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Le spectateur de Belleville
April 1, 2022 12:29 PM
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Par Gilles Costaz dans Webthéâtre 1 avril 2022 Le metteur en scène et acteur Jacques Rosner, est décédé en Normandie à l’âge de 86 ans, le 30 mars. Il était un peu oublié car sa dernière mise en scène, faite en tandem avec son épouse Nicole Rosner, Adolf (Cohen) de Jean-Loup Horowitz, date de 2015 et a été représentée dans des circuits souvent modestes (le off d’Avignon et la Comédie-Bastille). Mais, auparavant, Rosner a été à la tête de grandes structures : le Centre dramatique du Nord, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (où il fit entrer les courants novateurs de l’après-mai 68) et le théâtre national Daniel Sorano devenu le Théâtre national de Toulouse. Tout au long de sa vie, il aura donné un nouvel élan à des établissements naissants ou en quête d’un nouveau souffle. Il fut d’abord le numéro deux de Roger Planchon au Théâtre de la Cité – TNP de Villeurbanne. Lui, le gamin lyonnais qui avait suivi des cours d’art dramatique très jeune, chez Suzette Guillaud, rejoignit Planchon à l’âge de 15 ans. Il y fut à la fois acteur et assistant, puis metteur en scène. L’influence du grand artiste rhodanien fut forte, même si Rosner affirma sa personnalité peu à peu et se détacha du maître avec élégance. Mais, à Villeurbanne où il resta quand même jusqu’en 1970, il développa un goût du théâtre politique, d’abord très marqué par Brecht (au point de s’habiller brechtien : on le voyait souvent dans une houppelande à la berlinoise) puis ouvert aux tourments philosophiques. Dans tous ses spectacles il y avait une curiosité profonde, un amour de la pensée dans ses effervescences contradictoires. Face au répertoire français, il mettait en place une certaine ironie satirique qui renvoyait à un véritable regard historique, comme il le fit, par exemple, avec Le Mariage de Figaro à la Comédie-Française en 1977 ou Ruy Blas (Toulouse et TEP, 1990). Il aimait explorer de temps à autre la culture juive (Wesker) et les œuvres marquées par les persécutions perpétrées à l’encontre le peuple juif (Grumberg). Mais, sans parti pris, refusant tout étroitesse, il découvrait des auteurs nouveaux : Philippe Adrien, Philippe Madral, Yves Navarre, Pierre Laville, Jean-Marie Besset, Wladimir Yordanoff, Jean-Marie Rouart, Yves Lebeau… Il avait ses fidélités avec les acteurs (Jean-Claude Dreyfus, Marie-Christine Barrault) mais il aimait les changements d’univers et les risques que cela comporte. S’il s’est beaucoup intéressé à O’Neill, Tchekhov et Bernhard, on peut dire que deux auteurs ont incarné les grands défis de sa carrière : Brecht qu’il a beaucoup monté dans la première partie de sa vie, Gombrowicz dont il a brillamment éclairé les vertiges paradoxaux (Yvonne, princesse de Bourgogne et Le Mariage à la Comédie-Française). Il savait aussi ressusciter des textes qui s’étaient effacés de nos mémoires : Le Coup de Trafalgar de Vitrac, Le Terrain Bouchaballe de Max Jacob. A la fois brechtien et post-brechtien, Jacques Rosner ajouta toujours de l’intelligence à l’intelligence des textes, sans chercher à avoir une signature reconnaissable avec fracas. Il gardait une certaine modestie, lui, l’un des meilleurs. En saluant sa mémoire, nous pensons aussi à son épouse, l’excellente comédienne Nicole Rosner. Photo : Rue du Conservatoire.
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Le spectateur de Belleville
March 31, 2022 11:58 AM
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Par Jean-Baptiste Garat et Nathalie Simon dans Le Figaro - le 30 mars 2022 Le cinéaste et metteur en scène, toujours dans le viseur de la justice russe, a récupéré son passeport et a l'intention de s'installer à Berlin. C'est une photo, publiée sur les réseaux sociaux, qui a soufflé plus d'un amateur de cinéma et de théâtre russe. Kirill Serebrennikov dans les rues de Paris, et même précisément rue de Lyon, posant avec la colonne de la Bastille derrière lui. Comment était-ce possible ? Lors de la conférence de presse du Festival d'Avignon jeudi dernier, Olivier Py lui-même doutait de la présence du metteur en scène et cinéaste russe dans la cour des Papes l'été prochain. Le directeur du festival a en effet offert à Serebrennikov d'ouvrir le In, le 7 juillet, avec sa production du Moine noir de Tchekhov. Tout un symbole alors que la Russie poursuit sa guerre en Ukraine. Mais en dépit d'un voyage à Hambourg en janvier pour régler la mise en scène de sa pièce, l'artiste reste dans le viseur de la justice russe ; la semaine dernière encore il était à Moscou pour un nouvel épisode de son interminable procès. À LIRE AUSSI Serebrennikov, autorisé à quitter la Russie en janvier, en ouverture du festival d'Avignon en juillet «Kirill Serebrennikov est aujourd'hui complètement libre de ses mouvements», se réjouit le spécialiste des cinémas d'Europe de l'Est Joël Chapron, qui a publié sur Facebook le cliché parisien. «Il a récupéré son passeport, a obtenu un visa, détaille-t-il. Il était à Paris depuis dimanche pour des rendez-vous et il est aujourd'hui à Berlin où il a l'intention de s'installer.» La situation est d'autant plus surprenante que la semaine dernière encore, le réalisateur était à Moscou devant les juges pour une nouvelle série d'auditions et que le verdict n'est toujours pas rendu. «Poutine semble décidé à faire dégager de Russie tous ceux qu'il juge indésirable», estime Joël Chapron en se réjouissant de retrouver Kirill Serebrennikov «plus libre que jamais». La preuve en image donc, avec la photo qui l'immortalisait mardi aux abords de l'Opéra Bastille. «Sur son t-shirt : “J'éteins la télé”. Dans sa tête : “Je rallume la culture !”», commente Chapron dans son post en précisant que Serebrennikov a de nombreux projets à l'esprit : «Films en finition, en tournage, pièces à monter, ateliers...» La dernière venue de Kirill Serebrennikov au festival d'Avignon remonte à 2019. Sa pièce Outside mettait à nu la vie du poète et photographe autodidacte chinois, Ren Hang, qui s'est suicidé en 2017. Une existence qui a bouleversé le metteur en scène russe, dont les œuvres, comme Serebrennikov, ont été attaquées, censurées. Légende photo : Kirill Serebrennikov à Paris, mardi. DR
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Le spectateur de Belleville
March 29, 2022 2:20 PM
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Par Laurent Carpentier dans Le Monde - 29 mars 2022 Fondateur, en 1993, de la compagnie Les Arts Sauts, le duo, qui a relancé Le Monfort, à Paris, remplacera en janvier 2023 Jean-Michel Ribes à la tête de la salle des Champs-Elysées. Stéphane Ricordel et Laurence de Magalhaes, à Paris, en 2012. STEPHANE GRANGIER/CORBIS VIA GETTY IMAGES Sur le téléphone de Laurence de Magalhaes, le signal sonore des SMS n’arrête pas de retentir, ce 28 mars au soir, au théâtre Le Monfort, à Paris. Les messages de félicitations se succèdent. Le communiqué de presse n’a pas encore été envoyé que tout le milieu sait déjà le résultat des courses : c’est elle et son mari – compagnon de toutes ses aventures –, Stéphane Ricordel, actuellement à la tête du Monfort, qui ont été choisis par le ministère de la culture et la Mairie de Paris pour prendre la suite de Jean-Michel Ribes à la direction du Théâtre du Rond-Point, à partir du 1er janvier 2023. « Ça arrive au bon moment. C’est le bon timing pour nous. Le Rond-Point est un super théâtre, central, emblématique, lâche Laurence de Magalhaes avec cette énergie enthousiaste dont elle ne semble jamais se départir. On s’entend bien avec Jean-Michel [Ribes]. Quand on est arrivés au Monfort, il y a douze ans, c’était un peu la référence, sur Paris. On est allés le voir, il nous a dit : “Si au bout de deux ans ça ne marche pas, partez ! Parce que ça veut dire que vous êtes mauvais.” » Elle rigole. « Au bout de quelques mois, il nous a appelés et nous a dit : “Mais vous êtes assez forts, en fait !” » Grand écart Stéphane Ricordel garde le silence. Lui, avec qui elle créa, en 1993, la compagnie Les Arts Sauts – elle, à la gestion ; lui, accroché à son trapèze, attrapant les voltigeurs de sa main sûre –, est concentré sur la soirée. Laurence de Magalhaes : « Au Monfort, on ne manquait pas d’artistes internationaux, on manquait de budget. Pour autant, on n’arrêtera pas de travailler avec des artistes émergents » A regarder la foule bigarrée, jeune et bruyante qui occupe le théâtre, on se dit en effet qu’il y a tout de même un grand écart entre ce repaire de saltimbanques perdu à la porte de Vanves, au pied des cités qui ferment un 15e arrondissement par ailleurs bourgeois, et le très chic Théâtre du Rond-Point, sur les Champs-Elysées. Laurence de Magalhaes sourit : « Un théâtre avec un bar, une librairie et où, après, tu peux aller dîner ? Un lieu où les gens arrivent très tôt, partent très tard, où c’est le bordel, vivant, où on passe un long moment. C’est un peu comme ici. Pour moi, c’est ça le théâtre, aujourd’hui. Et ça, on va le continuer. » Elle a beau avoir l’air détaché, le pari n’est pas mince : en passant du Monfort au Rond-Point, le duo double de jauge. Trois salles dans les deux cas, mais une jauge de 450 ici pour la plus grande, contre 750 au Rond-Point. Même pas peur : « Bien sûr, la grande salle demande des artistes confirmés. C’est aussi ce qui nous incitait à bouger. Il était important, pour nous, de travailler autrement. On ne manquait pas d’artistes internationaux, on manquait de budget. Pour autant, on n’arrêtera pas de travailler avec des artistes émergents. On aime porter de jeunes équipes et, au Rond-Point, il y a des salles qui le permettent, explique-t-elle, volubile. De toute façon, quand tu arrives dans un lieu, quel qu’il soit, tu as une chute de la fréquentation. Je l’ai dit aux tutelles : au début, les gens regardent un peu de loin, et puis ils reviennent. Parce qu’on change leurs habitudes. Jean-Michel Ribes est très présent dans sa maison, il a son public, mais, nous aussi, on habite notre théâtre, on aime être dans notre maison. » Auteurs vivants Jean-Michel Ribes le confirme avec faconde : « On est cousins dans l’énergie, la création et une espèce d’audace joyeuse. Nous ne sommes pas semblables, mais j’admire leur courage et leur manière d’aborder les choses. Comme moi, ils ont sauvé un théâtre qui était mort. Quand j’ai repris le Rond-Point en 2001, il était moins une qu’il ne devienne le showroom des couturiers de l’avenue Montaigne. » Laurence de Magalhaes : « Si vous regardez bien, entre Jean-Michel Ribes et nous, il y a déjà des similitudes de programmation. Et puis, on va continuer dans la pluridisciplinarité » Le metteur en scène et dramaturge a fait, à l’époque, un pari risqué : ne faire jouer que des textes d’auteurs vivants. « Une étude de 2000-2001 montrait que 92 % des pièces qui étaient jouées étaient celles d’auteurs disparus, et les 8 % restants étaient jouées dans des petites salles et, parfois, dans des cages d’escalier. L’année où je suis arrivé, on avait joué ici neuf Ecoles des femmes différentes, affirme-t-il. Chaque metteur en scène pouvait penser que sa version était la meilleure, il n’empêche… On a redonné confiance aux auteurs. » Le tandem du Monfort assure vouloir continuer dans cette veine et ne programmer que des auteurs vivants. « D’ailleurs, c’est ce que nous faisons principalement au Monfort, souligne Laurence de Magalhaes. Si vous regardez bien, entre Jean-Michel Ribes et nous, il y a déjà des similitudes de programmation. Et puis, on va continuer dans la pluridisciplinarité, comme nous le faisons ici. Ce que Jean-Michel pratique de plus en plus, lui qui, il y a vingt ans, faisait davantage de pur théâtre. » Lire l’entretien avec Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel : Article réservé à nos abonnés « Le côté festif est dans l’ADN de Paris l’été » S’ils rendent les clés du Monfort (« Ce théâtre a encore plein de choses à vivre »), le couple va garder, pour l’instant, la direction du festival Paris l’été, qu’ils dirigent depuis 2017 – « Pas pendant dix ans, mais au moins jusqu’aux Jeux olympiques. On a envie de faire un projet pour l’occasion » – et imagine déjà s’ouvrir sur l’extérieur, avec des partenaires comme le Grand ou le Petit Palais, qui jouxtent le Rond-Point. « Et s’il y a une quatrième salle, ce sera en extérieur », annonce la future directrice, avant d’ajouter d’un œil gourmand : « Evidemment, la piétonnisation des Champs-Elysées, cela fait rêver… » Nous voilà prévenus : « Ce ne sont pas les directeurs qui font les lieux, mais, enfin, à un moment donné, on change de monde. » Laurent Carpentier
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Le spectateur de Belleville
March 28, 2022 6:37 PM
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par Anne Diatkine dans Libération, le 28 mars 2022 Le couple, qui dirigeait jusqu’ici le Monfort, va remplacer Jean-Michel Ribes à la prochaine saison.
L’annonce les a surpris en pleine préparation de leur soirée ukrainienne, le soir même avec les DakhaBrakha qu’ils ont été les premiers à inviter en France, pour un magnifique concert au Monfort Théâtre. Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel étaient donnés favoris pour prendre la relève de Jean-Michel Ribes à la tête du Rond-Point, poste convoité s’il en est, et c’est désormais officiel. Ils prendront la direction de l’ancienne patinoire, dont la métamorphose en scène fut inaugurée par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, autre couple entré dans la légende théâtrale, dès la rentrée prochaine. Une excellente nouvelle, tant Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel ont démontré, au Monfort Théâtre qu’ils dirigent depuis septembre 2009 mais aussi au festival Paris l’été qu’ils pilotent depuis 2017, leur sens aigu de la découverte, leur éclectisme, et leur aptitude à enchanter les espaces ainsi que leur goût pour la fidélité aux artistes.
Compagnie de voltigeurs Durant leur ère, le Monfort a fait plus que décupler sa fréquentation et son activité. Elle a rendu un lieu ingrat, profondément aimable. Remarquable est la manière dont ils ont transformé cette scène plutôt mal desservie par les transports en commun, coincée entre la petite ceinture et le square Georges-Brassens, dans le sinistre XVe arrondissement, un îlot chaleureux et festif, havre d’expérimentations joyeuses capable d’accueillir accueillir aussi bien Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel, alors inconnus, que Phia Ménard ou Cyril Teste qui ne l’étaient pas tellement plus, mais aussi des personnalités à l’envergure internationale tel le grand metteur en scène russe Lev Dodine. Et bien sûr les Ukrainiens Dakh Daughters et le Dakh theatre, émanations de Vladyslav Troïtsky. Une majorité d’artistes qui n’étaient pas des têtes d’affiche mais le sont devenus. Soir après soir, le couple montre son aptitude à constituer un public et à attiser sa curiosité et son désir de découverte. Employons les mots à la mode d’hybridation, d’indiscipline, et autres croisements de genre : sauf qu’avec ces sillons ne sont pas réservés à un public de spécialistes.
Rien ne prédestinait particulièrement le couple à être à la tête d’un théâtre. C’est d’ailleurs aux Arts Sauts, une compagnie de voltigeurs, qu’ils avaient fondée avec des camarades du Centre national des arts du cirque, qu’ils se sont rencontrés. Tandis que Stéphane voltige, Laurence administre. Mais on est rarement trapéziste toute sa vie, le corps déclarant forfait, des accidents se produisant dans l’équipe, insupportables. Les Arts Sauts se dissout en 2007, et Stéphane et Laurence restent ensemble, en quête d’une scène. Ce sera le Monfort, lieu alors délaissé. Né le 25 août 1963 en Algérie, Stéphane grandit au Koweït, en Libye, et arriva sur le tard en France officiellement pour faire des études de biologie à Paris. Laurence, elle, est native d’Ivry-sur-Seine, et c’est quasiment le théâtre des quartiers d’Ivry d’Antoine Vitez où son père était régisseur, qui fut son terrain de jeu, puis le premier lieu où elle gagna sa vie, enchaînant les petits boulots.
Changement d’échelle Du théâtre, donc, ils connaissent tout : les cintres et les sous-sols, l’accueil du public et celui des artistes, mais aussi le souvenir physique de la scène. Du Monfort au Rond-Point, le changement d’échelle est d’importance : si le Monfort dispose d’une subvention d’1,2 million de la ville de Paris, le Rond-Point subventionné par la mairie et le ministère de la Culture, reçoit environ cinq millions de ses deux tutelles – avec des recettes propres de 64% selon Jean-Michel Ribes. Le Rond-Point dans le cossu VIII arrondissement parisien dispose de trois salles, dont l’une très grande de 746 places dont 62 strapontins. Le lieu se signale par son public d’habitués incroyablement homogène. Nul doute que l’un des chantiers sera de faire entrer de l’air, ouvrir grand les espaces, donner envie à tout un tas de personnes de se rendre jusqu’au métro Franklin D. Roosevelt, ligne 1 ou 9, ce n’est pas compliqué. Légende photo : Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel à Paris, en juillet 2020. (Jérémie Jung/Signatures)
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March 27, 2022 7:09 PM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 27 mars 2022 Inconnu en France, le Catalan Oriol Broggi met en scène au Théâtre de la Colline une expérience sensorielle envoûtante sur la place de l’art dans nos vies. Une réussite. N’hésitons pas, poussons la porte même – et surtout – si le metteur en scène catalan Oriol Broggi est inconnu en France. Baignons notre regard dans la houle qui envahit le plateau et se mêle aux nuages mouvants au loin. Jamais le grand plateau du Théâtre de la Colline n’a semblé aussi vaste et profond. Marchons, du moins mentalement, sur ce sable tantôt ocre tantôt plus clair qui transforme la scène en manège, le manège pouvant se faire palais ou se subdiviser en différents écrins, autres plateaux. Au milieu de la représentation surgira d’ailleurs un cheval en chair et en os, fier et heureux, qui trottera sur le sable désencombré. On aura depuis longtemps cessé de lever la tête pour lire les surtitres de ce 28 i mig, 28 ½ – référence explicite à Fellini –, pour se laisser envelopper entièrement par l’expérience onirique et sensorielle proposée par la troupe La Perla 29, dont c’est la première venue en France. Les acteurs parlent en catalan et napolitain, parfois, rarement, en français. Tour de magie Si Oriol Broggi nous fait halluciner la présence de Marcello Mastroianni ou Vittorio Gassman et tant d’autres fantômes et épisodes cinématographiques qu’il ne s’agit en aucun cas de reconnaître – la copie n’est pas de mise –, c’est grâce à la méticuleuse précision du geste, jusqu’au mouvement des orteils, des douze actrices et acteurs, danseurs, chanteurs, une foule en ces périodes de disette, qu’on ne remarque jamais ni entrer ni sortir du plateau. Le grand talent du metteur en scène, qui signe également la scénographie, tient à sa manière de métamorphoser l’espace à vue, avec rien, un long ruban de soie, tapis rouge qui nous transporte dans un conte chinois, une série de rideaux qui cadrent et décadrent le regard et nous fait basculer avec grand naturel sur un tournage, ou aiguise l’œil sur un orchestre qu’on avait oublié et qui se rappelle à nous par une rengaine et, soudain, on est plutôt sur la place d’un village. Mais avant, par un tour de magie non élucidée, on est allé à Broadway, où les acteurs ont dansé un charleston endiablé. Sable rouge La fluidité est une arme contre la confusion et, confus, 28 i mig ne l’est jamais, alors même que le spectacle n’est pas résumable. Il donne la légère impression d’avoir avalé un bonbon qui modifie les états de conscience. Pas besoin d’être à vif. La fatigue est autorisée. Il y a bien une thématique, qui traverse le spectacle, celle de la place de l’art dans nos vies, et le caractère salvateur des histoires et fictions que l’on (se) raconte et que l’on craint d’exhiber, mais évoquée ainsi, elle fait craindre un esprit de sérieux et un sens de la dissertation tout à fait absent de la représentation. Les acteurs parlent en catalan et napolitain, parfois, rarement, en français. Le grand talent du metteur en scène, qui signe également la scénographie, tient à sa manière de métamorphoser l’espace à vue. 28 i mig a été joué il y a presque vingt ans, à Barcelone, pendant un mois. Puis le spectacle disparut. C’est donc une reprise, un souvenir qui revient, avec une grande partie de la distribution d’origine. La couleur du sable au Père-Lachaise a beaucoup inquiété Oriol Broggi lorsqu’il est arrivé à Paris pour régler les lumières et le décor. Trop jaune, si différent de celui de Barcelone. Pour imaginer leur sol, les acteurs, les techniciens, le metteur en scène ont donc transporté des kilos de sable rouge de leur région, qu’ils ont mêlés à celui du cimetière. Cela exigea une négociation. Wajdi Mouawad, qui dirige la Colline, n’avait pas vu 28 i mig avant d’inviter la troupe pendant un mois. C’est l’une de ses audaces et de ses convictions, que de prendre le risque d’offrir le plateau si longtemps à une compagnie inconnue en France. Il a eu raison : ce que La Perla 29 fait découvrir, on ne l’a jamais vu ailleurs. 28 i mig [28 ½], conçu et mis en scène par Oriol Broggi au Théâtre de la Colline, jusqu’au 10 avril.
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March 27, 2022 3:16 PM
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Par Fabienne Arvers dans Les Inrocks - 17 mars 2022 La folle énergie et la sincérité des interprètes de “La Tendresse“ questionnent avec finesse les nouveaux contours de la masculinité.
Toute la salle du TGP de Saint-Denis debout pour une standing ovation à la fin de La Tendresse : c’est dire l’adéquation entre le public et le spectacle de Julie Berès, qui opère comme un miroir pour évoquer ce que c’est qu’être un homme aujourd’hui, après #Metoo, après des siècles de patriarcat, avec les bagages culturels que l’exil charrie avec lui.
Deuxième partie du diptyque démarré avec Désobéir, qui donnait la parole à de jeunes femmes, La Tendresse réunit huit jeunes hommes d’horizons différents – Afrique, Arménie, France, Iran.
“On ne naît pas homme, on le devient” Si l’écriture du spectacle a été précédée d’une large documentation, ce qui frappe et séduit d’emblée, c’est la spontanéité et le naturel avec lesquels cette bande de jeunes hommes parle de la sexualité, de leur rapport à la masculinité et à la virilité tels qu’ils les ont reçues en héritage et la remise en cause qu’ils en font. La langue est crue et n’oblitère aucun thème (le viol, la violence, la paternité, l’amour, la guerre, les bastons, l’homosexualité, l’initiation au sexe via les pornos, la drague) sans oublier de donner aussi la parole au corps. Danse classique et break dance font plus que rythmer le spectacle. La chorégraphie des corps dans l’espace, conçue comme une machine à jouer aux allures de toboggan, est aussi une manière d’assumer son identité en donnant libre cours à la beauté du geste, à l’énergie de la jeunesse et à ses valses hésitations que Julie Berès résume d’une phrase, empruntée à Simone de Beauvoir : “On ne naît pas homme, on le devient.“ La Tendresse, de Kevin Keiss, Julie Berès, Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter. Mise en scène Julie Berès. Chorégraphie Jessica Noita. Avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Schneider et Mohammed Seddiki. Au TGP de Saint-Denis jusqu’au 1er avril. Les 4 et 5 avril 2022, Festival Mythos, L’Aire Libre, Rennes. Les 7 et 8 avril, Le Quartz de Brest. Les 12 et 13 avril, Théâtre de Bourg-en-Bresse. Le 22 avril, Théâtre de Châtillon. Les 28 et 29 avril, Châteauvallon-Liberté de Toulon. Du 4 au 22 mai, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.
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March 25, 2022 11:51 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 25 mars 2022 Légende photo : De gauche à droite : Benoît Piret, Jean-Baptiste Szézot et Philippe Orivel à l’accordéon (remplacé par Leïla Chaarani au Théâtre de la Bastille, à Paris), lors d’une répétition du spectacle « Une cérémonie », en juillet 2020, à Liège (Belgique). CÉLINE CHARIO Avec son spectacle « Une cérémonie » au Théâtre de la Bastille, à Paris, la troupe burlesque met en scène l’impuissance du temps et de l’époque.
Ce n’est peut-être pas (encore) la fin du monde, mais c’est, de plus en plus nettement, la fin de la fête. La vie est un bastringue désaccordé, aux échos un peu fantomatiques, dans lequel le sentiment de désillusion, de défaite et d’impuissance nous colle sacrément à la peau. Le Raoul Collectif en fait un spectacle intitulé Une cérémonie, à voir au Théâtre de la Bastille, à Paris, pour retrouver ou découvrir le charme et la liberté de cette bande formée en 2009, qui a choisi son nom de baptême en clin d’œil au situationniste belge Raoul Vaneigem. « Les Raoul », comme on les appelle, sont de retour, après deux créations remarquées, Le Signal du promeneur (2012) et Rumeur et petits jours (2015). Le monde ne s’est pas arrangé depuis leurs débuts. Alors, dans un décor de salle des fêtes un peu foireuse, avec ses chaises en plastique vert éparpillées, ils vont tenter de ravauder les oripeaux du courage, de l’action et du collectif. Et de recréer un peu de pensée magique dans un des endroits où c’est encore possible, le théâtre. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Au Festival Avignon, à défaut de pouvoir agir, rire avec le Raoul Collectif Le spectacle irracontable procède par « sauts et gambades », comme aurait dit un de leurs illustres prédécesseurs ou à la manière d’un concert de jazz, dont sont fortement nourris les garçons de la troupe. Il est traversé par deux figures principales, celles de Don Quichotte et d’Antigone, qui s’invitent par éclats, comme en passant, mais de belle manière. A part ça ? A part ça, les garçons du Raoul Collectif, qu’ont rejoint deux comédiennes-musiciennes, Leïla Chaarani et Anne-Marie Loop, font ce qu’on fait quand c’est la dernière fête : ils boivent, portent des toasts (« à l’imprévisible ! »), braillent, chantent et se taisent, en des moments qui sont parmi les plus beaux du spectacle. Une qualité de silence rare au théâtre. Chevaliers d’aujourd’hui Chevaliers errants d’un monde sans cesse renvoyé dans ses cordes technologiques et technocratiques, ils inventent des rituels un peu primitifs aussi. Ils s’hybrident avec du végétal ou de l’animal, retrouvent la force du masque africain, réinterprété avec des branchages, en une série d’images mystérieuses et frappantes. Une chouette géante un peu africaine elle aussi, emblème d’Athéna, symbole de sagesse, apparaît comme un rêve, un souffle d’enfance et de poésie. Tout, dans les corps, le rythme, le jeu, travaille sur une forme d’énergie déceptive, qui raconte l’époque exactement au bon endroit C’est bien une cérémonie qu’ils inventent ici, à la fois requiem et rite vital, retrouvant, à leur manière bricolée et modeste, le rôle sacré du théâtre. Mais ce qui est très fort dans ce spectacle-là, outre leur sens du burlesque et de l’absurde habituels, c’est leur manière de traduire, dans la forme même, l’empêchement, l’impuissance du temps. Tout, dans les corps, le rythme, le jeu, travaille sur une forme d’énergie déceptive, qui raconte l’époque exactement au bon endroit. Alors même si leur spectacle n’est pas parfait, s’il peut paraître parfois un peu décousu sur le plan dramaturgique, ils nous embarquent, ces chevaliers d’aujourd’hui sur lesquels veille une étrange créature : un ptérodactyle dont le squelette d’acier oscille doucement au-dessus du plateau et qui place la soirée sous le sceau d’une présence immémoriale et futuriste, puissante et libre. Une cérémonie, par le Raoul Collectif. Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, Paris 11e. Jusqu’au 2 avril à 21 heures, puis du 5 au 14 avril à 20 heures. De 15 € à 25 €. Samedi 2 avril, journée particulière avec atelier de sound painting avec le musicien Bastien Ferrez, et projection du film La Vie naturelle du pou (2019), d’Emmanuelle Mougne, dans lequel jouent deux acteurs du Raoul Collectif. Puis tournée, à Tournai (Belgique), les 20 et 21 avril, et à Orléans, les 5 et 6 mai. Fabienne Darge
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March 20, 2022 10:03 AM
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Par Amaury da Cunha dans Le Monde - 20 mars 2022 Un livre solaire célèbre les 100 ans de l’écrivain et cinéaste, en recueillant les textes nés d’une admiration réciproque entre celui-ci et le poète Biagio Marin. Légende photo : Pier Paolo Pasolini sur le tournage de « Salo ou les 120 journées de Sodome », au printemps 1975. FABIAN CEVALLOS/SYGMA VIA GETTY IMAGES
« Une amitié poétique », de Pier Paolo Pasolini et Biagio Marin, traduit de l’italien et édité par Laurent Feneyrou et Michel Valensi, édition partiellement bilingue, L’Eclat, 288 p., 20 €, numérique 10 €. Parmi les ouvrages publiés à l’occasion du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), Une amitié poétique se détache : c’est un livre de dialogues entre le cinéaste-écrivain et Biagio Marin (1891-1985), un poète de trente ans son aîné, natif de Grado en Italie, petite île lagunaire au bord de la mer Adriatique où il écrivit une œuvre en graisan, un dialecte du vénitien. Qu’est-ce qui rassemble ces deux hommes ? Une passion pour les langues rares ou oubliées ravivant des particularités linguistiques orales. Ces dialectes sont attachés aux paysages et à l’innocence des paroles populaires. Avant de devenir cet immense cinéaste du tragique et de la beauté provocante, Pasolini prit d’abord un chemin littéraire dans lequel la poésie dialectale fut, comme pour Biagio Marin, une expérience primitive ancrée dans le présent absolu. C’est à Casarsa, le village natal de sa mère, entre Udine et Venise, qu’il découvrit le dialecte frioulan en entendant, un matin ensoleillé, le mot « rosada » (« rugiada » en italien, « rosée ») prononcé par un jeune paysan. Bouleversé par « la pointe expressive de sa vivacité orale », Pasolini coucha immédiatement ce mot sur le papier, certain que « pendant tous les siècles de son utilisation au Frioul (…), il avait été toujours et seulement un son ». Lire aussi (2016) : Article réservé à nos abonnés « Les Ragazzi » : Pasolini, incandescence intacte Ce goût pour la « musicalité rugueuse » du frioulan, Pasolini l’emploie pour écrire de la poésie (il publie son premier livre dialectal, Poesie a Casarsa, en 1942). Il l’engage aussi sur le plan de la connaissance et de l’érudition : l’écrivain étudie à l’université de Bologne la diversité de ces langues minoritaires – cette « passion des dialectaux », comme il la nomme. Ce n’est pas un hasard si, dès 1951, il s’intéresse à l’œuvre confidentielle de Biagio Marin. Le poète de Brago, comme Pasolini, identifie une langue à un lieu qui n’est pas encore altéré par le « clérico-fascisme » ou le « consumérisme ». C’est un monde préservé dans lequel le regard se contente de peu de choses, et la poésie de peu de mots, pour parler de la quiétude ou des failles du réel. « Quand chante le sirocco/je n’entends pas l’alouette au vent/quand s’enflamme le sang/coule à pic le bateau », écrit Marin. Pasolini, époustouflants de concision et de beauté Entre les deux hommes, c’est une amitié militante qui se noue, à l’initiative de Pasolini. Pour le bien de son ami et de sa poésie, il ne lui passe jamais rien. « Et toi, ne t’angoisse pas ! As-tu vraiment besoin de la reconnaissance de cette bande d’imbéciles ? Ta poésie est une des plus belles (…) de ces cinquante dernières années : tu le sais », lui écrit-il. Pasolini ne se contente pas de lire ou de rassurer Marin dans l’intimité : il s’attache à le faire connaître en écrivant publiquement sur lui. On découvrira dans cet ouvrage six textes de Pasolini sur Marin, époustouflants de concision et de beauté. « Marin demeure presque sans contenu, pris dans une répétition de petits motifs, petits comme les progrès du temps. » Mais l’engagement de Pasolini pour Marin va bien au-delà : il choisira lui-même les poèmes d’une anthologie (Solitude) publiée à Milan en 1961, intégralement reproduits dans Une amitié poétique, en édition bilingue. Découvrir la poésie de Biagio Marin à travers les yeux de Pasolini produit de saisissantes réminiscences visuelles. On y retrouve le goût du cinéaste pour la fixité des plans cinématographiques et la sensation physique du danger qui rôde autour de nous, parfois avec douceur. C’est une poésie solaire et liquide qui n’exclut cependant jamais les ombres et les tâches dans ce qu’elle nous donne à voir. « Visage brûlé par le soleil et le vent/creusé par un lacis de rides/deux yeux comme l’eau, si bons/à peine voilés par le tourment. » Lorsque Pasolini est assassiné, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 près d’Ostie, dans la banlieue de Rome, Biagio Marin s’effondre. Le poète, âgé de 76 ans, est bouleversé par la mort de son ami et par les images de son agonie. Corps tabassé puis écrasé vivant par la voiture de son jeune meurtrier. « La mort est maintenant devenue un élément physique de la vie », écrivait Pasolini à propos de Marin en 1961. Aussitôt sa mort annoncée, ce dernier écrit treize poèmes à la mémoire de Pasolini, réunis dans Une amitié poétique, sous ce titre assourdissant : Le Craquement du corps fracassé. La poésie n’est pas consolation. EXTRAIT « De ta vie le nœud serré tu n’as pas pu le défaire : le cadavre blême a coupé le lien sombre. Du sang trouble rougit tes pages, les films clairs, tes journées les plus rares, et même ton art. Mais en tes veilles luisait le soleil, sonnaient des chants de rossignol, resplendissait l’or des merveilles. Le nœud ils l’ont défait, l’aile t’est restée, qui s’élève au ciel et jamais ne faillit, dans le grand céleste renouvelé. » Extrait du « Craquement du corps fracassé. Litanies à la mémoire de Pier Paolo Pasolini », de Biagio Marin. Une amitié poétique, page 209 REPÈRES 1922 Pier Paolo Pasolini naît à Bologne (Italie). Il est le fils d’un militaire et d’une institutrice. 1956 Les Ragazzi (Buchet-Chastel, 1958). 1959 Une vie violente (Buchet-Chastel, 1961). 1961 Accattone, premier long-métrage. 1962 Le Rêve d’une chose (Gallimard, 1965). 1968 Théorème. 1969 Médée. 1971 12 décembre, documentaire sur l’attentat de la piazza Fontana. Décaméron. 1972 Les Contes de Canterbury. 1974 Les Mille et Une Nuits. 1975 Salo ou les 120 journées de Sodome. Dans la nuit du 1er au 2 novembre, il meurt, assassiné. 1990 Poésies, 1943-1970 (Gallimard). 2006 Pétrole (inachevé, Gallimard). AUTRES PARUTIONS Beau livre. « Contro-corrente. Sur la route de Pier Paolo Pasolini », de Chantal Vey L’été 1959, pour le mensuel Successo, Pier Paolo Pasolini sillonna l’Italie par la côte, de Vintimille à Trieste, au volant de sa Fiat Millecento. C’est en poète et en journaliste qu’il rapporta ses « choses vues » sous la forme d’un journal de bord (La Longue Route de sable, Arlea, 2004), entre émerveillement et regard critique sur son pays. Plus de soixante ans après, Chantal Vey, artiste et photographe, a décidé de faire le même itinéraire, en sens inverse. A contre-courant, elle a pris le parti de filmer et d’écrire sur l’Italie, guidée par une mémoire poétique forte : celle de Pasolini. L’artiste n’est pas à la recherche de preuves qui coïncideraient avec l’aventure pasolinienne. Car c’est un monde qui s’est effrité, ce que Pasolini avait pressenti dans son journal : « Dans le silence qu’il y a en moi et en dehors de moi, je sens comme un long, un silencieux effondrement. » C’est un jeu de coïncidences possibles que l’artiste égrène dans ce beau livre. Elle photographie avec mélancolie des morceaux de paysages, comme une mémoire déchirée. Une piste sablonneuse à Ostie, où Pasolini fut assassiné, « sous un orage bleu comme la mort ». Un fragment de sa tombe à Casarsa… Entre ces séquences, on peut lire des témoignages de proches de Pasolini que l’artiste a croisés sur son chemin. Comme ces mots de Guido Mazzon, cousin de Pasolini et écrivain lui-même, qui lui parle au-delà de la mort : « Tes mots comme les griffures d’une serpette sur du bois, comme les objets coupants qui laissent une trace. » « Contro-corrente. Sur la route de Pier Paolo Pasolini », de Chantal Vey, Loco, 256 p., 29 €. Signalons également la parution de « Tout sur Pasolini » (Tutto Pasolini), sous la direction de Jean Gili, Roberto Chiesi, Silvanan Cirillo et Piero Spila, textes en italiens traduits par Fabien Gautheron, Gremese, 448 p., 39 €; ainsi que d’« Avec Pier Paolo Pasolini », de René de Ceccatty, Le Rocher, 560 p., 24 €, numérique 17 €. Amaury da Cunha
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Le spectateur de Belleville
March 20, 2022 8:18 AM
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par Carole Boinet dans Les Inrocks, publié le 17 mars 2022
Portrait de Vimala Pons ©Frédéric Lemaitre
Après avoir présenté son excellent spectacle, “Le Périmètre de Denver” au Centre Pompidou puis au 104, Vimala Pons part avec lui en tournée, et sort un livre-audio sur le label de Rebeka Warrior, WARRIORECORDS. L’occasion d’un grand entretien avec cette circassienne, actrice et metteuse en scène débordante de créativité. On gardera très longtemps l’image de Vimala Pons grimée en Angela Merkel, portant une colonne de pierres sur sa tête, tout en retirant ses habits, couche après couche, dans une valse vestimentaire infinie, avant de finir nue sur scène. L’image exprimait la force et la faiblesse, le trop-plein de paroles et de couches, le mensonge et l’artifice, la vérité et le poids de la vie. L’humour, aussi. Son spectacle, Le Périmètre de Denver – expression inventée par ses soins désignant “un espace d’incertitude créé par un mensonge”– est une merveille d’écriture scénique, foisonnant et pourtant lisible, facétieux et singulier, déstabilisant et physique. Dans la foulée, l’actrice, circassienne et metteuse en scène sort un livre-audio sous forme d’EP sur le label de Rebeka Warrior (Mansfield. TYA, Sexy Sushi…), WARRIORECORDS, baptisé Eusapia Klane. Sa voix grave, “volontairement sensuelle”, dit-elle, narre une histoire surréaliste de vieille femme et de road-trip. On n’y comprend pas tout et c’est très bien ainsi. Nous la retrouvons dans un café qu’elle fréquente assidûment compte tenu de la familiarité avec le patron, non loin des Buttes-Chaumont. Vimala Pons est une équilibriste en quête de déséquilibre pour mieux se rééquilibrer. Dans ton spectacle, Le Périmètre de Denver, tu portes plein de choses sur votre tête – des pierres, une voiture… D’où vient cette quête d’équilibre ? Vimala Pons- L’équilibre est une notion propre au cirque. J’utilise la notion d’équilibre afin de me poser des questions philosophiques. C’est pour cette raison que le cirque parle de 8 à 98 ans, car il soulève des questions philosophiques comme : “Pourquoi ça tombe ?”, “pourquoi je marche ?” Tirer les fils de ces questions simples mais fondamentales permet de se demander ce qu’est le déséquilibre dans sa propre vie. Mentir, c’est aussi rééquilibrer le réel dans ce qu’il a d’insatisfaisant. Les émotions sont des déséquilibres internes qui peuvent être très violents. Qu’est-ce que c’est qu’être déséquilibré mentalement ? Qu’est-ce qu’on porte et supporte dans la vie ? C’est quoi se tenir ? C’est quoi porter un amour, un discours ? Ma discipline s’est décalée vers l’idée de porteuse-équilibriste. On dit souvent aux filles : “je vais t’aider à le porter”, mais moi je trouve ça super de connaître le poids de ses désirs. Porter sa valise pour partir en vacances, c’est mesurer le poids de son désir d’aller en vacances justement. Il y a un tableau de Basquiat qui m’a marquée. Ce sont deux bonhommes qui portent un canapé et au-dessus il a écrit “idéal”. Comme s’ils portaient leur idéal… qui serait un canapé ! Je ne sais pas très bien ce qu’il a voulu dire, mais ça m’a beaucoup parlé. C’est comme les névroses ou les obsessions. On ne sait pas toujours très bien pourquoi on veut plutôt taper sur une batterie ou souffler dans un saxophone. Quand tu y penses, tu vois que ça correspond souvent à ton inconscient et tu essaies de comprendre pourquoi tu es obsédé par ça. J’essaie de construire la narration là-dessus. Ces objets que les personnages portent dans le spectacle fonctionnent aussi comme des souvenirs, ou des pensées, comme les bulles dans les bandes dessinées. Quel poids font nos souvenirs ? Comment doit-on les déconstruire pour avancer ? Pardon, je parle à 300 000 à l’heure, non ? (Rires) Comment et quand as-tu commencé à porter des choses sur ta tête ? À 24 ans, à l’école du cirque avec une balle. Très vite, je me suis dit que le côté abstrait des agrès du cirque n’allait pas me servir à me projeter dans une fiction, n’était pas assez parlant. L’abstrait peut être parlant, bien sûr, mais je ne me voyais pas aller dans cette direction. Il n’y a pas assez de hors-champ. Les objets du quotidien sont alors arrivés très vite. Comme chez Maguy Marin, en danse, où l’accessoire est une grammaire. Il permet de raconter des choses. Comment en arrive-t-on à porter une voiture de 28 kg sur sa tête ? En yoga, quand on demande aux gens de se mettre sur la tête c’est un peu la même chose… Tu portes ton poids même si, c’est vrai, tu as tes mains appuyées au sol. On est très fort comme ça. Ce que je pratique n’est pas une spécialité de cirque, mais un moyen de transport. Tu as moins besoin de force quand tu es aligné. Il faut s’entraîner un peu, mais en Asie, en Afrique, il y a beaucoup de femmes qui portent les choses de cette manière. Il y a aussi des hommes, par exemple sur les plateaux de la cordillère des Andes. “Regarder ce qui change dans ce qui ne change pas m’a soignée parfois. Ça me fait du bien.” Cherches-tu à te débarrasser du poids des souvenirs ou te nourrissent-ils ? Les souvenirs nourrissent beaucoup. Même la pièce est truffée de choses un peu autobiographico-patinés – pour qu’on ne les reconnaisse pas en tant que souvenirs. Le ressassement et l’obsession sont très présents dans ma vie. Avec leur vertu qui est la création. Ils me permettent de me concentrer et d’épuiser une matière jusqu’à en tirer son essence. Ils permettent l’écriture. Le côté naze, c’est la rumination. La répétition n’est pas loin dans nos métiers. Tu entends quinze fois la même musique, tu vois 40 000 fois la même image en montage, tu redis 90 000 fois les mêmes mots. Regarder ce qui change dans ce qui ne change pas m’a soignée parfois. Ça me fait du bien. Quelles sont ces obsessions ? Là tu en as vu une majeure : j’ai besoin de porter des choses sur ma tête. J’ai besoin d’être dans une sensation d’équilibre ou de déséquilibre. C’est de la méditation active. Ça calme mon éparpillement mental. Tu reviens à une chose essentielle : tenir en équilibre quelque chose. Ça place ta respiration au bon endroit. J’aime le défi. C’est un moteur, une drogue très forte. Je n’ai pas la maturité de me satisfaire des choses ténues, simples. Je suis plutôt dans la surenchère du défi. Quand j’ai découvert Anne Clark il y a quelques mois, ainsi que le dernier album de Kate Bush, 50 Words for Snow, je les ai passés en boucle du matin au soir. J’aime épuiser les choses. Je peux manger 400 fois le même plat, revenir tout le temps dans le même café. Mais mentalement, je m’éparpille. Il faut savoir où placer le cadre pour te tenir droite. Comment tu te cadres ? J’ai décidé que j’avais envie de tout, tout le temps, avec tout le monde, maintenant, pour toujours. (Rires) Le mauvais éparpillement a été de ne pas l’accepter. Le jour où j’ai accepté de tout vouloir, tout le temps avec tout le monde, ça m’a fait du bien. J’ai travaillé à ce que ce soit possible et transmissible aux autres. Dans Le Périmètre de Denver par exemple, j’ai voulu écrire une histoire policière car il y a quelque chose de pop là-dedans, dans le fait de raconter des histoires, de construire des fictions assumées, alors que les contours de la réalité sont hyper flous à l’heure actuelle… Les catharsis assumées font du bien, les vraies histoires fictionnelles ! Je suis fan de Colombo. J’ai regardé deux fois l’intégralité de la série. Je voulais aussi une grande physicalité, je voulais que la musique soit interpénétrée avec la façon de dire le texte. Je voulais aussi qu’il y ait un mode sculptural, et du mouvement qui ne soit pas de la danse. Je me suis dit “je vais faire tout ça !”, je voulais aussi un truc poétique, où des gens racontent des trucs de vie, comme chez un psy. J’adore quand, dans certains films, une phrase te percute en plein cœur et te porte pendant des semaines. J’ai pris du temps pour tout écrire par couches et ensuite ajuster. Parfois ça s’est mal passé. À un moment j’ai compris que je n’aurais pas l’histoire policière comme au cinéma où tu dis tout en quelques plans. Au théâtre, c’est un texte comme ça (elle mime un texte long) avec des descriptions et des didascalies. Au cinéma, en cinq secondes, tout le monde a compris qu’il avait mis le poison dans le verre. Donc je me suis dit que j’allais faire quelque chose d’ouvert, avec une trame, mais que chacun comprendra comme il ou elle le souhaitera et sortira avec son Cluedo. C’est plus psychédélique qu’une histoire cartésienne. Dans Rashōmon de Kurosawa, chacun a sa version. On ne sait pas bien ce qui est vrai ou faux. Tu as également l’air obsédé par le mensonge, qui est au cœur de ton spectacle. Créer des histoires fait de nous des êtres d’humains. Nous nous rassemblons sur des mythes et des symboles. C’est précieux et ça a à voir avec le fait de mentir et à la fois pas du tout grâce au pacte fictionnel. L’histoire commence par “il était une fois”. On peut donc s’y projeter sans crainte. Alors que dans le mensonge, le pacte est flou. Moi, je pratiquais le mensonge pour rééquilibrer des endroits de moi-même qui ne me satisfaisaient pas, comme le fait d’être en retard. Quand on séduit quelqu’un, au départ on lui présente toujours la meilleure version de nous-même, puis ça s’effondre ! C’est de la démagogie cognitive, ou de séduction. Tu donnes à la personne ce qu’elle attend de toi. Je me suis dit que c’était quand même politique. En amour, en amitié, en famille, en politique, quand quelqu’un te dit quelque chose de faux, c’est très compliqué… Car la parole a un pouvoir performatif. Pourquoi sortir ce livre-audio, Eusapia Klane, qui entre dans l’univers du spectacle en suivant l’un de ses personnages, mais possède sa vie propre ? Pour Le Périmètre de Denver, j’ai commencé par construire les objets. C’était la première couche. Je veux porter ci et ça, tel déséquilibre, telle chose, varier les matières, les formes. Puis il y a eu le confinement. Tout a été arrêté. La poussière est tombée dessus. Je suis partie avec un sac. J’ai écrit cet EP qui parle de cette femme qui adore sa voiture mais qui n’ira jamais nulle part avec. Je ne voyais pas la connexion avec le spectacle au départ. Cette histoire est inspirée par Crash que je venais de découvrir, mais aussi Anne Clark, Laurie Anderson et les 120 000 films de Carpenter que je revisionnais. J’étais confinée avec Rebeka Warrior à qui j’empruntais le micro. J’ai aussi acheté un petit clavier Akai sur Internet, et j’ai écrit pour le spectacle mais loin de la réalité du plateau. Quand je suis revenue en résidence, j’ai reçu la première prothèse de visage, j’ai appuyé sur play sur le premier track de cet EP et j’ai fait du play-back. J’ai trouvé ça super de porter ce visage de vieille femme réalisé en prothèse, et de le coupler à cette voix que j’avais voulu hyper sensuelle. J’ai trouvé que faire rentrer des voix qui ne correspondent pas aux corps fonctionnait. Rebeka Warrior m’a invitée à le sortir sur son label WARRIORECORDS. Je ne le sentais pas au départ, mais je l’ai fait. “Je me déplace mais je sais où est ma place” Tu es donc, aussi, musicienne ? C’est bien de ne pas quitter son art originel. Ça ne m’empêche pas de faire du son, de chanter, ou de coudre. Mais je tiens à ma formation qui est le jeu et le sport, le cirque. Tu peux habiter d’autres sphères, mais je maîtrise le cirque, pas la musique, où j’entretiens exprès un niveau un peu naze. Ça me permet de faire des choses intéressantes car c’est maladroit. Je le sais car les musiciens professionnels sont parfois touchés par ce que je fais mais parce que ça reste à cet endroit-là. Si je voulais progresser, ça mettrait dix ans à être convaincant. Quand la pluridisciplinarité est arrivée dans les années 1970-1980, elle a envoyé valser la technique, elle voulait casser ce truc classique qui exigeait de la technique dans l’expression artistique. Or, je fais un retour là-dessus : je me déplace mais je sais où est ma place. Comment as-tu commencé ? Vers 18-19 ans j’ai fait histoire de l’art à la Sorbonne. Je n’ai pas du tout aimé donc je suis partie en fac de cinéma à Saint-Denis. Je voulais être scénariste, présenter la Fémis. J’ai écrit un court métrage à 18 ans. J’ai intégré le cours Florent pour rencontrer des acteurs. Ce que j’ai fait. Je n’ai jamais dérushé ni monté ce court métrage, ce qui est hallucinant. Il faut que je le fasse. Je me suis fait prendre au jeu. L’aspect théorique, je trouvais ça super, mais j’ai beaucoup aimé jouer. Mes parents n’y croyaient pas trop… Enfin, personne n’a envie que sa fille soit actrice. Ma mère voulait que je sois conférencière et mon père genre tenniswoman. Je ne voulais pas qu’il le finance donc je suis allée au conservatoire, puis à l’école de cirque. Je ne connaissais rien au théâtre. C’était un coup de bol. Tu venais d’un milieu créatif ? Non. Ma mère était décoratrice d’intérieur, et mon père vendeur de programmes informatiques. Sais-tu toujours ce que tu veux ? Oui. J’adore tout écrire avant et ensuite qu’on teste. C’est agréable pour tes collaborateur·trices quand tu sais ce que tu veux, tout en restant ouverte à la proposition. Il vaut mieux dire “ça c’est rouge” et puis ensuite “en fait c’est bleu !” Que de dire “je ne sais pas.. t’en penses quoi ?” Car au fond, ce n’est pas très grave et c’est plus vivant. C’est la confiance qui te permet de concrétiser une proposition ? Tu doutes parfois ? Pas beaucoup. Quand je doute c’est un gouffre horrible et le seul moyen de s’en sortir, c’est le complexe de supériorité (rires) Et la répétition. Le doute ne construit pas toujours des choses bien, ça ne marche pas avec moi. Je préfère tirer dans tous les sens comme dans un western et dire “nul, nul, nul, ça ok !” et avancer ainsi. Je dis beaucoup “j’essaie” puis “c’est de la merde”. Mais c’est pas grave, je mets à la poubelle et j’essaie autre chose. Comment as-tu rencontré Rebeka Warrior ? Par sa petite amie, Pauline, qui nous a quitté·es et à qui l’album est dédié. On met toutes les deux vachement de temps en amitié. On a mis longtemps à accorder notre confiance… Maintenant c’est indéfectible. C’est quelqu’un d’extraordinaire, je l’adore. Tes ami·es te permettent d’avancer aussi ? Je trouve que c’est assez solitaire comme travail. J’ai pensé à l’inviter à des filages, mais je ne l’ai jamais fait. En revanche, le fait d’aller boire des cafés et de partager la difficulté de création, la remise en question, le doute, la baisse de confiance, la méthode de travail… Savoir comment se surprendre soi-même pour tirer le meilleur de soi-même. On échangeait pas mal. Ça aide plus que de confier des anecdotes. Ça a été un vrai soutien. C’est la même chose avec Bertrand Mandico, réalisateur avec qui tu as tourné à plusieurs reprises, notamment dans Les Garçons sauvages (2017), et After Blue (2022) ? On est plus sur des échanges de sources, de films, de références. Ou bien, on se redonne du courage en se disant que c’est important de persévérer quand on perd la foi. Quand tu la perds c’est très compliqué… Il n’y a que toi qui peux la retrouver, mais parfois prendre un café ou un verre avec un·e artiste qui a partagé les mêmes affres que toi est essentiel. Il suffit d’une phrase et tu repars plein d’énergie. J’ai rencontré ses films d’abord, avec Tsirihaka Harrivel, à la Villa Médicis, où nous avions notre première résidence d’écriture. Une pensionnaire de la villa, Elina Löwensohn (compagne de Bertrand Mandico, ndlr) présentait tous ses courts métrages. J’étais morte de rire. Je trouvais l’humour très particulier. Après, on a discuté. Elle nous a raconté que quand Bertrand Mandico l’a rencontrée, il lui a proposé de réaliser 21 films en 21 ans, pour la séduire. Ils le font ! Ils font un court par an. J’ai toujours été touchée par les couples créatifs, qu’ils soient frères, ami·es, amant·es, etc. Et j’aime la réalisation très visible, le fait d’assumer ce décollement de la réalité, ce poème visuel, très référencé. C’est important parce qu’il travaille comme un artisan. Il est cadreur de ses films. C’est rare de travailler de cette manière. Ce n’est pas que par fétichisme d’un ancien temps, ça m’a inspiré de tout faire en post-synchronisation, de dissocier les dialogues de l’image. Les Américains le font beaucoup, même à l’heure actuelle. À quoi cela sert-il ? Tu as une deuxième chance au jeu. Tu peux dissocier l’intensité de jeu que tu as à l’image de celle que tu as vocalement. Techniquement, j’ai trouvé ça passionnant. Il y a une proximité avec la voix qui est très intéressante et qui nous décolle un peu de cet héritage Nouvelle Vague dont on a largement soupé je trouve. Il y a un fétichisme d’un ancien temps, c’est sûr… Mais qui je pense est un amour du cinéma, une cinéphilie qui me touche beaucoup. C’est un bosseur incroyable Bertrand. Ses storyboards ressemblent à des bouquins d’aquarelles. C’est un vrai fabricateur de films. Il sait faire des films. J’adore la technique, que ce soit savoir pleurer, ou faire une surimposition d’images. C’est beau de connaître les outils de ton art. Ça me touche. Je ne sais pas bien pourquoi. Peut-être parce qu’il y a une vérité là-dedans ? Quelque chose de tangible dans la technique, dans la maîtrise d’un art… Peut-être oui. J’ai du mal à savoir. C’est comme ça. Quel est ton rapport quotidien à la musique ? J’en écoute beaucoup. Le matin, depuis 7-8 ans, je mets de l’ambient japonaise qui me permet de ne pas me suicider. (rires) Beaucoup de musique classique aussi. J’ai découvert, il y a quelques années, qu’on pouvait découvrir de la musique (rires). C’est une nouvelle phase ! Je me suis mise à chercher sur Internet. Avant, j’écoutais ce qui me parvenait, ce que je connaissais. Là, d’un coup, je suis allée au-devant de ce que je ne connaissais pas. Je n’aime pas trop les vinyles, plutôt les CD. J’aime aussi écouter la radio. J’écoute des radios américaines, italiennes, argentines… Je mets aussi beaucoup de DVD que je branche sur la chaîne hi-fi, sans l’image. Je les écoute sans les regarder. Parfois, je connais donc mieux les films par le son. Quand je les revois, je décolle… J’avais imaginé un autre film ! Le dernier c’était La Vie aquatique de Wes Anderson. Je n’avais pas revu le film depuis cinq ans, mais je connaissais le son par cœur. Je pouvais faire le mouvement de porte avant que le personnage n’arrive… Et Kate Bush aussi donc, dont tu parlais plus tôt ? C’est son Fifty Words for Snow. C’est je crois son dernier album. Piano-voix, assez jazzy. J’étais assez déçue au début. On aurait dit un concert dans un hall d’hôtel Ibis Style. Comme elle est trop forte… retour aux instruments ! Piano à queue, violons, voix… Elle fait un morceau hyper long niveau format, avec sa voix super aiguë, très fragile, sa voix qui a vieilli. Elle écrit tellement bien. Il me porte depuis le mois de janvier. J’adore quand à la première écoute tu te dis “c’est nul”, et en fait tu adores par la suite. Qu’est-ce qui t’a donné envie de le réécouter ? Trois-quatre accords qui m’ont donné une émotion. Et ses virages ! (elle imite sa façon de chanter dans les aigus) Pour finir, il y a chez toi un certain jeu sur les stéréotypes de genre, que l’on retrouve dans ton spectacle. Comment as-tu pris conscience de la construction du masculin/féminin ? Quand j’étais petite, j’ai eu mes règles tardivement. J’avais de la super-androgynie, donc j’ai eu un traitement hormonal pendant deux ans afin notamment de garantir que je puisse avoir des enfants… Avant ça, j’étais un garçon manqué. Je ne voulais pas du tout être une fille féminine. On m’appelait jeune homme. J’avais les cheveux courts, je m’habillais comme un garçon. Après le traitement, je suis devenue féminine dans un code genré : épilation des sourcils, cheveux qui poussent, attitudes de séduction, rapprochement des garçons. Je n’avais aucune conscience féministe. Si ma conscience féministe est advenue, c’est par le corps. Par une envie de ne pas être aidée, d’être aussi forte qu’eux, qu’on ne se pose plus la question de mon genre. J’ai vu des circassiennes faire des choses dont on ne les soupçonnait pas. C’est grâce aux rencontres que j’ai faites par la suite que j’ai pu mettre des mots sur ce combat qui a toujours été là de manière inconsciente, mais pas du tout intellectualisé. La représentation de la femme au cinéma par exemple… On avait une scène courte dans un film où on devait passer par-dessus une barrière. Le réalisateur me dit: “je vais passer d’abord, ensuite je te tends la main”. J’ai refusé. Je pouvais passer la barrière mieux que lui. Il justifiait tout ça avec l’intrigue. Chez moi c’est du féminisme intuitif. Ça m’agaçait. Je n’aimais pas ce que ça disait du personnage, ni de moi. Je me suis beaucoup battue pour beaucoup de détails comme ça. Comme la façon de boire une tasse de café. Je la tenais des deux mains. On me dit que ce n’est pas comme ça qu’on boit. Des discussions entières ont suivi…On me montrait comment “une fille” boit en tenant la tasse par l’anse, avec la main bien mise. Au cinéma, on se retranche beaucoup derrière la notion de personnage, donc on peut tout te faire gober. Mais en tant qu’actrices et acteurs on est très responsables des codes que l'on fait passer. Propos recueillis par Carole Boinet Le Périmètre de Denver, les 22, 23, 24 mars à Nantes (Le Lieu Unique), les 30, 31 mars à Bruxelles (Halles de Schaerbeek), le 8 avril à Val-de-Reuil, Festival SPRING (Théâtre de l’Arsenal), les 13, 14 avril à Annecy (Bonlieu), les 5, 6 mai à La Rochelle (La Coursive) et les 17, 18, 20, 21 mai à Grenoble (MC2) Eusapia Klane (WARRIORECORDS/Kythibong)
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Le spectateur de Belleville
March 19, 2022 10:49 AM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 19 mars 2022 Crédit photo: Jean-Louis Fernandez
La Faculté des rêves, texte de Sara Stridsberg, traduction Jean-Baptiste Coursaud, adaptation et dramaturgie Lucas Samain, mise en scène de Christophe Rauck, scénographie Aurélie Thomas, vidéo Pierre Martin, lumières Olivier Oudiou, son Xavier Jacquot.
Avec Claire Catherine, Cécile Garcia Fogel, Mélanie Menu, Marie-Armelle Deguy, David Houri, Pierre-Henri Puente Le metteur en scène et directeur de Théâtre Nanterre-Amandiers s’est attaché au roman de Sara Stridsberg, La Faculté des rêves, un récit-fiction, un voyage dans l’intimité de Valérie Solanas. Dans une Amérique en pleine guerre du Vietnam, s’impose un monde puritain, conservateur et patriarcal, dans lequel « les hommes les plus progressistes considèrent la femme comme inférieure » – terrain de prédilection – ironie – où se débat et combat la féministe radicale, Valérie Solanas, entre coups de gueule, éclats de révolte, insultes et injures à l’égard des hommes et de leur société. D’abord, dénoncer les expériences ignobles du viol, bien avant #metoo – l’autrice a été victime d’ « abus » paternels – euphémisme – répétés, dès l’âge de 9 ans dans la balancelle du jardin, que sa mère n’a pas voulu « voir ». Elle porte plainte pour les épreuves d’exclusion ou d’oppression, critique convaincue du « patriarcat ». Le corps de la femme est son champ d’expérimentation et les études de la jeune femme en psychologie confortent le développement de sa théorie à propos des gènes et des comportements. Suite à l’agression sur Andy Warhol en 1968, elle a été internée pendant plus d’une dizaine d’années, meurt dans la solitude d’un petit hôtel crasseux des faubourgs mal famés de San Francisco : son corps abandonné sera découvert cinq jours après sa mort, à l’âge de 52 ans. Puisque la mère de Valérie Solanas a brûlé tous ses écrits, subsiste seul l’ouvrage S.C.U.M. Manifesto (Society for Cutting Up Men, c’est-à-dire Société pour la castration des hommes). Et S.C.U.M a marqué d’un scandale en son temps (1968-1971), l’histoire d’un mouvement. L’auteure – junkie et prostituée de l’undergound, est alors en prison pour avoir agressé l’artiste Andy Warhol qu’elle a blessé sérieusement -tentative de meurtre. Elle propose l’assassinat de tous les hommes pour épilogue d’une fiction délirante où les femmes se font les « maîtres du monde ». Lucas Samain a adapté le roman de Sara Stridsberg pour la scène en cinq parties – de 1988 à 1945 puis à 1967,1968 et à 1969 – qui toutes débutent par des scènes du procès de la tentative d’assassinat sur Andy Warhol, des archives, et explorent les relations de l’un à l’autre. La scène passe de l’âge adulte à l’enfance et revient au temps d’une jeunesse à la fois radical et mortifère. La folle période productive des films de La Factory d’Andy Warhol est suggérée, via la scénographie lumineuse et chic qui fait appel non seulement à des images d’archives pour la reconstitution des années 1960/1970, mais aussi à un travail élaboré sur les formes, les lignes et les couleurs – sérigraphie, photo, cinéma, espace urbain, installations vidéo. Sur le plateau de scène, trône un Priva Lite, grand écran vitré composé de cinq vitres qui s’opacifient une par une, ou pas. Ainsi, du texte et des images sont projetés sur les vitres et écrans; un jeu vif s’installe à partir des transparences et les rayons fluo d’un Pop Art renouvelé. L’univers formellement parfait – couleurs, lumières et images – nuit à l’invention de radicalité et d’extrémisme de l’imaginaire de l’héroïne féministe, tel un magazine de luxe de papier glacé que le public feuillèterait, ce qui, certes, sert l’esthétique d’Andy Warhol, mais met à mal la réalité trash d’une figure destroy – look et argumentation odieuse, blessante, provocatrice et insultante. Cécile Garcia-Fogel – belle voix grave et présence contrôlée – semble bien trop clean pour correspondre à l’anti-héroïne et à sa subversion – mépris, détestation du monde et des hommes. Il est par ailleurs lassant d’entendre sur un plateau de scène, comme dans la vie – mais la vie c’est la vie – la vanité crasse des répétitions et récurrences verbales triviales, telles les expressions « de merde », « merdique », « chiatique », « suceur de bite », un ressassement qui réduit le propos. La mise en scène semble prisonnière d’une figure dont l’incarnation théâtrale est hasardeuse. Véronique Hotte Du 17 mars au 8 avril 2022, mardi, mercredi 19h30, jeudi, vendredi 20h30, samedi 18h, dimanche 15h au Théâtre Nanterre-Amandiers 7, avenue Pablo Picasso – Nanterre. Tél: 01 46 14 70 00 nanterre-amandiers.com
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Le spectateur de Belleville
March 18, 2022 7:44 PM
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Propos recueillis par Fabienne Darge dans Le Monde - 18 mars 2022 Légende photo : La critique de théâtre et metteuse en scène Marina Davydova à Berlin en 2017. VERA MARTYNOVA La critique de théâtre et metteuse en scène russe, réfugiée à Vilnius, estime que ses compatriotes artistes sont en danger.
Le 24 février, Marina Davydova, 55 ans, critique de théâtre, rédactrice en chef de la revue TEATP (« théâtre », en russe), directrice artistique du festival de théâtre moscovite Net et metteuse en scène, mettait en ligne une pétition appelant les autorités de son pays à arrêter immédiatement les hostilités sur le territoire ukrainien. Quelques jours plus tard, elle a dû s’enfuir de chez elle. Elle raconte un milieu artistique horrifié par la décision de Vladimir Poutine, mais tétanisé par la peur et l’inquiétude de l’enfermement. Dans quelles circonstances avez-vous dû vous enfuir ? Tout s’est passé très vite, en deux jours. Avant même que Vladimir Poutine ne promulgue, le 4 mars, une nouvelle loi faisant encourir jusqu’à quinze ans de prison à toute personne contestant l’invasion de l’Ukraine, j’ai compris que j’étais en danger. Je recevais des messages de menace, mon téléphone était sur écoute, et la lettre Z, devenue l’emblème du soutien à l’« opération militaire spéciale » lancée en Ukraine, a été peinte sur la porte de mon appartement : c’est une façon de vous désigner comme traître à la patrie, et, à partir de là, vous savez que tout peut arriver. Privilège abonnés Je suis partie en voiture, avec des amis lituaniens. A la frontière entre la Russie et la Lettonie, j’ai subi un interrogatoire digne de l’époque stalinienne. J’ai finalement été relâchée et j’ai pu passer la frontière puis arriver à Vilnius, où je me trouve aujourd’hui. Une fois la frontière passée, je me suis rendu compte que mon domicile moscovite avait été filmé depuis le début par des caméras de surveillance : les images de ma fuite ont été largement diffusées sur Internet, comme celles d’une traître à la patrie. J’étais abasourdie d’avoir été ainsi espionnée, surveillée, alors que je ne suis même pas une militante. Observez-vous une fuite générale des acteurs du monde culturel de votre pays ? Beaucoup veulent partir, y compris ceux qui ne se sont pas exprimés ouvertement. Ils sont horrifiés à l’idée de rester dans un pays totalement confiné, fermé sur lui-même. Mais, dans la culture, l’hémorragie n’a pas encore eu lieu. Ce n’est pas simple de partir du jour au lendemain, de tout abandonner. La fuite concerne surtout, pour le moment, ceux qui sont en première ligne : les militants, les journalistes et les informaticiens. Etes-vous nombreux dans les milieux artistiques à avoir pris publiquement position contre la guerre ? Non, une grande partie du milieu culturel ne s’exprime pas ouvertement. On voit bien quels sont les risques. Lev Dodine, le grand maître du théâtre russe [directeur artistique du prestigieux Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg], a écrit une lettre ouverte suppliant Vladimir Poutine d’arrêter la guerre. Dodine a 77 ans, une stature internationale, j’espère qu’il ne sera pas persécuté. Elena Kovalskaya, administratrice du centre culturel Vsevolod-Meyerhold de Moscou, qui est d’origine ukrainienne, a démissionné de son poste. Dmitri Volkostrelov, directeur artistique du même centre, a été, lui, licencié pour avoir refusé d’enlever du site un appel antiguerre. J’espère que Kovalskaya ne sera pas inquiétée : c’est la prise de parole qui est insupportable au sommet de l’Etat russe. Elle a payé sa liberté de parole avec son poste, en quelque sorte. Les directeurs des Théâtres Maïakovski et Vakhtangov de Moscou, tous deux lituaniens, sont rentrés dans leur pays. Quels vont être les effets de cette guerre sur la culture russe ? Je crois que les effets vont être catastrophiques, d’abord et avant tout, pour le théâtre. Un poète, un écrivain peuvent toujours écrire, et leurs textes peuvent toujours passer à l’étranger. La musique est tellement non idéologique que j’ose espérer que les interprètes et les compositeurs pourront survivre. Mais le théâtre, qui est à la fois un art et une institution sociale, qui est l’art de l’ici et du maintenant, ne peut pas exister dans cette absence de liberté. Les grands événements au théâtre ont toujours lieu dans une pensée de l’événement qui entoure le théâtre. Ce lien au présent, à l’actualité, est essentiel pour créer une œuvre artistiquement forte, même si elle n’aborde pas directement ce contexte. Je suis terrifiée à l’idée de ce qui va se passer pour le théâtre russe, qui était en pleine effervescence depuis dix ans. Je ne vois pas comment un art digne de ce nom peut sortir d’une société qui est en train d’être isolée, comme celle de l’Iran ou même, plutôt, de la Corée du Nord. Pensez-vous qu’il existe des risques d’autocensure ? Oui, bien sûr. D’autant plus dans le théâtre, là encore, qui en Russie est majoritairement dépendant des subventions de l’Etat. C’est donc très facile pour les autorités de renvoyer un directeur. Quant aux troupes et théâtres indépendants apparus ces dernières années, ils ne vont pas pouvoir tenir le coup. Mais les artistes russes s’inscrivent aussi dans une longue tradition de contournement des diktats du régime… Regrettez-vous que les artistes russes ne s’expriment pas plus, dans le contexte ? Je pense que je n’ai aucun droit de juger ceux qui restent et se taisent. La situation est tellement dangereuse, chacun doit décider pour soi jusqu’où il peut aller. Mais je suis persuadée que, depuis dix ans, la communauté artistique a été trop passive. Peut-être que si on avait été plus solidaires, plus courageux, collectivement, on aurait pu jouer un rôle plus important. Je ne peux que regretter l’absence de cette résistance, mais je n’ai aucune leçon à donner. Lire aussi Article réservé à nos abonnés L’inquiétant boycott des musiciens russes L’Occident doit-il boycotter les artistes russes, selon vous ? Je crois qu’il faut avoir une approche très différenciée. Avec les artistes qui ont soutenu publiquement l’invasion de l’Ukraine, il n’y a évidemment pas de collaboration possible. Il est d’une importance capitale de soutenir les acteurs culturels qui se sont prononcés contre la guerre et de ne pas les inclure dans le boycott. Que faire avec ceux qui ne se sont prononcés ni dans un sens ni dans l’autre ? Le boycott total de la culture russe me semble sans avenir. L’objectif, c’est quand même d’essayer de préserver cette culture dans le champ civilisationnel occidental. La culture russe est une part intégrante de la culture européenne, c’est impossible de la rejeter en bloc. D’autant plus que c’est bien à partir de la culture, au sens profond du terme, que l’on pourra ressusciter ce pays, un jour. Que préconisez-vous ? L’Occident pourrait construire une politique intelligente, en créant des liens à plusieurs niveaux. Je pense qu’il est vital de garder le contact avec les artistes qui vont rester en Russie. A cette fin, ceux qui sont partis, comme moi, pourraient jouer le rôle d’intermédiaires, de médiateurs : comme dans la Divine Comédie, de Dante, être des sortes de Virgile face à ce nouvel Enfer que nous vivons. Il est très important, pour moi, de rappeler que, dans cette affaire, la Russie n’a pas seulement attaqué l’Ukraine, mais qu’elle s’est aussi attaquée elle-même. Nombreux sont les Russes qui sont aussi victimes de cette situation. Ils ont été qualifiés de « cinquième colonne », c’est-à-dire d’ennemis vivant non pas à l’extérieur du pays, mais dans le pays même. Il n’est plus nécessaire de protester ouvertement dans la rue pour être étiqueté comme un ennemi, mais simplement d’avoir honte et horreur de ce que la Russie fait à l’Ukraine et de parler et d’écrire ouvertement à ce sujet. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : avec les sanctions et les mesures de rétorsion, la menace d’un « rideau de fer numérique » en Russie La culture est-elle au cœur de la dérive nationaliste de Vladimir Poutine ? Oui, je pense qu’on peut le dire ainsi, aujourd’hui. Poutine n’avait pas, au départ, le but de combattre tout ce qui est peu ou prou occidental dans l’art russe. Mais c’est désormais le cas, et il est encouragé dans ce sens par tout un entourage qui joue un grand rôle, à l’image de Vladimir Medinski, qui a été ministre de la culture jusqu’en 2020, et du cinéaste Nikita Mikhalkov. Comment voyez-vous votre avenir ? J’essaie de commencer une vie nouvelle, ce qui est compliqué et traumatisant. Mon mari est toujours à Moscou. Mon fils est à Sofia. J’ai passé une grande partie de ma vie à intégrer le théâtre russe dans le théâtre européen, et vice versa. Maintenant, le rideau de fer tombe à nouveau entre nous. Mais je continue à penser que mes efforts précédents n’ont pas été vains, quand même. Traduit du russe par Macha Zonina Fabienne Darge
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Le spectateur de Belleville
March 17, 2022 11:59 AM
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Propos recueillis par Jean-Baptiste Garat dans Le Figaro - 17 mars 2022 Légende photo : Frédéric Mitterrand à la soirée SOS Ukraine organisée le 1er mars au Théâtre Antoine à Paris. SAMEER AL-DOUMY / AFP ENTRETIEN - «La meilleure manière de résister, c'est souvent de se taire», estime l'ancien ministre, qui explique comment l'invasion de l'Ukraine change la donne culturelle entre la Russie et le reste du monde. L'ancien ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, fin connaisseur de la scène russe, explique au Figaro pourquoi, selon lui, il faut agir avec nuance dans les sanctions pratiquées à l'égard des artistes pris dans la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. S'il juge la censure des œuvres «parce que russes» absurde, il se montre pessimiste sur la perspective d'un retour à la normale des échanges culturels. Ils ne reviendront qu'avec la fin de la guerre et la fin de la guerre n'est pas pour demain, explique l'écrivain qui vient de signer un essai, 1938, dans l'œil du cyclone*, dans lequel il décrit le déni français face à l'Allemagne nazie, quelques mois avant la guerre. LE FIGARO. - Entre ceux qui souhaitent que les échanges culturels se poursuivent avec la Russie malgré la guerre en Ukraine et ceux qui veulent que les artistes défendant le régime de Vladimir Poutine soient interdits de scène, où vous positionnez-vous ? Frédéric MITTERRAND. - Il ne faut surtout pas confondre les deux questions. Faut-il interdire des œuvres, des spectacles, des artistes au prétexte qu'ils sont russes ? Bien sûr que non. Je suis contre toute forme de censure. Durant la guerre de 1914, Camille Saint-Saëns avait demandé l'interdiction des œuvres de compositeurs allemands en France et un certain nombre d'artistes s'étaient insurgés contre cette décision ; ils avaient raison. Aujourd'hui, nous ne faisons pas la guerre à la culture russe, nous ne faisons pas la guerre au peuple russe. Il est invraisemblable d'imaginer un monde où l'on cesserait de lire Tchekhov et Soljenitsyne, d'écouter Tchaïkovski. Le problème n'est pas là. À LIRE AUSSI Semyon Bychkov: «Je supplie Poutine d'arrêter de détruire l'Ukraine et la Russie!» Quelle attitude adopter avec les artistes russes ? Il y a toute une palette de nuances. Il y a par exemple les artistes qui n'ont d'autre choix que de s'aligner sur la politique de Vladimir Poutine. Je pense que c'est le cas de Valery Gergiev, dont Vladimir Poutine a largement contribué à favoriser la carrière. Il lui a assuré une dimension médiatique internationale, notamment avec la réfection complète du théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg. Je connais Gergiev, je l'aime beaucoup et, même si je ne lui ai pas parlé récemment, je pense qu'il est dans cette position. Il est impossible pour lui, le directeur du Mariinsky, de condamner officiellement Vladimir Poutine ; la seule chose qu'il peut faire c'est de rester en Russie et de fermer sa gueule, pour parler vulgairement. Et je pense que beaucoup d'artistes russes sont confrontés au même dilemme. Anna Netrebko est dans le même cas de figure, il me semble. C'est d'ailleurs l'attitude que j'aurais probablement eue dans la même situation. Ensuite, il y a le cas du pianiste Boris Berezovsky qui, lui, applique les mots d'ordre de Vladimir Poutine. C'est monstrueux et c'est pour lui une folie. Il se tire une balle dans le pied et a ruiné sa carrière en Occident, mais c'est son problème. Même s'il a subi des pressions, il y a plusieurs manières de résister et se taire est encore la meilleure. À LIRE AUSSI Le pianiste russe Boris Berezovsky demande «plus de fermeté» avec les Ukrainiens Beaucoup d'artistes sont soumis à de telles pressions, selon vous? J'ignore quel est l'état des forces en Russie même si je constate, comme tout le monde, qu'il y a un durcissement extraordinaire de la répression et du contrôle des consciences dans le pays. Je suis certain que le nombre d'artistes sous pression du régime qui gardent le silence est beaucoup plus important qu'on ne le pense. Et que cela est rendu possible par des réseaux de solidarité entre artistes au sein du pays. Mais ces terrains sont des sables mouvants. Souvenez-vous de Wilhelm Furtwängler dirigeant à Berlin devant toute la clique nazie, d'Herbert von Karajan membre du parti ou de Richard Strauss composant le délicieux opéra Capriccio en 1943 alors que les sujets de préoccupations n'étaient peut-être pas là. C'est une question que je me pose souvent : qu'aurais-je fait pendant la guerre ? Fallait-il continuer à jouer des pièces de théâtre où se rendaient les Allemands et dîner avec eux, comme le faisait Sacha Guitry ? Tout en aidant Max Jacob et énormément de gens. Ou devenir un pur produit de la collaboration ? Il est tout à fait compréhensible que RT Today et Sputnik aient été interdits. Ce ne sont pas des chaînes d'information, ce sont des chaînes de propagande. Au-delà des choix individuels des artistes, faut-il continuer à travailler avec les institutions russes ? Cela dépend des institutions et des organisations. Il est tout à fait compréhensible que RT France et Sputnik aient été interdits. Ce ne sont pas des chaînes d'information, ce sont des chaînes de propagande. Je les connais bien, j'avais failli travailler pour RT France avant de me rétracter quand j'ai compris que ce n'était pas une chaîne d'échange entre la France et la Russie, mais un organisme de communication de Moscou. Pour les institutions culturelles à proprement dit, il faut garder à l'esprit que la quasi-totalité des échanges émanent directement du pouvoir russe. L'exposition de la collection Morozov à Paris, par exemple, n'a pas été décidée par un gentil monsieur, héritier de la collection. Cela n'a été rendu possible qu'au bout d'une longue négociation entre la fondation Louis-Vuitton et la Russie. Vu de Moscou, cela ne se résume pas à une opération de bienfaisance culturelle… Et encore, tout cela avait été négocié bien avant l'Ukraine, à une époque où on ne considérait généralement pas, ici à Paris, le Donbass et la Crimée comme des faits de guerre. Aujourd'hui, personne ne peut nier qu'il s'agit d'une guerre et on ne peut pas envisager de monter des opérations culturelles d'envergure, collaborer avec des institutions russes que l'on sait dans la main du Kremlin. Ce n'est pas possible, pour l'instant. Je suis frappé par le parallèle entre la situation actuelle et celle qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la question des Sudètes. En 1938, beaucoup de monde pensait que les Allemands résisteraient à Hitler, que Hitler était malade… On sait que ce ne furent que des illusions. Qu'est-il possible de faire pour l'Ukraine, ses artistes, son patrimoine ? Pour le patrimoine, il faut déjà voir les sites qui sont l'objet d'une protection internationale officielle, ceux qui sont inscrits dans les listes de l'Unesco et demander la préservation de leur intégrité. Je suis frappé de constater que beaucoup de lieux emblématiques ne sont pas l'objet d'une protection internationale [sept sites font l'objet d'un classement au patrimoine mondial, NDLR]. Il est cependant évident qu'on ne peut pas grand-chose pour empêcher des bombes de tomber sur tel ou tel site, tel ou tel monastère, à part enregistrer les dégâts et les ajouter aux crimes et délits commis par l'envahisseur. Bien sûr, on peut s'insurger mais cela ne fera pas bouger d'un iota les résolutions de Vladimir Poutine. Les liaisons culturelles entre la France et la Russie pourront-elles se rétablir un jour ? Elles se rétabliront, forcément. Mais elles ne pourront se rétablir que lorsque la guerre se terminera et j'ai peur que la guerre ne se termine pas. Je suis très pessimiste. Si l'ambition de Vladimir Poutine est l'annexion pure et simple de l'Ukraine, nouveau tsar de toutes les Russies, porté par le rêve messianique de la conversion de la Russie à l'Orthodoxie en 986, la guerre ne se terminera pas. Il peut gagner militairement, mais il ne sera parvenu qu'à créer au cœur de l'Europe et aux portes de Moscou une sorte de nouvel Afghanistan. Si un traité de paix est signé et Moscou obtient le dépècement de l'Ukraine, la Russie sera toujours considérée comme un État voyou et la confiance brisée pour longtemps. On peut aussi imaginer que Poutine tombe, comme certains en rêvent. Mais je suis frappé par le parallèle entre la situation actuelle et celle qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, notamment avec la question des Sudètes. En 1938, beaucoup de monde pensait que les Allemands résisteraient à Hitler, que Hitler était malade… On sait que ce ne furent que des illusions. Je vous recommande de regarder La Dame et le Petit Chien, film de Iosif Keifits réalisé en 1959, du temps de Krouchev, avec Iya Safina. Cette adaptation merveilleuse d'une nouvelle de Tchekhov permet de bien comprendre toute la différence entre le pouvoir et les hommes. * 1938, dans l'œil du cyclone, Frédéric Mitterrand, XO Éditions, 21,90 euros. i
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Le spectateur de Belleville
March 15, 2022 8:18 PM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 14 mars 2022 Sarah Le Picard recrée à Paris l’émission «Discorama» qui, de 1959 à 1974, scrutait la chanson française. Un spectacle fidèle et minutieux servi par deux actrices d’exception. Sur scène, il n’y a rien. Un piano, deux cubes, une feuille de papier blanc en guise de fond, une rangée de trois projos, et nul n’a besoin d’être régisseur ou comptable pour se dire qu’un tel décor est susceptible de se glisser partout, presque dans un sac à dos, façon K-Way ou tente igloo, pour réapparaître dans les endroits les plus inattendus, du moment qu’ils sont doués de la fée électricité. Sur scène, il n’y a rien, donc, et, par la grâce de deux actrices d’exception, Anne-Lise Heimburger et Sarah Le Picard, et d’un acteur, Florent Hubert, excellent lui aussi mais qui incarne des personnages plus en retrait, il y aura très vite tout. C’est magique et cela fait penser au lutin caché dans une bouteille qu’il ne faut surtout pas déboucher, sinon l’univers s’y échapperait. Ordres tacites Ici, la bouteille est une lucarne. Et le lutin se nomme Denise Glaser, animatrice et productrice d’une émission restée culte, Discorama, la première à faire entrer dans le petit écran toute la chanson française, de Barbara à Nino Ferrer en passant par Gainsbourg, Brel, Polnareff. On ne sortira pas plus du studio que Denise-Sarah Le Picard elle-même, dévorée par son métier. L’excellente idée est d’avoir évité la copie ou la parodie, en inventant ou faisant resurgir – le doute est l’un des charmes – une star retombée dans l’oubli, Veronika May, que l’on suit de sa première interview, après qu’elle a gagné l’Eurovision, jusqu’à son firmament, de plus en plus à l’aise avec Denise, reine de l’exercice. Dans ce mixte de Mireille Mathieu et de France Gall, la chanteuse tout en crinière blonde qui finira par s’émanciper, Anne-Lise Heimburger, par ailleurs chanteuse lyrique, est géniale dans sa faculté de se transformer tout en incarnant la même femme. On scrute, comme si l’actrice était en gros plan, la moindre expression de timidité, d’agacement, de révolte, face à celle qui disait qu’elle n’interviewait pas les gens mais les rencontrait en une demi-heure. Nous, spectateurs, sommes la caméra et «Denise» nous donne parfois des ordres tacites, par toute une série de mini gestes, il ne faudrait pas troubler l’enregistrement. Ressusciter un quart de siècle Toute la réussite de Variété, qui se veut modeste, résulte dans la recherche du moindre détail vrai : exactitude des tenues, solitude captée lors de la dégustation d’un «green mood», l’humeur verte, cocktail d’un tiers de whisky, un tiers de menthe, un tiers de lait, toujours dans le studio. Rien n’est forcé, tout existe, et il suffit d’une heure aux interprètes et à l’autrice pour ressusciter un quart de siècle, de 1959 à 1974, faire apparaître ses modulations, ses couleurs singulières, ou des afflictions intimes tandis que les grands événements, comme la guerre d’Algérie, Mai 68 ou la Shoah, griffent le cadre. «L’émission sur Jean Ferrat, on ne pourra pas la faire. J’ai reçu un appel de la direction, on me fait savoir que Nuit et Brouillard, ça ne se passe pas. Je trouve ça tout de même un peu fort, on a pu déporter des millions de gens dans des camps de concentration mais en parler en chanson à la télévision, ça ne passe pas, ça pourrait choquer.» Denise Glaser, licenciée plusieurs fois, fut d’abord virée pour avoir outrepassé cet interdit. Rien n’est cependant frontalement énoncé. Ce qu’on guette et ce que les deux actrices saisissent, c’est la manière dont une gestuelle se transforme en même temps que les intonations, une manière d’articuler, ou de s’exprimer, des mots qui surgissent tandis que d’autres se volatilisent, et comment imperceptiblement, sans ruptures ni fractures, les années, pour reprendre le titre roman d’Annie Ernaux auquel le très réussi spectacle de Sarah Le Picard s’apparente, s’écoulent. Variété de Sarah Le Picard, inspirée de l’émission de télévision Discorama (1959-1974) au Rond-Point jusqu’au 27 mars.
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Le spectateur de Belleville
April 1, 2022 10:47 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 31 mars 2022 Légende photo : Mathias Zakhar, qui interprète Douglas Templemore dans « Zoo », au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, à Paris, le 16 mars 2022. JEAN-LOUIS FERNANDEZ A l’Espace Cardin, Emmanuel Demarcy-Mota met en scène « Zoo », procès des manipulations génétiques.
Une question le hantait : qu’est-ce qu’un être humain ? En 1943, Jean Bruller a publié Le Silence de la mer, sous son nom de résistant, « Vercors », qu’il conservera comme pseudonyme littéraire. Ses livres suivants n’ont jamais fait oublier le premier, mais cela n’a pas empêché le fondateur des Editions de Minuit (et dessinateur du fameux logo, l’étoile), de continuer à creuser la question éthique de l’humain. « C’est la faute des nazis », disait-il. En 1952, Vercors (1902-1991) a publié Les Animaux dénaturés, dont il a tiré une pièce, Zoo ou l’Assassin philanthrope, mise en scène, en 1975, par Jean Mercure, le directeur du Théâtre de la Ville, à Paris. Presque cinquante ans plus tard, voici la pièce de nouveau à l’affiche du même théâtre, mise en scène par celui qui en est le directeur, Emmanuel Demarcy-Mota. Venant de lui, le choix de Zoo, surprenant dans le paysage théâtral d’aujourd’hui, est cohérent. Demarcy-Mota aime rappeler le souvenir des pièces d’hier à thèmes (Rhinocéros, de Ionesco, L’Etat de siège, de Camus, ou Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller), et il a engagé son théâtre dans un vaste projet « Arts et sciences ». Zoo réunit les deux préoccupations. Sa version 2022 a d’ailleurs bénéficié de l’apport de conseillers scientifiques, la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel et le biologiste philosophe Georges Chapouthier. Tribunal désarmé La pièce relate un procès, sujet éminemment théâtral. Un journaliste, Douglas Templemore, tue son enfant, une fille, d’une injection de strychnine, juste après sa naissance. Il appelle un médecin, le docteur Figgins, pour que celui-ci constate le décès. Stupéfaction du médecin : pour lui, l’enfant n’en est pas un, il s’apparente à un singe. Douglas Templemore lui explique que sa fille, qu’il a pris le temps de faire baptiser et de déclarer à la mairie, a été conçue, par insémination artificielle de son sperme, avec une femelle de l’espèce Paranthropus erectus, les tropis, sorte inconnue d’hominidé, découverte par hasard par une expédition scientifique en Nouvelle-Guinée, à laquelle il participait. Au procès, Douglas Templemore explique qu’il a tué sa fille dans un but bien précis : passer en jugement pour que le doute soit levé : la victime est-elle un enfant ou un animal ? Le tribunal est désarmé face à cette question qui en appelle d’autres sur l’évolution, la classification, la définition de l’humain et de l’animal… Zoo les pose en jouant du va-et-vient entre des flash-back et le procès, qui bascule quand comparaît Vancruysen, un homme d’affaires australien. Celui-ci envisage de faire travailler gratuitement dans ses usines les tropis qu’il considère comme des animaux domestiques. Nous ne dirons pas ce que le jury décidera à l’issue du procès. Ce qui compte, c’est le chemin : une représentation de Zoo rapide, agile, parfois un peu trop didactique, mais qui tient en haleine. Emmanuel Demarcy-Mota aime la clarté d’élocution et sait entraîner ses comédiens – la troupe du Théâtre de la Ville. A travers eux, on entend la voix de Vercors, qui déjà en son temps redoutait les manipulations génétiques – au regard de celles que les nazis avaient pratiquées pendant la seconde guerre mondiale – et alertait sur les dangers scientifiques et éthiques que courent les hommes depuis qu’ils sont devenus des « animaux dénaturés ». Cinquante ans plus tard, son appel à la résistance, en ce domaine, reste patent. Zoo, d’après Zoo ou l’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés, de Vercors. Adaptation et mise en scène, Emmanuel Demarcy-Mota. Avec Mathias Zahkar, Ludovic Parfait Goma, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Sarah Karbasnikoff, Anne Duverneuil, Céline Carrère, Charles-Roger Bour, Jauris Casanova, Gérald Maillet, Stéphane Krähenbühl. Espace Cardin, 1, avenue Gabriel, Paris 8e. Tél. : 01-42-74-22-77. De 10 € à 30 €. Durée : 1 h 30. Jusqu’au 12 avril. Brigitte Salino
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March 30, 2022 2:27 AM
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Par Gilles Renault dans Libération -28 mars 2022 Depuis 2001 à la tête de l’institution, le metteur en scène y a été omniprésent, faisant côtoyer stars du milieu et artistes naissants. Sous sa direction, la salle est aussi devenue une agora, carrefour d’une culture sociale-démocrate. Trois salles mais une ambiance, connectée à un seul homme qui, omniprésent – spectacles, répétitions, bar, resto, librairie, plus les coulisses naturellement – depuis vingt ans, aura profondément marqué le lieu de son empreinte. Pull violet flashy et chapeau, nul ne doute qu’une fois son départ acté – et nonobstant sa petite taille –, l’absence de Jean-Michel Ribes, 75 ans, ne passera pas inaperçue, du moins les premiers temps, dans les différents espaces qui constituent le dynamique Théâtre du Rond-Point – qui, situé en bas des Champs-Elysées, fut notamment par le passé une patinoire très prisée de la Belle Epoque, puis, un siècle plus tard, le QG de la compagnie de Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault. Têtes d’affiche Lorsqu’en 2001, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, et Catherine Tasca, ministre de la Culture, confient à l’auteur, metteur en scène et réalisateur les clés de l’institution (subventionnée à parité par l’Etat et la ville de Paris, avec un budget reposant aux deux tiers sur des recettes propres), sa feuille de route exige de ne produire et diffuser que des auteurs vivants. Dès lors, centrée, sur «la société d’aujourd’hui vue par des gens d’aujourd’hui», la structure au nouveau logo dessiné par le peintre Gérard Garouste ne chôme pas. Quelque 650 spectacles, vus par plus de 3,5 millions de personnes vont rythmer l’ère Ribes, qui défend un projet fondé sur «l’audace joyeuse». Sur scène, on ne rechigne pas à programmer des têtes d’affiche car, de Sophie Marceau, Nathalie Baye ou Romain Duris à, plus récemment, Patrick Timsit ou Laetitia Casta, il faut bien faire bouillir la marmite (62 salariés, CDI et CDD compris), à commencer par la spacieuse salle Renaud-Barrault, qui compte 746 fauteuils. Mais, parallèlement, c’est aussi l’endroit où naissent des artistes promis à un succès durable, tels James Thierrée, le conteur italien Pippo Delbono ou l’humoriste François-Xavier Demaison, et où la compagnie du Zerep de Sophie Perez, comme Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan (ces deux derniers cosignant un des derniers succès surprise en date, les Gros patinent bien), entre autres acteurs et metteurs en scène ayant leur rond de serviette, parviennent à imposer des styles plus décalés… Sinon «clivants» quand, en 2011, une escouade de cathos intégristes offre au théâtre un joli coup de pub en l’assiégeant, au motif que s’y joue le Golgota Picnic de Rodrigo Garcia, jugé blasphématoire. «Rire de résistance» Une situation indéniablement chaotique, mais qui n’est pas non plus pour déplaire au directeur, que la vue d’un micro n’a jamais effarouché. Bien au contraire. Car dès qu’il s’agit de prendre position dans l’agora, quitte au passage à en profiter pour organiser une table ronde, un colloque ou une soirée de soutien (à Ingrid Betancourt ou Florence Aubenas, alors otages), Jean-Michel Ribes répond présent, lui qui, ancien compagnon de route de Roland Topor, ne jure que par le «rire de résistance» avec, notamment, une bête noire dans le collimateur : l’extrême droite. De sorte que, majoritairement fréquenté par un public «de gauche» et (par la force des choses ?) grisonnant, le Rond-Point – dont son patron fut un soutien fidèle du candidat puis président François Hollande, y compris quand tout le monde se mit à tirer sur l’ambulance – s’impose aussi en carrefour d’une culture sociale-démocrate où, parfois sous l’égide de médias alliés (le Monde, Télérama, voire… Libération), l’on ne prêche que les convaincus. Jean-Michel Ribes parti, une des conséquences immédiates sera qu’on n’y verra plus ses propres créations. Ce qui, sans faire injure à celui qui, de séries télé (Merci Bernard, Palace) en pièces à succès (Brèves de comptoir, Théâtre sans animaux…) contribua, par l’absurde, à décaper l’humour made in France de la fin du XXe siècle, ne sera pas un drame au vu de ses dernières initiatives. Autre répercussion, pas encore actée, mais éminemment escomptée : que le personnel d’accueil ne soit plus astreint à cet atroce dress code, affront au goût vestimentaire dont, les années passant, on en reste toujours à se demander par quel coup du sort il a pu un jour être validé. Gilles Renault / Libération
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Le spectateur de Belleville
March 29, 2022 9:38 AM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 29 mars 2022 Variété, création de Sarah Le Picard inspirée par l’émission Discorama 1959 -1974. Avec Anne-Lise Heimburger, Florent Hubert, Sarah Le Picard. Direction musicale de Florent Hubert, cheffe de chant Jeanne-Sarah Deledicq, espace et scénographie Chantal de La Coste et Kelig Le Bars, costumes Pauline Kieffer, lumières Kelig Le Bars. Le XX è siècle consacre la chanson française comme genre populaire, indépendant des mélodies raffinées que peuvent écrire les compositeurs classiques, soit la naissance de la « variété ». Un premier volet pendant l’entre-deux-guerres marque le mélange de la chanson traditionnelle « française » avec des rythmes neufs, dont ceux des chanteurs de jazz venus des Etats-Unis. La deuxième Guerre mondiale marque une deuxième mutation. En France, après la Libération, apparaissent des auteurs-compositeurs-interprètes dont « trois monstres sacrés » de la variété française : Brel, Brassens et Ferré. Ils apportent tous trois, avec la chanteuse Barbara, un profond renouvellement du genre, composant des chansons dont les textes sont des poèmes. Contestation de l’ordre en place et humour poétique, ce sont ces années 1959-974, auxquelles s’est intéressée avec esprit – minutie et facétie – Sarah Le Picard, par le truchement de Denise Glaser, animatrice de l’émission Discorama, éjectée en 1975 par Giscard d’Estaing. Le disque en vinyle, la radio et la télévision – moyens de diffusion efficace et médiatisation démultipliée – procèdent à la starisation ou pas de chanteurs auto-proclamés « idoles des jeunes » des sixties. Sur la scène, un studio, l’ORTF historique : la claire chevelure étudiée de Sarah Le Picard évoque tout autant la brune et stylée Denise Glaser, talons chics et argentés, pantalon crème et cintré, la mythique intervieweuse élégante poursuit sur quinze années un entretien interrompu, puis repris, avec Véronika, d’abord icône des yéyés, interprète folk à la française et bientôt star oubliée. Le dispositif de l’émission est repris : sur scène, un fond blanc, des projecteurs à vue, deux chaises et un piano. Les protagonistes forment un trio : Denise, l’intervieweuse, Veronica May la chanteuse et Claude Léveiller, le pianiste accompagnateur qui enchante les rendez-vous. Trois clowns délicats partent à l’aventure de la France de Barbara et de Marie Laforêt, de la guerre d’Algérie, des droits des femmes et de mai 68. Variété s’inspire de ces rencontres emblématiques. Une rêverie mélancolique, un voyage nostalgique dans le grain d’une époque et l’histoire du pays, via ce « grand art en mode mineur » et ses vedettes : la variété – chanson et musique -, populaire ou engagée, et aussi les traces joyeuses d’une enfance inoubliable dormant dans les mémoires. Ce qui a fait tilt pour la metteuse en scène Sarah Le Picard, interprète du rôle de la maîtresse-femme Denise Glaser, c’est que celle-ci a inauguré une émission de chansons de variété avec une légèreté manifeste, tout en restant une femme politisée, à gauche, engagée et résistante. La fascination vient précisément de ce mélange entre une apparente superficialité de la chanson de variété et en même temps, l’intelligence, la profondeur de Glaser questionnant ses invités. Les interviews traitent de création, d’amour, du succès et des échecs, et l’intimité affleure. Veronika est l’une des premières chanteuses reçues mais aussi l’invitée de la dernière émission. Le spectacle est un entretien – succession de rendez-vous sur un temps donné entre la journaliste et la chanteuse -, au cours duquel elles se racontent, le temps passant et le monde changeant. L’inventive Anne-Lise Heimburger – Véronika – est timide ou décidée, réservée ou extravertie, décalée ou exacte, passant d’un rôle à l’autre en un enchantement de métamorphoses jouissives. Les chansons accompagnent les étapes de la vie – ponctuations émues de l’existence vibrante : « Durant toute cette période, je n’ai pas écouté une seule fois de la musique classique, je préférais les chansons. Les plus sentimentales, auxquelles je ne prêtais aucune attention avant, me bouleversaient. Elles disaient sans détour ni distance l’absolu de la passion et aussi son universalité… Les chansons accompagnaient et légitimaient ce que j’étais en train de vivre. » (Annie Ernaux, Passion simple, dans article « chanson », Dictionnaire culturel en langue française) Bouleversement ressenti aussi par Denise Glaser, elle-même en attente, et inquiète d’un coup de fil de l’aimé, en fin d’émission, par-delà la réalisation technique et artistique – émotion et poésie. Véronique Hotte Du 9 au 27 mars 2022, Théâtre du Rond-Point à Paris.
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Le spectateur de Belleville
March 28, 2022 6:23 AM
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Par Eve Beauvallet dans Libération - 28 mars 2022 La fondatrice et directrice de la Ménagerie de verre, salle de spectacle audacieuse et radicale du XIe arrondissement de Paris, est morte samedi à 91 ans. Emblématique et controversée, elle a permis l’émergence de nombreuses figures des scènes contemporaines. Cheveux couleur lance-flamme, lunettes noires de Gilbert Montagné, langue de vipère, caractère de cochon, flair de chien truffier. Si les arts vivants sont un monde en soi, tout le monde connaissait Marie-Thérèse Allier, la très sainte et très chieuse patronne des arts expérimentaux. Tout le monde aurait pu la dessiner, elle, l’ogresse admirée et redoutée surgissant des gradins de sa Ménagerie de verre – salle de cours et de spectacle du XIe arrondissement de Paris – comme un diablotin de sa boîte. Peu de gens néanmoins eurent les moyens de l’imiter, elle, la passionnée, qui programma pendant plus de quarante ans, et jusqu’au dernier souffle, à 91 ans, le plus radical, le plus laborantin, le plus pénible parfois et si divin soudain, de la scène contemporaine. Beaucoup croyaient leur peau de vache préférée increvable. Alors que son festival Etrange Cargo venait de débuter (il court jusqu’au 9 avril), et que les artistes la voyaient trotter encore la semaine dernière dans les couloirs de son fief, Marie-Thérèse Allier s’est finalement résolue à sortir de scène, le 26 mars. Pour laisser sur les réseaux sociaux – pour l’instant – une foultitude de messages de gratitude, émanant de ses poulains de la première heure (Philippe Quesne, Christian Rizzo) comme de puissants patrons des scènes plus institutionnelles (Brigitte Lefèvre, ancienne directrice du ballet de l’Opéra de Paris, ou Marie Collin, figure historique du Festival d’automne à Paris). Elle était une figure emblématique et controversée, incarnant et entretenant une certaine mythologie du métier artistique – celle qui nous a appris à trouver normal que les «génies» soient toujours gantés de fer (en témoigne peut-être la valse de ses administrateurs, qui ne restaient jamais bien longtemps ?) Reste que, face à la majorité des programmateurs de plus en plus préoccupés de ce qui plaira ou ne plaira pas à «leur public», rattrapés qu’ils sont par les impératifs de remplissage et de diversification des gradins, Marie-Thérèse Allier a toujours gardé un cap : non pas voir la pièce avant de la programmer, mais la programmer pour la voir. La situation géographique (et sociologique) de son théâtre lui en donnait les moyens : en plein du cœur du XIe arrondissement de Paris se pressait fidèlement un public d’amateurs d’art contemporain et d’allergiques aux fauteuils de l’Odéon ou de la Comédie française. C’est en 1983 que l’ancienne danseuse de ballet classique flashe sur cette ancienne imprimerie et décide d’en faire l’abri favori des nouvelles générations de chorégraphes et de metteurs en scène. En bas, une architecture brute au plafond bas pour les spectacles, en haut, des studios sous verrière pour les cours et workshops – la verrière fut classée par Jack Lang, protégeant ainsi la «Ménagerie» d’une reconversion en immeuble. Tout ce que le paysage contemporain peut compter de plus excitant a émergé là-bas. Aujourd’hui les François Chaignaud, Vincent Thomasset, Jonathan Capdevielle. Hier, dans les années 90, les fleurons de la performance politique, Alain Buffard, Xavier Le Roy, Claudia Triozzi ou Jérôme Bel, lequel envoie aujourd’hui ces mots à Libé : «Elle était d’une indépendance farouche et bienvenue dans ce milieu qui s’institutionnalisait. Le plus admirable, pour moi, c’est que durant ces quarante années, ce lieu, cette femme a encouragé l’expérimentation artistique sans le moindre fléchissement. Et de cela, je lui en serai toujours redevable, en tant qu’artiste et spectateur.»
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Le spectateur de Belleville
March 27, 2022 6:38 PM
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Propos recueillis par Nathaniel Herzberg dans Le Monde - 27 mars 2022 Légende photo : Emmanuelle Devos, à Paris, en 2018. LIONEL BONAVENTURE / AFP « Je ne serais pas arrivée là si… » « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Cette semaine, la comédienne évoque sa scolarité douloureuse, avant la révélation par le théâtre, et les rencontres décisives comme celle avec Noémie Lvovsky.
A 8 ans, Emmanuelle Devos se rêvait déjà comédienne, déclamant les grands textes. A 57 ans, impossible d’ignorer ce visage qui illumine l’écran. D’abord égérie du cinéma d’auteur, elle a multiplié les registres et les récompenses. Actuellement en salle dans Vous ne désirez que moi, de Claire Simon, et Tromperie, d’Arnaud Desplechin, qui la dirige pour la septième fois, elle vient d’achever le tournage d’une comédie populaire. Une trajectoire guidée par l’imprévu. Je ne serais pas arrivée là si… … Si je n’étais pas allée en vacances en Italie, en 1982, à Figline Valdarno, à côté de Florence. Les parents de ma meilleure amie de l’époque louaient un palagio [« domaine »], tous les ans. Et là, je me suis retrouvée dans un film : la Toscane, l’art partout, de nouveaux amis, dont l’un, peintre, m’emmène dans une petite chapelle avec des œuvres de Piero della Francesca. Un mélange de fête et de culture. De nouvelles odeurs, de nouvelles couleurs. Mon premier vrai voyage. Habituellement, on partait en vacances à la campagne, dans les maisons de la famille, dans le Loiret, dans la Marne. Ce n’était pas très phosphorescent. Et là, d’un coup, la luxuriance, la couleur, la joie de vivre de ces copains italiens. Aujourd’hui encore, je garde des traces indélébiles de cet éden dans mon appartement, un coussin, une senteur découverte alors. A l’époque, ça m’a tout simplement sortie de ma chambre. A ce point ? Je n’étais pas quelqu’un qui respirait beaucoup. J’étais dans les bouquins. Très tôt, j’ai beaucoup lu, tout ce que je trouvais, de manière maladive. Ça développe l’imaginaire, mais ça ne vous aide pas à bouger. J’allais au théâtre, puisque ma mère, actrice, m’y avait toujours emmenée, je traînais même dans les répétitions et je savais que je voulais être comédienne depuis l’âge de 8 ans. Je rêvais de théâtre, mais je n’étais pas dans la vie ; j’étais une enfant heureuse, mais assez timorée. Une enfant sauvage ? Ma mère ne dirait pas ça. Mais oui, vraiment. J’avais des amies. J’ai toujours choisi des amies beaucoup plus délurées, d’ailleurs. Ou elles m’ont choisie, je ne sais pas. Donc je les suivais. Mais, au milieu d’une fête complètement déglinguée, on pouvait me retrouver sur le tas de manteaux dans une chambre avec une BD ou un bouquin. J’ai toujours eu besoin de m’isoler, peut-être aussi parce que je supporte mal quand il y a trop de monde. « Je ne sais même pas comment je suis allée jusqu’en 1re. J’y ai passé deux mois, septembre et octobre. Et impossible de continuer. » Et à l’école ? Aujourd’hui, on dirait que je souffrais de phobie scolaire. J’étais un cancre. Mon cerveau s’arrêtait en cours, je ne comprenais plus rien. Je n’étais pas mauvaise en histoire ou en français. Mais dès qu’il fallait organiser des idées, les trier, j’étais assaillie, tout arrivait en même temps. Le cauchemar. Ça a commencé au collège. Vous ne comprenez pas pourquoi votre cerveau se bloque, les choses entrent et ressortent. Comme si vous vous absentiez du monde. C’est le début du cours… et d’un seul coup c’est la fin du cours. Vous n’avez rien vu passer. Maintenant, je peux mettre des mots dessus : c’est une tendance à l’autohypnose. Ça peut encore m’arriver lors d’un trajet en voiture. Dans ce cas, c’est pas mal. Mais au lycée, c’était vraiment chaud. Je ne sais même pas comment je suis allée jusqu’en 1re. J’y ai passé deux mois, septembre et octobre. Et impossible de continuer. C’était juste après le fameux voyage en Italie. On m’a envoyé en CAP de « couture floue ». J’ai tenu un mois, je ne savais pas ce que je faisais là. J’ai fait une dépression, dont je suis sortie en m’inscrivant au Cours Florent et à l’école du cirque Annie-Fratellini. Je me suis refait un programme avec pour objectif affirmé de devenir actrice. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Emmanuelle Devos : "A vingt ans, j'étais une sorte de bidule" Vos parents vous ont-ils laissée faire ? Ils n’avaient pas vraiment le choix. Et ils ne pouvaient pas me reprocher mon rêve : quand vous traînez vos gosses dans les théâtres, il ne faut pas vous étonner qu’ils aient envie de ça. Enfin, ils ont dû être un peu inquiets quand même. Comment avez-vous repris pied ? Le Cours Florent m’a reconstruite. Je restais un peu bizarre, je crois. Hier soir, un ami de l’époque me disait combien je pouvais être parfaitement présente, normale, et puis soudain absente. Pas non plus cataloguée dans les trop farfelues. J’étais discrète. Ni dans les meilleures, ni dans les plus populaires. Mais j’avais quand même ma petite confiance, la petite voix qui murmure que ça va venir… Il faut dire que les profs m’encourageaient, François Florent, Pierre Romans, Francis Huster. Et les copains. « Tu vas voir, ça va marcher. » Moi, je n’ai jamais dit ça à personne, trop préoccupée par moi-même. Enfin des cours qui vous convenaient… C’était merveilleux. Les sensations ressenties lors des premières scènes, on les retrouve dans la vie professionnelle, mais jamais aussi intensément. Cette découverte permanente, cette façon d’ouvrir des portes vers votre moi secret, dont vous ignorez vous-même l’existence. Une violence qui soudain s’exprime, une tristesse qui se révèle, vous ne savez pas d’où ça sort, mais c’est là. Et ces grands textes… Vous enchaînez les premières fois. J’ai un peu retrouvé ça en décembre en tournant une comédie de Clément Michel avec Franck Dubosc. Si, si, moi et Franck Dubosc, un mariage un peu improbable. Jouer sur ce registre purement fantaisiste m’a rappelé ce sentiment de découverte, et la confiance, l’énergie que cela procure. Le Cours Florent n’est pourtant pas réputé former les égéries du nouveau cinéma français… C’est pourtant eux qui m’ont appelée, deux ans après ma sortie, en me disant qu’il y avait un atelier de direction d’acteurs conduit par Chantal Akerman à la Fémis. Ils cherchaient des cobayes. Je vivotais comme je pouvais dans le théâtre. Je suis allée à l’audition. Je faisais déjà des castings mais je n’intéressais personne. Je ne décrochais rien, même pas un pauvre rôle secondaire. Là, j’ai été prise, avec Yvan Attal et Marion Laine. Et j’ai rencontré Noémie Lvovsky. Le deuxième tournant de ma vie. Noémie, c’est la première à m’avoir vraiment filmée, et à me dire : « Tu es faite pour la caméra. » Une phrase comme ça vous marque à jamais. « Je tombe dans une bande de jeunes de mon âge qui se lançaient dans le cinéma : Eric Rochant, Sophie Fillières, Pascal Caucheteux… » Parce que vous en doutiez ? Je n’y pensais même pas, ce n’était pas mon monde. Encore une fois, mon monde, c’était le théâtre. Le cinéma des années 1980, c’étaient des films avec des filles toujours à moitié à poil, des films atroces comme La Femme publique, avec Valérie Kaprisky. Comment pouvais-je m’identifier ? Et là, Noémie arrive et me gonfle comme une chambre à air. Je fais son court-métrage. Comme elle s’occupait du casting de La Vie des morts, le premier film d’Arnaud Desplechin, je me retrouve sur le film. Et je tombe dans une bande de jeunes de mon âge qui se lançaient dans le cinéma : Eric Rochant, Sophie Fillières, Pascal Caucheteux… Tout ça, c’est grâce à Noémie. Sans compter sa générosité sans limites. Cette bande sortait beaucoup, moi j’étais toujours fauchée, alors elle m’invitait tout le temps. A tout point de vue, je lui dois beaucoup. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Emmanuelle Devos « Le théâtre est une recherche du temps perdu » Et cette bande, justement, que vous apporte-t-elle ? Une autre façon de penser, d’analyser le monde. Je me souviens d’Arnaud [Desplechin] m’expliquant les enjeux de je ne sais plus quel western spaghetti, peut-être Mon nom est personne. Ah, bon, il aime ça ? Moi, je ne connaissais que le cinéma des années 1940 à 1960. Ils étaient vifs, intelligents. J’ai tellement appris. Y compris à dire devant eux : « Moi, je n’aime pas Jacques Rivette. » Arnaud m’en parle encore, ça l’a traumatisé. Ils avaient des a priori. Stephen Frears n’est pas un réalisateur, il ne construit pas une œuvre ! Tavernier n’est pas un cinéaste ! Et puis, il y avait le cinéma de droite, Sautet par exemple, à bannir. N’importe quoi ! J’ai appris à me construire avec ça. Avec les coups durs, aussi. La mort de votre sœur… Le 24 octobre 1995, un cancer. Ça change la vie, si je puis dire. On avait moins de dix-huit mois de différence. Toute votre enfance disparaît. Vous n’avez plus personne avec qui la partager. Vous restez seule avec vos souvenirs. Et plus je vieillis, plus je réalise le manque. Je me suis mise à écrire pour ça. Faire revivre sinon ma sœur, du moins nos souvenirs communs. On avait une relation faite d’amour fou et de disputes farouches. Des caractères opposés, elle très fougueuse, audacieuse, entreprenante, volontaire, pour cacher aussi une fragilité. Moi, plus effacée et peut-être plus forte en vérité. On s’en est rendu compte tard. Mais on n’a pas eu le temps d’en parler vraiment, elle est morte à 33 ans. Perdre une sœur comme ça, c’est très dur. Les gens ne le mesurent pas, ne s’apitoient pas comme avec un parent ou un enfant. Mais vous éprouvez un manque intime. Vous ne vous en rendez pas compte et ça ressort brutalement. J’ai écrit un scénario basé sur une histoire vraie, au début du XXe siècle, de deux amies qui font un voyage en Irlande. Trois mois plus tard, j’ai compris que je racontais ma relation avec Valentine. J’ai évidemment fondu en larmes. En même temps, avec sa disparition, j’ai décidé de vivre pour nous deux, d’arrêter d’avoir peur des gens. Je ne suis pas devenue une amazone du jour au lendemain, pas de combinaison de superwoman, mais j’ai capté son énergie. Et enchaîné les films. La liste est impressionnante, sans taches. Comment choisissez-vous ? On me demande souvent ça, je ne sais pas répondre. Souvent, je lis un scénario, trois pages, je ne me vois pas dedans. Ça peut être bien, mais si je ne m’y vois pas, je ne peux pas le faire. On pourrait me proposer des milliards, ça n’y changerait rien. Comme les cours au lycée ? Exactement. Mon cerveau se bloque. Je ne peux pas dire ces mots. Donc c’est très simple de choisir : c’est physique, ma vue se brouille, les mots tanguent. A l’inverse, je peux recevoir un scénario qui n’a rien de commun avec ce que je fais habituellement et m’y voir. C’est ce qui s’est passé avec la comédie de Clément Michel. Je sentais ce personnage fantaisiste. On m’avait déjà proposé des comédies, mais ça ne tiltait pas. Là, ça a tilté sévère. Les partenaires comptent-ils ? Ça m’intéresse. Mais je ne fais pas un film pour jouer avec qui que ce soit. De toute façon, je vais avec tout le monde. On me le dit tout le temps : vous faites un couple tellement crédible ! Soit je n’ai aucune personnalité, je me « caméléonise », soit ils vont aussi vers moi, je ne sais pas. De toute façon, c’est le projet qui me décide. D’ailleurs, je reste souvent très amie avec les réalisateurs. Les acteurs non. Des copines actrices, j’en ai. Mais des acteurs, il y a Vincent Lindon, point. Certains rôles vous ont-ils changée ? Non, je ne crois pas. Ça vous fait approcher des sentiments qui ne sont pas du tout les vôtres, mais vous restez vous-même. Avec Sur mes lèvres, j’ai quand même découvert mes propres capacités de duplicité. A mon petit niveau, je m’en suis servi ensuite. Mais je ne suis pas devenue agent double. Écouter aussi Emmanuelle Devos : « Si ce n’est pas pour délivrer un texte plus intéressant que soi, le métier d’acteur est ridicule » Jouer Violette Leduc n’a-t-il pas contribué à votre envie d’écrire ? Si, bien sûr, vous avez raison. Je n’avais jamais rien écrit d’autre qu’une carte postale. Je me suis dit que, pour préparer le rôle d’une écrivaine, il fallait bien m’y mettre. J’ai profité de vacances d’hiver avec mon fils cadet et ses copains. C’était d’un ennui abyssal. Tous skiaient, moi, je ne skie pas. Donc je m’installais en bas des pistes avec un cahier et j’écrivais vaguement des choses, notamment sur mon ennui. Et puis, Martin Provost m’a dit : « Tu devrais écrire. » Puis j’ai travaillé avec Yasmina Reza, qui m’a aussi dit : « Tu devrais écrire. » Et puis, la rencontre du collectif théâtral Les Possédés, dans lequel chacun met la main à la pâte. Et puis, Florence Seyvos m’a fait remplir un cahier et regardé mes devoirs de vacances… Mais tout ça n’est pas un hasard. Je pense qu’en réalité on appelle les gens dont on a besoin. Maman nous disait toujours : « Arrêtez de dire que c’est la faute des autres, c’est ton choix, ta responsabilité. » J’y crois beaucoup. J’avais besoin de Noémie. Et réciproquement. Arnaud est autant ma muse que je suis la sienne. Et vous en avez d’autres en vue, des muses, vous qui avez déjà tourné avec de nombreux grands réalisateurs français, Alain Resnais, Jacques Audiard, Xavier Giannoli… Forcément. Mais je ne vais pas vous donner des noms, ça serait ridicule. J’ai horreur de lire ça… « J’aimerais tellement travailler avec Xavier Dolan. » Euh, oui, comme 99 % des acteurs du monde entier. « J’aimerais tellement faire un film avec Jane Campion. » Ah bon, vraiment, quelle idée ! Et puis, j’aime la surprise. Une réalisatrice finlandaise qui me proposerait quelque chose auquel je n’aurais jamais pensé… Comme quand Arnaud Desplechin, dans son dernier film, « Tromperie », vous met dans un lit d’hôpital en train de mourir d’un cancer ? C’est toujours comme ça avec lui. Les rôles tombent au pire moment, ou peut-être au meilleur. Je ne sais plus qui a dit que les écrivains doivent écrire sur ce qui leur fait le plus peur. C’est aussi vrai pour nous : il faut jouer ce qui vous fait le plus peur. Avec Arnaud, je suis servie. Quand j’ai lu le scénario de Tromperie et mes trois scènes à l’hôpital, j’en ai ri : « Bah voilà, je l’attendais celui-là ! » Mais ça fait du bien, au fond. On traverse le miroir, on va vers sa peur et on l’apprivoise. Ce qui n’empêche pas de prier avant pour que ça n’arrive pas. Reste-t-il des traces de l’enfant sauvage ? Je me vois toujours comme une enfant sauvage. Comme les adolescents gros qui se sentent éternellement gros. Je fais avec. Mais je souffre toujours dans les cérémonies avec trop de monde, les cocktails, les grands dîners. Je peux être saisie au milieu d’un dîner de festival d’une angoisse carabinée, vraiment. Et ça, ça ne part pas. Enfin, ce n’est pas si grave, il suffit de ne pas y aller. Et le temps qui passe, réputé être la grande angoisse des actrices… A 45 ans, j’ai décidé de ne plus m’en m’occuper. J’ai empêché mon cerveau d’actrice flippée de penser à ça. On se voit tous dans la glace le matin. Mais si je me surprends à songer aux 3 kilos que j’ai pris, je m’engueule moi-même. Les rôles que je n’aurai plus ? Mais je n’ai plus envie de donner le sein à un nourrisson, comme on me l’a encore proposé il y a deux ans. Non, franchement, tout ça est une perte de temps et c’est mortifère. Si, à 57 ans, on n’est pas capable de se dire qu’on préfère être une vieille cultivée qu’une vieille refaite, si on n’a pas envie d’apprendre à ses petits-enfants un pan d’histoire, une recette de confiture d’oranges ou comment réagir face à un pervers narcissique, alors là c’est qu’on a raté son lifting du cerveau. Mais j’observe qu’on ne demande ça qu’aux femmes. Vous auriez posé la question à François Cluzet ? Retrouvez tous les entretiens de la série « Je ne serais pas arrivé là si… » de « La Matinale » ici. Nathaniel Herzberg
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March 27, 2022 8:15 AM
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Par Philippe Chevilley dans Les Echos - 27 mars 2022 Au Studio de la Comédie-Française Lisa Guez nous offre une savoureuse leçon de théâtre du maître-comédien Louis Jouvet autour du « Misanthrope». Avec un trio prof-élèves virtuoses : Michel Vuillermoz, Gilles David et Didier Sandre. On ne se lassera jamais de cette année Molière. Gilles David, Didier Sandre et Michel Vuillermoz incarnent tour à tour Louis Jouvet et ses deux élèves, Michel et Léon. (© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comedie-Française) Molière sous toutes ses coutures et dans tous ses éclats pour fêter ses 400 ans… Cette fois, c'est une leçon de théâtre que nous offre la Comédie-Française dans son studio du Carrousel du Louvre. Et pas n'importe laquelle : un cours sur le « Misanthrope », prodigué par le mythique Louis Jouvet dans les années 1939-1940. Jeune metteuse en scène et universitaire, Lisa Guez a troqué ses « Femmes de Barbe-Bleue » (*) qui lui ont valu le prix Impatience 2019 pour l'ogre Jouvet torturant deux apprentis comédiens à cran. « On ne sera jamais Alceste », assène le prof énigmatique à Michel et Léon, qui s'épuisent à jouer la dispute de la scène 1 de l'Acte 1 entre le Misanthrope et Philinte. « On ne sera jamais Alceste » est le titre qu'a choisi Lisa Guez pour son spectacle tourbillon, hommage à une autre leçon de théâtre moliéresque encore très présente dans les mémoires, le spectacle « Elvire-Jouvet », créé en 1986 par Brigitte Jaques-Wajeman. Une petite heure durant, le public ravi assiste au jeu en triangle de trois comédiens-français virtuoses : Michel Vuillermoz, Gilles David et Didier Sandre. Les trois complices seront tour à tour Alceste, Philinte et Jouvet. Un pour tous et tous pour un… Rivalisant de candeur et de maladresse feintes, approchant sans tout à fait l'atteindre la quintessence de leur rôle, ils ne seront jamais vraiment Alceste, ni Jouvet… ni Molière. Car telle est la folle exigence du maître : s'en remettre aux intentions supposées de l'auteur, laisser sa voix, ses mots guider l'interprétation. Un retour aux sources aux allures de transe mystique. Enfants pris en faute Transformé en auditoire studieux, pris à témoin, le public s'amuse des bourdes des faux apprentis-comédiens : trop d'intentions, trop de nervosité, trop de légèreté pour incarner l'indignation, ou, à l'inverse, trop d'emphase tragique pour jouer la comédie. Plus d'une fois, ils ont l'air d'enfants pris en faute ou totalement perdus. Jouvet veut les forcer à jouer ensemble, à mettre de côté leur ego, à lâcher prise et à laisser la mécanique du texte dicter leur jeu... A la fin, les rôles changent à toute allure, la scène est rejouée sans interruption, en un précipité vertigineux. Et le miracle a lieu. La dispute entre les deux amis trouve son point d'équilibre entre burlesque et mélancolie. Alceste n'est plus très loin… et le fantôme de Jouvet a beau bougonner dans les coulisses, il peut être satisfait du travail accompli. (*) « Les Femmes de Barbe Bleue» se jouent au Théâtre Paris-Villette jusqu'au 30 mars. www.theatre-paris-villette.fr ON NE SERA JAMAIS ALCESTE d'après Louis Jouvet Mise en scène de Lisa Guez Comédie-Française Studio www.comedie-francaise.fr Paris, Carrousel du Louvre Jusqu'au 8 mai à 18 30. Durée: 1 h 00 Philippe Chevilley
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Le spectateur de Belleville
March 20, 2022 6:25 PM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 20 mars 2022 Légende photo : Les Dakh Daughters redonnent vie à des chansons du folklore ukrainien qu’elles remixent avec leurs propres textes. (Florence Brochoire/Tendance Floue pour Libération) Ces musiciennes ont fui la guerre avec mère et enfants, et ont trouvé refuge au Préau, dans le Calvados. Un centre dramatique où elles n’ont pas attendu un jour avant de se remettre à jouer. Elles sont ce lundi au Théâtre de l’Odéon. Et les voici arrivés à Vire, cette petite ville du Calvados dont on n’aurait jamais soupçonné qu’elle puisse devenir l’un des points de ralliements des artistes ukrainiens qui ne se disent pas en exil, car oui, le doute ne leur est pas permis, ils reviendront au plus vite dans leur pays, et cette pensée suffit à bannir de leur vocabulaire le moindre mot qui laisserait supposer une installation au long cours. On accorde la phrase au masculin alors que les 19 Ukrainiens qui viennent de trouver refuge au Préau, un des plus petits centres dramatiques nationaux de France, dirigé par Lucie Berelowitsch, sont ultra majoritairement des femmes, dont les musiciennes et actrices des Dakh Daughters, qui redonnent vie à de très anciennes chansons du folklore ukrainien qu’elles remixent avec leurs propres textes et pléthores d’instruments à cordes et leur énergie de guerrières. A chacune son point de départ, d’un abri dans le métro de Kyiv, d’un appartement prêté à Lviv, d’une maison dans la banlieue de Kyiv et encore d’ailleurs. A chacune sa route, par la Pologne ou la Hongrie en traversant les Carpates, et en passant par l’Allemagne. Toutes ont suivi un long chemin avec leurs enfants, parfois des bébés, parfois leur mère et belle-mère, bien que la plupart des personnes âgées aient préféré ne pas quitter leur demeure malgré les bombardements, parce qu’elles sont chez elles en Ukraine, parce qu’il est trop tard pour tout abandonner, et parfois parce qu’elles redoutent d’être un «fardeau» pour celles et ceux qui partent, comme nous l’expliquait dans son journal le metteur en scène et inventeur du Dakh théâtre – dakh signifiant toit mais aussi refuge –, Vlad Troitskyi. Comme elles, l’imposant metteur en scène a rejoint le théâtre Le Préau. Une seule du groupe est restée à Kyiv, si bien que les six Dakh Daughters ne sont plus que cinq et qu’il leur manque une musicienne aux claviers. «Protéger l’Ukraine mais à l’extérieur» Pour Vlad Troitskyi également, le départ n’a pas été prémédité, mais s’est imposé durant une nuit d’insomnie, où il lui est apparu que les Dakh Daughters et le Dakha Brakha seraient plus utiles en dehors des frontières ukrainiennes qu’en restant les bras croisés, dans un appartement ou un abri antimissile. Et qu’il leur fallait de toute urgence créer ce que le metteur en scène de 57 ans nomme un «front art», sorte de «front de résistance artistique» qui voyage en Europe et en Amérique pour raconter la culture ukrainienne, dans ce moment d’anéantissement et de négation de leur pays. Que leur devoir était «de continuer à protéger l’Ukraine mais à l’extérieur», insistera-t-il. Déroutant d’être en Normandie ? Sans doute plus qu’on ne l’imagine, car ce qui reprend, avec une irréalité à rendre fou, c’est la vie telle qu’elle était presque prévue, avec des concerts, des répétitions organisées de longue date des Géants de la montagne, l’ultime pièce inachevée de Pirandello, écrite qui entre 1928 et 1936. Lucie Berelowitsch se remémore le petit mot qu’elle avait envoyé le 24 février, lors de l’invasion, à chacune des Dakh Daughters : «Je suis là pour vous. Venez si vous le souhaitez.» Elle connaissait Vlad Troitskyi, «metteur en scène et fédérateur de troupes de génie» mais plus intimement chacune des actrices-musiciennes pour avoir monté avec elles, en ukrainien et russe, Antigone d’après Sophocle et être partie en tournée ensemble pendant plusieurs années. «Non merci, c’est très gentil mais notre place n’est pas en France. Elle est ici en Ukraine, même sous les bombes», avaient-elles décliné. Lorsqu’on arrive dans le hall carré du Préau en fin de matinée du 15 mars, seule Ruslana Khazipova, l’une des Dakh Daughters, est déjà là, malgré l’épuisement, sur le front de l’information, qui inlassablement s’adonne à rendre tangible la spécificité de cette guerre à des journalistes. Lunettes carrées, souriante, voix chaleureuse, phrasé lent et pédagogique, et, tout d’un coup, une trouée d’émotions qui la submerge quand elle nous salue, on avait conversé ensemble sur Facetime quand elle était à Lviv. Ruslana met mille soins pour raconter son voyage précisément, décrire l’élégance de gens «qui avaient mis leurs plus beaux vêtements comme pour narguer la guerre malgré leur ventre vide» qu’elle voyait marcher dans une file dense jusqu’à la frontière polonaise. Elle-même faisait du surplace au volant avec son fils de trois ans, sa mère et sa belle-mère, effectuant trois kilomètres en seize heures. Elle relate l’appel impromptu à sa propre mère quand Vlad l’a convaincue de fonder ce «front art» : «On quitte l’Ukraine, tu as une heure pour prendre toutes tes affaires dans le plus petit sac possible et le train jusqu’à Lviv. On t’attend.» Ruslana et sa famille n’ont pas dormi une seule nuit à l’hôtel durant leur périple, car à chaque étape, des gens, qu’elle ne connaissait pas ou des amis d’amis, leur ouvraient leur chambre à coucher. Ruslana se tient très droite, en décrivant cet accueil des réfugiés inédit en France, qui permet aux Ukrainiens de monter dans le train gratuitement et de bénéficier de protections temporaires qui leur donnent l’asile pendant six mois. Non, elle n’a rien à demander au gouvernement français, car «c’est à chacun de décider comment soutenir les Ukrainiens», puis se ravise. Si elle a une requête, ce serait que tous les réfugiés – les Afghans, les Syriens – puissent être accueillis avec les mêmes droits, avec la même chaleur et empathie que les Ukrainiens. Elle n’est pas dupe: elle sait bien que si le prix de l’essence monte, que si la guerre dure, la belle solidarité pourrait s’étioler. Aparté de Lucie Berelowitsch: le théâtre du Préau accueille également depuis août dernier un couple d’Afghans cinéastes, tous deux en grand danger de mort dans leur pays, puisque la femme venait, à l’arrivée des Talibans, de tourner un documentaire sur le droit des femmes en Afghanistan, et que lui organise un festival de cinéma sur les droits à Kaboul. Et c’est, répète Lucie Berelowitsch, la grande différence avec les Ukrainiens, qui pour leur grande majorité quittent un pays qui les rendait «très heureux». Ne pas rompre avec leur vie d’avant Une vingtaine de personnes à la charge d’un établissement sans moyens importants, dont 7 enfants de 1 an à 15 ans, ce n’est pas négligeable, et pourtant, pour l’instant, le petit CDN Le Préau s’organise quasiment seul. Deux familles logent chez Lucie Berelowitsch, trois autres sont hébergés dans les deux appartements destinés aux artistes en résidence, une dans un appartement mis à disposition par la ville. La semaine prochaine, la municipalité devrait mettre à disposition un deuxième appartement, et les collectivités devraient bientôt s’associer au soutien. Les Virois ne cessent d’apporter des jouets, des vêtements. Plus tard et très vite, viendra la question des titres de séjour. Les questions d’intendance sont de chaque instant, mais elles ne pèsent pas. Pour l’instant, tout ce monde vit à la fois dans l’instant présent, et en Ukraine, l’œil rivé aux nouvelles de la guerre. Impossible de se projeter. Le théâtre offre aussi sa salle de répétition et le conservatoire municipal prête ses instruments ! Car oui, à peine arrivés, les Dakh Daughters entrent en répétition. La toute première qui signe leurs retrouvailles aura d’ailleurs lieu dans un quart d’heure. Et voici Bida, l’une des Dakh Daughters, qui franchit le seuil du hall. Traits tirés, teint blafard, on le serait à moins, et souriante, elle vient de chercher sa fille de quatre ans, déjà scolarisée à la maternelle, «il est plus facile pour un tout-petit de s’intégrer en maternelle où la pédagogie est plus ludique et gestuelle». Les enfants plus âgés ont classe par zoom, dans une Ukraine où chacun est éparpillé à mille lieues mais où le groupe classe demeure. C’est le seul moyen pour eux de ne pas rompre complètement avec leur vie d’avant, et d’avoir des nouvelles de leurs amis, de leurs profs, et surtout de garder l’espoir que tout redevienne comme avant. «C’est tellement étrange de reprendre le travail, de se retrouver comme convenu pour donner un concert à Amsterdam, avant d’être à Paris pour une grande soirée de soutien au théâtre de l’Odéon à l’Ukraine» (1) murmure l’une d’elles. Le mari de Bida, lui, est accueilli comme d’autres membres des Dakha Brakha, au Monfort théâtre, chez Laurence De Magalhaes et Stéphane Ricordel, les découvreurs historiques en France des deux émanations du Dakh théâtre. Un chant très doux, presque murmuré Elles descendent dans la salle de répétition, découvrent les instruments, les accordent, se mettent en arc de cercle, tandis que Vlad Troitskyi est assis au centre. Elles doivent réorganiser entièrement leur show, sans Tania aux claviers. Pas maquillées, pas coiffées, avec de gros sweats à capuche d’ado, elles ne sont pas show off pour un sou. Elles discutent en ukrainien sur le répertoire qu’elles ont reconstitué de longue date, en écumant des villages reculés de leur pays. Et tout d’un coup, un rythme anodin au départ s’amplifie, s’accroche au tempo de la parole qui devient un chant très doux, presque murmuré, puis choral et une contrebasse entre en action. Une joie tangible survient, de ce travail collectif, et du plaisir de s’accorder, avec des essais, des erreurs et des reprises, de la recherche. Vlad Troitskyi, à l’affût des nouvelles sur son portable, intervient peu, elles décident ensemble de l’ordre des chansons. Le visage de Bida, si fatigué, s’éclaire, tandis qu’elle commence à chanter, d’abord en chuchotant. Et il y a Zo, aussi, dont les traits se pacifient, qui propose un nouveau texte. Plus tard, elle nous dira qu’elle aimerait bien faire connaître le poète et romancier Vassyl Barka en Europe, résistant, dont les écrits racontent notamment l’extermination des Juifs d’Ukraine, et auteur du Prince jaune, sur la grande famine organisée par l’Etat soviétique en 1933. Mais qu’est-ce qui nous prend ? On quitte les répétitions pour aller chez Lucie. On toque, et c’est Lukia, 12 ans, la fille de Bida, qui nous ouvre, et nous accueille, nous offre un verre d’eau, jeune fille parfaite dans la maison du bonheur. Des petits enfants jouent, les grands-mères s’occupent d’eux, le soleil remplit la pièce. Lukia a envie de témoigner de la guerre. Mais voilà que les mots défilent, patinent, explosent en sanglots intenses et irrépressibles. C’est elle qui nous questionne : «J’ai laissé mes amis, mes grands-parents en Ukraine. Pourquoi ils sont bombardés ? Pourquoi ils veulent nous tuer ? Qu’est-ce qu’on a fait ? Je suis contente que ma famille soit saine et sauve et j’aimerais dire merci à Lucie. Mais je ne peux plus voir à la télé des images de gens mourir dans la rue en Ukraine. Je me sens coupable d’être en vie.» Depuis son arrivée à Vire, Lukia parvient de nouveau à dormir en pyjama au lieu de rester tout habillée pour descendre s’abriter au plus vite en prévision d’un bombardement nocturne. (1) Lundi 21 mars : soirée de soutien à l’Ukraine à l’Odéon avec notamment les Dakh Daughters, et la lecture d’une pièce inédite en France, «Mauvaise route» de Natalka Vorojbyt. 28 mars : concert des Dakhabrakha au Monfort théâtre, 106 Rue Brancion (75015). 2 avril : Concert des Dakh Daughters au Préau à Vire (Calvados). Anne Diatkine, Envoyée spéciale à Vire et photos Florence Brochoire.
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Le spectateur de Belleville
March 20, 2022 9:55 AM
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Par Marie-Aude Roux (Genève (Suisse), envoyée spéciale) dans Le Monde - 19 mars 2022 Légende photo : Représentation d’« Atys », mis en scène et chorégraphié par Angelin Preljocaj, au Grand Théâtre de Genève, le 26 février 2022. GREGORY BATARDON Après avoir triomphé au Grand Théâtre de Genève, cette nouvelle production du chef-d’œuvre de Lully, dirigée par le chef argentin Leonardo Garcia Alarcon, est reprise à l’Opéra royal de Versailles du 19 au 23 mars.
Que les éblouis de l’Atys mythique monté par William Christie et Jean-Marie Villégier, en 1987 (repris en 2011 avec un énorme succès), se réjouissent. Le Grand Théâtre de Genève a concocté une nouvelle mouture dont ils se souviendront, offrant à l’opéra préféré de Louis XIV, créé en 1676 par Lully à Saint-Germain-en-Laye, une nouvelle vie, à l’instar de celle du héros de Lully, mort d’amour pour la belle Sangaride, puis métamorphosé en pin immortel par la déesse Cybèle, qui lui vouera un culte éternel. C’est à l’audace conjointe du patron de la maison lyrique genevoise, Aviel Cahn, et de Laurent Brunner, « surintendant » des spectacles au château de Versailles, où le chef-d’œuvre sera repris à l’Opéra royal du 19 au 23 mars, que l’on doit cette magnifique métamorphose. Plus de trois heures durant, danse et musique vont s’aimer dans un époustouflant numéro de séduction Difficile de concevoir rencontre plus aboutie que celle du chorégraphe Angelin Preljocaj, appelé à réaliser sa première mise en scène d’opéra, des plasticiennes Prune Nourry et Jeanne Vicérial, auxquelles ont été respectivement confiés décors et costumes (il s’agit aussi d’une prime confrontation au monde de l’opéra), ainsi que du chef d’orchestre Leonardo Garcia Alarcon, aventurier génial prêt à toutes les conquêtes, pourvu qu’elles servent la musique. Plus de trois heures durant, danse et musique vont s’aimer dans un époustouflant numéro de séduction. Pas à la manière dialectique et discursive du Cosi fan tutte, de Mozart, mis en scène par Anne Teresa De Keersmaeker à l’Opéra de Paris, en 2017. Mais dans une sorte d’osmose chorégraphique qui voit les artistes du corps de ballet genevois pénétrer l’espace mimétique du chant, tandis que la vocalité s’enrichit de la gestuelle fluide et sensuelle régie par Angelin Preljocaj (une performance de la part des artistes lyriques). Métempsychose végétale Les décors de Prune Nourry sont saisissants : une haute muraille antique, peu à peu fissurée d’une funeste arborescence racinaire noire, alors qu’un premier songe a envahi l’esprit d’Atys – la déclaration d’amour de Cybèle qu’illustrent des danseurs s’extrayant en rappel des anfractuosités rocheuses. Puis la déstructuration progressive du temple de la déesse au fur et à mesure que se noue le drame : le héros a trahi son rival et ami, le roi phrygien Célénus, promis à Sangaride. Il tuera bientôt celle qu’il aime, au cours d’un accès de démence provoqué par la jalouse Cybèle, avant de se donner la mort. La Cappella Mediterranea déploie une sensualité magnétique, donnant à cette musique française, parfois jouée corsetée, les rondeurs d’une chair voluptueusement caressée La métempsychose végétale du héros s’accomplira lorsque se déploie sur le plateau l’impressionnant arbre de cordes conçu par Prune Nourry, transposition encordée de la sculpture anatomique en tubes de verre de laboratoire River Woman, présentée en 2019 à la Galerie Templon, à Paris, dans le cadre de l’exposition « Catharsis ». Magnifique. Tout comme les costumes élégants et poétiques de la designer Jeanne Vicérial, mêlant esthétique japonisante (coupes, coiffures, chapeaux et maquillage) et inspiration florale – les blessures de fleurs s’échappant de la poitrine blessée de Sangaride, puis du cœur amoureux d’Atys. Annoncée souffrante au début du spectacle, la soprano lisboète Ana Quintans a quand même tenu à assurer la dernière représentation genevoise du 10 mars. Bien lui en a pris. Sa Sangaride, malgré quelques graves un peu moins projetés qu’à l’accoutumée, est un délicieux mélange de passion, d’expressivité, de délicatesse. La Cybèle de Giuseppina Bridelli en impose, aussi convaincante en déesse orgueilleuse et perfide qu’en amante brisée par la mort d’Atys, dont elle ordonnera désormais le culte (les fameux Hilaria, qui célébraient précisément la résurrection d’Attis). Grand moment que le fameux Espoir, si cher et si doux qui signe sa défaite sentimentale. Drame de l’intime Le rôle-titre incarné par le ténor américain Matthew Newlin est tout simplement remarquable. Voix claire et souple, musicalité à fleur de peau, c’est en acteur qu’il dessine dans un français limpide la prosodie du livret de Philippe Quinault. En musicien qu’il mène l’impitoyable combat de l’amour d’un cœur aussi courageux que tendre. En danseur qu’il imprime les contours de ce drame de l’intime, dont il est un interprète plein de grâce et de puissance, mais surtout très émouvant. Un côté moine Shaolin, crâne rasé et silhouette sportive (au point de se confondre presque, parfois, avec celles de danseurs), confère à cette figure tirée des Métamorphoses d’Ovide le supplément d’âme de la quête spirituelle. Les rôles secondaires n’ont rien de subalterne. Le roi Célénus d’Andreas Wolf possède un baryton riche et une belle prestance, tandis que le joli soprano de Lore Binon, en Mélisse, fait de la suivante de Cybèle une exquise compagne. Idem pour Gwendoline Blondeel et Michael Mofidian (respectivement Doris et Idas), sans oublier le chœur du Grand Théâtre, excellent, tant au four de la musique qu’au moulin de la danse. Dans la fosse d’orchestre, la Cappella Mediterranea déploie une sensualité magnétique, donnant à cette musique française, parfois jouée corsetée, les rondeurs d’une chair voluptueusement caressée. Galvanisés par les coups de boutoir des basses, les cordes chantent et vibrent, les bois s’enlacent, dans une somptueuse mise en ondes. Lions superbes et généreux, Alarcon et Preljocaj partageront l’enthousiasme d’une salle qui leur fait un juste triomphe. Atys, de Lully. Mise en scène et chorégraphie d’Angelin Preljocaj, direction de Leonardo Garcia Alarcon. A l’Opéra royal de Versailles (Yvelines), du 19 au 23 mars. Chateauversailles-spectacles.fr Marie-Aude Roux(Genève (Suisse), envoyée spéciale)
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March 20, 2022 7:26 AM
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Propos recueillis par Olivier Frégaville - Gratian d'Amore dans L'Œil d'Olivier - 20 mars 2022 Au Nouveau Théâtre de Montreuil du 31 mars au 9 avril 2022, Olivier Normand se glisse avec virtuosité dans la vertueuse et manipulatrice robe de la Reine Isabelle de France, femme d’Édouard II d’Angleterre, dans la très belle adaptation « dégenrée » de la pièce de Marlowe, signée Bruno Geslin et Jean-Michel Rabeux. Donnant la réplique à l’épatante Claude Degliame ou évoquant le travail de Derek Jarman dans Chroma, le danseur, chanteur, chorégraphe et comédien à ses heures perdues, fait feu de tout bois. Incandescent, burlesque, détonant ou Drama Queen, il impose un jeu tout en nuances et intensité. Présentant Vaslav, son spectacle cabaret-concert, à l’occasion de la dernière représentation du Feu, la fumée et le soufre, l’artiste n’a pas son pareil pour embarquer le public dans des ailleurs singuliers. Rencontre. Quel est votre premier souvenir d’art vivant ? La cérémonie des JO’s d’Albertville chorégraphiée par Philippe Decouflé, vue à la télé. Les jours suivants j’essayais de retrouver la marche très particulière des danseurs dans la cour de récréation. Ça ne ressemblait pas à grand-chose, mais j’étais complètement obsédé. En 2007, j’ai rencontré un des danseurs de Decouflé qui a fini par m’apprendre ces pas merveilleusement élastiques que j’avais cherché à décoder dans la cour de récrée 15 ans plus tôt. Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ? J’ai fait des études de Lettres et d’Histoire de la danse avant de me lancer sur scène. À l’époque, je crois que ça correspondait naïvement au besoin de prendre la tête de vitesse en basculant de la page d’écriture au plateau de théâtre. Dans l’intensité de l’expérience physique de la scène, court-circuiter les mécanismes réflexifs issus de mes études. Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être artiste de l’éphémère ? Cet état de « crise cellulaire » dont parle Mark Tompkins, qui est le propre des expériences de scène. Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ? Une reprise de rôle dans la pièce Tempo 76 de Mathilde Monnier, alors que j’avais très peu d’expérience en danse. Je me souviens m’être dit que si pour une raison qui à l’époque m’était assez mystérieuse, elle me faisait confiance, la moindre des politesses était de n’encombrer personne avec mon sentiment d’illégitimité. J’avais aussi senti que même dans une partition aussi technique et rigoureuse que celle de Tempo 76, on pouvait engager une infinité de nuances, que même dans cet infra-mince là, il y avait un horizon d’interprétation jubilatoire. Votre plus grand coup de cœur scénique ? Un concert d’Anohni – Antony and the Johnsons – à la Maroquinerie. Quelles sont vos plus belles rencontres ? Je garde encore l’empreinte très forte de mes collaborations avec Alain Buffard. Mais aussi celles de certains professeurs, Marie Gautheron en histoire de l’art, qui m’a appris à regarder les œuvres ; Mic Guillaumes en danse, qui m’a appris que le mouvement, c’était d‘abord de l’imaginaire ; Martina Catella, merveilleuse prof de chant qui m’a permis de trouver des accès à ma voix, au-delà de la technique lyrique. Je suis aussi très inspiré par mes camarades de la troupe du cabaret Madame Arthur, dont la vaillance et la spontanéité sont une leçon permanente. Et j’ai toujours été proche des costumier-e-s des différents projets dans lesquels je travaille. Il me semble qu’ils/elles ont toujours un point de vue extrêmement pertinent sur ce qu’on essaie de fabriquer sur scène. Hanna Sjödin, qui a créé mon costume pour le tour de chant Vaslav a été une rencontre magnifique. En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ? À mon déséquilibre plutôt. Si je ne faisais pas ce métier, je serais peut-être parfaitement heureux dans la quiétude d’une vie partagée entre le jardin et la bibliothèque ; d’un lopin, l’autre. Ce métier m’oblige à être avec les autres. Qu’est-ce qui vous inspire ? La danse de Rémy Héritier, le chant de Lorraine Hunt, la vie et l’œuvre de Derek Jarman. De quel ordre est votre rapport à la scène ? Chaque collaboration avec un metteur en scène ou un chorégraphe est l’occasion de m’avancer à la rencontre de zones de moi-même que je ne connaissais pas et auxquelles je n’aurais pas pu avoir accès sans ce regard, ce désir, ce défi. Ça engage aussi quelque chose d’assez vertical. J’avais un prof de chant qui disait : il faut traverser le narcissisme de la voix pour accéder à quelque chose de beaucoup plus grand : le mystère de la musique. Je pense aussi à Martha Graham : Keep the channel open et Janet Baker, Be sure to keep the glass clean. Ce sont aussi des injonctions mystiques. À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ? À mi-chemin du ventre et du cerveau : le cœur. Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ? Pina Bausch. Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ? Un jardin composé par Piet Oudolf, aérien, divers, onirique, avec ses cycles de croissance, de déclin, de reverdie. Chez Oudolf les saisons dites mortes n’ont pas moins d’intérêt que les brillantes. Olivier Frégaville-Gratian d’Amore Le Feu, la fumée et le soufre d’après Édouard II de Christopher Marlowe mise en scène de Bruno Geslin Création à huis clos le 12 janvier 2021 au ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie en partenariat avec le Théâtre Sorano Durée 2h45 environ Reprise Du 31 mars au 9 avril 2022 au Nouveau Théâtre de Montreuil Crédit portrait © Laurent Poleo-Garnier
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Le spectateur de Belleville
March 19, 2022 9:44 AM
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Par Christelle Granja dans Libéraion - 18 mars 2022 Pour le comédien et metteur en scène du Théâtre des quartiers d’Ivry, il est crucial de conquérir de nouveaux publics et de rendre cet art moins intimidant. A la tête du Théâtre des quartiers d’Ivry (TQI), le comédien et metteur en scène Nasser Djemaï s’attelle à un travail «de Sisyphe» : rendre accessible des créations exigeantes au plus grand nombre sur les planches et hors les murs. En 1971, Antoine Vitez fondait le TQI que vous dirigez aujourd’hui. Le credo malicieux de ce metteur en scène pédagogue, un théâtre «élitaire pour tous», vous semble-t-il toujours d’actualité ? Le pari est aujourd’hui en parti réussi : de nombreuses écoles sont désormais partenaires de théâtres, de plus en plus de personnes d’origine modeste se préparent aux concours des conservatoires nationaux… Mais un fossé d’imaginaires demeure. Réserver sa place, la payer, ne pas parler, ne pas rire trop fort, ne pas manger durant les représentations : le milieu théâtral reste extrêmement codifié, donc intimidant. Antoine Vitez était persuadé que tout le monde pouvait avoir accès à l’exigence et à la qualité. Comme lui, je suis convaincu que les œuvres n’appartiennent à personne, mais la manière d’y accéder change. Tchekhov et Shakespeare s’appréhendent de mille et une façons. Le théâtre, comme tout art, requiert un temps d’initiation. C’est pourquoi une école du spectateur me semble nécessaire. Je crois beaucoup à l’éducation populaire ; j’en suis moi-même l’un des produits. Je n’étais pas prédisposé à devenir metteur en scène, mon père turbinait dans une mine de ciment et ma mère s’occupait de ses six enfants. J’ai découvert le théâtre en faisant le clown devant mes amis, véritablement ! Puis j’ai rejoint un groupe d’amateurs de la Maison des jeunes et de la culture (MJC). Mais j’avais peur d’aller au théâtre, de ne rien comprendre, de faire tache… Et puis cela coûtait cher. De ce parcours, j’ai traîné un sentiment d’illégitimité qui m’a longtemps handicapé. Vous êtes aujourd’hui à la tête d’un centre dramatique national. Comment casser ce sentiment d’illégitimité largement partagé que provoque encore le théâtre ? Avec l’équipe du CDN d’Ivry-sur-Seine, nous développons deux axes de travail : «mieux accueillir», pour faire tomber cette réticence à pousser les portes du théâtre, et «aller vers», pour conquérir de nouveaux publics. Au TQI, nous proposons des spectacles participatifs, nous créons des moments conviviaux et des temps d’échange. Le public est invité à assister à des séances de répétitions, à rencontrer des artistes et techniciens. Surtout, nous développons la pratique artistique au sein de l’Atelier théâtral, dont l’équipe pédagogique accueille des amateurs de tous âges, et à travers des ateliers à destination des publics divers : scolaires, universitaires, usagers d’hôpitaux ou de structures sociales. Pour cette saison 2021-2022, près de mille sept cents heures d’ateliers sont programmées. Et pour sortir le théâtre des murs, certaines formes légères sont jouées dans des bars, des médiathèques, des salles de classe, ou encore au Samu social. Vous nourrissez la plupart de vos spectacles de rencontres, d’enquêtes, d’ateliers de jeu et d’écriture avec des non-professionnels du théâtre. Ce lien au public est-il une nécessité artistique ? Mes spectacles partent de faits sociétaux concrets et accessibles pour aller vers un ailleurs universel, fantastique, merveilleux. Créer avec les publics, en partageant une étape d’écriture par exemple, est essentiel à mes yeux car cela permet de déplacer le regard, de sortir de ses habitudes, de faire un pas de côté. Travailler avec des amateurs m’offre un sentiment de liberté – peut-être parce que le ratage est alors davantage permis ? – et nourrit des pistes inattendues. Ces allers-retours entre public et création sont porteurs de sens et d’énergie. Le théâtre est un art complexe, mais il gagne à ne pas trop se prendre au sérieux : l’enjeu est de préserver à la fois son exigence et son accessibilité. C’est un travail de Sisyphe ! D’autant qu’aujourd’hui, face aux plateformes, la lutte est inégale. Notre seule arme, c’est le présentiel. J’observe, plus encore depuis la crise sanitaire que nous traversons, une envie forte de proximité, un besoin de «réancrage», qui je pense va s’accentuer. Au TQI, nous allons multiplier les déplacements vers les publics, dans les lieux de vie, pour participer de cette mutation de la relation au spectacle vivant. Mais il faut rester humble. La population est fragilisée. L’art est vital, mais il n’a ni la vocation ni le pouvoir de sauver le monde.
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Le spectateur de Belleville
March 17, 2022 5:34 PM
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Par Claire Moulène dans Libération - 17 mars 2022 gauche à droite : Lada Tetyanych, l'artiste Oleksandra Khalepa et la performeuse AntiGonna. (DR) Pour faire face à l’exil des artistes ukrainiens, de nombreuses institutions, du centre Pompidou à la Cité internationale des arts, ou associations se mobilisent dans l’Hexagone. Elles sont arrivées en France samedi 11 mars. L’une à Paris, où un appartement a été mis à sa disposition par le centre Pompidou. L’autre à Nice, où elle est accueillie par le centre d’art de la villa Arson. La première, Lada Tetyanych, est là avec son enfant, une amie et des œuvres de son père, l’artiste et performer ukrainien Fedir Tetyanych, disparu en 2007 et devenu culte pour une jeune génération d’artistes trentenaires – dont Nikita Kadan qui a joué les entremetteurs pour sauver cette œuvre qui risquait de disparaître dans les décombres de Kyiv. La seconde, Oleksandra Khalepa, architecte, chercheuse et fondatrice de la Carbon Art Residency à Kyiv, a bénéficié quant à elle du soutien de la fondation Izolyatzia, avec laquelle la Villa Arson de Nice entretient des relations depuis la révolution de 2014. A la Cité des arts à Paris, l’artiste AntiGonna a fait le même voyage, de Kiyv à Lviv jusqu’à la Pologne et Paris, où elle a finalement choisi d’atterrir après maintes hésitations. Cette performeuse et vidéaste queer raconte et mime, encore très émue, l’écho de la première explosion et la façon dont elle a fait vibrer son appartement et son cœur. Puis les trente heures de route avec des amies artistes, dont une a fait une crise de panique, l’arrivée à Lviv, le passage à la frontière polonaise. Fonds d’urgence Pour ces femmes, la solidarité s’est mise en place rapidement grâce à des liens noués auparavant, à l’occasion par exemple d’une exposition dédiée à l’art contemporain en URSS en 2016 au centre Pompidou (dont le président, Laurent Le Bon a promis d’exposer, d’ici juin, une partie des donations acquises à cette époque-là en solidarité avec le peuple ukrainien), ou de résidences, à la villa Arson, d’artistes venus du Donbass, suite au à la réquisition par les Russes de la fondation Izolyatsia située à l’époque à Donetsk. Mais ces femmes vont surtout pouvoir bénéficier, avec celles et ceux qui arriveront dans les prochaines semaines, du fonds d’urgence débloqué par le ministère de la Culture vendredi dernier, suite à une réunion de 80 représentants du spectacle vivant et des arts visuels en France. Soit 1,3 million d’euros, qui abonderont trois canaux principaux : le réseau de l’Association nationale des écoles supérieures d’art (Andéa), fédération des écoles d’art en France (à hauteur de 300 000 euros), le programme national Pause, d’abord destiné aux scientifiques en exil, et qui depuis deux ans s’est élargi aux artistes en danger, ainsi que l’Atelier des artistes en exil (à hauteur de 700 000 euros) et enfin la Cité internationale des arts (à hauteur de 300 000 euros). Un programme pensé pour les trois prochains mois. Le réseau des centres d’art (DCA) s’est lui aussi mobilisé très vite. «Depuis deux semaines, il évalue les capacités d’accueil de son réseau national fédérant 51 centres d’art contemporain sur le territoire», explique Marie Chênel, sa coordinatrice. Résultat : une quinzaine de possibilités d’accueil d’au moins deux mois sur une période allant jusqu’à fin 2022, listées en quelques jours. «Rester en Ukraine pour se battre» Or, pour l’heure, la demande ne semble pas très importante. Véritable cheville ouvrière de la mobilisation dans l’Hexagone, l’artiste ukrainienne Kristina Solomoukha, débarquée en France il y a trente-trois ans où elle a fait l’Ecole des beaux-arts de Paris et un post-diplôme à Nantes, explique que le pays est loin d’être la destination numéro un pour les artistes et étudiants en art, qui s’exilent massivement en Pologne, en République tchèque et dans les pays limitrophes. «Ce que nous faisons, c’est de la post-urgence. Il faut s’inscrire dans la durée et c’est ce qui va être difficile à faire, résume cette artiste qui enseigne par ailleurs aux Arts déco. Il est possible qu’à la rentrée scolaire prochaine des étudiants en arts exilés dans les pays limitrophes, en Pologne ou en République tchèque par exemple, soient réorientés dans les écoles des pays d’Europe de l’Ouest.» Pas du tout préparée, comme elle le dit elle-même, mais remarquablement engagée, Kristina Solomoukha a contribué à organiser le 9 mars une «assemblée exceptionnelle pour l’Ukraine» au centre Pompidou qui a permis la retransmission live ou enregistrée de témoignages d’artistes restés en Ukraine. Depuis près de trois semaines, elle échange avec l’ensemble des interlocuteurs du réseau artistique français, l’Agence nationale pour l’art et l’éducation ukrainienne et, bien sûr, de nombreux artistes qui souvent ont fait le choix de rester en Ukraine. «Certaines personnes étaient sur le point de partir et ont rebroussé chemin. Pourquoi ? Pour se battre. Je m’entends dire cette phrase qui semble tout droit sortie d’un roman ou d’un film et je n’en reviens pas, raconte-t-elle. Beaucoup d’artistes ont reçu des dizaines de propositions de résidence, mais ils ne veulent pas partir.» «Il n’y a pas une demande très importante, mais ça pourrait venir», nuance Judith Depaule, directrice de l’Atelier des artistes en exil, qui accompagne actuellement environ 350 artistes, dont près de 150 Afghans, en leur offrant un apprentissage du français, un atelier, un soutien administratif et psychologique. «On commence à avoir un certain nombre de requêtes, comme cette chorégraphe du ballet de Kyiv, que nous avons mis en relation avec le réseau des centres chorégraphiques nationaux, ou ces producteurs de films qui nous demandent de les aider à coordonner leur action.» Elle détaille : «A l’instar de ce que nous avons fait pour les Afghans, nous venons de mettre en place une hot-line. On répond en ukrainien, on aide à identifier les procédures et modalités d’accueil, ce à quoi il est possible de prétendre. Et pour les artistes, on identifie le profil et les besoins, et on met en relation avec les bons interlocuteurs.» Une autre hot-line, à destination des artistes russes cette fois, a été créée. Nombre d’entre eux ont déjà fui dans les pays limitrophes, «mais ils se heurtent à une russophobie folle, en Géorgie par exemple» décrypte Judith Depaule, par ailleurs absolument opposée au boycott des artistes russes dont la plupart, rappelle-t-elle, dénoncent la propagande qui sévit dans leur pays. «Je suis pour la paix en Ukraine et la liberté en Russie», résume celle qui parle russe couramment et s’inquiète désormais de l’étroite fenêtre de tir dont ces artistes vont pouvoir bénéficier pour quitter leur pays. «Trouver des points de chute» Président d’Andéa, Stéphane Sauzedde estime, lui aussi, que qu’il y a des signes d’accélération et que les demandes se multiplient. Une école d’art de Bratislava (Slovaquie) a par exemple contacté en début de semaine l’école des beaux-arts de Saint-Etienne pour lui demander d’accueillir 22 étudiants ukrainiens réfugiés. «L’Ukraine est un grand pays et si l’on prend en compte uniquement le cas des étudiants africains qui l’ont fui, cela représente déjà 14 000 personnes. Tous ces artistes et étudiants vont devoir trouver des points de chute un peu partout en Europe», explique-t-il, rappelant que viendront aussi dans la foulée «des artistes qui vont fuir la Russie ou le Bélarus». «Il faut construire les conditions d’une mise en œuvre rapide», acquiesce Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole des arts déco, ajoutant que «l’échelle européenne est hyperpertinente». Avec Stéphane Sauzedde et le concours de Chris Dercon, directeur de la Réunion des musées nationaux, Emmanuel Tibloux va tenter de donner suite au réseau EuroFabrique, activé pour la première fois en février au Grand Palais éphémère, qui réunissait 35 écoles d’art et de design européennes. Une réponse européenne en soutien à la situation dramatique des artistes ukrainiens, mais aussi des artistes russes opposés au régime de Poutine. Sur le plan culturel, comme militaire, le maillage européen pourrait se retricoter.
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Le spectateur de Belleville
March 17, 2022 7:10 AM
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Par Cristina Marino dans Le Monde - 16 mars 2022 Légende photo : Sabrina Manach (à gauche) et Candice Picaud (à droite), lors d’un filage du spectacle « 2 h 32 », par le Morbus Théâtre, au Mouffetard, à Paris. ROLAND BADUEL A partir d’un texte commandé à l’écrivaine Gwendoline Soublin sur le meurtre, en 2017, de la marathonienne Zenash Gezmu, Guillaume Lecamus signe un spectacle sur la course à pied comme métaphore sociale et politique. Le temps de 2 heures 32 minutes et 48 secondes, pour être précis, est, à l’origine, la meilleure performance sportive réalisée par la coureuse d’origine éthiopienne Zenash Gezmu (1990-2017) lors du marathon d’Amsterdam, en 2016. Un temps qu’elle ne pourra jamais plus égaler ou réduire : la jeune femme de 27 ans a été assassinée chez elle, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), en novembre 2017, par un homme de sa connaissance, venu d’Ethiopie en France, comme elle. Ce fait divers sert de point de départ à la nouvelle création de la compagnie Morbus Théâtre, 2 h 32, présentée au Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette, à Paris, jusqu’au dimanche 20 mars. Pour mettre des mots sur cette histoire, le metteur en scène Guillaume Lecamus a fait appel à l’autrice Gwendoline Soublin, dont il a découvert l’écriture en 2019, lors d’un atelier dramaturgique qu’il a coanimé avec la metteuse en scène Emilie Flacher autour du texte Pig Boy 1986-2358 (publié aux Editions Espaces 34, en 2017). Cette dernière explique ainsi les enjeux de cette commande d’un texte par le Morbus Théâtre : « S’inspirer de l’histoire de Zenash Gezmu, c’est ouvrir la malle à “sujets” : féminisme, violences faites aux femmes, sport, immigration, précarité, etc. Or, pour se départir de la dimension “pièce à sujet(s)” et lorgner davantage vers la fable rassembleuse, il faut se permettre des adaptations, des pas de côté. » Et c’est précisément cette tentative constante de dépasser le fait divers pour atteindre à une sorte d’universalité du récit, qui fait la richesse de 2 h 32. La première partie du spectacle s’attache à retracer la dernière journée de la jeune sportive, entre son travail de femme de ménage, ses entraînements deux fois par jour au centre d’athlétisme de Montreuil (Seine-Saint-Denis), ses trajets qu’elle préfère faire en courant plutôt qu’en prenant les transports en commun, avant sa rencontre fatale avec son assassin. Epopée collective Une fois le meurtre commis, la mort de Zenash Gezmu provoque un frisson, une onde incontrôlable qui donne une irrésistible envie de courir, d’abord à ses voisins proches, puis à des centaines, des milliers d’anonymes emportés dans un marathon sans fin sur les traces de la jeune femme. Le récit se transforme alors en une sorte d’épopée collective, traversée par un vent de folie et dominée par une volonté farouche d’être libre. Le travail d’écriture de Gwendoline Soublin est particulièrement impressionnant dans cette seconde partie du spectacle, avec des envolées lyriques de toute beauté. Pour donner vie à ce texte, les deux comédiennes, Sabrina Manach et Candice Picaud, ne ménagent pas leur peine, d’autant plus qu’elles doivent à la fois dire les mots de Gwendoline Soublin, manipuler les marionnettes (dont une pratiquement grandeur nature pour incarner Zenash Gezmu sur scène) et – surtout pour Sabrina Manach, qui pratique régulièrement la course à pied – continuer à rester audible et compréhensible par le public tout en mimant sur les planches les foulées de la sportive. Cet exercice parfois périlleux requiert une bonne maîtrise de la diction… et de son souffle. Sur les planches, ce duo de comédiennes est un excellent relais du duo formé, en coulisse, par le metteur en scène et l’autrice. A eux quatre, ils contribuent à faire de 2 h 32 un exemple d’équilibre réussi entre une écriture résolument contemporaine, flirtant même parfois avec le surréalisme, une mise en scène sobre et efficace – avec des marionnettes originales qui rappellent, par leur côté brut et organique, des écorchés de cours d’anatomie – et une interprétation sensible et juste. 2 h 32, par la compagnie Morbus Théâtre. Avec Sabrina Manach et Candice Picaud. Mise en scène : Guillaume Lecamus. Texte : Gwendoline Soublin. Au Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette, Paris 5e. Jusqu’au 20 mars, du mercredi au vendredi à 20 heures, le samedi à 18 heures et le dimanche à 17 heures. Tarifs : de 13 € à 20 €. Puis le 21 mai au festival Les Echappées à la Chambre d’eau, en Avesnois (Nord), et le 27 mai à la Médiathèque Les Mureaux (Yvelines). Cristina Marino
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