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Le spectateur de Belleville
August 17, 2022 3:55 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - Publié le 16 août 2022 « Théâtres de société » (1/5). En son hôtel particulier, racheté par le roi Carol II de Roumanie, la comtesse de Béhague recevait de nombreux artistes et organisait concerts et spectacles.
Un soir, Isadora Duncan dansera, et Auguste Rodin la regardera. Un autre, Gabriel Fauré dirigera son requiem. D’autres soirs encore, il y aura, dans la salle, Marcel Proust, la veuve de Richard Wagner, Sarah Bernhardt ou Lugné-Poe. Tous sont venus à l’invitation de la comtesse de Béhague. Ils sont entrés dans son hôtel particulier de la rue Saint-Dominique, dans le 7e arrondissement de Paris, et ils ont rejoint le théâtre. L’un des plus extraordinaires qui soient : son architecture emprunte au château de Neuschwanstein, en Bavière, et à une église byzantine. On l’appelle d’ailleurs la salle Byzantine, et c’est la plus grande salle à usage privé de Paris : elle peut accueillir six cents spectateurs. Aujourd’hui, elle appartient à la Roumanie, qui a acheté l’hôtel de Béhague pour y établir son ambassade, après la mort de la comtesse, en 1939. Elle avait un prénom jugé charmant à son époque, Martine, et elle était née en 1870 dans une famille richissime, en partie grâce aux chemins de fer, et éclairée. Son père était un grand bibliophile, une passion dont elle allait hériter ; elle confierait d’ailleurs le soin de sa bibliothèque à Paul Valéry. Selon un chroniqueur de son temps, « tout Paris eût voulu épouser » Martine de Béhague. Elle se marie à 20 ans avec René-Marie-Hector de Béarn, dont elle se sépare vite pour vivre en femme libre, flamboyante, fantasque et grande amoureuse des arts. Un des tout premiers ascenseurs de Paris mène aux appartements de la comtesse A partir de 1893, elle remodèle l’hôtel particulier de ses parents, qu’elle agrandit en faisant édifier le somptueux hôtel de Béhague. L’escalier rappelle celui de la Reine, à Versailles et un des tout premiers ascenseurs de Paris mène aux appartements de la comtesse, qui demande à Gustave-Adolphe Gerhardt, l’architecte restaurateur du Collège de France, d’imaginer une salle pour satisfaire son amour de la musique. Martine de Béhague aimait frénétiquement Wagner. Peut-être est-ce la raison pour laquelle cette salle s’inspire de la salle du trône de Louis II de Bavière, mécène halluciné du compositeur. L’inspiration byzantine vient peut-être, elle, du goût des voyages de la comtesse, qui fit de longues et lointaines traversées en Asie sur ses yachts, Le Lotus-blanc, puis Le Nirvana. Jeu de miroirs Edifiée entre 1898 et 1900, la salle enchante ses contemporains, avec ses colonnes de porphyre et de marbre, ses chapiteaux et ses arcades, ses mosaïques aux reflets d’or, ses tapis bleus de lin au sol, son plafond tendu de velours paille… Sans compter la scène, où quatre-vingts musiciens peuvent prendre place, une fosse d’orchestre amovible et, sur son côté droit, un orgue, dissimulé aux regards et doté d’une soufflerie alimentée par un système hydraulique. La comtesse, qui n’hésitait pas, dit-on, à accueillir ses invités avec une perruque verte, dispose d’une loge, face à la scène et vaste comme un salon, qui domine le parterre, où niche un petit musée avec des tableaux et des instruments de musique. Rien ne semble pouvoir arrêter cette collectionneuse frénétique et avisée – Watteau, Fragonard, Titien, Degas, Renoir… –, qui aide de nombreux artistes, et ne recule pas devant la modernité. En 1902, sa rencontre avec l’artiste espagnol Mariano Fortuny (1871-1949) ouvre une nouvelle page dans l’histoire de la salle Byzantine. Le « fils génial de Venise », selon Proust, se passionne pour les apports de l’électricité en matière scénique. Il a fait, comme Martine de Béhague, le voyage de Bayreuth, et il rêve d’un art total. Il imagine une coupole qui renvoie la lumière grâce à un jeu de miroirs et donne aux spectateurs l’illusion de la profondeur. Le Suisse Adolphe Appia (1862-1928), de son côté, revoit l’aménagement technique de la salle Byzantine. C’est un metteur en scène célèbre, un grand novateur, fou de Wagner lui aussi. Ses recherches portent sur l’espace, qu’il entend dépouiller de tout décor réaliste, pour donner une autre dimension au jeu des acteurs. Adolphe Appia aurait aimé inaugurer ses idées en présentant des extraits de Tristan und Isolde dans la salle Byzantine. Il ne le put pas, mais mit en scène en 1903 un spectacle composite, avec divers extraits de Schumann et de Bizet, des tableaux vivants sur des musiques de Gluck, Massenet, Widor, Mendelssohn. Il devint ensuite une gloire européenne de l’opéra. Solennité insensée Le « temple wagnérien » de la comtesse de Béhague reçut aussi du théâtre, comme La Mégère apprivoisée, de Shakespeare, et il s’ouvrait chaque année à des ventes de charité. Les chroniqueurs décrivaient alors une « merveilleuse salle, spacieuse et solennelle comme un temple, dont elle a la forme et le caractère élevé ». Quand on la voit aujourd’hui, ce qui frappe surtout, c’est cette solennité, insensée si l’on pense qu’elle était réservée au plaisir de la maîtresse de maison. Le temps a eu raison de sa splendeur, mais elle est merveilleusement décrépite, ce qui ajoute à son charme. Le temps a eu raison de sa splendeur, mais elle est merveilleusement décrépite, ce qui ajoute à son charme Il faut dire qu’elle a eu une drôle de vie, après la mort de la comtesse. Le roi Carol II de Roumanie (1893-1953) paya, dit-on, une fortune pour acquérir en 1939 l’hôtel de Béhague, dont l’escalier lui rappelait celui de son château de Peles. Les relations franco-roumaines, étaient alors excellentes. Un an plus tard, elles s’effondrent avec la défaite de 1940, et Carol II perd son trône. Passée sous la coupe soviétique après la seconde guerre mondiale, la Roumanie se retrouve avec une somptueuse ambassade à Paris, qui devient un nid d’espions, comme en témoigne la fameuse affaire Caraman. Dans la communauté des exilés roumains circule une blague : quand l’un d’eux dit qu’il a le mal du pays, on lui répond : « Va donc à l’ambassade, ça te passera aussitôt. » Il reste un témoignage extravagant de cette période qui a duré jusqu’à la chute des Ceausescu, en 1989 : une partie du fond de la scène a été transformée en toilettes, dans une esthétique parfaitement soviétique. Lire aussi : La salle Byzantine révèle le mystère de sa splendeur fanée Il y avait des réceptions à l’ambassade, mais il se dit que le personnel avait changé de place les chaises de la salle : au lieu d’être face au plateau, elles étaient tournées sur le côté, face à un mur où étaient projetés des films. Trente ans ont passé depuis, et l’ambassade utilise régulièrement la salle pour des événements diplomatiques ou culturels. En attendant qu’elle soit rénovée et qu’elle retrouve toute sa splendeur « byzantine ». Salle Byzantine de l’ambassade de Roumanie, entrée au 123, rue Saint-Dominique, Paris 7e Retrouvez tous les épisodes de la série « Théâtres de société » ici Brigitte Salino Légende photo : La salle Byzantine de l’ambassade de Roumanie à Paris, le 27 juillet 2022. CYRUS CORNUT POUR « LE MONDE »
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Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 8:20 PM
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Par Benoît Grossin sur le site de France Culture Publié le mercredi 27 juillet 2022 Légende photo : Jean Barlerin, Philippe Normand et Pierre Jamet : trois programmateurs à la recherche de pépites au Festival d'Avignon. © Radio France - Benoît Grossin Ils sont en quête de spectacles pour les prochaines saisons d’un théâtre, d'un autre lieu culturel ou pour la composition d’un festival : les programmateurs ont profité du foisonnement d'Avignon au mois de juillet. Coup de projecteur sur trois d’entre eux. Avec 1 570 spectacles à l’affiche chaque jour, le Festival “off” d’Avignon a été une fois encore un précieux rendez-vous pour les nombreux professionnels et directeurs de lieux culturels qui font le déplacement depuis le 7 juillet : plus de 1 900 programmateurs accrédités cette année. Théâtre, danse, cirque, poésie... tous les arts vivants, sous toutes leurs formes sont représentés et la plupart des projets, près de 1 200 sont joués pour la première fois dans la Cité des Papes, jusqu'à la clôture de la 56e édition, le 30 juillet. Un grand nombre d'entre eux devraient pouvoir rayonner un peu partout sur le territoire : 25% de la programmation nationale, soit un spectacle sur quatre, est issu du festival alternatif, selon AF&C, l’association Avignon Festival & Compagnies qui coordonne et encadre le “off” depuis 2006. Pierre Jamet pour le Théâtre de Laval, Jean Barlerin pour Théâtre à Seilhac en Corrèze et Philippe Normand pour Les Franciscaines de Deauville, sont trois programmateurs venus à Avignon avec leur propre ligne éditoriale. Et pour eux, le "off" est toujours "incontournable", "déterminant" ou "indispensable" dans l'élaboration d'un festival ou d'une saison culturelle. L'art de la marionnette, une priorité pour le théâtre de Laval "Il y a de l'humour noir, il y a des trouvailles visuelles, une vraie qualité d'invention. Cela raconte quelque chose qui est vraiment très efficace, une subversion qui est vraiment bien vue !" : Pierre Jamet, le directeur et programmateur du théâtre de Laval, livre ses premières impressions à la sortie d’une représentation de La Mort grandiose des marionnettes, variations, au théâtre du Girasole. Ce spectacle d'une compagnie canadienne est un des nombreux projets qu’il a prévu de tester lui-même au Festival “off” d’Avignon. Être dans "une naïveté" de spectateur est son premier critère : "D'abord, on essaye vraiment de ne pas avoir une approche trop professionnelle. Est-ce que j'ai été touché ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui m'a traversé ? Il s'agit avant tout d'être spectateur et d’être ensuite attentif évidemment aux réactions du public, notamment à ce qu’il rit." Et à ces réactions du public s’ajoute "ce qu'on a envie de partager", explique-t-il : "Ce n'est pas le summum de la marionnette contemporaine ce qu'on vient de voir. Mais pour autant, je pense que cela fait partie des projets qu'il faut défendre dans une programmation qui a un large spectre." La programmation pluridisciplinaire du théâtre de Laval comporte une spécialité sur les arts de la manipulation. Les recherches de Pierre Jamet dans le “off” d’Avignon sont à cet égard étroitement liées à la création du festival Pupazzi : "Pupazzi, ce sont ces marionnettes avec des petits pieds et des petites mains qu'on accroche autour du cou. Elles étaient utilisées par un illustre marionnettiste lavallois, Louis Lemercier de Neuville. La première édition du festival Pupazzi aura lieu au début du mois de novembre et le spectacle - La mort grandiose des marionnette, variations - pourrait y trouver sa place." Comme le Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières, le “off” d’Avignon est devenu "un rendez-vous incontournable" pour le directeur du théâtre de Laval qui doit bientôt être labellisé Centre national de la marionnette. Mais d’autres types de spectacles intéressent également beaucoup le programmateur : "Pendant une semaine, chaque jour, je vais voir 5 à 6 propositions dans des disciplines très différentes. Et à la fin, je retiens 3 à 4 propositions pour notre structure culturelle de proximité. En s'adressant à tous les publics, de la petite enfance à l'âge adulte, nous proposons en effet aussi d’autres formes de théâtre, de la musique, de la danse et du cirque." Et pour ne pas se perdre parmi les quelque 1 500 spectacles à l’affiche du “off”, les chemins sont pour lui bien balisés. Pierre Jamet se montre d’abord fidèle à des lieux et à des compagnies, "des équipes artistiques qu'on accompagne depuis très longtemps et dont on suit la trajectoire. Il y a aussi un rapport de confiance avec une dizaine de théâtres d’Avignon, sur la base de leur programmation depuis plusieurs années." Le bouche-à-oreille tient également une grande place, dans le choix des spectacles à découvrir. "Avoir du réseau dans ce métier, c’est très important !", souligne le directeur du théâtre de Laval : "On sait ce que vaut un coup de cœur de tel ou tel collègue dans telle ou telle discipline. C'est absolument décisif. Je me souviens par exemple de Désobéir, de Julie Berès, un spectacle de théâtre contemporain qui avait fait l'objet d'un accompagnement de plusieurs collègues, un spectacle dont ils m’avaient beaucoup parlé. Je l'ai vu à Avignon, j'ai été conquis et nous l’avons programmé la saison suivante." Il reste une part d’inconnu, "essentielle" pour le programmateur : "Nous sommes aussi là pour ça, pour défricher. Et trouver des pépites, des propositions artistiques qui ne sont pas encore dans les radars, c'est la plus grande satisfaction. Ces moments sont assez rares. Cela a été le cas pour moi, il y a quelques années en cirque, avec le Collectif Petit Travers qui a une manière de jongler très singulière. C’était un vrai coup de foudre et une vraie découverte du Festival d’Avignon.” Jean Barlerin s’est rendu le 8 juillet au théâtre du Roi René pour un spectacle écologique qu'il pourrait programmer au festival Théâtre à Seilhac. © Radio France - Benoît Grossin Des spectacles éclectiques pour le festival Théâtre à Seilhac C'est avec une représentation au Théâtre du Roi René du spectacle Le monde du silence gueule ! que Jean Barlerin a entamé le 8 juillet son petit périple de programmateur dans le “off” d’Avignon : "Il fait partie des quinze spectacles que j'ai prévu de voir cette année. Ce spectacle a comme thème principal l'écologie et cela me paraît important pour le festival Théâtre à Seilhac, en Corrèze." Comédien, Jean Barlerin est aussi le fondateur en 2015 de ce festival qui se déroule en plein air au début du mois d’août et qui propose six spectacles sur un week-end, du vendredi soir au dimanche soir : trois spectacles tout public, deux spectacles jeune public et un spectacle de théâtre de rue. Avignon est "vraiment un marché déterminant" pour lui : "Parmi les 1 500 spectacles à l’affiche, je vais pouvoir composer la moitié de mon prochain festival. Je pense trouver au moins deux ou trois spectacles tout public et au moins un ou deux spectacles jeune public. C’est ce qui se passe en fait, depuis cinq ans. J'ai pu à chaque fois programmer trois ou quatre spectacles présentés dans le off." Jean Barlerin vise d’abord des projets grand public, en parvenant parfois à intégrer dans son festival des spectacles à grand succès : "Il y a quelques années, j'ai programmé Le Porteur d'histoire, d'Alexis Michalik, qui est vraiment ce qu’on appelle un blockbuster. Je l’ai découvert à Avignon et à l'époque, il n'était pas très connu.” Et s’il cherche toujours à mettre en avant un "spectacle fédérateur ou familial comme un spectacle de masques”, ses choix ne se font pas tous sans prise de risque. Il y a aussi des propositions “un peu plus audacieuses et susceptibles de bousculer le spectateur.” Jean Barlerin se souvient notamment il y a trois ans du "travail vraiment étonnant de la compagnie L’Ours à Plumes sur le texte Opéra Panique d’Alejandro Jodorowski. Un spectacle un peu moins facile, mais qui a eu un fort succès aussi auprès du public." Ce public en zone rurale est selon lui un public à conquérir : "C'est un public qui n'a pas l'habitude d'aller dans des scènes nationales comme celles de Tulle ou de Brive, pourtant très proches du village de Seilhac. C’est un public qui ne va pas forcément aller en saison dans des salles de théâtre et pour lequel j'essaye de faire une programmation éclectique et de qualité. Une programmation audacieuse, mais il le faut aussi divertissante pour les 1 500 spectateurs qui viennent à chaque édition." “ Une "ligne exigeante et grand public" pour Les Franciscaines “Cela fait près de cinquante ans que je fréquente le Festival d'Avignon !” : Philippe Normand est venu pour la première fois dans la Cité des Papes, en tant que spectateur, en 1974, avant que la grande manifestation du spectacle vivant devienne pour lui un rendez-vous professionnel. Programmateur depuis plus d’une vingtaine d’années, le directeur culturel à Deauville des Franciscaines élabore les saisons de ce nouveau lieu construit dans un ancien couvent du XIXe siècle. “L’avantage d’Avignon”, souligne-t-il, “c’est qu’on peut y voir du théâtre, de la danse, de la chanson... et qu’on peut surtout y voir cinq à six spectacles par jour ! C'est le rythme courant pour un programmateur à Avignon. Cela permet déjà, au bout de la semaine, d'en avoir vu une trentaine et de découvrir des spectacles que vous avez envie de partager avec votre public. Mais il faut le dire, cela permet aussi de mettre de côté des propositions qui ne m'ont finalement pas emballé et d’éviter de décevoir les spectateurs de Deauville.” La concentration des spectacles dans le “off” est pour Philippe Normand, "une chance pour un programmateur. C’est une espèce de théâtre permanent, puisque les spectacles commencent le matin à 10h30 et que les dernières représentations sont données parfois à 23h. C'est très pratique pour quelqu'un comme moi. Cela m'évite par exemple de faire des allers et retours sur Paris pour un seul spectacle. Je pense en particulier à un spectacle que j'avais envie de voir depuis très longtemps, La Promesse de l'aube, une adaptation de Romain Gary par Franck Desmedt, qui est une production du Théâtre du Lucernaire. Le voir à Avignon, cela veut dire que je peux aussi assister à trois ou quatre autres représentations, avant ou après." Et pour le directeur des Franciscaines, le Festival d’Avignon se prépare avec “des envies” et selon beaucoup de sollicitations : "C'est un grand marché du théâtre avec des tourneurs, des producteurs, des responsables de lieux. Quand on est identifié, on reçoit donc très en avance un certain nombre de mails d'alerte, de mails d'information. Et ces mails sont doublés par des envois courrier parce que les dossiers, les plaquettes, les tracts fonctionnent très bien encore dans le milieu du spectacle. Petit à petit, on se prépare un emploi du temps, avec des cases libres, parce qu'il faut rester ouvert à des propositions de dernière minute, à des coups de cœur que vous allez partager avec des confrères et des collègues et à des rumeurs qui parcourent Avignon quelquefois. Il faut se donner un cadre suffisamment souple pour pouvoir se laisser surprendre par des choses inattendues qu’on intègre comme des nécessités. Mais en amont, on fait tout de même le tri des spectacles qui nous intéressent, qui sont compatibles avec la ligne artistique que l'on veut défendre." La ligne éditoriale des Franciscaines est "à la fois exigeante et grand public" affirme Philippe Normand : "Dans une ville comme Deauville, on a une population qui est en attente de choses qui vont les surprendre, qui vont les émouvoir. Et en même temps, on le sait, il n'y a pas forcément un parcours de spectateurs permettant d'avoir des choses trop dans l'audace. On se concentre sur la nouveauté et l'émergence. Et ce qui est formidable aussi d'une saison à l'autre, c'est de tisser des rebonds, des passerelles, des échos. Il m’est arrivé de présenter une version de Don Juan et d’avoir envie, la saison d'après, de présenter une autre version de Don Juan parce qu'en présentant deux fois la même pièce, on ne présentait pas pour autant le même spectacle et on aiguisait le regard du spectateur, grâce à une familiarité avec un texte sur lequel il devenait beaucoup plus réceptif pour comprendre le traitement, la mise en scène et les partis pris d'une équipe artistique." Quasiment cinquante ans après son premier Avignon, le programmateur estime aujourd'hui que si "le festival est l’occasion de faire son marché avec un choix très large", il a surtout "la richesse de demeurer un observatoire essentiel et indispensable de l'évolution des esthétiques de la scène, que ce soit dans le domaine du théâtre, de la danse ou du nouveau cirque." Benoît Grossin / France Culture
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Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 6:55 PM
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par Manuel Piolat Soleymat dans La Terrasse - 11 juillet 2022 C’est l’un des grands moments de ce festival 2022. Raoul Fernandez, seul sur scène, sous la direction de Marcial Di Fonzo Bo. Le comédien d’origine salvadorienne se raconte à travers les mots de Philippe Minyana. Une proposition d’une sincérité et d’une vérité absolues. Et d’une infinie tendresse. C’est un véritable choc. De ceux que nous réserve le théâtre lorsqu’il est au plus beau. Au plus ardent. Au plus juste et au plus généreux. De ces chocs qui adviennent lorsque le miracle de la scène opère. Dans Portrait de Raoul (texte publié aux Editions Les Solitaires Intempestifs, le spectacle a été créé le 15 octobre 2018 à La Comédie de Caen – CDN de Normandie), il est d’ailleurs question de ce genre de miracles. Car en s’emparant des mots d’une finesse et d’une sensibilité saisissantes de Philippe Minyana (le dramaturge a écrit ce monologue à la suite d’une série d’entretiens avec Raoul Fernandez), en nous disant qui il est, d’où il vient, en dévoilant les envies et les passions qui l’ont constitué, les évidences qui l’ont amené à voyager, à se transformer, à vouloir que son corps devienne celui d’une femme, à revenir à son apparence d’homme, le comédien fait aussi une déclaration d’amour au théâtre. Et à Paris, qu’il a choisie comme terre d’exil pour apprendre l’histoire du costume à l’université. Un maelström d’émotions Il est ensuite devenu habilleuse pour un autre Raúl : Raúl Damonte Botana, alias Copi, qui jouait alors sa pièce Le Frigo. Puis, il a été engagé comme costumière pour Rudolf Noureev à l’Opéra de Paris, est devenu comédien pour Stanislas Nordey, a travaillé à la Comédie-Française avec Marcial Di Fonzo Bo… Tout cela, Raoul Fernandez nous le raconte les yeux dans les yeux, le regard espiègle, délicat, complice, le visage illuminé par son inclassable sourire, qu’il soit sur le point de rire ou avec des larmes qui montent. Il enfile une perruque, change de robe, nous parle de sa famille, étend sur le plateau des bandes de tissus bigarrés (la mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo est un modèle de netteté et de lucidité). Et puis il chante. En espagnol. Des chansons qui sont comme des respirations, comme des secrets qui soulèvent l’âme. Raoul Fernandez ne fait jamais semblant. Il est d’une droiture pleine de souplesse. « Je vis comme un homme et je pense comme une femme », nous dit-il, à la fin de ce spectacle coup de poing de 55 minutes. Il est tout simplement un être unique. Un artiste bouleversant. Manuel Piolat Soleymat Portrait de Raouldu jeudi 7 juillet 2022 au vendredi 29 juillet 2022 Avignon Off. Le 11 · Avignon 11 boulevard Raspail à 14h05. Relâche les 12, 19 et 26 juillet. www.11avignon.com. Durée : 55 minutes
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Le spectateur de Belleville
July 27, 2022 12:50 PM
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Par Thierry Jallet dans Wanderer, le 28 juillet 2022 Avignon, Lycée Aubanel, dimanche 24 juillet 2022, 18h De retour dans le "In", nous nous sommes rendus au Gymnase du lycée Aubanel pour assister à Richard II dans la mise en scène qu’en propose Christophe Rauck. Pièce emblématique montée en 1947 par Jean Vilar qui en tenait le rôle-titre dans la Cour d’honneur, passée par la tradition kabuki grâce à Ariane Mnouchkine qui la reprend en 1982, de retour dans la Cour d’honneur en 2010 avec Denis Podalydès dans une mise en scène de Jean-Baptiste Sastre, Richard II est une pièce qui appartient au cycle shakespearien des Histoires et qui, pourtant, reste une des moins jouées de l’auteur. Récit historique en vers, inspiré du règne de Richard II d’Angleterre, elle évoque un XVème siècle anglais instable et sanglant où les unions succèdent aux trahisons, les trahisons à d’autres trahisons. Déjà programmé en 2018 avec Le Pays lointain (un arrangement) de Jean-Luc Lagarce, Christophe Rauck revient donc avec Shalespeare en Avignon pour cette soixante-seizième édition. Et c’est le comédien Micha Lescot avec qu’il a déjà dirigé qui lui a proposé de reprendre ce rôle. Après avoir brièvement hésité, le directeur de Nanterre-Amandiers a finalement accepté reconnaissant que son Richard II est « l’histoire d’une destitution » et « l’histoire d’une rencontre entre un acteur et [lui] ». Nous étions présents dans la salle en cette fin d’après-midi dominicale où la foule se pressait pour voir le spectacle dont nous rendons compte ici. Alors que les spectateurs entrent et prennent place dans les gradins, on perçoit une certaine fébrilité autant liée à la chaleur accablante qui règne sur Avignon qu’à l’empressement à découvrir la mise en scène de Christophe Rauck dont on parle avec beaucoup d’enthousiasme dans les rangs. Pour autant, plongé dans l’obscurité, le plateau reste inaccessible aux regards impatients. Le sons des célèbres trompettes de Maurice Jarre indiquant les début imminent de la représentation, les vibrations de la salle s’apaisent. Sur un tulle sombre fermant la scène est projeté le mot « Windsor » apportant immédiatement une précision didascalique sur l’espace où les événements se déroulent – comme ce sera le cas chaque fois, au fil du spectacle à cet endroit lorsque le voile sera tiré, ou bien au lointain. A travers le tulle opacifiant sensiblement la vue du plateau, on devine la présence d’un vieil homme – Jean de Gand, campé par Thierry Bosc révélant avec grande maîtrise toute la solidité de l’homme d’Etat au service de son roi à qui il révèlera quand même ce qu’il pense de lui dans ses derniers instants de vie. Derrière lui, deux silhouettes immobiles, debout face au public, ombres vagues dans un faisceau brutal de lumière blanche – Bolingbroke, puissant Éric Challier qui traduira les ambiguïtés du futur roi aimé par ses sujets mais en manque d’une parole performative à propos de son encombrant prédécesseur destitué ; Mowbray, duc de Norfolk, soigneusement interprété par Guillaume Lévêque. Frappée d’irréalité, l’image renvoie à une sorte de tribunal de cauchemar, filtrant à travers les brumes de l’Histoire. Les deux hommes sont en effet accusés d’avoir tramé la mort de Woodstock, duc de Gloucester, exprimant d’emblée le climat délétère et continuellement menaçant de l’époque marquée par de multiples complots contre le pouvoir en place. Une autre silhouette tourne autour du rond de lumière dans lequel chacun se trouve, déambulant ensuite sur les degrés qu’on entrevoit à jardin et à cour. Une silhouette gracile, arborant un costume plus clair : le roi Richard II – et Micha Lescot irradie dès cette première scène. La voix est claire et retentit dans l’espace de la salle. Il est celui qui a fomenté la mort de Gloucester, comme on le comprend dans la scène suivante. Les gestes sont mesurés, les placements de chaque personnage porteurs de sens, dans un environnement virilisé à l’extrême. C’est un authentique exercice de pouvoir qui est retranscrit ici, comme l’Histoire en compte de nombreux. Un mâle pouvoir déjà fragilisé pourtant – peut-être en raison de l’allure presque androgyne du souverain. Après un affrontement avec Mowbray à qui il exprime son exercice du pouvoir tout en verticalité – « les lions domptent les léopards » – le Roi ne condamne aucun des deux suspects mais s’en remet au Jugement de Dieu, en leur proposant un duel. Un premier retrait. Une première erreur pour entamer la chute inexorable. Et déjà une étrange et paradoxale forme de grandeur sans nulle autre pareille. Ce duel donne lieu a une scène au visuel tout à fait remarquable où les deux bretteurs engagent le combat avec des lumières stroboscopiques et une musique aux sons saturés exaltant la violence de la lutte. C’est alors qu’une autre image spectaculaire apparaît. La phrase « Arrêtez, le roi a jeté son bâton ! » apparaît sur le tulle. Un mince faisceau éclaire Richard qui, bras en avant, tend son sceptre doré et va interrompre le duel pour prononcer contre toute attente une peine de bannissement pour les deux opposants. D’une parole donnée à une parole reprise et modifiée, l’enjeu de la pièce est finement tracé par le travail de Christophe Rauck avec ses comédiens : Richard II est le récit d’une chute et d’un retranchement dans la parole. Richard est seul, à distance de tous les autres autour de lui – rappelons ici le jeu sur les formidables costumes de Coralie Sanvoisin qui font contraster la blancheur de celui de Richard avec celui des autres, notamment les facétieux motifs Prince de Galles des autres hommes. Comme l’affirme le metteur en scène, il s’agit de « l’histoire de ce roi qui n’écoute plus les autres et qui, face au jeune Henri Bolingbroke, aimé des gens, finit par être destitué ». Richard a cependant ses soutiens : Aumerle, fils du duc d’York – le jeu d’Emmanuel Noblet est toujours riche de nuances, ici entre droiture dans l’accompagnement du pouvoir royal en place et perte de sang froid au moment où son père York – Thierry Bosc, sublime dans ce rôle également– le confond avec véhémence et veut le dénoncer au nouveau roi, avant que sa mère – Murielle Colvez proposant ce qui peut être une fine caricature de la mère éplorée – n’intercède en sa faveur pour obtenir la clémence de Bolingbroke devenu Henri IV ; Bushy et Greene – Pierre-Thomas Jourdan et Louis Albertosi, tous deux très justes – qui, accusés d’avoir perverti le roi, sont confrontés à un Bolingbroke au faîte de sa puissance, qui les soulève de terre, exerçant contre eux une force physique relayant celle qu’il obtient par la faveur de ses soutiens – ses partisans les regardent sur les deux gradins les enfermant en contrebas. Christophe Rauck compose de sublimes tableaux grâce au remarquable travail scénographique d’Alain Lagarde et aux lumières délicates d’Olivier Oudiou, évoquant des lieux enténébrés souvent barrés d’un tranchant faisceau, depuis la Chambre des Communes jusqu’à la prison, tombeau cryptique de Richard. Avec la présence au plateau de techniciens efficaces et précis, les gradins sont mobiles, bougent, sont lancés dans un mouvement rotatif presque effrayant comme dans l’ultime face-à-face entre Richard et la reine – Cécile Garcia Fogel, troublante et sombre – toute de blanc vêtue comme son époux défait, en chemise longue, emportés tous deux dans le tourbillon de l’Histoire. Le texte shakespearien, formidablement servi ici, résonne clairement, les mots flamboient et on ne peut pas ne pas citer la dernière scène de l’acte III, où le jardinier à l’allure inquiétante – Pierre-Henri Puente sur une échelle au lointain, le visage recouvert d’un masque défigurant – annonce à la reine la déchéance à venir du roi dans un discours empreint malgré tout d’une vibrante poésie dans la traduction de Jean-Michel Déprats : « Pauvre reine, si cela pouvait adoucir ta condition, Je voudrais que mon art subisse ta malédiction. Ici, elle a versé une larme. Ici, à cette place Je planterai un massif de rue, cette plante amère, herbe de grâce. Bientôt on la verra, symbole de pitié Fleurir en souvenir d’une reine éplorée » (III, 4 ) Pour finir, revenons sur la figure de Richard et sur l’authentique incarnation qu’en propose Micha Lescot. Son personnage, singularisé par rapport aux autres qui gravitent autour de lui pour mieux le servir au théâtre qu’en tant que roi, est travaillé en profondeur et dévoile avec une obscure brillance un homme en pleine possession du pouvoir royal, au sommet d’une Angleterre avec laquelle il va peu à peu se retrouver en rupture, ce qui va le précipiter dans l’abîme. Car il est le roi qui rompt avec son peuple. La volonté obsessionnelle et inarrêtable de mener à tout prix une guerre sur le sol irlandais dès le premier acte atteste pleinement de ce divorce consommé. Seul ou mal entouré, il s’éloigne et se découvre simple homme – au sens propre comme dans la scène de destitution où il quitte ses vêtements pour ne garder qu’une chemise longue, à peine garante de sa dignité. Le jeu fiévreux de Micha Lescot montre les angles morts, les tourments d’un homme découvert, déclassé qui court à sa perte. Un roi nu ou presque, au bord de la folie, à moins qu’il n’atteigne ici la plus grande sagesse dont il n’ait jamais pu être capable avec la couronne d’Angleterre sur la tête. Un roi nu ou presque tantôt déchirant dans son désespoir tantôt drôle dans son cynisme à l’égard de ceux qui le supplantent, le trahissent. Et cette couronne qu’il enfile sans user de ses mains, en rampant à quatre pattes avant de la donner à Bolingbroke devient métonymiquement sa malédiction à lui. Il le perçoit distinctement et l’exprime avec une extraordinaire acuité qui lui confère toute sa paradoxale grandeur, conscient de la submersion prochaine qui va l’emporter – comme l’annonce la monumentale projection au lointain, créée par Étienne Guiol, du flux et le reflux des vagues gagnant peu à peu en hauteur. Ce splendide Richard II, intelligemment relu et mis en scène, joué avec virtuosité exerce un troublant magnétisme sur les spectateurs, et prend très légitimement sa place parmi les créations de cette pièce qui compteront dans l’histoire du Festival d’Avignon. Quittant le Gymnase du lycée Aubanel, on reste encore frappé par la modernité toujours extraordinaire du théâtre de Shakespeare et les échos contemporains de la pièce. « Elle résonne avec le monde d’aujourd’hui (…) disons que certains éléments résonnent avec l’actualité » comme l’affirme Christophe Rauck. Facilité du parallèle avec lequel il convient de rester prudent ? Certainement. Pourtant ne faudrait-il pas considérer davantage nombre de récits au théâtre à l’exemple de Richard II, comme autant de précieux vade-mecum. Des récits réputés superficiels mais éclairant souvent un chemin sûr à suivre. Y compris dans l’exercice du pouvoir sans doute. Thierry Jallet / Wanderer
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Le spectateur de Belleville
July 27, 2022 5:17 AM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 26 juillet 2022 Emporté par un cancer à 69 ans, il avait encouragé de nombreux chorégraphes au Conservatoire de Lyon et au Grand Théâtre de Genève.
Le nom de Philippe Cohen, mort des suites d’un cancer généralisé le 18 juillet à l’âge de 69 ans, chez lui, à Nîmes, est sur les lèvres de générations de danseurs et chorégraphes. Certains l’ont connu à la fin des années 1980 au Centre national de danse contemporaine à Angers, d’autres en tant que directeur des études chorégraphiques au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, de 1990 à 2003, ou plus récemment aux manettes du Ballet du Grand Théâtre de Genève qu’il dirigea pendant dix-huit ans, jusqu’en juin 2021. Abou Lagraa, chorégraphe : « Il était franc, même implacable parfois, mais il était au service de la danse et des artistes » La liste des artistes qu’il a soutenus, tels Benjamin Millepied, Andonis Foniadakis, Sidi Larbi Cherkaoui, Francesca Lattuada, Emanuel Gat, Joëlle Bouvier, Cindy Van Acker… se lit tel un bottin de l’art chorégraphique. « C’était une personnalité remarquable, un dénicheur de talents comme il y en a peu, s’exclame, très ému, le chorégraphe Abou Lagraa qui a créé Wahada au Ballet du Grand Théâtre de Genève, en 2019. C’était d’abord mon père de danse. J’ai intégré le Conservatoire de Lyon dont il était directeur en 1990 grâce à lui. Il a insisté pour que je sois pris alors que je n’avais pas une technique suffisante car il était sûr, disait-il, que j’allais devenir un grand interprète. Il était franc, même implacable parfois, mais il était au service de la danse et des artistes. » Lire aussi : Benjamin Millepied : une étoile française à New York Né en 1953 au Maroc, Philippe Cohen intègre le Centre de danse international Rosella Hightower de Cannes en 1971. Outre son apprentissage du classique, il y fait la découverte, pendant ses trois ans d’études, de styles variés qui vont bâtir son ouverture d’esprit. Dans la foulée, il décroche un premier contrat d’interprète au Ballet de Nancy, puis collabore avec le chorégraphe contemporain Dominique Bagouet, dont il devient l’assistant de 1978 à 1982. Vrai curieux, il poursuit sa quête de sensations inédites en s’initiant aux univers de Peter Goss et d’Alwin Nikolais. Après avoir peaufiné, comme nombre de danseurs de l’époque, sa technique auprès de l’américain Merce Cunningham (1919-2009), à New York, il revient en France pour devenir maître de ballet dans la compagnie du Jeune Ballet de France où il navigue entre les grandes pièces classiques telles La Sylphide ou La Belle au bois dormant et la création contemporaine selon Carolyn Carlson, Daniel Larrieu, Régine Chopinot ou Philippe Decouflé. « Une énorme bienveillance » Cette expertise aiguisée des répertoires chorégraphiques et cette connaissance profonde de tous les postes possibles de la création chorégraphique soutiendront ses partis pris esthétiques au Ballet du Grand Théâtre de Genève. Dès sa nomination en 2003, il passe commande à des noms repérés mais encourage surtout les jeunes créateurs et inscrit la compagnie dans le panorama international. Parmi eux, Sidi Larbi Cherkaoui qui a pris sa succession en juillet 2021 à la tête de l’institution suisse. « Philippe était perspicace, talentueux et avait à l’intérieur de lui une énorme bienveillance pour les artistes et pour toute son équipe, confie-t-il. Il était capable de désarmer chacun grâce à son intégrité et son honnêteté. Il possédait une autorité sans devoir vraiment lever la voix. Je suis très triste et sous le choc, même si lui-même disait souvent qu’il sentait que sa santé était depuis quelques mois fragile. Il va beaucoup, beaucoup, nous manquer. J’aurais tellement aimé qu’il puisse vivre la suite du ballet du Grand Théâtre de Genève avec nous, en tant que spectateur, sans devoir porter le poids de l’institution. » Lire aussi : Deux belles lectures de « Coppélia » Cette trajectoire d’excellence, Philippe Cohen a eu envie de la raconter dans un livre intitulé Un ballet pour notre temps, qui devrait sortir le 22 septembre aux Nouvelles éditions Scala. Avec le journaliste Philippe Verrièle, il y retrace son parcours et les enjeux de son travail de directeur artistique. Il venait d’en relire les épreuves en juin et de valider l’impression. A la question de savoir s’il avait des choses qu’il n’avait pas pu réaliser en presque vingt ans au Ballet de Genève, il répondait : « Je ne sais pas. J’ai envie de dire non. Peut-être est-ce parce que je me suis censuré inconsciemment, mais je crois que j’ai pu faire pratiquement tout ce que j’ai voulu. J’ai appris à travailler avec plusieurs directeurs différents et ils m’ont toujours suivi ; je n’ai eu que peu de projets inaboutis… Mon plus grand regret reste de ne pas avoir pu remonter Kontakthof, comme Pina Bausch me l’avait proposé avant son décès. » Rosita Boisseau
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Le spectateur de Belleville
July 26, 2022 10:02 AM
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RÉCIT« par Samuel Blumenfeld dans Le Monde - 24 juillet 2022 Trintignant, acteur complexe » (1/6). Au début des années 1960, le trentenaire, qui a déjà joué dans une quinzaine de films, traîne son manque de confiance en lui. C’est au hasard du remplacement de dernière minute de Jacques Perrin dans « Le Fanfaron », chef-d’œuvre de l’Italien Dino Risi, que le jeune homme prend son envol. En ce 12 août 1962, le cinéaste italien Dino Risi fait venir en catastrophe Jean-Louis Trintignant de Paris à Rome, comme on appelle un médecin urgentiste, afin de tenir l’un des deux rôles principaux du Fanfaron. Lorsqu’il monte dans l’avion, l’acteur français a 31 ans et il n’est presque personne. Mais l’après-midi, sur le sol de la capitale italienne, il se dit qu’il peut devenir quelqu’un. Il a pourtant déjà tourné dans quinze films en sept ans, dont Et Dieu… créa la femme (1956), avec Bardot. Son problème ? Sa taille. Il mesure 1,72 mètre. Il est persuadé qu’elle est un handicap. On le lui dit. Mais pour la première fois, elle devient un atout. Il n’imagine pas une seconde que ce chef-d’œuvre (sorti en France en juin 1963), dans lequel il ne devait pas jouer, va le propulser dans une autre dimension. Vers une carrière phénoménale. A sa mort, le 17 juin 2022, à l’âge de 91 ans, les hommages citent en bonne place son interprétation dans le film de Dino Risi. Avant de saluer une carrière étirée sur soixante-cinq ans, avec pas moins de cent vingt-deux films et une quarantaine de pièces de théâtre ou lectures de poésie. Ce qui frappe, surtout, c’est la densité quasi unique de ses rôles, jusqu’à Amour, le film de Michael Haneke, en 2012, qu’il tourne à plus de 80 ans et qui triomphe au Festival de Cannes. Dans sa génération, née dans la première moitié des années 1930, il y a Delon, Belmondo, et lui. Trintignant est très loin de tout cela quand il se retrouve, autour du 15 août 1962, dans une Rome vidée de ses habitants, en un temps suspendu, une sorte de trêve entre deux batailles. Et Dino Risi ne sait pas que son Fanfaron, avec près de six millions d’entrées en Italie, l’imposera comme le maître de la comédie italienne. Le cinéaste veut tourner l’été, quand l’Italie n’est que décor où tout devient possible. Y compris quand le scénario n’est pas évident de prime abord : un magouilleur professionnel nommé Bruno Cortona, hâbleur et dragueur, vivant d’expédients, embarque dans sa décapotable un inconnu répondant au nom de Roberto Mariani, un étudiant en droit, timide et amoureux secret d’une voisine, pour aller boire un verre à Livourne, à cinq heures de Rome. Risi a depuis longtemps trouvé son Cortona, en la personne de Vittorio Gassman, un acteur avec lequel il partage la même personnalité exubérante et le même goût prononcé pour les femmes. Pour Mariani, c’est une autre histoire. Risi a engagé le français Jacques Perrin (1941-2022). Bizarre, un Français, pour un personnage italien jusqu’au bout des ongles. Mais, à l’époque, les coproductions entre les deux pays s’intensifient. Et puis, allez savoir pourquoi, les metteurs en scène italiens ont tendance à penser que les bons acteurs ne peuvent être que français. Depuis le début des années 1960, les studios romains de Cinecitta voient débarquer Alain Delon dans Rocco et ses frères (1960), de Luchino Visconti, et Jean-Paul Belmondo dans La Viaccia (1961), de Mauro Bolognini, et La Ciociara (1960), de Vittorio De Sica, mais aussi Gérard Blain, Jean-Claude Brialy, Jacques Charrier, Jean Sorel, Laurent Terzieff… Dino Risi doit prendre un Français. Et comme Vittorio Gassman est grand et brun, son alter ego doit être petit et blond. Il opte pour Jacques Perrin, un jeune premier qui ne dépasse pas 1,70 mètre et qui vient de tenir, aux côtés de Claudia Cardinale, le rôle principal de La Fille à la valise (1961), de Valerio Zurlini. Mais le samedi 11 août, alors qu’il a déjà tourné quelques plans avec Gassman et une doublure à la silhouette et aux traits de Jacques Perrin, le cinéaste apprend que l’acteur ne viendra pas – il a d’autres projets. Dans la journée même, il doit trouver un autre Français, à l’allure juvénile et de petite taille. Comme Perrin. Et comme sa doublure. Sa grande force, c’est sa voix Cela n’aurait tenu qu’à Risi, un comédien italien aurait fait l’affaire. Mais la production impose un Français. L’agent André Bernheim envoie une photo de son client, Jean-Louis Trintignant, tirée de Pleins feux sur l’assassin (1961), de Georges Franju. Le visage sinistre de l’acteur épouvante Dino Risi. Mais lui revient en mémoire une autre photo, repérée dans un magazine. On y voit Trintignant rire, avec le visage lisse d’un postadolescent. Cette adolescence, l’acteur la déplore. Il peut désormais la bannir. « Elle s’est estompée d’un coup », constatera-t-il, juste après le tournage du Fanfaron. En débarquant à Rome comme un plan B, Trintignant n’a aucune certitude, mais il sait au moins que la langue ne sera pas un obstacle. « Tous les metteurs en scène italiens parlent français. Mieux que moi je ne parle italien. Et ils adorent parler français. » Il le sait, car il a déjà fait le voyage dans la Péninsule pour tourner Un été violent (1959) sous la direction du francophile Valerio Zurlini. Mais Trintignant sait aussi que les acteurs étrangers sont systématiquement doublés en italien. Or, sa grande force, c’est sa voix. Une voix claire, limpide, chaude, offrant au spectateur le sentiment d’un temps suspendu. Une voix qui le portera toute sa carrière. Cette voix si caractéristique est ici confisquée, ouvrant un paradoxe : avec Le Fanfaron, et plus tard Le Conformiste (1970), de Bernardo Bertolucci, et quinze autres films, Trintignant va marquer de son empreinte le cinéma italien plus que tout autre acteur français, pourtant privé de son principal atout. Cette voix, Dino Risi s’en moque. Lorsqu’il découvre Trintignant, il tombe à la renverse. « Il est étonnant ce Trintignant, si petit, avec des mouvements un peu mécaniques. Gentil, timide, poli. Oui, tout à fait le personnage. » Alors que Le Fanfaron est une comédie, il comprend à toute allure que Trintignant n’a pas inventé le fou rire. L’opposé d’un boute-en-train. Un homme déprimé, tenaillé par le doute. L’obsession de sa petite taille, qui lui a en partie valu de pouvoir remplacer Jacques Perrin, le renvoie à ses tourments. « J’étais malade de timidité » Lorsque Roger Vadim informe son épouse, Brigitte Bardot, qu’elle aura pour partenaire (un jeune homme transi d’amour) Trintignant dans Et Dieu… créa la femme (1956), l’actrice éructe. Cet obscur acteur de théâtre, qui vient juste de tourner ses deux premiers films la même année, Si tous les gars du monde, de Christian-Jaque, et La Loi des rues, de Ralph Habib, lui apparaît « tarte » et « trop petit ». Comment « un petit provincial » pourrait faire face à cette femme qui, dans la vie comme à l’écran, a déjà l’habitude de choisir ses hommes ? Il deviendra pourtant l’amant de Bardot lors du tournage. Mari humilié, Roger Vadim se demande s’il doit casser la figure du jeune Trintignant. Il y renonce. La petite taille de son rival imposerait un combat trop déséquilibré. Sur le plateau de Et Dieu… créa la femme, les partenaires masculins de Trintignant, Curd Jürgens et Christian Marquand, affichent respectivement 1,92 mètre et 1,84 mètre. Roger Vadim lui répète avant chaque prise : « Prends le créneau » (« trouver sa place », dans le jargon cinématographique), ce à quoi Trintignant, désemparé, répond : « Je ne peux pas prendre le créneau, je n’arrive pas à leur épaule. » Trintignant veut grandir. Le Combat dans l’île (1962), d’Alain Cavalier, tourné juste avant Le Fanfaron, va lui en donner l’occasion. Le cinéaste laisse à l’acteur le choix entre les deux rôles principaux : celui d’un progressiste et celui d’un fils d’industriel, fasciné par la violence, lié à un groupuscule terroriste d’extrême droite. Cavalier est persuadé que Trintignant optera pour le fasciste, et il a raison. En pleine guerre d’Algérie, alors que l’OAS fait couler le sang, ce personnage méprisable – le premier d’une longue lignée incarné par l’acteur – lui permet d’extérioriser son caractère, de modifier son image terne et lisse, d’exprimer à l’écran une nature profonde que les bienséances de la vie recommandent de laisser enfouie. Lire aussi : Longtemps, Jean-Louis Trintignant s'est trouvé mauvais acteur C’est aussi le premier film où Trintignant se trouve, par instants seulement, « pas trop mal ». Sur le plateau du Combat dans l’île, Alain Cavalier remarque les talonnettes d’un comédien encore sceptique sur son talent. Ces talonnettes, c’est le biais désespéré d’un homme qui ne sait plus ce qu’il lui faut faire pour se hisser à la hauteur de ses partenaires, Henri Serre et Romy Schneider. Ce manque de confiance et d’estime de soi remonte à loin. Né à Piolenc (Vaucluse), près d’Orange, Trintignant mettra des années à se débarrasser de son accent chantant et des décennies pour revenir s’installer dans une région qu’il adore, au point de produire un vin à Uzès (Gard), dénommé Garance, en hommage au personnage joué par Arletty dans Les Enfants du paradis (1945), de Marcel Carné. Installé à Paris à l’automne 1950, il intègre l’Institut des hautes études cinématographiques afin de se faire une idée du métier de réalisateur, puis le cours Charles Dullin pour mieux connaître celui d’acteur, ayant eu la révélation du théâtre à Aix-en-Provence. « Très vite, j’ai fait l’unanimité chez mes professeurs », constate l’acteur dans Un homme à sa fenêtre (éd. Jean-Claude Simoën, 1977), son livre de Mémoires. Ce qu’il entend ? « Trintignant est faible, marmonneur, bloqué. » Il écrit : « Je passais toutes mes scènes en baissant la tête. J’étais mauvais, je jouais faux. Mais le découragement de tous ceux qui m’entouraient ne faisait que me stimuler. J’étais malade de timidité, et c’est aussi pour vaincre ma timidité que je m’accrochais avec autant de ténacité. Je savais qu’un jour quelque chose se débloquerait en moi. » Pour échapper à la guerre, il se rend malade Pas gagné. Le grand Jean Dasté, patron de la Comédie de Saint-Etienne, le renvoie des répétitions de Macbeth, en 1951, où il ne tient pourtant que plusieurs petits rôles, lui expliquant gentiment mais sans ambages : « Vous êtes trop mauvais. » Trois ans plus tard, il incarne un personnage plus important dans une pièce de Robert Hossein, Responsabilité limitée, au Théâtre Fontaine, à Paris, mais au bout de quelques jours de travail, le metteur en scène, Jean-Pierre Grenier, le juge si épouvantable qu’il lui demande de rester juste pour faire répéter ses partenaires, le temps de lui trouver un remplaçant. Qui n’arrivera jamais. Trintignant tient le rôle, mais dans l’état d’esprit d’un condamné avec un pistolet sur la tempe. Qu’il soit l’amant de Bardot à la fin des années 1950 devrait au moins lui redonner confiance. C’est oublier à quel point la diva française, devenue phénomène planétaire, absorbe toute la lumière, reléguant son compagnon dans l’ombre. Pourtant, le talent de Trintignant n’échappe pas à tous. Costa-Gavras qui dirigera l’acteur dans son premier film, Compartiment tueurs (1965), puis dans Z (1969), est d’emblée frappé par sa singularité dans Et Dieu… créa la femme : « Nous nous trouvions face à un acteur qui n’avait pas les caractéristiques de l’amant. Il était effacé, petit, timide. Un acteur complètement Nouvelle Vague. » Mais ce train de la Nouvelle Vague (Truffaut, Chabrol, Godard), parti depuis la fin des années 1950, il le rate aussi. Car il est confisqué par l’histoire. A la sortie de Et Dieu créa… la femme, l’acteur n’échappe pas à la guerre d’Algérie. Déjà politisé, marqué à gauche, sympathisant du FLN, il est appelé sous les drapeaux, où il connaît les brimades aussi. « Pour ma première sortie, écrit Trintignant, je me présente au poste de garde, pour faire signer ma permission à un sergent-chef – à tête de sergent-chef. Avant de signer, il me demande : “Comment va Brigitte Bardot ?” Je ne réponds pas. Lui : “Z’avez les cheveux trop longs, allez m’ faire rectifier ça !” Je monte chez le coiffeur de la caserne. De retour au poste de garde, je lui tends de nouveau ma permission. Et lui de nouveau : “Comment va Brigitte ?” Je ne réponds toujours pas. “Encore un peu long, autour des oreilles !” Cette fois, je me suis fait raser le crâne. » Pour échapper au combat, il se rend malade en avalant une sale mixture, ce qui lui vaut d’être hospitalisé. Il est envoyé dans un bataillon disciplinaire à Trèves, en Allemagne. A l’occasion d’une permission, alors qu’il pleut très fort, l’acteur se rend en uniforme au domicile de Bardot, à Paris, qu’il surprend dans les bras d’un homme. S’il aperçoit juste son amante se réfugier dans la salle de bains, il se souvient bien de l’individu, dont le visage lui est familier. C’est Gilbert Bécaud. Le chanteur, attendri, regarde Trintignant, lui demande ce qu’il peut faire. Il lui répond qu’un chèque d’un million de francs (l’équivalent d’environ 20 000 euros aujourd’hui) peut arranger les choses. Bécaud, nu sous les draps, attrape son pantalon, en tire son chéquier et s’exécute. Trintignant repart avec un chèque qu’il n’encaissera jamais. Dans ses Mémoires, il résume cette période de guerre en quelques formules noires, et l’on imagine qu’elles valent aussi pour sa vie privée : « L’armée m’a dévoré, anéanti, réduit à un état de loque. Je n’étais plus bon à rien. » Il songe même à abandonner le métier d’acteur pour se consacrer à la photographie. Une violence sourde Il se marie avec la monteuse de cinéma Nadine Marquand, qui a travaillé sur Du rififi chez les hommes (1955), de Jules Dassin, et s’apprête à opérer sur Léon Morin, prêtre, de Jean-Pierre Melville, sorti en 1961. La future mère de leurs trois enfants – Marie, Pauline et Vincent – doit faire avec la personnalité de son conjoint : « Jean-Louis ne disait pas un mot. » Elle se souvient de ses amis, le réalisateur Michel Drach et le danseur et chorégraphe Jean Babilée, lui lancer en forme de plaisanterie : « Ton mec, c’est Le Monde du silence. Il a un Cousteau entre les dents ! » C’était quelques années après la sortie du documentaire de Jacques-Yves Cousteau, Palme d’Or à Cannes en 1956 et encore dans les mémoires. Lire aussi Jean-Louis Trintignant : « Le vin et la poésie sont toujours liés » Nadine Trintignant raconte que son mari peut alors rester quarante-huit heures seul, avec un magnétophone et des livres, sans contact avec le monde extérieur, réfugié dans leur minuscule appartement de la rue de Beaune, à Paris, avec des tomettes au sol comme dans le Midi, une table en ardoise et une peau de bête devant la cheminée. Cette quarantaine imposée constitue le temps mort de sa vie. Mais utile. Avec le magnétophone, il s’enregistre en train de lire des poèmes, parfois le même plusieurs centaines de fois : Le Voyage, de Baudelaire, Le Bateau ivre, de Rimbaud, La Prose du Transsibérien, de Cendrars. Comme s’il pressentait que sa voix sera la pierre angulaire de son jeu. Durant presque deux ans, Trintignant vit avec l’argent gagné au poker. Ce jeu représente sa face extravertie, si l’on peut dire, tant les parties se déroulent dans le silence. Mais ce sont des moments où le moine comédien s’affiche en petit comité après de longs jours d’ascèse. « J’aime bien jouer au poker », confie-t-il au journaliste Philippe Labro, en 1966, dans Elle, qui le dirigera en 1971 dans son film Sans mobile apparent. L’acteur en explique même la chorégraphie cruelle : « Je me défoule de tout ce que j’ai de mauvais en moi. Dans le poker, vous avez des rapports de force, et il faut savoir encaisser. Quand on est dominé, et ça arrive au poker, on sent ça… Il y a un gars qui vous massacre et on ne peut rien faire. Il faut avoir l’humilité de s’écraser, d’attendre, et d’être particulièrement attentif, calme, réservé, humble. Et il y a toujours un moment où on se retape, on se retrouve le plus fort, et à ce moment-là il faut être d’une cruauté terrible. Je suis très salaud au poker. J’ai une joie à être mesquin et à matraquer le type qui est là. » Ces mots renvoient à d’autres, qu’il lâche un jour à Nadine Trintignant : « Tu n’as pas côtoyé la bêtise à l’armée. Après, tu as envie d’écraser, de dominer, de prendre. Avant, je ne connaissais pas ça. » Un soir, à Saint-Tropez (Var), à l’hôtel de La Ponche, l’acteur se retrouve face à Paul Gégauff, le scénariste des Cousins (1959), de Claude Chabrol, et de Plein soleil (1960), de René Clément. Gégauff est un dandy aux opinions provocatrices, très à droite, qui aurait hurlé à sa compagne, durant la nuit de Noël 1983, avant qu’elle ne le poignarde mortellement : « Tue-moi si tu veux mais arrête de m’emmerder. » Trintignant méprise cet excentrique. Avec sa violence sourde, l’acteur entend écraser Gégauff au poker. Il y parvient. N’ayant pas son carnet de chèques sur lui, le vaincu propose à l’acteur de le payer le lendemain. « Jean-Louis lui a dit, se souvient Nadine Trintignant : “Tu paies tout de suite, c’est maintenant qu’on joue.” C’était terriblement humiliant. » « On le tue, ou on ne le tue pas, Trintignant ? » Dino Risi cueille Trintignant comme un fruit mûr. Le réalisateur est psychiatre de formation. C’est parce qu’il ne parvenait pas à soigner ses patients qu’il s’est tourné vers le cinéma. Ce passé de médecin amuse et rassure un acteur qui a tant de nœuds à démêler. A Rome, Trintignant découvre une douceur inconnue et les dîners de groupe au restaurant Otello, où Federico Fellini, Michelangelo Antonioni, Luchino Visconti et d’autres confrontent leurs idées dans un climat d’allégresse. Il y a aussi cette trattoria de la via Cassia, où Dino Risi a ses habitudes. A l’intérieur, un merle apprivoisé imite à la perfection le bruit d’un coup de frein suivi d’une collision, amenant les clients garés devant à courir voir ce qui se passe. Cette joie de vivre imprègne une Italie qui, sortie des décombres de la deuxième guerre mondiale, profite d’une croissance inédite. L’opulence est là pour certains, dépensée dans la candeur et la vulgarité, comme Fellini le montre dans La Dolce Vita (1960). Ce miracle italien, proche du mirage, possède également une part sombre, un vide spirituel. Cette ambivalence n’a jamais été aussi bien incarnée que par le personnage faussement élégant, raciste et fourbe incarné par Gassman dans Le Fanfaron. Un homme qui, selon Dino Risi, personnifie l’Italien de l’après-guerre. Le titre original du Fanfaron, Il Sorpasso, désigne le dépassement d’une voiture. Un titre plus pertinent pour ce road-movie en Lancia Aurelia décapotable, un modèle de voiture apparu à la fin des années 1950, symbole, avec la Vespa, de consommation débridée et libre. Mais Il Sorpasso désigne aussi la supériorité intellectuelle d’un individu, en l’occurrence celle de l’étudiant naïf et impressionnable, mais doté d’une remarquable acuité, interprété par Trintignant. Dino Risi raconte son histoire à travers les yeux d’un jeune homme qui constate la vacuité de son compagnon et la tristesse de sa propre existence. Vers la fin du tournage, Dino Risi se rend compte que l’acteur français n’a pas compris qu’il jouait dans une comédie. Trintignant rit et sourit pourtant dans Le Fanfaron, sans obéir aux indications – le film est en partie improvisé. Bien que mélancolique, il peut enfin souffler après la guerre d’Algérie. Il sent même l’importance du film. Il dira plus tard : « Plus personne ne remarquera à nouveau que je suis petit. » Dino Risi et son producteur, Alfredo Bini, se posent une question avant de donner le clap de fin : « On le tue, ou on ne le tue pas, Trintignant ? » Le destin choisira. S’il pleut, les deux protagonistes, dans la Lancia, filent à l’horizon comme une étoile filante. Si le soleil brille, le bolide plonge dans un ravin. Dans la nuit, Risi se lève pour prendre l’air sur la terrasse. Le ciel est splendide. Le sort de Trintignant est scellé. « C’est un de vos parents ? », demande un motard à Gassman devant le corps. « Non, c’est Roberto, je ne me souviens plus de son nom. » Nous sommes en décembre 1962. Pour la dernière fois, un homme vient de demander comment s’appelait Jean-Louis Trintignant. Samuel Blumenfeld / Le Monde
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July 25, 2022 6:12 AM
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Par Thierry Jallet dans Wanderer - 25 juillet 2022 Avignon, La Manufacture (Patinoire), Vendredi 22 juillet 2022, 11h55 Suite de nos promenades avignonnaises. Et c’est à la Manufacture que nous nous sommes rendus en cette fin de semaine : le lieu est toujours accueillant et ombragé, la programmation toujours intéressante. Nous y avions vu entre autres l’an dernier Parpaing de Nicolas Petisoff ainsi que Nu de David Gauchard, deux spectacles qui nous avaient vraiment beaucoup plu. Le directeur de la compagnie L’Unijambiste est de retour cette année pour une création des plus singulières avec le jongleur, auteur et directeur du Sirque, pôle national cirque de Nexon Nouvelle-Aquitaine, Martin Palisse. Ce dernier a accepté de « livrer le récit d’une vie, de la vie du jongleur [qu’il est] devenu fuyant ainsi la peine de [son] existence ». Atteint de mucoviscidose, Martin Palisse a souvent insisté sur le fait que pour lui, « jongler est un étirement du temps », un acte à la fois artistique et anthropologique. Un acte fondamentalement humain en définitive, qu’il a souhaité partager à travers une active collaboration avec David Gauchard. Ce dernier, impressionné par « sa rigueur, sa radicalité, sa capacité à émouvoir, à raconter des histoires sans aucune parole », s’est attaché à recueillir ses mots, à « capturer la parole » justement, comme il l’avait précédemment fait avec les modèles à partir des témoignages desquels Nu a été créé. Ce moment intimiste et plein de raffinement nous a énormément touché. Nous en rendons compte ici. Après un court trajet en bus nous conduisant jusqu’à la Patinoire – le spectacle étant programmé hors les murs, le public est chaleureusement accueilli par David Gauchard en personne qui apporte dès l’entrée, quelques précisions sur l’espace et l’installation des spectateurs. C’est un dispositif bi-frontal qui a été choisi par Martin Palisse lui-même, et qui occupe une partie de la patinoire. À travers cela, il s’agit de représenter de façon stylisée un couloir. Les gradins occupés par le public l’encadrent et le ferment de chaque côté, comme une évocation des innombrables couloirs d’hôpitaux traversés par l’artiste au cours de sa vie, depuis son enfance où sa mucoviscidose a été prise en charge. Les dimensions appliquées offrent la possibilité de déplacements conséquents comme des courses dans un sens ou dans l’autre. Hormis cela, peu d’éléments scéniques utilisés : un micro sur pied – même si, Martin Palisse vêtu d’un short et d’un débardeur noirs, est également équipé d’un micro sur lui – une caisse contenant les balles de jonglage et sur laquelle l’artiste prend place en s’asseyant au début du spectacle. Avec les enceintes, les câbles, les projecteurs, les néons tubulaires au sol ou sur pied, l’ensemble à vue reste très sobre, fermé par un rideau noir au lointain, là aussi suivant les souhaits du jongleur qui « recherche un dépouillement », permettant de souligner seulement la parole mêlée à l’acte jonglistique. Concentration Il entre par l’avant. Calme et concentré, il regarde paisiblement le public, va s’asseoir sur la caisse. C’est alors que sa voix s’élève, claire et posée. Sans trémolos, sans effets, il entame son récit. « J’ai appris à jongler à l’âge de seize et demi, dix-sept ans… ». Reconnaissant que l’école ne lui a pas apporté d’épanouissement, ne voulant qu’ « être au présent », il va suivre une trame précise et aborder successivement plusieurs thèmes correspondant aux divers témoignages livrés à David Gauchard : « le rapport physique et psychologique à la maladie, l’incidence sur le rapport aux autres, l’incidence dans le quotidien, l’incidence dans les choix de vie, les postures… » D’emblée, la maladie est partout, essentielle, constitutive de l’existence qu’elle n’a pourtant de cesse de menacer. La maladie emplit le spectacle comme elle emplit l’espace de vie, le champ mental. Elle met aussi à distance de ses semblables. La maladie comme une malédiction. « J’ai compris que j’allais être seul ». Seul à cause d’elle et avec elle. Une malédiction qui finit tout de même par se conjurer dans la démarche artistique. Rétrospectivement et grâce à la préparation de Time to tell, Martin Palisse reconnaît qu’il a encore « appris » à plus de quarante ans, que la vérité n’est pas toujours à l’endroit qu’on le pense. La mucoviscidose, « c’est un héritage (…) une chance sur quatre de contracter la maladie ». Et il va exposer ces explications en utilisant des balles de jonglages bicolores, blanches et noires, sorties de la caisse sur laquelle il était assis. Il évoque son frère totalement épargné, sa sœur porteuse saine et mentionne au passage avec une grande pudeur, les relations parfois compliquées avec elle. La génétique familiale métaphoriquement ancrée sur le sol du plateau qui la sublime vers un horizon plus lointain. Le regard est attiré par les multiples tatouages qui ornent le corps de l’artiste. Et les deux clowns au mollet gauche, figures emblématiques du cirque, retiennent l’attention. Entre rire et larmes, entre tension et légèreté toujours, ils semblent fixer l’hésitation permanente qui imite en le grossissant, le mouvement du spectacle. C’est à ce moment que le jongleur choisit d’insister sur la distinction entre la fatalité et la contingence des choses qui justifie selon lui qu’il soit malade et pas le reste de la fratrie à laquelle il appartient. « La contingence est l’inverse de ce qui est nécessaire. » Et il fait le parallèle avec les balles qu’il va lancer et qu’il va parfois laisser tomber. Sans nécessité, juste par contingence aussi. Traversant le plateau, il place un disque sur la platine qui est au sol, comme il le fera plusieurs fois au fil du spectacle. La musique – si importante dans son travail jonglistique – monte. Un grondement puis un son plus aigu. Martin Palisse s’avance vers une des balles qu’il avait laissées au sol, au centre du plateau-couloir. Il la récupère avec les pieds, la positionne solidement sur l’un d’entre eux et marche. Pivotant sur lui-même, il écarte les bras, lance la balle en l’air à la verticale et la récupère du plat d’une main, la faisant ensuite passer d’une main à l’autre. Les mouvements sont maîtrisés, plein d’une grâce singulière pour un moment tout aussi singulier. La musique semble imiter des pulsations cardiaques et rythment les mouvements du jongleur qui ne perd pas la balle des yeux. Sans la moindre nervosité, ne se départissant pas de sa concentration sereine. Une voix off s’élève. La sienne. Un des enregistrements sans doute qui aborde les différents traitements, sans les nommer directement. C’est alors qu’une des balles tombe. Il souffle et la reprend, l’envoie plus haut et souffle encore. Souffler, n’est-ce pas s’arrêter pour mieux continuer ? Une fois encore, c’est aussi être au présent pour envisager un avenir. Et il l’affirme sans détour. « La découverte du jonglage est quelque chose qui a s’est transformé dans mon rapport au futur (…) J’explore le temps dans mes spectacles » Et la fin est – enfin ! – tenue à distance. Le geste sûr de Martin Palisse La normalité et sa relativité, les souvenirs d’enfance avec les lourds contrôles médicaux, la condescendance des autres et le fond des yeux où elle se loge, les limitations de nourriture, l’infertilité, la sexualité… Martin Palisse déplie sa narration, nous fait délicatement plonger dans son intimité, sans voyeurisme, sans pathos, sans désir de revanche, sans banalisation non plus. Puis, il y a ce médecin qui reconnaît qu’il y a « des choses dans la vie plus importantes que la maladie ». Il soupire d’aise. « Ça m’a fait du bien d’entendre ça. » Et il danse sur un nouveau morceau dont les premières paroles sont éloquentes. « I don’t give a fuck about that… » Tout est dit. Et alors que l’ombre de son corps au sol reproduit ses mouvements, il se fige soudain, dans une maîtrise parfaite de son art, sans la moindre contingence donc, une de ses balles de jonglage sur le front. On est surtout frappé par la place des halètements et des souffles dans le spectacle : enregistrés avec la musique ou produits par l’artiste lui-même au terme des moments de jonglage éprouvants par leur intensité, ils se répandent et créent une atmosphère sonore particulière. Le corps en sueur, jusque « dans ses retranchements », le jongleur va au bout de son art, au-delà de la maladie qui ne gagne jamais cette bataille-là. « Quand je dois faire les choses dans la vie, soit je ne les fais pas soit je les fais à fond. » Et la musique monte, Martin Palisse tourne sur lui-même, en souplesse, régulièrement, maîtrisant ses gestes, augmentant sa vitesse. Et il souffle amplement. Toujours, dans un présent qui s’étire. Alors que le spectacle s’achève, que les saluts – y compris aux propres balles du jongleur – ont été accompagnés d’applaudissements très nourris, on repense au titre du spectacle. Le moment de dire. On perçoit toute la profondeur de la réflexion à la fois artistique et philosophique engagée ici conjointement par Martin Palisse et David Gauchard. Et on se dit que ce moment de confidence d’un artiste accompli, cette forme de « friction entre le récit et la physicalité du jongleur » constitue une méditation joyeuse rejoignant la pensée de Montaigne qui écrit dans les Essais que « tout ce qui peut être fait un autre jour peut être fait aujourd’hui ». Et ce, comme Martin Palisse sans aucun doute, en étant au présent. Thierry Jallet / Wanderer
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July 24, 2022 7:18 AM
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Par Amélie Blaustein Niddam dans Toutelaculture.com - 24 juillet 2022 Ce dimanche 24 juillet, toujours sous une chaleur intense, Olivier Py a réuni la presse et le public pour sa conférence de bilan de la 76e édition du Festival d’Avignon. Un succès public Cette 76e édition se clôt sur un immense succès. Ce sont 47 spectacles qui se sont donnés avec deux grandes avancées : une parité entre les artistes femmes et hommes et une part importante de spectacles internationaux. Il y a eu près de 3000 levers de rideaux qui ont rassemblé 92% de fréquentation autour des 47 spectacles de ce festival. Cette réussite est d’autant plus à saluer que la circulation des artistes internationaux était ardue en raison de la pandémie. Olivier Py nous le disait en interview « Chaque festival est une épopée ». Et cette année a été marquée par les incendies et la canicule, incessante depuis 15 jours désormais. Une édition tournée vers le futur « Ce sont les artistes les plus jeunes qui ont recueilli la meilleure réception et je m’en réjouis ». « La ferveur du public est considérable, elle est héroïque souvent ». Olivier Py s’étonne de cette édition « qui aurait dû être marquée par un grand pessimisme et qui pourtant a donné des moments de joie, d’espérance. Des raisons de croire à la beauté qui vient ». Olivier Py le rappelle souvent « Ce qui se passe à Avignon ne se passe jamais ailleurs dans le monde » 8 éditions et 9 années : des grandes évolutions Pendant ces huit années, plusieurs révolutions ont eu lieu. La première est écologique, le festival a fait sa mutation sur les plateaux et dans les espaces dédiés au public. Le festival est devenu une arène politique, c’est un lieu où on peut s’engager, prendre la parole. Une autre révolution dans les publics. Les spectateurs sont plus jeunes et le public est plus diversifié. Cela est notamment lié à la baisse des tarifs, les billets sont à 10 euros pour les moins de 25 ans. La dernière est sûrement celle à laquelle Olivier Py tient le plus, c’est l’apostrophe dans le festival d’Avignon. Il a re-territorialisé le festival à Avignon. Il a d’ailleurs proposé des spectacles en itinérance pour aller à la rencontre de publics étrangers au théâtre. Un très grand nombre d’artistes n’étaient jamais venus à Avignon Nous avons découvert ensemble un très grand nombre d’artistes qui n’étaient jamais venus au festival. La danse s’est développée de façon très diverse : Hofesh Shechter, Israël Galván, Jan Martens, Dimitri Papaioannou, Rocío Molina, Ali Chahrour par exemple n’étaient jamais venus à Avignon. Le festival se clôt le 26 juillet avec une affiche magnifique : Olivier Py retrouvera Miss Knife à l’Opéra d’Avignon et ensuite Kae Tempest s’emparera de la Cour d’Honneur pour ce qui sera donc le tout dernier spectacle. Visuel : ABN Tous les articles de la rédaction à Avignon sont à retrouver ici.
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July 22, 2022 2:42 PM
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Par Pierre Lesquelen dans son blog Détectives sauvages 19 juillet 2022 Vu au Festival d’Avignon (OFF) - Théâtre du Train Bleu (MAIF) - 17 juillet 2022
« Plusieurs garçons qui pleurent » Donné à Avignon dans sa version « salle de classe » (une grande pièce de la MAIF avignonnaise se prête au jeu), Seuil n’aurait pu être qu’une œuvre de sensibilisation pédagogique sur un double sujet en vogue (le harcèlement scolaire et la construction de la masculinité). Mais grâce au trouble qu’elle ménage en permanence, la représentation cogne bien au-delà des consciences. Difficile de savoir si notre imaginaire aurait autant travaillé dans une boîte noire. Mais la force du dispositif proposé dans cette configuration in situ réside dans le décalage entre un espace hyper à vif (aucun artifice lumineux ni apprêtage de la surface de jeu) et la réserve d’invisible qu’il contient. Une simple image de forêt aimantée sur tableau blanc suffit pour suspendre la réalité du non-lieu qui nous entoure (lui-même indéterminé : dortoir, salle de classe, couloir…, Pierre Cuq choisit intelligemment d’éparpiller les indices). De nombreuses pièces dédiées à une problématique sociale brûlante font de la scène un lieu d’émergence immédiate de l’intime et du sens (le chœur masculin de Julie Bérès dans La Tendresse sortait par exemple d’un bunker obscur pour s’exposer au grand jour). Ici au contraire, la vérité profonde du drame (qui se murmure à l’oreille mais que les paroles diffèrent) reste tapie derrière cette toile peinte de fortune.
Ainsi, la scène reste toujours un seuil tendu vers une forêt qui nous facine l’événement secret qu’elle ombrage mais surtout symboliquement, pour ce qu’elle murmure de l’adolescence et de ses labyrinthes. Car la pièce de Marilyn Mattei est tout sauf un polar social, qui cultive le secret pour innerver son intrigue. Ce n’est pas une pièce de dévoilement (le dernier récit en voix-off n’a rien de surplombant), l’autrice cherchant plutôt à nicher derrière un tableau de classe le réel inconnaissable d’adolescents qui ne savent que faire de leurs corps. Et si la cérémonie forestière n’est jamais racontée exhaustivement par Noa, ce n’est pas parce que le jeune homme de quatorze ans semble en proie à la culpabilité, mais parce que la signification du rituel ludique et sombre qu’il a vécu (espace d’affirmation virile dont les enjeux sont rendus bien plus flottants par le télescopage des temporalités et l’ouverture des récits) semblent lui échapper fondamentalement.
La mise en scène de Pierre Cuq exploite intensément ce point aveugle dramaturgique, fructueux et audacieux en ces temps de fables sociales trop claires. Les premières scènes flottent un peu mais l’énigme se noue puissamment dans la seconde moitié du spectacle. Alors que le théâtre contemporain a tendance à chiffrer les corps, à les rendre porteurs d’un gestus, le metteur en scène choisit un acteur fantastique (Baptiste Dupuy), qui impose sans en avoir l’air une forte intériorité. Malgré le maillage malicieux d’un texte tout en détours temporels, Pierre Cuq offre au comédien un parcours mental et organique qui semble lui appartenir totalement. Son jeu au présent l’affranchit de l’adolescent victimisé qu’une mise en scène trop édifiante aurait fait de lui (sa partenaire, Camille Soulerin, chargée d’incarner tous les autres personnages, est quant à elle obligée de composer plus théâtralement). Seuil n’est plus alors une pièce sur la masculinité, mais une représentation en prise avec la dialectique informulable du corps adolescent. Le spectacle délaisse le sujet qu’il convoite pour le réel qu’il ignore, celui d’un corps qui veut à la fois « s’imposer » et ne « rien prouver », un corps à la fois rêvé et à soi, dont la tempête en robe rouge n’est jamais performée mais suggérée. Ainsi, Seuil est l’histoire de « plusieurs garçons qui pleurent » parce qu’ils sont en proie à un chaos qui ne n’expose jamais (voilà le mystère qu’un spectacle contemporain semble enfin vouloir affronter plutôt qu’expliquer). Lorsqu’une scène sans apprêt, sans images et sans discours devient le réceptacle de leurs énigmes vivantes, d’autres chagrins viennent, tout aussi profonds et inqualifiables que les leurs. Pierre Lesquelen, 19 juillet 2022 Distribution Avec Baptiste Dupuy et Camille Soulerin Et les voix de Vincent Garanger, Thomas Guené, et Hélène Viviès Texte Marilyn Mattei Mise en scène Pierre Cuq Scénographie Cerise Guyon Son Julien Lafosse et Victor Assié Costumes Augustin Rolland Production Lucile Carré
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July 21, 2022 5:54 PM
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Par Thierry Jallet dans Wanderer, 21 juillet 2022 Avignon, Théâtre du Train Bleu, lundi 18 juillet, 10h De retour à Avignon pour ses déambulations dans le Off, nous avons une nouvelle fois choisi le Train Bleu afin d’assister à un spectacle qui suscite l’intérêt du public. Joué hors les murs, dans les locaux mis à disposition par la MAIF comme Odyssées 2020 vu dans les premiers jours du Festival, Seuil écrit par Marilyn Mattei et mis en scène par Pierre Cuq interpelle. Par son titre, au singulier énigmatique. Par son sujet reprenant « les mécanismes de la violence comme construction du masculin » ou « la notion de consentement » pour les jeunes générations. Par son dispositif annoncé comme adaptable à la classe comme à la salle de spectacle. On pourrait tout à fait craindre ici quelques propositions convenues, ressassant des sujets de société toujours brûlants, faisant du théâtre une énième chambre d’échos sans grand relief. Pourtant, l’écriture de l’auteure formée à l’ENSATT dans la section « écrivain-dramaturge », toujours en recherche d’une forme nouvelle à destination du public adolescent, tout comme le remarquable travail de création du metteur en scène, déjouent tous les pièges de la facilité, de l’outrance ou à l’inverse, de la fadeur. Car Seuil est tout sauf banal. C’est une pièce rare par son équilibre dramaturgique et sa puissance, ce qui en fait un des spectacles du Off que nous avons préférés. Nous en rendons compte ici. Dès l’entrée en salle, on est frappé par les indications à notre intention notées au feutre sur les deux faces d’un tableau blanc ouvert de l’autre côté. On lit « Par ici » et « Par là » annonçant à la fois l’emplacement des gradins dans le dispositif bifrontal et constituant déjà un seuil à partir duquel un choix est à effectuer pour chaque spectateur entrant. Par un côté ou un autre, en pénétrant au sein de l’espace de jeu – le public y est également plongé et sera même directement interpellé plus tard, participant au cours de biologie comme autant d’élèves de Troisième – on découvre la modularité de ce qui le compose. Hybridant quelque peu la forme prévue en classe pour les publics de collège et de lycée et celle prévue pour la salle de spectacle, on ressent nettement l’impression de « huis-clos » recherchée par le metteur en scène comme en témoigne le dispositif ingénieusement conçu par Cerise Guyon. Au milieu de l’espace, plusieurs tables alignées en long en forment une grande avec une chaise à chaque extrémité ; le tableau blanc dont on a vu l’envers à l’entrée, est recouvert d’une image représentant une pâle et sinistre forêt ; au fond de la salle, en face, un vestibule avec deux portes fermées, vers ce qui pourrait correspondre à des coulisses ; à droite de ce vestibule, une table faisant office de lit ; à gauche, deux tables l’une sur l’autre pour figurer deux lits superposés. De part et d’autre de la grande table enfin, les gradins où les spectateurs prennent place. L’ensemble reproduit un espace clos sur lui-même, sans échappatoire possible, comme semble l’exprimer implicitement la comédienne Camille Soulerin qui, fixant des notes sur un petit carnet, fait les cent pas. C’est alors que son partenaire, Baptiste Dupuy, entre par le vestibule, franchissant l’une des portes. La silhouette fine, le bonnet vissé sur le crâne, un casque autour du cou, il a tout d’un adolescent d’aujourd’hui. Il est Noa. La mine farouche, il se trouve décontenancé par la présence de la femme qui l’accueille. Elle l’invite à s’asseoir au bout de la table et s’installe à son tour à l’autre bout. Elle débute ce qui ressemble à un interrogatoire, considérant qu’ils sont à l’abri des regards indiscrets. Noa la détrompe. « Un visage qui passe le seuil d’ici qu’on connaît pas c’est un visage qui vient pas de là. » Le seuil encore, titre résonant en continu dès les premiers instants. La femme lui rétorque avec fermeté et assurance. « Je sais où je dois être ». Matéo a disparu depuis deux jours. Juste avant, il a laissé un message glaçant sur les réseaux sociaux. « Vous m’avez tué ». Elle enquête sur cette affaire, semble s’intéresser de près à Noa qui pourrait avoir des informations à lui communiquer. Calme et professionnelle, elle reste inflexible, déterminée, parle en même temps que lui pour garder la main sur l’interrogatoire qu’elle mène – notons la remarquable interprétation de la comédienne ici, comme pour tous les personnages qu’elle va successivement incarner, se transformant à vue ou en coulisses, aussi rapidement qu’un Léopoldo Frégoli, laissant à son partenaire le rôle de Noa jusqu’à la fin. A travers son texte, Marylin Mattei fait émerger un registre dramatique singulier : une sorte de théâtre noir, comme il existe un roman noir. Et cela se déploie de manière saisissante au fil d’une intrigue solidement construite suivant de fulgurants flashbacks d’inspiration cinématographique, impulsant une tension narrative extrême, tenant le public en haleine. Certes, il y a une énigme à résoudre mais ce n’est pas seulement de cela qu’il s’agit. La chambre 109 dans laquelle loge Noa et qui est essentiellement figurée par les tables-lits, semble être une des clés de la pièce. Espace interlope, ouvrant sur l’inquiétante forêt, elle constitue une véritable zone d’insécurité. À travers les mots de tous les personnages qui la fréquentent, Noa mais aussi Atem, Boris ou encore Narjis tous joués par Camille Soulerin, cet endroit de franchissement prend des allures légendaires, renvoyant à un lieu de cauchemar, renfermant d’horribles secrets, antichambre de la forêt des contes où rôdent déjà les ogres. Noa fait partie de ceux qui ne viennent « pas de là ». Un nouveau. Il a quitté son collège d’origine où sa relation avec Matéo alimentait l’agressivité de ses camarades. A cause de la « réputation » – mot si redouté par les adolescents – et du harcèlement qu’elle engendre. Il veut donc repartir à zéro et ce, malgré les multiples messages téléphoniques désespérés laissés par Matéo et qu’on entend au fil des séquences de la pièce. La chambre 109 est une chambre de mort. Celle de l’enfance. Elle est ce seuil vers l’âge adulte. Elle abrite les rites de passage d’une époque de la vie à une autre. Et le prix exigé est épouvantable. Par son jeu sensible et maîtrisé, Baptiste Dupuy révèle les angoisses, les contentions difficiles – ne pas être une « mouille », quel mot abject ! – le désarroi du jeune adolescent égaré, sans cesse projeté au seuil du changement. Si terriblement seul contre tous qui le malmènent et rient de lui, sans percevoir la cruauté de leurs brimades. Une scène tout en délicatesse le montre en pleine ventriloquie avec un mannequin qu’il cherche à séduire, comme une jeune camarade qui le trouverait attirant – pour avoir la paix enfin ! Cette paix qu’il recherche aussi dans ce face-à-face avec Narjis, où ayant revêtu une longue robe rouge, les lèvres maquillées de la même couleur, il danse avec elle. « I follow you deep sea baby… » Il s’échappe en plongeant dans les fictions qu’il s’invente. Mais la réalité est tellement plus cruelle et elle le rattrape toujours comme les autres garçons qui sont des bêtes assoiffées de violence. Elle le rattrape jusqu’à cette ultime épreuve dans la forêt où Matéo va les rejoindre, lui et les autres pensionnaires de la chambre 109. Jusqu’à ce que Noa participe à ce qui sera pour celui qui était son ami, « pire que la mort ». La réalité brute et insoutenable surgit alors, au terme d’un drame progressivement recomposé comme un puzzle, au fil des changements d’organisation de l’espace, reproduisant la classe, la cantine ou le bureau du chef d’établissement. Irréversible. La rigoureuse structure dramaturgique conduit inexorablement vers cette révélation déchirante. Après qu’on lui a relaté une agression sexuelle contre un jeune homme dans un internat, l’auteure s’est posé la question qui rejaillit sans cesse à l’intérieur de son texte : « Comment est-il possible d’abuser de l’autre sans en avoir conscience ? » Loin d’être moralisatrice et sans approche psycho-sociologique aride, la pièce interroge plutôt subtilement la perversité dans les rapports entre les adolescents, les régressions masculines multiples et la barbarie qu’engendre paradoxalement le désir de grandir dans un ancrage essentialiste. Il s’agit aussi de questionner le consentement, le droit au refus – à aller « par ici » plutôt que « par là » comme les faces du tableau l’annonçaient à l’entrée – le droit à la distinction par rapport au groupe, par rapport aux mâles dominants. Et cela n’épargne pas plus les adolescents que les adultes. Pierre Cuq et toute son équipe proposent ici un moment de théâtre d’une exceptionnelle intensité, portant haut la grande force du texte écrit par Marilyn Mattei. Faisant vaciller les certitudes, Seuil est une déflagration dont on ne sort pas indemne.
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July 20, 2022 2:06 PM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 19 juillet 2022 Trois créations présentées au «off» jouent d’ironie et de malice avec un public pris à partie et acteur à part entière de la performance. Le public est bon, affable, il aime qu’on s’occupe de lui, il rit d’être pris pour un enfant, le rendez-vous est donné devant les salles du théâtre du 11 parce qu’il pourrait se perdre en allant au lycée Mistral à Avignon pourtant à deux pas. On le lui promet, la marche ne sera pas longue, et on lui demande d’enfiler, comme lors d’une sortie d’un centre aéré, un collier jaune fluo du plus bel effet, le spectacle a déjà commencé, il ne faudrait pas que l’animatrice égare l’un des spectateurs, elle joue à rappeler ses rangs à l’ordre, restez sur le trottoir, attention aux voitures ! Le public est plutôt âgé, mais ni la petite marche sous la canicule ni de retomber en enfance, ne le met de mauvaise humeur. Il s’installe avec une certaine joie dans une salle de classe pour recevoir un vrai-faux cours d’allemand. Les journalistes – il nous arrive de parler de nous au pluriel et au masculin – sont méchants, bottent en touche, ne chantent pas quand on leur demande de chanter, ne livrent aucune réponse quand la fausse prof leur pose une question, on n’entend pas le son de leur voix, ils ont gardé une âme d’ado. On vérifie encore une fois cette rengaine en sortant du show pourtant bluffant dans son genre, porté par Laura Gambarini, dans la sélection suisse, The Game of Nibelungen. Elle écrit son nom au tableau comme une vraie prof, elle ne nous parlera qu’en allemand, c’est comme ça qu’on apprend une langue, elle distribue des bons points, et sait génialement manier plusieurs actions et évidemment très vite le cours s’affole tandis qu’elle mène des combats d’équerre et d’éponge qu’elle transforme en personnages, fait vomir une gourde de compote, explose une boîte de trombones, gesticule, monte sur la table, mène des batailles épiques qui mettent en charpie l’espace. A la fin, si tout se passe bien, la barrière de la langue a été franchie, le conte médiéval des Nibelungen, «épopée de théâtre d’objet ensanglanté en allemand gesticulé» n’a plus de secret pour nous, et chaque spectateur est libre de quitter le lycée avec un genre de médaille en chocolat, un faux certificat d’allemand. Tout va bien ? Pas complètement. Une petite chose nous chagrine dans ce produit dérivé, souvenir du spectacle : son manque d’écart un brin paresseux vis-à-vis du règne de la récompense. Depuis une vingtaine d’années, le «off» est traversé de fausses conférences. Pour des raisons économiques, certes : peu d’acteurs, peu de décors engendrent de moindres coûts. Mais également parce que ce format autorise plus facilement d’interroger l’accueil et la place du public qu’une grande jauge. Lorsque l’esprit de sérieux prend le pas et que la distance manque, le risque de cette forme est évidemment qu’on ne distingue plus la copie ludique de la conférence pénible dont elle propose une parodie. Toujours dans les salles du 11, Amine Adjina, Gustave Akakpo, et Métie Navajo, qui se demandent si «la diversité est une variable d’ajustement pour un nouveau langage théâtral non genré, multiple et unitaire» fournissent un exemple d’une telle dérive. L’ironie du titre n’échappe pas à notre sagacité, mais largement à la représentation qui consiste en une fausse primaire où les acteurs mettent à nu un parcours – vraisemblablement le leur. Le public est invité à voter pour le candidat qui lui semble le mieux incarner la diversité. Pour qu’il y ait théâtre et non pensum, il aurait sans doute fallu que les trois protagonistes puissent faire un pas de côté, dérailler au sens propre… On se fait funambule A l’inverse, toujours dans le off, à la Manufacture, la compagnie la Vaste entreprise parvient avec presque rien, d’une manière quasi brookienne, à ce qu’un spectacle advienne sur l’habitude commune de compresser ses journées. Deux protagonistes, donc, Nicolas Heredia et Sophie Lequenne, nous entretiennent sur le nombre incalculable de choses dont on est en train de se priver en restant de notre plein gré enfermés durant une petite heure vingt avec eux. Assis sur une chaise, les jambes croisées, ils commencent par susciter une légère angoisse. Vraiment, il y aura une pièce avec ça ? Ça : deux petits écrans numériques, en hauteur, comme il y en a dans les lieux d’attente, où défileront de manière éparse, les événements factuels plus ou moins incongrus qui nous passent sous le nez, une super fiesta à Honolulu, par exemple. «A ne pas rater» avec Nicolas Heredia et Sophie Lequenne. Le plateau est un genre d’atelier où la bande du temps restant est mesurée artisanalement par des panneaux en bois qu’un «charpentier» vient découper à grands bruits. Diction plutôt lente et dubitative, Sophie Lequenne incarne la perplexe, c’est elle qui porte les doutes et les remords qui pourraient nous ravager. N’est-on pas en train de rater Roméo et Juliette, par exemple, qui se joue fatalement dans plusieurs théâtres à la même heure ? A-t-on été influencé par le titre, A ne pas rater, pour préférer ce spectacle à Shakespeare, ou un voyage à Venise à 650 kilomètres de là ? se questionne Nicolas Heredia – qui ne cesse de saturer ses propos d’informations. Combien d’entre nous sont à présent endormis ? Sans doute, statistiquement, nous apprend-il, trois ou quatre. «Tu crois qu’il faut qu’on attende qu’ils se réveillent avant le premier événement ?» questionne l’actrice. Rien de potiche, cependant dans l’esprit. A ne pas rater – qui ne se raconte pas – n’est pas uniquement une expérience méta sur la représentation. L’étrange est qu’on hallucine tout ce qu’on rate grâce aux acteurs, mais qu’ils nous font vivre. Ça tient sur un fil et on se fait funambule. Là encore, on repartira avec un ou des goodies. Dont un «Riche programme d’activités annulées». Tout ce qu’il nous faut, donc. The Game of Nibelungen m.s. par Manu Moser, jusqu’au 25 juillet. La diversité est-elle une variable d’ajustement… d’Amine Adjina, Gustave Akakpo, et Métie Navajo, jusqu’au 29 juillet. A ne pas rater de Nicolas Heredia, à la Manufacture, jusqu’au 26 juillet.
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July 19, 2022 6:56 AM
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Par Marie-José Sirach dans L'Humanité - 19 juillet 2022 Avignon (Vaucluse), envoyée spéciale. Théâtre. Des équipes qui n’ont que quelques minutes pour installer leur décor, des applaudissements écourtés et un spectacle annulé. Que se passe-t-il au off d’ Avignon ?
Dimanche soir, 23 heures, théâtre Artéphile. La représentation du Cas Lucia J., mise en scène par Éric Lacascade, s’achève, sous les applaudissements nourris des spectateurs. La salle se vide. Nous sommes quelques-uns à retrouver l’équipe artistique dans le patio. Il y a déjà là Eugène Durif, l’auteur de la pièce qui attend la comédienne-performeuse Karelle Prugnaud. J’aurais aimé écrire tout le bien que je pense de ce spectacle, l’histoire de Lucia Joyce, la fille si singulière de James Joyce, enfant mal aimée par sa mère, adorée par son père, qui se rêvait danseuse. Elle connaîtra l’enfermement psychiatrique et servira de cobaye pour des traitements inhumains. J’aurais aimé évoquer l’écriture délicate et féroce d’Eugène Durif ; saluer la prestation de Karelle Prugnaud, physique et sensuelle, impressionnante dans ses métamorphoses successives. La direction du théâtre Artéphile a décidé d’annuler les prochaines représentations, lundi. Officiellement, pour des raisons techniques, des dégradations sur le mur, en Placo, qui se lézarde lorsque la comédienne, prisonnière de sa folie, se heurte aux murs blancs de sa prison. Retour dans le patio. Passe le directeur d’Artéphile qui s’adresse à Eugène Durif : « Ce soir, c’est votre dernière. » Le ton est sec, cassant, sans appel. Durif proteste avec ardeur. Propose de rembourser le mur. La conversation s’envenime. Le ton monte. La compagnie décide de sortir dans la rue. Le programmateur du lieu demande à Durif de « dégager ». Le ton est agressif. Karelle Prugnaud rejoint le reste de l’équipe dans la rue. C’est la consternation. On ne le sait pas encore, mais le directeur d’Artéphile s’est pointé dans sa loge sans frapper alors qu’elle était nue. Dimanche matin, la sentence tombe. La direction du théâtre annule unilatéralement toutes les représentations du spectacle au motif suivant : « À la suite des différents incidents ayant endommagé les murs du plateau de la salle 1, qui se sont réitérés tout au long des dix représentations et ce, malgré nos demandes insistantes de prendre les mesures nécessaires (…), nous vous confirmons notre intention de ne pas poursuivre notre collaboration sur ce festival 2022 afin de préserver notre outil de travail. » Pour la compagnie, qui a engagé des frais importants jusqu’à la fin du festival, le 26 juillet – salaires, logements, attachée de presse, attaché de production, etc. –, c’est un coup dur, terrible. Elle se voit privée de neuf dates qui lui auraient permis de rencontrer d’autres diffuseurs et de monter une tournée. « En expulsant la compagnie, le propriétaire du théâtre nous place dans une situation financière dramatique », réagit Éric Lacascade, le metteur en scène, qui ajoute : « Nous sommes sidérés par la violence de cette décision. Celle-ci reflète le comportement d’un certain nombre de lieux avignonnais qui, bien loin de tout engagement ou démarche artistique, n’y voient qu’un intérêt purement financier et économique. » « Nous sommes dépossédés de notre parole, J’y vois aussi un acte de censure » Jointe ce lundi matin, Karelle Prugnaud est sous le choc. « C’est très étrange et violent. Nous sommes dépossédés de notre parole. On a été foutus à la porte. C’est de l’abus de pouvoir de la part de personnes qui se comportent comme des propriétaires et non comme des directeurs de théâtre. Mais j’y vois aussi un acte de censure. » Le plus étrange, c’est que les deux directeurs d’Artéphile avaient vu le spectacle à sa création. Qu’ils l’avaient aimé au point de le programmer. Ils savaient tout de sa chorégraphie et de ses « cascades ». Et l’on tombe des nues lorsqu’on comprend que le fameux mur en carton-pâte fissuré ne sert que pour ce spectacle, tous les autres se jouant devant un rideau noir qui cache le mur… Multiplication des lieux, turn-over de représentations, cadences infernales… La décision sans appel des directeurs d’Artéphile est révélatrice d’une crise plus profonde qui traverse le off ces dernières années, d’un état d’esprit qui, s’il n’est pas majoritaire chez d’autres directeurs de lieux (certains sont corrects, voire très corrects avec les équipes artistiques), raconte un glissement dans le off inquiétant. L’inflation du nombre de spectacles d’année en année, la multiplication des lieux, le turn-over de spectacles dans les salles à des cadences infernales – les compagnies disposent d’une poignée de minutes pour installer et désinstaller leur décor –, le prix du créneau horaire de la salle témoignent d’une dérive marchande où l’artistique, les artistes passent au second plan. « Ce n’est pas si simple, entend-on ici ou là. Les directeurs prennent des risques inconsidérés », etc. Certes. Mais ils doivent bien y trouver leur intérêt, non ? La situation du off est comparable à la fameuse bulle immobilière qui, en 2008, a fini par exploser. Les propriétaires des lieux jouent sur le désir des artistes de jouer, quoi qu’il leur en coûte. Alors ils acceptent des conditions de travail insensées. L’autre matin, le metteur en scène d’un spectacle qui avait pris quelques minutes de retard à l’allumage a sauté précipitamment sur le plateau pour écourter les applaudissements du public. Nous sommes sortis alors que les acteurs et techniciens se dépêchaient de débarrasser le plateau et que l’équipe du spectacle suivant commençait à installer son décor. Pour peu que l’on soit attentif, il est courant de voir dans la plupart des théâtres du off ce même manège se répéter. La question est : jusqu’à quand ? La majorité des compagnies qui jouent dans le off sont subventionnées. Beaucoup y réalisent les heures qui leur permettent de percevoir le chômage. Contrairement aux idées reçues, il y a bien de l’argent public injecté dans le off. Les compagnies y laissent des plumes. Les plus chanceuses décrochent des dates de tournée. Ne serait-il pas temps de remettre à plat tous les paramètres, artistiques, économiques, pour assainir la situation du off ? Remettre les artistes au cœur du off ? Après deux années de pandémie, on pouvait croire que rien ne serait comme avant. Le retour à l’« anormale » a un goût amer. Pour Sébastien Benedetto, directeur du Théâtre des Carmes, avec la reprise en main de l’association du off par la Fédération des théâtres privés d’Avignon, « on assiste à une dérive qui s’accommode d’une gestion capitaliste. C’est la loi de l’offre et de la demande ». Julien Gelas, directeur du Chêne noir, dénonçait dans une lettre ouverte « un marché sauvage où les spéculateurs s’en donnent à cœur joie ». La réponse ne s’est pas fait attendre. C’est Laurent Rochut, directeur de la Factory et nouvel administrateur du festival off, qui s’y est collé : « La poésie finit parfois par épouser la finance pour se faire construire des écrins, et le mariage n’est pas nécessairement un mariage de raison », écrit-il, parlant du off comme d’un marché. Lors de l’inauguration de La Scala, nouveau lieu avignonnais, son directeur a évoqué la « grande famille du théâtre ». Certes, mais dans cette famille-là, il y a ceux qui mangent du homard et ceux qui se contentent de boîtes de sardines. En attendant, l’équipe du Cas de Lucia J . espère trouver un lieu de repli, un lieu d’exil, quelques dates de solidarité pour continuer de jouer son merveilleux spectacle. Le Cas Lucia J., mis en scène par Éric Lacascade. Avec Karelle Prugnaud, physique et sensuelle, impressionnante dans ses métamorphoses successives. Photo : Simon Gosselin -------------------------------------------------------------------- Publié dans les réseaux sociaux : le point de vue du directeur d'Artephile Communiqué : Annulation Le Cas Lucia J. - Artéphile L'acte artistique n'excuse pas tout. La compagnie « l'Envers du décor » est venue vers nous car elle souhaitait présenter son travail dans le lieu, "Le cas Lucia J.". Elle le connaissait et a estimé et décidé qu’elle pouvait s'y produire. Nous avons eu l'occasion ensuite de voir le spectacle. Le jeu de la comédienne est un choix de geste artistique qui n'a pas à être jugé car juste et beau. En revanche, comme pour tout spectacle et dans le respect des personnes et du lieu d'accueil, des mesures d'adaptations auraient dû être prises. Nous accueillons chaque année des spectacles qui ont été créés sur des grands plateaux. Les compagnies viennent donc faire leur travail d'adaptation les mois précédents, prenant le temps nécessaire afin que l'objet artistique soit conforme à leur travail. En ce qui concerne la compagnie l'Envers du décor, elle n'avait rien anticipé, pas pris connaissance des plans techniques, le lieu n’avait pas reçu de plan de feu, et les deux jours d'installation précédant les avant-premières n'ont pas suffi. La représentation a donc été annulée alors que prévue depuis 10 mois. Ce sont 12 services de 4 heures qui ont été mis à la disposition de la compagnie pour finaliser le travail avant le début du festival le 07 juillet. Le reste va de soi. Suite à des incidents répétés qui ont fortement endommagé les murs du théâtre et devant le refus de la compagnie de prendre les mesures techniques compensatoires nécessaires pour y mettre fin et malgré les propositions de solutions, nous avons été contraints de mettre un terme à notre collaboration afin de préserver l'intégrité de l'outil de travail qu'est Artéphile, celui des compagnies que nous recevons aujourd'hui et de celles reçues au long de l'année. Ainsi, nous avons convenu ensemble le 17 juillet lors d'une réunion avec les représentants de la compagnie l’Envers du décor ce qui suit : l’arrêt des représentations, le non paiement par la compagnie du solde dû (correspondant à 50%, temps effectif des représentations), un échange concerté pour les déclarations d'assurance ainsi que le versement des recettes de billetterie à la compagnie une fois les réparations effectuées. Aujourd’hui cela s’arrête. Pensez-vous que ce soit facile de prendre une telle décision ? Les arts parlent d'humanité et on nous insulte, nous menace, avec préjugés et mensonges. À aucun moment notre équipe n'a eu le droit au respect le plus élémentaire : du refus d’accepter la main tendue, de regarder l'interlocuteur, aux propos dégradants, humiliants, misogynes. Petit théâtre de province ? On descend dans le OFF ? C'est sale, dégradant ? Nous répondons à cela que notre travail est un acte citoyen et politique dans un engagement total. Donc oui, nous avons osé dire non pour ne plus subir. ------------------------------------------------------------------------- Publié sur les réseaux sociaux : le point de vue d'Eugène Durif, auteur du texte Le cas de Lucia J. : Le mur et les trous par Eugène DURIF À l’issue de la représentation de samedi soir (le 16 juillet, ndlr) qui s’était très bien déroulée, devant une salle pleine, la direction d’Artéphile, à Avignon, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à elle et de façon totalement unilatérale, sans la moindre esquisse de dialogue, nous a brutalement annoncé que nous ne pouvions plus jouer le spectacle Le cas Lucia J/ Un feu dans sa tête. Sous prétexte de problèmes techniques des plus fantaisistes. L’attitude des propriétaires de ce lieu, (ils aiment rappeler qu’il s’agit bien de leur propriété et utilisent beaucoup ce mot, pour qualifier leur espace autrement défini dans leur catalogue comme « une bulle de création »), sans aucun respect de notre travail, sans aucun respect de l’autre, pas loin d’une expulsion manu militari, nous semble être on ne peut plus emblématique de certaines dérives du « off » (mêmes camouflées et bien camouflées sous des discours ampoulés sur l’art, le théâtre, la création qui parfois ne sont plus que des mots creux, cache-misère de l’essentiel, le business, la logique du fric qui règne en maître). Une violence libérale sans limites poussée jusqu’à l’écœurement… Sous un prétexte dérisoire, les propriétaires du lieu, ont décidé de nous expulser ainsi, après plusieurs jours de tensions sourdes, d’allusions malsaines, d’attaques mesquines de toutes sortes. Prétexte donc : deux murs, très fragiles, du placoplâtre, dans le off ce sont les apparences qui comptent, un mur Leroy Merlin abîmé par la comédienne alors qu’elle dansait… les tenanciers du lieu avec qui nous avions parlé et qui nous étaient apparus, au départ, plutôt sympathiques, porteurs d’une parole utopique(c’est vrai que ça ne coûte rien… surtout dans la culture où on n’hésite pas à prodiguer ce genre de pensées pieuses), étaient venus voir le spectacle que nous jouions dans une bergerie transformée en un superbe théâtre des hauts plateaux ardéchois, (le plateau 7) et avaient apparemment apprécié sa démesure et sa radicalité… mais « chez elle », (« chez moi, c’est chez moi », c’est un leitmotiv de ces proprios) à Artephile ce n’était plus du même acabit, la tenancière du lieu, y découvrait tout à coup une atteinte intolérable à son propre corps, comme si on le sauvageait en même temps et sur le même plan que son fragile mur de fond de scène. Oui, c’est bien de corps qu’il s’agissait, du corps exubérant, du corps de la folie, du corps de la transgression, du hors normes. Du corps d’une performeuse-danseuse jouant sur la limite, entre joie dionysiaque et effondrement, on appelle cela le théâtre, même s’il n’y a pas toujours des lieux pour ça… quelque chose d’incontrôlable dans un lieu où tout est contrôlé… (avec infantilisation générale et enfermement de chacun dans des rôles bien définis…). Logique qu’on lui coupe le parole et qu’on l’expulse cette Lucia incontrôlable (même si la comédienne contrôlait parfaitement son jeu, paradoxe du théâtre que ne saisissent pas, apparemment, les tenanciers du lieu), voilà qu’on la dépossède un peu plus encore de sa parole déjà confisquée, mutilée, traversée de tant de langues qu’elle a perdu la sienne en cours de route. Pour l’anecdote (et pas seulement) à propos du placoplâtre, le nœud de l’intrigue, la compagnie était bien évidemment prête à rembourser les dommages et avait déjà contacté son assurance. Mais ce n’était qu’un prétexte… et chaque jour, nous avions notre lot de récriminations, de sous-entendus et de crises brusques et inexplicables… (Nous avons appris, depuis, qu’une compagnie de Limoges dont nous aimons beaucoup le travail avait traversé aussi, avec la même équipe, des grosses difficultés…). Mais bien loin de toute démarche artistique, les propriétaires du lieu, à l’inverse de leur discours séduisant d’ouverture, en revenaient très vite à leur cocon, à leur Cocoon, à leurs « chez eux », « chez lui », « chez soi » (il n’y a que chez soi que l’on se sent bien, c’est connu) ont mis le coup d’arrêt à ce spectacle qu’apparemment ils ne supportaient plus, malgré les nombreux professionnels et journalistes qui sont venus et en ont rendu compte, (on tient tous les articles à disposition), ils ont décidé d’en finir et de nous expulser (« je fais ce que je veux je suis chez moi, ont tranché les propriétaires de la bulle de création, pratiquant ainsi une censure sourde et indirecte, un mépris comme un crachat au visage, sans aucun respect de l’autre, après tout on est chez nous, on a tous les droits, la propriété rien de plus sacré…). Quand on m’a annoncé la nouvelle, samedi soir, à l’issue de la représentation, demain c’est fini, vous ne jouez plus, je me suis étonné d’un tel arbitraire, et j’ai tenté de discuter : pas question de discuter, tu dégages, tu es chez moi, chez nous, insistant un peu, je me suis rendu compte que des sbires rassemblés au bar, commençant à m’insulter, du genre « va te laver les cheveux » (subtiles les insultes !) étaient prêts à me foutre joyeusement dehors, à me virer physiquement de la bulle de création… La violence de ces propriétaires est sans limites : par exemple la tenancière qui, est « dans l’art » et s’essaie à ses heures, à la dramaturgie et à la poésie, ironisait en fin de soirée sur notre régisseur en train de passer la serpillère à quatre pattes, « un homme de ton âge qui en est réduit à de telles besognes, ramasser la merde des comédiens », petite scène du quotidien, il y en a bien d’autres… L’expulsion de la compagnie alors que toutes les représentations sont complètes, que de nombreux professionnels ont signalé leur présence aux prochaines représentations, alors que la compagnie a engagé des frais importants jusqu’à la fin du festival, (voyages, logements, défraiements et autres frais), tout cela a pour conséquence concrète de nous placer dans une situation financière dramatique. (Aussi bien acteur, régisseur, administrateur, qu’auteur avec des représentations supprimés arbitrairement, donc absence de droits…). Une perte importante pour la compagnie, avec toute une série de conséquences très graves, a la fois humaines et artistiques et économiquement une vraie catastrophe pour les gens engagés sur ce projet… Nous sommes sidérés par la violence de cette décision unilatérale, décidée sans aucun dialogue, assortie de paroles fermées et sans retours. Cela reflète le comportement d’un certain nombre de lieux avignonnais qui bien loin de tout engagement ou démarche artistique ne voient dans tout cela, qu’un intérêt purement financier et économique, à l’unisson du business généralisé, de toute cette braderie limonadière et événementielle qui bien souvent n’a plus rien à voir avec l’art, le théâtre, la création, convoqués comme des mots fétiches totalement inhabités, désertés de tout sens… et brandis comme des épouvantails dérisoires de la misère du théâtre.
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Le spectateur de Belleville
July 18, 2022 1:23 PM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 18 juillet 2022 Cette pédagogue française était devenue une des spécialistes de la notation Laban, système de transcription des mouvements. Elle est morte le 6 juillet à 87 ans.
La danseuse et pédagogue Jacqueline Challet-Haas est morte, le 6 juillet, des suites d’un cancer du sang à l’hôpital de Crépy-en-Valois (Oise) où elle habitait depuis plusieurs années. Elle avait 87 ans. Suivie par nombre d’interprètes, de chorégraphes contemporains et de chercheurs qu’elle avait formés, dont Dominique Brun, Raphaël Cottin, Marion Bastien ou encore Noëlle Simonet, elle était l’une des spécialistes et têtes de pont en France de la notation Laban, système d’écriture traduisant les mouvements dans l’espace, créée par Rudolf Laban (1879-1958) et formalisée par Albrecht Knust (1896-1978). « Elle était une plaque tournante pour nous, confie la chorégraphe Dominique Brun. Elle recevait dans sa grande maison les danseurs qui le voulaient pour parler avec eux. Je me souviens qu’au cours d’une de ces visites, elle nous avait montré les archives du dictionnaire de la notation établi par Albrecht Knust, un ouvrage incroyable qu’il avait écrit et dessiné de sa main propre. C’est grâce à elle que je me suis passionnée pour la notation qu’elle m’a transmise et qui m’a permis de trouver ma voie en tant qu’artiste. » Jacqueline Challet-Haas est née le 6 décembre 1934, à Duvy, village situé à quelques kilomètres de Crépy-en-Valois. Elle commence à prendre des cours de classique dans les années 1950 avec des professeurs russes, dont Atty Chadinoff, Olga Preobrajenska, Alexandra Balachova et Liubov Egorova. Alors qu’elle étudie à l’Ecole supérieure d’études chorégraphiques, à Paris, dont elle sort diplômée en 1957, elle découvre la notation Laban. Ce « coup de foudre », comme elle le disait elle-même, durera toute sa vie. Esprit curieux et ouvert, prête à explorer les champs chorégraphiques les plus variés, elle file se perfectionner à la source, à la Folkwang Hochschule, à Essen (Allemagne), en 1960, où elle suit les cours de Knust lui-même. Expertise et improvisation Parallèlement, elle s’initie à la danse moderne auprès du maître Kurt Jooss (1901-1979), également professeur de Pina Bausch. Elle ouvre son éventail de techniques à celle de l’américaine Martha Graham (1894-1991) ainsi qu’aux danses traditionnelles. Elle devient la personnalité française de référence du système Laban. « Ce qui l’intéresse en profondeur, c’est d’analyser les principes fondamentaux des différents styles, que ce soit le classique ou le contemporain, poursuit Dominique Brun. Jacqueline aimait se comparer à une petite souris assise au fond des studios de répétitions, en train de noter tout ce qu’elle voyait bouger devant elle. » Cette expertise dans la transcription du geste dansé va innerver son enseignement de la danse classique, qu’elle nourrit également d’improvisations. Parallèlement à ses cours pour les amateurs, elle enseigne la notation dans différents contextes, dont les universités Paris-IV et Paris-VIII. En 1990, elle crée le département consacré à la notation au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et y forme une nouvelle génération d’artistes jusqu’en 2003. Lors d’un entretien au Monde, en 2007, elle déclarait : « La notation n’est pas à la mode et ne l’a jamais été. Les chorégraphes et les danseurs ne s’y intéressent pas. Les pédagogues non plus, comme si ce savoir-là pouvait remettre en question le leur en développant l’autonomie et le regard personnel de l’élève. » Lire l’enquête : Chorégraphie : comment écrire la danse Toujours secondée dans ses recherches par son mari Jean Challet, celle qui aimait échantillonner les écritures pour conserver ce qui fonde un style, a écrit différents ouvrages, dont Grammaire de la notation Laban (CND, 1999) et Manuel pratique de danse classique (Amphora, 1979). Elle laisse derrière elle deux enfants et quatre petits-enfants. Jacqueline Challet-Haas en quelques dates 6 décembre 1934 : Naissance à Duvy (Oise) 1957 : diplômée de l’Ecole supérieure d’études chorégraphiques, à Paris. 1960 : suit les cours d’Albrecht Knust à Essen, en Allemagne. 1990 : crée le département consacré à la notation Laban au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris 1999 : parution de Grammaire de la notation Laban (CND). 6 juillet 2022 : décès à Crépy-en-Valois (Oise), à l’âge de 87 ans. Rosita Boisseau Légende photo : Jacqueline Challet-Haas (debout à gauche) à l’Ecole supérieure d’études chorégraphiques en 1958. FONDS D’ARCHIVES ECOLE SUPÉRIEURE D’ETUDES CHORÉGRAPHIQUES
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Le spectateur de Belleville
August 12, 2022 5:08 PM
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Critique de Thierry Jallet dans Wanderer — 9 août 2022 Éternel Molière sous la lune de Grignan
Château de Grignan, vendredi 5 août à 21h Suite de nos pérégrinations dans les festivals de l’été avec les Fêtes Nocturnes de Grignan. Sur le parvis du château de la fille de la Marquise de Sévigné – cadre enchanteur s’il en est – c’est Molière qui est mis en vedette cette année à nouveau. Après La Jalousie du barbouillé, lors de la création du festival en 1987, après Le Médecin volant et Le Sicilien en 1992 ou encore Les Femmes savantes en 2012 – formidable mise en scène de Denis Marleau avec une version en salle également, c’est Julia de Gasquet qui, pour cette édition, crée Les Fâcheux, la toute première des comédies-ballets du célèbre auteur, jouée devant le Roi et la Cour dans les jardins du château de Vaux-le-Vicomte en août 1661. S’essayant à ce genre nouveau, associé à Lully et à Beauchamp pour la musique comme pour la chorégraphie, Molière parvient au sommet de son art – L’École des femmes sera jouée l’année suivante, comme à Grignan d’ailleurs où Jérôme Deschamps mettra en scène la pièce en 2023. D’un château à l’autre, d’un siècle à l’autre, tout comme d’une mise en scène à l’autre, Molière conserve son universel succès. Et c’est avec joie que nous avons pu découvrir cette création faisant merveilleusement entendre cette langue dans sa simplicité pourtant si raffinée – et ce, dès le XVIIe siècle – dénonçant ici les fâcheux, ces importuns de toujours contrariant obstinément jusqu’au fil même de l’amour. Nous en rendons compte ici. Alors qu’un crépuscule embrase la façade ouest du château de Grignan, le public prend place dans les gradins montés face au parvis, tournant le dos au mont Ventoux dans la brume mauve du soir. Il faut avouer qu’on est toujours saisi devant le panorama offert par le site. Cependant, les regards se focalisent vite sur l’installation annonçant la mise en scène des Fâcheux par Julia de Gasquet. D’inspiration florale, la scénographie se présente d’emblée comme une évocation des jardins à la française, comme ceux du château de Vaux-le-Vicomte où le surintendant Fouquet avait organisé la première représentation de la pièce – quelques semaines avant son arrestation et sa disgrâce voulue par Louis XIV. On remarque les structures métalliques en forme de cônes, recouvertes d’un feuillage artificiel, rappelant l’art topiaire comme autant d’authentiques sculptures végétales ; les deux bassins à l’avant-scène, à cour et à jardin ; le kiosque à jardin et son armature en métal également, qui abritera la formation musicale accompagnant les intermèdes, pleinement intégrée au spectacle – rendu total, précisément comme le souhaitait Molière. L’alignement des oliviers, chacun dans son imposant bac vert, disposés devant la porte principale, tout comme la façade Renaissance dans son ensemble font évidemment partie du projet scénographique d’Adeline Caron, qui permet au spectateur d’accéder un univers référentiel historique très clair, recréé par les simulations du décor. La voix de Julia de Gasquet s’élève alors, annonçant le début du spectacle. Une autre voix off lui succède, celle de François Marthouret cette fois, faisant entendre La Fontaine reprenant ensuite le récit de l’arrestation de Fouquet et tout en l’écoutant, le public porte son attention sur l’arrivée des musiciens d’abord, puis des danseurs, enfin des comédiens qui entrent par la grande porte du château, tous en costumes d’époque, ouvrant notre présent sur un XVIIème siècle recomposé par touches théâtrales, comme le confirmera à l’identique le remarquable travail des musiciens et des deux danseurs au fil du spectacle. La comédie-ballet originelle et très aboutie cependant, s’actualise et vit pleinement durant plus d’une heure et demie sous les yeux captivés des spectateurs. Eraste (Adrien Michaux) assis, et La Montagne (Alexandre Michaud), derrière lui)Éraste campé de manière énergique par Adrien Michaux, s’exclame et s’emporte. « Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né, / Pour être de Fâcheux toujours assassiné ! » Et on peut considérer que le sujet de la pièce est contenu dans ces deux vers liminaires. Cette joyeuse comédie-ballet traite bien de ces empêcheurs de tourner en rond, de ceux qui gênent le déroulement de la vie quotidienne souvent sans en avoir conscience eux-mêmes, de ces importuns qui s’imposent et agacent, alimentant même des pulsions agressives, juste parce qu’ils n’est pas possible de les éviter et qu’ils dérangent tout simplement. Ce sont les authentiques emmerdeurs – comme plus tard le personnage de Jacques Brel, dans le film d’Edouard Molinaro. Dès 1661 et préfigurant dès lors les grandes comédies à venir, Molière s’empare donc joyeusement d’un défaut très commun avec ces fâcheux que nous connaissons tous, que nous pouvons même tous être malgré soi. De même, on perçoit bien cette finalité de la comédie qui vise à « châtier par le rire » – ce qui est un moyen d’éviter le recours à la violence. À travers sa mise en scène entre passé et présent, Julia de Gasquet, ses comédiens, ses danseurs et musiciens soulignent toute la richesse de cette pièce à la composition si rigoureuse portant en elle tant d’éléments fondateurs qui fécondent tout le théâtre moliéresque. Les fâcheux sont tous joués – saluons cette performance, avec de rapides changements parfois à vue – par le formidable Thomas Cousseau qui ne cesse de venir et revenir pour tourmenter toujours plus Éraste, se contenant chaque fois à grand peine. Successivement, on voit apparaître ces importuns qui, de leur point de vue, n’ont que de bonnes raisons d’entraver le maître de La Montagne – Alexandre Michaud incarne à merveille la figure du valet dont les descendants sur scène se nommeront Alain, Sganarelle ou La Flèche. Citons quelques-uns de ces importuns : Lysandre – autre prélude cette fois à un Oronte dans Le Misanthrope – voulant un avis sur sa nouvelle composition musicale et chorégraphique ; Alcippe, malheureux joueur de piquet, défait ; Dorante – sorte de double égaré d’un Puck shakespearien – souhaitant relater sa partie de chasse ; Caritidès sollicitant l’intervention d’Éraste auprès du Roi pour obtenir un poste de contrôleur de l’orthographe française ; Ormin ayant pour projet de créer des ports dans l’ensemble des littoraux du royaume afin de renflouer les caisses de l’État – les réalités économiques de l’époque s’invitent facétieusement dans la comédie parfois. Une galerie dynamique de portraits hauts en couleur, personnages tous démesurés, tous pourtant si réalistes comme le seront leurs successeurs dans les pièces de l’auteur. De surcroît, l’action tourne surtout autour de « l’empêchement amoureux » pour reprendre l’expression de la metteuse en scène. Éraste veut en effet épouser Ophrise – lumineuse Mélanie Traversier dont le jeu n’est pas sans rappeler une future Agnès avec quelques traits d’une Célimène par moments – et tous ces fâcheux sont autant d’obstacles à leurs entrevues, surtout le plus fâcheux et le plus coriace de tous : Damis, l’oncle de la belle qui n’est pas favorable à leur relation. Julia de Gasquet souligne parfaitement les antagonismes, les tensions à l’œuvre entre les différents opposants dans la pièce, jusqu’à cette querelle de tous temps entre Orphise-Clymène (Mélanie Traversier) et Orante (Julia de Gasquet) à propos de la jalousie d’un amant à cultiver ou à fuir dans le couple. Le sérieux s’impose parfois chez Molière même si le rire finit par éclater quand même. Certes, les lazzi tout en souplesse de La Montagne comme les commentaires de plusieurs des fâcheux amusent, rompant un hypothétique quatrième mur – par exemple, les conversions monétaires entre pistoles et euros sont vraiment savoureuses. Il en va de même quand ils se rendent dans le public ou quand ils usent de la répétition – le reprise de la lecture de l’interminable placet de Caritidès est particulièrement bien sentie. Ce sont autant de procédés comiques qui, à la fois, apportent de la modernité à la mise en scène et conservent l’efficacité propre au théâtre de Molière. Il reste qu’une des qualités essentielles du travail de Julia de Gasquet consiste certainement à avoir fait percevoir la langue de Molière de manière aussi limpide. Tous les comédiens ont à cœur de permettre au texte de résonner avec force dans la vastitude de cet espace devant le château, sans enflures qui le dénatureraient, faisant incontestablement entendre sa rigoureuse composition et son extraordinaire clarté, souvent grande source de comique. Quand on quitte sa place, on reste encore stupéfait de la redoutable efficacité de ce théâtre décidément indémodable auquel les artistes rendent ici avec conviction un hommage appuyé. Grignan avec les équipes de Fabien Turello leur offrent un écrin de choix pour y parvenir avec cette première comédie-ballet dont on se dit qu’elle est certainement trop peu montée. Molière continue bien de percer allègrement à jour nos petits et grands vices, nous renvoyant en nous-mêmes, à notre propre silence aussi. Et c’est pourquoi, alors qu’on se retrouve dans les ruelles de Grignan, en souriant pour soi, on se redit justement les mots de La Montagne : « Monsieur, je ne dis rien, de peur d’être fâcheux ». Générique du spectacle Molière (1622–1673) Les Fâcheux (1661)
Mise en scène : Julia de Gasquet Chorégraphie : Pierre-François Dollé Dramaturgie : Marie Bouhaïk-Gironès, chercheuse et spécialiste des théâtres anciens Direction musicale : Anne Piéjus, chercheuse et musicologue, éditrice de la pièce dans la bibliothèque de la Pléiade Scénographie : Adeline Caron Création lumières : Nathalie Perrier Costumes : Julia Brochier Avec Thomas Cousseau (Lysandre, Alcandre, Alcippe, Dorante, Caritidès, Ormin, Damis), Julia de Gasquet (Orante), Adrien Michaux (Éraste), Alexandre Michaud (La Montagne, Filinte), Mélanie Traversier (Orphise) Et la voix de François Marthouret Les danseurs, Jehanne Baraston, Pierre-François Dollé, en alternance avec Akiko Veaux (du 11 au 26 juillet et le 6 août) Les musiciens, Lena Torre, basse de violon, violoncelle piccolo, en alternance avec Sumiko Hara (du 15 au 20 août) ; Julián Rincón flûte à bec et basson baroque, en alternance avec Felipe Jones (du 20 au 22 juillet, les 5 et 6 août et du 15 au 20 août) ; Danican Papasergio, violon baroque Maquillage : Mathilde Benmoussa Son : Antoine Bouhaïk Régie générale : Gaëtan Besnard Administration de production : Danièle Gironès Stage d’assistanat à la mise en scène : Alexia Rampinelli Production : La compagnie de la Chamade, en coproduction avec l’EPCC, Châteaux de la Drôme et en partenariat avec l’Université Sorbonne Nouvelle. Avec le soutien du T2G / CDN de Gennevilliers et de la Comédie-Française Création : du 24 juin au 20 août 2022 au Fêtes nocturnes de Grignan Fêtes nocturnes – Château de Grignan Les Châteaux de la Drôme 26230 Grignan 04 75 91 83 50
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Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 8:14 PM
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Par Eve Beauvallet dans Libération - 27 juillet 2022 Après neuf ans à la tête du Festival, le dramaturge passe la main au Portugais Tiago Rodrigues. Sans grande vision esthétique, son bilan interroge aussi sur la répartition du budget de production, à l’heure où celui-ci demeure fragile. «Garde la pureté dans ton cœur sous les splendeurs papales, lançait dimanche – toujours sobrement – l’actuel directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, à son successeur, Tiago Rodrigues. Tu vas vivre des heures difficiles et je serai l’un des rares à le savoir, tandis qu’une foule de jaloux et de fâcheux qui te croient dans l’Olympe s’autoriseront à dire tout et n’importe quoi.» Retiendra-t-on cela de l’édition 2022 : cette cérémonie de passation enflammée entre deux artistes-directeurs, nécessairement émouvante quand elle met fin pour le premier à neuf ans de travail pour faire vivre une certaine idée du plus grand festival de spectacle au monde ? Retiendra-t-on aussi, de «l’ère Olivier Py» à la tête d’Avignon, cette obsession du souffle hugolien, cette passion du Saint postillon dramatique, cette foi inébranlable en la puissance du verbe incarné déployée avec emphase d’édito en édito, d’édition en édition, de 2013 à 2022 ? Retiendra-t-on surtout qu’il y eut des «heures difficiles», en effet, pour le directeur persécuté par les «jaloux» donc, mais aussi pour le spectateur qui cherchait parfois désespérément en salle la lueur d’un feu qu’il espérait plus grand ? On ne parlait peut-être pas des mêmes flammes avec Olivier Py. En dépit des controverses abrasives, des crachats dans certains médias, des spectateurs se tirant les nattes dans les gradins, ses prédécesseurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller (2003-2013) avaient habitué les festivaliers à considérer Avignon comme un lieu radicalement prospectif, l’endroit où s’élargissait la définition du théâtre, lui cherchant des références non plus seulement dans la littérature dramatique mais dans l’histoire des arts visuels et de la performance. Au point qu’on ne s’était plus posé ces questions depuis longtemps : le Festival in d’Avignon, avec son public «captif», sa force de frappe symbolique, doit-il être le lieu des révélations artistiques ou des confirmations de carrière ? Le temple des chercheurs ou des continuateurs ? Un phare qui prenne le risque de la création quitte à diviser ou une jolie vitrine pour mieux fédérer ? Souvent, sous l’ère Py, la balance a penché du second côté. Lorsque la direction programmait dans la cour d’honneur du palais des Papes, lieu d’ultime consécration artistique, Thomas Jolly par exemple, un artiste «jeune» mais foncièrement «tradi». Ou quand elle intronisait dans le même lieu Angelin Preljocaj ou Akram Khan, laissant plusieurs visages circonspects dans les gradins – non que les pros et amateurs de danse aient une dent particulière contre ces figures mainstream omniprésentes sur les scènes internationales depuis trente ans, mais c’était comme si les festivaliers de Cannes découvraient le nouveau film de Cédric Klapisch en ouverture de la défricheuse Quinzaine des réalisateurs. Frilosité ou cruel manque de flair ? Feu d’artifice un peu erratique Lors des deux dernières éditions, néanmoins, la programmation s’est améliorée. Sans doute l’effet des critiques virulentes entourant l’année 2019, une édition qui poussait à son paroxysme la mystique du théâtre d’Olivier Py, pour qui les pièces doivent avant tout porter de «justes causes», traquer «les angles morts de la démocratie», répondre «à la violence du monde». Une mission trop présomptueuse ? «La question de l’efficacité supposée des œuvres à panser les maux de la société prend une tournure particulièrement cocasse si l’on considère la sociologie du public d’Avignon in, taclait dans nos pages la philosophe Carole Talon-Hugon. Il y a des chances pour que tout le monde soit d’accord sur le fait que c’est mal que des gens se noient en mer en traversant la Méditerranée.» Cette année-là, la déferlante de pensums didactiques fut si puissante qu’elle fit oublier que c’est bien sous la mandature Py que l’on découvrit les chefs-d’œuvre La Reprise, Histoire(s) du théâtre de Milo Rau ou Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues, que c’est son équipe qui accompagna fidèlement le jeune Libanais Ali Chahrour, le Russe Kirill Serebrennikov ou l’Iranien Amir Reza Koohestani (en dépit de pièces parfois ratées), et que quelques artistes passionnants comme Phia Ménard ou Samuel Achache, déjà repérés par le public français avant le Festival, eurent ici droit de cité. L’effet global, cependant, est celui d’un feu d’artifice un peu erratique – avec une belle bleue, ici, et une belle jaune là – plutôt que d’un missile à la trajectoire nette. Sinon, en dix ans, le Festival est devenu plus vert, a rajeuni et diversifié son public, notamment en travaillant sur la tarification jusqu’à la gratuité de quelques propositions (le feuilleton, tout public et à ciel ouvert – bonne idée confiée à des artistes pas toujours emballants). Il est aussi quasi paritaire, et compte presque autant de spectacles étrangers que français. Il génère entre 50 et 100 millions de retombées économiques sur le territoire mais reste, en revanche, largement sous-subventionné. Avignon in, en effet, est un colosse aux pieds d’argile : sur les 16 millions et quelques de budget, 26 % sont consacrés à la technique et seuls 6 % reviennent à la création. «Le Festival est historiquement sous-financé par l’Etat, confirme Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2003, qui avait obtenu du ministère qu’il s’engage davantage financièrement. On est souvent surpris de constater que le plus grand festival de créations n’a pas les moyens de la création !» Paul Rondin, actuel directeur adjoint : «L’incertitude sur le montant des subventions publiques d’une année sur l’autre est l’une de nos principales préoccupations.» Enorme paquebot C’est précisément parce que le budget artistique est si fragile au Festival d’Avignon que sa répartition sous l’ère Py a pu braquer une partie de la profession. En 2015, non seulement le directeur puisait dans le budget du Festival pour produire son Roi Lear mais il s’auto-intronisait avec cette «caricature sans nuance de la pièce de Shakespeare» (selon Libé) dans la prestigieuse cour d’honneur du palais des Papes. Une telle création nécessitait d’être répétée à la FabricA – un lieu de répétition dévolu aux artistes invités qui permet de compenser en confort de travail ce que le Festival ne peut mettre en budget. Au téléphone, Bernard Faivre d’Arcier rappelle, en outre, qu’il avait déjà lui-même programmé Olivier Py dans cette cour d’honneur où ne jouent que de rares élus (avec le Visage d’Orphée, en 1997). «Mais Olivier, avec toute l’énergie qui le caractérise, serait sans doute malheureux s’il ne présentait pas une œuvre chaque Festival.» Et en effet, cette année, Ma jeunesse exaltée proposait même dix heures de récit de vie d’Olivier Py – l’unique production déléguée du Festival qui capte un tiers du budget dédié à la création. On imagine néanmoins que la direction a dû batailler ferme pour convaincre le ministère d’augmenter sa part de financement, histoire que les autres artistes ne récoltent pas des miettes. Faut-il se scandaliser, comme plusieurs producteurs le font en off, de cette «privatisation d’une partie de l’outil du Festival» ? Il faudrait alors se scandaliser du modèle même des nombreux centres dramatiques nationaux, dont chaque direction revient nécessairement à un artiste qui finance entre autres ses propres productions grâce au budget maison. Paul Rondin renvoie la responsabilité aux tutelles : dès lors qu’elles choisissent un artiste pour diriger le Festival, ne lui attribuent-elles pas cette mission ? Quand, en 2013, le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand délogeait Olivier Py du Théâtre national de l’Odéon pour le nommer, en accord avec la ville, à la direction d’Avignon, c’était la première fois qu’un metteur en scène et non un intendant était choisi pour conduire une telle machine tout en continuant son activité de création – il était épaulé par Agnès Troly et Paul Rondin. Jean Vilar, fondateur du Festival, avait choisi de suspendre ses activités artistiques propres pour se consacrer pleinement au Festival qui, à l’époque, n’était pourtant pas l’énorme paquebot international qu’il est aujourd’hui devenu. Tiago Rodrigues, prochain directeur, dévoilera quant à lui son projet début septembre. Légende photo : Tiago Rodrigues (à gauche), et Olivier Py lors de la cérémonie de passation enflammée entre deux artistes-directeurs, dimanche à Avignon. (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
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Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 8:46 AM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 28 juillet 2022 Le directeur adjoint du Festival, Paul Rondin, défend les mandatures d’Olivier Py et affirme que nombre de créations sans moyens ont été soutenues. Un directeur de festival et artiste doit-il présenter ses propres créations ? Le spectacle qui ouvre le Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur est-il obligatoirement inédit ? Comment se partage le budget artistique entre la cinquantaine de spectacles proposés dans le «in» ? Autant de questions que nous avions envie de poser à Paul Rondin, directeur adjoint du Festival et complice de longue date d’Olivier Py, avant qu’ils ne passent la main à Tiago Rodrigues. Qu’est-ce qu’un producteur délégué ? Etre producteur délégué d’une création consiste à réunir tous les moyens nécessaires à sa réalisation, qu’ils soient financiers, techniques, humains. C’est par exemple au producteur délégué de trouver les lieux de répétition ou l’atelier de construction des décors. C’est lui qui doit aller chercher des coproducteurs. Et il aura la charge ensuite de faire tourner le spectacle. Chaque année, le Festival est producteur délégué d’au moins un spectacle. Ce peut même être deux ou trois. «Ma jeunesse exaltée», le spectacle de dix heures d’Olivier Py, est le seul en production déléguée du in cette année. Pourquoi ? Il n’y a pas de règle. Je vais prendre l’exemple du Moine noir qui a ouvert le Festival. Lorsqu’on lui a proposé la cour d’honneur, Kirill Serebrennikov nous a dit : «Le Thalia à Hambourg est partant pour que je mette en scène cette nouvelle de Tchekhov en avril.» Super, ça nous intéresse. Depuis la crise du Covid, on ne demande plus aucune exclusivité parce qu’il faut que les équipes travaillent. Mais il était logique que le Thalia devienne producteur délégué plutôt que le Festival. Était-il déjà arrivé auparavant qu’un spectacle qui ouvre le Festival d’Avignon ait déjà été montré ailleurs ? Je n’ai pas d’autre exemple en tête. Encore une fois, je pense qu’il faut cesser avec ces exigences d’exclusivité. Après la fermeture des salles, c’est exactement le genre d’habitude dont il faut se défaire, même quand il s’agit de la cour d’honneur. Les spectacles doivent être exploités. Mettons les pieds dans le plat : n’est-ce pas gênant que ce soit le directeur qui reçoive tous les moyens et la force de frappe d’Avignon en présentant l’unique spectacle dont le Festival est producteur délégué ? Olivier Py n’a jamais coproduit autant de spectacles que cette année. Pour moi, votre question est un non-sujet ! Créer des spectacles dans le Festival fait partie intégrale de la feuille de route d’Olivier Py quand il a été nommé directeur. C’est une vieille rengaine à mon sens déplacée que de défendre la nomination d’artistes à la tête d’institutions tout en affirmant qu’il ne faudrait pas que ces mêmes institutions financent leurs productions. Ma jeunesse exaltée est un projet parmi les autres… Il n’empêche pas de financer d’autres spectacles, bien au contraire, puisque les bénéfices de la tournée reviennent au Festival. Un directeur ou une directrice qui ne s’occuperait que de lui ou d’elle, ça deviendrait problématique. Mais ça n’est jamais arrivé. On a des comptes à rendre et dieu sait combien on nous en demande. Quel est le budget artistique de «Ma jeunesse exaltée» ? La création a coûté 600 000 euros. Ce qui est le budget moyen pour une production sur un grand plateau du Festival. C’est l’une des raisons d’être du théâtre public : s’il y a beaucoup de monde au plateau, il y a beaucoup de salaires. Certes, mais que représente cette somme par rapport au budget artistique total ? Le budget artistique total consacré aux coproductions et à la production déléguée avoisine les 1 840 000 euros, lorsqu’on ajoute les bénéfices des tournées. Celui des spectacles qu’on achète s’élève à 2 923 277 euros. J’aimerais rappeler que dans le in, tous les spectacles sont achetés contrairement à ce qui se passe dans le off où les artistes doivent payer pour jouer. 63 % des spectacles accueillis sont des coproductions. Si bien que 37 % d’entre eux sont des seuls achats. Le Festival est majoritairement coproducteur des spectacles qu’il accueille. Il est normal qu’on accompagne les spectacles pas seulement en les présentant, mais aussi en mettant des moyens pour qu’ils puissent voir le jour chez nous. Donc, avant qu’il ne vive sa vie en tournée, Ma jeunesse exaltée grève tout de même une grande part du budget artistique total. Le directeur de Festival d’Avignon reçoit-il une rémunération supplémentaire quand il monte une pièce ? Non. Olivier Py a un seul salaire y compris lorsqu’il fait une mise en scène. Et quand il signe un spectacle à l’extérieur du Festival, son salaire est gelé. C’était également le cas lorsqu’il dirigeait l’Odéon et qu’il travaillait par exemple à l’opéra. Certains subodorent que sans structure forte, ils n’ont aucune chance d’aboutir dans le in. Un artiste déjà fortement accompagné bénéficie-t-il d’une chance supplémentaire de voir sa création dans le in ? Ce ne sont pas les institutions qui proposent les spectacles, mais les artistes. Agnès Troly, Olivier Py et moi-même n’avons jamais dérogé à cette règle. Des compagnies qui n’ont rien, pas un pécule et qu’on a soutenues à bout de bras pour que leur projet voie le jour, il y en a eu des quantités sous les mandatures d’Olivier. Dans cette édition, je peux vous citer Shaeirat, avec quatre poétesses du monde arabe. On a mis les moyens qu’il faut pour que le spectacle existe. Depuis 2014, il y a eu plus de compagnies programmées dans le in sans le concours de centres dramatiques que l’inverse. Marie Vialle arrive dans le in avec sa compagnie… Selon vous, c’est donc bien la charge du Festival que d’aider des spectacles qui risqueraient ne pas exister sans lui ? C’est notre mission première et la plus intéressante, même si nous devons aussi exposer le travail des artistes déjà reconnus. Au cœur de notre travail, il y a l’accompagnement de ceux qui, grâce aux journalistes, aux professionnels qui voient leur spectacle, vont acquérir une reconnaissance. C’est d’ailleurs très beau de voir des artistes franchir des paliers grâce au Festival. On sait à quel point être vu à Avignon déclenche un nombre gigantesque de dates de tournée. Même quand c’est un crash ? C’est rare mais ça peut être terrible. Dans ce cas-là, on protège l’artiste jusqu’à son départ. Ensuite, c’est l’histoire du spectacle. Une création qui ne marche pas fait partie du risque à prendre de la part de l’artiste et du programmateur. Les compagnies se plaignent souvent d’arriver trop tardivement avant la première à Avignon. Elles n’ont pas le temps d’appréhender le plateau. Elles ont raison mais on ne peut rien faire. Il n’y a que trois lieux pérennes où il serait possible de répéter en amont : la FabricA, Benoît XII et Les Pénitents blancs. L’installation des 25 lieux temporaires transformés en salle débute en avril et les frais (salaires, matériel et mise en ordre de marche) s’élèvent à près de 4 millions d’euros ! Accroître cette somme se ferait au détriment de la production et de la coproduction. L’entrée tardive sur les sites par les compagnies est la quadrature du cercle, faute de disponibilité des espaces et de moyens. Légende photo : Le directeur adjoint du Festival d'Avignon, Paul Rondin. (Christophe Raynaud de Lage/Christophe Raynaud de Lage)
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Le spectateur de Belleville
July 27, 2022 8:41 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog - 27 juillet 2022 Tandis qu’Olivier Py signait son départ en invitant sur scène les Dakh Daughters de Kiev réfugiées en France, le Off donnait carte blanche aux artistes de l’est en exil avec des prises de paroles, des tables rondes et différents spectacles dont le prenant « The down of the Gods » On semblait loin de Kiev et de Marioupol sous la canicule avignonnaise dans les queues de spectateurs qui patientaient devant les guichets du In essayant le plus souvent en vain d’acheter une place au dernier moment ou devant les caisses du Off où beaucoup de spectacles ont fait le plein, le public ayant retrouvé le chemin des salles. L’Ukraine semblait loin aussi du spectacle Le moine noir d’après la nouvelle de Tchekhov réalisé en Allemagne par le russe (qui vit désormais à Berlin) Kirill Serebrennikov et qui ouvrait le festival. A moins que le spectacle s’enroulant sur lui-même n’en soit le fantasme plus ou moins refoulé et tordu avec ces moines multiples en tenues noires aux allures militaires, sorte de « force spéciale » pour employer une terminologie poutinienne. L’Ukraine, ça et là, traversa quelques uns des multiples débat et rencontres qui sont l’ordinaire du festival chaque été. Cependant , depuis le 12 juillet et jusqu’à demain s’est tenu une passionnante manifestation multiforme « Vilnius : Carrefour de de l’ar(t)résistance » dans différents lieux du Off . Des spectacles à la Scierie, des films au cinéma Utopia, des concerts au Délirium, des rencontres au village du off, la réalisation d’une grande fresque collective intitulée « Le mur de la paix », des lectures et même des dégustations de spécialités venues de l’Est . Ce fut un lieu de croisements. Entre des artistes russes, ukrainiens, biélorusses exilés en Lituanie, en Allemagne, en France, à Londres, aux États-Unis, tous ébranlés par le 24 février et ce qui s’en suivit. Un matin, à une même table se retrouvèrent la Russe Marina Davydova , grande figure de la scène russe (directrice de la revue Teatr qu’elle continue à l’étranger, organisatrice de festivals, éminente critique) l’une des premières à s’élever à Moscou contre la guerre en Ukraine ce qui précipita son départ : le clown Oleg Savtchenko qui, à Odessa, fait partie de la troupe célébrissime des Maski ; Vladimir Gourfinkel, metteur en scène russe né en Ukraine,qui était, jusqu’à son départ directeur du grand théâtre de Perm dans l’Oural, il est aujourd’hui réfugié à Vilnius ; Olga Polievikova, directrice du théâtre dramatique russe de Vilnius ; le fort doué auteur ukrainien Marius Ivaškevičius. Mais aussi des Français qui ont une connaissance finie de la Russie et de l’Ukraine comme Jacques Livchine boss du Théâtre de l’Unité ou Béatrice Picon Vallin , grande traductrice de Meyerhold. Et d’autres encore. On y parla de la place de l’artiste dans la cité, on s’interrogea sur l’avenir des artistes en exil pour cause de guerre (Ukraine) ou d’interdiction de parole (Russie et Biélorussie) , on parla de bien des choses. Mais avant tout, ce fut un moment amical et fraternel, un baume de contentement de se retrouver là tous ensemble autour d’une table ou d’un verre et de parler librement. Pour ceux dont la vie a été bouleversée depuis le 24 février, ce fut comme une belle et douce parenthèse dans un long cauchemar. Il y eu un concert du groupe de rock biélorusse Naka (interdit dans son pays pour activité citoyenne), exilé d’abord en Ukraine et aujourd’hui à Vilnius.Il y eut L’attrapeur de rêves, un spectacle des Maski d’Odessa réalisé en France avec la complicité du collectif cabaret Buffon. Et puis, il y eut un grand spectacle, créé à Vilnius et finalisé à Avignon : The dawn of the gods, une mise en scène du russe Vladimir Gourfinkel sur un texte de l’ukrainien Marius Ivaškevičius mêlant l’intime, le dramatique et l’actualité, une pièce à chaud interprétée par des actrices biélorusses, ukrainiennes et lituaniennes. Un casting en forme de manifeste. La pièce commence par une audition : qui va jouer le rôle d’Anna, la femme de Mantas Kvedaravicus, l’auteur en 2016 du film Marioupol ville dont il filmait la vie « ordinaire » (cours de danse, café, etc) entourée de régions pro russes et en but aux attaques des séparatistes. Auparavant, le jeune cinéaste ukrainien avait signé Barzakh en 2011,un film produit par Aki Kaurismaki où il filmait la vie des Tchétchènes après deux guerres et une nouveau pouvoir bientôt dictatorial. Six ans après Marioupol, alors que la ville portuaire du sud de l’Ukraine était assiégée par l’armée russe, le cinéaste y était retourné pour filmer une fois encore. Il s’est retrouvé pris au piège. Alors qu’il tentait de quitter la ville, blessé aux jambes, il a été fait prisonniers par l’armée russe. Et exécuté le 2 avril dernier : une balle dans la tête , une autre dans la poitrine. Le spectacle nous fait entendre l’une des dernières conversation téléphoniques avec sa femme Anna. Tout le spectacle est centré sur cette dernière, Anna, interprétée par plusieurs actrices (ukrainienne, biélorusse, lituanienne) vivant aujourd’hui à Vilnius. Telle Antigone, Anna veut re trouver le corps de son compagnon pour l’enterrer. Un cinéaste de 45 ans dont la seule arme était une caméra. Alors que les spectacles u In sont achevés, ce spectacle uppercut se donne jusqu’à demain soir à la Scierie à 19h40.
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Le spectateur de Belleville
July 27, 2022 4:22 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 27 juillet 2022 Le public a répondu présent, avec un taux de fréquentation global à 92 %, pour un festival un peu fourre-tout, sans grand choc esthétique. Olivier Py a tiré sa révérence, et le Festival d’Avignon, édition 2022, avec lui, mardi 26 juillet au soir. Le pape Py s’est glissé pour l’occasion dans le fourreau en satin noir et le manteau en fourrure rouge de Miss Knife, cette chanteuse de cabaret qu’il s’est inventée comme son double, son alter ego superlatif et transgenre qui en dit beaucoup sur lui et ses capacités à endosser des rôles multiples. Diva, encore et toujours. Mais Py a aussi partagé la soirée avec les formidables chanteuses ukrainiennes du groupe Dakh Daughters, et ce fut un moment d’émotion qui a fait se lever la salle comme un seul homme. Sa manière à lui, à la fois festive et engagée, de tirer le rideau sur ses neuf années à la tête du Festival, dont il a pris les rênes en 2013. Le 1er septembre, il laissera les clés à l’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, premier artiste étranger à être sacré à Avignon. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Avignon : les adieux d’Olivier Py à sa jeunesse et au Festival Tout le monde, sans doute, rêvait que cette ultime édition sous le sceau de Py soit particulièrement flamboyante, ce qu’elle ne fut pas. Sans démériter pour autant. Le public a été là et bien là, ce qui est une première bonne nouvelle, à l’heure de la sortie de crise du Covid-19, où s’expriment de fortes inquiétudes sur le retour des spectateurs dans les salles. On n’avait jamais vu autant de monde dans les rues d’Avignon que cette année, et le taux de fréquentation global du Festival « in » s’établit à 92 % – ce qui n’est que légèrement inférieur à ce qu’il était avant la pandémie, et ne donne pas forcément une idée de l’avidité avec laquelle les places se sont arrachées pour la plupart des spectacles programmés. Une édition tenue et variée Sur le plan artistique, ce fut une édition tenue et variée, pour ne pas dire un peu fourre-tout, où l’on a pu voir nombre de spectacles réussis. Mais de grand choc esthétique, de ceux qui lavent de tout par l’évidence de leur beauté, il n’y eut pas, dans ce millésime 2022. Le Moine noir, la création d’ouverture dans la Cour d’honneur du Palais des papes, signée par l’artiste russe dissident Kirill Serebrennikov, aurait pu jouer ce rôle. Mais la puissance opératique incontestable du spectacle, son talent à investir cet espace difficile qu’est la Cour se sont noyés dans un final mystico-grandiloquent. Le chorégraphe anversois Jan Martens a, lui aussi, séduit avec son Futur proche, deuxième spectacle programmé dans la Cour d’honneur, qui déploie une écriture chorégraphique collective et humaniste. Mais sans qu’il s’agisse là non plus d’un de ces électrochocs dont on sait qu’on les gardera en mémoire toute sa vie. On rangera au rayon des souvenirs heureux de ce Festival En transit, de l’Iranien Amir Reza Koohestani, le délicieux Sans tambour de Samuel Achache, deux spectacles pour enfants, Gretel, Hansel et les autres et Le Petit Chaperon rouge, Anima, du trio de choc formé par Noémie Goudal, Maëlle Poésy et Chloé Moglia, ou encore le Richard II signé par Christophe Rauck avec un Micha Lescot en grande forme. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Au Festival d’Avignon, s’enfoncer avec bonheur dans la forêt du « Petit Chaperon rouge » Et l’on gardera au cœur de belles découvertes : l’artiste belge Miet Warlop, qui a signé le petit spectacle qui a fait le buzz de cet Avignon, One Song ; du côté de la danse, Emmanuel Eggermont et la sophistication réjouissante de All Over Nymphéas ; du côté du théâtre, le jeune auteur Simon Falguières, 33 ans, qui a emballé le public au fil de son épopée de treize heures, Le Nid de cendres. La démocratisation, plutôt l’acuité des choix esthétiques Il n’y a donc pas de quoi crier au ratage. Même si cette édition est à l’image de l’ensemble de la double mandature d’Olivier Py, laissant l’impression que sous sa conduite le Festival a réussi plus par son ouverture sur les changements du monde, et par le formidable travail poursuivi, après Vincent Baudriller et Hortense Archambault, pour sa démocratisation, que par l’acuité de ses choix esthétiques. Ce sentiment d’insatisfaction repose principalement sur deux frustrations. D’abord, les amateurs de théâtre et de danse regrettent l’absence à Avignon, depuis neuf ans, des grands créateurs européens, ceux à même d’offrir ces chocs inoubliables que l’on espère toujours vivre au festival. A l’instar de Simon McBurney, qui a signé en ouverture du Printemps des comédiens de Montpellier, en mai, un Michael Kohlhaas magistral, où sont passés les Thomas Ostermeier, Krystian Lupa, Krzysztof Warlikowski, Anne Teresa De Keersmaeker, Alain Platel, Romeo Castellucci et autres Christoph Marthaler ? Le fait qu’ils aient été fortement liés à la direction précédente d’Avignon, celle de Vincent Baudriller et Hortense Archambault, était-il une raison suffisante pour les écarter de la principale vitrine mondiale en matière de création scénique ? Certes, la direction d’Avignon argue qu’elle a contribué à faire émerger d’autres créateurs internationaux, comme le Japonais Satoshi Miyagi, la Brésilienne Christiane Jatahy ou… le Portugais Tiago Rodrigues. Tandis que certains, comme Angélica Liddell, Emma Dante, Israel Galvan ou Amir Reza Koohestani, ont continué à être conviés. On glissera en revanche rapidement sur la « découverte », avec beaucoup de guillemets, du Chinois Meng Jinghui et de son esthétique pesante et datée. En voulant se démarquer de la mandature précédente, l’équipe Py s’est privée d’artistes importants Quant à la jeune et talentueuse garde française, elle a eu toute sa place à Avignon pendant les années Py : de Julien Gosselin à Caroline Guiela Nguyen, de Thomas Jolly à Maëlle Poésy, de Jean Bellorini à Baptiste Amann. Sans compter des « indisciplinaires » de haut vol comme Phia Ménard, Nathalie Béasse ou Alice Laloy. Il n’empêche : en voulant se démarquer à tout prix de la mandature précédente, l’équipe Py s’est privée d’artistes importants, et de spectacles mémorables. Mais si ce règne laisse à beaucoup un goût d’insatisfaction, c’est d’abord et avant tout à cause des créations d’Olivier Py lui-même : celui-ci a été pendant ces années d’une prolixité inversement proportionnelle à son talent, qui a semblé au fil des spectacles s’embourber dans une ornière artistique, à coups de textes pompeux et désincarnés à la fois, et d’un jeu d’acteurs outré et sans nuances. Il en est quelque peu sorti cette année, avec son marathon de dix heures, Ma jeunesse exaltée, moins catastrophique et surtout moins empreint d’aigreur que les précédents opus, mais trop long au regard des éternelles obsessions ressassées par Py – la vie, la mort, le diable, le sexe entre hommes, la religion, les turpitudes du pouvoir (surtout quand elles visent sa propre personne), la souillure et la grâce… Autant de motifs désormais bien connus du public. Le Festival, un miracle toujours fragile Olivier Py qui – on ne se refait pas – n’a pas pu s’empêcher de faire théâtre de son émotion, lors de la conférence de presse de clôture du Festival dimanche 24 juillet. A 57 ans, chemise largement ouverte sur une étincelante croix, le directeur sortant a clamé que le Festival d’Avignon « était [sa] vie », avant de se mettre à pleurer en lisant une lettre à son successeur. Il a plus sérieusement rappelé quelques vérités importantes, à savoir que le Festival est un miracle toujours fragile, à la fois politiquement, économiquement, médiatiquement. Et, désormais, écologiquement : la canicule qui a sévi pendant deux semaines a porté le travail des équipes de montage jusqu’aux limites de l’impossible. Avec Tiago Rodrigues, âgé de 45 ans, et qui est lui aussi un artiste, à la fois auteur et metteur en scène, viendra peut-être l’heure de la synthèse entre l’ambition artistique et les enjeux démocratiques et civiques qu’incarne aussi Avignon. Une synthèse, aussi, concernant des enjeux plus profonds, relatifs à notre évolution civilisationnelle, où l’image semble gagner peu à peu sur les mots. Tiago Rodrigues est un auteur subtil, qui travaille les anciens mythes en profondeur pour leur faire rendre gorge de ce qu’ils peuvent avoir de délétère sous leurs dehors sublimes, comme il l’a montré avec sa version d’Iphigénie, mise en scène dans ce Festival par Anne Théron. Il n’y a pas chez lui cette croyance un peu naïve qui existe chez Olivier Py, que les vieux récits peuvent parler d’eux-mêmes, dans un monde qui n’est plus celui des dieux grecs ni de la catholicité triomphante. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Tiago Rodrigues : « Quand un artiste dirige le festival d’Avignon, il doit repenser sa façon de travailler » Tiago Rodrigues n’a rien dévoilé de ce que sera sa première édition, en 2023. Mais l’on sait déjà que c’est la metteuse en scène Julie Deliquet qui devrait faire l’ouverture dans la Cour d’honneur, en adaptant un ou plusieurs des films du grand documentariste américain Frederick Wiseman consacrés aux systèmes de santé et de sécurité sociale en souffrance dans nos pays occidentaux. Avec le nouveau directeur d’Avignon, c’est une autre pensée sur le réel et sur l’art qui va se déployer, et on a hâte de la découvrir. 134 000 spectateurs pour la 76ᵉ édition Le Festival d’Avignon, qui se termine mardi 26 juillet pour le « in » (30 pour le « off »), a réuni 134 000 spectateurs pour sa 76e édition, selon les chiffres donnés par les organisateurs, à l’issue de leur conférence de presse de clôture, dimanche 24. Commencé le 7 juillet, le rendez-vous affiche un « taux de fréquentation de 92 % » pour les entrées payantes (105 260 contre 106 700 en 2019, avant la crise sanitaire, avec un taux de fréquentation alors de 95,5 %). Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon, a mentionné entre « 50 et 100 millions d’euros de retombées économiques ». Dans leur communiqué final, les organisateurs se félicitent de ce 76e Festival d’Avignon, « écrit dans l’espoir des après-crises », qui a résisté à un réel « qui vient toujours bousculer la fiction », entre « virus encore présent » et « chaleur comme une menace ». Fabienne Darge (Avignon (Vaucluse), envoyée spéciale)
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Le spectateur de Belleville
July 25, 2022 6:52 AM
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23 JUILLET 2022 | PAR MATHIEU DOCHTERMANN pour Toutelaculture.com Le festival Chalon dans la rue permet au public de découvrir La lévitation réelle de la compagnie L’immédiat (Camille Boitel) dans des conditions assez idéales. Une parenthèse de poésie imprévue, une proposition simple et élégante, prouesse technique avec l’air de ne pas y toucher. A mettre entre toutes les mains.
Difficile d’écrire sur La lévitation réelle sans gâcher le plaisir de la découverte. Le travail de Camille Boitel se loge toujours là : dans l’imprévu, la surprise, le décalage, l’extraordinaire qui éclot dans les interstices de l’ordinaire. S’agit-il de lévitation, ou du plus terrible – mais aussi du plus beau – des handicaps ? Comment vivre son quotidien quand on pèse moins que l’air, quand on s’envole au moindre hoquet, quand un souffle peut vous jeter aux nues, à la dérive entre les nuages ? C’est Camille Boitel lui-même qui fixe les spectateurs en se plaçant devant un mur, sur un trottoir, à un endroit qui n’a rien que d’ordinaire. Il prépare méthodiquement sa clarinette basse, ajuste les pièces, essaie les mécanismes. On pourrait aussi bien ne pas le remarquer. A l’heure dite, il prend son souffle et les premières notes, douces et sourdes, retentissent. L’attention, soudain, se tourne vers lui. On attend qu’il décolle. Il ne décollera pas. Devant lui vont passer des personnes, des festivaliers et des festivalières, des gens que rien ne distingue de nous, sinon qu’ils marchent et que nous sommes assis sur un parking. Jusqu’à ce que. L’accident survient, le bête accident. Et l’incroyable s’immisce dans cette scène de festival. Une personne décolle. Irrésistiblement, le ciel l’aspire à lui, alors qu’elle n’aspire qu’à rester parmi nous. Le trottoir se dérobe, le vertige se produit, mais un vertige inversé, insensé, un vertige vers le haut. Si on lève le nez, on mesure l’infinie profondeur du gouffre qui s’ouvre sous ses pas, là où volent les oiseaux. Tombera-t-elle dans le vide de l’atmosphère pour marcher sur le plafond de nuages ? Ou se trouvera-t-il quelqu’un, quelqu’une, pour lui éviter le sort d’Icare ? Il y a là plus d’un tour de force. Peut-être le moindre n’est-il pas d’avoir eu l’intelligence de sentir la juste durée pour cette scène irréelle qui fait irruption au milieu du réel : un quart d’heure de sidération, et c’est fini. La rue est rendue à la rue. On applaudit, mais on reste devant un mur nu. Le musicien a disparu. Était-ce un rêve ? L’ordinaire a repris ses droits. Au-delà, évidemment, il y a une performance physique et technique incroyable, dont il serait dommage de révéler les ficelles. On a le plaisir de retrouver le duo formé par Voleak Ung et Vincent Brière, toujours juste, toujours bien à son endroit, toujours impressionnant de maîtrise. Avec leurs comparses, Hemda Ben Zvi et Tuk Frederiksen, ils arrivent à créer une illusion presque parfaite, à donner consistance à l’incroyable, à tel point qu’on y croit, à cet incroyable événement. C’est impeccablement propre et réglé. Chapeau bas à Camille Boitel et à Sève Bernard pour avoir concocté ce petit bijou de précision poétique. Pour celleux qui traînent dans les parages de Chalon, cela joue tous les jours, plusieurs fois d’affilée, à partir de 10h et de 14h. GÉNÉRIQUE Distribution : Écriture, chorégraphie : Camille BOITEL / Assistante à la mise en scène, regard extérieur : Sève BERNARD / Interprètes : Hemda BEN ZVI, Vincent BRIERE, Tuk FREDERIKSEN, Voleak UNG / Régie générale : Stéphane GRAILLOT / Production, administration, diffusion : Elsa BLOSSIER / Chargée de production : Agathe FONTAINE Photo : (c) cie L’Immédiat
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Le spectateur de Belleville
July 24, 2022 1:11 PM
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Texte d'Olivier Py, publié dans Télérama le 24 juillet 2022 Après neuf ans à la tête du festival d’Avignon, Olivier Py s’apprête à céder sa place au metteur en scène Tiago Rodrigues. Ce dimanche 24 juillet, en guise de passage de relais, il a lu devant son successeur une lettre bouleversante, que nous publions en exclusivité. La scène s’est déroulée ce dimanche 24 juillet, lors de la conférence de presse de clôture de la 76e édition du Festival d’Avignon (qui se referme officiellement le 26 juillet) : l’actuel directeur de la manifestation, Olivier Py, en poste depuis 2013, a tiré sa révérence, comme prévu, devant Tiago Rodrigues – dramaturge, metteur en scène et comédien portugais. Et il l’a fait en lisant une lettre aussi belle que forte. Une lettre en forme de bilan, parfois douloureux, toujours passionné, empreint d’une indéfectible foi dans le théâtre, la création mais aussi et surtout dans cet événement unique qu’est le Festival d’Avignon. En exclusivité, Olivier Py a bien voulu nous la confier. Festival d’Avignon 2022 : “Ma jeunesse exaltée”, d’Olivier Py, dix heures de folie théâtrale Le Festival n’était pas un moment de ma vie, c’était ma vie. Être libéré de sa vie est une véritable grâce, et je n’en aurai pas été libéré tout à fait sans la confiance que je mets en toi. Je suis nu comme un nouveau-né et c’est une véritable béatitude. De cette nudité, puisque je ne suis revêtu à ce jour d’aucun projet d’avenir institutionnel, je voulais t’adresser ce viatique. Il est modeste, mais la nudité n’a pas de poches. Tu vas vivre des heures difficiles, et je serai l’un des rares à le savoir, tandis qu’une foule de jaloux et de fâcheux qui te croient dans l’Olympe, s’autoriseront à dire tout et n’importe quoi et à faire de leur ressentiment un argument. Tu seras bien seul. J’ai confiance car tu auras, au Festival, une équipe qui te soutiendra, comme cela a été mon cas, des compagnons merveilleux comme j’en ai eu. Cela, malgré tout, ne pourra empêcher des moments de solitude effrayants. Car au Festival, tout le monde est dans sa tranchée et s’efforce de tenir son poste sous les bombes. J’aimerais te donner des conseils, mais la situation où je suis, la page blanche où je vole n’est pas propice aux conseils. J’en sais de moins en moins, sur l’état du monde, de la culture, de l’avenir, du théâtre, de la jeunesse, du Festival et de moi-même. Je n’ai plus aucune certitude, je deviens un peu agnostique. Je ne sais pas, j’essaie d’écouter. Donner des conseils, comme faire des critiques, je trouve cela trop avilissant. Ce n’est donc pas un conseil professionnel que je pourrais te donner mais un secret d’amitié. Le voici. Olivier Py : “Le Festival d’Avignon aura été la grande passion de ma vie”6 minutes à lire Garde la pureté de ton cœur. Le cœur est le lieu du désir et les désirs ne sont pas toujours purs. Garde alors la pure impureté de ton désir. Garde la pureté dans ton cœur car tu seras sommé, par des gens qui en savent toujours plus que nous, de l’abdiquer. On te demandera de programmer ceci et cela au nom de ceci et de cela. On te conseillera tout, on t’intimera l’ordre de faire cela et ceci et tout et son contraire, au nom de toutes sortes de choses, de toutes sortes de bonnes raisons politiques, esthétiques ou éthiques, mais surtout au nom de choses qui n’ont qu’indirectement à voir avec le théâtre. N’écoute pas la raison raisonnable et la prudence professionnelle. N’espère pas dans les stratégies politiques, ne mise rien sur de l’intérêt ou la ruse. Écoute ton cœur pur. Garde dans le plus pur de ton cœur qu’il y a des choses qu’il faut faire parce qu’il faut les faire même quand il ne faut pas les faire. Et c’est tout. Garde la pureté de ton cœur quand le Festival sera attaqué par des gens qui n’ont pas lu le programme, et ne sont jamais venus. Garde la pureté de ton cœur quand les sempiternelles bêtises sur l’art élitiste, l’entre-soi, l’intellectualisme, ou l’institution te seront crachées au visage. La plupart du temps ; ils ne savent pas ce qu’ils disent et ils ne savent pas ce qu’ils font. Garde la pureté de ton cœur et au contraire de moi, souvent, garde ton calme. Garde l’amour pur du théâtre, de l’art, de la pensée, de l’absolu littéraire, comme une pureté plus pure que l’impureté des obligations mondaines. Les jeux de pouvoirs sont publiés et reste le souvenir de la pureté de l’acte artistique. Garde pur en toi celui qui aime le Festival même quand tout va mal au Festival, c’est-à-dire un jour sur deux en juillet. Garde la pureté de l’émerveillement devant notre Cour d’honneur sous les étoiles, devant l’espoir métaphysique des jeunesses, devant la passion de ce public unique au monde. Garde la pureté de ton cœur, elle est le centre de tout. Elle est le véritable message. Et si tu penses que rien n’est plus beau au monde que cette folie de juillet dans la ville des papes alors rien ne pourra t’atteindre… Dis-toi que tu ne peux pas tout faire même en travaillant 25 heures par jour. Mais si tu perds la pureté de ton cœur tu auras perdu le Festival et toi avec. C’est ce combat spirituel que personne ne verra, que personne ne saura et qui sera parfois le plus terrible. Ne laisse entrer dans ce cœur pur et purifié par le travail, ni remords, ni envie, ni ressentiment, ni colère. Le Festival est plus beau que tout et ton espoir d’un plus beau Festival encore, est le plus grand mystère de ton cœur et tu ne le partageras avec personne. Ce n’est pas très difficile. Il suffit de ne pas oublier celui qui est venu ici pour la première fois et qui y a découvert un monde meilleur. Moi, j’y ai rencontré, l’année de mes vingt ans, l’art, l’engagement, le théâtre et mon destin. « Les journées du directeur sont faites de dix compliments pour une bassesse. On retient plus facilement les bassesses par vanité, on oublie trop facilement les compliments. » Garde la pureté dans ton cœur aussi sous les splendeurs papales, les obligations protocolaires, les cirages de pompes et les courtisaneries et les honneurs. Traite les grands comme des petits et les petits comme des grands. Quand tu seras humilié par les marquis, il y aura toujours une femme de ménage pour te dire qu’il faut te reposer et prendre soin de toi. Une femme de ménage, ou un détenu, ou un adolescent, ou une spectatrice pressée. Les journées du directeur sont faites de dix compliments pour une bassesse. On retient plus facilement les bassesses par vanité, on oublie trop facilement les compliments. Des bénédictions faites par des anonymes qui ne vous demandent rien et vous disent merci du fond de leur cœur pur. Dis-toi que leurs cœurs purs de festivaliers émerveillés et le tien ne sont qu’un. Tout est là et le reste n’existe pas et passera avec le mois d’août.
Qu’est-ce qu’il y a de plus beau sur cette terre que notre Festival ? Et pourtant que de critiques ? N’y a-t-il pas des choses plus critiquables en ce monde que notre Festival ?
On lui demande tout, de sauver la planète, d’arrêter la guerre, de reconstruire le contrat social et comme il ne le peut pas absolument, on dit qu’il ment, qu’il se paie de mots. Mais combien de justes causes trouvent ici sa parole ? Et la cause des causes qui est celle de l’émergence du Sens ? Et tant qu’on lui demande tout, c’est la preuve qu’il ne sert pas à rien. Et c’est vrai. Nous ne pouvons pas tout mais nous ne pouvons pas rien et cela suffit à séparer la nuit du jour. Notre Festival est fragile, financièrement, médiatiquement, politiquement. On le croit puissant, établi, institutionnel, léonin. Le public n’a pas à connaître nos problèmes, lui qui vient ici pour trouver un sens à une vie souvent plus difficile que la nôtre. À tous les cynismes, à tous les découragements, il te faudra opposer la pureté de ton cœur ; l’amour d’Avignon, du public et de l’art. Et c’est comme cela que tu désarmeras les malveillances, et surtout que tu inventeras l’impossible. Et je t’en sais capable. Ce qui se passe ici pendant le mois de juillet n’a lieu nulle part ailleurs dans le monde. Ce n’est ni consensuel, ni pré-écrit, ni inoffensif. C’est un miracle et une utopie, c’est la fête de l’Espérance. Ici, demain, certains adolescents vont fabriquer les outils de leur dignité, et c’est eux qui doivent nous juger. L’année prochaine, je vais vivre enfin un Festival de pure jouissance, de pure béatitude, sachant que tu veilles sur nous. Oui, sur nous, il y a un nous. Merci à ceux qui partagent ce rêve et longue vie au Festival d’Avignon ! » Olivier Py, 24 juillet 2022, Avignon Légende photo : Olivier Py lors de l’ouverture du Festival d’Avignon, en 2021. Nicolas Tucat / AFP
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Le spectateur de Belleville
July 22, 2022 5:12 PM
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par Ève Beauvallet dans Libération le 20 juillet 2022 Le danseur et chorégraphe, chef de file de la vague conceptuelle française, reprendra début août le flambeau de la défunte Pina Bausch à la direction du Tanztheater de Wuppertal. Des perles de sueur giclent de sa crinière rousse, des torrents dévalent le long de son dos, à peine le temps de regonfler son ventre d’air et le voici parti vider trois jerricanes d’énergie dans un autre recoin du plateau. Boris Charmatz, 49 ans, s’arrache, il est en nage. Alors vraiment, confie-t-il au lendemain de la représentation, ça le dépasse : «Ça fait vingt ans que je sors de scène en sueur et on continue à dire que je fais de la “non-danse” !» Qui a dit ça, d’abord ? Les premiers spectateurs du chorégraphe, peut-être, au début des années 2000, quand le pétaradant chef de file de la vague conceptuelle française décoiffait les chignons bien laqués de la danse instituée, moins par esprit de contradiction que par besoin d’ancrer les corps dans un nouveau contexte politique. A l’époque, ses déambulations aveugles avec jeans noués autour du visage, ses pogos cul-nu balancés à la sauvage à deux centimètres de nos souliers, ses virées en semi-remorque avec Jeanne Balibar repoussaient hors de ses limites la définition de la «danse», et il était grand temps. Mais aujourd’hui, qui soutiendrait encore que Somnole, ce solo accueilli dans un tonnerre d’applaudissements au Festival de Marseille début juillet, n’est pas «vraiment» de la danse ? C’est, précisément, de la danse «endormie». Couvée pendant la pandémie, quand tous les théâtres étaient au point mort et les corps engourdis, la pièce montre un homme en état de sommeil ou de léthargie, pris dans un flux de gestes exutoires. Seul dans l’espace comme dans sa chambre de confinement, sans les moyens techniques habituels du théâtre, donc sans musique, il siffle sa propre bande-son, de Donna Summer à la BO du film la Boum. Charmatz s’anime avec passion quand on le lance sur le sujet : il connaît la langue sifflée dans les Canaries, tout. Enfant, déjà, il voulait organiser une symphonie entièrement sifflée. C’est dire… Quand il était petit, d’ailleurs, il y a plus de quarante ans, une autre danseuse fusait sur le plateau comme une somnambule en pleine rêverie, tandis qu’un homme débarrassait sur son passage toutes les chaises de café dans l’espace afin qu’elle ne se blesse pas. C’était Pina Bausch, et c’était Café Müller (1978), chef-d’œuvre qui fit fondre en larmes deux générations de spectateurs de l’Allemagne de l’après-guerre aux héros d’Almodóvar dans le film Parle avec elle (2002). A elle aussi, avant qu’elle ne devienne la superstar mondiale intouchable de la danse du XXe siècle, le public parfois réactionnaire balança des tomates en hurlant : «Ce n’est pas ça, la danse.» Boris Charmatz, malin : «Quelque part, c’était une des premières à faire de la “non-danse”…» Il a d’ailleurs fallu inventer d’autres mots pour qualifier l’art révolutionnaire de l’Allemande et ce fut «danse-théâtre», un nom qu’elle donna également à son fief de la Ruhr qui devint le «Tanztheater» de Wuppertal. Boris Charmatz y a passé pas mal de temps cette année, entre ses nombreuses tournées – ce qui explique qu’à l’heure du café matinal, excusez-le, vraiment, il soit «crevé». Besoin de vacances, deux semaines, la Crète. Et mieux vaut se reposer, car début août il prendra la direction du temple légendaire, occupé par une compagnie d’une trentaine de danseurs, d’une soixantaine de salariés, riche de six décennies d’histoire de la scène, laissé orphelin depuis la mort brutale de Pina Bausch en 2009. Il devra faire vivre ce répertoire immense à travers le monde et créer de nouvelles pièces. Autant dire que les projecteurs sont bien braqués. Sa nomination en a étonné plus d’un. Boris Charmatz n’a jamais travaillé avec l’Allemande. Ses jeux conceptuels n’ont pas grand-chose à voir avec le lyrisme expressionniste de son aînée. Plus jeune, et contrairement à 97% des danseurs des années 80, il ne rêvait pas spécialement d’auditionner pour elle : après une enfance à Chambéry dans une famille de profs militants de gauche, un début de carrière dans le ping-pong, puis un passage ennuyeux et frustrant à l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, Charmatz braque radicalement vers une forme ludique d’expérimentation : des chorégraphies sous contraintes à la mode oulipienne, des poignées de main à la famille esthétique de Marcel Duchamp, une curieuse école de danse sans murs (Bocal) ou un étrange musée sans cimaises, le Musée de la danse, qu’il a lancé à Rennes et dirigé pendant près de dix ans, où il peaufina sa vision inventive des archives et du répertoire. Il y a bien un lien avec l’Allemagne de Pina Bausch : la langue, d’abord, puisque sa famille comptait plusieurs profs d’allemand, la culture, ensuite, puisque les Charmatz passaient chaque été à Berlin avant la chute du mur. «C’était la capitale underground, l’époque des rats sur l’épaule, des théâtres effondrés dont il ne restait que la façade, et surtout des pièces de Klaus Michael Grüber.» Sa mère lui traduisait le texte en murmurant dans le noir. S’ouvrait alors un territoire d’émotion pure et de dingueries – comme plus tard devant les œuvres de Pina Bausch. Mais franchement, il est le premier surpris qu’on lui confie le flambeau de ce Tanztheater qui peinait, depuis la mort de la chorégraphe, à retrouver une direction artistique stable. Sur le papier, explique-t-il, c’était «impossible d’accepter» – et Charmatz dit ça avec la flamme du joueur d’échecs dans la pupille. Impossible d’envisager un déménagement dans la Ruhr «pour des raisons familiales d’abord» – il est le conjoint de la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen, mère de ses enfants, «avec qui il essaie de passer un peu de temps ces jours-ci à Marseille». Il était plutôt question de quitter Bruxelles pour s’installer à Lille et entamer là-bas, en partenariat avec le Louvre-Lens ou le Phénix de Valenciennes, un grand chapitre de son projet TERRAIN, chantier artistique axé sur l’espace public dont les terrils des environs de Lens devaient être le décor. Quand il a fait le déplacement à Wuppertal, c’était donc pour dire «non». «Et puis, ils ont installé environ 60 chaises en rond pour me rencontrer. Ce n’est pas uniquement grâce à ça, précise-t-il – et l’on comprend précisément que si –, mais à cet instant, il est devenu pour moi impossible de refuser.» D’autant qu’il est sans doute le candidat idéal : moins dans le culte de personnalité que les autres, passionné par les manières de vivifier le patrimoine endormi, dingue du travail de «curation – pardon le mot est moche… Quand Pina Bausch recrée son chef-d’œuvre Kontakthof pour des adolescents d’une part, et pour des personnes âgées de l’autre, elle fait de la curation sur son propre répertoire». Il souligne que la compagnie compte une personne trans et que les pièces de Pina Bausch sont très genrées… «Je dis ça en l’air, mais c’est intéressant.» Et cette pensée semble lui avoir rechargé les batteries. 3 janvier 1973 Naissance à Chambéry 1993 Création de A bras-le-corps avec son ami Dimitri Chamblas, duo à danser toute la vie De 2009 à 2018 Direction du Musée de la danse, Centre chorégraphique national de Rennes 1er août Directeur du Tanztheater de Wuppertal
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Le spectateur de Belleville
July 22, 2022 2:09 PM
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Par Fabienne Darge (Avignon (Vaucluse), envoyée spéciale) dans Le Monde - 22 juillet 2022 Le duo mémorable formé par les deux comédiens fait résonner comme rarement la pièce de Samuel Beckett, présentée dans le « off ». Avignon, festival en pente douce vers sa fin, pic de chaleur à 41 degrés, 1 600 spectacles dans le « off ». L’enfer sur terre ? Mais non mais non… Nonobstant un sentiment d’absurdité prégnant face à l’obésité croissante du monstre et à la débauche d’affiches barbouillant la ville – aberration écologique de plus en plus criante –, on peut voir du vrai théâtre dans le « off ». La pièce brille par l’exercice d’équilibrisme qu’elle réussit entre le comique et le tragique, et entre le corps et les mots Le trésor d’entre les trésors, c’est Fin de partie, de Samuel Beckett, que jouent, au Théâtre des Halles, deux acteurs magnifiques qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Denis Lavant avait déjà joué trois monologues beckettiens sous la direction de Jacques Osinski, Cap au pire, La Dernière Bande et L’Image. Il est ici rejoint par Frédéric Leidgens et les deux hommes forment un duo mémorable, qui cisèle le chef-d’œuvre de Beckett pour mieux en dégager la bouleversante humanité. « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. » Ce sont les premiers mots de la pièce qui semble faire tomber un à un, dans le vide intersidéral de la condition humaine, les grains du temps et ceux des mots – les mots qui seraient comme les compteurs du temps, dans cette interminable fin de partie qu’est l’existence. Une dimension prophétique Les voilà donc, Clov (Denis Lavant) et Hamm (Frédéric Leidgens), dans leur appartement en forme de trou à rat, qui est comme une arche de Noé sans magie, un îlot de solitude. Autour d’eux, le monde est mort, sans que Beckett explique quel cataclysme a ravagé la nature et les hommes. A la réentendre aujourd’hui, à l’heure des incendies de forêt géants et de légitimes angoisses climatiques, la pièce, écrite en 1957, prend une dimension prophétique qu’elle n’avait pas il y a encore quelques années. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Denis Lavant, une vie de funambule Condamnés à vivre ensemble, Clov et Hamm forment un de ces couples beckettiens où se rejoue indéfiniment le rapport maître esclave. Clov est le domestique, mais peut-être aussi le fils adopté par Hamm il y a longtemps. Hamm, paralytique et aveugle, règne sur Clov depuis son fauteuil roulant, par le pouvoir de la parole. Clov a encore ses jambes et ses yeux, mais son corps est si abîmé par l’usage qu’il ne peut plus s’asseoir. Condamné à vivre soit debout, soit couché. Avec eux vivent, si l’on peut dire, les parents de Hamm, Nagg et Nell, qui n’en finissent plus de mourir et sont enfermés dans des poubelles que Clov ouvre de temps à autre pour leur glisser quelque pitance. Le grand art de Beckett, c’est la profondeur insondable à laquelle il va forer dans la condition humaine, avec ses dialogues pourtant ancrés dans la banalité la plus triviale. Quelle vanité que de vouloir donner un sens à l’existence, semble nous dire l’écrivain irlandais, alors que la vie est une partie que l’on perd immanquablement, à la fin. Jacques Osinski et ses acteurs ne cherchent pas à jouer aux plus malins avec la pièce. Mais la fidélité au texte n’empêche pas l’interprétation, et cette Fin de partie brille par l’exercice d’équilibrisme qu’elle réussit entre le comique et le tragique, et entre le corps et les mots. Une intériorité saisissante Le rire ici est placé exactement au bon endroit, sans jamais faire oublier que ce que l’on voit est affreux, irrémédiablement. On rit, mais c’est un rire qui serre le cœur. Ce qui rend Beckett si précieux, c’est de nous rappeler sans répit que « cet optimisme que nous désirons sans cesse est la pire de nos fuites devant la réalité », comme le notait Peter Brook. Le sentiment de vivre une fin de partie est si fort ces temps-ci que la pièce résonne comme jamais, grâce à ce qu’en font Frédéric Leidgens et Denis Lavant, dont la rencontre forme une alchimie détonante. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Théâtre : Frédéric Leidgens, poète de la scène Le premier a un côté un peu précieux, un peu diva, qui va bien à Hamm, cet homme qui a encore la ressource de (se) raconter des histoires. Il investit cette partition particulière, puisqu’il ne quitte pas son fauteuil, avec une intériorité saisissante, faisant voler dans l’air ses mains qui sont la seule chose qui bouge encore chez lui, comme pour mieux animer, encore et encore, le théâtre de sa vie, même si elle s’est réduite comme peau de chagrin. A Denis Lavant revient une partition beaucoup plus corporelle, petit pantin clown à la démarche saccadée, avec sa jambe boiteuse. Ce qu’il fait ici émeut aux larmes, c’est inexplicable et magique, c’est l’offrande d’un grand acteur totalement à nu, dépouillé de tout si ce n’est se donner entièrement à l’art essentiel de Beckett, à sa langue qu’il parle désormais comme si elle était la sienne. Chapeau bas. Fin de partie, de Samuel Beckett (Editions de Minuit). Mise en scène : Jacques Osinski. Festival d’Avignon « off ». Théâtre des Halles, jusqu’au 28 juillet à 16 h 00. De 13 à 22 €. Puis au Théâtre de l’Atelier, à Paris, du 19 janvier au 26 février 2023. Fabienne Darge (Avignon (Vaucluse), envoyée spéciale) Légende photo : Clov (Denis Lavant) et Hamm (Frédéric Leidgens) dans « Fin de partie », de Samuel Beckett, dans une mise en scène de Jacques Osinski, à Avignon, en juillet 2022. PIERRE GROSBOIS
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Le spectateur de Belleville
July 20, 2022 2:17 PM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 20 juillet 2022 Le nouveau spectacle du chorégraphe belge a reçu, mardi 19 juillet, un accueil soutenu mais perplexe des 1 900 spectateurs présents au Palais des papes.
Et que va-t-il se passer maintenant ? L’obscurité vient d’engloutir totalement la Cour d’honneur du Palais des papes et on est encore aux aguets, en attente de la suite. Ce plaisir du suspense, celui qui tient mystérieusement en alerte, est au rendez-vous avec Futur proche, nouvel opus du chorégraphe belge Jan Martens. Sans cesse désarçonnant, ce spectacle pour quinze danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen d’Anvers et deux adolescentes ne se ressemble jamais. S’il a l’air parfois de vous abandonner, c’est qu’il vous laisse respirer mais ne vous lâche pas. Et c’est dans cet entre-deux mouvant, incertain, que se love la fascination opérée par la pièce. Un an après le succès débordant de Any Attempt Will End in Crushed Bodies and Shattered Bones, sur le Concerto pour clavecin et cordes Op. 40, d’Henryk Gorecki, présenté dans la cour du lycée Saint-Joseph d’Avignon, Futur proche a reçu, mardi 19 juillet, un accueil soutenu mais peut-être légèrement perplexe des 1 900 spectateurs présents. Sans doute la versatilité des différents tableaux, entre danse, vidéo et performance, explique-t-elle aussi cette adhésion plus lente du public. Si l’on note quelques points communs entre les deux spectacles, comme les signatures gestuelles proposées par chacun des interprètes, la séquence de marche, revue façon géométrie spatiale, ou encore les projections de phrases au contenu politique, le second se risque à distendre le ressort narratif : Martens lance une invitation à partager son monde mais n’y enferme personne. Scénographie insolite Le clavecin est le centre nerveux de cette création pour laquelle Martens a sélectionné six œuvres contemporaines. Hautement singulières et complexes, elles sont jouées en direct par la Polonaise Goska Isphording, élève d’Elisabeth Chojnacka (1939-2017), dont une vidéo en concert a fait chavirer le chorégraphe. Pop, il devient fondu de clavecin. Il installe d’ailleurs l’instrument au milieu de la scène, revendiquant de le sortir de la marge et des oubliettes où il semble condamné. Il l’incruste au creux d’un banc immense qui rythme et souligne les 37 mètres de largeur et d’ouverture du plateau en délimitant deux plans. La course tourbillonnante des danseurs, happés dans le turbo des sons cinglants du clavecin, file le tournis Cette scénographie sobrement insolite sert d’abord pour ce qu’elle est : un lieu où les danseurs se posent, se reposent aussi, en prenant la mesure de l’endroit. Habillés sport, décontractés et multicolores, ils composent en introduction une fresque d’une beauté franche et directe, entourant Goska Isphording avant de partir à l’attaque. Le banc se métamorphose alors en énorme bobine autour de laquelle le mouvement s’enroule et s’affole. La course tourbillonnante des danseurs, happés dans le turbo des sons cinglants du clavecin, file le tournis. Des visions de champ de courses ou d’arène apparaissent et disparaissent, tandis que les interprètes explosent devant et derrière le banc. Qu’ils soient entièrement visibles ou les jambes coupées, par petits groupes ou chacun dans son coin, leur ivresse en boucle s’empare des 500 mètres carrés du plateau comme d’un terrain de jeu. Avec Futur proche, le chorégraphe contemporain collabore pour la première fois avec une compagnie de formation classique. Disparates physiquement, les interprètes possèdent un vocabulaire et une technique commune que Martens utilise d’abord à fond dans une partition de déboulés, pirouettes, sauts… Certains enchaînements font surgir des images souvenirs des élans répétitifs de la Belge Anne Teresa De Keersmaeker ou de l’Américaine Lucinda Childs, qui travailla par ailleurs avec Elisabeth Chojnacka. Mais il casse vite cette virtuosité gagnante à tous les coups pour projeter les danseurs dans des situations plus ordinaires. Les voilà donc en train de se filmer, et le résultat se révèle gigantissime sur les murailles du Palais des papes, ou encore de plonger dans une bassine d’eau pour un bain purificateur. Dépense de soi sans compter La danse, plus qu’un langage ou une forme, est d’abord une expérience ultraphysique, chez Martens. Dès ses premières pièces en 2010, cet artiste conceptuel ne cherche pas une écriture mais « aime le travail du corps ». Et de ce côté-là, ça bosse fort, dans Futur proche. Pas question de rester sur le banc de touche en flottant des guibolles. Pas le temps de se regarder bouger. Il faut agir, foncer en étrillant, au passage, le vernis de la représentation. On se souvient comme si c’était hier de son spectacle The Dog Days Are Over (2014), uniquement basé sur des sauts. La dépense de soi sans compter se révèle la seule valeur sûre dans un univers instable, et l’exploit s’affirme dans la sincérité. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Festival d’Avignon : Jan Martens voit son « Futur proche » en grand La cellule souche de Futur proche est le solo Elisabeth Gets Her Way (2021), interprété par Martens et dédié à Elisabeth Chojnacka. Présentée du 4 au 13 juillet, au Théâtre des Abbesses, à Paris, en tournée à partir de la rentrée, cette déclaration de passion démesurée, mais très carrée dans sa forme, pour la musicienne polonaise prend le ton documenté d’une conférence illustrée. Sept œuvres musicales enregistrées par Chojnacka scandent des archives visuelles et sonores, brossant son parcours et la façon dont elle redora le blason passablement cramé du clavecin. De Michael Nyman à Stephen Montague, en passant par Graciane Finzi, également jouée dans Futur proche, Martens s’y laisse transpercer, canarder même, par la musique pour mieux l’incarner. En chemise blanche ou à poil, il devient instrumentiste de lui-même, à l’instar de Chojnacka qui ne faisait plus qu’un avec son clavecin. Cet exercice d’acharnement et de possession, qui percute les sons autant que ceux-ci perforent les corps, se décline dans Futur proche. A chacune des six partitions le plus souvent accidentées et dures – le clavecin peut lancer des flèches –, les danseurs ripostent par une gestuelle tantôt volubile et spatiale, tantôt intériorisée et piétinante. Un grand plié classique bat soudain de l’aile ou se brise en éclats coupants. La fluidité se fige en postures bizarres. Alors que les lumières virent aveuglantes avant de se résorber en halos et de s’opacifier, la peau des interprètes persiste à briller encore. Futur proche, de Jan Martens. Cour d’honneur du Palais des papes, Avignon. Jusqu’au 24 juillet à 21 h 30. Festival-avignon.com Rosita Boisseau (Avignon, envoyée spéciale)
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Le spectateur de Belleville
July 19, 2022 11:22 AM
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Par Armelle Héliot dans son blog - 10 juillet 2022 Anne Théron met en scène la version composée par Tiago Rodrigues et traduite par Thomas Resendes. Elle opte pour une vision opératique et picturale d’une tragédie qui, comme chez Racine, se dénoue avec la liberté de l’héroïne. C’est le spectacle qui a ouvert, avec En transit d’Amir Reza Koohestani, le 7 juillet à 18h00, cette édition du Festival d’Avignon. Une invitation aristocratique d’Olivier Py : honneur à Tiago Rodrigues, successeur désigné –et déjà au travail- à la direction de la manifestation. On connaît cette version d’Iphigénie, composée par Tiago Rodrigues. Elle a été éditée aux Solitaires Intempestifs. Elle réunit tous les protagonistes de la tragédie antique en une sorte de lancinante reprise d’une formule : « je me souviens ». Chacun se souvient. Anne Théron a toujours su manier les sons et les musiques, les lumières et les ombres, les voix des interprètes. Dans l’espace classique de l’Opéra de la place de l’Horloge, bâtiment réhabilité vibrant de souvenirs de grandioses créations, de Bob Wilson à Thomas Ostermeier, la scénographie de Barbara Kraft qui signe également les costumes, déclinaisons de noir, à l’exception des épaules d’Iphigénie, offre un développement en cinémascope de l’espace représenté, palpitant dans les lumières de Benoît Théron. Sophie Berger nourrit sans relâche le son et Nicolas Comte, les vidéos. Voulue par la metteuse en scène, l’ouverture nous précipite dans un vacarme à la Apocalyse now qui apparaît comme une facilité, d’autant que c’est le silence que travaille ensuite Anne Théron. Le suspens, le furtif, l’évanescent et jusqu’à l’immobilité frémissante des protagonistes. La distribution réunie subjugue : une Clytemnestre puissante, déterminée, Mireille Herbstmeyer, légende du théâtre. Humaine et rigoureuse, face à sa fille délicate qui ne prend la parole que rarement. Carolina Amaral possède la grâce sans faiblesse d’Iphigénie. Vue large avec mer et ciel et personnages tous présents à vue. Une photographie de Christophe Raynaud de Lage. DR. Deux autres femmes pour le chœur, Fanny Avram, Julie Moreau. Et des comédiens virtuoses : Vincent Dissez, Agamemnon, Alex Descas, Ménélas. Leurs échanges sont superbes et tenus sans crispation tout en affirmant leur opposition sans faiblesse. Joao Cravo Cardoso est Achille, Richard Sammut donne à Ulysse sa naturelle puissance. Dominant de sa haute stature, le grand Philippe Morier-Genoud se partage en trois partitions nobles. Il y a quelque chose d’un oratorio. Plus de mise en place chorégraphiée (avec en plus de vrais moments de danse par Thierry Thieû Niang) que de mise en scène qui est absorbée, mais c’est le souhait d’Anne Théron, par l’arrière fond : bord de mer, images de l’attente des soldats, cieux noirs comme le plomb qui menace, grand tableau avec par moments, bien avant le sacrifice, les rugissements de la mer et les nuages qui défilent. Histoire de nous faire comprendre que le vent pourrait s’être déjà levé. Mais non, c’est un leurre. Une malice du destin. Opéra Grand Avignon, jusqu’au 13 juillet à 18h00. Durée : 1h35. Texte publié aux Solitaires Intempestifs.
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Le spectateur de Belleville
July 19, 2022 5:26 AM
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Par Eve Beauvallet dans Libération - 17 juillet 2022 Succès d’Avignon off, le cartoon Welcome et la farce Hidden Paradise participent du renouveau de ce registre, à l’instar de leurs cousins de la BD Bastien Vivès ou Fabcaro. On ne sait plus bien qui de Fabcaro, de Bastien Vivès ou du duo Ruppert et Mulot a inventé le premier la connerie, mais tous adorent jouer sur la dissociation entre ce qui est montré et ce qui est dit. D’un côté, par exemple, un trait à la ligne fine, claire, sereine, aux couleurs volontiers pastel montrant une maîtresse de maison accueillant en souriant son invité. Et là-dessus, flanqué sur le dessin comme une mouche à merde sur un joli gâteau, un dialogue hard-core entre des goujats prévenant qu’ils ont rapporté une tarte industrielle à 7,50 euros et leur hôtesse qui leur répond «vous vous êtes pas fait chier la bite» (Fabcaro). Souvent, comme pour accentuer l’effet de détournement et de piraterie, le dessin varie à peine d’un cil de case en case alors que le discours délire. Imaginons maintenant que ces crétineries chéries sortent des planches de BD pour atterrir sur scène et prendre vie. Car c’est exactement le même procédé utilisé dans deux fantaisies découvertes à Avignon, lesquelles prouvent que c’est aussi dans les marges de la danse et du théâtre – et pas uniquement dans celles de la BD et de l’animation – que l’art burlesque se réinvente avec dinguerie. Langues enfermées dans les bouches La première, Welcome, est une farce ventriloque inouïe signée par le jeune chorégraphe Joachim Maudet dans laquelle les trois danseurs ne bougent pas vraiment plus que sur les planches (de blog) de Bastien Vivès. Des voix délirantes, en revanche, s’échappent de ces corps qui se déplacent à vitesse infinitésimale en fixant le public. Est-ce le surmoi du danseur qui s’exprime ainsi pour commenter en ricanant l’entrée du public, le look des spectateurs, celui de Jacqueline qui est venue habillée comme pour le Festival de Cannes, celui de Chantal qui a le droit à son chant d’anniversaire façon supporteurs de foot ? Tandis que le texte dérape maintenant à toute blinde vers les mille et uns recoins d’un inconscient, s’élançant, par association d’idées ou de rythme, dans la cadence outrée des débats entre universitaires invités sur France Culture, voilà l’impression tenace de voir des danseurs dont les corps – toujours impassibles et corsetés – auraient en fait été hackés par un gang d’Oompa-Loompas. Mais qui parle, enfin ? On l’apprendra par la grâce d’un coup de théâtre final que le surréaliste Roland Topor aurait adoré dessiner : Welcome raconte en fait la condition des langues enfermées dans les bouches, à qui l’artiste imagine une psyché propre, exactement comme le dessin animé Il était une fois… la Vie (1987) personnifiait les organes et cellules du corps humain. Ce sont elles qui nous parlaient, revendiquant, comme toute minorité invisibilisée, leur droit à s’émanciper des glottes, à dégouliner des bouches dans leurs habits de fête rouge fluo pour entamer, dans un ahurissant bouquet final, un twerk endiablé face public sur fond de samba brésilienne. Tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité, y compris les monstres qui vivent en nous dans l’obscurité. Pâte à modeler Hidden Paradise, incongruité québécoise, vise moins la fantasmagorie organique que la métaphore politique, mais elle utilise aussi le procédé de dissociation entre discours et corps. Le discours est celui entendu par les artistes Alix Dufresne et Marc Béland sur les ondes de la radio nationale canadienne le 9 février 2015 : en quelques minutes, le philosophe Alain Deneault expliquait avec pédagogie en quoi les évasions fiscales plombent le système budgétaire des Etats, et revenait sur la déresponsabilisation des gouvernements ainsi que sur le contrôle qu’exerce sur eux une poignée d’oligarques. L’interview est d’abord diffusée, puis mise en bouche à l’exact identique par les deux interprètes tandis qu’ils partent dans un exercice de danse-gymnastique. Plus tard, ils accéléreront le texte ou le ralentiront à l’extrême, le tritureront comme une pâte à modeler jusqu’à ce que le signifiant se décroche bien du signifié. Sur les deux tiers de la pièce, la farce fonctionne et alimente pas mal d’hypothèses : est-ce une métaphore du degré de désinvolture des évadés fiscaux vis-à-vis des citoyens ? De la difficulté à donner corps à ces désastres abstraits ? De l’impossibilité de la collectivité à lutter ? En tout cas, ce qui est mis en scène est sans doute moins le discours que la capacité des auditeurs à l’écouter. Et si l’exercice formel finit sans doute par s’essouffler, il a le mérite d’aborder le sujet dans une langue bien moins littérale que ne l’auraient choisie d’autres – au hasard, des metteurs en scène français. Est-ce que ces spectacles appartiennent à une même famille ? Il faudrait alors inclure les Conversations déplacées signées par leur mère, la géniale Ivana Müller (on l’applaudira au Festival d’automne à la rentrée), où quatre randonneurs se meuvent en flux continu dans un fantastique slow motion, tout en dégainant des blagues antispécistes de fin de soirée. En tout cas, ces pièces ont un autre point commun assez curieux : elles montrent que c’est encore une fois depuis le champ de la danse ou de l’art contemporain – bien plus que depuis celui du théâtre le plus institué – que se renouvelle de manière vive et farfelue le travail sur la langue, sur son étrangeté, et sa capacité à être écoutée. Peut-être est-ce un hasard mais quand le Portugais Tiago Rodrigues livrait sa magnifique réécriture d’Antoine et Cléopâtre en frôlant la poésie sonore, c’était par deux danseurs qu’il la faisait jouer. Nouveau patron du Festival d’Avignon (in) à partir de septembre, peut-être aura-t-il déjà repéré ces nouveaux burlesques pour de prochaines années ? Welcome, de Joachim Maudet, était présenté dans le cadre de la Belle Seine Saint-Denis à Avignon. Puis le 11 octobre à Paris (Festival Danse Dense), puis tournée à Rezé, Bordeaux, Tours... Hidden Paradise, d’Alix Dufresne et Marc Béland, jusqu’au 27 juillet, jours impairs, au théâtre du Train Bleu, Avignon.
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