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Le spectateur de Belleville
April 16, 2022 5:42 PM
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Propos recueillis par Aureliano Tonet et Brigitte Salino (Berlin - envoyés spéciaux) dans Le Monde du 16 avril 2022 À l’affiche des prochains festivals de Cannes et d’Avignon, le cinéaste et metteur en scène russe, qui a pu quitter Moscou, où il était assigné à résidence, confie dans un entretien au « Monde » qu’il ne veut pas « être partie prenante de cette guerre ».
Légende photo : Kirill Serebrennikov, cinéaste et metteur en scène russe, au Deutsches Theater, à Berlin, le 9 avril 2022. LENA GIOVANAZZI POUR « LE MONDE » C’est en homme libre que Kirill Serebrennikov participera aux festivals de Cannes et d’Avignon, où il présentera respectivement La Femme de Tchaïkovski, en compétition, et Le Moine noir, d’après Tchekhov, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, en ouverture de la 76e édition. A cette coïncidence, inédite, s’ajoutent les circonstances de sa venue en France, non moins exceptionnelles : le 28 mars, l’artiste de 52 ans a appris qu’il pouvait quitter la Russie, à la suite de longues années de procès et d’assignation à résidence. La justice de son pays lui reprochait d’avoir détourné des subventions publiques alors qu’il dirigeait le Centre Gogol, laboratoire de la création contemporaine où se pressait la jeunesse moscovite. En 2017, son arrestation avait suscité une vague de soutien internationale. C’est au Deutsches Theater, à Berlin, ville qui lui est chère, que Kirill Serebrennikov a rencontré Le Monde, vêtu d’un blouson militaire, rehaussé d’orange pétant. « N’y voyez aucun signe, dit-il. Parfois, un concombre est juste un concombre ; une banane est juste une banane. » Avez-vous pu quitter Moscou en toute légalité ? Oui. Je suis officiellement libre. La cour de justice a clos l’affaire. On m’a donné l’autorisation d’aller à l’étranger pour des raisons professionnelles. Je peux quitter la Russie et y revenir comme bon me semble. Dès le début, j’ai toujours voulu respecter la loi. J’ai fait tout ce qu’on me demandait. Il est important pour vous de savoir que vous pourrez rentrer ? Oui. Mon père est à Rostov-sur-le-Don. Il a presque 90 ans. On se parle tous les jours. Il essaie d’être courageux. De mon côté, je n’ai plus de sources de revenus en Russie : je travaille principalement en dehors. En juin, je dois monter un opéra à Amsterdam, Le Freischütz. En juillet, je mettrai en scène Le Moine noir à Avignon, puis je finirai le tournage de Limonov, d’après le roman d’Emmanuel Carrère. Plus tard, je retournerai au Thalia, à Hambourg, où j’ai créé Le Moine noir. Je devrais aussi préparer Lohengrin, de Wagner, à l’Opéra Bastille, à Paris… « Être en Russie maintenant me donne l’impression de participer à la guerre, et je ne veux pas être partie prenante de cette guerre ! » Beaucoup d’artistes ont choisi de quitter définitivement la Russie. Pourquoi pas vous ? Il ne faut jamais dire « jamais ». Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Etre en Russie maintenant me donne l’impression de participer à la guerre, et je ne veux pas être partie prenante de cette guerre ! Mais ma situation est privilégiée : j’ai du travail, un appartement ici, à Berlin, que j’ai acheté en 2011. A l’époque, c’était moins cher qu’à Moscou. Beaucoup de mes amis partent alors qu’ils n’ont rien. Leur choix est à la fois politique et humain. En Russie, il est absolument impossible d’afficher son opposition à la guerre. Rester en Russie, n’est-ce pas cautionner Poutine ? Je ne suis pas d’accord. Il faut avoir les moyens de partir. Pour aller à l’Ouest, il faut passer par Istanbul, ça coûte au moins 1 000 euros… Si vous avez une famille, ce n’est pas si simple. Et beaucoup de gens ont des proches en Ukraine. Je ne suis jamais allé à Kiev, mais ma mère était ukrainienne. Mon sang est à moitié ukrainien. Je ne crois pas, bien sûr, à la notion d’« appel du sang », mais je la comprends désormais, en partie. Où étiez-vous le 24 février, quand la guerre a éclaté ? A Moscou. Je tournais Limonov. Quand la nouvelle est tombée, on était sous le choc. Tout le monde s’est demandé quoi faire, comment partir. Un cauchemar. J’ai essayé de sortir mes équipes de leur abattement. « Il faut tourner, les gars, on ne peut pas s’arrêter ! Allez ! » On a continué pendant deux semaines, jusqu’à ce que ça devienne impossible. On avait bâti d’énormes décors. Il faudra les reconstruire ailleurs, en Europe. Berlin va-t-il devenir votre port d’attache ? Oui. J’ai découvert cette ville en 2009. Je préparais une adaptation des Ames mortes, de Gogol, pour le Théâtre national letton. J’avais besoin pour écrire d’être seul, dans une ville où je ne comprenais rien. J’en suis tombé immédiatement amoureux, comme si j’y avais déjà vécu. En tant que bouddhiste, tu sens parfois une connexion avec une vie antérieure. J’ai eu la même sensation dans les montagnes du Tibet. C’était la première fois que je montais à cheval. Contre toute attente, je n’avais pas peur de cet animal puissant. Dans une vie antérieure, j’étais un cavalier. Depuis quand êtes-vous bouddhiste ? Depuis mon premier voyage au Tibet, en 2005. Il ne s’agit pas de religion, mais d’une compréhension globale du monde. En Russie, vous avez un collectif de collaborateurs réguliers. Souhaitez-vous les faire venir ? Le théâtre a été l’aimant principal qui m’a attiré vers Berlin – hormis Rainer Werner Fassbinder ou Fritz Lang, je connais assez mal le cinéma allemand. Ici, le théâtre est un art puissant, pas un simple divertissement. Peter Zadek, Peter Stein, Frank Castorf, Pina Bausch, Thomas Ostermeier… Tous ces artistes ont été comme des professeurs, d’autant qu’ils ont tissé des liens forts avec la Russie. Ce serait formidable d’établir ici une troupe internationale, avec tous ces acteurs russes, allemands, ukrainiens, lettons, que j’apprécie tant. Cela aura probablement lieu, tôt ou tard. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Kirill Serebrennikov : « On a tourné “La Fièvre de Petrov” la nuit, dès que je pouvais m’extirper de mon procès » « Le Moine noir » est méconnu en France. Pourquoi le mettez-vous en scène ? J’avais proposé qu’on fasse un moratoire sur Tchekhov, en Russie. Chaque année, vous avez 20 Mouette, 30 Trois sœurs, 10 La Cerisaie : un cauchemar. Je me suis tenu à ma décision, jusqu’à ce que le directeur du Thalia me propose de créer une pièce. Je lui ai dit : « Ce sera Tchekhov. » J’ai toujours voulu monter Le Moine noir. Ce texte provoque en moi des réactions physiologiques aiguës. Des frissons, des tremblements de la main. On a commencé les répétitions à Moscou, lorsque j’étais encore assigné à résidence. J’ai vite compris que ce serait une pièce en russe, en allemand et en anglais – car l’un des acteurs, Odin Biron, est américain. Contrairement au texte de Tchekhov, votre pièce s’achève par cette injonction : « Sois un génie ! Réjouis-toi ! Sors du troupeau et sois heureux ! » Que voulez-vous dire par là ? Parfois, je n’arrive pas à expliquer mes choix. Il faudrait des tonnes de mots, alors qu’il s’agit d’abord de sentiments. Ça vient de l’inconscient. Je pense qu’on ne crée jamais rien de neuf ; on se souvient. Quand je travaille à une pièce, je vois un tableau d’ensemble, avec des blancs. Pour les remplir, il suffit de se souvenir de ce qui s’est déjà passé. Voilà pourquoi j’écris si vite : je laisse des trous, que je comblerai plus tard. Beaucoup de vos personnages se voient comme des demi-dieux. Pourquoi ? Je ne veux pas faire passer l’idée que les génies auraient des droits qui leur seraient réservés. Je m’intéresse plutôt à la responsabilité des personnes qui ont un don. En tant que bouddhiste, je lutte contre l’ego. Il n’y a rien de plus stupide que quelqu’un affirmant : « Je suis un génie ! Mon pouce est plus long, plus fort… » Lors des répétitions avec les trois acteurs qui jouent le personnage du génie, dans Le Moine noir, on a parlé du rôle de l’artiste. De quel droit s’exprime-t-il ? Jusqu’où peut-il aller ? C’est la quatrième fois que vous êtes invité à Avignon. Que représente le festival, pour vous ? Un grand bonheur, et un immense sentiment de liberté. J’y suis allé jeune, comme spectateur, pour découvrir le plus grand festival de théâtre. Quand tu te trouves au milieu de ce carnaval, avec ses rues médiévales, ses vieux palais, ses vieilles églises, c’est un choc. La première fois que j’y ai participé en tant que metteur en scène, avec Les Idiots, en 2015, c’était comme recevoir le plus grand prix de ma vie. Dans un entretien de 2014, vous mentionnez déjà un projet autour de Tchaïkovski. Quelle est la genèse de « La Femme de Tchaïkovski », votre quatrième film sélectionné au festival de Cannes ? Etrangement, les Russes ne connaissent rien de la vraie vie de Tchaïkovski, par manque de curiosité ou parce qu’ils croient aux clichés. Je voulais le montrer pour la première fois comme un être humain, ressentant de la douleur, de la colère. J’ai écrit un scénario avec Iouri Arabov, qui a beaucoup travaillé avec Alexandre Sokourov. C’était il y a dix ans. On s’est tournés vers le ministère de la culture pour recevoir de l’argent, comme le font habituellement les cinéastes russes. On a rencontré cette créature nommée Vladimir Medinsky [ministre de la culture de 2012 à 2020, actuel chef de la délégation russe dans les négociations avec l’Ukraine]. D’emblée, sans même nous saluer, il nous a dit : « Tchaïkovski n’était pas homosexuel. Nous ne vous autorisons pas à montrer quoi que ce soit qui soit lié à l’homosexualité. » Nous étions assis l’un en face de l’autre. « Vous plaisantez ? », ai-je demandé. Mendisky a répondu : « Nous avons besoin d’un film sur Tchaïkovski hétérosexuel. » J’ai claqué la porte. Une campagne de presse très sale a été menée contre moi, et contre l’homosexualité de Tchaïkovski. C’était après l’arrestation des Pussy Riot, en mars 2012 ? Oui. Quand tout a empiré. J’ai dit à mon producteur de l’époque : « Dans cette atmosphère, il est impossible de travailler normalement sur ce film. Il faudrait tout prouver, qu’il est gay ou pas. Or ce n’est pas le sujet. » Il y a eu une longue pause, le scénario est resté dans un placard. Avant mon assignation à domicile, j’ai réalisé un court-métrage sur Antonina Milioukova, la femme de Tchaïkovski. Pendant mon assignation à résidence, j’ai écrit un autre scénario autour de la femme de Tchaïkovski, ainsi qu’une pièce sur lui. J’ai lu tout ce qui a été écrit à son sujet. Je sais ce qu’il a fait chaque jour de sa vie. Après, j’ai commencé à travailler sur Limonov. Le tournage a été décalé à cause du Covid-19, et d’autres raisons. Pour ne pas dire au revoir à mes équipes, j’ai demandé à mon producteur : « On ne pourrait pas faire un film simple ? J’ai un scénario autour de la femme de Tchaïkovski qu’on pourrait tourner en un mois… » Bien sûr, au lieu d’un petit film, c’est devenu un putain de gros projet. Le régime de Poutine instrumentalise à l’envi la « grande culture russe », de Rachmaninov à Dostoïevski. Tchaïkovski, en revanche, n’est jamais mentionné… Ce n’est pas vraiment un bon mec, pour eux. Parce qu’il est controversé. Il était plus connu à l’Ouest qu’en Russie, où il n’est devenu un héros que dans les dernières années de sa vie. Auparavant, on lui préférait d’autres compositeurs, Mikhaïl Glinka, Modeste Moussorgski ou Nicolaï Rimski-Korsakov. On l’accusait de composer pour l’Ouest. Quel est votre rapport avec l’écrivain Edouard Limonov (1943-2020), fondateur en 1993 du Parti national-bolchévique ? C’est une figure complexe, donc intéressante. Quand j’étais étudiant, j’étais fan de son parti. A l’époque, sa radicalité apparaissait d’abord comme artistique. Il ne s’agit pas de tuer des gens. C’était surtout une pose, une réaction contre l’establishment, à la manière d’une rock star : « Allez tous vous faire foutre ! » J’adorais cette attitude, comme la plupart des jeunes que je fréquentais, à Rostov-sur-le-Don. J’ai rencontré Limonov bien plus tard, dans ses dernières années : il était vieux et immobile, telle une statue. Un monument à soi-même. En 2011, nous avons fait une performance, fondée sur un roman de Zakhar Prilepine, Ordures [désormais adoubé par Poutine, Prilepine s’est engagé sur le front prorusse, lors de la guerre du Donbass]. Prilepine était membre du parti de Limonov, qui était un gourou pour lui. Il l’avait invité à assister au spectacle. Plus tard, Limonov a dit du mal de moi, de Prilepine… Il haïssait tout le monde. C’était après l’arrestation des Pussy Riot, en mars 2012 ? Oui. Quand tout a empiré. J’ai dit à mon producteur de l’époque : « Dans cette atmosphère, il est impossible de travailler normalement sur ce film. Il faudrait tout prouver, qu’il est gay ou pas. Or ce n’est pas le sujet. » Il y a eu une longue pause, le scénario est resté dans un placard. Avant mon assignation à domicile, j’ai réalisé un court-métrage sur Antonina Milioukova, la femme de Tchaïkovski. Pendant mon assignation à résidence, j’ai écrit un autre scénario autour de la femme de Tchaïkovski, ainsi qu’une pièce sur lui. J’ai lu tout ce qui a été écrit à son sujet. Je sais ce qu’il a fait chaque jour de sa vie. Après, j’ai commencé à travailler sur Limonov. Le tournage a été décalé à cause du Covid-19, et d’autres raisons. Pour ne pas dire au revoir à mes équipes, j’ai demandé à mon producteur : « On ne pourrait pas faire un film simple ? J’ai un scénario autour de la femme de Tchaïkovski qu’on pourrait tourner en un mois… » Bien sûr, au lieu d’un petit film, c’est devenu un putain de gros projet. Le régime de Poutine instrumentalise à l’envi la « grande culture russe », de Rachmaninov à Dostoïevski. Tchaïkovski, en revanche, n’est jamais mentionné… Ce n’est pas vraiment un bon mec, pour eux. Parce qu’il est controversé. Il était plus connu à l’Ouest qu’en Russie, où il n’est devenu un héros que dans les dernières années de sa vie. Auparavant, on lui préférait d’autres compositeurs, Mikhaïl Glinka, Modeste Moussorgski ou Nicolaï Rimski-Korsakov. On l’accusait de composer pour l’Ouest. Quel est votre rapport avec l’écrivain Edouard Limonov (1943-2020), fondateur en 1993 du Parti national-bolchévique ? C’est une figure complexe, donc intéressante. Quand j’étais étudiant, j’étais fan de son parti. A l’époque, sa radicalité apparaissait d’abord comme artistique. Il ne s’agit pas de tuer des gens. C’était surtout une pose, une réaction contre l’establishment, à la manière d’une rock star : « Allez tous vous faire foutre ! » J’adorais cette attitude, comme la plupart des jeunes que je fréquentais, à Rostov-sur-le-Don. J’ai rencontré Limonov bien plus tard, dans ses dernières années : il était vieux et immobile, telle une statue. Un monument à soi-même. En 2011, nous avons fait une performance, fondée sur un roman de Zakhar Prilepine, Ordures [désormais adoubé par Poutine, Prilepine s’est engagé sur le front prorusse, lors de la guerre du Donbass]. Prilepine était membre du parti de Limonov, qui était un gourou pour lui. Il l’avait invité à assister au spectacle. Plus tard, Limonov a dit du mal de moi, de Prilepine… Il haïssait tout le monde. « Si nous brandissons le slogan « Stop the war », il faut aussi le mettre en œuvre dans nos relations. Ne nous entretuons pas – c’est précisément ce que veut Poutine. » Le livre d’Emmanuel Carrère s’ouvre sur une citation de Poutine : « Celui qui veut restaurer le communisme n’a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n’a pas de cœur. » En 1989, quand Limonov est rentré en Russie, au moment de la perestroïka, vous aviez 20 ans. Comment avez-vous traversé cette période ? Me débarrasser de l’URSS fait partie de ma vie. Je suis un enfant de la perestroïka. Je me souviens de la toute fin de l’URSS, j’étais encore au lycée. C’était un royaume pourri, un cauchemar. Les tonnes de livres, de films, de disques qui avaient été interdits par les Soviétiques sont devenues, en quelque sorte, mon université. Le rideau de fer est tombé, j’ai pu voyager pour la première fois en Europe. A Londres, j’ai assisté à une pièce de théâtre et à un festival de musique punk en banlieue. C’était complètement neuf pour moi. Comme de goûter un aliment frais, différent, raffiné. Tu comprends que les personnes autour de toi ne sont pas des ennemis, comme on nous le disait en URSS – et comme la propagande le répète aujourd’hui : « A l’Ouest, ils veulent tous nous tuer, ils nous encerclent… » Tout cela, on l’entendait déjà en URSS. Beaucoup d’Ukrainiens appellent à « mettre en pause » la culture russe, y compris indépendante. Votre film « La Fièvre de Petrov » (2021) vient d’être déprogrammé à Sofia. Soutenez-vous ces initiatives ? Ce n’est pas une solution. J’ai échangé avec beaucoup d’Ukrainiens. Je comprends tout à fait combien entendre parler russe, en ce moment, peut être douloureux pour eux. Si suspendre la production et la diffusion de mes œuvres permettait d’arrêter la guerre, je le ferais volontiers ! Mais cela n’aurait aucun impact, malheureusement. Cela suspendrait simplement le dialogue entre les gens. Cela voudrait dire que la guerre s’immiscerait dans nos vies, se transformerait en haine, à l’intérieur de nous. Il est facile de commencer une guerre, il est bien plus ardu de la finir. Du côté ukrainien, on estime que la culture indépendante russe sert de paravent à Poutine, qui s’en sert pour donner des gages de pluralisme. Comprenez-vous cette position ? Ce n’est pas juste. Nous ne sommes pas là grâce à Poutine. Poutine ne montre pas Kirill Serebrennikov ou Alexandre Sokourov. On était là avant lui, et on espère être là après. Je soutiens absolument mes collègues ukrainiens. Ils sont dans une situation épouvantable. Ils se battent pour leur patrie avec tous les outils à leur disposition. Mais si nous brandissons le slogan « Stop the war », il faut aussi le mettre en œuvre dans nos relations. Ne nous entretuons pas – c’est précisément ce que veut Poutine. Depuis le début du XXIe siècle, nous nous efforçons de montrer à l’Europe et au reste du monde que la Russie fait partie des civilisations normales. Notre théâtre est très fort, notre cinéma est bon, nous appartenons au même monde que vous. Regardez notre culture, nos films, nos ballets, nos pièces… Soyons unis, bâtissons des ponts. La culture est le principal moyen de communication entre les peuples. Soljenitsyne disait : « Dès qu’on commencera à dire la vérité, tout s’effondrera. » Je suis d’accord. La première victime de la guerre est la vérité. En tant qu’artiste, bouddhiste et être humain, j’estime qu’entrer en guerre est la pire des choses. C’est une ligne rouge. Pourquoi travaillez-vous sur une adaptation de « La Disparition de Josef Mengele », le livre d’Olivier Guez ? Le sujet de ce livre est beaucoup plus clair pour moi, depuis que la guerre a éclaté. Avant, c’était un peu abstrait : un criminel de guerre nazi se cache dans la jungle, son fils l’interroge… Désormais, la question des crimes de guerre nous concerne particulièrement, personnellement. Je n’ai pas l’habitude d’évoquer mes futurs films, mais l’idée est de comprendre comment nous allons vivre après la guerre. « Limonov » et « La Disparition de Josef Mengele » parlent de l’histoire du XXe siècle : le capitalisme, le communisme, la guerre. C’est tout à fait juste. Je voudrais exprimer ma vision du XXe siècle à travers des personnalités. Mon XXe siècle à travers des biographies. Vous souvenez-vous des biographies de compositeurs fous, réalisées par Ken Russell ? [Ce cinéaste anglais a signé, entre autres, des portraits de Tchaïkovski, Liszt ou Mahler] C’est probablement l’émotion cinématographique la plus forte de ma jeunesse. De là vient sans doute ma conviction que les biographies offrent une meilleure perspective sur l’histoire. Vous êtes juif. Est-ce que cela compte ? Je suis juif et ukrainien. C’est le pire et le plus étrange mélange possible. Mon identité nationale n’est pas très forte ; mon identité est davantage culturelle. Je suis principalement russe, car je parle russe ; je me sens européen, car j’ai le sentiment d’appartenir à la culture européenne ; je suis probablement tibétain, car j’ai ressenti quelque chose de très fort au Tibet ; j’apprends l’allemand, et je vous ai dit que j’ai le sentiment d’avoir été allemand dans une autre vie – j’ai peur de savoir à quelle époque. Mon père ne se sentait pas juif. Il était communiste et soviétique. C’était un brillant chirurgien, mais il s’est heurté à un plafond de verre : en URSS, les juifs n’avaient pas accès aux postes à responsabilité. Quand j’ai commencé à m’intéresser à mon identité, la cinquième ligne du passeport soviétique a été abolie – il y était indiqué la « nationalité », c’est-à-dire, dans mon cas, ma judéité. Les protagonistes de vos derniers films, « Leto » (2018) ou « La Fièvre de Petrov », mais aussi des prochains, Tchaïkovski, Edouard Limonov, Josef Mengele… Pourquoi vous intéressez-vous autant à ceux qui fuient et dérivent ? C’est aussi le cas de Rudolf Noureev [Kirill Serebrennikov a mis en scène un ballet sur Noureev au Bolchoï, en 2017]. Je me souviens d’une image anonyme, datant de la Renaissance, qui m’obsédait dans mon enfance. On l’appelle communément Gravure sur bois de Flammarion. Un homme s’aventure jusqu’à l’extrémité de la Terre, plate, et passe sa tête à travers la voûte céleste. J’y vois un symbole de la quête artistique : l’artiste a toujours besoin de regarder ailleurs, au-delà des limites, des lignes rouges. D’élargir son territoire. « La Fièvre de Petrov » anticipe la pandémie. De même que « Le Décaméron », que vous avez monté ici, au Deutsches Theater, juste avant le confinement… Ne me demandez pas de prédire l’avenir ! Je ne veux pas jouer les Cassandre. Vous préparez trois films, deux pièces, deux opéras, une série sur Andreï Tarkovski… Vos films mêlent la couleur et le noir et blanc, l’épouvante et la comédie… Pourquoi vous jouez-vous autant des formats et des disciplines ? Je ne fais que ça : travailler. En ce moment, je prépare Der Freischütz. Ce sera une copie de ma vie, à cet instant-là. L’art est la vie. C’est un acte physiologique. Dans « La Fièvre de Petrov », les tombes renferment des vivants ; dans « Jouer les victimes » (2006), un homme joue le rôle de personnes assassinées. Où est la frontière entre la vie et la mort, selon vous ? Je n’en vois pas. La mort est une transformation. Ce n’est que la fin de votre existence physique. Je le sais. Je pourrais en parler longtemps, mais je ne veux pas vous faire peur. En 2010, j’ai monté Les Ames mortes, de Gogol, à Riga. C’est un écrivain très mystique, comme de nombreux auteurs russes. J’ai évoqué la dimension métaphysique de ses textes aux acteurs. Ils m’ont demandé : « Vous y croyez vraiment ? » « Bien sûr. Et vous ? » « Non, bien sûr. » « Et qu’y a-t-il après la mort, selon vous ? » « Rien, on vous met juste dans une boîte. » « Et vous pourrirez dans la terre, c’est tout ? » « Oui. » « Et après ? » « Rien. » J’ai dû faire une pause. Je ne savais pas comment travailler avec eux. Pour expliquer ce qui se passe dans Gogol, il faut comprendre qu’il existe une autre dimension à nos vies. Je suis revenu, après ma pause, et je leur ai dit : « Allez, faisons-en un ballet. Dansons. » Au fait, Gogol était ukrainien. Aureliano Tonet et Brigitte Salino (Berlin - envoyés spéciaux)
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Le spectateur de Belleville
April 14, 2022 8:43 AM
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Propos recueillis par Didier Péron et Anne Diatkine dans Libération - 14 avril 2022 Comédiens, cinéastes et metteurs en scène qui ont dirigé Michel Bouquet ou été son élève décrivent à «Libération» un acteur «humble» et un professeur extraordinaire. «Il nous transmettait le goût du théâtre comme d’un art majeur» Denis Podalydès, élève de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Chaque ancien élève de Michel Bouquet a une phrase qui lui sert de viatique. La mienne, qui m’a constamment accompagné, était : “Denis ce que tu as là…” Il tapotait ma tête : “Il faut que ça redescende dans ta chair.” Il était un mélange de tendresse extrême et d’austérité. Avec toujours l’idée qu’il lui fallait mettre ses élèves aux pieds des auteurs avec un grand A, comme au pied d’une montagne. Et l’auteur entre tous, c’était Molière. La grande tâche était de travailler Molière comme un paysan travaille une terre très riche mais aride, très difficile à creuser. Parfois il ponctuait une scène qu’on venait de lui présenter par un lapidaire : “Bel auteur.” Ce qui voulait dire qu’il fallait qu’on travaille cent fois plus. Il méditait son métier en face de nous, et j’aimais beaucoup ça. On avait une séance sur trois ou quatre avec lui, et sinon, on travaillait avec Georges Werler qui l’assistait. «Il ne parlait jamais de mise en scène. Il n’y avait que le texte, l’auteur. Et entre lui et nous, il voulait que rien ne s’interpose. Si bien qu’il nous a appris l’autonomie de l’acteur. On pouvait, on devait travailler seul, ce qui est toujours délicat. La mise en scène n’était pas loin selon lui de l’habillage ou de l’afféterie. «Il arrivait au théâtre à 4 heures de l’après-midi – on ne disait pas 16 heures –, il se couchait dans sa loge. Et en regardant le plafond, il repassait tout son rôle lentement. Le cerveau de l’acteur le passionnait. Il adorait le thème de la tête de fer chez Diderot. Je me souviens de lui dans le Neveu de Rameau, farcesque, tragique, j’étais très impressionné par sa haute intelligence, sa manière d’ajouter un détail à un personnage. D’ailleurs, il ne mettait jamais en scène le passage qu’on devait jouer, mais il nous le racontait, il lui rajoutait de l’épaisseur, on la voyait, on l’hallucinait, et on la jouait dans cette vision. Il pouvait avoir le sens des détails concrets. Je répétais le personnage de Don Bazile dans le Barbier de Séville. Il m’a dit : “Pense qu’il a une mauvaise haleine.” Ça suffisait. «C’était un homme d’une pudeur insensée, on ne savait rien de sa vie privée, et il ne voulait rien savoir de la nôtre, on était entièrement concentrés sur la scène en cours, l’auteur qui était là, devant nous, qu’il rendait vivant, et on sortait du cours, ivres d’images et d’exigence envers nous-même. On était comme des moines et des religieuses qui partageaient leur foi. Il nous transmettait le goût du théâtre comme d’un art majeur. «Je me souviens d’une séance où il a joué Roxane dans Bajazet, c’était extraordinaire. Il l’a interprétée comme Mme Segond-Weber la jouait dans les années 20. Les vers tombaient de sa bouche comme des fûts de colonne de marbre. Je m’étais dit : “La tragédie ça peut être ça.” Cette idée m’a poursuivie. C’est en y pensant que trente ans plus tard, j’ai demandé à Guillaume Gallienne de jouer Lucrèce Borgia. «On est des générations d’acteurs à être constitués de la voix de Michel Bouquet. Il a formé au moins 300 d’entre nous. Il est dans notre inconscient.» «Un grand artiste à l’ancienne, dévoué à son art, entièrement au service de l’écriture de l’auteur» Michel Fau, acteur et metteur en scène de théâtre «Il avait été mon professeur au Conservatoire d’art dramatique, la première année en 1987. Il était très dérangeant, surprenant, sa parole était vraiment subversive, il ne dirigeait pas les élèves, il tenait un discours très précis et articulé sur l’art de l’acteur, il vous prenait complètement à revers. Moi je me voyais en figure comique et lui me lance un jour que j’étais un héros romantique. J’étais jeune, je comprenais pas tout et à ce moment-là, je me suis dit : “Mais qu’est-ce qu’il raconte, le vieux…” En fait il avait l’œil, il avait tout compris, il avait évidemment plusieurs longueurs d’avance sur nous tous et en particulier cette idée qui vient de Shakespeare du mélange de grotesque et de tragique propre aux grands acteurs. J’ai été con. Il est venu me voir plusieurs fois au théâtre et un jour, il m’a proposé de monter Tartuffe. Il avait déjà 91 ans. On m’a mis en garde : «Attention il est impossible à diriger et puis il ne pourra pas monter sur scène tous les soirs etc.» Or bien au contraire, on était sur la même longueur d’onde. Claude Régy qui avait fait plusieurs Harold Pinter avec lui m’avait dit : “De toute façon avec Bouquet, la moitié du travail tient à sa seule présence sur scène, il apparaît et il se passe quelque chose qu’on ne peut pas provoquer par la mise en scène.” C’était une production assez lourde [il a monté Tartuffe avec Michel Bouquet au théâtre de la Porte Saint-Martin en 2017, ndlr] avec des costumes de Christian Lacroix et il a joué sans fléchir devant une salle comble. Il avait ce côté fou furieux, insaisissable et mystérieux qui voit la scène comme un principe vital. Michel était un grand artiste à l’ancienne, dévoué à son art, entièrement au service de l’écriture de l’auteur et qui avait le don de transformer des textes ambitieux en succès publics. C’est le dernier spectacle qu’il ait joué. On a dîné ensemble par la suite et on voulait monter du Labiche, du Corneille… Il n’était pas du tout dans l’idée d’arrêter un jour.» «Lui l’acteur si magistral, il lui arrivait de ne pas être content de lui» Anne Fontaine, cinéaste, a travaillé avec Michel Bouquet sur «Comment j’ai tué mon père» en 2001 «C’est pour Michel Bouquet que j’ai écrit avec Jacques Fieschi Comment j’ai tué mon père. Je lui avais posé cette question au préalable : “Je veux que vous soyez mon père. Accepteriez-vous de prendre un congé sabbatique au théâtre ?” Son accord a créé un lien très fort. Très vite, sur le tournage, je lui ai demandé de cesser de plisser les sourcils. Il était assez décontenancé. Je lui indiquais juste de détendre son front car il en serait encore plus inquiétant. Avec une crainte : “Soit ça passe soit ça casse.” C’est passé. Devant une caméra, il refusait de manger et de parler en même temps. Il y avait une scène de déjeuner crucial, je n’avais mis que très peu de légumes dans son assiette, mais il s’est mis dans une colère noire : “Je ne tournerai jamais cette scène.” Et il a quitté le plateau. Il pouvait rire comme un enfant de 4 ans sur des détails ou des absurdités, tout en gardant une certaine tension. J’avais remarqué que ce qui le détendait le plus était de parler de philosophie ou de musique. Dès que je sentais un conflit intérieur poindre, j’envoyais mon producteur et ensemble, ils parlaient de Bach pendant des heures. Lui l’acteur si magistral, il lui arrivait de ne pas être content de lui. Il pestait : “Je joue mal. Qu’est-ce que je joue mal. Je suis horriblement mauvais.” Par chance, je me suis évanouie. “Qu’est-ce qui lui arrive à la petite ?” La diversion l’a aidée. Il est revenu dans la scène formidablement après l’intervention des urgences. «Avec ce rôle de père singulier qui ressemblait au mien, il a obtenu la première récompense de sa vie, à un âge assez avancé. Je suis allée chercher le césar à sa place, car il jouait ce soir-là. Il n’a pas fait le difficile, ni le snob. Il était très content.» «Ce que je retiens de ses cours, c’est surtout une éthique du comédien dans la lignée de Jouvet» Maria de Medeiros, étudiante de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Ça ne s’oublie pas, l’enseignement de Michel Bouquet ! Il était extraordinaire. Jamais il ne nous a délivré des trucs, des béquilles. Il arrivait comme un grand-père avec ses cheveux gris gominés, sa cravate bien mise, sa chemise blanche, son imperméable, sa courtoisie légendaire, sa diction très précise. On passait les scènes, presque jamais il ne donnait des notes pratiques, mais il nous parlait du texte. Il commençait à s’exciter, et tout d’un coup, sa cravate était de travers, sa chemise s’était ouverte, ses cheveux étaient décoiffés, il était devenu tout rouge. Il repartait au bout de trois heures, exténué : “Au revoir, les enfants.” Ce que je retiens de ses cours, c’est surtout une éthique du comédien dans la lignée de Jouvet. Il nous parlait de la place de l’acteur : plus elle est humble, plus elle est noble, il ne faut jamais se superposer au texte, mais être son véhicule. Ces choses que j’ai apprises avec lui m’ont beaucoup plus marquée, que toutes les notes ou indications sur le jeu d’acteur que j’ai pu recevoir par la suite.» «L’émotion qu’il transmettait était telle qu’elle ne s’est jamais dissipée» Anne Brochet, comédienne, étudiante de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Michel Bouquet était d’une telle richesse… A 20 ans, j’étais un peu trop jeune pour le rencontrer. Je venais l’écouter comme on va au spectacle, pour lui, pour son personnage. Je me laissais imprégner. J’étais très impressionnée par sa personnalité, par sa manière d’être habité par ce qui le traversait et cette volonté, au-delà de son talent unique, de nous transmettre son art. C’était de haute volée. J’aimais beaucoup le duo qu’il formait avec son assistant, Georges Werler. Leur association rendait ces rencontres avec les étudiants oniriques et concrètes à la fois. Je n’étais pas assez mature pour m’imprimer de ce qu’il disait immédiatement, pourtant l’émotion qu’il transmettait était telle qu’elle ne s’est jamais dissipée. Je lui sais gré de ce partage, qui m’apparaît encore plus nettement aujourd’hui, et de ses paroles qui se dévoilent encore maintenant. C’était il y a trente ans, mais elles ont infusé durant des décennies. Il avait une foi d’enfant dans son art. Un sens du sacré dans le théâtre.»
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 4:50 PM
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Par Fabienne Pascaud dans Télérama - 13 avril 2022 Il a honoré comme nul autre Molière, Ionesco, Beckett, Strindberg ou Anouilh… Michel Bouquet, mort ce mercredi à 96 ans, vivait pour servir les auteurs. Sur scène, le comédien électrisait l’espace de sa voix et de sa présence, à la fois enfantine et métaphysique, narguant le temps. On l’avait cru immortel. De 68 à 88 ans, il avait tant de fois joué Le roi se meurt, de l’ami Ionesco. Il s’en était tant de fois relevé, résistant à la camarde de sa voix nasillarde narguant les aigus, ou si grave, soudain, si ronde et si profonde. Incroyablement fraternelle, idéalement paternelle. De 1993 à 2014, pas moins de quatre reprises de cette tragi-comédie où il incarnait avec toujours plus de rage, puis d’émerveillement et de consentement apaisé, cette absurde bataille du roi Bérenger Ier contre l’extinction de soi. Et voilà que Michel Bouquet nous quitte. Vraiment ? La mort aurait donc enfin vaincu celui à qui le théâtre, de spectacle en spectacle, donnait des airs d’éternité ? Est-ce pour cela qu’il répugnait tant à y renoncer ? Il l’avait bien annoncé, en 2011. Mais c’était pour vite reprendre – outre Ionesco – À tort et à raison, de Ronald Harwood, en 2015, et se lancer, dans la peau d’Orgon, dans l’aventure baroque du Tartuffe de Molière selon Michel Fau. Le génial interprète de L’Avare (1989, 2006) et du Malade imaginaire (1987, 2008) n’y excella pas. Créer un grand rôle du répertoire à 91 ans terrifiait trop sans doute le perfectionniste jusqu’au bout rongé par le trac, l’angoisse du trou de mémoire. Et qui n’aimait rien tant que travailler et retravailler, jouer et rejouer chacun de ses personnages, auxquels il découvrait toujours des richesses nouvelles. En 2019, à 94 ans, il avait ainsi renoncé à incarner pour la première fois Albert Einstein dans Le Cas Eduard Einstein à la Comédie des Champs-Élysées. L’exigence de Michel Bouquet envers lui-même pouvait sembler masochiste. Née à la fois d’un formidable orgueil de son art et d’une servitude volontaire face au métier. D’une permanente remise en question de soi et de la certitude que pour s’emplir d’un rôle il fallait n’être rien. Juste un creux et insignifiant réceptacle. L’acteur avait la mystique du personnage à interpréter. Avouait l’invoquer, le prier des jours entiers pour qu’il daigne descendre en lui et l’irradier tel un dieu, pour une sublime communion théâtrale. Michel Bouquet se réjouissait, au fond, d’avoir ce physique d’homme ordinaire et « neutre », comme il disait : les personnages pouvaient à merveille s’y lover. Atrabilaires de Molière, Strindberg et Bernhard ; méchants d’Anouilh, Beckett et Pinter. Rarement des gentils. Plutôt des dingues ou des monstres. L’homme si réservé et courtois, affable et pudique, qui jamais ne donna ses rendez-vous chez lui à Montmartre, mais dans le même et proche hôtel, incarnait avec une férocité joyeuse et apparente bonhomie les pires cruautés. Peut-être se vengeait-il encore de ceux qui avaient fracassé son enfance. Né le 6 novembre 1925, d’un père officier austère – rendu mutique par la guerre de 14-18, où il avait été gazé – et d’une aimante mère modiste, le jeune Michel est mis en pension avec ses frères (il en avait trois) dès 7 ans, dans une institution aux allures de maison de correction. Il ne voit ses parents qu’aux vacances. Un calvaire. Cet élève timide, sensible et rêveur que l’école n’intéresse pas est quotidiennement puni, humilié, passe sa vie au piquet, au fond de la classe, et même le début de ses nuits devant son lit. Forcément il n’apprend rien, obtient des résultats de plus en plus médiocres, et de justesse un pauvre certificat d’études. Mais au moins, pour survivre, il prend l’habitude de se raconter des histoires, de s’inventer des mondes, de jouer seul aussi, de ne compter que sur lui-même. Ce qu’on reprochera plus tard à l’acteur solitaire, qui ne goûtait ni les metteurs en scène autoritaires ni les encombrants partenaires. Une détestation des mises en scène La douloureuse scolarité s’achève avec la déclaration de la guerre de septembre 1939. Autre tragédie pour le fils de militaire qui avait cru à une victoire rapide et se trouve bientôt sur les routes de l’exode. Un choc. L’adolescent ne fera plus confiance aux adultes – qui l’abandonnent en pension ou perdent la guerre – ni au désastreux quotidien. Il leur préférera pour jamais les royaumes de la fiction. Avec une indifférence affichée pour le quotidien. Michel Bouquet détestait les mises en scène, et les films, où il lui fallait manipuler des accessoires, se lancer dans des déplacements compliqués. Sur scène, il bougeait peu, électrisait juste l’espace de sa voix et de sa présence, à la fois enfantine et métaphysique, si vieille et si jeune, narguant le temps. Le concret, le réel, le naturel ne le concernaient pas. Heureusement que s’en chargeait à ses côtés l’épouse comédienne Juliette Carré, aimée depuis 1962 – après un tumultueux mariage avec l’actrice Ariane Borg, de dix ans son aînée –, extravagante et énergique partenaire qu’il imposait à chacun de ses spectacles. Michel, si émotif selon Juliette, parfois si colérique, était surtout fait de l’étoffe des poèmes, des œuvres et des songes. À 15 ans pourtant, le gamin sans diplôme débute comme mitron – un univers trop violent pour lui – puis devient mécanicien-dentiste, et manutentionnaire. Le certificat d’études ouvre peu de portes. D’autant que le jeune homme émacié aux yeux de braise et à la chevelure aile de corbeau est paradoxalement d’un naturel doux et taiseux, docile, encore pieux, avec cette étonnante passion de l’obéissance qu’ont les ascètes. Et les vrais rebelles. C’est ainsi qu’un matin de mai 1943 il ment à sa mère, ne va pas à la messe, mais file au domicile du grand sociétaire de la Comédie-Française et professeur de théâtre Maurice Escande, qu’il a admiré avec elle dans maints spectacles. Le goût de la scène, il l’a en effet attrapé en accompagnant sa maman de l’Opéra Comique au Français. Et ce goût ne l’a plus quitté. Alors qu’il avait à subir la brutalité du petit monde du commerce ou de l’entreprise, il était ébloui de voir que des chanteurs, des comédiens travaillaient, eux, dans l’illusion et le rêve. Il lui fallait vivre ainsi. Rue de Rivoli, Maurice Escande lui demande de dire un poème. Michel Bouquet se lance dans La Nuit de décembre, de Musset. Escande l’embarque aussitôt dans son cours, au Théâtre Édouard-VII, et exige de ses élèves dissipés qu’ils « prennent leçon » du débutant. Un silence de plus en plus religieux accompagne les premiers mots de Musset. Et de Bouquet. Le voilà adoubé. Sa vocation peut éclater. L’excentricité jusqu’à la métamorphose physique Quelques mois plus tard, juste derrière Gérard Philipe, il est admis dès le premier essai au Conservatoire national d’art dramatique ; il reviendra y enseigner de 1977 à 1987 à Muriel Robin, Denis Podalydès et tant d’autres. Le solaire et le lunaire, le chantant et le tourmenté, le gracieux et le laborieux : dès 1945, Philipe (dans le rôle titre) et Bouquet (en Scipion) seront à l’affiche du Caligula de Camus au Théâtre Hébertot. Mais rien de commun dans le parcours des deux artistes phares de leur génération, porteurs de cette foi en la culture, en l’art, en une fraternité réinventée, qui fonda l’après-guerre et qu’incarna si bien Camus. À l’un, tout semble être donné ; mais il mourra à 36 ans. L’autre se torture à travailler et mourra à 94 ans. Sa mère avait tenu jusqu’à 102 ans. Pour exorciser une scolarité ravageuse, rattraper la culture qu’il n’avait pas eue, et mériter enfin que descendent en lui les sacro-saints personnages des plus grandes pièces, Michel Bouquet a en effet lu tous les chefs-d’œuvre classiques et modernes, visité les meilleurs musées d’Europe, écouté les plus grands maîtres de la musique. Et lu des centaines de fois ces pièces à jouer, chaque matin, avant, pendant et après les répétitions… Quand venait enfin le personnage après tant de recueillement et de concentration, il racontait qu’il le changeait imperceptiblement, lui imposait des métamorphoses physiques : telle cette perruque rouge à frange du Neveu de Rameau de Diderot, en 1978, et ces taches de rousseur excessive sur le visage. En scène, il n’a jamais répugné à l’excentricité. Il aimait faire l’enfant, le sale gosse, lui qui n’a pas eu d’enfance. Et exécrait le jeu naturaliste ou platement psychologique – sait-on jamais qui on est ? –, cherchant plutôt toutes les contradictoires facettes qui composent un rôle. Un homme. Grâce à lui, on a enfin saisi la folie des personnages de Molière, de L’Avare au Malade imaginaire ; et on regrette qu’il ne se soit jamais senti digne – même en l’ayant travaillé des décennies entières – de jouer ce Misanthrope que lui proposait Jean Vilar. Pas plus que Jean Vilar n’accepta en 1960 de lui confier Hamlet, renonçant in extremis à monter la tragédie de Shakespeare dont il avait pourtant commandé les décors. L’acteur ne lui avait-il pas assuré que le prince de Danemark était un Antéchrist hyperactif, nihiliste et terroriste ? « Là où passe Hamlet, il n’y a plus de vie possible », avait-il décrété. Vilar avait eu peur. “Je suis trop individualiste, trop solitaire. Je n’obéis qu’aux ordres que je me fixe.” Car impossible de faire dévier Bouquet de sa conception d’un rôle. Au moins sur scène ; il avouait être plus souple devant la caméra, où de toute façon il n’avait pas le « final cut ». Mais sur le plateau, il était son propre maître toute la représentation durant. « Et je suis trop individualiste, trop solitaire. Je n’obéis qu’aux ordres que je me fixe. » Dès 1946, à 21 ans, dans Roméo et Jeannette – où il rencontra Vilar –, il avait refusé à l’auteur-metteur en scène Jean Anouilh de ralentir le débit ultrarapide qu’il avait imaginé pour son personnage ! Ça n’empêcha pas l’acerbe Anouilh de lui confier cinq autres pièces, dont l’extravagant et toxique Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes (1956), où Bouquet triompha avec scandale en Robespierre entre Terreur révolutionnaire et épuration d’après guerre… Sous ses allures de notable bourgeois, il savait laisser surgir les monstres et faire apparaître les démences chez les anonymes ordinaires. Il fut un des plus inquiétants interprètes de Pinter, de La Collection et L’Anniversaire, montés par Claude Régy en 1965 et 1967, au No Man’s Land dirigé par Roger Planchon en 1979. Et humanisa de terrible manière les effroyables Pozzo et Hamm de Beckett, dans En attendant Godot en 1978 et Fin de partie en 1996. Autant d’êtres extrêmes, hors cadre, à qui il donnait une apparente normalité. De sa voix raisonneuse et pouvant virer à la folie, mielleuse ou tonitruante, foudroyante ou souriante. Par-delà ces mots qu’il travaillait avec frénésie, l’acteur avait compris que seule importait la situation humaine avec ses incohérences, ses impossibilités, ses non-dits ; et que le public était plus sensible aux mystères de cette situation-là qu’aux révélations des répliques. Ainsi fallait-il aussi savoir s’effacer. Pour faire entendre ce que la pièce ne disait pas. Michel Bouquet y sera parvenu dans bien des rôles. Tirer un rôle à lui ne l’intéressait pas. Son « nombril », comme il disait, ne l’intéressait pas. Il ne s’intéressait pas. Ce grand prêtre du théâtre ne vivait que pour servir les auteurs, les poètes. Et non s’en servir. Mais grandir au contraire à travers eux, lui l’ex-gosse illettré qui avouait encore faire trop de fautes d’orthographe pour oser écrire le moindre mot. Dans Minetti (2002), le vieil acteur abandonné et sans emploi de Thomas Bernhard, il fut bouleversant de grandeur défaite et d’amour absolu des textes, veuf à jamais de toutes les scènes. Sa seule hantise. Alors peu importe que Michel Bouquet ait renoncé trop vite à se confronter aux meilleurs metteurs en scène. Même dans sa jeunesse, il avouait n’avoir jamais voulu rencontrer Charles Dullin ou Louis Jouvet – pourtant les deux seuls maîtres qu’il reconnaissait pour leur respect absolu du verbe –, de peur de se sentir humilié par leur génie. Peu importe encore qu’il ait préféré les distributions où lui seul rayonnait et choisi de reprendre ses triomphes plutôt que de créer d’autres rôles – dans la grande tradition des monstres sacrés d’antan, de Sarah Bernhardt à Mounet-Sully… Son royaume était le théâtre et pour le théâtre il avait toutes les exigences, tous les égoïsmes, tous les absolus. Pour lui, il aurait donné sa vie. Et il a donné sa vie. Fabienne Pascaud - Télérama
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 7:57 AM
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Par Armelle Héliot dans Le Figaro - 13 avril 2022 DISPARITION - L'immense comédien et acteur Michel Bouquet s'est éteint à l'âge de 96 ans, en fin de matinée dans un hôpital parisien. Il aura marqué le théâtre et le cinéma français d'une empreinte éternelle. Avec le temps, son visage s'était émacié et l'os affleurait sous la peau transparente. Il y avait en lui le vieil homme et l'enfant. Une silhouette de danseur japonais prêt pour un dernier butô, crâne chauve et gestes lents, toujours élégant, vêtu de vêtements classiques, belles étoffes et tons discrets. Michel Bouquet était doucement devenu un vieux monsieur. À LIRE AUSSIMichel Bouquet : «Le public m'apprend toujours quelque chose» On l'aurait bien nommé «trésor national» , ainsi qu'on le fait dans L'Empire des signes. Son sourire de chat disait tout. Sa bonté et sa peur, sa malice et sa gravité, sa bienveillance et sa lucidité. Ses yeux se plissaient comme ceux des enfants dans le soleil. Sa capacité d'émerveillement était intacte et l'on peut dire qu'au terme d'un chemin si long et ondoyant, il était frais comme au premier jour. En lui, depuis des années, il avait réconcilié les verts paradis et les angoisses du grand âge. C'est pourquoi le rôle-titre du Roi se meurt d'Eugène Ionesco qu'il joua à plusieurs reprises, lui convenait si bien. Sur le plateau – la dernière fois ce fut en 2011 à la Comédie des Champs-Élysées – la camarde éclairait une bouille de bébé au maillot ! C'était incroyable et cela venait du dedans, du plus profond de l'être. Génie de l'interprétation On ne saurait donner ici une idée de la profusion des personnages incarnés au théâtre, au cinéma, à la télévision. Première étape se situe, en 1944, au Studio des Champs-Élysées, premier film, le tuberculeux de Monsieur Vincent en 1947, année ou frêle et fin comme un arbrisseau, il joue avec Jean Vilar lors de la première Semaine d'art en Avignon dans La Terrasse de midi, de Maurice Clavel. Côté petit écran, la route s'ouvre en 1952 avec Le Profanateur, de René Lucot. Il n'avait jamais cessé, sur ces trois fronts, d'enchaîner les aventures. Autant dire qu'il ne les comptait plus depuis longtemps. « Un passeur de poètes et de rêves, un comédien capable d'incarner les belles âmes et les salauds patentés » Michel Bouquet dans Le roi se meurt de Ionesco, interprétée en 2010 à la Comédie des Champs Élysées. Pascal Victor/ArtComPress via Leemage À l'heure de saluer cet homme bon et cet artiste immense qui a formé des comédiens, Fabrice Luchini comme Charles Berling, et en a fait des maîtres soucieux de transmission, retrouvons le petit garçon qui avait tant souffert, parfois. Né à Paris le 6 novembre 1925, Michel Bouquet ne s'était jamais vraiment remis d'un épisode pour lui cauchemardesque : à l'âge de sept ans, il avait été envoyé, comme ses frères, dans une pension religieuse sévère. Vient la guerre, son père est prisonnier. Il se met au travail très tôt, après le certificat d'études ; de petit boulot en petit boulot : apprenti boulanger, pâtissier, employé de banque, mécanicien dentaire. À LIRE AUSSIMichel Bouquet et Molière, un maître et son modèle Mais un jour, alors que la famille est de retour à Paris, ce timide ose aller frapper à l'improviste à la porte de Maurice Escande, l'un des plus célèbres des sociétaires de la Comédie-Française. Le tout jeune homme de 17 ans a préparé la tirade des nez de Cyrano de Bergerac et connaît La Nuit de décembre, d'Alfred de Musset. Il va entrer au Conservatoire et devenir pas à pas ce qu'il est : un passeur de poètes et de rêves, un comédien capable d'incarner les belles âmes et les salauds patentés. Sa vie s'illumina rapidement de rencontres capitales. Dans les années de formation, il croise la route de Gérard Philipe, de Jean Vilar, d'André Barsacq, de Jean Anouilh, d'Albert Camus. Des amitiés que seule la mort interrompra. Car Michel Bouquet est un cœur fidèle et un artiste qui aime accompagner metteurs en scène, auteurs, réalisateurs : Anouilh dont il créa plusieurs pièces le mettait en scène, avec Camus il eut de longues conversations et ne quitta plus le regard de Georges Werler au théâtre durant toute la dernière partie de son épopée théâtrale. Au cinéma, son long chemin avec Claude Chabrol traduit le même penchant. Professeur au Conservatoire national d'art dramatique, il a profondément influencé des générations d'élèves dans l'école et au-delà.
Car, plus qu'un interprète, Michel Bouquet était un maître. Le public ne s'y est jamais trompé, qui l'a toujours suivi. Et lui, il n'était pas seulement l'interprète idéal des grands classiques. Il avait toujours accompagné le théâtre de son temps, Camus, Anouilh on l'a dit, mais aussi porté, auprès de Claude Régy les premières pièces jouées en France d'Harold Pinter ( La Collection, L'Amant, L'Anniversaire) mais aussi Osborne, Beckett, Yasunari Kawabata, Obaldia, Weingarten, Planchon et Thomas Bernhard. Il fut un Minetti de légende en 2002. Il s'engageait, défendait. Lorsqu'en 1997, il avait créé la pièce de Bertrand Blier, Les Côtelettes, il avait pris la défense du dramaturge âprement critiqué et, d'ailleurs, obtenu le Molière du comédien en 1998. Du théâtre au septième art Michel Bouquet et Jalil Lespert dans le film Le Promeneur du Champ de Mars où il incarnait François Mitterrand. Everett / Bridgeman images Au cinéma, ce fut un chemin semblable : de très nombreux films, mais jamais tournés à la légère. Des Pattes blanches, de Jean Grémillon, aux Amitiés particulières, de Jean Delannoy, il impose, dès les années 1950, la présence nuancée d'un homme qui peut incarner un être de bonté, comme un sombre pervers. Lui qui était si franc, direct, chaleureux avec les autres, adorait jouer ces ambivalences. Il fait son miel des personnages du cinéma de Chabrol : de 1965 avec Le tigre se parfume à la dynamite (mais oui !) à Poulet au vinaigre, en 1984, en passant par La Femme infidèle ou La Rupture, ces deux-là auront fait un bon bout de chemin ensemble. Et s'il y avait chez Bouquet moins de gourmandise de vivre que chez Chabrol, leur rencontre aura été fructueuse. Sur près de 70 films, que retenir ? Dans les trente dernières années : Tous les matins du monde, d'Alain Corneau, en 1991, ou bien préférait-il être Samuel dans Élisa, de Jean Becker, en 1994. Il avait une tendresse profonde pour Anne Fontaine et Comment j'ai tué mon père (2001) qui lui valut un césar comme Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian, trois ans plus tard et qu'il avait pris beaucoup de subtil plaisir à tourner car il incarnait François Mitterrand et ses énigmes. Plus impressionnant que jamais Mais si on le revoit aujourd'hui dans un rôle n'est-ce pas dans celui du vieux monsieur qui ne veut pas aller en maison de retraite dans La Petite Chambre de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, film dans lequel son œil pétille et où son entente avec sa jeune partenaire, Florence Loiret-Caille, bouleverse ? Le film était sorti en février 2011 alors même qu'on venait de l'applaudir des semaines durant dans Le roi se meurt d'Eugène Ionesco à la Comédie des Champs-Élysées. Il remettait l'ouvrage sur le métier pour la troisième fois depuis 1994 avec le même metteur en scène, son cher et fidèle Georges Werler, à qui l'on doit un document précieux : l'enregistrement des cours du conservatoire. « C'est dans Molière que j'aurai trouvé toutes les réponses aux questions les plus profondes qui se présentent à nous au cours de notre vie » Michel Bouquet En 2005, Michel Bouquet avait reçu un autre Molière du comédien pour ce rôle de roi qui affronte l'ultime mystère. Auprès de lui, dans les trois productions, sa femme, Juliette Carré. Il avait besoin de sa présence attentive. Jouant Béranger pour la dernière fois, il ne craignait qu'une chose : «ne pas être à la hauteur de Ionesco, ne pas être à la hauteur du poète ». Ajoutant : « C'est dans Molière que j'aurai trouvé toutes les réponses aux questions les plus profondes qui se présentent à nous au cours de notre vie». Il avait joué Argan dans Le Malade imaginaire, Harpagon dans L'Avare. À LIRE AUSSI Michel Bouquet : «Au théâtre, je suis à nu» À la rentrée 2011-2012, il avait dû renoncer à jouer dans Collaboration de Ronald Harwood, où il aurait été Richard Strauss, face à Didier Sandre, Stefan Zweig. C'est avec Le roi se meurt , sa pièce fétiche, qu'il était revenu en septembre 2012 au théâtre des Nouveautés. Son interprétation était plus impressionnante que jamais. En 1944, il n'a pas vingt ans, il joue Damis dans Le Tartuffe. En 2017, il était Orgon dans la même pièce, mise en scène par Michel Fau. C'est avec ce maître qu'il s'était choisi, ce camarade qu'il connaissait intimement à force d'avoir joué ses pièces, d'avoir fait travailler de jeunes comédiens, qu'il quitta la scène.
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 6:23 AM
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Par Armelle Héliot dans son blog - 12 avril 2022 La très douée Eléonore Joncquez met en scène et joue la pièce d’Ivan Viripaev, entourée de quatre comédiens talentueux. Reste une pièce très bizarre… On a souvent l’occasion de parler d’Eléonore Joncquez, artiste complète, rompue à des exercices très différents, fidèle de l’univers de Côme de Bellescize, aussi à l’aise chez Claudel (Protée sous la direction de Philippe Adrien) que dans le monde de Brigitte Tornade de son amie Camille Kohler, à la radio, puis au théâtre. Son spectre est large, son intelligence vive, sa sensibilité profonde. On la suit donc lorsqu’elle met en scène Ovni d’Ivan Viripaiev. Même si l’on n’est pas autant séduit qu’elle par ce texte, ici traduit par Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, pour les Solitaires intempestifs. C’est à Suresnes, au Théâtre Jean-Vilar, où Olivier Meyer a accueilli le spectacle, que nous avons découvert ce travail intéressant, nourri d’un groupe d’excellents comédiens : deux femmes, trois hommes, chacun jouant deux personnages. Coralie Russier, Grégoire Didelot, Vincent Joncquez, Patrick Pineau. On ne connaît pas bien la première citée et plus jeune : elle fait pas mal de cinéma. Elle est excellente, en deux apparitions fortes, et très bien dirigées. La rigueur, mais la fantaisie également, de la metteuse en scène et interprète, font ici merveille. Eléonore Joncquez est très convaincante. Elle a une puissance intérieure rayonnante et mystérieuse en même temps. Un regard qui impressionne. Elle excelle à diriger le trio des garçons : son propre mari, souvent son partenaire, hyperdoué lui aussi, Vincent Joncquez, grand silhouette et expression précise et juste, dans l’humour comme dans la gravité. Grégoire Didelot, lui aussi, semble très à l’aise dans ce monde où l’on ne sait pas si les faits rapportés sont « vraiment » vrais…Il laisse flotter l’incertitude. C’est très bien. Et puis il y a le remarquable Patrick Pineau, formidable dans des compositions qui n’étouffent pas sa personnalité unique, ses talents pluriels, son sens profond de la scène et de la camaraderie. Lui aussi est un metteur en scène de troupe, et il s’inscrit avec finesse, dans ce groupe. Faut-il en dire plus ? Il y a là dix personnalités de fiction, une étudiante, une vendeuse, un livreur, un patron, etc…Ce qu’a réussi Eléonore Joncquez, c’est de ne pas donner le sentiment d’une série de « numéros » qui se succèderaient. Il y a de la danse sur le plateau, une chorégraphie de Jean-Marc Hoolbecq, très bienvenue. Et toute l’équipe artistique, vidéo, lumières, scénographie, etc. est d’excellente qualité inventive. A découvrir. Ils prétendent tous avoir été en contact avec des … ovnis, mais évidemment, c’est le cœur de l’homme qui demeure un étrange objet Armelle Héliot Théâtre de la Tempête, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30. Durée : 2h00. Tél : 01 43 28 36 36. Jusqu’au 24 avril. Texte aux Solitaires intempestifs. www.la-tempete.fr
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Le spectateur de Belleville
April 10, 2022 2:23 PM
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Par Armelle Héliot dans son blog - 8 avril 2022 Dans la série des « Singulis », ces « Seul en scène » que propose la Comédie-Française, le sociétaire propose avec « Molière-Matériau(x) », une promenade très personnelle dans l’oeuvre du patron.
Pierre Louis-Calixte est un artiste très fin, très aigu, très discret. Avec cette plongée dans la vie et dans l’oeuvre de Molière, c’est un itinéraire très personnel qu’il nous propose. Avec beaucoup de pudeur dans la manière de s’exprimer, mais en livrant beaucoup de sa propre vie, il nous offre un moment de grâce et de méditation. On ne se sent jamais indiscret, même s’il évoque des moments intimes (la maladie qui l’avait longtemps tenu éloigné des plateaux de la Maison Molière), l’origine de sa famille avec la canne de ce grand-père venu de l’assistance publique, des moments tristes, des moments gais de la vie dans la troupe. Et puis Molière, le patron et le fil conducteur de cette réflexion, on peut répéter de cette « méditation ». C’est très riche, très travaillé. Il y a des livres sur le plateau et le comédien s’y reporte, mais il connaît tout par le coeur. Il est dans la confidence et il faut qu’il se méfie, parfois, de ne pas parler trop bas, noyé dans les beaux mais sombres éclairages de Catherine Verheyde. Il y a des moments cocasses, des évocations de jeux, de gamineries, avec ses copains Stocker et Vuillermoz. Et comme dans la vie -mais on ne dira pas quel était ce jeu, par exemple- quelques heures plus tard, la mort survient. Daniel Znyk, que l’on n’oubliera jamais. Et ces costumes, qu’il faut endosser… Pas seulement le rôle, mais les habits. Pas seulement un texte, mais aussi le fantôme, sans doute, l’ami qui doit encore palpiter. Il y a aussi Jean-Luc Lagarce, et ses textes magnifiques. Et ses mises en scène. Molière, juste avant… C’est très original, cette manière qu’a Pierre Louis-Calixte, comédien subtil, qui excelle dans tous les registres, d’aller et venir, de tresser des distincts différents, de lire des signes, de nous les faire voir. Une célébration sans ostentation ni raideur ni pose, du théâtre même et de ses pouvoirs. Le très grand travail d’un interprète rare. Studio-Théâtre, à 20h30 du mercredi au dimanche, jusqu’au 24 avril. Relâches supplémentaires les 16 et 17 avril. Durée : 1h20. Tél ; 01 44 58 15 15
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Le spectateur de Belleville
April 7, 2022 6:23 PM
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Par Lucile Commeaux dans Libération - 7 avril 2022 Juste et convaincante, cette libre adaptation de Gluck par la metteuse en scène Jeanne Desoubeaux revisite le mythe avec une vitalité inédite. Au mythe vieux qui conte les amours d’Orphée et Eurydice, Jeanne Desoubeaux et ses jeunes interprètes cousent un habit neuf sans en changer les contours, mais en lui choisissant des couleurs plus vives. (Thierry Laporte) On est accueillis comme dans un mariage – «à gauche la famille de la mariée, à droite la famille du marié !» – par un de ces petits groupes de musique qui fait la tournée estivale des villages et qui sait tout chanter. Sous un portique fleuri, deux filles (Cloé Lastère et Agathe Peyrat) et deux garçons (Jérémie Arcache et Benjamin d’Anfray) entonnent Elle a les yeux revolver, quelques blagues fusent, la sœur de la mariée fait un discours un peu rasant. Dans les rangs, en pleine lumière, on se sent ferré dans la banalité, comme piégé à la table dominicale de sa belle-famille, quand soudain le spectacle bascule. Une des musiciennes disparaît, prise de malaise. Sa fiancée la cherche. La malheureuse revient sur un brancard entouré de pompiers. Son amoureuse invoque les puissances divines, et la voilà en voyage aux Enfers. Au mythe vieux qui conte les amours d’Orphée et Eurydice, Jeanne Desoubeaux et ses jeunes interprètes cousent un habit neuf sans en changer les contours, mais en lui choisissant des couleurs plus vives. Les arrangements musicaux façonnent les airs et les récitatifs de Gluck avec douceur, et dans la voix chaude et tenue de Cloé Lastère, le grand opéra devient naturellement cabaret chanté. Ainsi du fameux trio plaintif Tendre Amour, adaptée en une ballade légèrement chaloupée, déchirante comme le vrai, aguicheuse comme un tube. Le projet est simple, de rapprocher du public contemporain un mythe ancien et souvent obscur, avec cet enfer soudain ouvert aux mortels, et puis cette consigne idiote donnée à Orphée de ne pas regarder sa bien-aimée. La simplicité du projet en fait tomber les arbitraires, et lui donne une vitalité inédite et singulière, celle de la chanson populaire, sous l’égide de Philippe Katerine, dont un titre chanté a cappella donne au spectacle son titre. L’émotion triomphe Pleinement convaincant dans la modestie de ses effets, le spectacle se donne les moyens de son sujet sans en faire trop ; chaque geste, chaque élément de décor est à sa place : la tonnelle festive débarrassée de ses fleurs devient porte vers l’au-delà, une brume rasante et des tulles suggèrent les enfers, un couvre-chef à trois yeux et quelques bips synthétiques la menace d’un cerbère. Finalement, c’est dans une belle banalité assumée que l’émotion triomphe, et l’on sort avec Gluck tournant dans la tête comme une bonne chanson qu’on aurait entendue plein de fois à la radio. Où je vais la nuit, librement adapté d’Orphée et Eurydice de Gluck. Mise en scène de Jeanne Desoubeaux. Aux Bouffes du Nord jusqu’au 17 avril, du 26 au 29 avril à la Manufacture à Nancy, le 3 juin à la Biennale Là-Haut à Saint-Omer.
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Le spectateur de Belleville
April 6, 2022 6:14 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan - 5 avril 2022 Légende photo : Scène de "La nuit sera blanche" © Pascal Victor Sous le titre « La nuit sera blanche », l’acteur et directeur artistique du spectacle, Lionel González avec l’actrice Jeanne Candel et le musicien Thibault Perriard donnent une version saisissante du récit de Dostoïevski « La douce ». Un spectacle comme parrainé par Krystian Lupa. Au sous-sol du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis se niche un lieu magique : le Terrier. C’est là qu’Isabelle Lafon a créé Deux ampoules sur cinq d’après les entretiens entre Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova (lire ici) , c’est là qu’Aurélia Guillet a signé Le train zéro d’après le roman de Iouri Bouida (lire ici), et c’est là qu’aujourd’hui Lionel González et Jeanne Candel avec le musicien Thibaut Perriard portent à un point d’incandescence une traversée de La douce, un récit tardif de Dostoïevski . Trois textes qui nous viennent de Russie et on trouvé leur lieu d’excellence dans ce sous-sol sans fenêtre, cet abri, cet antre où la moindre lumière (lampe- torche, bougies, faisceau lumineux d’un projecteur) crée une atmosphère sans pareille, où les mots naissent de la huit. Isabelle Lafon avait misé sur la clandestinité du dialogue, l’obscurité et l’exiguïté, Aurélia Guillet sur la solitude du personnage (seul en scène) et la précarité ultime du lieu, González, Candel et Perriard ont fait le choix d’investir tout l’espace avec ses recoins, ses piliers derrière lesquels disparaître, ses îlots de vie et de travail, chacun le sien. L’accord est parfait, la tension permanente. Imaginez que l’on transporte l’ensemble du Terrier tel qu’il est ici investi par les trois complices, vous aurez quoi? Une scénographie ( merci Lisa Navarro) retorse vouée aux acteurs comme les aime Krystian Lupa.Ce n’est pas affaire d’ influence mais de connivence. Jeanne Candel et Lionel González ont vu des spectacles de Lupa et surtout ont effectué il n'y a pas longtemps un stage avec le maître du théâtre polonais qui les a marqués. Un jour de stage La douce, le court récit de Dostoïevski s’invite dans les improvisations chères à Lupa. Lionel qui avait déjà en tête de porter ce texte (un monologue) au plateau a alors demandé à Jeanne, dans un geste dostoïevskien, de venir « hanter » la représentation . En descendant dans le Terrier Jeanne a pensé à Loukeria la servante du héros et narrateur de La douce ( la servante est un personnage très éphémère dans la nouvelle). Tout était là en germe : le narrateur, la servante sans paroles mais très active, le rebond musical, le tout en présence de deux fantômes : celui de la Douce et celui de Lupa. Lionel et Jeanne ont eu la bonne idée de rendre public (dans le dossier de presse) des extraits de leurs échanges de mails portant sur leur travail. Jeanne évoque ce moment d’ improvisation devant Lupa où il lui semblait marcher derrière son propre cercueil , « c’était très concret » dit-elle. Suite du dialogue : « Lionel. Oui, je pense que Lupa, plus que tout autre, travaille justement sur un territoire où les images se transforment en vision et vice et versa.. Jeanne. Oui... L. C’est à dire qu’il bascule dans le rêve. J. Ça me passionne. Oui. L. Et crée des espaces parallèles. Mais au présent. En fait, toutes tes sensations viennent d’expériences vécues mais dans le rêve et les visions, elles s’agencent de façon absurde. J. Absolument. L. Et tu vis vraiment des moments invivables. J. Hahaha. J’adore cette conversation. L. Je pense vraiment que Lupa amène le rêve au plateau. Je ne l’avais jamais conscientisé aussi clairement. J. Oui et c'est ça qui m'a bouleversée. Je ne m’en remets toujours pas. L. Oui moi aussi j’adore. En fait je crois qu’on vient de «définir» le corps rêvant ! » Et plus loin : « L. J’ai vraiment l’impression d’avoir compris le pas de plus que fait Lupa par rapport à Stanislavski. J. Oui ,moi aussi. L.Et dans quel direction il le fait. J.C’est pour ça que je voulais le partager avec toi. Tellement excitant tout ça ». Ce fécond dialogue épistolaire décrit par la bande ce qui se passe dans leur version scénique de La douce. Lui, parlant comme à lui-même tout en s’adressant à nous (belle ambivalence) , dès les premiers mots: « …. Bon, tant qu’elle est là, ça va : j’y vais , je regarde, à chaque instant; mais demain ,ils l’emportent et moi, comment je resterai seul? Pour l’instant, elle est là dans la salle, sur la table, deux tables dressées mises bout à bout » dit le narrateur (je cite la traduction d'André Markowicz). Sa très jeune femme (vingt-cinq ans d’écart), s’est jetée par la fenêtre du huitième étage. Il n’y a pas eu de dispute, elle n’a laissé de mot pour expliquer son geste, peut-être un instant avant ne savait elle pas qu’elle se jetterait dans le vide. Quelques semaines auparavant avait eu lieu ce moment que raconte le narrateur, où « la douce » ,un matin, le regardant « droit dans les yeux », lui avait pointé un revolver sur la temps. Pendant que le récit poursuit, Loukeria-Jeanne au fond du Terrier, entre deux portes, s’active, C’est elle qui, au début, réunit les deux tables dont parle narrateur pour qu’on y dépose le cadavre absent de la Douce. C’est elle, Loukeria la servante que l’on voit laver du linge, faire sa toilette. La plupart de ses gestes semblent obéir à un rituel connu d’elle seule. Dans la nuit du Terrier tout se confond. Et si Loukeria était la face cachée de la jeune morte ? Son avatar ? Dans la nuit hantée , exaspérée par la musique sortie d’un conglomérat de d’instruments et d’objets, le sens comme les regards, se dérobent. La nuit avance. Ce n’est qu’en sortant du théâtre que je remarque le beau titre du spectacle : La nuit sera blanche . Elle l’est et le sera. N’en disons pas plus. Sur le chemin du retour je songeai à Krystian Lupa. A l’influence souterraine qu’il exerce sur bien des acteurs français via ses spectacles, ses stages. A ses spectacles, ses acteurs, ses adaptations de romans. Depuis quelques années, le génial metteur en scène polonais, semble avoir disparu des radars des grands festivals et des grands théâtres de France. Et les programmes de la prochaine saison brillent par son absence. Son infatigable génie fait-il peur ? Quelle injustice ! Quelle infamie ! Il n’ y a pas longtemps, la revue théâtre/public lui consacrait un passionnant numéro spécial. On y parlait de spectacles récents comme Capri d’après Malaparte ou Austerlitz d’après le livre de Sebag. Des spectacles qu’on voudrait voir venir en France et qu’on ne verra pas. Sans parler de son spectacle chinois qui aurait dû être à l’affiche du festival d’automne avant que la pandémie ne le retienne entre ses rets. Mais qui sait, ne désespérons pas. Pour l’heure, tous au Terrier ! La nuit sera blanche, Terrier du Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis , du 6 au 22 avril. Les lun, mer, jeu, vend 19h30, sam 17h, dim 15h.
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Le spectateur de Belleville
April 5, 2022 6:43 AM
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Par Armelle Héliot dans son blog - 4 avril 2022 Dirigés par Elise Vigier, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly évoquent Richard Avedon et James Baldwin, tout en parlant de leurs propres chemins, depuis l’Argentine et depuis le Togo.
C’est un spectacle léger et dansant, mais qui tresse des interrogations graves sur le monde et sur la manière d’advenir à soi. Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires composé par Kevin Keiss et Elise Vigier, d’après des essais et interviews du photographe et de l’écrivain, s’inscrit dans une série de « portraits », collection théâtrale lancée par la Comédie de Caen sous l’impulsion de Marcial Di Fonzo Bo, son directeur.
Après Letzlove-portrait(s) Foucault par Pierre Maillet, Portrait de Ludmilla en Nina Simone, par David Lescot pour Ludmilla Dabo, après Portrait de Raoul par Philippe Minyana, pour Raoul Fernandez, mis en scène de Marcial Di Fonzo Bo.
Rien n’est complètement vrai dans ce qui s’échange. Si un livre existe qui inspire en profondeur le geste d’Elise Vigier, Nothing Personal, ouvrage qui date de 1964 et a été récemment traduit en France aux éditions Taschen, tout a été réinventé, recomposé. Kevin Keiss a participé à une partie de l’écriture, puis les deux comédiens –qui ne se connaissaient pas- sont à leur tour intervenus.
Ne faisons pas d’analyse prétentieuse de ce qui se passe sur le plateau. Il faut recevoir le « spectacle » comme une sorte de happening. Le découvrir. Admirer la complicité fraternelle de celui qui vient d’Argentine et de celui qui vient du Togo. Se laisser émouvoir par les photographies, les images, ici, ayant du sens et étant choisies avec intelligence.
C’est vif et bref comme un croquis. Deux grands artistes dans l’entente et le courage de dire : Richard Avedon (1923-2004), né dans une famille juive, dans le Bronx, James Baldwin (1924-1987), grandi à Harlem, deux Américains lucides, ayant traversé bien des milieux sans jamais perdre leurs convictions courageuses.
Ici, se rencontrent également deux comédiens plus qu’intéressants : on l’a dit, une complicité fraternelle, très sensible, touche le spectateur. Ils ont du talent, ils sont intelligents, ils ont le sentiment de leur responsabilité et donnent au projet une lumière particulière. On applaudit Marcial Di Fonzo Bo, irrésistible et Jean-Christophe Folly, toujours excellent, qui avait joué dans Harlem Quartet de James Baldwin dans une mise en scène d’Elise Vigier.
Théâtre du Rond-Point, salle Jean-Tardieu, du 6 avril au 17 avril à 21h00, du mardi au samedi et le dimanche à 15h30. Durée : 1h05. Tél : 01 44 95 98 21.
www.theatredurondpoint.fr
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April 4, 2022 12:42 PM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan - 4 avril 2022 Légende photo : Scène de "Tünde" © Christophe Reynaud de Lage Après bien des mal-entendus à propos de la prononciation de son prénom, Tünde Deak, a fini par écrire une pièce titrée « Tünde », avec, en miroir, l’histoire de ses parents (son père surtout) dont l’errance, après l’écrasement de la Révolution Hongroise de 56 par les chars de Moscou, les conduira à enfanter d’une fille née à Nanterre et prénommée Tünde. Cinq lettres de l’alphabet en orgueilleuses capitales sont debout à l’avant scène, obstruant le plateau dressé par l’équipe de la Comédie de Valence dans la salle des fêtes de Saint-Félicien, un des nombreux villages d’Ardèche et Drôme , de chaque côté du Rhône, ponctuant chaque année les itinéraires de la Comédie itinérante de Valence , initiative inaugurée naguère par Philippe Delaigue, reprise et développée par les directeurs du CDN qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui, Marc Lainé. Saint Félicien est un village de l’Ardèche qui a donné son nom a un fromage mais l’appellation n’ayant pas été déposée, a été chipée par une fromagerie de la région, si bien que le délicieux fromage qui porte le nom du Saint Félicien se fait ailleurs et que celui fabriqué au village, non moins délicieux, a pour nom le Caillé-doux ou quelque chose comme cela. Le spectacle Tünde se devait de venir à Saint Félicien (où la Comédie itinérante n’était pas revenue depuis vingt-cinq ans) car c’est aussi une histoire de nom, d’appellation. Les cinq lettres forment TÜNDE,un prénom (hongrois) qui est aussi le titre de la pièce (astucieuse scénographie de Marc Lainé). Et c’est ainsi que cela commence : « T.U tréma.N.D.E., c’est mon prénom » écrit l’autrice Tünde Deak qui met en scène sa propre pièce racontant son histoire ritournelle comme une romance familiale interprétée avec finesse et délicatesse par Florence Janas et Geoffrey Carrey que l’on a plaisir à retrouver. Une à une couchées sur le sol par l’actrice, les cinq lettres vont former une sorte de labyrinthe dont on va suivre les méandres identitaires. La famille de Tünde a dû fuir le pays de ses ancêtres en 1956, après la défaite de l’insurrection hongroise (luttant pour son indépendance) matée par les chars russes (alors soviétiques), comme aujourd’hui Poutine se venge à retardement de l’humiliation de Maïdan en essayant d’anéantir l’Ukraine avec ses chars, son armée et ses mercenaires. Après l’écroulement de l’URSS en 1991, la Hongrie avait été l’un des premiers pays du pacte de Varsovie (alors moribond) à ouvrir ses frontières. Le prénom Tünde difficilement prononçable, mystérieux pour qui n’est pas hongrois, semble, de surcroît, asexué et planétaire. Est-ce un homme noir venu du Bénin ? Une jeune blonde finlandaise ? On l’apprendra, la Tünde de la pièce écrite en français avec des effluves de hongrois, est une française née à Nanterre. Elle porte un prénom hongrois et parle le hongrois avec un accent français, L’acteur jouant le rôle de Huba, le père de Tünde a , lui a un accent anglo-saxon (mais c’est celui de l’acteur). Ce père est né en 1943 dans une ville hongroise qui deviendra roumaine à l’issue de la guerre 39-45. Il a donc fui son pays en 56. Après un séjour au Brésil où on le surnomme Cuba libre, il gagnera France où il transforme son second prénom István en Etienne, accroche une carte de la Hongrie d’avant 1939 dans son salon, fait mai 68, puis, naturalisé français, se marie, devient fonctionnaire français, a une puis une seconde fille, aux deux sœurs il chante des chansons hongroises, avant, plus tard, d’aller vivre sa fin de vie en Hongrie, un pays où il n’a plus d’attache mais où il retrouve son prénom Huba. Quel charivari identitaire ! La pièce est comme une danse entre deux pays, deux langues, entre un père ayant vécu l’essentiel de sa vie loin du pays de ses ancêtres et ses filles nées en France, entre les vivants et les morts. Cela nous vaut de faire des escapades dans le passé de cet attachant pays d’Europe centrale dont les sonorités de la langue semblent inspirées par des pépiements d’oiseaux. On comprend que Tünde, après toutes ces circonvolutions, ait songé à se prénommer Marie pour se sentir »comme les autres ». L’autrice, Tünde Deak, voyage subtilement entre ses vies, entre deux langues, promenant sa pièce avec une actrice et un acteur sorciers, dans des villages entre la Drôme et l’Ardèche. Tünde, écriture et mise en scène de Tünde Deak, spectacle de la Comédie itinérante du CDN de Valence (où Tünde Deak est artiste associée), dans les villa de la Drôd et de l'Ardèche,jusqu’au 15 avril, puis au Théâtre des quartiers d’Ivry du 2 au 7 mai.
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Le spectateur de Belleville
April 4, 2022 11:29 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 4 avril 2022 Formé auprès de Roger Planchon, l’homme de théâtre dirigea plusieurs institutions, dont le Conservatoire national d’art dramatique de Paris. Jacques Rosner (au centre), avec Nicole Rosner (à gauche) et Sylvie Raboutet, le 9 mai 1998. NATHALIE SAINT-AFFRE/AFP Avec Jacques Rosner, mort le 30 mars en Normandie, à 86 ans, disparaît un homme de théâtre de la génération de Roger Planchon (1931-2009), auprès de qui il s’est formé à la mise en scène, avant de diriger plusieurs institutions, dont le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Né le 5 février 1936, fils de commerçants lyonnais, Jacques Rosner découvre le théâtre grâce à l’un de ses professeurs. A 17 ans, il arrête ses études quand il rencontre Roger Planchon ; le jeune et fracassant directeur du Théâtre des Marronniers, une petite salle du centre de la ville, lui propose de l’assister. C’est le début d’un compagnonnage qui se poursuit ensuite à Villeurbanne (Rhône), au Théâtre de la Cité – le futur Théâtre national populaire (TNP). Jacques Rosner joue, mais ce n’est pas ce qu’il préfère. Il est attiré par la mise en scène, dans laquelle il se lance en 1962, avec La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste Geai, d’Armand Gatti, suivi de Poussière pourpre, d’O’Casey, et de La Mère, de Brecht, un de ses auteurs de prédilection, auquel il reviendra souvent. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Entretien avec Jacques Rosner, directeur du Conservatoire Les vivants qui sont là C’est d’ailleurs avec Brecht (Maître Puntila et son valet Matti) qu’il inaugure ses fonctions de directeur du Centre dramatique du Nord, où il est nommé en 1970. Quatre ans plus tard, il est appelé à la tête du Conservatoire, à Paris. Jacques Rosner analysait finement l’évolution de l’école, où il est resté neuf ans. Quand il y est arrivé, il a trouvé des élèves « plus ouverts, plus conscients, plus responsables d’une culture d’ensemble, plus travailleurs et plus intéressés aux destinées du pays », déclarait-il à Michel Cournot, dans Le Monde. Révolution dans l’approche du jeu Mai 68 a fait son œuvre, Jacques Rosner organise la suppression du concours de sortie, et fait appel à des professeurs de haut vol. Jean-Paul Roussillon, Michel Bouquet, Claude Régy, Bernard Dort rejoignent Antoine Vitez. C’est une grande époque, marquée par une révolution dans l’approche du jeu. Jacques Rosner est également très attentif à l’avenir des élèves, qu’il aide à entrer dans le métier, en tant que directeur du Jeune Théâtre national (JTN), créé en 1971. Pendant ces années-là, Jacques Rosner présente de nombreux spectacles, en particulier L’Atelier, de Jean-Claude Grumberg, qui fait événement, en 1979. Le directeur du Conservatoire en signe la mise en scène avec l’auteur et Maurice Bénichou, à l’Odéon. En 1985, il est nommé par Jack Lang au Théâtre Sorano, à Toulouse. Il achèvera son mandat avec la construction du Théâtre national de Toulouse, qu’il inaugurera avec La Mer, d’Edward Bond, en 1998. Entre-temps, Jacques Rosner réunit ses acteurs fétiches, Marie-Christine Barrault et Jean-Claude Dreyfus, dans L’Etrange intermède, d’Eugène O’Neill, en 1988. Il dirige également Marie-Christine Barrault dans La Cerisaie, de Tchekhov, en 1992, Jean-Claude Dreyfus dans Ruy Blas, de Victor Hugo, en 1989, et la jeune Dominique Blanc, dans La Culotte, de Carl Sternheim, en 1985. Après son départ de Toulouse, Jacques Rosner a poursuivi sa route, dans un contexte où il lui était plus difficile de trouver sa place. Cosignée avec son épouse, Nicole, sa dernière mise en scène, Adolf Cohen, de Jean-Loup Horwitz, a été présentée dans le « off » d’Avignon, en 2015 Jacques Rosner en quelques dates 5 février 1936 Naissance à Lyon 1970 Nommé à la tête du Centre dramatique du Nord 1971 Directeur du Jeune Théâtre national 1974 Dirige le Conservatoire national d’art dramatique de Paris 1985 Nommé à la direction du Théâtre Sorano, à Toulouse 30 mars 2022 Mort en Normandie
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April 2, 2022 9:11 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 2 avril 2022 Portrait Avedon-Baldwyn : entretiens imaginaires », au Théâtre du Rond-Point. GIOVANNI CITTADINI CESI Au Rond-point, à Paris, un beau portrait croisé de l’écrivain et du photographe, auteurs du livre « Nothing Personal », en 1964.
Richard Avedon et James Baldwin sont sur scène, au Théâtre du Rond-Point, dans un spectacle enthousiasmant : un portrait croisé du photographe et de l’écrivain américains, qui, chacun à leur manière, ont marqué le XXe siècle. L’idée vient de la Comédie de Caen, qui pratique depuis plusieurs années l’exercice du portrait, sous la forme de spectacles légers, destinés à voyager facilement, comme celui de Ludmilla Dabo en Nina Simone, écrit par David Lescot, ou celui d’Hannah Arendt, signé Jean-Luc Charlot. Pour Richard Avedon (1923-2004) et James Baldwin (1924-1987), Kevin Keiss et Elise Vigier, qui assure aussi la mise en scène, ont établi leur texte à partir d’entretiens et d’essais des deux artistes. Lire aussi le portrait dans « M » : Article réservé à nos abonnés Richard Avedon, démiurge et photographe Le principe est simple. Avedon et Baldwin se retrouvent dans le studio du photographe, à New York, en 1963. Ils ne se sont pas vus depuis longtemps. Baldwin est de retour aux Etats-Unis, après avoir vécu en France, où il s’installera en 1970, à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes). Il est célèbre depuis la publication de Personne ne sait mon nom (1961) et surtout de La Prochaine fois, le feu (1963), ses recueils sur la situation explosive des Noirs dans la société américaine. Avedon s’est détourné de la mode qui l’a rendu célèbre pour photographier des militants des droits de l’homme ou patients psychiatriques. Les deux hommes ont en projet un livre sur l’Amérique telle qu’ils la voient, l’un avec ses images, l’autre avec ses mots. Ce sera Nothing Personal, un chef-d’œuvre, publié en 1964. Heureuse complicité Avedon et Balwin fréquentaient le même collège d’Harlem, à New York, dans les années 1930. L’un juif, blanc, fils d’un émigré d’origine russe qui tenait un magasin de vêtements, l’autre chrétien, noir, fils reconnu (mais non biologique) d’un père pasteur, et aîné de neuf enfants. Ils sont devenus amis. Déjà, Avedon faisait des photos, et Balwin écrivait. Quand ils se retrouvent, ils ont une quarantaine d’années. Au Rond-Point, les comédiens qui les interprètent ne cherchent pas à leur ressembler. Ils arrivent avec leur histoire : Marcial Di Fonzo Bo a été un enfant blanc dans le Buenos Aires de la dictature militaire, Jean-Christophe Folly un enfant noir dans le XXe arrondissement de Paris. Ils échangent des photos et des souvenirs, en écho à ceux d’Avedon et Baldwin. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Sur les traces de James Baldwin à Saint-Paul-de-Vence, où l’écrivain afro-américain vécut ses dernières années Entre eux, il y a une heureuse complicité d’acteurs (en matière de jeu, Marcial Di Fonzo Bo est un stradivarius), et, surtout, ils font passer l’essentiel : un sentiment de la vie, celui-là même qui irrigue le dialogue de Richard Avedon et James Baldwin. Pudique et profond, ce dialogue témoigne d’une amitié et d’un engagement, dans l’art et la société, qui se clôt par la visite d’Avedon à Jean Renoir. Un dimanche à Beverly Hills, inoubliable, où tout est dit. Portrait Avedon-Baldwyn : entretiens imaginaires, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin-D. Roosevelt, Paris 8e. Texte de Kevin Keiss et Elise Vigier. Mise en scène Elise Vigier. Avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly. Jusqu’au 17 avril. De 8 € à 31 €. Durée : 1 heure. Brigitte Salino
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April 1, 2022 10:47 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 31 mars 2022 Légende photo : Mathias Zakhar, qui interprète Douglas Templemore dans « Zoo », au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, à Paris, le 16 mars 2022. JEAN-LOUIS FERNANDEZ A l’Espace Cardin, Emmanuel Demarcy-Mota met en scène « Zoo », procès des manipulations génétiques.
Une question le hantait : qu’est-ce qu’un être humain ? En 1943, Jean Bruller a publié Le Silence de la mer, sous son nom de résistant, « Vercors », qu’il conservera comme pseudonyme littéraire. Ses livres suivants n’ont jamais fait oublier le premier, mais cela n’a pas empêché le fondateur des Editions de Minuit (et dessinateur du fameux logo, l’étoile), de continuer à creuser la question éthique de l’humain. « C’est la faute des nazis », disait-il. En 1952, Vercors (1902-1991) a publié Les Animaux dénaturés, dont il a tiré une pièce, Zoo ou l’Assassin philanthrope, mise en scène, en 1975, par Jean Mercure, le directeur du Théâtre de la Ville, à Paris. Presque cinquante ans plus tard, voici la pièce de nouveau à l’affiche du même théâtre, mise en scène par celui qui en est le directeur, Emmanuel Demarcy-Mota. Venant de lui, le choix de Zoo, surprenant dans le paysage théâtral d’aujourd’hui, est cohérent. Demarcy-Mota aime rappeler le souvenir des pièces d’hier à thèmes (Rhinocéros, de Ionesco, L’Etat de siège, de Camus, ou Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller), et il a engagé son théâtre dans un vaste projet « Arts et sciences ». Zoo réunit les deux préoccupations. Sa version 2022 a d’ailleurs bénéficié de l’apport de conseillers scientifiques, la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel et le biologiste philosophe Georges Chapouthier. Tribunal désarmé La pièce relate un procès, sujet éminemment théâtral. Un journaliste, Douglas Templemore, tue son enfant, une fille, d’une injection de strychnine, juste après sa naissance. Il appelle un médecin, le docteur Figgins, pour que celui-ci constate le décès. Stupéfaction du médecin : pour lui, l’enfant n’en est pas un, il s’apparente à un singe. Douglas Templemore lui explique que sa fille, qu’il a pris le temps de faire baptiser et de déclarer à la mairie, a été conçue, par insémination artificielle de son sperme, avec une femelle de l’espèce Paranthropus erectus, les tropis, sorte inconnue d’hominidé, découverte par hasard par une expédition scientifique en Nouvelle-Guinée, à laquelle il participait. Au procès, Douglas Templemore explique qu’il a tué sa fille dans un but bien précis : passer en jugement pour que le doute soit levé : la victime est-elle un enfant ou un animal ? Le tribunal est désarmé face à cette question qui en appelle d’autres sur l’évolution, la classification, la définition de l’humain et de l’animal… Zoo les pose en jouant du va-et-vient entre des flash-back et le procès, qui bascule quand comparaît Vancruysen, un homme d’affaires australien. Celui-ci envisage de faire travailler gratuitement dans ses usines les tropis qu’il considère comme des animaux domestiques. Nous ne dirons pas ce que le jury décidera à l’issue du procès. Ce qui compte, c’est le chemin : une représentation de Zoo rapide, agile, parfois un peu trop didactique, mais qui tient en haleine. Emmanuel Demarcy-Mota aime la clarté d’élocution et sait entraîner ses comédiens – la troupe du Théâtre de la Ville. A travers eux, on entend la voix de Vercors, qui déjà en son temps redoutait les manipulations génétiques – au regard de celles que les nazis avaient pratiquées pendant la seconde guerre mondiale – et alertait sur les dangers scientifiques et éthiques que courent les hommes depuis qu’ils sont devenus des « animaux dénaturés ». Cinquante ans plus tard, son appel à la résistance, en ce domaine, reste patent. Zoo, d’après Zoo ou l’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés, de Vercors. Adaptation et mise en scène, Emmanuel Demarcy-Mota. Avec Mathias Zahkar, Ludovic Parfait Goma, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Sarah Karbasnikoff, Anne Duverneuil, Céline Carrère, Charles-Roger Bour, Jauris Casanova, Gérald Maillet, Stéphane Krähenbühl. Espace Cardin, 1, avenue Gabriel, Paris 8e. Tél. : 01-42-74-22-77. De 10 € à 30 €. Durée : 1 h 30. Jusqu’au 12 avril. Brigitte Salino
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Le spectateur de Belleville
April 14, 2022 5:58 PM
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Propos recueillis par Joëlle Gayot dans Télérama - 14 avril 2022 Pour la directrice du Théâtre du Soleil, Emmanuel Macron doit amender son programme pour prendre en compte les besoins des électeurs de gauche.
Avant le second tour de la présidentielle, Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, n’a plus la tête à parler de son spectacle L’Île d’or. Face au danger de l’extrême droite, la citoyenne prend le pas sur la metteuse en scène. C’est en femme engagée, bien plus qu’en artiste, qu’elle s’exprime. Êtes-vous inquiète ? Plus que de l’inquiétude, je ressens de l’effroi. La situation n’est plus la même qu’en 2017. Les partis réformistes ont volé en éclats. Madame Le Pen a désormais une réserve de voix importante. Les droites extrêmes pourraient rassembler plus de 50 % des Français. Ce chiffre nous fait trembler. Alors que la guerre nous menace, car l’Ukraine c’est nous, l’arrivée de l’extrême droite à la tête de notre pays serait un désastre irréparable. Pour la France et l’Europe. Que dites-vous à ceux que tente l’abstention ? Je leur dis que nous avons dix jours pour exiger et obtenir d’Emmanuel Macron qu’il amende son programme. Pour ce faire, il faut qu’il entende les urgences que lui hurlent certains dirigeants syndicaux lorsqu’ils arrivent à l’attraper au téléphone. Il faut que dans le programme de la France insoumise, il puise les dix, ou vingt, ou, pourquoi pas, trente mesures qui sont finançables et possibles à mettre en œuvre immédiatement. Et qu’il fasse de même dans le programme des écologistes et d’autres. Ce fameux combat des idées dont tous les dirigeants politiques se targuent ne consiste pas à annihiler les idées de ses adversaires. C’est aussi savoir admettre que l’autre a raison, parfois. Pour le bien du pays. Pour le bien commun. Contre le fascisme. Et les candidats momentanément défaits ne doivent pas crier au plagiat, mais être fiers de ces emprunts et les ajouter à la liste de leurs victoires. C’est ça, la politique : travailler au bien commun. Cela devrait être ça ! En dépit des aléas des élections, en dépit des différences et donc des différends. C’est être capable de mettre de côté une énième déception, aussi cruelle et injuste soit-elle. Ce n’est pas se retirer sur l’Aventin en laissant advenir un désastre possible, pour ne pas dire probable. On n’« essaie » pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme, aussi déguisé, aussi masqué soit-il. On ne se livre pas aux forces obscures. Si elle est élue, alors, avec ceux qui, restés dans l’ombre jusqu’ici, apparaîtront autour d’elle le matin du 25 avril 2022, elle infligera à la France, et à l’Europe, des dégâts incommensurables, irréversibles. Les mêmes que ceux qu’infligent encore Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie. Elle veut tripatouiller la Constitution. Se rend-on compte de ce que cela signifie ? Elle veut introduire dans notre Constitution, qui reste un modèle pour les démocraties du monde, des mesures indignes qui n’ont rien à y faire, mettant en danger le droit d’asile, l’égalité, l’hospitalité, le devoir de protection, et j’en passe. Croyez-vous à une possible inflexion d’Emmanuel Macron vers la gauche ? Il faudra bien qu’il « dessourdisse » son oreille, car sinon il perdra l’élection. Il le sait. Il ne peut pas non plus ignorer que s’il est élu et ne change rien à sa façon d’être et de diriger, la rue sera là, et pas seulement les samedis, mais tous les jours. Et pas seulement les Gilets jaunes, mais tout le monde. On peut tout dire d’Emmanuel Macron mais pas qu’il est bête, intellectuellement en tout cas, et je ne pense pas qu’il ait envie de rester dans l’Histoire comme celui qui a été chassé après avoir tout bousillé. Que manque-t-il à sa parole ? Jamais il ne nomme la pauvreté. Et, ne la nommant pas, il semble ignorer, pis, il semble nier une grande partie du malheur de la France, alors que c’est de son éradication qu’il devrait impérieusement faire son cheval de bataille. Que dire sur la chute des partis politiques historiques ? Vous voulez savoir ce que je pense vraiment de ces partis ? Alors qu’ils devraient être un petit échantillon exemplaire de la société qu’ils prétendent faire advenir, il y règne une telle violence, une telle vulgarité de comportement, une telle méchanceté, oui, méchanceté, qu’ils sont finalement devenus des partis scorpions. Ce n’est pas leur intérêt mais c’est devenu leur nature. Que faire ? En tant qu’artiste, vous sentez-vous impuissante ou même responsable ? Je n’ai pas envie ici de m’exprimer en tant qu’artiste. D’ailleurs, les artistes sont des citoyens comme les autres et il est normal qu’au moment où l’extrême droite est sur le seuil du pouvoir nous nous demandions ce que nous avons fait que nous n’aurions pas dû faire, ou pas dit ce que nous aurions dû dire. Il est normal qu’au moment où, à nos portes, nous assistons au viol d’un pays, de ses lois, de ses droits, de ses femmes, de ses enfants et de ses hommes, nous nous sentions impuissants, inutiles et honteux. Les revendications identitaires influencent-elles les politiques ? Oui, bien sûr. Nous en avons les preuves tous les jours. Mais si j’étais candidate, je parlerais aux gens sans me soucier des couleurs de peau, des religions, des orientations sexuelles, mais en tenant compte uniquement des différences de ressources de ceux auxquels je m’adresse. Parce qu’il y a des pauvres, des moins pauvres et des riches chez tout le monde, qu’on soit femme, noir, blanc, musulman, juif, lesbienne ou gay. Jeune ou vieux. Malade ou athlétique. Quelle est la responsabilité de la gauche dans la situation actuelle ? Elle a précisément fait l’inverse et oublié un groupe, pourtant très fourni, celui de ces Français, de longue date ou récents, qui sont dans la merde. Je ne peux pas dater cet abandon. À quel moment a-t-elle cessé de voir l’épuisement, la souffrance et le trouble des enseignants ? des soignants ? À quel moment a-t-elle commencé à laisser décliner les services publics, c’est-à-dire le bien commun de tous les habitants de la France, qu’ils soient français, étrangers travaillant ou réfugiés chez nous ? À quel moment la gauche est-elle devenue froide et calculatrice ? À quel moment a-t-elle cessé d’utiliser le mot prolétariat ? À quel moment a-t-elle cessé de parler de province pour parler de territoires ? De glissements en glissements, sémantiques ou pas, a surgi un monde brisé en une infinité de groupes. Tous plus narcissiques les uns que les autres. La colère est désormais érigée en valeur. Certains ont enfourché cette colère, l’ont invoquée comme s’il s’agissait de la seule déesse libératrice. Ils raclent les colères jusqu’au fond du chaudron de la guerre civile. Or la colère n’est pas une valeur, c’est un symptôme. C’est, en général, le symptôme de la peur. il faut des remèdes à cette peur. Vite. À voir L’Île d’or, une création collective du Théâtre du Soleil. Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e. Jusqu’au 1er mai. Du mer. au ven. à 19h30, sam. à 15h, dim. à 13h30.
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 6:34 PM
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Propos recueillis par Fabienne Darge pour le Monde en 2006, republié en hommage le 13 avril 2022 « Le Monde » a rencontré l’acteur en 2006, quelques jours avant le début des représentations de « L’Avare » au Théâtre de la Porte-Saint-Martin à Paris. Il livrait son regard sur son métier.
Nous republions cet entretien du 18 décembre 2006 avec Michel Bouquet, mort le 13 avril 2022, à Paris. « Il faut toujours essayer d’approcher le plus possible des secrets d’écriture de l’auteur, y compris ce qui lui a échappé à lui-même. Quand je joue, je relis la pièce tous les jours, souvent à haute voix. Si je lis L’Avare, je ne me rends pas compte, au départ, de ce qu’est Harpagon, (…) ça ne peut pas venir tout seul. Si on actionne la pièce avant qu’elle ne s’actionne, on la tue : les réflexions sur le personnage sont avant tout des réflexions sur la manière dont la pièce est faite. C’est pour cela que ce métier d’acteur est un métier de responsabilité : un métier d’interprète, pas de créateur. « Ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. » L’idéal serait que le comédien ne crée pas, qu’il ne crée rien, qu’il soit la victime. Dans les rôles que j’ai pu jouer très bien, j’étais une victime déconfite, à jeter au rebut : Pozzo, par exemple, dans En attendant Godot. Otomar Krejca, le metteur en scène, m’avait beaucoup aidé : il ne disait rien directement. La plupart des metteurs en scène parlent trop de la chose que l’on est en train de faire, et tuent ainsi toute possibilité de miracle avec le rôle. Parce que la psychologie n’est que la première marche de l’escalier qui mène au personnage. Comme dans Paradoxe sur le comédien de Diderot, ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. Là, cela devient intéressant parce que c’est aussi tout ce qui échappe à l’acteur qui est le plus important, plus important que ce qu’il montre consciemment : on n’est pas maître du jeu, on n’est pas maître de soi. C’est tout ce qui échappe à l’acteur qui fait le grand acteur. Parce que, dans ce cas, le personnage gouverne. Les personnages que l’on gouverne trop ne sont pas bons… Aller au plus profond C’est étrange, parce qu’on se laisse gouverner par un personnage qui est purement fictif, et par l’auteur, qui ne l’est pas, lui. Mais qui souvent est mort. Par ailleurs, la part de secret que l’auteur contient est secrète pour lui aussi. Et c’est là que ces deux secrets peuvent se mélanger, peut-être. On ne sait jamais exactement ce qui se passe. A force de frapper à la porte du personnage et de l’auteur, celle-ci finit par s’ouvrir un peu… Dans ce fait de regarder de l’autre côté, d’entrouvrir la porte, il y a quelque chose de sacré. C’est très émouvant. J’aime ce métier par-dessus tout parce qu’il permet d’être lucide sur autre chose que soi. La plupart des gens se regardent eux-mêmes tout le temps. L’acteur a le privilège de pouvoir regarder d’autres que soi. Autant que l’auteur, mais autrement. Lire aussi L’acteur Michel Bouquet est mort Quand on est un comédien qui pratique le « je est un autre », on a souvent le sentiment d’une perte d’identité personnelle. Du coup, je ne reste jamais longtemps sans jouer. Je prends un autre personnage. Un autre autre. J’ai toujours des fers au feu. C’est un beau métier, parce qu’il va à la fois au plus profond de la vie, et à la surface. Ce qui est très dur, c’est quand la représentation s’arrête. Je le vis très mal. De plus en plus. La fête s’arrête. Tout ce qu’on a mis dans la représentation est perdu à jamais, et n’a pas été vécu. A été vécu fictivement. Il y a des descentes d’ascenseur épouvantables. C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. « C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. » Il faut réinventer presque tout chaque soir, avec le personnage, bien sûr. Repartir de zéro. C’est pour cela que ce métier a été aussi longtemps scandaleux, réprouvé par l’Eglise. Parce que c’est absolument outrecuidant par rapport à la vie : donner une place de réalité à une fiction, et faire cela tous les soirs. Ce qui rend le théâtre irremplaçable, c’est qu’il est la meilleure façon d’apprendre ce qu’est l’homme – en se divertissant. Et pour chacun très intimement, très personnellement. Le théâtre, c’est un ensemble d’individus qui se rassemblent tout à coup dans un rire, puis se séparent à nouveau. Réunis par cet artifice qui n’en est plus un, puisqu’il est incarné par la personne humaine – l’acteur. » Propos recueillis par Fabienne Darge
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 8:23 AM
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Par Vincent Bouquet dans Sceneweb - 28 mars 2022 Crédit Photo Alexandre Ah-Kye La metteuse en scène revient à Thomas Bernhard et transforme sa Plâtrière en cloaque suffocant, où, au milieu d’une scénographie immersive remarquable d’organicité, l’isolement et la folie s’entremêlent et se nourrissent de façon magistrale. Il faut se la représenter cette Plâtrière pour tenter d’en comprendre la puissance ténébreuse, pour essayer de saisir le pouvoir maléfique de cette bicoque délabrée. Isolée au milieu d’un paysage enneigé, parsemé de sapins décharnés, cette ancienne usine à chaux est devenue un cloaque, une sorte de squat où, au son des chiens hurlants, cohabitent, dans une saleté remarquable, pigeons, corneilles, cafards et cadavre, dont l’odeur pestilentielle incommode des vagabonds de passage qui s’amusent, façon clowns tristes, avec des restes de déco de Noël. Visages neutralisés par un masque – style Fantômas –, ces badauds grouillants sont bien décidés à se débarrasser de cet amas de chair criblé de balles et choisissent, sans barguigner, d’appeler les autorités, avant de déguerpir telle une bande d’insectes effrayés par la lumière des gyrophares. « Ils m’ont dit qu’ils envoyaient une ambulance, mais, à ce niveau-là, elle aurait plutôt besoin d’un corbillard », s’amuse l’un d’eux, sans autre forme de compassion. Elle, c’est la femme de Konrad, « le fou » qui habitait là, mais qui a visiblement, lui aussi, pris la poudre d’escampette. A la manière de Thomas Bernhard, à qui l’on doit cet invraisemblable roman, Séverine Chavrier opère, une fois le décor planté, un retour en arrière pour mettre la main sur l’auteur du crime et plonger dans le quotidien de ce couple hors du commun. Reclus volontaire, abandonné par tous, cet effrayant tandem a élu domicile dans cet endroit sordide voilà plusieurs années. Infirme, dépendante, elle semble plus préoccupée par la maigre pitance qu’elle avalera au dîner que par les cachets qu’elle refuse de prendre. Entre deux cigarettes, elle ne cesse d’humilier son mari, à qui elle fait payer cet isolement forcé, et n’a d’yeux que pour son enfance, où tout semblait encore possible alors que plus rien ne l’est aujourd’hui. Face à elle, Konrad est pris entre deux feux, entre les désidératas de cette épouse tyrannique et la nécessité maniaque – style Jack Torrance dans Shining – d’achever sa « grande œuvre », ce « traité médico-mathématico-métaphysique » sur l’ouïe sur lequel il planche depuis vingt ans, mais dont il n’a pas écrit une traître ligne. Pour l’heure, ses recherches se bornent à une série de feuillets qu’il a entassés au fond de la cave et aux résultats de curieux exercices de phonétique et de linguistique auxquels il soumet sa femme à grand renfort d’intimidations en tout genre. Chez lui, le bruit est devenu une obsession telle qu’il cherche, à tout prix, à s’en prémunir, en déménageant à la Plâtrière, bien sûr, mais aussi en transformant cette masure inhospitalière en forteresse apparemment imprenable. Mirador dans le jardin, caméras de vidéosurveillance dans chaque recoin, collection de fusils de chasse accrochés au mur, Konrad vit comme un forcené assiégé, sous la menace – réelle ou fantasmée – de l’extérieur, de ces improbables intrus masqués qui s’invitent pour faire des travaux, chasser sur ses terres, lui servir de confidents ou se payer sa tête. Sa solitude, brisée par les livraisons Deliveroo et les visites d’une aide-soignante dilettante, il la chérie, la cultive et la désire, jusqu’à la folie, alors qu’elle paraît, irrémédiablement, et pour son plus grand malheur, lui échapper. Plutôt que de reprendre in extenso l’œuvre de Thomas Bernhard – une gageure tant elle apparaît comme une litanie ininterrompue de flux et de reflux de pensée, dopée aux circonvolutions –, Séverine Chavrier a décidé d’en conserver seulement le canevas – comme elle avait déjà pu le faire dans Nous sommes repus mais pas repentis et Les Palmiers sauvages. Aux personnages de l’auteur autrichien, elle administre un traitement de choc, une mise sous cloche scénique : elle les propulse dans la Plâtrière et les observe se débattre, comme on regarderait les flocons retombés dans une boule à neige fortement secouée. Grâce au travail scénographique de Louise Sari, à la création vidéo de Quentin Vigier, à la partition musicale de Simon d’Anselme de Puisaye, intensément interprétée par Florian Satche, et aux lumières de Germain Fourvel, comme autant d’éléments époustouflants, l’environnement devient un cocon organique capable d’influer sur le devenir des individus qu’il enserre et sur la perception des spectateurs, pleinement immergés dans ces bas-fonds suffocants. D’autant que l’impression d’enfermement est minutieusement, et de façon subjuguante, entretenue par la metteuse en scène, à travers la superposition de trois écrans, mais aussi grâce à cette maison dont l’étroitesse du sous-sol, du couloir et même de la pièce principale – en regard de l’immensité du plateau – met sous tension la moindre action. Aux confins du thriller et de l’horreur, Konrad et sa femme apparaissent alors dans toute leur monstruosité, et dans toute leur misère affective. Entre eux, ne subsiste rien de plus qu’un rapport de force quotidien, un lien dominant-dominé qui s’inverse au gré des humeurs et des événements de la journée. En commun, ils n’ont plus que la folie dans laquelle, à des degrés différents, ils plongent irréversiblement. Une descente aux enfers que Séverine Chavrier imbrique magistralement avec l’isolement, transformé en vecteur de ravages mentaux dévastateurs pour la santé psychique des êtres, comme pour leur humanité. Surtout, elle dirige d’une main de maître Laurent Papot, Marijke Pinoy et Camille Voglaire qui donnent respectivement à Konrad, sa femme et leur aide-soignante une intensité et une profondeur envoûtantes. Chacun à leur endroit, ils font montre d’une aisance fabuleuse qui concourt à faire de la Plâtrière une maison des horreurs où tout, y compris le pire, semble possible, voire probable. De cette expérience menée dans un laboratoire grandeur nature, aucun ne réchappera indemne, pas même le public qui, au sortir, mettra plusieurs minutes pour reprendre pleinement ses esprits, habilement chamboulés. Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr Ils nous ont oubliés d’après La Plâtrière de Thomas Bernhard Mise en scène Séverine Chavrier Avec Laurent Papot, Marijke Pinoy, Camille Voglaire Musicien Florian Satche Durée : 3h45 (entractes compris) Tandem Scène Nationale, Douai les 24 et 25 mars 2022 Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris du 12 au 27 avril 2022 Théâtre national de Strasbourg du 3 au 11 juin 2022 Teatro Nacional São João, Porto (Portugal) les 8 et 9 juillet 2022
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 7:46 AM
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Par Gilles Renault dans Libération - 13 avril 2022 Immense comédien à la carrière vertigineuse, interprète privilégié de Molière ou de Ionesco, Michel Bouquet est mort mercredi à 96 ans. Réservé en dehors de la scène, il aura marqué par la sobriété et l’intensité de son jeu le théâtre français depuis les années 1950. Même retiré de la scène, après soixante-quinze années de présence quasi ininterrompue, le personnage n’avait pas réussi à totalement quitter l’actualité théâtrale. Hommage anthume, le spectacle Je ne suis pas Michel Bouquet avait ainsi connu un beau parcours à la rentrée 2019, permettant, par l’intermédiaire du comédien Maxime d’Aboville, d’entendre ses confidences, telles qu’extraites d’un livre d’entretiens avec Charles Berling, publié en 2001. Les salamalecs, prises de position et autres avis plus ou moins définitifs n’étaient toutefois pas exactement son truc, lui qui, toute sa vie durant, n’aura plutôt porté que les habits sacerdotaux d’une vocation remplie jusqu’à l’abnégation, au seuil du masochisme (moral, et même physique, sur le tard), se sachant au plus profond de son être incapable d’exercer une autre activité que celle d’acteur. Pas plus, mais, surtout, pas moins. Jusqu’au dernier souffle, ou presque, survenu mercredi 13 avril. Michel Bouquet avait 96 ans et, clairement, jamais eu envie de goûter aux joies alenties de la retraite. Car s’il avait renoncé au théâtre, après un ultime Tartuffe de Molière, mis en scène en 2017 par Michel Fau, c’est simplement car son corps l’avait conjuré de ne plus rentrer le soir à plus d’heure. Ce qui, grâce à un emploi du temps plus clément, ne l’empêchera pas d’apparaître encore au cinéma en 2020, au côté d’Irène Jacob, Niels Arestrup et Patrick Bruel, dans Villa Caprice de Bernard Stora. Ou, l’année d’avant, d’enregistrer des Fables de La Fontaine. Au vrai, Michel Bouquet avait bien tenté de décrocher, comme on le dirait d’un toxico, faisant fin 2011 ses adieux à la scène. Mais, n’y croyant sans doute pas lui-même, ça n’avait été que pour mieux revenir, à peine deux ans plus tard, plus vivant que jamais dans le Roi se meurt de Ionesco, un de ses auteurs de prédilection. «Le métier d’acteur a occupé entièrement ma vie. [Mais] je n’aurai pas la vanité de mourir sur scène, comme Molière.» — Michel Bouquet Ainsi, Michel Bouquet laisse-t-il derrière lui cinq molières, deux césars et pas mal d’autres prix et breloques, couvrant une quantité proprement vertigineuse de pièces, films, téléfilms, voix off et autres enregistrements radio et discographiques corroborant cette envie insatiable de jouer, jouer, jouer, qu’il résumait en toute simplicité : «Le métier d’acteur a occupé entièrement ma vie.» Mais non sans ajouter : «Je n’aurai pas la vanité de mourir sur scène, comme Molière.» Une enfance en pension Doublée d’un manque assumé d’engagement extra-artistique (qui le privera de l’aura d’un Michel Piccoli, né la même année que lui, en 1925), la discrétion naturelle de Michel Bouquet prend sa source au sein d’un univers familial où il n’est pas d’usage d’extérioriser ses sentiments. Nulles effusions ni confidences dans une sphère domestique où les mots restent parcimonieux, quand bien même l’affection existe. Garçonnet timide, entouré de trois frères, Michel est le fils d’un officier déporté en Poméranie (région côtière au sud de la mer Baltique, à cheval entre la Pologne et l’Allemagne), avec lequel il se souviendra n’avoir échangé que quelques phrases, et d’une mère au foyer (morte à 102 ans) plus explicitement chérie. De 7 à 14 ans, c’est en pension que l’enfance se passe, à Vaujours précisément, au nord-est de Paris, où, confronté à la dure discipline d’un établissement de 640 élèves, il pratique une résistance passive en attendant les vacances d’été et de Noël pour retrouver ses proches – ou supposés tels. «Je ne communiquais avec personne, pas même avec un de mes frères qui était là aussi. Rêveur plutôt qu’agité, je ne posais aucun problème, sans rien apprendre non plus, passant mes journées au piquet, à tuer l’ennui en me projetant dans des aventures imaginaires», racontait-il à Libération, fin 2017, dans le foyer désert du théâtre de la porte Saint-Martin, à quelques jours d’une énième première régénératrice. «Je ne crois pas avoir été adolescent», ajoutait sans affect le vieil homme, se souvenant a minima avoir «traversé l’horreur de la guerre sans s’en rendre compte». Car, à un âge où certains s’impliquent déjà clandestinement dans la lutte armée, le futur héros très discret s’active, lui, à… «trouver des places pour aller à l’Opéra-Comique», le dimanche après-midi, avec sa mère ! Déjà aimanté par ces récits «fictifs, abstraits», appelés à l’affranchir du prosaïsme du quotidien. Apprenti dans la pâtisserie Bourbonneux, le garçon au naturel si réservé provoque alors la rencontre qui va tout changer. Séchant l’office dominical de Saint-Augustin, un jour de mai 1943, il part frapper à la porte de Maurice Escande, sommité du théâtre qu’il a applaudie à la Comédie-Française dans Madame Quinze, de Jean Sarment. Qu’apporte-t-il en offrande, au 190 de la rue de Rivoli ? Trois fois rien : une tirade de Cyrano et un poème de Musset, qui suffisent pourtant pour que l’acteur et metteur en scène décèle la ferveur qui habite l’impétrant. Pris sous l’aile du pédagogue – qui formera aussi Georges Marchal ou Serge Reggiani –, l’ado passe indifférent devant la Kommandantur, direction le théâtre Edouard-VII où il suit gratuitement son premier cours. «Votre fils doit faire du théâtre», dit Escande à madame Bouquet, qui cède sans trop ciller à la parole injonctive. Son portrait dans «Libé» en 2001 Le pli est pris. Que valideront d’autres rencontres majeures : Albert Camus qui, dès leur concours de sortie du conservatoire en 1944, convie Michel Bouquet et Gérard Philipe à jouer dans son Caligula. Jean Anouilh, dont l’Antigone a laissé à Bouquet un «souvenir absolument prodigieux», qui lui «inculque le respect du théâtre» après leur première rencontre à Bruxelles, en 1946. Ou, un an plus tard, Jean Vilar, si doué pour «trouver dans les grands textes du passé matière à montrer très exactement où on en était, nous», qui le convie au baptême du Festival d’Avignon. Un gotha complété par les noms de Roger Planchon, Claude Régy, Harold Pinter, Samuel Beckett, Marcel Bluwal… «Se mettre à la disposition des auteurs et les servir le mieux possible», telle sera la devise obsessionnelle de l’acteur, animé par une inextinguible soif de textes, qu’il n’avait de cesse de décortiquer. «Besogneux» autoproclamé, ou perfectionniste, selon. «Cette époque n’est plus vraiment la mienne» Omniprésent au théâtre dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Michel Bouquet devient parallèlement une figure en vue du cinéma français, qui l’emploie à tour de bras du milieu des années 1960 à la fin des années 1970 : François Truffaut (La mariée était en noir, la Sirène du Mississipi), Claude Chabrol (la Femme infidèle, la Rupture, Poulet au vinaigre), Yves Boisset (Un condé, l’Attentat ), Jacques Deray (Borsalino), Etienne Périer (la Main à couper)… Banquier, inspecteur, procureur, chef d’entreprise ou médecin, contrairement à ce que la fonction pourrait laisser imaginer, Michel Bouquet n’a pas si souvent le beau rôle – quand bien même s’agirait-il du premier –, dissimulant derrière une respectabilité de façade d’inavouables doubles-fonds pouvant culminer dans le meurtre. Question de regard, aiguisé, de diction, posée, de silences aussi, au diapason d’une hypocrisie matoise, aussi bien que d’une sourde opiniâtreté. «La profondeur immobile d’un sphinx», aurait écrit Balzac. Ou quelque chose de l’Orgon du Tartuffe de Molière, insurpassable modèle dramaturgique que Bouquet servit sans relâche : «Un bourgeois qui écrase sa maisonnée, un monstre terrible de méchanceté, de bêtise, mais de touchante douceur aussi, représentatif de ce genre d’hommes qui définissent leur puissance par l’argent, la position, la foi en quelque chose – ici, la religion.» «Il a toujours craint de ne pas être à la hauteur et, à 40 ans, il aurait pu dire la même chose.» — Juliette Carré, sa deuxième épouse «Un comédien extraordinaire, rare, au jeu tellement sobre, minimaliste, qu’il laisse toute la place à l’imaginaire des spectateurs pour interpréter ce qu’il dit», dira de lui la réalisatrice, Anne Fontaine, à propos de Comment j’ai tué mon père. Un de ses rares rôles marquants du XXIe siècle, où sa présence se raréfie, avec le Renoir de Gilles Bourdos et le Promeneur du Champ de Mars, dans lequel Robert Guédiguian lui fait porter le chapeau (et la casquette) de François Mitterrand. «Cette époque n’est plus vraiment la mienne», admettait le «vieux dinosaure» dès le début des années 2000, sans se résoudre à couper les ponts pour autant, malgré une santé de plus en plus délicate occasionnant une fin de carrière en pointillés. «L’âge est une chose terrifiante, et je suis un vieillard qui devrait bientôt mourir», complétait-il en 2017, sans apitoiement, avant tout soucieux de «ne pas causer la faillite» d’une pièce pour laquelle il avait signé un engagement de quelques mois. Présente à ses côtés, à la ville comme au théâtre, Juliette Carré sa deuxième épouse depuis un demi-siècle (après une autre comédienne, la très mondaine et volcanique Ariane Borg, plaquée en 1967 avec fracas – grève de la faim et procédure de divorce étalée sur treize ans), décryptait : «Sous un abord généreux, calme et gentil, Michel reste un hypersensible, très anxieux, qui a toujours craint de ne pas être à la hauteur et, à 40 ans, il aurait pu dire la même chose.» Rencontre à l'occasion de son dernier «Tartuffe» en 2017 Le couple vivait dans un appartement du XVIIIe arrondissement, qu’il ne quittait guère que pour aller au spectacle… côté scène, pyrée d’une vie factice que l’acteur considérait comme «la seule vivable», l’autre, la vraie, jugée matérialiste, superficielle, brutale, n’étant en définitive faite à ses yeux que d’accommodements. Michel Bouquet donnait l’impression de la subir, «terrorisé» par ce flot de «mauvaises nouvelles déversées chaque jour par les actualités télévisées» qui l’avait incité à signer une tribune en 2018 contre le réchauffement climatique. Car, à défaut d’avoir une descendance, l’aïeul se souciait de l’état de la planète léguée aux générations futures. Soutien timoré de Macron à l’élection présidentielle de 2017, après s’être abstenu durant de longues années de voter, l’acteur désabusé se demandait si le plus jeune dirigeant que le France ait jamais connu serait capable d’infléchir le cours des choses. Le questionnement était plus inquiet que sarcastique. Et il ne brûlait pas de connaître la réponse.
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April 12, 2022 6:06 PM
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Par Philippe Chevilley dans les Echos - 24 mars 2022 Le directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota, adapte avec brio la fable humaniste de Vercors qui remet en cause les frontières entre l'homme et l'animal. Onze comédiens dirigés au cordeau, une scénographie poétique : la philosophie, la science et le théâtre font bon ménage sur la scène de l'Espace Cardin Branle-bas de combat dans le monde de l'anthropologie. Dans une région reculée de Nouvelle-Guinée, une expédition scientifique a découvert l'existence d'une tribu, sorte de chaînant manquant entre le grand singe et l'homo sapiens. Douglas, jeune journaliste présent lors de la découverte, décide de recourir à l'insémination artificielle pour engendrer un enfant avec une femelle de l'espèce. Dès que le bébé naît, il le tue et se rend aux autorités. Son but est de provoquer un procès et, à travers son jugement, de forcer la justice à déterminer la nature des créatures, baptisées « tropi ». Il sait pourtant que si elles sont déclarées « humaines », il risque d'être accusé d'infanticide et condamné à la peine capitale… En ces temps où la science fait l'objet de multiples débats - et où l'humanité a bien du mal à retrouver sa boussole -, le directeur du Théâtre de la Ville, Emmanuel Demarcy-Mota, a eu l'idée judicieuse d'adapter la pièce de de Vercors « Zoo ou l'Assassin philanthrope » (1963), de la croiser avec le roman dont elle s'inspire « Les Animaux dénaturés » (1952) et avec les contributions récentes de scientifiques sur « l'homme augmenté ». Déployé sous forme expérimentale pendant le confinement, le projet est devenu un vrai spectacle, percutant, bref (1h30 chrono) et limpide, à l'affiche pour un mois à l'Espace Cardin. L'homme à éclore Le metteur en scène a choisi la simplicité, un didactisme de bon aloi pour épouser le propos « humaniste » de l'écrivain. Un procès mené tambour battant, des flash-backs éclairants, un verdict coup de théâtre : le drame est haletant et facile à suivre. Les réflexions scientifiques ajoutées sont distillées avec mesureafin de ne pas alourdir la pièce. Son « verdict » est éclatant. En faisant basculer in fine les « tropi » dans le camp humain, la justice les protège de leurs prédateurs, représenté par l'homme d'affaires Vancruysen, qui voulaient en faire des bêtes de zoo ou des bêtes de somme. Vercors nous invite plus largement à redéfinir l'humanité : « L'animal fait un avec la nature, l'homme fait deux. Il s'en est arraché ; Il s'est dé-naturé », affirme Pop , l'homme de Dieu. « Autrement dit, face à la nature, nous sommes des rebelles. L'homme, un animal rebelle ! Voici donc la première définition universelle de notre espèce », renchérit Jameson, l'avocate. En conclusion, Douglas le journaliste prononcera cette très belle formule : « L'homme n'est pas dans l'homme, il faut l'y faire éclore ». Emmanuel Demarcy-Motta évite la démonstration pesante ou le théâtre-conférence. Grâce à la belle troupe du Théâtre de la Ville, à la fois distanciée et tendue - Mathias Zakhar (Douglas le journaliste) incarne un vibrant « philanthrope», Marie-France Alvarez (Jameson) et Valérie Dashwood (Minchett) brillent en avocates de choc, etc. Et surtout grâce à une esthétique originale et raffinée. Avec son scénographe fétiche Yves Collet, il a conçu un univers flottant, entre théâtre d'ombres, masques d'animaux et projections en relief (par un savant jeu de voiles), qui confère une dimension poétique au spectacle. Le questionnement de Vercors s'entend très fort, sans que le théâtre en soit dénaturé.
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April 10, 2022 12:54 PM
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Par Faustine Vincent dans Le Monde - 10 avril 2022 Cette Ukrainienne s’efforçait de défendre la culture de son pays dans son théâtre aujourd’hui en ruine. Elle aura traversé sept pays avant d’arriver en France. Cela faisait des semaines qu’elle se disait qu’il fallait partir. Quitter Marioupol. Sa fille, installée à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, n’arrêtait pas de lui répéter. Quelques jours avant l’invasion russe, le ton était encore plus pressant : « Maman, tu es encore jeune et belle, tu dois vivre. Pars immédiatement, je te l’ordonne. » Lioudmyla Kolossovytch, 58 ans, hésitait et tentait de calmer ses angoisses avec des plantes médicinales. Cette Ukrainienne aux longs cheveux blonds et à l’allure soignée était metteuse en scène au théâtre dramatique de Marioupol quand la Russie a lancé l’offensive, le 24 février. Son arrivée remonte à juin 2020. En un an et demi, elle monte trois pièces, dont une de Tchekhov, Verotchka. Leur particularité : tout est joué en ukrainien. « C’était très novateur pour Marioupol », explique-t-elle au Monde. La ville, située dans le sud de l’Ukraine, est historiquement russophile et russophone. Jusqu’en 2015, le théâtre s’appelait d’ailleurs Théâtre dramatique russe de la région de Donetsk à Marioupol – un héritage de l’époque soviétique. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : les rescapés de Marioupol racontent un mois sous l’enfer des bombes L’ancienne comédienne, elle, a longtemps baigné dans la langue et la culture ukrainiennes. « Sous l’URSS, tout le monde parlait russe, mais dans mon village, à Sloviansk [dans le Donbass], on parlait ukrainien. Ma mère et ma grand-mère me chantaient des chansons dans cette langue, que les Russes détruisaient petit à petit. » Pendant ses études de théâtre, Lioudmyla Kolossovytch est sommée d’apprendre le russe littéraire, considéré comme noble, pour pouvoir jouer sur scène. Devenue metteuse en scène, elle décidera de ne monter des pièces qu’en ukrainien. « Pour moi, c’est très important de promouvoir la culture et la langue ukrainiennes, explique-t-elle. C’est un trésor dont j’ai hérité dans mon enfance et que j’ai envie de transmettre aux gens. » A Marioupol, le public réserve un bon accueil à ses pièces. Mais, au sein même du théâtre, la fronde s’organise. « J’ai découvert que beaucoup de comédiens n’aimaient pas l’ukrainien. Ils résistaient ouvertement. C’était désagréable et inattendu. Cela m’a perturbée. » Elle finit par élever la voix pendant les répétitions. Quinze comédiens, dont ceux qui tiennent les rôles principaux, ripostent par une lettre au directeur pour se plaindre. « J’ai vécu ça comme une immense trahison, raconte Lioudmyla Kolossovytch. Ils ne voulaient pas travailler en ukrainien, par paresse, par ignorance, ou parce qu’ils regardaient plutôt vers la Russie. » Trains bondés Le 24 février, il est 5 heures du matin lorsque son téléphone sonne. C’est l’un de ses amis, dramaturge à Kiev. « La guerre a commencé », lui dit-il. Lioudmyla Kolossovytch ne comprend pas tout de suite. « J’ai été frappée de stupeur, raconte-t-elle. Comme j’habitais à 14 kilomètres de la ligne de front [du conflit dans le Donbass, en cours depuis 2014], j’entendais tout le temps des explosions, donc je m’étais habituée. » Elle raccroche, puis décide de prendre le premier train. Elle jette en hâte une doudoune dans sa valise, où traînent encore deux robes de soirée et des tongs – souvenirs de ses festivals de théâtre à Sloviansk et Kramatorsk, dans le Donbass. A la gare, tous les trains sont déjà bondés, plus aucun ticket n’est disponible.Lioudmyla Kolossovytch demande trois fois à monter dedans. Trois fois, le personnel de la gare lui dit non. Elle profite de l’inattention d’une responsable pour grimper dans un wagon et se serre contre les dizaines de personnes qui s’amassent dans le couloir à chaque station. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés « Dans ma valise, j’ai entassé nos quatre vies et, coincées entre les chaussettes, les âmes aimées de ceux qui sont restés en Ukraine, dans l’enfer » Il lui aura fallu traverser sept pays avant de parvenir à rejoindre la France, le 15 mars, où l’attend une amie prête à l’héberger. Une épopée ponctuée de « miracles » de solidarité dont elle s’émerveille encore. Le lendemain, Lioudmyla Kolossovytch se réveille dans l’appartement de cette amie à Noisiel, en Seine-et-Marne, quand elle apprend que le théâtre de Marioupol a été détruit par un missile russe. Plusieurs centaines de personnes s’y étaient réfugiées pour se protéger des bombardements, incessants. Parmi elles, sa meilleure amie, Véra. « J’ai pensé qu’elle avait été tuée. Elle avait refusé de partir avec moi. Elle a regretté, après. » Pendant de longs jours, impossible de joindre qui que ce soit. La ville est assiégée, isolée et bombardée sans relâche. Lioudmyla Kolossovytch cherche la trace de son amie sur les réseaux sociaux. Elle observe les photos du théâtre dévasté et tente de comprendre où la bombe a frappé. Un matin, elle parvient à joindre en visio une femme qui a pu sortir de la ville après l’attaque. Sur l’écran, derrière son épaule, elle aperçoit Véra. « C’était comme dans un film », se souvient la mère de famille, divorcée. Son amie lui crie : « Lioudmyla, nous sommes vivantes ! » « Peur sauvage » Plus tard, Véra lui a raconté ces jours d’angoisse où tous étaient cachés dans le bâtiment, à l’architecture stalinienne. « C’était assez bien organisé. Une soixantaine d’employés du théâtre étaient réfugiés là et aidaient les bénévoles, relate Lioudmyla Kolossovytch. Des costumes de scène étaient distribués à ceux qui avaient froid. Les décors de spectacle et dossiers des fauteuils des spectateurs étaient brûlés pour se réchauffer. » Véra lui a aussi raconté comment elle avait réussi à s’échapper du théâtre. « Elle m’a dit : tu ne peux pas imaginer, j’ai dû marcher sur des cadavres ! » Au moins trois cents personnes ont péri, selon la mairie de Marioupol. Depuis, Lioudmyla Kolossovytch a appris que plusieurs comédiens étaient partis en Russie. « Certains y sont allés volontairement, assure-t-elle. Pour d’autres, ce départ m’a étonnée. J’espère que c’était sous la contrainte. Le temps nous le dira. » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Grand port ukrainien, Odessa la russophone redoute une « guerre fratricide » Alors que la Russie a annoncé concentrer ses forces sur l’est de l’Ukraine, la metteuse en scène redoute désormais que sa ville natale soit de nouveau attaquée. En 2014, c’est à Sloviansk que la guerre dans le Donbass a commencé. La ville a été occupée pendant deux mois par les séparatistes prorusses, avant d’être libérée. A l’époque, Lioudmyla Kolossovytch avait été « très surprise que la Russie attaque l’Ukraine ». « J’avais ressenti une peur sauvage, comme quand on ne comprend pas pourquoi et comment tout cela peut arriver. » Huit ans ont passé. Face à la menace d’une offensive majeure de Moscou dans le Donbass, les autorités ukrainiennes ont appelé la population de cette région à évacuer au plus vite. A la gare de Kramatorsk, à une quinzaine de kilomètres de Sloviansk, des dizaines de civils ont été tués, vendredi 8 avril, par un bombardement alors qu’ils tentaient de fuir. Accablée, Lioudmyla Kolossovytch s’inquiète aussi pour la tombe de ses parents, enterrés à Sloviansk. « J’ai peur qu’elle soit détruite, parce que j’ai écrit leurs noms en ukrainien, alors que toutes les autres pierres tombales sont en russe. » Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Ukraine, guerre d’usure et conquête de l’ensemble du Donbass : les axes de la nouvelle stratégie russe L’ancienne comédienne n’envisage pas de repartir en Ukraine pour le moment. « Où pourrais-je aller ? Le théâtre de Marioupol est détruit. C’est comme si le fil de ma vie s’était rompu. » Aujourd’hui, elle apprend l’anglais, cherche du travail et espère pouvoir monter des pièces de théâtre en France. Elle éprouve aussi le besoin de ramasser tous les pans de son histoire. « Je me demande pourquoi je me suis retrouvée à chaque fois là où il y a la guerre. Pourquoi Sloviansk ? Pourquoi Marioupol ? » Elle croit avoir trouvé la réponse : « Parce que ma mission, c’est de faire renaître la culture ukrainienne. » Faustine Vincent Légende photo : Lioudmyla Kolossovytch, en région parisienne, le 1er avril 2022. LEA CRESPI POUR « LE MONDE »
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April 7, 2022 5:41 AM
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Par Bertrand Leclair dans Le Monde - 6 avril 2022 La première publication posthume de l’écrivain, mort il y a deux ans, est une esquisse, et pour cela fascinante. « Depuis une fenêtre. Joyeux animaux de la misère III », de Pierre Guyotat, édité par Guillaume Fau, Gérard Nguyen et Briec Philippon, Gallimard, 144 p., 15 €, numérique 11 €. « … mini de mes cinq sens, serais-je vivant ?… quel errant me le certifier ?… serais-je passé humain, nos trois avec, où retenus ? quoi faire, nous trois humains ?… / … demeuré putain, me lever de l’ordure, mowey renfilé, talons rechaussés, courir m’adosser, verbe en ordre de cervelle, à notre façade ardente ?… » Ainsi parlait le « putain » Rosario qui venait d’échapper à la mort, aux dernières lignes de Par la main dans les enfers (Gallimard, 2016), deuxième volume des Joyeux animaux de la misère dont paraissent aujourd’hui les esquisses d’un troisième volume, Depuis une fenêtre : celle du bordel où se tient Rosario, qui a retrouvé son « mossou », le maître désormais décati. Inscrit dans l’histoire littéraire Six ans ont donc passé depuis la « résurrection » de Rosario, et deux années depuis la mort de Pierre Guyotat (1940-2020), auteur d’une œuvre considérable, au cœur de laquelle rayonne Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, 1967), l’épopée en sept chants enracinée dans l’expérience de la guerre d’Algérie, qui a d’emblée inscrit son jeune auteur de 27 ans dans l’histoire littéraire. La suite fut violente, avec la censure du terrible et si saisissant Eden, Eden, Eden (Gallimard, 1970), qui condamna Guyotat à s’enfoncer trois décennies durant dans un immense opéra façon dodécaphonique, orchestrant en une demi-douzaine de livres un univers parallèle, mais fidèle au nôtre, dans une langue étanche à la bêtise des censeurs. C’est une lourde responsabilité que d’inaugurer l’œuvre posthume d’un semblable écrivain et d’autant plus qu’il n’a, de son vivant, atteint qu’un lectorat restreint. Certains récits autobiographiques écrits en « langue normative », comme il le disait, ont cependant connu de vrais succès de diffusion dans la foulée de Coma, paru au Mercure de France en 2006, adapté au théâtre par Patrice Chéreau. Les frontières s’étaient d’ailleurs progressivement brouillées, la dernière décennie fut de pleine reconnaissance, entre l’« œuvre en langue » et les récits autobiographiques : alors que les deux volumes des Joyeux animaux de la misère retrouvaient une lisibilité presque harmonique, Idiotie (Grasset, prix Medicis 2018) s’inscrivait dans la continuité de Coma pour s’ouvrir rapidement à une dimension fantasmagorique d’autant plus hallucinatoire que le matériau biographique évoqué, la guerre d’Algérie, rappelait forcément Tombeau pour cinq cent mille soldats. Idiotie offre d’ailleurs une merveilleuse porte d’entrée sur l’ensemble de l’œuvre, explicitant sa sidérante puissance d’empathie. La profanation à voix haute Sachant par ailleurs que le journal de création de Guyotat n’a été publié que partiellement par Michel Surya, sous le titre Carnets de bord (Lignes, 2005), que l’auteur annonçait de longue date la publication d’une suite de Progénitures (Gallimard, 2000), sans parler de l’immense chantier inédit, très attendu, d’Histoires de Samora Mâchel, on peut s’étonner du choix de l’éditeur, qui ouvre donc l’œuvre posthume par quelques morceaux appelés à devenir le troisième volume des Joyeux animaux de la misère. C’est par contraste qu’on mesure l’importance fondamentale de l’orchestration dans tous les grands livres de Guyotat. Ce troisième volume n’avait, d’évidence, pas encore trouvé son élan vital. Ce qui fascine, en revanche, c’est de voir les voix se chercher au long de scènes de bordel essayant d’amorcer le récit, et plus encore de voir comment et pourquoi, à un moment (vers la page 75), celui-ci subitement décolle, emporte : alors l’opéra immense redémarre, entraînant le lecteur à lire la profanation à voix haute quand voilà notre « putain » Rosario confronté à une situation inédite : son maître de bordel, le « mossou » aux liasses de billets froissés, veut l’affranchir. Lire aussi ce portrait littéraire (2016) : Article réservé à nos abonnés Pierre Guyotat, univers en expansion Sortir du « non-état » de « putain » ? Cesser de manger cru perpétuellement emmanché, pour « manger cuit » comme les maîtres et les riches ? Rosario tremble : « il ne me voit plus putain (…) que moi c’est de bons travailleurs, époux, pères, que je me reveux désirée, gaze aux parties, juchée sur talons hauts, faux cils (…) » C’est un drame sensible et sans doute profondément ressenti qui se joue dans ces ultimes pages de Pierre Guyotat, un drame d’ailleurs résumé dans une note de travail, en marge du manuscrit : « De partout, discours “tentateurs” (…) contraste entre activité chaude (putain) et activité de maître, libre mais froide, l’inspiration poétique étant du côté putain », et ce côté voué à s’éteindre. Signalons la parution de « Pierre Guyotat », sous la direction de Donatien Grau, Classiques Garnier, 279 p., 32 €. Bertrand Leclair (Collaborateur du « Monde des livres »)
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April 5, 2022 11:01 AM
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Par Armelle Héliot dans son blog - 4 avril 2022 Légende photo : Parfois, l’un d’eux endosse une pièce de costume. Gille David, à gauche, Michel Vuillermoz à droite, au milieu, Didier Sandre. Photographie Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française. DR. Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Lisa Guez met en scène trois grands sociétaires dans une variation inspirée de Louis Jouvet à propos du Misanthrope. Une heure de grâce, d’intelligence, de partage avec Gilles David, Didier Sandre, Michel Vuillermoz sous un titre paradoxal et ironique : On ne sera jamais Alceste. En partageant avec le public du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, ce spectacle bref, vif, elliptique, on ne peut s’interdire de penser à cette formule de Michel Bouquet adressée à Fabrice Luchini : « N’oublie pas que le public est venu jouer avec toi. » Tout est réuni pour un moment précieux, instructif, ludique. Un texte d’appui auquel les interprètes se reportent souvent, un texte de Louis Jouvet, Molière et la comédie classique. Une adaptation très astucieuse de Lisa Guez, qui signe la mise en scène et a travaillé la « leçon » avec Alexandre Tran. Ils ont choisi le titre de On ne sera jamais Alceste… Une manière de souligner, comme le formule Didier Sandre dans le dossier de presse, qu’un comédien, d’où qu’il vienne et aussi long soit son chemin de rôle en rôle, d’expérience en expérience, est « toujours en apprentissage ». Dans un décor simple, un panneau peint de ciel et d’oiseaux, au fond, des bancs, un portant pour des costumes, et de l’espace pour bouger et s’aventurer jusque dans la salle lorsqu’il s’agit de porter la voix du « patron » (pas Molière, Jouvet), les trois sociétaires sont tour à tour Jouvet, Alceste, Philinte. Ce qui est très beau, c’est que les transformations, les glissements se font naturellement et que le public comprend instantanément que la distribution des rôles a changé. Même sans changer de costumes –ils endossent des manteaux, etc…- ni même de place. Le public est aux anges qui écoute les différents points de vue, reçoit avec curiosité les mille et une nuances et accepte les moments où ça se grippe : Jouvet n’est pas toujours facile de caractère, pas toujours aimable. Il ne faut pas s’attarder à trop en dire car ici le plaisir est de déguster ce moment à part, merveilleux hommage à Molière en ce 400ème anniversaire, grâce à la réunion de personnalités fortes et d’esprits libres. Lisa Guez et Alexandre Tran ont travaillé avec sensibilité, et les trois interprètes sont virtuoses dans les nuances entre les trois partitions et les différentes figures du trio. Les voix sont superbes, les moirures de registres fascinantes, c’est une pépite qui parle de haute littérature, de transmission, d’éblouissement. Studio-Théâtre de la Comédie-Française, à 18h30 du mercredi au dimanche. Relâches supplémentaires les 16 et 17 avril. Jusqu’au 8 mai.
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April 4, 2022 7:10 PM
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Par Guillaume Lasserre,dans son blog - 4 avril 2022 Marquée par la rapide évolution politique du Brésil, Christiane Jatahy revisite « Dogville » de Lars von Trier pour démontrer par l’expérience la déconcertante capacité de l’humanité au fascisme. « Entre chien et loup » met en scène les mécanismes de défiance puis de domination d'une petite communauté accueillant une étrangère qui fuit la dictature de son pays. Sur la scène de l’Odéon aux Ateliers Berthier sont disposés des meubles, les cloisons et autres murs qui séparent les habitants les uns des autres sont simulés par des lignes blanches tracées au sol. Christiane Jatahy reprend le décor de « Dogville[1] », le film tourné par Lars von Trier en 2003, dont la scénographie singulière, inédite au cinéma, emprunte les codes du théâtre. D’emblée, la metteuse en scène brésilienne propose une étonnante mise en abime du spectacle vivant par le biais de l’œil cinématographique. « Lars von Trier utilise le théâtre pour faire son film, et moi je joue avec le cinéma pour faire du théâtre[2] » confie-t-elle. Pour la première fois, elle réunit un casting francophone à l’exception de Julia Bernat, son double scénique, comédienne centrale de ses pièces, « l’incarnation de mon langage » affirme-t-elle. Dans un prologue servant de préalable à la pièce, le personnage de Tom s’adresse au public afin de lui formuler l’expérience scénique qui va être menée ici et maintenant. Il introduit les protagonistes de la pièce, membres d’une petite communauté reculée, se tenant loin des tumultes du monde. Dans sa rapide présentation, Tom énonce les qualités mais aussi les défauts de chacun à leur grand dam. « Nous allons filmer et essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire » dit-il. A partir du film du cinéaste danois, qui met à nu les racines du mal, Jatahy tente d’écrire une autre histoire. La pièce interroge notre rapport à l’hospitalité. Comment accueillir l’autre ? Comment lui faire confiance ? Dans le film, Grace se réfugie à Dogville, bourgade isolée des États-Unis, fuyant les gangsters et la police. Les habitants acceptent de la cacher en échange de diverses tâches tels que des travaux ménagers, la garde d’enfants ou encore la cueillette des pommes. Mais très vite, les masques tombent et le charmant village se transforme en prison pour la jeune femme. « Le seul moyen de changer l’histoire, c’est de continuer » Sur scène, Grace devient Graça, personnage qu’interprète avec justesse Julia Bernat. La jeune femme fuit la dictature de son pays, le Brésil. Tom lui propose de s’installer dans la communauté, à laquelle il la présente. Après fait sa connaissance et en avoir discuté ensemble, ses membres votent à l’unanimité pour l’accueillir. Au début du banquet organisé pour l’occasion et dressé sur l’air de « I will survive » de Gloria Gaynor – le décor étant déplacé à vue par les comédiens qui, tout au long de la pièce, en changeront régulièrement la disposition – Graça et Tom s’avouent leur attirance l’un pour l’autre. Ils ne sont visiblement pas assez en retrait du groupe qui, malgré lui, entend la conversation amoureuse. Celle-ci n’est pas du goût de la maitresse de Tom qui, après quelques recherches sur internet, découvre un article présentant l’étrangère comme une dangereuse hors-la-loi recherchée par les autorités de son pays pour un crime qu’elle dit ne pas avoir commis. Graça va alors se retrouver prise au piège de la petite communauté qui désormais l’accuse de tous les maux et va l’utiliser comme femme à tout faire, l’exploitant toujours un peu plus, laissant libre cours à une haine ordinaire. Lorsqu’elle est libérée, la cruauté peut conduire à la destruction de l’humanité. Ainsi, Achille, l’enfant qu’elle garde, n’est présent qu’à travers la vidéo. Apparition, fantôme, il porte en lui la perversité des humains lorsqu’il demande à Graça de le frapper, lui affirmant, dans un petit sourire glacial, qu’il la dénoncera à son père même si elle ne le tape pas. L’enfant est caché sous son lit lorsque son père entre dans la chambre et viole brutalement Graça, crime qu’elle sera accusée d’avoir provoqué. L’étrangère est coupable de tout. Elle se précipite alors dans les bras de Tom. L’image forte des deux amants réfugiés sur un lit aménagé au sommet d’un empilement mobilier, leurs pieds pendant dans le vide comme au-dessus d’un précipice, s’impose telle la métaphore parfaite de leur situation en déséquilibre précaire. Pourtant, l’attitude ambivalente de Tom engendre le trouble. Il pousse Graça à poursuivre l’expérience alors qu’elle souhaite quitter le plateau d’une pièce jouée d’avance. « Le seul moyen de changer l’histoire, c’est de continuer » lui dit-il. En refusant d’aller plus loin, elle dénonce les préjugés et les assignations qui condamnent à la reproduction sociale, dont elle casse symboliquement les mécanismes en sortant du rôle. Sortir du rôle pour écrire une autre histoire Christiane Jatahy construit une œuvre puissante à la croisée du théâtre et du cinéma, dans laquelle la caméra se met au service du spectacle vivant et en prolonge les possibilités en rendant visible ce qui ne pouvait l’être jusque-là, autorisant par exemple l’intimité d’une scène de sexe comme celle torride de « Julia[3] », la pièce qui révéla Jatahy au public français en 2013. Elle permet aussi la multiplication des points de vue au plus près des comédiens. Une même histoire, selon qu’elle est jouée ou filmée, sera perçue différemment, ce que montre de façon spectaculaire « What if they went to Moscow ?[4] » (2016). Tout est affaire de subjectivité. Les images racontent ce que l’on veut bien leur faire dire. Dans ses œuvres scéniques, Jatahy mêle trois états temporels qui sont autant de filtres complémentaires agissant sur le récit. À l’immédiateté du théâtre se superposent le présent des images filmées en direct ainsi que celui des séquences vidéo enregistrées. La metteuse en scène brésilienne, l’une des premières à utiliser une caméra sur scène, se garde bien des effets de style, des images faciles. Elle utilise le médium cinématographique parce qu’il l’autorise à repenser le théâtre. « Le cinéma me permet de mettre en contact l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’imaginaire, le passé et le présent[5] » explique-t-elle. « Il autorise des ouvertures à d’autres points de vue et à d’autres possibilités dans la construction dramaturgique ». Jatahy propose ici un nouvel usage de l’image filmique, celui de la continuité du récit lorsque ce dernier déraille. Quand Graça choisit de ne plus jouer le jeu et de quitter la pièce, celle-ci se poursuit sur l’écran géant installé en fond de scène. En provoquant ainsi une sorte de bug dans l’espace-temps, elle invente une dimension parallèle. Cette dualité permet de traduire la sortie de scène du personnage en refus des assignations auxquelles la société le condamne. Dès lors, deux récits se poursuivent simultanément : celui sur l’écran géant inspiré par « Dogville » qui, parce qu’il a déjà été joué auparavant, n'appartient plus au présent et se déroule donc immuablement, et celui créé par Graça au moment où elle s’en va. Sortir de l’histoire pour rester debout, dire non, refuser le fascisme au moment où celui-ci est à nos portes ou est déjà au pouvoir comme c’est le cas au Brésil depuis l’élection de Bolsonaro. « Ce qui m’importe, c’est de montrer comment pareille situation – l’accueil d’une étrangère exploitée jusqu’à la violence, le viol, la déshumanisation, avec les excès propres au capitalisme – est proche de nous[6] » explique Christiane Jatahy avant de préciser : « Si être Brésilienne conditionne aujourd’hui plus que jamais mon travail, je pense que le fascisme peut se réveiller dans n’importe quel pays ». Dans la deuxième partie de la pièce, un flash info à la radio rappelle très distinctement la date, imminente, du premier tour des élections présidentielles françaises. « Entre chien et loup » pose une question inhérente à tous les spectacles de Christiane Jatahy : comment briser le cercle vicieux qui nous entraîne vers le pire, que mettons-nous en place pour changer véritablement ? Il ne s’agit pas ici de créer une adaptation du film de Lars von Trier, mais « de penser à partir de lui, de le discuter et (d’essayer) d’en changer l’histoire[7] ». À la fin de la pièce, en guise d’épilogue, le personnage de Julia Bernat lit face au public et dans sa langue natale un texte bouleversant écrit quelques semaines auparavant par Christiane Jatahy décrivant la façon dont le Brésil en est arrivé là : des manifestations populaires de 2013 aux mouvements nationalistes d’extrême droite et à l’élection de Bolsonaro. « Le risque de cette récupération de revendications populaires par l’extrême droite existe aussi en France... Comment peut-on imaginer un mouvement révolutionnaire, non pas en faveur d’un petit groupe de personnes, mais au service du collectif ?[8] » indique Jatahy qui prône une utilisation de tous les outils à notre disposition pour combattre le fascisme. Elle conçoit le théâtre comme un espace d’échange, une agora. « Je parle du fascisme dans la fiction dans l’espoir qu’il n’advienne pas dans la vie[9] » précise-t-elle. L’histoire se répète. « Êtes-vous sûrs de vouloir continuer ? pourquoi n’arrête-t-on pas le cours de l’action si on sait déjà où cela va nous mener ? » demande Graça vers la fin de la pièce. Nous sommes tous responsables des balbutiements de l’histoire, des défaillances de la mémoire humaine. Ne laissons pas se banaliser le mal.
[1] Premier film d’une trilogie sur les États-Unis intitulée USA – Land of opportunities, que l’échec commercial de Manderlay en 2005, empêchera : Washington,le troisième volet ne sera jamais tourné. [2] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian le 13 décembre 2021, reproduit dans le dossier de presse du spectacle. [3] Transposition de « Mademoiselle Julie » d’August Strindberg dans le Brésil contemporain. Guillaume Lasserre, « Julia, la révolution Jatahy », Un certain regard sur la culture, 21 octobre 2017, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/181017/julia-la-revolution-jatahy [4] Proposition librement adaptée des « Trois sœurs » d’Anton Tchekhov, donnant à voir à la suite la pièce de théâtre puis le film tiré de celle-ci, ou l’inverse, selon que vous étiez dans le premier ou le second groupe de spectateurs. Le résultat, saisissant, n’avait rien à voir avec la répétition à laquelle on pouvait s’attendre. Au contraire, grâce aux choix opérés lors du montage effectué en direct, la pièce et le film devenaient les deux faces complémentaires d’une seule et même œuvre, augmentée de façon vertigineuse. [5] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, op. cit. [6] Cité dans le dossier de presse du spectacle. [7] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, op. cit. [8] Ibid. [9] Ibid. ENTRE CHIEN ET LOUP - Avec : Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa. D’après le film Dogville de Lars von Trier. Adaptation, mise en scène et réalisation filmique Christiane Jatahy. Collaboration artistique, scénographie et lumière Thomas Walgrave Direction de la photographie Paulo Camacho. Musique Vitor Araujo. Costumes Anna Van Brée. Vidéo Julio Parente, Charlélie Chauvel. Son Jean Keraudren. Collaboration et assistanat Henrique Mariano. Assistanat à la mise en scène Stella Rabello. Avec la participation de Harry Blättler Bordas Remerciements Martine Bornoz, Adèle Lista, Arthur Lista. Régie générale Frédérico Ramos Lopes. Régie lumière Serge Levi. Régie son Jean Keraudren. Régie vidéo Charlélie Chauvel. Direction de production Julie Bordez. Chargé de production Gautier Fournier. Diffusion Emmanuelle Ossena (EPOC Productions). Production Comédie de Genève. Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Italie), Théâtre national de Bretagne (Rennes), Le Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne. Avec le soutien de Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture. Construction décors Ateliers de la Comédie de Genève. Lars Von Trier est représenté en Europe francophone par Marie Cécile Renauld, MCR Agence Littéraire en accord avec Nordiska ApS. Christiane Jatahy est artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), au Centquatre-Paris, au Schauspielhaus Zürich, au Arts Emerson - Boston et au Piccolo Teatro di Milano. Spectacle créé le 5 juillet 2021 au Festival d’Avignon. Du 5 mars au 1er avril 2022. Odéon - Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier - 1, rue André Suares 75 017 Paris 5 et 6 mai – Théâtre Anne de Bretagne, Vannes 18 au 20 mai – Piccolo Teatro, Milan (Italie) 3 et 4 juin – De Singel, Anvers (Belgique) 27 et 28 juin – Greek Festival, Athènes (Grèce) 13 au 21 octobre – Théâtre national de Bretagne, Rennes 9 et 10 novembre – Bonlieu scène nationale, Annecy 25 au 27 novembre – Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne)
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Le spectateur de Belleville
April 4, 2022 12:33 PM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 4 avril 2022 Grand menteur – Trois monologues d’amour chaviré – de Laurent Gaudé, éditions Actes Sud-Papiers, collection Au Singulier. Laurent Gaudé est romancier et auteur de théâtre; il a publié sa première pièce de théâtre Onysos le furieux en 1997 et son premier roman Cris en 2001. Avec La mort du roi Tsongor, il obtient, en 2002, le Prix des Libraires et le Prix Goncourt des Lycéens et, en 2004, le Prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Mise en scène au Festival d’Avignon, La Dernière Nuit du monde est sa dernière pièce en date (2021). Son œuvre, traduite dans le monde entier, est publiée chez Actes Sud. « Trois monologues qui, dans une langue joyeusement chahutée, interrogent et célèbrent la puissance procurée par les mensonges que les hommes se racontent pour se plaire, pour plaire à l’autre et pour embrasser la vie que leur imaginaire projette sur le réel. Un triptyque qui tente également de cicatriser les blessures provoquées par des générations d’amour mal dits ou non confessés… D’abord, il y a Grand Menteur et cette envie de parler de la faconde, du mensonge lorsqu’il est généreux et qu’il se déploie comme une cathédrale, balayant avec crânerie le médiocrité des jours. Je voulais retrouver la force de joie que peuvent avoir les mots lorsqu’ils enjambent la question de la vérité pour s’offrir à l’immensité du « Pourquoi pas ? » Grand menteur ment pour nous. Parce que cela nous fait du bien. Il ment parce que le monde est trop petit, trop laid. Grand Menteur est un seigneur. Il a frotté sa langue à tous les coins du monde. Il parle trop grand, trop large, dans une phrase faite de torsions, d’étrangeté, de néologismes. Je voulais une langue créolisée, joyeusement chahutée – façon, pour moi, de dire la beauté des mots et des tournures entendus çà et là, au Québec, en Belgique, en Suisse, en Haïti. Quelques années après avoir écrit ce premier monologue, il m’est apparu que Grand Menteur avait besoin d’un vis-à-vis. Et j’ai pensé à la Mariée Gare Centrale, cette femme de rien qui fait partie de ceux qu’on ne compte pas et qui prend la parole pour la première fois. Elle le fait dans ce parlé du Nord réinventé. Il ne s’agit pas d’écrire en patois, mais d’essayer de trouver une langue qui pourrait en être une évocation, qui aurait même épaisseur. Non plus la francophonie du lointain, mais les langues françaises de pluie, de bière, de gares vides et d’accents rugueux. Et puis, enfin, il m’a semblé que ces deux-là devaient avoir un enfant et qu’il ne pouvait être qu’inachevé, indéfini, comme s’il avait été fait trop vite, ou par des gens qui ne savaient pas bien faire ce genre de chose. Un enfant dont on ne peut pas vraiment dire ce qu’il est, ce qu’il sera. Que cet enfant, justement, soit celui qui pousse le grand chant d’amour si longtemps retenu. Chacun de ces trois monologues a été écrit comme un objet autonome. Mais ils peuvent aussi être pris comme un triptyque, celui de la Sainte Famille Bancale. Foutraque. Cul par-dessus tête. Le triptyque de la langue accidentée, tordue, inventive, qui lance défi à la petitesse du quotidien. » (Laurent Gaudé). Voici un extrait de La Mariée Gare centrale : « Où c’est donc que tu vas te fourrer pour te cacher de vivre? Pourquoi il m’a dit ça, lui qu’avait rien à foutre d’autre ? Les bêtes font pas ça à se torturer de mots. « Où c’est donc que tu vas te fourrer… » Au point que je deviens folle parce que ça me lâche plus. Ça fait œuvre de dégringolage, Sans paraître, Petit à petit, De pire en pire, Et à la fin, faut que ça sorte. Alors, le jour de la Saint-Jean, je me suis décidée. « Révoquée », j’ai dit. J’avais entendu ça à la radio un jour, Révoquée, la vie de jour minable ! Et puis barre. C’est tout. » (p.45) On ne s’ennuie jamais avec Laurent Gaudé : la vie est là qui tressaille toujours et encore. Véronique Hotte Grand menteur – Trois monologues d’amour chaviré – de Laurent Gaudé, éditions Actes Sud-Papiers, collection Au Singulier. `
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Le spectateur de Belleville
April 2, 2022 4:39 PM
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Par Sandrine Blanchard dans Le Monde, 2 avril 2022 Légende photo : Robin Renucci, à Cannes, le 24 mai 2019. JACKY GODARD/PHOTO12 VIA AFP Le comédien et metteur en scène succède à Macha Makeïeff à la direction du Centre dramatique national.
Robin Renucci va succéder à Macha Makeïeff à la tête de La Criée, centre dramatique national (CDN) de Marseille. Le comédien et metteur en scène, bien connu du public pour son rôle de médecin de campagne dans la série télévisée Un village français, notamment, prendra, à compter du 1er juillet, les rênes du théâtre de la cité phocéenne que dirigeait, depuis 2011, l’autrice, metteuse en scène et cofondatrice des Deschiens avec Jérôme Deschamps. Le ministère de la culture et la Ville de Marseille ont choisi Robin Renucci jeudi 31 mars, après un mois de débat, parmi cinq autres candidats : Marcial Di Fonzo Bo, Stanislas Nordey, Célie Pauthe, Blandine Savetier et Carole Thibaut. « C’est à la fois une grande aventure théâtrale qui commence et, pour moi, un aboutissement », confie Robin Renucci, âgé de 65 ans. Il quittera cet été son poste de directeur du CDN itinérant Les Tréteaux de France, qu’il occupait depuis 2011. Dans le prolongement du travail mené par Macha Makeïeff, son projet pour La Criée se veut participatif. « Il faut conjuguer le “venir au théâtre”, l’accueil de metteurs en scène de grands plateaux, et le “aller vers”, pour associer les habitants, les rencontrer là où ils sont, mais aussi proposer des œuvres qui les concernent. » « Le théâtre, outil populaire d’élévation » Membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, le metteur en scène entend s’adresser « au plus large public, notamment à la jeunesse, pour que le théâtre soit un outil populaire d’élévation individuelle et collective. Il faut mêler création, transmission, formation, éducation populaire et éducation artistique ». Se félicitant que sa candidature ait été « beaucoup soutenue par les collectivités locales », en particulier par la Mairie de Marseille, il projette également de « multiplier les rencontres avec les publics », grâce à « l’allongement des séries et des saisons et la création d’une programmation hors les murs en partenariat avec les acteurs du territoire, culturels, sociaux ». Lire aussi Robin Renucci : « L’industrie du divertissement nous dévore » En outre, Robin Renucci associera à La Criée deux auteurs (Alice Zeniter et François Cervantès), deux collectifs artistiques (le Collectif 49701 de Clara Hédouin et Jade Herbulot et le Nouveau Théâtre populaire avec Léo Cohen-Paperman), deux metteurs en scène (Louise Vigneau et Simon Abkarian), ainsi que cinq personnalités intellectuelles (Barbara Cassin, Cynthia Fleury, Marie-Christine Bordeaux, Grégoire Ingold et Roland Gori). Fils d’un gendarme bourguignon et d’une couturière corse, Robin Renucci a grandi dans l’Yonne et s’est toujours défini comme un « pur produit de l’éducation populaire », rendant souvent hommage aux enseignants qui, de l’école primaire au lycée, lui ont transmis le goût pour la culture. Elève à l’Atelier-école Charles Dullin, puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, il joue au théâtre sous la direction, entre autres, de Marcel Bluwal, Roger Planchon, Patrice Chéreau, Antoine Vitez, Lambert Wilson, Christian Schiaretti. A 30 ans, son rôle dans Escalier C, de Jean-Charles Tacchella, lui vaut une nomination au César du meilleur acteur. Depuis 1998, il est également le fondateur et président de l’Aria, un festival de rencontres internationales de théâtre et un centre de formation installé en Haute-Corse, au sommet d’une montagne. C’est en 2012 qu’il a signé sa première mise en scène avec Mademoiselle Julie, d’August Strindberg. Suivront, en particulier, La Guerre des salamandres, de Karel Čapek, Bérénice et Phèdre, de Racine. Sandrine Blanchard / Le Monde
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Le spectateur de Belleville
April 1, 2022 12:29 PM
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Par Gilles Costaz dans Webthéâtre 1 avril 2022 Le metteur en scène et acteur Jacques Rosner, est décédé en Normandie à l’âge de 86 ans, le 30 mars. Il était un peu oublié car sa dernière mise en scène, faite en tandem avec son épouse Nicole Rosner, Adolf (Cohen) de Jean-Loup Horowitz, date de 2015 et a été représentée dans des circuits souvent modestes (le off d’Avignon et la Comédie-Bastille). Mais, auparavant, Rosner a été à la tête de grandes structures : le Centre dramatique du Nord, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (où il fit entrer les courants novateurs de l’après-mai 68) et le théâtre national Daniel Sorano devenu le Théâtre national de Toulouse. Tout au long de sa vie, il aura donné un nouvel élan à des établissements naissants ou en quête d’un nouveau souffle. Il fut d’abord le numéro deux de Roger Planchon au Théâtre de la Cité – TNP de Villeurbanne. Lui, le gamin lyonnais qui avait suivi des cours d’art dramatique très jeune, chez Suzette Guillaud, rejoignit Planchon à l’âge de 15 ans. Il y fut à la fois acteur et assistant, puis metteur en scène. L’influence du grand artiste rhodanien fut forte, même si Rosner affirma sa personnalité peu à peu et se détacha du maître avec élégance. Mais, à Villeurbanne où il resta quand même jusqu’en 1970, il développa un goût du théâtre politique, d’abord très marqué par Brecht (au point de s’habiller brechtien : on le voyait souvent dans une houppelande à la berlinoise) puis ouvert aux tourments philosophiques. Dans tous ses spectacles il y avait une curiosité profonde, un amour de la pensée dans ses effervescences contradictoires. Face au répertoire français, il mettait en place une certaine ironie satirique qui renvoyait à un véritable regard historique, comme il le fit, par exemple, avec Le Mariage de Figaro à la Comédie-Française en 1977 ou Ruy Blas (Toulouse et TEP, 1990). Il aimait explorer de temps à autre la culture juive (Wesker) et les œuvres marquées par les persécutions perpétrées à l’encontre le peuple juif (Grumberg). Mais, sans parti pris, refusant tout étroitesse, il découvrait des auteurs nouveaux : Philippe Adrien, Philippe Madral, Yves Navarre, Pierre Laville, Jean-Marie Besset, Wladimir Yordanoff, Jean-Marie Rouart, Yves Lebeau… Il avait ses fidélités avec les acteurs (Jean-Claude Dreyfus, Marie-Christine Barrault) mais il aimait les changements d’univers et les risques que cela comporte. S’il s’est beaucoup intéressé à O’Neill, Tchekhov et Bernhard, on peut dire que deux auteurs ont incarné les grands défis de sa carrière : Brecht qu’il a beaucoup monté dans la première partie de sa vie, Gombrowicz dont il a brillamment éclairé les vertiges paradoxaux (Yvonne, princesse de Bourgogne et Le Mariage à la Comédie-Française). Il savait aussi ressusciter des textes qui s’étaient effacés de nos mémoires : Le Coup de Trafalgar de Vitrac, Le Terrain Bouchaballe de Max Jacob. A la fois brechtien et post-brechtien, Jacques Rosner ajouta toujours de l’intelligence à l’intelligence des textes, sans chercher à avoir une signature reconnaissable avec fracas. Il gardait une certaine modestie, lui, l’un des meilleurs. En saluant sa mémoire, nous pensons aussi à son épouse, l’excellente comédienne Nicole Rosner. Photo : Rue du Conservatoire.
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