtre, d’un jeu de vérité : on sait où on est, et l’imaginaire peut prendre toute sa place. Ce que raconte Henning Mankell, en revanche, n’a rien d’imaginaire quand il évoque la guerre civile entre le FRELIMO (Front de libération du Mozambique) et le RENAMO, parti d’opposition soutenu par ses voisins inquiets, Rhodésie et Afrique du Sud sous l’apartheid contre un Mozambique socialiste. Et il rappelle le souvenir d’un miracle, la création, dans l’illusion lyrique de la libération du pays, du Teatro Avenida.
Henning Mankell a bien connu celle qui le dirigeait, Manuela Soeiro, une révolutionnaire héroïque qui n’a voulu qu’une chose, une fois du côté du pouvoir : bâtir un théâtre, celui où il a lui-même œuvré. Il s’est inspiré d’elle pour créer le personnage de Dona Esmeralda, qui construit obstinément son théâtre, et le finance en y intégrant une boulangerie. La culture, pain de l’âme… Ce soir là, donc, le boulanger raconte. Un soir, stupéfait, il a trouvé au milieu de la scène un enfant blessé de deux balles, qui ne lui a demandé qu’une chose : qu’il l’emmène sur le toit du théâtre, pour y respirer. Et là, neuf nuits durant, le boulanger écoute le récit de l’enfant, jusqu’à ce que… Cela ressemble à un conte où il y aurait des innocents lumineux comme le petit Nelio, ce gavroche d’Afrique de l’Est, face aux ogres et aux balles perdues.
Ce qui pourrait n’être qu’un récit, s’édifie peu à peu en théâtre. D’abord, par le biais de ce récit à étages, avec une première pierre posée par la façon dont Françoise Lepoix se campe sur scène. Elle affirme sans le dire : ma légitimité à raconter cette histoire, c’est mon désir de le faire. Et Bertrand Binet, guitariste et acteur, sans bouger de son coin, et le plus souvent sans rien dire, dialogue, intimement ou de très loin, avec l’actrice, créant un espace qui élargit le cercle de lumière du conteur.
La lumière et le travail du son achèvent de construire l’édifice. En un fondu enchaîné imaginaire, on glisse de la salle d’Aubervilliers au théâtre de Maputo. Voilà un spectacle simple et fin qui vous emmène loin dans l’émotion et la tendresse, avec une grande inquiétude pour ce monde décidément incapable de se guérir.
Christine Friedel
Théâtre de la Commune, 2 rue Edouard Poisson, 93300 Aubervilliers. T: 01 48 33 16 16 jusqu’au 10 mars. Le roman d’Henning Mankell est publié aux éditions de l’Arche.
S’emparant du théâtre comme d’un média sensible et politique, Milo Rau questionne l’époque sans hésiter à traiter de façon subversive des sujets aussi brûlants que l’affaire Dutroux ou les massacres dont sont victimes les Syriens.
Auteur d’un théâtre documentaire multiprimé dans toute l’Europe, Milo Rau a installé son camp de base en Allemagne. Sa maison de Cologne abrite sa famille et l’International Institute of Political Murder (IIPM), un outil de production à la dénomination explicite créé en 2007 pour décider en toute liberté des sujets de ses spectacles. Engagé sur le terrain du politique, le metteur en scène suisse-allemand a fait de “l’intime partagé des victimes” son cheval de bataille pour traiter de l’actualité et des questions de société à partir de témoignages souvent relayés par la vidéo.
Et il se saisit d’instinct de notre échange pour le transformer en un mini reportage sur sa vie. S’amusant des possibilités de Skype, il cadre entre deux questions Blini, son chat en boule sur le canapé. Quand une sonnette retentit, il se lève, l’ordinateur à la main, pour ouvrir et nous présenter à Romy, l’aînée de ses filles qui a 9 ans et rentre de l’école. Cette volonté d’intriquer en permanence de l’humain à chacun de ses actes est constitutive de la générosité de son travail. Après des études en littérature et linguistique, c’est à Paris que Milo Rau se familiarise avec la sociologie en suivant l’enseignement de Pierre Bourdieu, avant d’aborder la scène. Empire, dernier acte de la trilogie consacrée à l’état de l’Europe Critique de littérature et de cinéma à la télé et dans la presse en Allemagne, auteur d’essais politiques et professeur d’art dramatique, il est un boulimique qui revendique, à 40 ans, le statut d’artiste-citoyen. “Je ne vois pas de conflits d’intérêts à développer une pensée critique en parallèle à mes créations, précise Milo Rau, qui poursuit en riant : J’essaie de me rapprocher de l’idée défendue par Antonio Gramsci d’être un ‘intellectuel organique’ capable de produire et de réfléchir.”
Avec deux spectacles à l’affiche, le théâtre Nanterre-Amandiers propose un portrait en actes du metteur en scène. Empire est le dernier volet de la trilogie que Milo Rau consacre à l’état de l’Europe aujourd’hui. Faisant suite à The Civil Wars qui, se référant à Tchekhov, traitait de la radicalisation d’un jeune jihadiste bruxellois, et à The Dark Ages qui prenait modèle sur Shakespeare pour dénoncer le populisme, Empire, dédié à la tragédie grecque, se tisse des vies de quatre comédiens. Maia Morgenstern est roumaine, Ramo Ali est kurde, Rami Khalaf est syrien, Akillas Karazissis est grec. Mêlant histoires personnelles et parcours professionnels, ils nous entraînent du tournage du film de Theo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse, à une représentation de Médée, de l’enfer de la prison de Palmyre aux images de Qamichli, lieu de naissance de Ramo Ali, dévasté par la guerre et les attentats-suicides. Milo Rau : “Nous avons filmé en Irak et en Syrie. Ces champs de batailles décident de l’histoire au présent alors qu’ils représentaient ceux de l’antiquité pour les Grecs. Cela me fait dire que l’Europe est devenue un monde antique au regard de l’avenir.”
Five Easy Pieces et les crimes du pédophile Marc Dutroux Avec Five Easy Pieces, c’est à l’invitation du centre d’art Campo, à Gand, que le metteur en scène s’essaie pour la première fois à diriger des enfants. Après Compassion – L’histoire de la mitraillette, où il épinglait l’impuissance des organisations humanitaires dans les conflits africains, cette pièce est le second volet de son chantier ouvert sur le thème de l’histoire du théâtre. S’agissant d’une troupe de comédiens âgés de 8 à 13 ans, l’entreprise inquiète quand on sait qu’elle a pour sujet les crimes du pédophile Marc Dutroux. “L’inspiration vient de la méthode d’apprentissage du piano de Stravinsky qui donne son titre à la pièce. Les cinq actes commencent par de petits films ; les enfants doublent des adultes que nous avons filmés lors de notre enquête. Dutroux demeure un vide, un champ gravitationnel. Aborder avec eux ce sujet interdit est aussi une manière de faire tomber un tabou.” Une démarche qui fait écho à une phrase des Cahiers de prison de Gramsci : “L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres”. Un exergue taillé sur mesure pour qualifier le théâtre de Milo Rau et le combat dénonciateur qu’il mène sur tous les fronts.
Empire conception, texte et mise en scène Milo Rau/IIPM, en grec, roumain et arabe, surtitré en français, du 1er au 4 mars Five Easy Pieces conception, texte et mise en scène Milo Rau/Campo/IPPM, en néerlandais, surtitré en français, du 10 au 12 mars et du 17 au 19 mars, au CDN Nanterre-Amandiers
L’interaction, ce n’est pas seulement se donner la réplique, c’est d’abord écouter l’autre. Une attention qui peut faire l’objet d’un apprentissage et qui dépasse les limites de la scène, assurent les plus grands.
Quiconque n'est jamais monté sur une scène de théâtre ne sait pas vraiment ce qui s'y passe. Des hauteurs du deuxième balcon ou depuis un fauteuil d'orchestre, le spectateur payant, patient, regarde, immobile, privé de la parole et de son smartphone, un drôle de manège : des gens qui font semblant de s'aimer, de se disputer, ou autre. Ces acteurs-là s'agitent et se pavanent, se déplacent selon des itinéraires qu'on imagine répétés. Ils jouent ensemble. Cette interaction de deux comédiens – ou plus, puisque c'est encore mieux si la troupe tout entière « joue collectif » – reste, pour le profane, une mystérieuse alchimie. Que se passe-t-il vraiment ? Le vocabulaire théâtral abonde en expressions, plus ou moins passées dans le langage courant, qui font de l'échange entre les acteurs une équation à la hiérarchie variable et aux multiples visages. Certaines sont évidentes : « donner la réplique », « tirer la couverture à soi », « servir la soupe à son partenaire », etc. D'autres plus mystérieuses : « J'ai failli rester », dit le comédien que son partenaire a désarçonné ou fait rire au point qu'il perd le fil de son rôle...
“Jouer ensemble, c’est une ouverture complète à l’autre.” Denis Podalydès
Alors, c'est quoi, « jouer ensemble » ? « C'est tout sauf mécanique, répond Denis Podalydès, l'homme qui analyse son art aussi bien qu'il le pratique. Il ne s'agit pas seulement de répondre une fois que l'autre a parlé, ce n'est pas, comme on l'entend souvent, faire du ping-pong, avec le côté tac-tac, échange mitraillette, qui caractérise parfois dans l'esprit des gens le dialogue dit brillant. C'est d'abord écouter. Ecouter et sentir. Mais bien écouter, c'est sentir. Si on fait cela, on répond généralement dans le bon tempo, on fait avancer la pièce, on la joue vraiment. Il faut donc organiser la parole, de façon à ce que le dialogue ne soit pas une juxtaposition de répliques, mais un mouvement dramatique qui irrigue la scène. Cela suppose chez les interprètes de la technique et une sensibilité musicale, une ouverture complète à l'autre. Il faut beaucoup de lucidité et une certaine générosité. Ça se sent tout de suite, un partenaire qui a ou n'a pas cette faculté. »
Cas concret : dans Jeanne au bûcher, l'oratorio de Honegger et Claudel, auquel il vient de participer à l'Opéra de Lyon sous la direction de Romeo Castellucci, Denis Podalydès devait longtemps différer une réplique, pendant que sa partenaire, Audrey Bonnet, creusait le sol. Un mur les séparait, ils ne se voyaient pas. « Cela n'enlevait rien à mon devoir d'écoute : je devais maintenir une tension, un suspens intérieur, qui me permettait de répondre plus tard sans que le sens soit affecté. Et faire exister le silence. Très important, le silence, évidemment, dans lequel s'entendent quantité de répliques non dites, non écrites. » Jouer ensemble, en silence, sans se voir. Chapeau...
“Le sens d’une œuvre devient clair dès lors qu’on a des interprètes accordés.”
Passionné de sport, le comédien ose une comparaison : « Au football, c'est la bonne passe dans le bon tempo qui permet au partenaire de recevoir le ballon dans la course, de le donner au bon endroit afin que ce ballon puisse circuler fluidement. Voilà pourquoi une passe peut être aussi belle qu'un but. Même chose pour le sens d'une œuvre : il devient clair dès lors qu'on a des interprètes accordés. Sans cela, si on est dans un banal "à toi, à moi", c'est l'ennui, la cacophonie et, même accéléré, le jeu sera lent, sans rythme. C'est malheureusement ce qu'on voit le plus souvent, en football comme en art, parce que ce n'est pas facile... »
« Dominique Valadié, l'une des mes profs au Conservatoire, répétait sans cesse : l'important, c'est l'écoute », raconte Maud Wyler, jeune comédienne dont on avait aimé il y a deux ans la Roxane « auditrice » passionnée des mots d'amour de Cyrano, joué par Philippe Torreton. « Mes camarades de cours et moi, on lui demandait : ça veut dire quoi, précisément, écouter ? Vaste question, répondait-elle... » Depuis, l'actrice a fait son chemin et multiplié les expériences, certaines délicates : « Il y a eu ce partenaire qui connaissait mon texte par cœur, et qui attendait juste la fin de ma réplique pour me répondre. Il n'écoutait pas, il attendait son top de départ à lui... Ou cette autre partenaire, qui, mystérieusement, un soir, au bout de plusieurs représentations, a enfin décidé de m'écouter. J'en ai été tellement désarçonnée que j'ai eu un blanc terrible. Mais ce sont des exceptions : jouer pour soi-même, se mettre en avant, c'est du vieux théâtre. »
“Ecouter l’autre, se quitter soi-même.” Maud Wyler
Pour elle, « jouer ensemble » serait même au cœur du désir de théâtre des acteurs de sa génération. Comme une éthique de jeu : « Ecouter l'autre, être d'accord pour se perdre, se quitter soi-même : ne pas savoir ce que va être la réplique d'après, ou plutôt avoir eu besoin de le savoir et accepter de l'oublier... Ça ne passe pas que par l'ouïe, ce n'est pas juste recevoir la voix de l'autre, mais son corps, ses yeux, son trouble, sa transpiration ! »
« C'est quelque chose de très intime, confirme Micha Lescot, interprète principal des dernières mises en scène de Luc Bondy (Tartuffe, Ivanov), et actuellement en tournée avec la dernière pièce de Yasmina Reza, Bella Figura. Cet échange n'est pas une histoire d'amour, mais une rencontre qui, à chaque fois, est déstabilisante parce qu'on ne la comprend pas forcément. Comme une espèce d'accord céleste, qui fait que deux voix, deux corps se répondent. A mes débuts, Roger Planchon m'avait expliqué que mieux je m'entendrais avec mon partenaire, plus on me verrait. Ce n'est pas en ayant des nuls à côté de soi qu'on brille davantage, c'est même le contraire... Les acteurs avec lesquels on s'entend bien sont ceux avec qui on n'a pas besoin de parler : on peut discuter beaucoup, de tout et de rien, mais si on se parle de la manière dont on va jouer, quelque chose se dérègle. Au théâtre, on tue et on parle après ! » Comprenez : l'action passe avant les mots.
“Dans ‘Arcadia’, mon rôle muet a été le plus payant du spectacle.” Micha Lescot
L'art de l'écoute, il l'a appris très vite : en 1998, très jeune acteur, Micha Lescot fait une courte escale à la Comédie-Française, dans Arcadia, de Tom Stoppard. Il accepte le personnage d'un jeune autiste : un rôle muet, que tout le monde a refusé. « Mais c'était le rôle le plus payant du spectacle, qui ne marchait que par la présence et l'écoute. Très agréable à faire et très gratifiant. Je me souviens de cette sociétaire, elle avait dû penser que j'étais un peu neu-neu ou fragile, que c'était pour ça qu'on m'avait donné un rôle sans texte... Le jour de la générale, quand elle a vu que mon personnage "ramassait" tout, elle m'a glissé à l'oreille : "Tu es un beau salaud, toi..." Ce n'était pas forcément méchant. Etre le faux idiot, c'est vrai, était très confortable... »
Jouer ensemble sur un pied d'égalité pourrait être une pratique récente. Jérôme Deschamps, qui passa par la Comédie-Française avant de devenir le metteur en scène-chef de troupe que l'on connaît, se souvient avoir compulsé les cahiers où étaient retranscrites les mises en scène historiques de la maison de Molière. « Parfois, les entrées et les sorties ne s'expliquaient que par la hiérarchie des comédiens : un sociétaire rentrait par le fond de scène, pour rester face au public, tandis que les derniers à avoir rejoint la troupe arrivaient par le premier plan, dos à la salle. Les rapports de domination ou de soumission étaient institutionnalisés. Il y avait eu ainsi une production de L'Ecole des femmes par Jean Meyer en 1959 : au cours d'une scène, Meyer et son partenaire n'avaient cessé de remonter vers le fond du décor pour se piéger l'un l'autre. Arrivé au bout du plateau, Meyer avait soufflé, en aparté : "On redescend ?" Dans Cyrano de Bergerac monté par Jacques Charon en 1964, un jeune élève avait gêné un comédien de la troupe : il avait joué devant lui, en le masquant au public. Il était passé en conseil de discipline à l'entracte ! »
Quand Jérôme Deschamps balance Edwige Feuillère et Louis Jouvet Des mauvais camara
des qui cherchent à déstabiliser l'autre, lui casser ses effets, se donner le beau rôle en réduisant le partenaire à un faire-valoir, ça ne manque pas dans la mémoire du père des Deschiens : « Edwige Feuillère jouait tous ses rôles avec un triple collier de perles, raconte-t-il. Si jamais un autre qu'elle avait une réplique comique, elle agitait ses colliers, comme un tic. Et le bruit détournait l'attention sur elle... Ou encore, dans un Giraudoux, Louis Jouvet jouait face à Michel Etcheverry qui n'était pas un comédien très drôle et qui ratait toujours le même effet comique. Au moment précis, Jouvet se tournait, montait vers lui de dos et lui susurrait [ici, imaginer Jérôme Deschamps imitant le phrasé d'asthmatique de Jouvet] : "Tu vas le louper, Mimich'... tu le loupes... tu l'as loupé !" » Ensemble ? Entre teignes, oui. On ne le dira qu'à mots couverts, mais ces pratiques n'auraient pas tout à fait disparu.
“A talent égal, je préférerai toujours le comédien qui est un bon camarade.” Eric Lacascade
L'objectif devrait pourtant être plus ambitieux. Pour Eric Lacascade, acteur, metteur en scène, directeur depuis 2012 de l'école du Théâtre national de Bretagne, jouer ensemble doit s'élargir au vivre-ensemble : « Le théâtre est une œuvre communautaire. L'un des critères de recrutement de l'école est justement que l'élève soit capable d'avoir cette vie avec les autres, parfois au service des autres. Il y a des exercices pour mieux jouer ensemble, comme dans les sports collectifs : regarder, écouter, admirer le partenaire, ça s'apprend... A talent égal, je préférerai toujours le comédien qui est un bon camarade. Et les jeunes acteurs en ont conscience : regardez le succès récent de la notion de collectif. Il peut y avoir un ou deux leaders, mais travailler ensemble, appartenir au même groupe sont des valeurs qui marchent bien. »
Le metteur en scène, qui prépare actuellement Les Bas-fonds, de Maxime Gorki, pièce au cœur de sa réflexion sur le vivre-ensemble, considère que chaque spectacle invente ses propres règles de vie en commun, « comme une communauté en Mai 68. Dans quel autre lieu, aujourd'hui, peuvent se rassembler acteurs, metteur en scène, techniciens et spectateurs, un collectif réuni de façon concrète pour produire une œuvre d'art ? Au théâtre, la fiction est un socle pour créer du réel, parce que c'est bien réel au moment où ça se passe... » Au-delà de la représentation, un vrai projet de société. Dans son célèbre Paradoxe sur le comédien, Diderot ne disait pas autre chose : « Il en est du spectacle comme d'une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien de l'ensemble et du tout. » Jouer ensemble : une utopie qui excède, de loin, deux comédiens sur une scène...
A lire Au cœur du réel, d'Eric Lacascade, éd. Actes Sud-Papiers, 208 p., 15 €.
A voir Les Bas-fonds, mis en scène par Eric Lacascade, du 2 au 11 mars, Théâtre national de Bretagne, Rennes (35) ; du 17 mars au 2 avril, Les Gémeaux, Sceaux (92).
Photo : Denis Podalydès, séparé de sa partenaire Audrey Bonnet par une cloison, dans Jeanne au bûcher : « Cela n’enlevait rien à mon devoir d’écoute ». ROMAIN LAFABREGUE/afp
Aux Césars et aux Oscars, ne nous y trompons pas : ce ne sont pas comédiens et des comédiennes, qui ont été récompensés. Ce sont des Noirs, et des Noires. Voire des "blackous". C'est le petit nom affectueux donné par l'agent Dominique Besnehard à Oulaya Amamra, et Déborah Lukumuena, les deux comédiennes césarisées. Lesquelles ont ensuite été bombardées par Laurent Delahousse de cette question à haute valeur ajoutée artistique : "est-ce que la République ça veut dire quelque chose pour vous, aujourd'hui". Dire qu'Océanerosemarie a failli croire qu'il n'y avait plus de problème noir en France !
Au Théâtre du Rond-Point, le comédien traite par la douceur absurde les fêlures des relations franco-algériennes.
Il court après son histoire – et du coup après la nôtre, celle des relations entre la France et l’Algérie. Fellag revient au Théâtre du Rond-Point, à Paris, avec un spectacle vraiment drôle, qui fait beaucoup du bien par les temps qui courent.
Il faut le dire et le répéter : Fellag n’a rien à voir avec ces « humoristes » qui usinent le rire à coups de rouages grossiers, et l’indexent le plus souvent sur l’exclusion de l’autre – plus fragile est cet autre, plus on s’acharne sur lui. Fellag, c’est d’abord la qualité d’un regard, qui fait entrer le rire dans une catégorie autrement sophistiquée, où tout le monde en prend pour son grade, mais avec un humour plein de poésie, de sens de l’absurde et surtout de tendresse sur une humanité qui, qu’elle le veuille ou non, est condamnée au vivre-ensemble. Depuis vingt ans, il a peaufiné un vrai talent de conteur et de comédien, de Djurdjurassique Bled à Petits chocs des civilisations, en passant par Le Dernier Chameau et Tous les Algériens sont des mécaniciens.
Panorama d’une histoire franco-algérienne
Ce sont tous ces spectacles, justement, qui forment la matière de ce Bled Runner qui en reprend les moments forts, en les revisitant aujourd’hui. Ils forment, réunis ainsi, un formidable panorama d’une histoire franco-algérienne qui est à la fois celle, singulière, de Fellag et celle, beaucoup plus large, dont nous héritons aujourd’hui, avec toutes ses conséquences.
Mais sur scène, cela n’a rien de théorique : c’est irrésistiblement drôle. C’est Fellag, toujours élégant avec sa chemise à pois et ses bretelles de Charlot algérien, racontant comment les premiers Français qu’il a vus de sa vie, attendus comme des messies dans son petit village de Kabylie, étaient noirs – un bataillon de tirailleurs sénégalais – et musulmans.
EN UNE SCÈNE D’ANTHOLOGIE, FELLAG CONVOQUE TOUTE UNE ASSEMBLÉE DE FEMMES ALORS QU’IL EST SEUL EN SCÈNE
C’est lui, encore, convoquant, en une scène d’anthologie, toute une assemblée de femmes alors qu’il est seul en scène. C’était pendant la guerre, son père était combattant du FLN, et il avait acheté un énorme poste de radio. « C’était le deuxième objet moderne, après la gégène, à avoir fait son apparition dans notre contrée », constate Fellag. Le père, lui, avait fait la guerre de 1939-1945. « C’était un colonisé, qui s’était battu au côté de son colonisateur pour l’aider à se décoloniser… Et une fois la guerre finie, il est revenu à la case départ, au lieu d’aller à la Caisse d’épargne. »
Mais quand le père n’était pas là, la mère et ses amies utilisaient le poste pour faire des fêtes endiablées dans la cour de la maison, à coups d’anisette mystérieusement alcoolisée. Et puis c’est l’indépendance. « 5 juillet 1962. Après sept ans de guerre, l’indépendance est arrivée… Ou bien elle est partie ? Je m’en souviens plus… » C’est l’école où, après « nos ancêtres les Gaulois », arrivent des professeurs venus d’Egypte, qui imposent un arabe littéraire que personne ne parle. « La plupart d’entre eux faisaient partie de la secte des Frères musulmans. Le président égyptien était bien content de s’en débarrasser en si grand nombre et à si bon compte. »
Douceur absurde
C’est encore l’ennui de la jeunesse dans un pays où elle n’a rien d’autre à faire que de « tenir les murs », la découverte du cinéma, et l’envie de partir… Et c’est enfin la « décennie noire », celle de la guerre sanglante menée par le Front islamique du salut (FIS), pendant laquelle Fellag, qui était une des premières cibles des islamistes, est obligé de quitter son pays, et de se réfugier en France.
Et puis c’est aujourd’hui : un homme d’origine algérienne, bien mis de sa personne, qui dans un train laisse sa valise le temps d’aller au wagon-restaurant, et qui déclenche un mouvement de panique. Oui, c’est bien par la douceur absurde que Fellag traite les blessures de l’histoire. Et le public, son public, qui l’a suivi depuis le début, mais aussi de nouveaux spectateurs, plus jeunes, en redemande. Il court, il court loin devant les « comiques » aux semelles de plomb, l’enfant du bled.
Bled Runner, de Fellag. Mise en scène : Marianne Epin. Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin-D.-Roosevelt, Paris 8e. Tél. : 01 44 95 98 21. Du mardi au dimanche à 18 h 30, jusqu’au 9 avril. De 16 € à 38 €. Durée : 1 h 30. Puis en tournée jusqu’à fin juin 2017. www.theatredurondpoint.fr
Dans une forme de théâtre confessionnel identique aux deux premiers volets, Milo Rau conclut sa trilogie miroir d’une Europe fortement fragilisée. Quatre acteurs internationaux racontent leurs histoires individuelles et collectives.
Dans Empire, le metteur en scène suisse poursuit son exploration d’un théâtre documentaire fortement ancré dans le tumulte du réel et basé sur le vécu personnel des interprètes. Les sujets traités comportent autant d’enjeux politiques qu’existentiels, de fractures familiales et sociales, ils sont à la fois profondément intimes et universels.
Le procès du dictateur Ceausescu en Roumanie, celui des Pussy Riot à Moscou, le génocide rwandais, la tuerie d’Utoya ou bien l’affaire Dutroux dans un récent spectacle d’une rare finesse joué par de jeunes enfants comédiens belges de l’âge des victimes du meurtrier, voilà les sujets traités dans les productions si puissantes et singulières de l’International Institute of Political Murder basée en Allemagne et en Suisse, toujours en prise directe avec l’actualité politique mondiale.
L’engagement de jeunes européens désorientés dans le djiahisme et la montée des extrémismes radicaux faisaient l’objet de la première pièce, The civil wars, la deuxième The dark ages, était consacrée aux guerres éclatées en ex-Yougoslavie. En proposant un retour aux fondations de la civilisation, à l’Antiquité et à la Méditerranée, Empire fait le portrait de l’Europe comme une terre d’accueil et d’échanges. A chaque fois, Milo Rau réunit des personnalités capables de produire un discours sur la réalité du thème abordé. Ils sont comédiens aux quatre coins du monde et se racontent intimement.
A partir de souvenirs familiaux, souvent tragiques, Maia Morgenstern, Akillas Karazissis, Rami Khalaf, Ramo Ali, retracent, photos et témoignages vidéo à l’appui, le fil de leurs vies, de leurs existences cahoteuses et ballottées, de réfugiés aux identités, cultures, religions et traditions multiples. Ils évoquent l’exil contraint ou choisi, avec ou sans retour, la perte, les persécutions. Chaque récit s’accompagne d’une façon de parler à la douceur toute introspective. Milo Rau assume presque avec volontarisme une antithéâtralité.
Dans l’espace restreint d’une cuisine familiale saturée d’objets, les quatre acteurs sont assis à table ou sur une mince banquette. Leur gestuelle est à l’économie mais leur présence immobile se voit amplifiée par la caméra. Sur écran, leurs visages pourtant placides, filmés en gros plan, parlent avec éloquence. Ils s’expriment en grec, en arabe, en kurde, en roumain. La musicalité et les couleurs chatoyantes de leurs langues comme du grain de leurs voix, portent avec profondeur un propos d’une grande densité. Les histoires sont aussi complexes que flamboyantes, quotidiennes mais jamais anodines, et proposent une plongée passionnante dans l’histoire sombre des conflits du monde méditerranéen. A la toute fin, Akillas cite L’Orestie, la seule trilogie antique qui nous soit parvenue. 2500 ans après, dans la trilogie contemporaine de Milo Rau, le théâtre ne se départit pas de sa mission de catalyseur du temps présent et d’éclaireur pour l’avenir.
Empire Conception, texte et mise en scène Milo Rau Textes et performances Ramo Ali, Akillas Karazissis, Rami Khalaf, Maia Morgenstern Dramaturgie et recherches Stefan Bläske, Mirjam Knapp Scénographie et costumes Anton Lukas Vidéo Marc Stephan Musique Eleni Karaindrou Son Jens Baudisch Technique Aymrik Pech Assistante mise en scène Anna Königshofer Assistante scénographie et costumes Sarah Hoemske Stagiaire mise en scène Laura Locher Stagiaires dramaturgie Marie Roth, Riccardo Raschi Surtitrage IIPM (traduction), Mirjam Knapp (opérateur) En arabe, grec, kurde, roumain, avec surtitre. Spectacle créé le 1er septembre 2016 au Theaterspektakel à Zürich, Suisse. Durée estimée 2h
Nanterre Amandiers Du 1er au 4 mars 2017 Mer., ven. à 20h30 Jeu. à 19h30 Sam. à 18h30
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