"La traduction littéraire est un art de la passion et de la précision, qui comporte son lot de défis à l’heure actuelle.


 


Publié à 8h17


Sarah-Louise Pelletier-Morin


 


Quand Arianne Des Rochers tombe sur This Little Art, l’essai de Kate Briggs, c’est le coup de foudre. « Ce livre-là m’a complètement happée… je me suis dit que j’aimerais vraiment le traduire et que ce serait le projet d’une vie », raconte-t-elle. Problème : Briggs est britannique. Au Canada, les principales subventions de traduction ne couvrent que les auteurs canadiens. Traduire Le petit art ne serait donc pas financé.


 


Après que la traductrice eut cogné à la porte de plusieurs maisons d’édition, Le Quartanier finit par accepter le projet. Un « projet de passion » qui devient ainsi en novembre dernier un livre disponible en français — au prix, entre autres, d’un travail quasi bénévole, rendu possible parce que Des Rochers vit surtout de l’enseignement et de la recherche.


 


Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en traduction et colonialisme depuis juillet 2024, Arianne Des Rochers s’est spécialisée dans les littératures autochtones et queers. Pour traduire des œuvres autochtones, elle travaille en étroite collaboration avec les auteurs et des partenaires pour « combler le fossé » entre ses expériences et celles des textes qu’elle traduit. Pour elle, traduire n’est pas corriger une « copie conforme » de l’original, mais inventer une relation : « Lire une traduction, c’est lire un livre dans les yeux de quelqu’un d’autre. Le petit art, c’est ma façon à moi de raconter le livre de Kate Briggs à d’autres gens. »


 


Savoir en mouvement


Cette idée de la traduction comme savoir en mouvement traverse l’essai de Briggs. Plutôt que de prouver une expertise figée, « la traduction produit de nouveaux savoirs sur le monde ». Elle devient « un site où apprendre, par la lecture et l’écriture », un lieu d’expérimentation qui invite « de plus en plus de gens à traduire ». Loin de l’obsession de la « faute », Briggs insiste sur le caractère spéculatif de la traduction : on demande au lectorat d’accepter qu’un texte pensé dans une autre langue existe en français ou en anglais, de suspendre encore un peu plus son incrédulité. Il y a là, dit-elle, « quelque chose de spéculatif, voire de romanesque ».


 


À Gatineau, Madeleine Stratford parle, elle aussi, de la traduction comme d’un geste de lecture poussée à l’extrême. Poète, traductrice et professeure à l’Université du Québec en Outaouais, elle vient de la littérature allemande et espagnole, puis d’un mémoire où l’on exige qu’elle traduise son propre corpus. « J’aime dire qu’il faut déconstruire le texte original pour le reconstruire avec des matériaux différents. Mettons que j’ai une maison en bois, mais que je n’ai que de la brique pour la rebâtir : il faut que ça ait l’air d’être du bois », image-t-elle.


 


Comme beaucoup de traductrices littéraires, Stratford n’a pas de formation pratique formelle, mais une longue fréquentation de la poésie et du roman. Les meilleurs traducteurs, selon elle, sont « d’excellents lecteurs et lectrices », capables de disséquer un style, un rythme, un ton pour mieux les recréer ailleurs. Elle-même a signé des dizaines de traductions — poésie, fiction, essai, jeunesse — tout en apprenant « à écrire » en se glissant dans les voix des autres.


 


Son regard est sévère envers une culture qui s’intéresse aux traductions surtout pour y traquer des erreurs. « Quand on parle de traduction, on va chercher toutes les petites bêtes noires et dire : “regarde comment c’est mal fait” », déplore-t-elle. Or, une traduction est « le fruit d’un travail collectif et d’une négociation constante » avec l’éditeur, le réviseur, parfois l’auteur, et elle n’a pas pour but d’effacer la distance avec l’original : elle la met en scène, l’assume.


 


La forme la plus assidue de lecture


Dans L’envers de la tapisserie, un essai d’Alberto Manguel qui paraîtra sous peu en traduction française, le lecteur est invité à regarder ce qui se trame au dos du texte. « La traduction peut être (doit être) la forme la plus assidue de lecture », écrit-il, rappelant que le traducteur s’adresse avant tout au lecteur de la traduction. Le mythe d’Orphée lui sert de métaphore : Orphée, traducteur d’Eurydice, perd son amour lorsqu’il se retourne pour vérifier qu’elle le suit. « Le miracle de la traduction est un acte de résurrection » : il faut accepter de laisser l’original dans son royaume pour que la version traduite vive pleinement. L’art de traduire rappelle ainsi « qu’il n’existe jamais de lecture “exacte” » : Balzac lu par Freud n’est pas Balzac lu par Marx, et Balzac traduit n’est jamais exactement Balzac.


 


À Berlin, Jennifer Drummer incarne une autre facette de ce « petit art ». Germanophone tombée amoureuse du Québec lors d’un premier hiver glacial en 2008, elle y revient, étudie à l’Université de Montréal, puis fonde une entreprise de promotion de la littérature et de la musique québécoises dans l’espace germanophone. Sur ses blogues, dans ses événements et ses traductions, elle s’emploie à « ramener dans [sa] culture » des œuvres encore inédites en allemand.


 


Passée par le programme franco-allemand Georges-Arthur Goldschmidt, elle cotraduit des romans et des essais québécois et signe la version allemande de La bête à sa mère de David Goudreault, la poésie de Joséphine Bacon et un ouvrage de vulgarisation scientifique sur le cerveau et la musique. Comme ses collègues, elle ne vit pas de la traduction : elle cumule mandats de communication, animation, interprétation, résidences de création. En Allemagne, raconte-t-elle, l’association des traducteurs est très active. La campagne Name the translator pousse médias et maisons d’édition à faire apparaître les noms partout, y compris sur les pages couverture.


 


Défis actuels et futurs


Toutes trois, pourtant, se heurtent à des conditions matérielles fragiles. Stratford évoque ces albums jeunesse étrangers traduits pour « environ 500 dollars » — des semaines de travail pour des sommes faméliques. Elle note aussi qu’il y a aujourd’hui « beaucoup moins de contrats » qu’avant, en partie à cause des changements récents dans les programmes du Conseil des arts : disparition d’un taux plancher, enveloppes stagnantes, ce qui encourage certaines maisons à mieux payer quelques projets… au prix d’en traduire moins. Drummer, de son côté, peut accepter des projets « hors normes » parce qu’elle a d’autres sources de revenus.


 


La menace de l’intelligence artificielle plane sur cet équilibre déjà précaire. Pour Stratford, l’IA dite générative n’est qu’« une intelligence de corpus », purement mathématique, incapable de ressentir. Or, en traduction littéraire, « le ressenti est parfois plus important que l’intelligence » : il faut décoder un ton, un effet, oser s’éloigner du texte source pour être fidèle à son impact. « L’ordinateur va donner dans la probabilité ; nous, on peut créer du neuf », soutient-elle. Drummer partage cette méfiance, parlant carrément de « vol » quand des entreprises entraînent leurs modèles sur des corpus littéraires sans demander le consentement des auteurs et des traducteurs ni les rémunérer.


 


Malgré tout, le désir demeure au cœur du métier. Désir d’un texte, d’une voix, d’un monde étranger dans lequel on choisit de « baigner » pendant des mois, comme le dit Arianne Des Rochers. Désir d’apprendre en lisant et en écrivant, comme le formule Kate Briggs. Désir, enfin, de lecteurs, ceux pour qui on travaille dans l’ombre, en acceptant que l’original se perde un peu pour que la traduction existe. Peut-être est-ce là, justement, ce « petit art » dont parlent Briggs et Manguel : une pratique du détail, de l’attention, mais aussi une manière très concrète d’élargir nos bibliothèques et nos horizons. Encore faut-il que ces passeuses de langue puissent, elles aussi, être vues, lues et reconnues."


https://www.ledevoir.com/lire/944031/traduction-est-surtout-pas-petit-art


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