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Avec « Le Paradoxe de John », l’art divague aux sens propre et figuré

Avec « Le Paradoxe de John », l’art divague aux sens propre et figuré | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 12 nov. 2025

 

La dernière création du scénographe et metteur en scène Philippe Quesne est proposée au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, puis au Théâtre de la Bastille, à Paris, dans le cadre du Festival d’automne.

 

 

Lire l'article sur le site du "Monde" 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/11/12/avec-le-paradoxe-de-john-l-art-divague-aux-sens-propre-et-figure_6653191_3246.html

 

Rétive aux explications de texte, mais propice aux rêveries intérieures, la dernière création du scénographe et metteur en scène Philippe Quesne proposée jusqu’au 16 novembre au Théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) semble ne délivrer aucun message d’aucune sorte. Sans doute, se dit-on un peu troublé par l’apparente vacuité du propos, faudrait-il se contenter d’éprouver en temps réel cette représentation sans chercher à lui extorquer une raison d’être et une finalité.

Si Le Paradoxe de John tire son origine d’un spectacle précédent (L’Effet de Serge, créé en 2007) et s’appuie sur des textes originaux de la romancière Laura Vazquez, le projet divague, aux sens propre et figuré, au cœur d’une galerie d’art en chantier. Au sol, un linoléum imitation bois, en l’air, une chaise suspendue, à jardin, une table sur tréteaux censée être la maquette du lieu, à cour, des bougies à taille humaine recouvertes d’un feutre (et plus tard d’un chapeau de cire fondue), en fond de scène, une zone intermédiaire, sas d’entrée ou remise à outils.

 
Avant d’être une galerie, l’endroit était, explique sa gardienne (la formidable Isabelle Angotti, pilier de l’univers de Quesne), l’appartement de Serge. L’homme étant parti pour d’autres horizons professionnels, sa maison est mise à la disposition d’artistes désireux d’y accomplir leurs propres performances. Ce que feront les visiteurs du jour affublés de perruque rousse ou platine, de stetson, de peau d’ours, à leurs pieds des chaussures de randonnée ou bien des santiags. Curieux look qu’adoptent les acteurs Céleste Brunnquell, Marc Susini et Veronika Vasilyeva-Rije.

Débordements

Ces cow-boys d’une grâce inattendue entrent à pas de loup sur le plateau et ne tardent pas à se l’approprier en commentant, extatiques ou sceptiques, leurs éphémères créations dont le ridicule assumé n’a d’égal que l’ineptie charmante : recouvrir la chaise suspendue d’un voilage transparent et lui trouver un intitulé, s’enrouler dans le lino, activer les fumigènes, disserter de l’orientation de rails lumineux où défilent en biais les mots de Laura Vazquez. Un ensemble de gestes dérisoires accomplis sous la menace d’un collègue activiste (le régisseur Marc Chevillon) qui transforme l’eau en mousse expansive susceptible de noyer l’espace sous ses débordements. Les œuvres comme la galerie (ou ce qu’il en reste) seraient-elles guettées par la destruction ?

 

Dans L’Effet de Serge, Philippe Quesne mettait en scène un artiste qui, chaque dimanche, conviait ses proches à assister à ses performances, aucune d’entre elles n’excédant trois minutes. Dix-huit ans plus tard, les trois minutes sont devenues une heure vingt. Une dilatation du temps qui fait écho au travail du metteur en scène. Ses spectacles, quels que soient leurs thèmes (l’écologie, le futur, le devenir humain-animal, la solitude du créateur), sont surtout des tentatives de sculpter la durée partagée entre interprètes et spectateurs.

 

 

 

Pas une mince affaire que de rendre concrète, vivante et palpable cette durée alors que rien de spectaculaire ne se produit. L’infime, le détail, le murmure, le presque rien : le Paradoxe de John se tient à la lisière du vide et du néant. Or, dans ce vide et ce néant, le moindre geste et la moindre parole peuvent devenir déflagration, métaphore, allégorie, dénonciation, critique. Mais de quoi ?

 

Face à une représentation qui ne fournit pas de mode d’emploi, c’est à chacun, selon son envie, sa réceptivité, son humeur, de déterminer (ou pas) à quel bois se chauffent les performances jouées. Un indice, toutefois, fournit une piste biographique. En septembre, Philippe Quesne quittait la direction de la Ménagerie de verre à Paris sur fond de mésentente avec le fonds de dotation privé qui pilote la structure. De là à supposer qu’il règle ses comptes avec cette réalité en fictionnalisant l’hypothèse d’une galerie où l’art, tourné en ridicule, n’aurait plus rien à dire, il n’y a qu’un pas qu’incite à franchir cet ironique et désarçonnant Paradoxe de John.

 

 

Le Paradoxe de John. Un spectacle de Philippe Quesne. Théâtre de la Commune. Aubervilliers, jusqu’au 16 novembre. Théâtre de la Bastille, du 26 novembre au 6 décembre (Festival d’automne).

 

Joëlle Gayot / LE MONDE

Légende photo : « Le Paradoxe de John », de Philippe Quesne, à La Commune, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le 5 novembre 2025. MARTIN ARGYROGLO
 

 

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Au fait, et ce tableau en trompe-l'oeil qui illustre le blog ? Il s'intitule  Escapando de la critica, il date de 1874 et c'est l'oeuvre du peintre catalan Pere Borrel del Caso

 

Julie Dupuy's curator insight, January 15, 2015 9:31 AM

Peut être utile au lycée

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« La petite cuisine de Mehdi » d'Amine Adjina : la critique d'une petite perle aux multiples saveurs

« La petite cuisine de Mehdi » d'Amine Adjina : la critique d'une petite perle aux multiples saveurs | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Fabrice Leclerc dans Paris - Match - 9 déc. 2025

 

Écrivain et metteur en scène de théâtre, Amine Adjina tisse un feel-good movie impeccable et profond sur l’émancipation face aux traditions. Avec Hiam Abbas et Younes Boucif.

 

Le synopsis

Si Mehdi joue le rôle du fils algérien parfait devant sa mère Fatima, il s’adonne à sa passion pour la cuisine française dans un bistrot lyonnais et vit une belle histoire d’amour avec Léa. Dans cet équilibre difficile à tenir entre traditions et modernité, les petits mensonges de Mehdi, sur sa famille ou sa maman commencent à devenir ingérables. Léa, qui en a marre de ses cachotteries familiales, veut rencontrer sa mère. Au pied du mur, Mehdi va trouver la pire des solutions…

La critique de Paris Match (4/5)

La voilà donc la jolie surprise du cinéma français de cette fin d’année qu’on n’avait pas vu venir, si ce n’est un buzz très positif depuis sa présentation dans plusieurs festivals de rentrée, prix du public au Festival de Saint-Jean-de-Luz. Totalement justifié pour le coup tant ce très joli film parle au cœur, porté par la finesse de son écriture et son goût pour le cinéma. Venu qui plus est d’un auteur/metteur en scène de théâtre qui s’est jeté sans filet dans l’aventure du long métrage de cinéma. Et osé sortir des sentiers battus du « drame social » trop facile en regard de son sujet, jouant finement la carte du feel-good movie. Raconter l’immigration, l’intégration, l’assimilation et le poids des traditions sans jamais donner de leçons, voilà le propos de ce joyeux film profond, vaudeville assumé qui croque à pleines dents la figure de la mère et du poids trop lourd de la tradition.

 

Amine Adjina manie l’écriture comme un jeu pour croquer les cultures maghrébines et européennes, quand les non-dits deviennent empiriques. Il porte son film avec soin, s’offre des libertés de cinéma bienvenues (une séquence dans un train, petit modèle de non-convention). Mais surtout, cet acteur et metteur scène a le goût du casting parfait. Et offre une galerie de personnages incroyables, pétris de leurs propres contradictions, où rayonnent Younès Boucif dans le rôle-titre (acteur dans « Drôle » et rappeur à ses heures), l’incontournable Hiam Abbass mais aussi de belles révélations comme Ines Boukhelifa et l’incroyable Malika Zerrouki, actrice non professionnelle, qui irradie dans le rôle de la mère algérienne, pivot involontaire de cette tragi-comédie. Dans la petite cuisine de Mehdi, ça rit, ça pleure, ça ment par amour, ça danse et ça dit plein de choses sans en avoir l’air, dans l’excès et dans la joie. À déguster sans modération.

 
 

La petite cuisine de Mehdi, film

D’Amine Adjina
Avec Younès Boucif, Clara Bretheau, Hiam Abbass

 
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Au Théâtre des Abbesses, Suzanne de Baecque prolonge le récit autobiographique d’Annie Ernaux jusqu’aux filles nées au XXIᵉ siècle

Au Théâtre des Abbesses, Suzanne de Baecque prolonge le récit autobiographique d’Annie Ernaux jusqu’aux filles nées au XXIᵉ siècle | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 1er déc. 2025

 

Dans « Mémoire de fille », la liberté de feu follet de cette formidable comédienne ne fait pas oublier l’armature pesante de la mise en scène.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/12/01/au-theatre-des-abbesses-suzanne-de-baecque-prolonge-le-recit-autobiographique-d-annie-ernaux-jusqu-aux-filles-nees-au-xxie-siecle_6655546_3246.html

 

Mémoire de fille, version française incarnée au Théâtre des Abbesses, à Paris, par la très vive Suzanne de Baecque, est née dans l’élan d’une précédente version. Allemande, celle-ci, et portée à la scène dès 2022 à la Schaubühne de Berlin par l’actrice Veronika Bachfischer.

 

 

Mémoire de fille est un roman autobiographique d’Annie Ernaux, publié en 2016, dans lequel deux versions de l’écrivaine coexistent qui forment un corps solidaire lorsque Ernaux, soixante ans après les faits racontés, saisit la main d’Annie Duchesne (son nom à 17 ans), pour la hisser à ses côtés et consoler sa peine, reconnaître en elle une victime et, par l’énoncé de ce mot, réparer ses propres blessures.

 
Il est important ce récit de vérité dans lequel une femme parvient à s’extirper de la honte et de la culpabilité en basculant une faute qu’elle croyait sienne de ses épaules à celles de l’amant : un moniteur de colonie de vacances qui, en 1958, impose à Annie encore vierge les modalités, par lui seul décidées, d’un rapport sexuel. Elle pensait alors cette étreinte consentie. Il lui faudra des années pour comprendre ce qu’elle a subi. Et s’expliquer les suites : anorexie, arrêt des règles, sentiment d’être une moins que rien, tête basse devant ce « putain » dont la gratifie, à l’époque, la bêtise crasse de ses camarades.

Un accordéon de paravents

Suzanne de Baecque n’a rien vécu de tel. Quoique. C’est mal à l’aise qu’au petit matin de l’été 2016, elle s’enfuit d’une toile de tente où un garçon vient de la déflorer. Souvenir troublé de sa culotte tachée de sang. Elle voulait perdre sa virginité, c’est vrai. Mission accomplie mais à quel prix ? Cette anecdote, elle la raconte en aparté au cours du spectacle, prolongeant le récit d’Annie Ernaux jusqu’aux filles nées au XXIe siècle. Et qui seraient donc, elles aussi, en proie aux confusions : comment, adolescente, rester souveraine dans son désir sans céder aux pressions d’injonctions héritées de traditions patriarcales.

 

 

Lire le portrait (en 2022) : Article réservé à nos abonnés Suzanne de Baecque, 27 ans, « actrice.com »
 

Pliant et dépliant un accordéon de paravents recouverts de miroirs fumés (jeux de reflets obligent), la comédienne tient la représentation à bout de bras. Elle est chez elle sur la scène du théâtre, d’ailleurs, c’est là qu’elle se trouve belle, et qu’elle pourrait, dit-elle, bravache, s’exhiber toute nue. A raison, son émancipation se donne en exemple.

 

La liberté de feu follet de cette formidable actrice ne fait pourtant pas oublier l’armature pesante de la mise en scène. Danse transe, micro amplificateur, plateau saccagé : pas un instant de la représentation qui ne soit escorté de son effet gestuel, de son sous-texte musical ou de son hit visuel. A la longue, cette surabondance d’intentions est contre-productive.

 

 

Mémoire de fille, d’après Annie Ernaux, création de Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy, production de la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O, à Montpellier. Théâtre de la Ville-Les Abbesses, Paris 18e. Avec Suzanne de Baecque. Jusqu’au 6 décembre.

 

 

Joëlle Gayot / Le Monde 

 

Légende photo : Suzanne de Baecque dans « Mémoire de fille », d’Annie Ernaux, au Théâtre des Abbesses, à Paris, en novembre 2025. MARIE CLAUZADE

 

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Steven Cohen, I've come to say goodbye 

Steven Cohen, I've come to say goodbye  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Guillaume Lasserre dans son blog - 19 nov. 2025

 

La nouvelle performance de Steven Cohen, « People Will People You », serait-elle sa dernière ? Dans un dialogue à nu avec le public, l’artiste sud-africain, maître du travestissement ayant passé quatre décennies à habiller ses plaies en créature sublime, choisit enfin de tomber le masque, ou plutôt, de le craqueler.

 

 

Le plateau est quasi vide à l’exception d’un carré noir tracé au sol qui double l’espace scénique comme une mise en abime, et d’un objet mobilier construit autour d’une paire de chaussures métalliques. Perché sur des escarpins-chandeliers, excessivement hauts, semblant terriblement lourds, corseté dans une robe fluide, création du couturier sud-africain Clive Rundle, ami de longue date de l’artiste, qui cache la rugosité d’un corps marqué par les ans, visage orné d’ailes de papillons et de micro-bijoux divinement agencés, Steven Cohen chemine à pas comptés, aidé de deux sortes de cannes « ferronnées » de dorures, comme un funambule qui aurait troqué ses ailes pour des béquilles. Une heure de silence brisé, d’échanges directs au cours desquels le performeur, artiste associé au Théâtre national de Bretagne (TNB) à Rennes, se livre à une oraison visuelle, poétique, bouleversante, un poème en chair et en plumes où l’identité se dissout dans le regard de l’autre, là où le deuil, personnel ou collectif, se laisse effleurer sans hurler. Cohen installe un dispositif mouvant composé d’un écran, de spots ponctuels, d’objets clinquants, et s’en sert comme d’un pupitre d’observations. Chaque séquence est une fable courte, souvent drôle, parfois grinçante, qui dissèque nos manières de voir et d’être vus. Le ton oscille entre satire de cabaret et confidence cinglante. L’humour, souvent noir, n’évacue jamais la dureté sous-jacente du propos. De ce théâtre qui effeuille pour mieux renaître, on sort écorché certes mais illuminé, avec l’envie de chausser soi-même ces talons monstrueux pour éprouver, comme lui, le poids colossal du monde.

 

Portrait l’artiste en danseuse de cabaret en burn-out

Steven Cohen occupe l’espace avec une économie de gestes trompeuse. S’il peut sembler badin, presque cabotin, tout peut basculer en une phrase, un regard, et tout devient presque douloureux. Sa voix, modulable, passe du monocorde à la déclamation exaltée. Sa gestuelle, héritière du drag et de la performance queer, fait appel à des codes de l’excès pour mieux les retourner. On admire sa capacité à jouer plusieurs strates à la fois – personnage public, alter ego cynique, observateur désemparé – sans que la démonstration ne vire à l’énoncé didactique. Tout s’amorce par cette entrée en scène qui défie l’attente. Steven Cohen, performeur, plasticien et chorégraphe sud-Africain de 63 ans, installé en France depuis plusieurs années, n’arrive pas en conquérant mais en offrande. Juché sur ces chaussures à talons de plusieurs dizaines de centimètres – pour l’instant en forme de candélabres, bientôt en forme de crânes humains recyclés, écho à son « Golgotha » de 2009 –, il avance, robe colorée flottant comme un suaire joyeux, visage tel un tableau vivant de résistance, papillons épinglés sur la peau assortis de bijoux minuscules. Les lumières d’Yvan Labasse sculptent l’ombre sans la noyer, quand la régie vidéo de Baptiste Evrard projette des bribes de mémoire, laissant apparaitre photos d’enfance, et silhouettes de « The Cradle of Humankind » (2011) avec sa « deuxième mère » Nomsa Dhlamini, « gardienne et conteuse de l’histoire de sa vie ». Les accessoires de Vincent Gadras transforment son corps en reliquaire. L’artiste confie que c’est son ultime spectacle sur scène, un geste d’auto-libération à travers lequel il brise le mur du silence. Pour la première fois, Steven Cohen parle, dialogue avec le public, improvise des échanges. « People will people you », titre quasi palindrome qui se renverse comme un sortilège, thématise l’humain en écho. Comment les autres nous habitent, nous travestissent, nous effacent ? L’artiste élabore une réflexion sur la vulnérabilité du corps, la tolérance et l’exclusion, la perte et la honte, le deuil et la culpabilité. De son premier travestissement à six ans, immortalisé en « The Artist as Miss Margate », au suicide de son frère, cet adolescent qui couchait avec son prof et que ses parents ont envoyé chez le psy, qui inspira les crânes-talons de « Golgotha », en passant par la mort d’Elu, son partenaire de vie, qui hanta « Put Your Heart Under Your Feet... and Walk » (2017) avec ses chaussures-cercueils, l’artiste déroule un autoportrait éclatant. Il ne s’agit pas d’une biographie linéaire, plutôt d’un rituel de disparition dans lequel le corps devient un lieu de violence sociale et de renaissance personnelle.

 

Tout au long de cet album de souvenirs, les performances ressurgissent sur l’écran monumental, à l’instar de « Coq/ Cock » (2013) qui prend la forme d’un essai poétique sur la nature phallique du pouvoir. Steven Cohen performe sur le parvis des Droits de l’Homme au Trocadéro, en corset, talons aiguilles et plumes de faisan, un coq vivant attaché à son sexe par un ruban blanc. Il danse face à la Tour Eiffel. La performance dure dix minutes avant que la police n’intervienne pour lui passer les menottes. S’il est relaxé lors du procès pour exhibition sexuelle, il reste marqué au fer rouge. C’est drôle, violent, précis. Le scandale fait le reste. La République rougit encore. En dix minutes, Cohen a fait plus pour la liberté d’expression que cent discours solennels. Et le coq, lui, a chanté plus fort que tous les ministres.

 

La possibilité de la liberté

Steven Cohen, poète flamboyant ayant investi places publiques, galeries et scènes de théâtre, choisit cette fois l’intime. Il est un corps qui se métamorphose en direct, en dialogue avec le public. La chorégraphie minimaliste, presque statique, évoque un rituel chamanique. Le travestissement n’est plus ici provocation mais don de soi, s’apparentant à un acte de résistance contre l’indifférence qui gagne nos sociétés. Cette performance offre un contrepoint radical qui envisage le fait de vieillir non plus comme une chute, mais comme un effeuillage gracieux. L’humour est subtil, à la manière d’une plume qui chatouille pour mieux percer. On sourit de ces talons qui défient la gravité, de ce visage papillonné qui moque la norme, mais d’un sourire qui libère, une catharsis ovidienne revisitée dans laquelle la joie d’être vu surmonte les ombres avec une tendresse transgressive. Pourtant, sous cette jubilation ritualisée, affleure une mélancolie qui ne transige pas. Steven Cohen, hanté par les exclusions de son enfance juive sous l’apartheid, et par les deuils qui ont jalonné son œuvre (frère, partenaire, « mère adoptive »), exorcise plutôt qu’il n’expose. La performance, fragmentée en un flux d’échanges et de silences, risque parfois le vertige. On effleure l’intime sans toujours l’habiter, et le public, embarqué dans ce cercle de vulnérabilité, peut se sentir piégé par l’intensité du regard de l’artiste. Mais la force du performeur, cette fusion entre créature et humain où le costume de Rundle se mue en seconde peau, sauve l’ensemble de la dispersion.

 

Steven Cohen célèbre la performance comme un espace de libération depuis lequel la douleur se dissout dans le regard pour mieux remonter, métamorphosée. Éblouissant maître des transformations, il réussit à faire de la scène un laboratoire dans lequel se mesurent esthétique et éthique. Son spectacle ne propose pas de réponses. Il pose plutôt des questions, tranchantes et nécessaires. Il fait sentir que la visibilité, loin d’être un simple gain, est une lutte qui se paie et qu’il faut apprendre à regarder autrement si l’on veut la remporter sans se perdre. « People Will People You » est une réflexion sur la visibilité. L’artiste rend compte des petites violences ordinaires, prenant soin de dénoncer les violences policières dans un habile trait d’humour, faisant des gardiens de l’ordre des metteurs en scène gratuits de ses performances dans l’espace public, n’oublie pas la situation à Gaza ni au Soudan. Sa présence scénique magnétique est capable de retenir l’attention même dans les instants les plus contemplatifs. L’écriture performative mélange avec justesse sérieux et dérision. Interroger la visibilité et l’appropriation des luttes sans céder à la leçon moralisatrice, se révèle nécessaire. La pièce se veut à la fois miroir et coup de gueule, farce et autodafé. Steven Cohen se livre à un étonnant et bouleversant strip-tease facial dans lequel l’artiste se démaquille à l’aide de larges bandes d’adhésif qui emprisonnent les éléments prélevés. Réunis ensuite comme autant d’empreintes en négatifs, ils composent un véritable tableau intérieur, le souvenir d’une rencontre bouleversante, qui peut même changer une vie, fait assurément grandir. Le sentiment d’avoir été intensément vivant.

 

« PEOPLE WILL PEOPLE YOU » - Chorégraphie, scénographie et costumes STEVEN COHEN Lumières YVAN LABASSE Régie vidéo BAPTISTE EVRARD Confection des robes CLIVE RUNDLE Accessoires VINCENT GADRAS Production, management SAMUEL MATEU Production : Cie Steven Cohen. Coproduction : Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes) ; Festival Euro-scene Leipzig (DE). Spectacle créé le 7 novembre 2025 au Festival Euro-scene Leipzig (DE), vu le 14 novembre 2025 au Théâtre national de Bretagne, dans le cadre du Festival TNB.

 

Du 12 au 15 novembre 2025, au TNB - Théâtre national de Bretagne, Rennes, (dans le cadre du Festival TNB)

Du 12 au 14 mars 2026, aux TJP Strasbourg Grand Est, Strasbourg,

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November 18, 1:27 PM
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Une femme qui chante  : Barbara (par Barbara) avec Marie-Sophie Ferdane

Une femme qui chante  : Barbara (par Barbara) avec Marie-Sophie Ferdane | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Guillaume Lasserre dans son blog - 18 nov. 2025

 

 

Reprendre la matière d’une chanteuse mythique, en faire un personnage de théâtre tout en préservant l’intimité de sa voix, voilà un pari risqué de la pièce « Barbara (par Barbara) ». Emmanuel Noblet s’empare avec audace de la figure de la dame brune portée avec une justesse déconcertante par Marie-Sophie Ferdane, accompagnée du musicien Olivier Marguerit.

Ni récital nostalgique, ni pièce biographique déguisée en cabaret, « Barbara (par Barbara) » est une réflexion intime sur la parole d’une femme qui, de son vivant, dosait ses mots comme une décoction : un peu de mystère, beaucoup de vérité brute, et une pincée de malice pour repousser les curieux. Ici, sous la direction précise et élégante d’Emmanuel Noblet, Marie-Sophie Ferdane et Olivier Marguerit ne ressuscitent pas la chanteuse. Ils la laissent parler à travers un montage d’interviews et de lettres inédites qui révèle Monique Serf [1] derrière la « longue dame brune ». Le texte oscille entre fragments de chansons, notations biographiques et monologues intimes. Cette écriture fragmentaire est souvent vertueuse. Elle mime la manière dont la mémoire opère. Elle saute, reprend, hésite. Le spectacle touche à l’essence du théâtre : faire entendre l’absent et, dans ce silence chargé, trouver une musique plus vraie que les notes. En 2017, Clémentine Deroudille, commissaire de l’exposition « Barbara [2] » à la Philharmonie de Paris, exhume des archives oubliées : toutes les interviews radiophoniques de l’artiste, conservées par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), et une correspondance amoureuse inédite, intime et fiévreuse. Avec Arnaud Cathrine, elle en tire un montage textuel, initialement lu par Marie-Sophie Ferdane à la Maison de la Poésie en 2017[3]. Ce qui n’était qu’une lecture devient, sept ans plus tard, un spectacle complet, mis en scène par Emmanuel Noblet, complice de longue date de la comédienne. La pièce opte pour une scénographie minimaliste, presque ascétique, composée d’une table entourée de micros vintage, comme les vestiges d’un interrogatoire radiophonique, et un double clavier – piano acoustique et électronique – qui attend l’arrivée d’Olivier Marguerit. Pas de rideaux sombres ni de spots dramatiques superflus, Olivier Oudiou signe des lumières délicates qui caressent les visages. Avec ce studio d’enregistrement pour tout décor, la pièce installe le public aux premières loges d’une émission de radio imaginaire dans laquelle Barbara répondrait enfin sans esquive.

 

Une ressemblance invisible

Marie-Sophie Ferdane, actrice caméléon passée par la Comédie-Française et vue chez Arthur Nauzyciel et Pascal Rambert, refuse l’imitation pour embrasser l’appropriation. Elle porte le spectacle sur ses épaules avec une présence souvent bouleversante. « De la longue dame brune, Marie-Sophie Ferdane a l’élégante silhouette mais la ressemblance s’arrête là et c’est bien ce qu’il faut : ne surtout pas chercher à lui ressembler puisque cette chanteuse est incomparable[4] » explique Emmanuel Noblet. « Il n’y aura ni velours ni robe noire, ni plumes ni rond de lumière dans la pénombre, ici l’actrice est blonde dans un espace blanc ». Elle n’est pas Barbara – qui pourrait l’être ? – mais une femme qui vibre à l’unisson de ses peurs, de ses colères, de ses amours voraces. Elle pénètre sur le plateau avec une grâce feutrée, s’empare des micros comme d’une arme amie, et laisse les mots de Barbara émerger : « Je ne suis pas mystérieuse, je suis juste moi ». Le monologue, fluide et polyphonique, tisse interviews des années soixante, dans lesquelles elle raille les journalistes trop pressants, et lettres privées à un amant inconnu, où la passion se mêle à la jalousie acérée. Marie-Sophie Ferdane les fait siens, les infuse de sa propre intensité. Quand elle évoque l’Écluse, ce cabaret minuscule où tout a commencé, sa voix tremble d’une tendresse qui n’est plus seulement citation, mais mémoire vive. Elle parle du métier, des tournées épuisantes, des jeunes gens qui pleurent à ses concerts. Et dans ces aveux, surgit la Barbara iconoclaste, celle qui répond aux questions par d’autres questions, qui défend farouchement sa liberté, qui salue la « fragile et belle jeunesse » tout en la mettant en garde contre les illusions.

 

Olivier Marguerit, musicien et alter ego pianistique, est l’autre pilier de cette architecture fragile. Il n’accompagne pas. Il réinvente. Ses arrangements, subtils et contemporains, tricotent des échos aux compositions malicieuses de Barbara – fugues bachiennes revisitées en boucles électroniques, dissonances jazz qui percent les mélodies familières. On entend des bribes de Ma plus belle histoire d’amour murmurées comme une confidence,  Nantes déconstruite en spoken word [5] sur fond de piano minimaliste, ou Dis, quand reviendras-tu ? suspendue dans un silence que seul un accord isolé vient briser. Marguerit chante parfois, d’une voix claire et androgyne, des extraits dans lesquels Barbara se livre sur ses amours contrariés. Le spectacle se fait alors, non pas concert, mais conversation musicale. Le piano dialogue avec la parole, comme si Barbara elle-même, depuis l’au-delà, corrigeait les partitions de sa vie.

 

Cerner les vertus et les ombres

La structure du spectacle se divise en deux temps. Le premier acte, plus narratif, déroule le fil des interviews. Barbara est face à la presse, espiègle et rebelle. Noblet, avec une économie gestuelle qui évoque ses adaptations littéraires passées, laisse Marie-Sophie Ferdane errer entre les micros, comme une interviewée piégée dans un labyrinthe de questions. Les lumières d’Olivier Oudiou s’adoucissent alors, projetant des ombres allongées. C’est vif, incisif, souvent drôle – quand elle imite un journaliste « trop indiscret » d’une moue malicieuse. Puis vient le basculement : les lettres inédites, ces missives amoureuses dans lesquelles la grande dame se fait petite fille, vulnérable et dévorante. Le ton s’assombrit, le rythme ralentit. Marguerit introduit des motifs électroniques qui sont comme des battements de cœur amplifiés. Marie-Sophie Ferdane, dans ces passages, touche au sublime. Sa voix se brise sur une déclaration d’amour rageuse, et l’on sent poindre la femme derrière l’artiste, celle qui aima jusqu’à l’obsession, souffrit de la maladie, et transforma tout en chanson. Noblet sait doser ces crescendos émotionnels, évitant le pathos par des silences beckettiens durant lesquels le public, complice, retient son souffle. La pièce pose aussi – sans toujours y répondre complètement – une question presque sociologique : comment une artiste devient-elle symbole ? Quel est le prix de cette sacralisation pour la vie réelle derrière la légende ? Quelques répliques et passages évoquent la solitude, le temps, le rapport aux hommes et à la notoriété. Ces pistes sont prometteuses. Mais le format court – une heure à peine – laisse parfois sur sa faim. On voudrait plus de ces lettres intimes, plus de ces combats féministes esquissés – elle était pionnière d’une liberté sexuelle assumée dans une époque corsetée.

 

« Barbara (par Barbara) » fonctionne comme une rêverie sur la mémoire et l’incarnation. Emmanuel Noblet, avec sa mise en scène subtile et intelligente, rappelle que le théâtre ne copie pas la vie, mais la dit autrement. Marie-Sophie Ferdane, dans une performance d’une justesse confondante, donne corps à cette femme « volontaire et passionnée », et Olivier Marguerit signe une bande-son qui hante longtemps après la fin du spectacle. On sort de là le cœur serré, l’oreille tendue vers une mélodie enfuie, et la conviction que Barbara n’est pas morte. Elle murmure encore, dans les silences des micros oubliés. « Qu'importe ce qu'on peut en dire. Je suis là pour vous dire. Ma plus belle histoire d'amour, c'est vous ».

 

Guillaume Lasserre 

 

 

[1] Véritable nom de Barbara.

[2] Barbara, du 13 octobre 2017 au 28 janvier 2018, https://collectionsdumusee.philharmoniedeparis.fr/barbara.aspx?_lg=fr-FR

[3] Barbara (par Barbara), lecture musicale, 13 décembre 2017, Maison de la poésie, Paris, https://maisondelapoesieparis.com/programme/barbara-par-barbara/

[4] Emmanuel Noblet dans la note d’intention du spectacle.

[5] Façon particulière d'oraliser un texte, qu'il soit poétique ou autre. Il comprend souvent une collaboration (ou expérimentation) avec d'autres formes d'art comme la musique, le théâtre ou la danse. Contrairement au slam, le spoken word n'est pas nécessairement structuré comme un poème. Il s’agit plutôt de laisser la parole se dérouler librement, souvent sur fond de musiques urbaines, et de jouer avec les rythmes et les intonations de la voix. 

 

« BARBARA (PAR BARBARA) » - Conception Clémentine Deroudille, Arnaud Cathrine. Mise en scène Emmanuel Noblet. Avec Marie-Sophie Ferdane et Olivier Marguerit. Musique Olivier Marguerit. Lumières Olivier Oudiou. Scénographie Emmanuel Noblet. Production déléguée En Votre Compagnie. Coproduction Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire, Théâtre du Rond-Point, Théâtre National de Bretagne - Centre Dramatique National (Rennes). Avec le soutien de l’INA et de la SPEDIDAM Création en juin 2018 à la Maison de la Poésie – Scène littéraire (Paris), sous la forme d’une lecture aujourd’hui adaptée en spectacle. Remerciements à Bernard Serf, Constance Dollé, Catherine Hiegel, Anouck Clion, Oscar Von Claer. Transcription de lecture d’extraits de l’artiste Barbara issus d’émissions de l’Institut national de l’audiovisuel (INA)

 

 

Du 7 au 23 novembre 2025, au Théâtre du Rond-Point, Paris,

 

7 décembre 2025, aux Franciscaines, Deauville,

 

9 décembre 2025, aux Scènes du Golfe, Vannes, 

 

Du 30 mars au 5 avril 2026, à la Comédie de Valence, (tournée itinérante du 20 au 30 avril 2026)

 

10 avril 2026, au Quai CDN, Angers,

 

Du 11 au 12 mai 2026, à la Comédie de Caen.

 

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November 15, 11:47 AM
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Avec «le Paradoxe de John», le metteur en scène et plasticien Philippe Quesne amuse la galerie d’art

Avec «le Paradoxe de John», le metteur en scène et plasticien Philippe Quesne amuse la galerie d’art | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Lucile Commeaux pour Libération - 10 nov. 2025

 

 

Pendant une heure vingt, Philippe Quesne transforme la scène du théâtre de la Commune d’Aubervilliers en galerie d’art, où se multiplient performances et installations en direct sur fond de poésie.

 
 

C’est d’abord une voix qui s’élève depuis les coulisses, celle, irrésistiblement drôle dès les premières secondes, d’Isabelle Angotti, compagne de longue date de Philippe Quesne. Les mains en avant, précautionneuse, elle fait le tour du propriétaire à trois hurluberlus arborant perruques et/ou santiags. Deux jeunes filles et un homme plus âgé (Céleste Brunnquell, Veronika Vasilyeva-Rije et Marc Susini) explorent doucement un rectangle tendu de lino imitation parquet, encombré d’objets plus ou moins techniques, plus ou moins mystérieux : du matériel de son, des bombonnes de gaz, des néons sur lesquels défilent des textes en lettres lumineuses, et des masses oblongues recouvertes de tissu comme des fantômes.

Redondance profondément jouissive

Le nouveau spectacle de Philippe Quesne, écrit en collaboration avec Laura Vazquez qui livre le texte poétique des performances, ne raconte pas la vie d’une galerie d’art, il est une galerie d’art, dans laquelle une poignée de personnages vont créer une heure vingt durant performances et installations. La distinction est de taille, on peut même dire qu’elle a quelque chose d’éthique : il ne s’agit pas pour Philippe Quesne, qui pratique le théâtre en plasticien, de représenter la création, mais de la créer, dans une redondance profondément jouissive, comique et libératrice.

 

Il y a plus de quinze ans, le metteur en scène donnait probablement son plus beau spectacle, l’Effet de Serge, dans lequel un type étrange invitait chez lui des «artistes» à présenter de très courtes performances. Philippe Quesne réinvestit à la fois cette forme et cette histoire, puisque le plateau du Paradoxe de John n’est autre que ce même appartement, débarrassé de sa moquette violette et de sa table de ping-pong : un lieu hanté de performances passées, et dont les fantômes se réveilleront dans une séquence où culmine la bizarre drôlerie du spectacle.

Sculpture grotesque

Sur le lino, et dans le lino, on crée donc : une procession déguisée dont les costumes de polystyrène finiront par former une sculpture grotesque, une lecture de poésie allongé au sol, l’éruption spectaculaire d’une mousse blanchâtre obtenue par réaction chimique, ou encore l’enveloppement d’une chaise dans un plastique transparent - et si on appelait ça «le Kyste de ma mère». Qu’on fasse de l’art, qu’on parle, ou qu’on ouvre une bouteille de champagne, qu’on visite ou qu’on vernisse, tout sur le plateau est création. C’est que tout fait performance, dans une continuité particulièrement réconfortante entre la banalité des énoncés quotidiens et la poésie lyrique et sensuelle de Laura Vazquez, entre la démarche naturellement étrange d’un personnage et la gestuelle outrée de l’artiste. Le monde de Quesne est curieux, dans tous les sens du terme.

 

En élaborant avec le Paradoxe de John un diptyque, Philippe Quesne consacre une manière, sans doute celle qu’il réussit le mieux, et avec elle, une croyance profonde et simple dans le présent pur de la représentation : un moment suspendu et privilégié dans nos vies sans cesse mises à profit, un moment pour lire, penser, faire la fête et créer. La performance, dans ce qu’elle recèle d’absurde et d’arbitraire, et parce que les conditions de sa mise en œuvre sont nécessairement un moment comique et gênant, devient un temps gratuit et libérateur, dont l’énergie circule allègrement entre la scène et la salle.

Le Paradoxe de John, conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne. Textes originaux : Laura Vazquez. Au Théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 16 novembre. Au théâtre de la Bastille (75011), du 26 novembre au 6 décembre, puis en tournée

 

Lucile Commeaux / Libération 

 

Légende photo : Veronika Vasilyeva-Rije entourée des fantômes du plateau. (Martin Argyroglo/Martin Argyroglo)

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November 14, 5:24 PM
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«Dainas» : l’autobiographie délirée de Dimitri Doré 

«Dainas» : l’autobiographie délirée de Dimitri Doré  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Didier Péron dans Libération - 12 novembre 2025

 

Dans un seul-en-scène où il se métamorphose en divers personnages, le comédien, qui collabore de nouveau avec le metteur Jonathan Capdevielle, propose un récit fantaisiste et surprenant de son parcours d’enfant adopté né en Lettonie.

 

«Sommes-nous prêts à adopter un enfant à problèmes ?» : c’est le genre de question absurde que le couple au début de la pièce Dainas se pose tandis qu’ils remplissent une fiche d’adoption dans l’espoir d’obtenir bientôt l’enfant qu’ils désirent mais ne peuvent pas avoir. Non, ils ne veulent pas d’un enfant à problème mais le spectacle dans sa folie compacte paraît complètement pulvériser la demande de norme ou de conformité tant celui qui se raconte ici, le comédien Dimitri Doré, déploie dans une forme courte (une heure de spectacle) des trésors de réjouissantes instabilités.

 

 

Dès lors que l’on se raconte dans les œuvres – il est fréquemment question du malheur d’être ce que l’on a été même si l’on se satisfait ce que l’on est devenu – quelque chose de l’ordre de la plainte monte souvent en sourdine ou très explicitement. Ma vie, mon drame, mes combats, mes fantômes… Dimitri Doré, que l’on avait découvert en 2021 dans le stupéfiant Bruno Reidal de Vincent le Port, film où il interprétait le rôle d’un séminariste de 17 ans arrêté pour le meurtre d’un camarade d’une douzaine d’années, est un enfant adopté. Il est né à Jelgava, en Lettonie en 1997 et est arrivé tout bébé encore chez un couple vivant dans un modeste pavillon à Reims. Dans diverses interviews, Dimitri Doré a raconté comment il s’est enfoncé dans les arcanes YouTube et des chaînes de rediffusions, happé par tous les programmes télé des années 70-80, de Au théâtre ce soir avec Maria Pacôme aux épisodes de Starsky et Hutch. Il est aussi complètement fasciné par les gens du voyage au point de se voir un temps instituteur  embedded pour enfants de circassiens !

Mise en scène de soi

C’est ce côté déphasé et composite qu’il jette dans la formule Dainas où il est tour à tour Oleg, visiteur tonitruant à barbe de Viking débarquant un soir dans le salon familial en fauteuil roulant, puis avatar féminin tendance soubrette de vaudeville chantant d’une voix de basse le Cold Song de Purcell avant de disparaître en coulisse et revenir se hisser sur un cerceau en justaucorps pailleté pour des séries d’acrobaties sans filet. Le metteur en scène, Jonathan Capdevielle, qui a fait jouer Doré dans plusieurs de ses créations, explique dans une note d’intention à quel point l’exercice du solo (qu’il a lui-même pratiqué notamment dans le mémorable Jerks de Gisèle Vienne) confronte en une simple inflexion ce que le comédien a en lui d’assurance et de fragilité, de capacité à se surexposer tout en s’absentant.

 

Doré parle, lui, du «langage dissocié des voix et du corps» et en effet, tout se passe comme si on comprenait sans problème le sens littéral de ce qui était raconté (l’enfant letton, l’absence des parents biologiques, la responsable qui a confié le nourrisson aux parents français…) mais intégralement transfiguré à chaque chapitre par l’aplomb d’une mise en scène de soi, une esthétique de la métamorphose par mimétismes, et travestissements. Le plateau lui-même est d’abord obstrué par plusieurs draps blancs suspendus à des fils à linge bouchant la vue puis dénudé dans le vrac d’une chambre d’ado jonché d’objets hétéroclites (boule disco, cigogne et chat en peluche miaulant comme un automate…). L’arrimage des questions existentielles finalement assez basiques à tout un bric-à-brac imaginaire ultra-séduisant où chacun se reconnaîtra dans cette odyssée de la dissemblance et des émotions savamment dissociées. C’est beau et entêtant comme un single réussi, une chanson complexe mais qui vous reste plantée dans la tête dès la première écoute. Doré, grand artiste de variété.

Dainas de Jonathan Capdevielle et Dimitri Doré, jusqu’au 17 novembre au T2G (Théâtre de Gennevilliers) puis en tournée en 2026.

Didier Péron / Libération

 

Légende photo : Durant le court spectacle (une heure), Dimitri Doré est Oleg, un visiteur tonitruant à barbe de Viking, puis avatar féminin tendance soubrette de vaudeville avant de disparaître en coulisse et revenir se hisser sur un cerceau en justaucorps pailleté pour des séries d’acrobaties sans filet. (Photo © Gregory Batardon)

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November 6, 12:31 PM
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Comédie de Genève: une petite rumeur suisse de merde?

Comédie de Genève: une petite rumeur suisse de merde? | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Antoine Menusier dans Watson.ch - publié le 4 nov. 2025

 

L'«affaire Séverine Chavrier», du nom de la directrice de la Comédie de Genève, dont le management est contesté, a pris une tournure nauséabonde avec, au centre de tout, l'acronyme PPSDM, pour «petites productions suisses de merde».

 

Une petite affaire Dreyfus de merde? C’est sûr, PPSDM, l’acronyme rattaché au «scandale Séverine Chavrier», l’actuelle directrice de la Comédie de Genève, le théâtre le plus richement doté de Suisse romande, est promis à d’infinies déclinaisons, tant il claque bien. PPSDM, qui se rapporte aux créations théâtrales, signifie: «petites productions suisses de merde».

Le rôle du «bordereau» dans l'affaire Dreyfus

Dans la mécanique du scandale, cet acronyme tient un peu le rôle du «bordereau» dans l’affaire Dreyfus, l’allumette qui embrase tout. Alfred Dreyfus est ce capitaine français juif, contre lequel le commandement militaire constitue en 1894 un dossier à charge dans une France gagnée par la montée de l’antisémitisme et l’esprit de revanche sur l’Allemagne après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine.

 

Le «bordereau» désigne en l'espèce une lettre anonyme comprenant des renseignements militaires adressée à l’attaché militaire allemand en poste à Paris. Un acte de trahison. L’armée l’attribue volontairement et à tort au capitaine Dreyfus. On connaît la suite: le bagne à Cayenne, puis, douze ans plus tard, sa réhabilitation.

Séverine Chavrier n’est pas Dreyfus, mais...

Séverine Chavrier n’est pas Dreyfus et l’on reste pour l’heure dans du parole contre parole. La directrice est accusée dans des témoignages anonymes d’un management fait de «discriminations», d’«humiliations» et de «dénigrement au travail», à quoi s’ajouterait un désintérêt sinon du mépris pour la production locale, d’où l’acronyme qui lui est prêté avec l’ensemble des éléments à charge dans un article de la Tribune de Genève daté du 22 octobre.

 

Ce n'est pas elle qui a dit ça

Sauf que, sans le PPSDM, le «petites productions suisses de merde», l’«affaire Séverine Chavrier» n’aurait probablement pas pris une telle ampleur. Or, selon une enquête menée par le journaliste Thierry Sartoretti, parue le 31 octobre sur le site de la RTS, la directrice de la Comédie n’a pas utilisé cet abrégé infamant.

Selon le journaliste, qui s’appuie sur des sources internes à la Comédie tant du côté de l’administration, de la technique que des artistes, ce n’est pas Séverine Chavrier, «mais quelqu’un d’autre de la Comédie [qui] l’a prononcé».

«Cette grossièreté arrogante fut balancée lors d’une séance de travail avant l’arrivée effective de Séverine Chavrier à la tête de son théâtre par une personne responsable de la production nommée par la précédente direction. Cette personne a quitté l’institution depuis.»
Thierry Sartoretti, RTS

En l'état, on dira que le doute demeure. Mais le journaliste, lui, est formel: Séverine Chavrier n'a pas dit les mots dont certains l'accusent. Aurait-on colporté une rumeur?

 

Une «Française»

Ce «PPSDM», sachant que la mise en cause a démenti sur la chaîne Léman Bleu l’avoir jamais prononcé, a pris les proportions d'une rumeur. Une rumeur forcément malveillante. Car l'un des aspects de cette affaire, au-delà des reproches adressés à la directrice de la Comédie sur son management et ses choix artistiques, certains de ces reproches semblant fondés, d’autres moins ou pas du tout, est l’identité nationale de Séverine Chavrier, une «Française». En réalité, elle est franco-suisse et originaire d’Annemasse, commune frontalière qui passe pour le «9-3» de Genève, pas une référence, donc, dans un climat transfrontalier plutôt tendu et marqué par une xénophobie anti-française.

 
Pourquoi la frontière entre la Suisse et la France ne va pas «disparaître»

Dans cette histoire, qui fera l’objet d’un audit de la Cour des comptes ordonné par la magistrate genevoise en charge de la culture, Joëlle Bertossa, les frontières entre la gauche alternative et la droite identitaire ont sauté. Chacun de ces camps, comme alliés pour la circonstance, réclame la démission de la «Française arrogante», ici dans le rôle de l’Autrichienne Marie-Antoinette, l'épouse de Louis XVI visée en 1789 par des pamphlets infamants.

Un brin stalinien

Comme une odeur de sang aura flotté dans l’air genevois à l’occasion de ce procès expéditif, un brin stalinien. Nous verrons bien si la crise trouvera un dénouement satisfaisant pour toutes les parties, ce que chacun devrait espérer.

 

Cette affaire genevoise, par les termes choisis, en évoque une autre, toujours dans le milieu culturel, où le fossé entre les «précaires» et les «nantis» a alimenté de tout temps un sentiment d'injustice. Dans une lettre anonyme, un collectif d'artistes locaux s'estimant lésés, dénonce la sélection artistique présentée par l’association La Chaux-de-Fonds Capitale culturelle suisse 2027. «Le texte emploie des mots durs envers l’organisation: "trahison morale", "projet imposé d’en haut", "logique de division", "captation des moyens publics" ou "processus injuste"», rapporte 24 Heures en date du 31 octobre.

L'effet #Metoo

#Metoo a installé la légitimité de la fonction de lanceur d'alerte, et elle s'avère utile en certaines circonstances. Mais avec cela, on fabrique aussi des coupables sans jugement. Essayons de faire un peu gaffe.

 

Antoine Menuisier / watson.ch

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Voir l'entretien pour la Radio Télé Suisse Romande (RTS), vidéo de 5 mn, entretien au 29 octobre 2025

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November 5, 4:45 AM
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Avec « Monarques », Emmanuel Meirieu met en scène une humanité à terre

Avec « Monarques », Emmanuel Meirieu met en scène une humanité à terre | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot (Lille) dans Le Monde - Publié  le 4 nov. 2025

 

 

La dernière création du metteur en scène s’inspire d’histoires vraies et entrecroise des destins qui se rejoignent dans l’espace-temps de la représentation.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/11/04/avec-monarques-emmanuel-meirieu-met-en-scene-une-humanite-a-terre_6651930_3246.html?search-type=classic&ise_click_rank=1

 

L’intime, le sensible, l’émotion : Emmanuel Meirieu a l’habitude de projeter le public à l’intérieur de ce triptyque. Cette signature fait de lui un metteur en scène d’une grande humanité qui assume de s’adresser au cœur du spectateur plutôt qu’à sa raison. Une posture rare dans le monde du théâtre qui a souvent tendance à mettre les larmes à distance.

Née à Lorient (Morbihan) et actuellement proposée au Théâtre du Nord, à Lille, la dernière création de l’artiste, Monarques, prolonge un travail amorcé de longue date. Emmanuel Meirieu pousse même encore plus loin les curseurs de l’empathie. A tel point qu’il serait tentant de confondre son appel à la compassion avec un sentimentalisme complaisant. Sauf que s’en tenir à ce constat premier serait négliger la ligne métaphorique déployée par l’auteur metteur en scène qui déplace son spectacle d’une réalité brute vers des zones fluctuantes où la mort règne en maître.

 
Le récit qu’il a écrit avec un de ses comédiens (émouvant Jean-Erns Marie-Louise) s’inspire d’histoires vraies. Il entrecroise des destins qui se rejoignent dans l’espace-temps de la représentation. D’un côté, l’envol d’un parapentiste qui piste la migration de papillons monarques quittant le Canada pour gagner le Mexique. De l’autre, l’exode de Mexicains qui font le trajet inverse en fuyant leur pays à bord d’un train de marchandises surnommé « la Bestia ».

Impressionnante scénographie

D’abord tapissé de vidéos enfantines qui semblent sortir d’un dessin animé amateur et charmant, le rideau se lève sur cette « Bestia ». Elle est monumentale. A l’arrêt sur des rails en friche, elle porte sur ses flancs, sur son dos, des mannequins figés dans leurs guenilles. Cette impressionnante scénographie situe le propos dans l’enfer d’une ferraille agressive. Le métal froid d’une tragédie où, avant d’être des personnes dotées d’une biographie ou d’une psychologie, les personnages sont des archétypes. Ce qui explique (et excuse) les traits parfois appuyés d’un texte qui manipule les symboles plus qu’il ne s’intéresse aux subjectivités.

 

 

 

Un ange bienveillant, un homme amputé balancé hors du train, une femme enceinte qui tente de s’y hisser ? Si Emmanuel Meirieu flirte avec les caricatures, il le fait en conscience et pour servir son allégorie : Monarques se dépose dans un no man’s land dont l’enjeu impérieux est la survivance de l’humanité face à l’épreuve de la déshumanisation. Ce projet n’admet pas le lyrisme du verbe et la séduction des images. En lieu et place des monologues chauffés à blanc par les acteurs (une marque de fabrique à laquelle le metteur en scène a ici renoncé), des bribes de phrases, des soupirs, des gestes malhabiles, une difficulté à se mouvoir.

 

Un labeur de chaque seconde qui met les nerfs à vif avant que, peu à peu, ne s’impose une autre lecture de Monarques : au-delà des récits, des destins, des personnages, des migrants et des papillons, ce que veut réparer Emmanuel Meirieu, c’est un spectacle qui gît à terre comme un animal blessé. L’idée même d’un théâtre dont la vie, sans doute, ne tient plus qu’à un fil.

 

 

Monarques. Mise en scène : Emmanuel Meirieu. Avec Julien Chavrial, Odile Lauria et Jean-Erns Marie-Louise. Théâtre du Nord, Lille. Jusqu’au 7 novembre. A Bourg-en-Bresse les 12 et 13 novembre. Théâtre des Quartiers d’Ivry (Val-de-Marne) en janvier. Puis tournée jusqu’en mai.

 

 

Joëlle Gayot (Lille) / Le Monde 

 

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November 2, 8:59 AM
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Serge Rezvani dans le tourbillon de la vie

Serge Rezvani dans le tourbillon de la vie | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Lien vers l'émission de Zoé Sfez sur France Culture, "La série musicale" consacrée à Serge Rezvani 

 

Pour l'écoute en ligne ou le podcast de cette émission (59 mn)

 

 

A 97 ans, Serge Rezvani continue à chanter le temps qui passe. L'auteur de la chanson "Le Tourbillon de la Vie" fait paraître un nouvel album, "Ça s'est passé à Montparnasse !", donnant toujours à entendre des airs qui nous aident plus que jamais à vivre.

Il s’appelle Serge Rezvani ou Cyrus Bassiak, deux faux noms avec lesquels il a construit une oeuvre située entre tous les arts. Sa carrière de “pluri-indisciplinaire”, comme il aime le dire, a débuté à Montparnasse avec la rencontre d'un certain Paul Eluard. Ayant survécu à tout, - ses parents exilés, les deux femmes qu’il a aimées, - il n’a cessé d'inventer et de continuer à dire cet étonnement de la vie dans ces objets ébouriffants de simplicité et fondamentaux que sont les chansons.


Auteur d’une oeuvre picturale, littéraire, autobiographique, mais aussi théâtrale, Serge Rezvani s’est retrouvé chansonnier par hasard, lorsqu’il a interprété avec son amie Jeanne Moreau une petite chanson dans un film qui invente la modernité amoureuse : Jules et Jim (1962) de François Truffaut. Il y était déjà question du temps qui passe, un thème qui obsède Serge Rezvani.

Les années Montparnasse et Paul Eluard
Pour Serge Rezvani, qui n’a cessé de passer d’un art à l'autre, si la chanson n’est pas centrale, elle constitue toujours un chemin de traverse et peut-être l’un des plus grands succès de son oeuvre si protéiforme.


C’est à Paris que commence sa quête artistique. Dans le Montparnasse des années 1940, il rencontre nombre d’artistes, dont un certain Paul Eluard qui lui propose de dessiner des eaux fortes pour illustrer un recueil de poèmes, Elle se fit élever un palais (1947).


Serge Rezvani n’a cessé, par la suite, d’élever des palais dédiés aux femmes qu’il aimait. C’est ainsi que la rencontre avec Danièle Adenot, surnommée Lula, change sa vie : vagabond, il quitte Paris avec elle et finit par s’installer à La Béate, une maison au coeur du massif des Maures.

Chansons pour Lula
Lula, avec qui Serge Rezvani a vécu pendant cinquante ans, a inspiré nombre voire la plupart des chansons d’amour qu’il a écrites. Installé avec elle dans le Midi, ce dernier se met à la guitare et créé un répertoire qu’il nommera plus tard un journal chanté, sorte d’autobiographie musicale qu’il poursuit tout au long de sa vie.


Après la disparition de Lula, atteinte de la maladie d'Alzheimer, en 2004, Serge Rezvani vit une autre très grande histoire d’amour avec la comédienne Marie-José Nat, qui disparaît à son tour en 2019.


De Jeanne Moreau à Anna Karina
C'est le cinéaste François Truffaut qui, dans son film Jules et Jim, a l’idée de mettre Serge Rezvani à l’écran pour accompagner Jeanne Moreau à la guitare sur Le tourbillon de la vie. Par la suite, Jeanne Moreau enregistre des chansons de Serge Rezvani qui signe alors sous le nom de Cyrus Bassiak. En plus de montrer tout le talent de chanteuse de Jeanne Moreau, ces douze chansons connaissent un grand succès.


Autre grand film de la nouvelle vague, Pierrot le Fou (1965) de Jean-Luc Godard donne à entendre deux chansons de Serge Rezvani chantées par Anna Karina : Ma ligne de chance et Jamais je ne t'ai dit que je t'aimerai toujours.

Serge Rezvani fait paraître Ça s'est passé à Montmartre, un nouvel album en duo avec Natalie Akoun le 31 octobre (label TRICATEL)


Serge Rezvani et Natalie Akoun donneront un spectacle le 4 novembre aux Bouffes du Nord à Paris

 


Extraits sonores :
Jeanne Moreau, Le tourbillon, du film Jules et Jim de François Truffaut, 1962
Archive : Serge Rezvani sur le lien entre écriture et musique, A voix nue, Série “Serge Rezvani, artiste indisciplinaire”, Épisode 1/5, France Culture, 2013
Jean Arnulf, Je ne suis fils de personne, 1976
Archive : Serge Rezvani sur la langue française comme seule patrie, A voix nue, Série “Serge Rezvani, artiste indisciplinaire”, Épisode 1/5, France Culture, 2013
Serge Rezvani, Les années Lula, album Le tourbillon de mes chansons, 2024
Helena Noguerra, Nous vivions deux, album Fraise vanille, 2007
Archive : Serge Rezvani sur François Truffaut
Jeanne Moreau, La peau, Léon, album Jeanne Moreau chante 12 chansons de Cyrus Bassiak, 1963
Archive : Serge Rezvani sur le masculin et le féminin dans ses chansons, Surpris par la nuit, France Culture, 2003
Vincent Dedienne & Leopoldine HH, Est-ce lui, est-ce moi ?, album Chansons pour Lula, 2023
Jeanne Moreau, La vie s'envole, album Jeanne Moreau chante 12 chansons de Cyrus Bassiak, 1963
Archive : Dominique A sur la musique de Serge Rezvani, Tour de chant, France Musique, 2024
Dominique A, Au bord du long fleuve tranquille, album Chansons pour Lula, 2023
Serge Rezvani, Caresse-moi j'adore ça, album Chansons pour Lula, 2023
Archive : Serge Rezvani sur sa vie avec Lula à la Béate, A voix nue,  Série "Serge Rezvani, artiste indisciplinaire ",  Épisode 2/5, France Culture, 2013
Anna Karina, Jamais je ne t'ai dit que je t'aimerai toujours, du film Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, 1965
Archive : Serge Rezvani sur ses chansons autobiographiques et ses chansons “crétines”, Surpris par la nuit, France Culture, 2003
Philippe Katerine & Helena Noguerra, La Bécasse, album Fraise Vanille, 2007
Archive : Serge Rezvani aime quand la chanson n’est pas trop technique, Surpris par la nuit, France Culture, 2003
Archive : Serge Rezvani se reprend pendant qu’il chante, Le rendez-vous, France Culture, 2015
Jeanne Moreau, J'ai la mémoire qui flanche, album Jeanne Moreau chante 12 chansons de Cyrus Bassiak, 1963

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October 30, 5:21 PM
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«L’idée, c’est de toucher un public invisibilisé» : à Sète, le théâtre s’invite à la cité de l’île de Thau 

«L’idée, c’est de toucher un public invisibilisé» : à Sète, le théâtre s’invite à la cité de l’île de Thau  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Sarah Finger, envoyée spéciale à Sète (Hérault) pour Libération, publié le 30 oct. 2025

 

 

Depuis cet été, dans un des quartiers les plus défavorisés de France, situé dans la commune héraultaise, le metteur en scène Benjamin Barou-Crossman propose des cours de théâtre aux habitants.

 

Ici, point de lourds rideaux rouges, ni de parquet qui grince, ni même de scène. Côté décor, cet atelier de théâtre se résume au strict minimum : un sol en PVC, une fenêtre condamnée par un rideau de fer, quelques sièges en plastique. Serrée dans cette salle sommaire, une vingtaine de personnes attendent le début du cours. Des gamins zigzaguent entre les jambes des adultes tandis qu’une grand-mère enguirlande son petit-fils. Assise dans un coin, une jeune mère donne le biberon à son bébé. Des poussettes encombrent la pièce, et des bonbons à moitié mâchés collent aux semelles.

 

De tous côtés, on s’agite, on parle fort, on s’impatiente. Mais il en faudrait plus pour déconcentrer le metteur en scène Benjamin Barou-Crossman. «Allez, on se met tous en rond et on s’échauffe !» lance-t-il d’une voix de stentor. Des enfants surexcités, des hommes bâtis comme des armoires à glace et une poignée d’ados se lèvent. La séance débute dans un joyeux chaos.

 

Un taux de pauvreté de 65 %

Organiser des ateliers de théâtre à l’île de Thau relevait du genre de défi propre à séduire Benjamin Barou-Crossman. Avec sa compagnie TBNTB, ce comédien s’emploie depuis une décennie à partager sa passion du théâtre au cœur de quartiers défavorisés. Après Agde et Perpignan, c’est désormais à Sète qu’il se démène, sur cette île de Thau gangrenée par un taux de pauvreté de 65 %.

 

Situé dans le nord-ouest de la ville, très enclavé, relié à Sète uniquement par deux ponts, ce quartier prioritaire d’environ 3 400 habitants compte parmi les plus déshérités de France. Ici, plus d’un tiers des jeunes a oublié le chemin de l’école et n’a encore trouvé celui d’un travail ; 60 % de la population ne possède aucun diplôme.

Dans la salle de répétition municipale, les exercices s’enchaînent. Benjamin Barou-Crossman s’adresse à deux jeunes garçons : «Bon, maintenant tu vas jouer quelqu’un de très énervé, et tu vas lui donner une gifle. Mais pour de faux, hein ? Faut qu’on y croie ! Le théâtre, c’est de l’émotion. Allez, vas-y, et n’oublie pas de regarder ton partenaire dans les yeux.»

 
 

«Défendre un engagement politique»

Puis Gabriel, 16 ans, endosse le rôle d’un candidat lors d’un entretien d’embauche. Il veille à se tenir bien droit, à lever les yeux vers l’assistance, à répondre du tac au tac sans se mélanger les pinceaux. Les autres l’applaudissent. Le jeune homme, qui boudait dans son coin en début de séance, se réjouit de sa prestation.

 

Certains élèves préfèrent rester discrets, comme Leila, 13 ans, qui vient ici pour la première fois, ou Valentino, 11 ans, «qui écrit du rap et a envie d’apprendre le théâtre». D’autres font entendre leur puissante voix, comme Stéphane, 52 ans : «J’ai toujours adoré le théâtre, raconte-t-il, mais il fallait que j’aille travailler.»

 
 

Entre deux exercices, Benjamin Barou-Crossman reprend son souffle. C’est dans de tels quartiers, pense-t-il, que se joue l’avenir de son art. «Il s’agit de défendre un engagement politique sur ces territoires. L’idée, c’est de porter une culture populaire, au sens noble du terme. Et ainsi de toucher un public invisibilisé, éloigné du théâtre, qui s’autocensure face aux équipements culturels et ne se voit pas proposer d’offre adaptée.»

 

Sa recette ? Patience et pragmatisme. «On travaille sur l’improvisation, on rejoue ce que les habitants vivent dans le quartier, on met en scène leur quotidien, détaille le comédien. Je pars de formes qu’ils maîtrisent, comme le hip-hop, le slam ou le stand-up, pour les amener, plus tard, à Molière ou Shakespeare. On peut envisager le théâtre comme une mise à distance, un exutoire, un accélérateur d’intégration. C’est aussi la possibilité de rencontrer l’autre, de se mettre en scène, d’être écouté et reconnu.»

 

«Ici, c’est beau»

Pour mener à bien son travail, Benjamin Barou-Crossman a pu s’appuyer sur la direction régionale des affaires culturelles et l’agglo de Sète, mais aussi sur des figures du quartier, comme Mike Reilles, 34 ans, devenu une star locale après avoir joué dans Chien de la casse, un film de Jean-Baptiste Durand sorti en 2023. «Ce film m’a propulsé», se réjouit le comédien, musicien et chanteur, qui ne tarit pas d’éloges sur sa cité : «C’est la plus belle de France. On a le soleil, la mer pas loin, la plage au bord de l’étang… La moitié du quartier, c’est des Gitans, et l’autre des Maghrébins. On a tous grandi ensemble. On a appris la mixité. Travailler pour les gens d’ici, avec Benjamin, c’est un privilège.»

 

Son cousin Stéphane abonde : «On fait tout pour la cité, à la hauteur de ce qu’on peut apporter. Ici, c’est beau. Voilà pourquoi plein de films ont été tournés dans le quartier, comme la Graine et le Mulet.» Stéphane était figurant dans ce film d’Abdellatif Kechiche, sorti en 2007. «Vingt-quatre heures de tournage pour une seconde à l’écran», précise-t-il. Qu’importe : il faisait partie de l’aventure.

 

«Les dealers ne se cachent même plus»

Pourtant à l’île de Thau, à «la ZUP» comme on dit ici, tous ne partagent pas un tel enthousiasme. Une jeune habitante du quartier raconte : «Je veux partir, même si c’est ici que j’ai grandi et que je connais tout le monde. A l’époque, ma mère me laissait sortir. Maintenant, à cause des dealers, on a peur de laisser les enfants dehors. Ça ne fait que tirer. De mon temps, quand les dealeurs savaient que ça allait barder, ils nous disaient de rentrer chez nous. Maintenant que des mecs tout jeunes débarquent de Nîmes ou de Béziers pour dealer ici, ça tire même en pleine journée. Ils ne se cachent même plus.»

 

Conscient de cette réalité, Benjamin Barou-Crossman veut malgré tout continuer à s’investir dans ce quartier. Ses ateliers s’inscrivent même dans un plus vaste projet : permettre d’aider des jeunes à retrouver le chemin de l’école ou de l’emploi grâce à la culture.

 

Robin Renucci, directeur du théâtre national de la Criée à Marseille, et Jean-Claude Cotillard, comédien et metteur en scène, soutiennent cette initiative. «La France compte sept écoles de la seconde chance à dimension artistique, mais aucune ne se trouve en Occitanie, explique-t-il. Un comité de pilotage va se mettre en place pour voir comment se positionnent les partenaires institutionnels face à ce projet.»

 

En Occitanie, territoires déshérités et fracture sociale

Parmi les quartiers les plus défavorisés de la métropole, bon nombre se situent en ex-Languedoc-Roussillon (L-R), désormais englobé dans la vaste région Occitanie. Ce constat découle d’une étude publiée en décembre 2024 par l’Observatoire des inégalités, qui s’appuie sur les données de l’Insee. Les trois premiers se situent à Perpignan (Pyrénées-Orientales) : dans les quartiers du Bas-Vernet et Rois de Majorque, présentés comme «les plus pauvres parmi les plus pauvres», et où les trois quarts des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Champs de Mars arrive en troisième position avec un taux de pauvreté à peine moins élevé (73 %). Vient ensuite le quartier le plus peuplé de la liste : Pissevin-Valdegour, à Nîmes (Gard), et ses 16 500 habitants, puis Iranget-Grangette, à Béziers (Hérault). Le classement compte cinq autres quartiers situés en ex-L-R : Le Viguier Saint-Jacques à Carcassonne (Aude), Chemin bas d’Avignon à Nîmes, la Devèze à Béziers, et Narbonne-Est (Aude). L’île de Thau, à Sète, arrive en 14e position. Emmanuel Négrier, directeur de recherche en science politique au Centre d’études politiques et sociales (CEPEL) à l’université de Montpellier, pointe plusieurs points communs. «On constate une importante fracture des revenus, autrement dit un grand écart entre les habitants les plus pauvres et les plus riches, ainsi qu’une fracture sociale anormalement élevée. Territoire parmi les plus pauvres de France, l’ex-Languedoc-Roussillon accueille des populations fragilisées, souffre d’une pauvreté systémique, et ne dégage pas beaucoup d’emplois dynamiques. Or contrairement aux métropoles comme Montpellier ou Toulouse, ces villes de taille moyenne n’ont pas le potentiel suffisant pour booster leur économie, ce qui rend plus difficile l’intégration des populations les plus en difficulté.» Mais Emmanuel Négrier souligne aussi un manque de volontarisme politique au sein de ces villes, toutes gérées par la droite, voire l’extrême droite à Béziers et Perpignan : «La pauvreté devrait imposer un surcroît d’action, or c’est presque l’inverse que l’on constate, à travers des outils de la politique de la ville insuffisamment développés.»

 
 

 

Le comédien et metteur en scène Benjamin Barou-Crossman pendant un atelier théâtre à Sète le 15 octobre. (David Richard/Libération)
 
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October 28, 5:13 PM
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Mathieu Coblentz met à nu « Le roi Lear »

Mathieu Coblentz met à nu « Le roi Lear » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog - 25 oct.  2025

 

 

Directeur et fondateur de la compagnie Théâtre Amer installée en Bretagne, Mathieu Coblentz ouvre une trilogie Shakespeare par l’un de ses sommets  : « Le roi Lear ». Une adaptation centrée autour du vieux roi, de plus en plus dépouillé, de plus en plus nu. Une mise en scène vive, alerte, au plus près des actrices et des acteurs, dans une nouvelle traduction.

 

Ancien assistant de Jean Bellorini qu’il a accompagné récemment en Chine et naguère en Russie, Mathieu Coblentz a fondé sa compagnie, Le Théâtre Amer, installée dans un coin de France qui lui est cher : la Bretagne. Après avoir frayé avec divers auteurs contemporains, de Ray Bradbury (Fahrenheit 451, lire ici) à Robert Antelme (L’Espèce humaine, lire ici), le voici qui se lance dans une trilogie Shakespeare en commençant par Le Roi Lear, une pièce qui nécessite habituellement une distribution nombreuse, un jeu de décors imposant et un grand plateau. Or le Théâtre Amer le fait avec une distribution réduite, sur un plateau nullement imposant de la salle de répétitions du Théâtre du Soleil où le spectacle se donne à l’invitation d’Ariane Mnouchkine avec qui Mathieu Coblentz, qui est passé par le Soleil, a gardé des liens affectueux.

Ajoutons que Mathieu Coblentz travaille sur une nouvelle traduction commandée à Emmanuel Suarez, lequel, en accord avec le metteur en scène, adapte la pièce en gommant certains personnages et certaines scènes secondaires. La distribution réduite est donc joliment composite : Maud Gentien interprète à la fois Cordelia, la plus jeune fille de Lear et le Fou de ce dernier ; à Laure Pagès revient Gloucester et Goneril, l’une des deux filles aînées de Lear ; sa sœur Régane va à Camille Voitellier qui tient aussi le rôle d’Edgar ; Jo Zeugma va de France à Oswald et signe par ailleurs la musique du spectacle ; Julien Large interprète Kent ; Florent Chapellière, Edmond. Enfin, Florian Westerhoff tient le rôle écrasant de Lear, ce vieux roi qui veut léguer son pouvoir et son royaume à ses trois filles. N’oublions pas les costumes signés Patrick Cavalié, la simple et subtile scénographie et les lumières signées Vincent Lefèvre, lequel propose un espace à deux niveaux : au fond, à mi-hauteur, un castelet abrite les scènes d’intérieur ; devant s’étend une sombre lande terreuse où se déroulent de plus en plus de scènes au fil de l’errance de Lear et des autres.

 

 

Le spectacle commence directement par le nœud de la pièce : le partage du royaume entre les trois sœurs. « Laquelle d’entre vous peut dire qu’elle m’aime le plus ? » demande le vieux roi. Les deux aînées flattent leur père non sans arrière-pensées ; la troisième et la plus jeune, Cordélia, rétive aux faux-semblant, s’y refuse. « Mon amour à moi est plus riche que les mots », dit-elle. « Dégage ! » lui répond le roi dans la traduction de Suarez qui « actualise » à outrance certaines répliques comme, plus loin dans la même scène « La ferme, Kent » en lieu et place de « Silence Kent ». Il est d’autres exemples du même tonneau tout au long de la pièce, cependant le mérite de cette traduction est d’être très fluide.

Cordélia va disparaître avec son prétendant, le roi de France, elle reviendra plus tard, après que ses sœurs aînées se seront débarrassées du vieux roi qu’elles appellent « papa » chez Suarez et qu’elles se renvoient mutuellement (« Arrête ta comédie, Papa ! Et retourne chez ma sœur ! » dit Régane) avant de s’en débarrasser petit à petit pour mieux s’étriper entre elles pour des histoires de jalousie, de pouvoir et de vengeance. « Et vous, salopes contre nature ! Je vais vous préparer une vengeance...Une putain de vengeance », dit Lear en s’adressant à sa fille Regane, dans cette nouvelle traduction, là où un traducteur comme Desprats parle de « sorcières dénaturées ».

 

 

Cependant, malgré les aléas ponctuels de la traduction, le spectacle trouve sa force dans ce que met en avant la mise en scène : l’opposition entre les jeux de pouvoir des deux sœurs et de leur entourage avec ce qui s’ensuit de haine et d’horreurs, et le cheminement de Lear vers un dénuement total, perdant peu à peu ses parures jusqu’à apparaître au seuil de la mort « entièrement habillé d’herbes et de fleurs », serrant une dernière fois le cadavre de Cordelia entre ses bras avant de s’effondrer, mort. On a rarement vu un Lear comme celui que propose l’acteur Florian Westerhoff sous la direction de Mathieu Coblentz montrant, pas à pas, le chemin de croix sans dieu du personnage se défaisant volontairement des ors du pouvoir, se fourvoyant dans un partage qui le dupera lui-même, puis se grandissant dans l’errance et la reconnaissance de son aveuglement, se posant non en roi déchu mais en roi conscient de ses erreurs (« Pauvres ! Misérables ! Mendiants ! Indigents ! / Où que vous soyez ! / Vous qui affrontez nus cette tempête sans pitié, / qui va vous protéger dans vos pauvres masures, / vos maisons sans fenêtres, vos abris insalubres / Pourquoi est-ce que je ne me suis jamais soucié de vous ? » et finalement en père nu errant, retrouvant, mais trop tard, sa fille aimée, sa préférée, celle qu’il avait bannie et qu’il pleure avant de mourir d’épuisement et de chagrin à son tour.

 

On a beau revoir cette pièce pour la énième fois, la scène des yeux crevés de Gloucester (assez sobre présentement) et celle quasi finale de la mort quasi simultanée d’un père et de sa fille, nous chavire toujours. La sobriété mêlée d’humanité de la mise en scène et du jeu des actrices et des acteurs y sont pour beaucoup.

 

 

Théâtre du Soleil, Cartoucherie, 20h, jusqu’au 15 nov.

Puis tournée: Centre culturel Athéna, Auray
le 29 nov,  L’Archipel de Fouesnant-les Glénan le 2 déc, héâtre du Pays de Morlaix les 4 et 5 décEspace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge 22 janvier,Espace Michel-Simon, Noisy-le-Grand le 29 janv,Théâtre du Champ au Roy, Guingamp les 2 et 3 fév,, Quai 9, Lanesterle 5 fév Centre culturel Fougères Agglomération le 10 fév, Théâtre de l’Arche, Tréguierle 12 fév, Théâtres de Saint-Malo les 12 et 13 mars, Le Quartz, Scène nationale de Brest, en partenariat avec La Maison du Théâtre du 5 au 7 mai

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October 28, 5:09 AM
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François Morel, Olivier Saladin, Olivier Broche, à l’affiche de la pièce « Art » de Yasmina Reza : « Il n’y a jamais eu de jalousie entre nous »

François Morel, Olivier Saladin, Olivier Broche, à l’affiche de la pièce « Art » de Yasmina Reza : « Il n’y a jamais eu de jalousie entre nous » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Sandrine Blanchard dans Le Monde - 27 oct. 2025

 

Les trois comédiens, amis depuis la troupe des Deschiens, partagent la scène du Théâtre Montparnasse jusqu’au 7 mars 2026 et reviennent, dans un entretien au « Monde », sur les liens qui les unissent.

Lire l'article sur le site du "Monde : 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/10/27/francois-morel-olivier-saladin-olivier-broche-a-l-affiche-de-la-piece-art-de-yasmina-reza-il-n-y-a-jamais-eu-de-jalousie-entre-nous_6649873_3246.html

 

C’est le succès théâtral parisien de la rentrée. Après avoir reçu un très bel accueil en tournée, la reprise d’Art, la pièce culte de Yasmina Reza, interprétée par trois anciens comédiens de la troupe des Deschiens, François Morel, Olivier Saladin et Olivier Broche, fait salle comble depuis début septembre au Théâtre Montparnasse. Prolongé jusqu’au 7 mars, ce spectacle met en scène la dispute homérique de trois amis à la suite de l’acquisition par l’un d’eux d’un tableau contemporain aussi cher que blanc. La question de l’amitié et de ses fondements est au cœur de cette comédie humaine. Et c’est sans doute parce que ce trio de comédiens la cultive depuis trente ans que leur complicité de jeu fonctionne si bien et ravit le public. Comment fait-on pour rester amis ? Regards croisés.

 

 

 

Comment êtes-vous devenus amis ?

Olivier Saladin : Avec François on s’est rencontrés en 1988 dans des stages de Jérôme Deschamps. Puis on a joué ensemble dans le spectacle Lapin chasseur, de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff. Notre complicité, notre amitié, est née grâce à l’humour.

 
François Morel : On s’est très bien entendus sur le plateau. Le lien s’est créé tout de suite. On a rapidement inventé ensemble et ri des mêmes choses.

Olivier Broche : Quand je suis arrivé en 1992 pour un remplacement sur Lapin chasseur, on s’est tout de suite bien entendus intellectuellement. C’est cette amitié qui a rendu possible les Deschiens. Comme les spectacles étaient improvisés, il fallait bien se connaître. Quand, en 1993, la troupe a débarqué sur Canal+ c’était dans le même esprit que les spectacles et de ce qui nous faisait rire en coulisse. Jérôme Deschamps a eu le génie de saisir ça et de s’en emparer. Souvent, après les enregistrements, on allait au resto et on continuait à se marrer, ça déconnait toujours.

O. S. : Notre amitié est aussi inhérente au théâtre. Quand on partage des moments forts ou difficiles – le trac, l’angoisse d’une première, l’éloignement de la famille pendant les tournées – cela resserre les liens.

Qu’est-ce qui a permis à cette amitié de durer ?

O. B. : On a une base très saine de complicité dans le travail. Puis cela s’est étendu aux relations familiales.

 

F. M. : Ce qui a aussi été important, c’est que nos femmes se sont bien entendues, et nos enfants avaient à peu près le même âge. On est partis en vacances ensemble.

O. S. : Rien n’est forcé entre nous. On ne se donne jamais d’obligation les uns envers les autres. On ne se fait jamais de reproches si deux d’entre nous prennent des vacances ensemble sans le troisième.

O. B. : Il y a une confiance dans le lien qui nous unit.

F. M. : A certaines périodes, on s’est quand même beaucoup moins vus.

O. B. : François, ces dernières années tu partais tout le temps en tournée.

O. S. : Mais on s’est toujours appelés pour prendre des nouvelles.

Dans votre vie, quelle place occupe l’amitié ?

O. S. et O. B. : Elle est essentielle. On a besoin de ça.

Qu’est-ce qui vous unit le plus ?

O. S. : La franchise. On ne pense pas forcément tous la même chose mais, même si on n’est pas d’accord, on sait qu’il y a une confiance, qu’on ne sera pas sanctionné.

O. B. : L’idée que l’amitié suspend le jugement se vérifie entre nous. Pendant les répétitions, on a beaucoup cherché ce qui pouvait unir nos trois personnages. La question de l’admiration s’est posée. Est-ce qu’il peut y avoir de l’amitié s’il n’y a pas d’admiration ? Cette problématique est posée par Serge, le personnage de François, qui pense que c’est nous qui l’admirons et lui qui nous façonne. Ce n’est pas du tout le rapport qu’on a dans la vie !

O. S. : Il ne peut pas y avoir d’amitié avec une domination. J’ai connu ça avec d’autres gens au théâtre. Ça ne peut pas marcher. S’il y a domination, ça finit par péter.

Mais faire le même métier n’aide pas forcément à ce que l’amitié perdure…

F. M. : Il n’y a jamais eu de jalousie entre nous.

O. B. : C’est même le contraire. Quand l’un de nous décroche un rôle, on est contents pour lui. Vraiment. J’ai toujours été heureux quand François ou Olivier m’ont annoncé qu’ils allaient bosser avec tel ou tel metteur en scène. Et je sais que c’est réciproque.

Vous vous dites tout ?

O. B. : Non. Comme dans un couple, la transparence est un leurre. En revanche, je sais que si j’ai un problème, si j’ai besoin d’eux, je peux les appeler.

O. S. : C’est la fidélité qui est essentielle. S’il n’y en a pas, on ne construit rien.

Y a-t-il des engueulades entre vous ?

O. B. : Avec François je me suis engueulé deux fois. Notamment à propos de Johnny Hallyday. Moi je ne m’intéressais pas du tout à ce chanteur, je le trouvais un peu pathétique et toi tu en as dit du bien et ça avait un peu dérapé entre nous.

F. M. : Ah bon ! Je suis content car c’est bien de défendre un peu Johnny !

O. S. : Je vous ai vus aussi un peu déraper avec Jean-Marc Bihour [un comédien de la troupe des Deschiens]. Vous vous êtes engueulés pour un jeu de cartes.

F. M. : Ah oui c’est vrai ! Et à Rennes aussi on s’est engueulés [en regardant Olivier Broche]. On était en cohabitation et tu me reprochais de ne pas être à l’heure au déjeuner alors qu’il me semblait que je n’avais pas de comptes à te rendre [il éclate de rire]. Mais ça n’a pas duré longtemps.

O. B. : Ah oui, ça s’est réglé très vite, je n’ai aucune rancœur. Et vous deux, vous ne vous engueulez jamais ?

F. M. : Jamais, je ne sais pas pourquoi.

O. B. : C’est pas très bon signe ça ! [Il rit]

La répartition des rôles pour « Art » s’est-elle faite naturellement ou y a-t-il eu une discussion ?

F. M. : Mon idée première était que l’on joue chaque soir un rôle différent. Un jour, je déjeunais avec Alain Leempoel, un comédien belge. Il venait de jouer Art en Belgique. Il m’a alors expliqué qu’on est programmé pour jouer un des personnages, mais pas les trois. Par esprit de contradiction, je lui ai dit que j’avais l’impression que je pourrais jouer Serge qui défend l’art contemporain, Marc qui déteste ça et Yvan qui a trop de problèmes domestiques pour avoir un avis bien déterminé. Et que j’avais deux copains qui pourraient être dans le même cas.

J’ai tout de suite pensé aux deux Olivier. Je leur en parle, on fait une lecture et je m’aperçois que mon copain belge avait raison. Saladin en Yvan, ça pouvait être formidable. Broche en Serge qui s’enthousiasme sur une œuvre contemporaine, comme parfois il peut s’enthousiasmer sur des films qui moi me passent au-dessus de la tête, ça serait intéressant. Quant à moi, je prendrais le réactionnaire qui a horreur de l’art contemporain.

O. S. : On a été tout de suite d’accord. François a eu une riche idée !

O. B. : C’est sûr qu’on lui est très reconnaissant de ce projet !

Le fait d’être amis depuis trente ans, qu’est-ce que cela a changé lors les répétitions ?

O. S. : Notre complicité a facilité les choses. Au théâtre, on vient voir des gens qui s’entendent bien. Il faut avoir du plaisir à jouer ensemble.

F. M. : On ne s’est jamais interdit d’essayer des choses.

O. B. : On a été très libres. Pendant les répétitions, on se disait tout, il n’y a jamais de concurrence, de problème d’ego, ce qui habituellement est très difficile. La direction d’acteur était collégiale. On s’écoutait, on se faisait confiance.

Au fil de la pièce, la tension monte et les personnages finissent par se dire des horreurs qui font apparaître beaucoup de non-dits…

F. M. : Ce que le personnage de Serge ne supporte pas, c’est qu’on le croie insincère dans l’intérêt qu’il porte à ce tableau blanc et qu’on le prenne pour un snob. Nous, dans notre amitié, on ne remettrait pas en cause cette sincérité. Si Olivier s’enthousiasme pour une œuvre que je ne saisis pas ou qui ne me parle pas, jamais je ne penserais qu’il fait ça pour faire son intéressant. C’est cela, notamment, qui pèche dans l’amitié de ces personnages : ne pas croire à la sincérité de l’autre.

O. B. : A partir du moment où Marc doute de ma sincérité, le dialogue n’est plus possible parce qu’on n’est plus dans la confiance mais dans le soupçon.

O. S. : Quand on aime bien quelqu’un, qu’on a de l’admiration pour lui, on essaie de comprendre pourquoi il apprécie quelque chose qu’a priori on n’aime pas. Mon personnage d’Yvan fait preuve de curiosité. Je le vois comme ça.

Pensez-vous que vos trois personnages sont réconciliables ?

F. M. : J’avais envie qu’ils le soient. Parce que c’est mon tempérament. C’est pour ça qu’il y a la chanson de Françoise Hardy, L’Amitié, à la fin du spectacle.

O. S. : Je trouve beau que ce soit le personnage de François qui donne la clé du tableau. A la fin, il dit ce que cette œuvre représente : « C’est un homme qui traverse un espace et qui disparaît ».

F. M. : C’est l’intérêt d’avoir une pièce tellement bien écrite. Je pourrais le dire de manière ironique, mais je choisis de le dire avec sincérité, parce que ça parle aussi de la vie, de la mort. On se déchire alors qu’on va tous disparaître.

Est-ce que cette pièce vous permet de vous connaître encore mieux ?

O. B. : Non, mais elle renforce nos liens. Déjà, cette pièce a une dimension cathartique, parce qu’on se dit des horreurs ! On en profite ! [Il rit]

F. M. : Je les regarde jouer et j’ai de l’admiration pour mes copains. Jusqu’à présent, nous n’avions jamais joué tous les trois ensemble avec cette intensité-là. Et puis c’est très agréable pour trois vieux chevaux de retour de participer à un succès !

Comment expliquez-vous ce succès ?

F. M. : La pièce renvoie chacun à ses propres relations.

O. B. : Et cela concerne aussi bien les jeunes que les vieux. Cette pièce pose aussi un regard cruel sur l’arrogance des hommes.

Jouer ensemble pendant plusieurs mois, cela vous donne-t-il envie de monter d’autres spectacles ensemble ou plutôt de faire une pause ?

F. M. : Il est possible qu’on refasse une tournée en 2027. En attendant, on part chacun sur d’autres projets.

O. B. : Je vais répéter Le Malade imaginaire avec le metteur en scène Olivier Lopez.

F. M. : Et moi L’Ecole des femmes avec Robin Renucci et Suzanne de Baecque qu’on jouera notamment l’été prochain aux Fêtes nocturnes à Grignan [Drôme].

O. S. : Oh, je n’y suis jamais allé, là-bas…

F. M. : Je te mettrai un tarif préférentiel !

 

 

Art, de Yasmina Reza, mise en scène de François Morel. Théâtre Montparnasse, Paris 14e. Jusqu’au 7 mars 2026. De 23 € à 59 €.

 

Sandrine Blanchard / LE MONDE

 

Légende photo : François Morel et Olivier Saladin et Olivier Broche, au Théâtre Montparnasse, à Paris, le 17 octobre 2025. AUDOIN DESFORGES/PASCO POUR « LE MONDE »

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December 11, 6:37 AM
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Avec « I Will Survive », spectacle sur les violences conjugales, la troupe des Chiens de Navarre mord fort

Avec « I Will Survive », spectacle sur les violences conjugales, la troupe des Chiens de Navarre mord fort | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Sandrine Blanchard dans Le Monde - 10 déc. 2025

 

La compagnie dirigée par Jean-Christophe Meurisse redouble d’impertinence et d’intelligence avec sa nouvelle création, qui s’inspire de l’affaire Jacqueline Sauvage et du licenciement par France 2 de l’humoriste Tex.

 


Lire l'article sur le site du "Monde" :
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/12/10/avec-i-will-survive-spectacle-sur-les-violences-conjugales-la-troupe-des-chiens-de-navarre-mord-fort_6656780_3246.html?fbclid=IwY2xjawOniyJleHRuA2FlbQIxMQBzcnRjBmFwcF9pZBAyMjIwMzkxNzg4MjAwODkyAAEed851Rj6qitIVT9jGglBhNiiB86X1a-F69tulEAiSj_gmVmIYzaj0CMgEfp4_aem_be2H7367xZSG19moW_ID1w

 

Les Chiens de Navarre gardent le cap de l’actualité et frappent à nouveau les esprits avec leur dernière création, I Will Survive. Comme à chaque charge de cette troupe radicale et explosive, l’humour féroce se mêle à la gravité. S’emparant de deux sujets de société en apparence sans lien – les violences conjugales et la liberté de rire de tout –, la meute de Jean-Christophe Meurisse livre une tragi-comédie grinçante, avec la justice pour fil rouge.

Après s’être attaquée à l’identité nationale (Jusque dans vos bras, 2017), aux névroses familiales (Tout le monde ne peut pas être orphelin, 2019) et à l’impact de l’état du monde sur la santé mentale (La vie est une fête, 2023), la compagnie s’inspire de deux faits réels : l’affaire Jacqueline Sauvage (1947-2020), femme violentée et abusée sexuellement et condamnée à dix ans d’emprisonnement en 2014 pour avoir tué son mari avant d’être graciée, en 2016, par le président de la République François Hollande. Et le licenciement par France 2 de l’humoriste Tex, en décembre 2017, après une « blague » sur les femmes battues (« Tu sais ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois »).

 

L’histoire débute dans une école primaire où la directrice (Lula Hugot) reçoit, tout en bienveillance, une mère d’élève (Delphine Baril) pour lui parler de son fils Lucas, dont l’attitude triste et renfermée inquiète l’équipe pédagogique. La scène, interprétée avec une justesse remarquable, pose le premier sujet : si Lucas va mal, c’est parce que sa mère, Cécile Gallot, est battue par son mari et tétanisée à l’idée d’en parler. Fondu au noir. Le rideau s’ouvre sur le studio d’une émission de radio, « Le Grand Midi ». Dans cette parodie de « La Bande originale » sur France Inter, une animatrice, entourée de chroniqueurs, a invité un scientifique. Auteur de Droit dans le mur, un traité sur l’écologie, sa parole est sans cesse coupée par les interventions blagueuses de la petite équipe qui ne cesse de glousser.

 

Lire l’entretien avec Jean-Christophe Meurisse (en 2014) : Article réservé à nos abonnés « Si je ne ris pas, je crève »
 

Vient alors le tour de la chronique de Didier Moreau (Fred Tousch). L’humoriste, utilisant le « contexte » des cinq fruits et légumes par jour, sort sa blague : « Une femme, quand elle ramène sa fraise, on lui met une pêche dans la poire, elle tombe dans les pommes mais elle garde la banane. » Eclats de rire dans le studio mais réactions outrées sur les réseaux sociaux. Mis en cause par les associations féministes, Didier Moreau est convoqué par sa direction pleutre, écarté de l’antenne et poursuivi pour incitation à la haine et à la discrimination. Le second sujet d’I Will Survive, celui de la liberté d’expression, est énoncé.

Bêtise crasse et vulgarité

Deux récits vont alors se superposer dans lesquels le collectif mené par Jean-Christophe Meurisse fait des étincelles dans la qualité du jeu, maniant aussi bien le grotesque et la tragédie que l’outrance et l’émotion. Un dispositif scénique à étages et de différentes profondeurs permet de passer du commissariat au salon du couple Gallot, d’un bureau de l’Elysée au tribunal, et offre différents niveaux de lecture visuelle à plusieurs scènes. Certaines – comme celle où un policier tente de recueillir la plainte de la femme battue pendant que ses collègues, au-dessus, boivent et dansent à l’occasion d’un pot de départ – fonctionnent de manière quasi cinématographique.

 

Fidèles à leur marque de fabrique, Les Chiens de Navarre ne nous épargnent rien : ni la bêtise crasse et la vulgarité de certains personnages, ni le calvaire vécu par Cécile Gallot avant son geste définitif, ni le sang et la violence. Le spectacle est d’ailleurs « fortement déconseillé aux moins de 16 ans, certaines scènes [pouvant] heurter la sensibilité des spectateurs », préviennent les programmateurs. Mais l’impertinence de cette troupe procure aussi un rire terriblement cathartique. Malgré quelques maladresses – l’impudeur sans limite d’un prisonnier, une participation inutile du public lors du procès final –, I Will Survive tisse avec intelligence deux histoires qui dévoilent, petit à petit, les fractures de l’époque jusqu’à une mémorable rencontre finale entre l’humoriste et la femme battue.

 

Si le procès en appel de Cécile Gallot pose de manière remarquable la tragédie des femmes victimes de violences conjugales, la réflexion sur le comique bas du front pris au piège de ses propres mots aurait mérité d’être plus approfondie. Reste que la capacité des Chiens de Navarre à marquer les esprits demeure intacte. A l’image du cadre supérieur transformé en Joker dans La vie est une fête, le procureur mué en Dark Vador d’I Will Survive est aussi dérangeant qu’inoubliable.

 

 

« I Will Survive », par Les Chiens de Navarre. Mise en scène : Jean-Christophe Meurisse. Grande Halle de La Villette, Paris 19e, jusqu’au 13 décembre. Puis en tournée : à la MAC de Créteil (Val-de-Marne), du 8 au 14 janvier 2026 ; à L’Onde, à Vélizy-Villacoublay (Yvelines), les 22 et 23 janvier 2026 ; aux Bords de Scènes, à Juvisy-sur-Orge (Essonne), les 30 et 31 janvier 2026 ; à la MC2 de Grenoble, du 4 au 6 février 2026… et au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris 10e, du 29 mai au 27 juin 2026.

Sandrine Blanchard / Le Monde 

 
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December 9, 8:22 AM
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La petite cuisine du réalisateur Amine Adjina contre les préjugés

La petite cuisine du réalisateur Amine Adjina contre les préjugés | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Valentin Pérez dans Le Monde - 9 décembre 2025

 

Après une longue carrière dans le théâtre, l’acteur et metteur en scène réalise son premier film, « La Petite Cuisine de Mehdi », en salle le 10 décembre, dans lequel il explore avec humour le thème de la double culture.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 

https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2025/12/09/la-petite-cuisine-du-realisateur-amine-adjina-contre-les-prejuges_6656570_4500055.html

Le rendez-vous est fixé dans la chaleureuse brasserie de l’Est parisien Chez Justine, qui s’avère être, précise le réalisateur Amine Adjina, le lieu où il fut barman il y a vingt ans. Après une maîtrise de gestion, il avait pointé son nez à la Sorbonne. « En arrivant dans l’amphithéâtre, je me suis dit : “Je vais partir et je ne reviendrai plus.” »

Une fois la porte claquée, les services du soir dans ce restaurant lui ont permis de financer des cours de théâtre à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), puis au conservatoire de Créteil (Val-de-Marne). « Je rêvais de cinéma, mais je voulais surtout jouer, et c’est d’abord le théâtre qui m’a happé. Au fond de moi, c’est bizarre, mais je me suis toujours dit : “Le cinéma, ça arrivera à 40 ans.” »

 
Nous y voilà. Le 10 décembre, La Petite Cuisine de Mehdi, le premier film d’Amine Adjina, 41 ans, fera sa sortie dans les salles françaises. Il n’en est pas l’interprète mais le scénariste et le réalisateur.

Derrière les apparences d’une comédie de quiproquos – un chef cuisinier trentenaire (Younès Boucif) dissimule sa mère algérienne à sa petite amie française et demande à une tenancière de bar (Hiam Abbass) d’incarner sa fausse génitrice, jusqu’à s’emberlificoter dans son mensonge –, le long-métrage interroge les tiraillements liés à sa double culture. « Moins en raison de la honte que par des conflits de loyauté que cela provoque », souligne ce Franco-Algérien dont le père a tenu un café-restaurant oriental dans le quartier populaire de Barbès.

Eloge de la mixité

Avant de passer derrière la caméra, Amine Adjina, formé à l’école de cinéma la Fémis en écriture de scénarios, a accumulé quinze années d’expérience dans le théâtre, toutes déjà traversées par la question des identités hybrides, du multiculturalisme ou de la mémoire algérienne.

 

Comédien, il a donné à entendre au public les mots de l’écrivain figure de l’anticolonialisme Frantz Fanon ou de l’auteur autrichien Peter Handke. Dramaturge et cometteur en scène avec sa complice et compagne, Emilie Prévosteau, il déploie, de pièce en pièce, une œuvre qui propose un éloge de la mixité.

 

 

Un garçon français qui ruse pour se faire passer pour arabe afin de garder un ami (Arthur et Ibrahim, en 2018), trois gamins qui déconstruisent le roman national (Histoire(s) de France, en 2021), des citoyens luttant pour la survie d’un jardin ouvrier (Nos jardins, en 2023)…

 

Son écriture, précise et gaie, questionne la réalité de ce qui lie et sépare des personnages évoluant souvent dans des lieux publics : l’école, le jardin, aujourd’hui la salle de restaurant, et, dans une de ses prochaines créations, le salon de coiffure. « C’est dans ces endroits extérieurs au foyer que la rencontre est possible, que l’altérité peut surgir. »

« Des gens représentés nulle part »

Féru d’histoire, Amine Adjina profite du plateau pour convoquer librement des icônes du passé et les confronter à ses protagonistes. Ainsi, avec lui, un Vercingétorix peut renaître, mais sous des traits féminins ; Louis XIV ou Louis XVI, dialoguer avec la jeunesse des années 2020. « Dans cette période où on voudrait nous raconter une certaine pureté de l’histoire et de l’identité française, j’aime pouvoir détourner ces figures », dit Amine Adjina en sortant de sa poche La France éternelle, une enquête archéologique (La Fabrique, 2025), le dernier livre de Jean-Paul Demoule, dans lequel il bat en brèche les idées préconçues sur nos racines notamment gauloises.

 

 

C’est à Oran, sur la côte algérienne, que le primo-cinéaste a passé les étés de son enfance, des journées entières à traîner joyeusement dans le quartier, à jouer avec les cousins, des mélodies de raï pour bande-son. « Des vacances de grande liberté », se souvient-il, avant le retour à Paris, métro Château-Rouge (18e). Les artistes qui l’inspirent sont souvent ceux qui racontent les influences brassées et « une certaine histoire de l’immigration » : Abdellatif Kechiche, Martin Scorsese ou Pier Paolo Pasolini, dont il s’est emparé du Théorème en 2023, pour une adaptation à la Comédie-Française.

 

« J’essaie, au théâtre comme au cinéma, de faire surgir, sans pathos, des gens que je ne vois nulle part représentés. Je montre par exemple, dans mon film, qu’une mère maghrébine n’est pas cette pauvre petite femme lisse qui s’efface en demandant pardon. En ce sens, bien sûr que mon travail est politique », revendique-t-il.

 

Il mesure, de façon très personnelle, les effets de la détérioration des relations diplomatiques entre Paris et Alger. « Ma mère, qui vit en France depuis cinquante ans, a dû attendre pas moins de dix mois avant le renouvellement de sa carte de résidente », confie-t-il. La possibilité de voir une de ses pièces jouée à Alger a tourné court récemment, en raison du contexte politique.

 

Mais cela ne l’empêche nullement de continuer à creuser le sillon de sa double culture. La Petite Cuisine de Mehdi, prévient-il, n’est que le premier long-métrage d’une trilogie consacrée aux relations franco-algériennes. Il prévoit déjà de situer l’intrigue de son dernier volet de l’autre côté de la Méditerranée, sur la terre de ses parents.

 

Valentin Pérez / Le Monde 

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December 1, 7:18 AM
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Théâtre du Soleil : la faillite d’une utopie

Théâtre du Soleil : la faillite d’une utopie | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Article de Sarah Brethes dans Mediapart - 30 nov. 2025

 

 

La célèbre troupe est visée par une enquête de la brigade de protection des mineurs de Paris. Deux comédiens, qui nient les faits, sont accusés d’y avoir agressé sexuellement des jeunes filles et des femmes pendant au moins quinze ans, selon une enquête de Mediapart. Son emblématique directrice, Ariane Mnouchkine, reconnaît avoir été informée d’accusations dès 2023.

 

Le 2 avril dernier, en toute discrétion, deux comédiens quittaient les anciens bâtiments militaires qui abritent depuis 1970 le Théâtre du Soleil, franchissant pour la dernière fois la grille en fer forgée rouge et argent de la Cartoucherie de Vincennes, à Paris. Six jours plus tôt, les mots d’une jeune femme, entendue par une commission d’enquête à l’Assemblée nationale, avaient provoqué une déflagration au sein de la troupe fondée en 1964 sur un projet d’utopie artistique, politique et communautaire, toujours dirigée par Ariane Mnouchkine.

À 86 ans, la célèbre metteuse en scène, longtemps connue pour ses engagements à gauche, est à la tête de la compagnie la plus subventionnée de France, avec 2 millions d’euros versés chaque année par le ministère de la culture.

 

Le 24 mars, Agathe Pujol, 32 ans, avait livré, sous serment, le récit accablant de ses années de « bénévolat » au théâtre – deux ans de « travail gratuit » au bar, à la cuisine ou en coulisses, alors qu’elle était lycéenne et rêvait de devenir comédienne, entre 2010 et 2012. « J’y ai appris les messes basses, les manipulations constantes, le “diviser pour mieux régner”, les addictions diverses, la sexualité imposée », avait énuméré la jeune femme, par ailleurs plaignante dans l’enquête judiciaire visant le comédien Philippe Caubère, pilier du Soleil dans les années 1970, mis en examen pour viols sur mineures notamment.

Paroxysme d’« une pression sexuelle constante », Agathe Pujol avait dénoncé face aux député·es « une tentative de viol » lors du réveillon du 31 décembre 2010, alors qu’elle était mineure et ivre.

 

Quelques semaines plus tard, la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans le secteur artistique, puis le ministère de la culture, qui subventionne le théâtre, ont adressé des signalements au parquet de Paris, portant sur des faits de violences sexuelles et comportant plusieurs témoignages écrits, selon les informations de Mediapart. « Le signalement a été confié à la brigade de protection des mineurs au début de l’été 2025 », a indiqué le parquet. De premières auditions sont prévues pour décembre, selon nos informations.

Agathe Pujol est-elle un cas isolé ? Au cours de plusieurs semaines d’enquête, Mediapart a pu rassembler et recouper les témoignages de huit personnes, ex-salariées ou bénévoles du théâtre, qui dénoncent des violences sexuelles allant du harcèlement au viol, pour trois d’entre elles. Certaines étaient mineures au moment des faits, qui se seraient déroulés entre 2010 et 2025. Toutes désignent deux hommes : Sébastien Brottet-Michel, présenté comme le « protégé » voire le « bras droit »d’Ariane Mnouchkine, et Farid Gul Ahmad.

Les deux quinquagénaires ont finalement été priés de quitter la « famille » du Soleil par une Ariane Mnouchkine acculée par des pressions internes, mais aussi externes : une enseignante avait signifié fin mars que son étudiante en alternance, en arrêt maladie après avoir dénoncé une agression sexuelle, ne reviendrait pas tant que le second serait membre du théâtre.

Sollicités par Mediapart, les deux hommes, accusés respectivement par huit et trois personnes, nient les faits. Maïa Kantor, l’avocate de Sébastien Brottet-Michel, contre lequel se concentrent les accusations les plus graves, a indiqué que son client « conserv[ait] pour l’institution judiciaire ses explications, si une procédure devait être engagée ». Farid Gul Ahmad a de son côté répondu que « les faits » avaient été « déformés » et que de « fausses accusations » étaient portées contre lui.

 

Ariane Mnouchkine, qui nous a accordé un long entretien (lire notre boîte noire), reconnaît avoir été informée de premières accusations visant Sébastien Brottet-Michel en 2023. Elle dit « regretter d’avoir réagi trop tard », mais estime avoir été « dupée » et réfute tout « côté systémique ».

En tant qu’employeuse, elle affirme avoir elle-même transmis à la justice environ soixante-cinq témoignages recueillis dans le cadre d’une « enquête interne », dont plusieurs mettent en cause les deux comédiens, et précise avoir nommé dix « référents » harcèlement, qui ont été formés.

Aux yeux des seize membres et anciens membres du Soleil que nous avons interrogés, les hommes mis en cause au fil des ans ont bénéficié de l’indulgence voire de la protection d’un système délétère, régi depuis plus de soixante ans par la toute-puissante metteuse en scène.

« À quel moment un groupe comme le Soleil chasse, complètement et sans pardon possible, un de ses membres ? », demandait Ariane Mnouchkine au lendemain de l’audition d’Agathe Pujol, lors d’une réunion de crise édifiante (lire notre encadré). Enquête en trois actes.

 

Acte I – Le calvaire des « lycéennes naufragées »

 

Agathe Pujol n’était pas la seule « lycéenne »– c’est ainsi qu’on appelait leur petite bande au Soleil – à passer week-ends et vacances scolaires dans le cadre magique de la Cartoucherie, isolée au cœur du bois de Vincennes, au début des années 2010. Julie*, Lucie C. et Marion C. avaient entre 15 et 17 ans quand elles y ont débarqué, « éblouies par le lieu, les comédiens, la troupe » au rayonnement international.

Toutes faisaient option théâtre dans leur lycée, à Paris ou en banlieue, où l’Agamemnonmis en scène par Ariane Mnouchkine, dont le caractère autoritaire les « terrorisait »« mais on pensait que cela allait avec le génie », dit Lucie C .–, était au programme du bac. Certaines étaient arrivées pour prêter main-forte lors des manifestations contre la réforme des retraites de l’époque, où la troupe arborait dans les cortèges une gigantesque marionnette, allégorie de la justice. Elles aidaient au bar, à la cuisine, au ménage, dormaient dans le « gourbi » à l’étage, parfois même sous la scène.

Quinze ans plus tard, toutes les quatre, dont les chemins se sont éloignés après le Soleil, gardent un traumatisme de leur expérience à la Cartoucherie. Toutes les quatre dénoncent aussi des violences sexuelles de la part de Sébastien Brottet-Michel, alors âgé d’une quarantaine d’années, qu’elles présentent comme le « favori » d’Ariane Mnouchkine.

Julie a déposé plainte contre lui en 2021 pour corruption de mineure, au terme d’un long processus, aidée par le mouvement #MeToo – des faits requalifiés en viol sur mineure par le magistrat au cours de la procédure car, selon son témoignage, le comédien lui aurait « imposé une pénétration [...] et des attouchements par surprise dans les coulisses du théâtre ».

 

 

 

La jeune femme dénonce plus généralement une relation faite de manipulation avec le comédien de vingt-trois ans son aîné, alors qu’elle n’avait que 15 ans. Selon son récit, l’acteur qui se posait en « mentor » lui aurait notamment imposé des actes sexuels dans des lieux publics, dans une voiture devant un collège et au jardin des Tuileries. L’enquête a été classée sans suite en 2023 pour infraction insuffisamment caractérisée. Julie se prépare à déposer une nouvelle plainte avec constitution de partie civile.

Lucie C. décrit, elle, l’emprise et les violences sexuelles que le comédien lui aurait infligées pendant plus d’un an, alors qu’elle était, à peine majeure, employée pour s’occuper des enfants de la troupe, entre 2012 et 2014. Elle relate des actes sexuels violents, dans les recoins du théâtre – « sa main sur ma bouche pour que je me taise » –, sous les gradins ou dans un placard à balais situé derrière la scène. Mais aussi dans un cimetière et dans un jardin près du Grand Palais.

 

« Je ne pouvais rien faire ou dire. Il était proche d’Ariane et moi j’étais juste une nouvelle. Je voulais être comédienne, je me disais que tout ça était affreux mais que ça allait passer », raconte la jeune femme qui a finalement fui à l’étranger. Et abandonné le théâtre.

 

Pour illustrer cette injonction au silence, Lucie C. évoque une scène, celle d’une comédienne, Céline*, qui serait « sortie de scène en hurlant qu’elle n’en pouvait plus, qu’un comédien lui avait encore touché les fesses ». « On lui a répondu “c’est bon, ça va” », se souvient-elle. Après des années marquées par des conduites à risque, les souvenirs de cette époque la hantent encore : « Tellement de choses se sont passées là-bas… Aujourd’hui, pour 10 % de ça, j’appellerais la police ! »

Agathe Pujol désigne aussi Sébastien Brottet-Michel comme son deuxième agresseur au Soleil, après Farid Gul Ahmad, auteur, selon son récit à Mediapart, de la tentative de viol subie lors du réveillon du Nouvel An 2010 dénoncé à l’Assemblée. Elle décrit des masturbations exigées dans la voiture quand il la ramenait chez elle, mineure, mais aussi un viol par sodomie, chez lui, alors qu’elle avait à peine 18 ans.

« Nous n’avions aucune relation. J’étais un objet de consommation, mise en concurrence avec les autres lycéennes naufragées, à qui il a imposé un univers perverti », dit-elle aujourd’hui. La jeune femme a gardé de cette époque le texte d’un mail où le comédien lui propose de le « retrouver autour d’un café »si elle veut « lui poser des questions sur ce dur métier », daté de 2010. Et une lettre de recommandation pour intégrer un CAP, en 2011.

 

« Il ne peut que rappeler que les relations qu’il a pu entretenir et nouer ont toujours été consenties », a répondu à Mediapart l’avocate de Sébastien Brottet-Michel, interrogé précisément sur l’ensemble de ces accusations. Son collègue nie également les faits reprochés.

 

Dans un signalement adressé en juillet à la Milivudes, une ancienne bénévole dénonce « un système d’emprise, de précarité organisée, de violence tue ».

Une quatrième ancienne bénévole, Marion C., très amie avec Lucie C. à l’époque, raconte de son côté « une injonction au sexe » de la part de « certains comédiens », injonction qu’elle aurait refusée, ce qui lui aurait valu d’être « écartée » de la troupe. « De nombreux livres parlaient du Soleil, ça rendait les comédiens immenses et importants dans nos yeux d’adolescentes. On les idolâtrait. Certains en ont profité et abusé, nous répétant sans cesse combien nous étions matures », raconte-t-elle.

 

Marion, comme les autres, décrit des « caresses sur les fesses », même quand elles étaient « en sous-vêtements ». « L’absence totale d’intimité », alors que les jeunes filles se changeaient et se douchaient « en public ». « J’ai toujours parlé du Soleil comme d’une secte et d’un baisodrome. Ces gens travaillent, mangent, vivent, dorment, copulent ensemble et, pour certains, font des enfants », lance-t-elle.

Un comédien présent ces années-là se souvient très bien des adolescentes. « Ces filles-là sont venues par amour du théâtre, il aurait fallu les prendre sous nos ailes et les protéger. Au lieu de ça, des comédiens en ont profité. Ce qu’a décrit Agathe Pujol lors de son audition, je ne peux pas mieux le décrire », dit-il, affirmant avoir vu Julie « essayer de résister ». En vain.

Les acteurs mis en cause « jouissaient d’une totale confiance auprès d’Ariane et il était impossible de l’atteindre pour les dénoncer », regrette-t-il, tout en précisant qu’« [il] n’[a] aucun compte à régler avec le Théâtre du Soleil », « où il y a eu de la joie, et beaucoup de beauté aussi ».

« Il s’est passé des choses qui n’étaient pas acceptables, j’ai de la colère envers moi-même de n’avoir rien dit », abonde une autre salariée de la troupe, qui avait 20 ans à l’époque. « Elles étaient mineures et on n’a pas fait la différence, personne n’a réagi. […] On a tous participé à ça », admet-elle. Plusieurs autres membres de la troupe, plus âgés et moins présents lors des soirées, alcoolisées, assurent quant à eux n’avoir rien vu.

Informée par Mediapart de la nature des témoignages des « lycéennes », outre celui d’Agathe Pujol, dont elle a parlé en des termes très violents (lire l’encadré), Ariane Mnouchkine semble abasourdie : « Je reste dans l’incompréhension qu’elles n’aient pas prévenu quelqu’un. Si seulement elles avaient eu le réflexe d’envoyer une bonne claque, ou au moins de répondre ! »

Début juillet, une des anciennes bénévoles a adressé un signalement à la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (Milivudes), que Mediapart a pu consulter. Elle dénonce, dans cette alerte en cours de traitement, « un système d’emprise, de précarité organisée, de violence tue ». Mais aussi un lieu d’exploitation des vulnérabilités, dominé par une « hiérarchie organisée » via du favoritisme, où règne une « atmosphère de paranoïa », une « valorisation de la brutalité », des identités « gommées », une absence d’intimité. Qui, in fine, « brisent des vies ».

« Lunaire », répond une Ariane Mnouchkine « coite ». « C’est toute la tentative de fonctionnement solidaire du Théâtre du Soleil, qui a fait son travail de collectivité humaine en accueillant des gens venus d’Algérie, du Cambodge ou d’Afghanistan, ou des familles monoparentales sans logement », lâche-t-elle

 

 

Acte II – Des alertes, des œillères et quinze ans d’ultimatums

« J’étais au courant de sa violence. Il était querelleur, agressif, parfois méchant, mais parfois très gentil aussi. Rien de sexuel n’avait été porté à ma connaissance », se défend Ariane Mnouchkine au sujet de Sébastien Brottet-Michel, présenté par de nombreux témoins comme son « protégé », voire son « fils spirituel ».

La dramaturge reconnaît pourtant avoir appris de la bouche du comédien, en 2023, qu’il avait été visé par une enquête judiciaire pour viols sur mineure à la suite de la plainte de Julie. « Il m’en a parlé quand ça a été fini », balaie-t-elle.

Elle reconnaît aussi avoir été saisie, en avril 2024, par une jeune comédienne, venue lui parler, « avec deux, trois filles, bouleversées », de violences de nature sexuelle commises par ce dernier. « J’ai écrit une lettre d’ultimatum avec elles, que je leur ai soumise, disant que si ça se reproduisait ce serait une rupture, quelles que soient les conséquences pour le spectacle », relate-t-elle.

 

 

Lors de la réunion de crise, déni et victimes malmenées

Au lendemain de l’audition d’Agathe Pujol, le 24 mars, la fondatrice du Soleil convoque l’équipe pour une réunion de crise. Une journaliste du Monde, critique de théâtre, est invitée, mais son article élude certains éléments édifiants.

 

Lors de cet échange de plus de trois heures, dont Mediapart a pu écouter un enregistrement, deux clans semblent s’affronter : celui des « anciens », qui s’émeuvent du tableau au vitriol dressé par la jeune femme, dans lequel ils ne reconnaissent pas leur théâtre, et les plus jeunes, qui appellent à de vrais changements. Un jeune comédien révèle avoir subi des agressions sexuelles, ajoutant que « trois personnes » ont été victimes d’agressions, « deux autres ici présentes », et que « ça date de cette année », avant de lire un extrait du Code pénal définissant les agressions sexuelles.

 

« Je me suis fait toucher le sexe aussi. Qu’est-ce qu’on va faire pour plus que ça arrive ? », enchaîne un autre. Alors que plusieurs personnes prennent la parole pour appeler à des mesures contre les comédiens mis en cause (jamais nommés et présents lors de la réunion), leur employeuse, qui a pour premier souci de « défendre » le théâtre, renvoie la conversation à « plus tard ». À une jeune fille qui souligne l’urgence de réagir, victime elle aussi, elle répond qu’elle parle « sans se rendre compte du concret de la situation ».

 

Ariane Mnouchkine y a aussi des mots très durs pour Agathe Pujol, qualifiée de « pathologie ambulante », qui « serait dans une entreprise de destruction du théâtre » : « Elle veut nuire, et Sandrine Rousseau [la présidente de la commission d’enquête parlementaire – ndlr] va s’en servir pour son projet politique », dit-elle sans plus de précision.

 

« Ça me met très en colère d’être mise en défaut devant ces gens-là, dont je n’approuve pas les méthodes, dont je n’apprécie pas la férocité radicale. Moi, je vais peut-être vous surprendre, mais je ne suis pas une féroce radicale, je crois toujours à la persuasion, à l’éducation, à l’amour, à l’amitié, à l’estime réciproque, à la patience », conclut-elle.

 

« Ariane le protégeait et lui pardonnait tout car il a eu une enfance difficile, dénonce Julie, l’ancienne bénévole du théâtre qui a déposé plainte contre l’acteur en 2021. C’est très bien de défendre les sans-papiers, d’aller en Ukraine, mais ça paraît sournois et hypocrite quand derrière on protège des hommes accusés d’agresser des femmes. Encore une fois, les femmes sont les premières victimes. »

Selon nos informations, la fondatrice du Soleil a par ailleurs été saisie à de multiples reprises par plusieurs membres de la troupe, depuis au moins quinze ans, au sujet des « accès de violence » du comédien (gifles infligées à des collègues, insultes, prises au col, crises de colère, jets d’assiettes…).

 

Des membres se souviennent notamment d’une réunion, en 2010 – année de l’arrivée des « lycéennes » –, où son départ avait, en vain, été réclamé à Ariane Mnouchkine. « Il y a eu une discussion où des gens ont été virulents, mais la majorité a décidé qu’il fallait encore essayer, se remémore la metteuse en scène. C’est vrai qu’on a eu trop de patience avec Sébastien. Je le regrette, j’aurais dû réagir plus tôt mais je n’avais pas tous les éléments. Et puis les gens changent parfois, progressent, se calment… »

 

« Je crois que notre responsabilité a été de faire porter à des gens qui n’avaient rien demandé le poids d’un personnage problématique, qu’on avait décidé de porter collectivement, au nom de principes “éducatifs” », concède une comédienne présente à cette époque. « Ariane savait des choses et ne faisait pas grand-chose contre sa violence verbale, physique et envers les femmes. Il était très préservé, elle passait systématiquement l’éponge, aussi car il lui était très loyal », estime un autre, plus sévère.

 

Au-delà, certain·es vont même jusqu’à pointer la responsabilité, loin du modèle égalitaire affiché, d’une ambiance de « monarchie absolue » avec son « cercle de courtisans », « patriarcale », voire même une forme de « misogynie » – ce qui fait sourire jaune la dramaturge, qui jouit d’une image publique de militante féministe de la première heure.

 

Outre les bénévoles, plusieurs membres du théâtre nous ont affirmé avoir subi des violences sexuelles de la part de Sébastien Brottet-Michel entre 2010 et 2025. Céline*, évoquée par Lucie C., confirme à Mediapart les mains aux fesses, actes sexuels mimés sur son corps et exhibitions de son sexe, endurées alors qu’elle était jeune comédienne, entre 2010 et 2012. Et dont elle n’a jamais osé se plaindre auprès d’Ariane Mnouchkine.

 

Louise*, en poste à l’administration, n’a, elle non plus, pas parlé à la cheffe de la troupe des « insanités » glissées de manière récurrente à son oreille, « parfois audibles par tout le monde, et qui ne semblaient choquer personne », et des gestes déplacés, entre 2017 et 2020, alors qu’elle avait une vingtaine d’années et avait été cataloguée « sainte Nitouche » par le comédien.

 

Questionné sur ces témoignages, Sébastien Brottet-Michel a répondu par l’intermédiaire de son avocate : « Des attitudes familières à la vie de troupe pourraient sembler déplacées hors de leur contexte. »

 

 

Acte III – En 2024, une « grosse baffe » en guise de sanction

Le 14 mars, quelques jours avant l’audition d’Agathe Pujol, Manon, 23 ans, franchit la porte du commissariat du XIe arrondissement. Elle est étudiante en alternance au service de presse du théâtre depuis un an et vient de se résigner à déposer une main courante pour dénoncer une tentative de viol qui aurait eu lieu un an plus tôt, lors de la fête organisée au Soleil pour les 85 ans d’Ariane Mnouchkine.

 

 

Elle explique au policier qu’un comédien, Farid Gul Ahmad, l’aurait attirée dans les vestiaires alors qu’elle cherchait de l’eau, avant de la bloquer contre l’évier, de « l’embrasser de force » malgré ses « non », de toucher ses parties intimes et frotter son sexe contre elle. Jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’échapper.

 

Elle relate aussi à la police que la patronne du théâtre, informée, a convoqué le comédien et lui « a remonté les bretelles ». « Sur le moment ça m’a suffi. Les gens de la troupe sont venus me voir et me réconforter, ils m’ont dit “désolé [...], on t’a pas prévenue” », poursuit-elle, selon le procès-verbal consulté par Mediapart.

Lors de son entrevue avec le comédien, Ariane Mnouchkine confirme lui avoir assené une gifle après l’avoir traité de « dégueulasse » et de « pervers ». « À l’ancienne », a convenu auprès de nous la metteuse en scène, expliquant que le « récit de la jeune fille n’était pas suffisamment étayé » à l’époque et qu’elle pensait qu’il s’agissait d’un « baiser volé ».

 

 

C’est aussi comme ça qu’elle se justifie d’avoir ensuite laissé le comédien accueillir le public à ses côtés à la porte du théâtre, alors même que Manon lui avait demandé qu’il ne soit plus dans son champ de vision quand elle travaillait à la billetterie. « Ariane m’a dit sèchement qu’il avait eu sa punition et que ce n’était pas à moi de lui dire quoi faire avec ses comédiens », expose la jeune fille.

L’étudiante finit par se décider à venir au commissariat car, explique-t-elle aux policiers, « au mois de janvier, [elle a] appris qu’il avait demandé son contact à une stagiaire de 19 ans ». Sur procès-verbal, Manon explique : « Je souhaite faire une main courante dans le cas où une autre fille viendrait déposer plainte. »

 

 

La scène qu’elle décrit ressemble, sans qu’elle le sache, à celle décrite par Agathe Pujol à Mediapart, qui aurait eu lieu quatorze ans plus tôt : « Farid m’a prise par le bras et entraînée vers les caisses de stockage, contre lesquelles il m’a bloquée de tout son poids », relate cette dernière. La trentenaire ajoute qu’elle était « saoule » et se souvient « avoir dit non » et « avoir réussi à réunir ses forces pour le repousser en entendant une chanson des Beatles » qui l’aurait ramenée à la réalité.

 

De cette fête de réveillon, Marion C., une des autres bénévoles, se remémore, écœurée, « des pleurs » et « des lycéennes qui consolaient Agathe ».

 

« C’est aussi comme ça qu’elle se justifie d’avoir ensuite laissé le comédien accueillir le public à ses côtés à la porte du théâtre, alors même que Manon lui avait demandé qu’il ne soit plus dans son champ de vision quand elle travaillait à la billetterie. « Ariane m’a dit sèchement qu’il avait eu sa punition et que ce n’était pas à moi de lui dire quoi faire avec ses comédiens », expose la jeune fille.

L’étudiante finit par se décider à venir au commissariat car, explique-t-elle aux policiers, « au mois de janvier, [elle a] appris qu’il avait demandé son contact à une stagiaire de 19 ans ». Sur procès-verbal, Manon explique : « Je souhaite faire une main courante dans le cas où une autre fille viendrait déposer plainte. »

 

 

La scène qu’elle décrit ressemble, sans qu’elle le sache, à celle décrite par Agathe Pujol à Mediapart, qui aurait eu lieu quatorze ans plus tôt : « Farid m’a prise par le bras et entraînée vers les caisses de stockage, contre lesquelles il m’a bloquée de tout son poids », relate cette dernière. La trentenaire ajoute qu’elle était « saoule » et se souvient « avoir dit non » et « avoir réussi à réunir ses forces pour le repousser en entendant une chanson des Beatles » qui l’aurait ramenée à la réalité.

 

De cette fête de réveillon, Marion C., une des autres bénévoles, se remémore, écœurée, « des pleurs » et « des lycéennes qui consolaient Agathe ».

 

 

Les relations affectives prennent l’ascendant sur tout, ouvrant un magnifique terrain de jeu aux gens mal intentionnés.

Manon, dans son rapport d’alternance sur le Théâtre du Soleil

 

 

Une autre des lycéennes, Lucie C., raconte avoir subi les assauts du comédien à la même période. Elle a conservé des SMS de 2011, consultés par Mediapart, où Farid Gul Ahmad insiste pour la voir et lui dit que « ce n’est pas grave » si elle « n’est pas amoureuse ».

 

Selon le témoignage de la jeune fille, ce dernier l’aurait « embrassée de force » et aurait « tenté plusieurs fois de l’entraîner dans sa roulotte ». « Je me souviens qu’il m’avait tenue beaucoup trop fort, qu’il m’avait fait mal et que j’étais terrorisée », relate-t-elle, expliquant « avoir arrêté de venir au Soleil pendant un moment », de peur que la scène se reproduise.

 

Ariane Mnouchkine nie avoir été informée des violences de ce deuxième comédien avant mars 2024. La question de l’exclure de la troupe à ce moment-là s’est-elle posée ? « À l’époque, Ariane m’a répondu qu’il avait une femme et des enfants, et que c’était elle qui l’avait fait venir de l’étranger », témoigne une membre de la troupe, qui regrette aujourd’hui « des choses qui se sont passées et qu’on aurait pu empêcher ».

 

« Les agresseurs sexuels qui fréquentaient encore la troupe lors de mon année d’alternance ont longtemps bénéficié du silence de certains membres de la troupe. Par tendresse, par histoire commune, par désintérêt peut-être », écrit Manon dans son rapport d’alternance, remis à l’été 2025 à l’université de Nanterre.

 

« L’affection et l’amour » ont pu servir de « bouclier » aux coupables, estime-t-elle, rappelant qu’Ariane Mnouchkine considère son théâtre comme une famille, interpellant les membres de la troupe par des « mes enfants » ou « mes chéri·es ».

 

À ses yeux, comme à ceux de beaucoup d’autres membres, « le Soleil est aussi un lieu magnifique où on aide les gens, mais où les relations affectives prennent l’ascendant sur tout, ouvrant un magnifique terrain de jeu aux gens mal intentionnés ».

 

Sarah Brethes

 

Boîte noire

Mediapart a sollicité par téléphone le 13 novembre les deux comédiens mis en cause, Sébastien Brottet-Michel et Farid Gul Ahmad, pour leur demander un entretien.

 

Tous deux nous ont demandé des questions écrites. Le 17 novembre, nous leur avons donc adressé une série de questions précises relatives aux témoignages que nous avions recueillis, afin qu’ils puissent répondre précisément aux accusations portées.

Sébastien Brottet-Michel les a transmises à son avocate, Maïa Kantor, qui nous adressé par SMS, le 22 novembre, une réponse générale, qui figure en intégralité dans l’article, précisant que son client « conserv[ait] pour l’institution judiciaire ses explications ».

Farid Gul Ahmad nous a répondu par SMS le 18 novembre : « J’ai lu vos questions mais, dans la plupart des cas, les faits ont été déformés et de fausses accusations ont été portées contre moi, ce que je réfute. […] Si vous le souhaitez, nous pouvons en discuter directement. » Après ce message, nos appels et relances SMS sont restés sans réponse.

 

 

Nous avons fait le choix de mentionner leurs noms complets, s’agissant de comédiens d’une compagnie de théâtre mondialement connue, pour l’un d’entre eux en situation de pouvoir au sein de cette troupe, visés par une enquête judiciaire pour des faits de violences sexuelles et par ailleurs mis en cause au cours de notre enquête par de nombreux témoignages courant sur de nombreuses années. Nous avons jugé qu’il s’agissait d’informations d’intérêt public.

 

Pour l'heure, selon nos informations, les deux comédiens ne sont pas visés nominativement par l'enquête judiciaire ouverte par la brigade des mineurs. Si cela venait à être le cas, ils bénéficieraient dans ce cadre de la présomption d'innocence. 

 

Ariane Mnouchkine a reçu Mediapart pendant près de deux heures au Théâtre du Soleil, accompagnée de son assistant, et elle a accepté de répondre à l’ensemble de nos questions. En préambule, elle a tenu à souligner qu’elle « ne se sentait pas la légitimité de remplacer la justice » et tenait donc confidentielles les informations relatives à l’enquête interne menée dans son théâtre, transmises au parquet de Paris. 


À l’issue de la rencontre, nous avons proposé de nous entretenir avec d’autres membres de la troupe. Seule une personne a accepté. 

 

 

Boite noire de l’article de Mediapart:

Nous avons enregistré l’entretien, tout comme Ariane Mnouchkine.

* Les prénoms qui portent un astérisque sont des prénoms d’emprunt, les personnes ayant souhaité conserver leur anonymat.

Les personnes qui dénoncent des violences sexuelles ont relu et validé leurs témoignages et citations par écrit.

Nous avons débuté notre enquête en juin 2025. Outre Ariane Mnouchkine, nous avons mené seize entretiens avec des personnes qui ont été ou sont membres du Théâtre du Soleil, et consulté un certain nombre de documents (enregistrement sonore de réunion, SMS, mails…).

 

Sarah Brethes - Mediapart 

 

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L'article de Télérama :

 

“J’ai giflé ce garçon” : Ariane Mnouchkine se défend tant bien que mal, acculée par une enquête de “Mediapart” sur le Théâtre du Soleil

 

De nouvelles accusations d’agressions sexuelles et de viols, notamment sur mineures, visant deux comédiens, renforcent les soupçons de dysfonctionnements sur le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine ces quinze dernières années.

 

Par  Tiphaine Le Roy / Télérama 

Réservé aux abonnés

Publié le 01 décembre 2025 à 18h

 

Le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine pourra-t-il se relever des accusations de violences sexistes et sexuelles qui auraient eu cours pendant de nombreuses années en son sein ? Au vu de l’enquête publiée par Mediapart le 30 novembre, il est raisonnablement permis d’en douter. D’autant que les propos de la metteuse en scène au média d’investigation posent question quant au respect des engagements dans la lutte contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), auxquels sont pourtant conditionnées les aides du ministère de la Culture — soit 2 millions d’euros annuels de subventions de fonctionnement pour le Théâtre du Soleil.

 

L’image de la mythique troupe s’assombrissait déjà sérieusement à la suite du témoignage sous serment de la comédienne Agathe Pujol, le 24 mars dernier, devant la commission d’enquête parlementaire relative aux violences commises dans le secteur artistique. Les déclarations de huit ex-salariées ou bénévoles du Théâtre du Soleil à Mediapart l’obscurcissent encore. Les faits porteraient sur des agressions sexuelles, mais aussi sur des viols pour trois d’entre elles. Ces propos viennent ainsi corroborer les propos d’Agathe Pujol, qui avait dénoncé une tentative de viol commise sur elle par un comédien au soir du 31 décembre 2010, au sein de l’établissement situé à la Cartoucherie de Vincennes, à Paris. Comme pour la comédienne — qui a également porté plainte pour viol contre Philippe Caubère, autre ancien de Soleil —, certaines agressions auraient été perpétrées sur des personnes mineures. Comme pour elle, toujours, certains faits se seraient déroulés au sein du théâtre.

 

Les témoignages recueillis accusent deux acteurs aujourd’hui quinquagénaires (tous deux également incriminés par Agathe Pujol de l’avoir agressée). Le premier est mis en cause par huit personnes, le second, par trois. Tous les deux nient les faits qui leur sont reprochés.

 

Le climat décrit à Mediapart se rapprocherait d’un système d’emprise de ces derniers portant sur de jeunes bénévoles, comédiennes ou professionnelles de l’administration du spectacle, au Théâtre du Soleil. Parmi les jeunes femmes interrogées, l’une d’entre elles, qui avait porté plainte en 2021 pour viol, dénonce une relation qui aurait été basée sur de la manipulation du comédien, alors qu’elle était âgée de 15 ans seulement. L’enquête aurait été classée en 2023 pour infraction insuffisamment caractérisée. Une autre femme, tout juste majeure, évoque des « actes sexuels violents dans les recoins du théâtre ». Comme la précédente femme citée, elle indique des rapports qui auraient été imposés dans des lieux publics à Paris. La proximité du comédien avec Ariane Mnouchkine revient dans les témoignages pour indiquer la difficulté à en parler à la metteuse en scène.

 

"Nous mesurons tout à fait la gravité depuis le début."

Ariane Mnouchkine

 

 

 

Interrogée par Télérama, Ariane Mnouchkine déclare « ne pas vouloir entrer en polémique avec Mediapart par article interposé. Je ne vois qu’une seule bonne nouvelle : la justice est moins lente que ce que l’on craignait, dit-elle en évoquant l’ouverture d’une enquête. Cela me soulage car nous allons pouvoir lui parler ». Mais si les deux comédiens sur lesquels portent les accusations ont quitté le Théâtre du Soleil le 2 avril, à la suite des pressions internes au sein de la compagnie, notamment, Ariane Mnouchkine semble avoir tardé à prendre les mesures nécessaires. Les propos qu’elle tient en réaction aux accusations de tentative de viol portées contre l’un des comédiens interrogent sur la difficulté pour la metteuse en scène à prendre la mesure des obligations en matière de VHSS.

 

 

L’acteur — sur lequel portent déjà les accusations d’Agathe Pujol concernant le réveillon du 31 décembre 2010 — aurait agressé une étudiante en alternance au service presse du Théâtre du Soleil lors de la fête organisée pour les 85 ans d’Ariane Mnouchkine, en 2024. « Nous mesurons tout à fait la gravité depuis le début », nous assure la metteuse en scène. Un début qu’elle date de l’audition d’Agathe Pujol, en mars dernier. Pourtant, ses réponses à Mediapart laissent entendre que certains faits d’agressions lui avaient été rapportés en 2024. À Télérama, elle précise, au sujet de l’agression dont aurait été victime l’étudiante en alternance : « Il y a eu un premier épisode qui ne semblait pas concerner des événements trop graves. J’ai été informée il y a un an, et j’ai giflé ce garçon, dit-elle à propos du comédien incriminé. La jeune femme semblait satisfaite. Ensuite, il y a eu un deuxième témoignage et les faits alors annoncés étaient beaucoup plus graves. C’était le 27 mars dernier. J’ai convoqué et congédié le comédien le lendemain, le 28 mars. »

Interrogée sur la description précise des faits qui lui avaient été rapportés la première fois, Ariane Mnouchkine n’a pas répondu. Lorsque nous lui avons demandé si elle n’aurait pas dû — dès cette époque — prendre des mesures pour accompagner la jeune femme, compte tenu des engagements imposés aux structures bénéficiant de subventions du ministère de la Culture, Ariane Mnouchkine a mis fin à la conversation.

 

 

Le ministère de la Culture informé

Depuis 2022, pourtant, le plan de lutte du ministère de la Culture contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) est on ne peut plus clair. Il impose aux structures qui lui demandent des aides de respecter un certain nombre d’engagements et de mesures de protections des personnes portant à leur connaissance des faits de VHSS, qu’elles en soient victimes ou témoins. Sur son site, le ministère note très précisément les obligations des structures à accompagner ces personnes, à les informer sur leurs droits et à les protéger. Contacté par Télérama, le ministère précise analyser la situation et avoir déjà demandé au Théâtre du Soleil de prendre les mesures requises pour toutes les conventions de financement, indiquant que cela aurait été fait. Il précise travailler actuellement sur les faits nouvellement portés à sa connaissance, dans le sens d’une gestion approfondie des questions soulevées.

 

La prochaine création du Théâtre du Soleil, Ici sont les dragons, deuxième époque, est prévue pour mars. Une exposition consacrée au Théâtre du Soleil doit aussi se tenir au Centre national du costume de scène et de la scénographie de Moulins (Allier) d’avril à septembre. Reste à voir comment les institutions se positionneront prochainement, et si le public conservera son enthousiasme pour une compagnie emblématique du renouveau théâtral post-1968, mais au travers de laquelle apparaît aujourd’hui le reflet d’une époque révolue.

 

Propos recueillis par Tiphaine Le Roy / Télérama 

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A Montpellier, le Théâtre national palestinien et son fondateur, François Abou Salem, à l’honneur 

A Montpellier, le Théâtre national palestinien et son fondateur, François Abou Salem, à l’honneur  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anne Diatkine pour Libération - 19 nov. 2025

Envoyée spéciale à Montpellier

 

 

La Biennale des arts de la scène en Méditerranée a programmé samedi 15 novembre la dernière création du metteur en scène franco-palestinien mort en 2011. Une œuvre à valeur d’archive.

 

 

Sous quelles conditions un spectacle constitue-t-il une archive ? A quelle vitesse le jeu et les mises en scène vieillissent-ils au point de s’auto-dissoudre ? Et qu’est-ce qu’un spectacle vraiment nouveau, qui ne soit pas une redite, mais fasse rupture dans le champ esthétique ? Trois questions en apparence très différentes, mais qui se sont rejointes de manière palpitante, à la Biennale des arts de la scène en Méditerranée, organisée par le Théâtre des 13 vents, le Centre dramatique national de Montpellier situé en bordure de la ville, dans une atmosphère foisonnante riche d’échanges en tout genre, le point d’orgue étant atteint samedi dernier. Pourquoi ? Eh bien parce que Nathalie Garraud et Olivier Saccomano qui dirigent le CDN depuis huit ans ne se contentent pas d’initier ladite Biennale dont c’est la troisième édition. Ils croisent le festival avec «Qui vive», un format mensuel qu’ils ont institué sous forme de carte blanche à un artiste programmé invité à son tour à convier qui il veut, montrer un film. Au sein de Qui vive, le chercheur et professeur d’histoire et d’esthétique théâtrale Olivier Neveux propose un séminaire, cette année, sur «les grandes ruptures en art».

Figure pleine de mystères

Deux «festivals» le même jour, dans un même lieu, auquel on ajoute un séminaire, c’est trop ? Non ! C’est surtout plein de ramifications et répercussions qui aimantent un public jeune et moins jeune, et beaucoup de directions des grands théâtres de tout le pourtour méditerranéen. Samedi dernier, ce Qui vive était un peu particulier, car l’artiste à l’honneur était une entité : le Théâtre national palestinien à travers la mémoire de son fondateur François Abou Salem à qui la chercheuse Najla Nakhlé-Cerruti vient de consacrer un livre (1). Figure encore pleine de mystères que François Abou Salem (1951-2011), né en France, scolarisé dès ses 3 ans dans une école publique palestinienne à Jérusalem-Est, parlant arabe couramment et se revendiquant palestinien. Après des études secondaires chez les Jésuites à Beyrouth, il revient en France où son parcours croise brièvement la troupe alors jeune du théâtre du Soleil. Puis il retourne après la guerre des Six Jours, dans les territoires désormais occupés. Il y fonde en 1977 la compagnie théâtrale El Hakawati («le conteur»), première troupe palestinienne professionnelle, qui tourne à l’étranger.

 

Lors de la présentation de son livre ce samedi, Najla Nakhlé-Cerruti insista sur l’importance de ces tournées qui permettaient à la troupe non seulement de faire connaître son travail, mais aussi de découvrir les spectacles les plus importants, de partager, bref, de ne pas «s’asphyxier en vase clos». Sept ans après sa fondation, en 1983, la troupe trouve un lieu où s’incarner, répéter, jouer : l’ancien cinéma incendié Al-Nuzha qui devient donc à Jérusalem-Est, le théâtre national Palestinien.

 

Dernière création

Si la troupe acquit du vivant de François Abou Salem une notoriété modeste, mais internationale, les pièces en arabe oral et non littéraire et créées collectivement, s’éteignent dès qu’elles cessent d’être jouées. La précarité inhérente aux arts vivants, l’est encore davantage lorsqu’il s’agit de pièces non écrites dans un pays sinon en guerre, du moins occupé. Peut-être parce qu’il était conscient du caractère fugace et volatil de son travail, François Abou Salem a conservé et archivé méticuleusement les traces de chaque mise en scène.

 

Lorsqu’il se défenestre le 1er octobre 2011 à Ramallah, sa dernière création, Dans l’ombre du martyr qu’il joue seul sur scène, n’a que quelques mois. Elle relate les relations complexes qu’un homme entretient avec son frère qui s’est fait sauter lors d’un attentat suicide. Wasym Khayr, assistant et élève de François Abou Salem, décide dès lors de la reprendre en copiant intégralement la version originale, intonations et voix comprises. Il pousse le fétichisme jusqu’à porter la blouse de celui qui vient de mourir, encore imprégnée de son odeur. C’est ainsi que la pièce nous parvient et qu’elle fut représentée ce samedi, au Théâtre des 13 vents. Elle est aussi un bon exemple de pièce dont à la fois le sujet, mais surtout les conditions de production et d’existence suspendent le jugement critique.

 

Bien sûr qu’on est curieux de voir une pièce de François Abou Salem, dont la chercheuse relate l’importance et la dévotion dont il fait l’objet. Et certes, il ne s’agit pas de n’importe quelle œuvre de l’auteur. Mais comment dire ? Tout, dans le jeu pour le moins outré, qui semble inspiré de la commedia à dell’arte et était sans doute déjà daté (périmé ?) en 2011, maintient solidement à l’extérieur de ce qui se déroule sur le plateau. Public enthousiaste. La pièce, pour la première fois montrée en France, et reprise depuis la mort de l’auteur, doit néanmoins d’être vue. Au moins comme archive.

 
(1) le Théâtre palestinien et François Abou Salem de Najla Nakhlé-Cerruti, Actes Sud, 2025. Dans l’ombre du martyr de François Abou Salem et Paula Fünfeck, mis en scène par François Abou Salem. Biennale des arts de la scène en Méditerranée à Montpellier et alentour jusqu’au 22 novembre.

 Anne Diatkine / LIbération 

Légende photo : «Dans l’ombre du martyr» est la dernière pièce créée par le metteur en scène franco-palestinien avant sa mort en 2011. (DR)
 
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Paradoxe : Le poème auto-fictionnel et surréaliste de Guillaume Vincent et Florence Janas

Paradoxe : Le poème auto-fictionnel et surréaliste de Guillaume Vincent et Florence Janas | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Olivier Frégaville - Gratian d'Amore dans "Coups d'oeil" le 14 novembre 2025

 

Dans le cadre du Festival du Théâtre national de Bretagne, Florence Janas et Guillaume Vincent présentent "Paradoxe", un conte surréaliste à quatre mains.

 

Quand le public s’installe, Guillaume Vincent est déjà là. Sans prêter attention à la salle, en caleçon ample, bonnet noir et pull de laine bariolé, il peint en jaune un mur du castelet blanc qui lui sert de terrain de jeu. Perdu dans ses pensées et comme happé par ce qu’il fait, il semble glisser déjà dans un entre-deux où le rêve mord la réalité. Son double portant moustache et même couvre-chef,   Florence Janas, le rejoint. À voix douce, presque murmurée, elle déroule un dialogue flottant, un écho trouble entre un fils et sa mère, ou peut-être l’inverse. La bascule vers un surréel poétique est enclenchée.

 

Retour au bercail

 

Très vite, le cadre prend forme. L’artiste – en l’occurrence la comédienne – rend visite à sa mère dont l’esprit se délite. Entre eux circule une tendresse tranquille, une chaleur qui infuse la pièce et donne à ce retour chez elle des accents de songe. Cette année-là, il a quitté sa vie parisienne pour s’occuper d’elle, gravement malade. 

Cette année-là aussi, il cherchait l’amour, mais ne vivait que des déceptions et des plans culs sans lendemain. Protecteur, attentif, il s’accroche à tout ce qui pourrait maintenir sa mère arrimée au réel. La vie, pourtant, se glisse ailleurs, dans les petites choses, dans les réminiscences d’une enfance chahutée dans une ville de province.

 

L’enfance, ses ombres et ses héroïnes

 

Harcèlement scolaire, premiers émois homosexuels, les filles de H – camarades des HLM d’Uzès qui protègent l’enfant efféminé qu’il était –, aventures sans lendemain, histoires de sage-femme que sa mère lui offrait quand il était petit, tout ressurgit par fragments, comme autant de pièces d’un puzzle en mouvement.

Florence Janas, face public, marmonne sous sa moustache postiche des bribes, presque des sons. De son murmure émergent quelques mots qui disent la maladie, la perte d’autonomie, la relation mère-fils. Guillaume Vincent capte un terme, relève la tête, entre dans ce flux, y répond et se glisse dans sa propre histoire avec détachement. Ensemble, ils passent d’une saynète à l’autre, de plus en plus improbables, de plus en plus jubilatoires. Si le récit semble décousu, il construit un ensemble d’une belle humanité décalée. 

 

Humain, drôle, et délicieusement décalé

 

Entre vécu et fiction, les deux artistes naviguent avec humour dans leurs propres territoires intimes. Le récit de l’un fait écho à ce qui vit l’autre, et inversement. Des histoires que sa mère lui racontait aux gestes d’aidant qu’il a dû adopter lorsqu’elle a perdu la mémoire après un accident cérébral, Guillaume Vincent et Florence Janas tissent en creux un double autoportrait en éclats, vibrant et désordonné.

 

Leur plume mord, leur ton dévie, et de ces drames minuscules naît une fresque humaine joyeusement inattendue. On rit, on s’émeut, on se reconnaît parfois, on chante même. C’est beau, c’est tendre, c’est drôle. Un théâtre qui joue du faux pour mieux saisir le vrai.

Dans ce face-à-face tant absurde que surréaliste, les deux artistes – comédiens, auteurs, metteurs en scène – brillent de mille facettes, de mille costumes. Leurs présences lunaires, délicieusement barrées, frappent juste. Le public se laisse entraîner sans résistance dans ce poème doux, joyeusement déjanté. Une bouffée de folie tendre, délicieusement délectable, à savourer sans modération dans le monde brutal qui nous entoure !

 

 

Olivier Frégaville - Gratian d'Amore  Envoyé spécial à Rennes

 

Paradoxe de Florence Janas et Guillaume Vincent
Création
Salle Gabily dans le cadre du Festival du Théâtre national de Bretagne – Rennes
12 au 22 novembre 2025
durée 1h15

 

Tournée
03 au 05 mars 2025 à la Comédie de Béthune – CDN
15 au 26 janvier 2026 au T2G – Théâtre de Gennevilliers
11au 13 mars 2026 au Théâtre Olympia -Centre dramatique national de Tours

 

Une Création de Florence Janas & Guillaume Vincent
Avec Florence Janas & Guillaume Vincent

Dramaturgie de Marion Stoufflet
Scénographie de Daniel Jeanneteau & Guillaume Vincent
Son de Yoann Blanchard
Lumière de Sébastien Michaud
Costumes de Fanny Brouste
Couture de Lucile Charvet 
Regard Chorégraphique de Zoé Lakhnati
Régie Générale et lumière de Karl-Ludwig Francisco, Régie Plateau de Muriel Valat
Prothèse de Jean-Christophe Spadaccini
Stagiaire à la mise en scène – Katarina Jungova

 

 

Crédit photo : © Gwendal Le Flem

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November 15, 11:41 AM
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Avec « Le Paradoxe de John », l’art divague aux sens propre et figuré

Avec « Le Paradoxe de John », l’art divague aux sens propre et figuré | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 12 nov. 2025

 

La dernière création du scénographe et metteur en scène Philippe Quesne est proposée au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, puis au Théâtre de la Bastille, à Paris, dans le cadre du Festival d’automne.

 

 

Lire l'article sur le site du "Monde" 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/11/12/avec-le-paradoxe-de-john-l-art-divague-aux-sens-propre-et-figure_6653191_3246.html

 

Rétive aux explications de texte, mais propice aux rêveries intérieures, la dernière création du scénographe et metteur en scène Philippe Quesne proposée jusqu’au 16 novembre au Théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) semble ne délivrer aucun message d’aucune sorte. Sans doute, se dit-on un peu troublé par l’apparente vacuité du propos, faudrait-il se contenter d’éprouver en temps réel cette représentation sans chercher à lui extorquer une raison d’être et une finalité.

Si Le Paradoxe de John tire son origine d’un spectacle précédent (L’Effet de Serge, créé en 2007) et s’appuie sur des textes originaux de la romancière Laura Vazquez, le projet divague, aux sens propre et figuré, au cœur d’une galerie d’art en chantier. Au sol, un linoléum imitation bois, en l’air, une chaise suspendue, à jardin, une table sur tréteaux censée être la maquette du lieu, à cour, des bougies à taille humaine recouvertes d’un feutre (et plus tard d’un chapeau de cire fondue), en fond de scène, une zone intermédiaire, sas d’entrée ou remise à outils.

 
Avant d’être une galerie, l’endroit était, explique sa gardienne (la formidable Isabelle Angotti, pilier de l’univers de Quesne), l’appartement de Serge. L’homme étant parti pour d’autres horizons professionnels, sa maison est mise à la disposition d’artistes désireux d’y accomplir leurs propres performances. Ce que feront les visiteurs du jour affublés de perruque rousse ou platine, de stetson, de peau d’ours, à leurs pieds des chaussures de randonnée ou bien des santiags. Curieux look qu’adoptent les acteurs Céleste Brunnquell, Marc Susini et Veronika Vasilyeva-Rije.

Débordements

Ces cow-boys d’une grâce inattendue entrent à pas de loup sur le plateau et ne tardent pas à se l’approprier en commentant, extatiques ou sceptiques, leurs éphémères créations dont le ridicule assumé n’a d’égal que l’ineptie charmante : recouvrir la chaise suspendue d’un voilage transparent et lui trouver un intitulé, s’enrouler dans le lino, activer les fumigènes, disserter de l’orientation de rails lumineux où défilent en biais les mots de Laura Vazquez. Un ensemble de gestes dérisoires accomplis sous la menace d’un collègue activiste (le régisseur Marc Chevillon) qui transforme l’eau en mousse expansive susceptible de noyer l’espace sous ses débordements. Les œuvres comme la galerie (ou ce qu’il en reste) seraient-elles guettées par la destruction ?

 

Dans L’Effet de Serge, Philippe Quesne mettait en scène un artiste qui, chaque dimanche, conviait ses proches à assister à ses performances, aucune d’entre elles n’excédant trois minutes. Dix-huit ans plus tard, les trois minutes sont devenues une heure vingt. Une dilatation du temps qui fait écho au travail du metteur en scène. Ses spectacles, quels que soient leurs thèmes (l’écologie, le futur, le devenir humain-animal, la solitude du créateur), sont surtout des tentatives de sculpter la durée partagée entre interprètes et spectateurs.

 

 

 

Pas une mince affaire que de rendre concrète, vivante et palpable cette durée alors que rien de spectaculaire ne se produit. L’infime, le détail, le murmure, le presque rien : le Paradoxe de John se tient à la lisière du vide et du néant. Or, dans ce vide et ce néant, le moindre geste et la moindre parole peuvent devenir déflagration, métaphore, allégorie, dénonciation, critique. Mais de quoi ?

 

Face à une représentation qui ne fournit pas de mode d’emploi, c’est à chacun, selon son envie, sa réceptivité, son humeur, de déterminer (ou pas) à quel bois se chauffent les performances jouées. Un indice, toutefois, fournit une piste biographique. En septembre, Philippe Quesne quittait la direction de la Ménagerie de verre à Paris sur fond de mésentente avec le fonds de dotation privé qui pilote la structure. De là à supposer qu’il règle ses comptes avec cette réalité en fictionnalisant l’hypothèse d’une galerie où l’art, tourné en ridicule, n’aurait plus rien à dire, il n’y a qu’un pas qu’incite à franchir cet ironique et désarçonnant Paradoxe de John.

 

 

Le Paradoxe de John. Un spectacle de Philippe Quesne. Théâtre de la Commune. Aubervilliers, jusqu’au 16 novembre. Théâtre de la Bastille, du 26 novembre au 6 décembre (Festival d’automne).

 

Joëlle Gayot / LE MONDE

Légende photo : « Le Paradoxe de John », de Philippe Quesne, à La Commune, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le 5 novembre 2025. MARTIN ARGYROGLO
 

 

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November 10, 5:50 AM
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«Les Corps incorruptibles» : les cadavres exquis d’Aurélia Lüscher

«Les Corps incorruptibles» : les cadavres exquis d’Aurélia Lüscher | Revue de presse théâtre | Scoop.it
Qui s’occupe du corps de nos morts ? Pourquoi s’enferme-t-on à double tour dans nos cercueils ? Dans sa pièce, drôle et belle, présentée au théâtre de la Bastille à Paris, la comédienne et metteuse en scène tente de nous faire regarder la mort en face.

 

 
 

On ne redevient jamais poussière. A la limite, dans son cercueil capitonné, le corps se fissure, se fragmente. Et quand le travail du thanatopracteur est bien fait, il peut rester des décennies en bon état (mais à quoi bon, quand on y pense ?). Voilà qui est dit, et bien dit, dans la pièce d’Aurélia Lüscher, les Corps incorruptibles, au théâtre de la Bastille, à Paris, jusqu’au 15 novembre.

La metteuse en scène parvient le tour de force de se balader avec le mot «cadavre» floqué dans le dos et de nous parler de notre devenir – macchabée avec la légèreté de l’instagrammeuse évoquant son canapé moka et la facétie d’une gosse glissant un coussin péteur sous les fesses de la maîtresse. Un couple de spectateurs lèvera d’ailleurs bien vite les siennes pour quitter la salle – à peu près au moment où la comédienne, qui venait de se glisser dans la peau d’une sémillante thanato, dissertait sur les capsules à introduire sous les paupières des morts (parce que les yeux s’enfoncent vite, rapport à la déshydratation).

Cohésion

Aurélia Lüscher nous dit : allez, il est grand temps, avant de fermer les yeux pour toujours, de les ouvrir enfin sur la mort. Non pas comme concept ou comme angoisse, mais dans ce qu’elle a de plus concret – carotide, formol et contrats obsèques (après un stage dans une entreprise de pompes funèbres, la comédienne a bien failli faire de la thanatologie son métier). Très vite, évidemment, de la boue et des viscères surgiront des enjeux bien plus grands et des émotions qui nous prendront aux tripes. A ce moment-là, il ne s’agira plus seulement de rire.

 

Mais avant cela, tranquillement, Aurélia Lüscher pétrit, malaxe, patouille de l’argile, Material Girl de Madonna en bande-son. Tout au long du spectacle, membres de terre après membres de terre, elle assemble des morceaux, modèle un corps, reconstitue, donne une unité, une cohésion. La grande salle carrelée (toute en papier) peu à peu se transforme : morgue ou atelier de céramique ? Tiroir à cadavres ou four à poterie ? Aurélia Lüscher s’échappe avec ce spectacle de l’excellent collectif Marthe, mais elle en garde l’invention bricoleuse, le goût pour une scénographie toute simple et pourtant magique.

Moment de confiance

Frigos, cercueils, caveaux : pourquoi tient-on absolument à s’extraire de la terre ? Pourquoi planque-t-on nos cadavres dans les placards et la poussière sous le tapis ? Par peur de ces corps inanimés, qui ne sont plus des personnes et pas tout à fait des objets ? Pour nous distinguer, nous, humains, des autres charognes ?

 

Aurélia Lüscher n’est pas seule sur scène, elle fait intervenir la philosophe australienne Val Plumwood (1939-2008), l’ancien sénateur Jean-Pierre Sueur et sa propre mère dont on entend les messages laissés sur un répondeur. Il y aura entre la fille et sa mère, un incroyable moment de confiance, scène de toute beauté et d’émotion contenue. Pas de drame, nous chuchote alors Aurélia Lüscher, on retourne juste à la terre.

 
Au théâtre de la Bastille, à Paris, jusqu’au 15 novembre. Puis à la Grange de Lausanne du 19 au 21 novembre ; au théâtre de Châtillon les 21 et 22 janvier ; au théâtre Le Périscope à Nîmes les 28 et 29 janvier. Durée : 1 h 20.

Sonya Faure / Libération

 

Légende photo : Aurélia Lüscher nous invite à ouvrir enfin les yeux sur la mort. (© Jean-Louis Fernandez)

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November 6, 5:07 AM
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«Les Conséquences» de Pascal Rambert, un grand barnum ! 

«Les Conséquences» de Pascal Rambert, un grand barnum !  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Sonya Faure dans Libération -  Publié le 5 nov. 2025

 

Forte d’un casting de luxe pour décrypter la déchéance d’une famille qui ne s’entend pas, la pièce, présentée au théâtre de la Ville à Paris pour dix jours, tombe cependant à plat.

 

Deux phrases reviennent en boucle dans les Conséquences, la nouvelle création de Pascal Rambert, auteur reconnu et multirécompensé du théâtre français, dont les mises en scène font de la parole et des monologues successifs de ses personnages le matériau premier de ses spectacles, parfois traduits dans 20 langues, comme le souligne la feuille de salle. Deux phrases reviennent, donc : «Qu’est-ce que tu dis ?» Et, quand deux personnages croient se parler seul à seul et qu’un troisième survient du dehors de la scène : «On entend tout !»

On n’y entend rien ou on entend trop fort : les deux phrases résument les difficultés de communication dans cette famille d’intellectuels où chacun méprise trop l’autre pour l’écouter vraiment et où tous se hurlent dessus. Elle résume aussi les Conséquences, premier volet d’une trilogie, créée au Théâtre national de Bretagne le mois dernier, et présentée pour dix jours au théâtre de la Ville à Paris : la démonstration de force rambertienne n’a, cette fois, pas grand-chose à nous dire.

Cumul de clichés

Pourtant, quelle affiche ! Le metteur en scène a réuni un chœur d’acteurs avec lesquels il a, depuis longtemps, cheminé : Jacques Weber, qu’il avait récemment dirigé dans Ranger, Anne Brochet, Laurent Sauvage, Arthur Nauzyciel… Quant à Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, l’inoubliable couple en violente rupture de Clôture de l’amour (le blockbuster de Rambert, créé en 2011), ils sont à nouveau mariés dans les Conséquences (et ça ne va pas mieux).

 

Elle est là, la vraie famille du spectacle, bien davantage que dans celle des personnages dont les histoires, les liens et les désaccords accumulent tant de clichés que rien ne parvient à nous y intéresser. Trois générations (quatre, si on compte l’arrière-grand-mère dans son urne funéraire, qui vient de trépasser, à 106 ans, quand s’ouvre la pièce) se croisent et surtout se ratent à l’intérieur d’un immense barnum de bâches blanches, qui enveloppe toute la scène d’une lumière crue et aveuglante, clinique.

Deux mariages et deux enterrements, c’est le temps qu’il nous faudra suivre cette famille bourgeoise où chaque génération en veut à celle qui la précède, comme à celle qui la suit d’ailleurs. Le pater familias Jacques (Weber, puisque, comme à son habitude, Rambert donne le nom de ses comédiens aux personnages) est député communiste et psychiatre, sa femme Marilù (Marini) a supporté toute une vie sa muflerie et ses tromperies.

Vaudeville désespéré

De leurs trois filles, nous ne verrons qu’Anne, radiologue, et Audrey, qui a «trahi tous ses amis de la rue d’Ulm» pour devenir publicitaire, puis critique de théâtre (la dégringolade). La troisième, l’absente, est hospitalisée : artiste, elle a pour habitude de lancer ses excréments au visage des autres.

Les deux gendres, Stanislas et Arthur, ont tous deux fait l’ENA, mais, là encore, la vie n’a pas été à la hauteur de leurs espérances : le premier est préfet à Tulle (Corrèze), le second, après le Liechtenstein et l’Andorre, finit sa carrière à Tuvalu, l’île du Pacifique vouée à une rapide disparition face à la montée des eaux : «Question carrière, j’arrive à mes limites, Anne», ressasse Arthur. Stade terminal de la déchéance familiale : l’une des petites filles (Jisca Kalvanda) est de droite.

 

Ce n’est pas qu’on ne rit jamais face à ce vaudeville désespéré, où les comédiens arpentent d’un bout à l’autre le plateau, soulevant les grandes bâches du barnum à chacune de leur entrée et sortie. Mais Rambert, dont la cruauté a su parfois nouer le ventre, a trop peu de tendresse, cette fois, pour ses personnages pour qu’ils puissent échapper à l’engloutissement dans la noirceur (pour les parents) ou la fadeur (pour la plus jeune génération écolo et dans l’humanitaire) : les envolées contre l’extrême droite tombent à plat et la révolte des plus jeunes contre les boomers tient du passage obligé.

 

C’est d’autant plus flagrant quand Rambert fait dans l’auto-référencement. Quand Stanislas Nordey et Audrey Bonnet s’entre-déchirent, quatorze ans après les premières représentations de Clôture de l’amour, la parodie tourne court. («Vous n’allez pas recommencer tous les deux ?» lance un personnage à l’adresse du public davantage qu’à ses congénères). Heureusement, Anne Brochet et Arthur Nauzyciel arriveront à faire entendre une ironie douloureuse pour l’une, un désenchantement drôle et touchant pour l’autre. Et lors de quelques petits pas de danse, Laurent Sauvage offre un moment de grâce à la soirée.

  Sonya Faure / Libération  Au théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, du 3 au 15 novembre ; à Bonlieu, scène nationale Annecy (Haute-Savoie), du 2 au 4 décembre ; au Théâtre national de Nice (Alpes-Maritimes) du 17 au 19 décembre.
 

 

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November 3, 11:36 AM
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«65 rue d’Aubagne», Marseille mis en pièce 

«65 rue d’Aubagne», Marseille mis en pièce  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille de Libération   -  Publié le 02/11/2025

 

Sept ans après les effondrements meurtriers qui ont frappé le quartier de Noailles, en plein cœur de Marseille, la pièce met en scène le bouleversement collectif en l’abordant par l’intime, à travers le témoignage poignant d’une habitante.

 

 

La jeune fille est assise sur un lit, face à la scène. Sa table de chevet est la maquette d’un immeuble de cinq étages au toit de tuiles, réplique du 65, rue d’Aubagne à Marseille où elle vivait, appartement quatrième gauche, jusqu’au 5 novembre 2018. Ce jour-là, à 9h05, son immeuble s’est écroulé, entraîné dans la chute du bâtiment mitoyen tout aussi délabré, mais vide. Elle allume un vidéoprojecteur près du lit, à l’écran des cases : «Premier droite. Revenait de l’école après avoir déposé son fils de 9 ans. Deuxième droite. Sorti chercher ses clopes à 8h45. Ses deux amis, en train de dormir. Deuxième gauche. Préparait le café. Devait bientôt déménager…» Troisième gauche, sa meilleure amie dort, avec son amoureux. Au numéro 65, huit voisins ont été emportés sous les gravats. «Et moi, je n’étais pas là, dit la jeune fille, voix saturée de colère et de chagrin. Par chance, par hasard, par destin, par force supérieure, par accident. C’est ça le plus terrible : se demander en boucle pourquoi je n’étais pas là et les autres, si.»

 

Comment survivre à la catastrophe ? Comment se reconstruire quand la ville entière elle-même peine à cicatriser, déchirée par l’errance de milliers de délogés après le drame ? Sept ans après les effondrements meurtriers qui ont frappé le quartier de Noailles, au cœur de Marseille, la pièce de théâtre 65 rue d’Aubagne porte en scène ce bouleversement collectif en l’abordant par l’intime, tissant les témoignages autour du récit, à peine fictionné, d’une habitante.

 

«Ce n’est pas une pièce documentaire, mais du théâtre documenté»,  souligne Mathilde Aurier. La metteuse en scène de 29 ans, qui a grandi à Marseille, était à Paris ce 5 novembre 2018, en cours à la Sorbonne, quand sa mère l’appelle : un immeuble vient de tomber rue d’Aubagne où vit son grand-père, les informations sont encore floues, le numéro du bâtiment écroulé n’est pas encore connu. Son grand-père finit par répondre, mais au 65, huit personnes ont trouvé la mort. Dans les jours qui suivent, toute la ville plonge dans le chaos : près de 4 000 délogés fuient à la hâte leurs immeubles menaçant, eux aussi, de céder, portés par la solidarité citoyenne, sous le regard dépassé des élus municipaux. «Marseille s’effondre», écrit Mathilde Aurier.

 

Point de bascule

 

Longtemps, la jeune autrice s’est interrogée sur la façon de raconter ce drame : «J’avais beaucoup de questions sur mon positionnement, ma légitimité, explique-t-elle. Même si j’ai une attache avec ce quartier, je n’ai jamais été confrontée directement à la question du mal-logement. Et c’est une douleur tellement à vif… Par amour de ma ville, par mémoire, je voulais écrire cette histoire dans toute sa résonance intime, mais je ne savais pas par où y entrer.» C’est une rencontre, au hasard d’une plage marseillaise à l’été 2022, qui lui donne la clé. Elle tend son briquet à une jeune femme posée sur la serviette voisine et la conversation s’engage avec celle qu’elle appelle Nina dans sa pièce, pour la préserver.

 

Locataire du 65, rue d’Aubagne depuis quelques mois, Nina n’a pas dormi chez elle le dimanche 4 novembre 2018, la veille du drame. Depuis plusieurs semaines, l’état du bâti inquiétait les habitants, qui multipliaient les alertes auprès de leurs propriétaires, du syndic, des autorités, en vain. Les murs craquent, les fissures s’agrandissent, les portes et les fenêtres ne ferment plus. Chez Nina, même prendre une douche n’est plus possible, l’eau inonde l’appartement du dessous. Par peur, par lassitude aussi, elle et son compagnon décident de se réfugier pour le week-end chez une amie en voyage à Paris. Le retour à Noailles est prévu le dimanche soir, mais l’amie rate son train retour, le couple décide de rester une nuit de plus loin du 65 et de ses bruits angoissants. Comme eux, par un infime détail devenu point de bascule, quelques locataires ont échappé aux effondrements survenus le lendemain matin.

 

Après cette rencontre, Mathilde Aurier revoit Nina à plusieurs reprises. Elle lui raconte ses errances pour retrouver un chez-soi, sa bataille auprès des administrations sourdes à sa situation, mais aussi sa blessure de survivante, son parcours judiciaire alors qu’une instruction est ouverte pour déterminer les responsabilités dans les effondrements. «Le parcours de Nina et sa parole sont très vite devenus le fil rouge de la narration», explique l’autrice, qui complète son enquête durant plusieurs mois en rencontrant des habitants du quartier Noailles, des associations comme le Collectif du 5 novembre, des délogés…

 

«Cette histoire dépasse l’arène théâtrale»

Ces voix multiples, qui revivent sur scène leur temps du drame et l’après, s’incarnent dans la quinzaine de personnages gravitant autour de Nina, de la psychologue prenant en charge les délogés à l’agent municipal à côté de la plaque. Un récit choral, presque documentaire, auquel Mathilde Aurier, qui signe là sa troisième création, apporte sa langue théâtrale et son univers, sa touche surréaliste parfois, comme lorsqu’elle convoque un fantôme du 65 ou transforme le maire en crocodile vagissant.

 

«Ces parenthèses me permettaient d’imaginer des choses sans trahir la réalité», souligne-t-elle, soucieuse, pour le reste, de se tenir au plus près des événements, exigence palpable jusque dans la scénographie de béton et de poussière où seul le lit sert de refuge à l’habitante. Sur le mur décrépi, en fond de décor, sont régulièrement projetées des images d’archives, «support visuel de la réalité» qui ramènent aux effondrements, mais aussi à la colère et à l’élan de solidarité qui a suivi. «Lorsque j’ai terminé la première version de la pièce, raconte la metteuse en scène, je l’ai envoyée à Nina et ce qu’elle m’a dit m’a confortée dans l’idée que j’étais au bon endroit, que je ne trahissais pas ce qui s’était passé. Je ne l’aurais jamais montré sinon.»

 

Produite par le théâtre de la Criée – quatre des six comédiens font d’ailleurs partie de sa Jeune Troupe – et la Compagnie du Cri de Mathilde Aurier, la pièce est déclinée en deux formes : une version plateau, présentée dès fin novembre au théâtre Antoine Vitez d’Aix avant la scène nationale marseillaise en janvier, et une version itinérante, jouée dès ce mois-ci un peu partout dans la ville, notamment dans des centres sociaux avec temps de parole à l’issue. Mi-octobre, la troupe s’est produite pour la première fois au théâtre de l’Astronef, au sein de l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse. «Ces représentations ont été très intenses, émotionnellement aussi, avec le retour des spectateurs en fin de séance, relate Mathilde Aurier. Cette histoire, pour moi, dépasse l’arène théâtrale. C’est devenu un engagement.»

 

La prochaine étape se jouera au théâtre de l’Œuvre, tout proche de Noailles et du lieu des effondrements. Initialement, les représentations devaient y débuter le 5 novembre, mais l’équipe a choisi de décaler au lendemain, répondant au souhait des associations de préserver le jour des commémorations. Alors qu’un nouveau procès doit se tenir à l’automne 2026 – plusieurs protagonistes ainsi que le parquet ont fait appel des condamnations et relaxes prononcées en juillet – et que rue d’Aubagne, les travaux dans la «dent creuse», le trou béant laissé par les deux immeubles effondrés, ne font que démarrer, la mémoire collective du drame est encore à vif. «Le rapport à cet événement reste très compliqué, souligne Kevin Vacher, membre du Collectif du 5 novembre. Chaque rappel fait revivre le trauma, ressasse des émotions qui n’arrivent pas encore à cicatriser. Cela rend hypersensible et l’art appuie d’autant plus sur cette sensibilité.»

 

«Besoin très fort de vérité»

Jusqu’à présent, rares sont les propositions artistiques portant sur le drame. Robert Guédiguian s’y essaye en 2023 dans son film Et la fête continue, tourné en partie rue d’Aubagne au pied de la statue d’Homère qui y trône, mais sans traiter frontalement le fond du sujet. Le journaliste marseillais Michel Couartou, lui, en a tiré une fable transposée dans un «royaume imaginaire» pour traiter la gestion calamiteuse de la crise par les politiques, mais ce sont surtout les livres-témoignages, les expositions photo et les documentaires qui reviennent sur l’événement. La fiction peut heurter ce «besoin très fort de vérité», analyse Kevin Vacher : «On l’a encore vu lors du procès : au-delà de l’aspect punitif des responsables, ce que les familles de victimes voulaient entendre, c’est la vérité, la connaissance de ce qui s’était passé.»

 

Le militant n’a pas encore vu la pièce, mais a rencontré Mathilde Aurier lors de sa minutieuse enquête de terrain. L’autrice avait également envoyé le texte au collectif avant les représentations. «On ne peut que saluer son courage, souligne-t-il. Forcément, il y a une attente forte… C’est plus simple quand on colle à la réalité, et quand en plus on est d’une position extérieure, le défi est double. Mais c’est d’autant plus important que la voix des survivants a été très peu entendue, les fortes mobilisations qui ont suivi les effondrements les ont un peu couvertes, alors que c’est l’une des premières pièces du puzzle de notre mémoire collective.»

 

Cette réactivité à fleur de peau, Mathilde Aurier s’y est préparée et la comprend : «Il y aura toujours une appréhension à chaque fois que la pièce se jouera. La réception n’est pas simple, c’est un sujet qui a touché et qui parle encore à tout le monde aujourd’hui. Je m’attends à tout, à l’image de ce qui s’est passé à l’issue de ce drame. Des gens tristes, en colère, certains qui ne veulent pas en parler, d’autres beaucoup. Inévitablement, ça va être sensible. Et peut-être très douloureux.»

 
«65 rue d’Aubagne» de Mathilde AurierCompagnie du Cri. Du 6 au 9 novembre au Théâtre de l’Œuvre, les 20 et 21 novembre au Théâtre Antoine Vitez d’Aix-en-Provence, puis du 14 au 18 janvier à La Criée puis dans divers lieux à Marseille. theatre-lacriee.com
Légende photo : Une quinzaine de personnages, de la psychologue prenant en charge les délogés à l’agent municipal à côté de la plaque, revivent sur scène leur temps du drame et l’après. (Clément Vial)
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November 2, 8:13 AM
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Avec « I’m Fine », les acteurs russes du KnAM Théâtre conjurent le traumatisme de l’exil

Avec « I’m Fine », les acteurs russes du KnAM Théâtre conjurent le traumatisme de l’exil | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot (Lyon) dans Le Monde - 2 nov. 2025

 

Le Théâtre des Célestins à Lyon accueille la troupe dirigée par Tatiana Frolova, dans le cadre d’une résidence artistique.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/11/02/avec-i-m-fine-les-acteurs-russes-du-knam-theatre-conjurent-le-traumatisme-de-l-exil_6651065_3246.html?random=1630772629

 

 

On les avait quittés en 2024, extirpant de leurs valises les quelques objets apportés de leur Russie natale. Un butin de fortune qu’escortaient leurs souvenirs du temps d’avant le grand départ. Les comédiens du KnAM Théâtre, une troupe que dirige Tatiana Frolova, s’entêtent à conjurer, sur les scènes, le traumatisme d’un exil acté en 2022 après l’invasion de l’Ukraine. Condamnés à ne plus revoir leur patrie tant qu’elle sera sous la coupe de Vladimir Poutine et ses sbires, ils vivent désormais à Lyon, où Les Célestins les accueille dans le cadre d’une résidence artistique.

 

 

 

C’est là, au sein du festival Sens interdit, qu’ils ont créé leur dernier spectacle en date (actuellement en tournée) : I’m Fine. Un titre qui dit le vrai mais pas la vérité puisque avec Tatiana Frolova, tout, du message à la forme esthétique, est affaire de nuances. S’ils sont désormais en sécurité, rien ne va de soi pour ces immigrés par contrainte qui doivent apprivoiser un climat, une langue, des mœurs, un pays. Et se faire adopter en retour.

 
Au tout début de la représentation, ils enfilent de lourdes bottes. Garder les pieds sur terre est le prérequis de leur intégration. Ils marchent, vacillent, tombent, se relèvent. Le déséquilibre sera encore longtemps un prix à payer. Ils l’assument. Ils apprennent à tanguer à l’instar d’un plateau qui ne se fige jamais, mais coulisse du premier plan à l’arrière-plan, de l’aplat à la profondeur, de la vidéo aux ombres chinoises, de la lumière à l’obscurité, du propos politique au récit personnel, du russe au français.

Deuil impossible

En une heure trente de représentation, chacun des six interprètes a son moment de solo. Il faut aux femmes une « chambre à soi » pour écrire et s’épanouir, préconisait Virginia Woolf. C’est ce que leur aménage la cheffe de bande : Tatiana Frolova organise la remontée des intimités à la surface de son spectacle. Des trouées de subjectivité dans le flux d’une narration qui convoque les mots de Dostoïevski et les rappels des victimes de Poutine.

 

Qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, la Russie étend son ombre tentaculaire jusque dans la chair des acteurs. L’un d’eux raconte sa récente alopécie et la nécessité de se raser le crâne, un autre fait pousser des pommes de terre dans un pot en souvenir de son grand-père paysan, une comédienne avoue avoir dû séjourner en asile psychiatrique, son camarade a compris à quel point il n’était que l’invité de son corps lorsque ce dernier s’est mis à dysfonctionner.

 

Les anecdotes et les confidences sélectionnées affleurent mais n’inondent pas la représentation de pathos. Beaucoup de pudeur dans les propos, de dignité dans les postures, de fermeté dans les regards. Ces Russes, empêtrés dans la glaise d’un deuil impossible et d’une renaissance complexe, quittent le flou de la tristesse pour exister sur le sol théâtral. C’est ainsi qu’ils accèdent à nos consciences, tranchants et pénétrants.

 

 

Ces apparitions physiques, psychiques et symboliques sont permises par l’écriture scénique singulière de Tatiana Frolova : bricolant avec des moyens précaires, l’artiste met en scène. Elle joue avec la matérialité du théâtre en affirmant la présence d’un quatrième mur pour mieux le détruire la seconde suivante.

 

Proximité et distance, interactivité et profération : la représentation respire dans un entre-deux. Elle n’est jamais aussi vivace que lorsqu’elle se replie derrière un voile tendu ou rejaillit sur ce même voile par la projection d’images, de textes et de films.

 

Ce langage hybride crée une écoute paradoxale : flottante mais précise, discontinue mais attentive. Grâce à cette réception contrariée, et même contradictoire, on comprend mieux le dilemme existentiel dans lequel se débattent les acteurs du KnAM Théâtre : être là mais ne pas y être non plus tant ils se savent appartenir à un ailleurs qui ne veut plus d’eux.

 

 

I’m Fine. Tatiana Frolova et le KnAM Théâtre. Les 6 et 7 novembre à Bourges ; les 14 et 15 novembre à La-Chaux-de-Fonds (Suisse) ; les 26 et 28 novembre à Valence ; du 25 au 28 mars 2026 à la MC93 de Bobigny ; les 5 et 6 mai à la MC2 de Grenoble.

 

 

Joëlle Gayot (Lyon) / Le Monde 

 

Légende photo : « I’m Fine », de Tatiana Frolova. JULIE CHERKI

 

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October 30, 4:34 PM
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Dominique Blanc : « Le seul pouvoir qu’actionne madame Dati c’est de couper les budgets partout »

Dominique Blanc : « Le seul pouvoir qu’actionne madame Dati c’est de couper les budgets partout » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Sophie Joubert dans L'Humanité - Le 30 oct. 2025

 

Née à Lyon en 1956 dans une famille nombreuse, Dominique Blanc a un parcours impressionnant au théâtre et au cinéma. Récompensée par quatre Molières et quatre Césars, elle est entrée en 2016 à la Comédie-Française, à l’âge où d’autres en partent pour faire leur carrière dans le privé.

 

À l’entrée de service de la Comédie-Française, le nom de Dominique Blanc est un sésame. Disponible, chaleureuse, elle a un mot pour chacun, qu’il s’agisse de l’ancien administrateur général Éric Ruf, grâce à qui elle a intégré la troupe, ou de l’agent d’accueil. Sur le miroir de sa loge, elle a affiché un portrait de Michel Piccoli, l’œil rivé à la caméra, et un portrait d’elle avec le plasticien Anselm Kiefer. Difficile de résumer en quelques lignes un parcours commencé en 1981 sur la scène du TNP, à Villeurbanne : un compagnonnage au long cours avec Patrice Chéreau, quatre Molières et quatre Césars dont celui de la meilleure actrice dans Stand-by de Roch Stéphanik en 2001.

 

 

Dans l’ouvrage « Chantiers, je » (Actes Sud-Papiers, 2023), elle se raconte à travers trois grands rôles : Suzanne dans « le Mariage de Figaro » de Beaumarchais, mis en scène par Jean-Pierre Vincent (1987), Phèdre de Racine, dans la mise en scène de Patrice Chéreau (2003) et Angels in America de Tony Kushner, mis en scène par Arnaud Desplechin (2020). Elle s’y livre avec une sincérité rare, sans rien cacher de ses trous noirs, décortique son travail avec précision, partage son amour des grands textes. Le matin de notre entretien, elle a écrit à Emmanuel Macron pour rendre son insigne d’officier de la Légion d’honneur, remise en 2014 par François Hollande.

 

 

Pourquoi avoir fait ce geste fort ?

 

Je voulais le faire depuis la troisième nomination de madame Dati en tant que ministre de la Culture. Elle a de nombreuses affaires judiciaires en cours. Évidemment, il y a présomption d’innocence, mais quand on est un homme ou une femme politique il faut avoir une grande honnêteté, une grande intégrité par rapport au peuple français. Elle aurait dû refuser la deuxième nomination et partir. Elle ne l’a pas fait, donc à la troisième nomination je me suis dit qu’il fallait que je rende cette décoration.

 

 

Vous avez fait l’essentiel de votre parcours dans le théâtre public, comment réagissez-vous aux attaques populistes menées contre la culture et le théâtre subventionné ?

 

Le seul pouvoir qu’actionne madame Dati c’est de couper les budgets partout. C’est très grave pour tous les intermittents du spectacle, mais aussi pour les musées, toutes les petites villes qui ont des initiatives culturelles. Le robinet est fermé et on asphyxie la culture. Je vous ai apporté un texte prononcé par Carlo Ossola en 2011 en hommage à Jack Ralite : « Ce qui réunit les deux, le peuple et les arts, c’est le gratuit. Le gratuit des gestes inattendus d’accueil, le gratuit de l’offrande de la création, le gratuit de la participation complice à cet espace où les pouvoirs et les ordres sont suspendus – et nous sommes les mieux placés en ce moment pour l’expérimenter : l’espace du théâtre (au sens grec littéral de « contemplation »), l’espace du geste qui appelle et s’offre à l’autre face à nous. »

 

 

Vous étiez très proche de Jack Ralite rencontré en 1986-1987, quand vous jouiez dans « le Mariage de Figaro ».

 

L’amitié était si grande que quand mon amoureux m’a demandé de m’épouser, j’ai souhaité que ce soit Jack Ralite qui nous marie. Il m’a dit : « Pour que ce soit possible, il faudrait que vous habitiez à Aubervilliers, ce qui n’est pas le cas, donc vous allez venir habiter chez moi pendant trois mois. » J’ai répondu : « Attention je suis en train de faire ma valise ! » Je ne l’ai pas fait mais il nous a mariés, c’était extraordinaire. C’est un très grand auteur, un grand tribun, il a fait un discours truffé de citations, tout le monde pleurait de joie.

Il incarnait une idée du théâtre public, de la décentralisation, qui vous tient à cœur depuis toujours…

J’habitais Lyon et le premier spectacle que j’ai vu au TNP c’est « Massacre à Paris », de Marlowe, mis en scène par Patrice Chéreau. J’ignorais qu’en 1981 j’allais faire mes premiers pas sur le même plateau, dans sa mise en scène de « Peer Gynt ». J’ai eu la chance de rencontrer dès le début des gens exceptionnels qui ont défendu toute leur vie une idée très forte de la politique et de la culture. Quand Patrice Chéreau m’a proposé de jouer « la Douleur » à l’Atelier, dans le privé, j’ai d’abord refusé, puis il m’a convaincue. Mais le théâtre subventionné, c’est toute ma culture.

 

 

Qu’est-ce qui vous pousse à monter à Paris à 18 ans ?

 

Après avoir envisagé la psychiatrie, je me suis inscrite à l’école d’architecture de Lyon. Nous n’étions que 8 à 10 filles sur 100 étudiant·e·s, l’un des professeurs était raciste, misogyne, sectaire. Hormis le cours de dessin, l’enseignement n’avait aucun intérêt. À la fin des deux ans, quelques filles et moi étions tellement en colère que nous avons pris en otage le directeur de l’école. Curieusement, cet homme est à l’origine de ma vocation. Je suis allée à Paris pour poursuivre mes études mais mon dossier d’architecture s’est perdu. Je ne l’ai jamais retrouvé.

Je me suis inscrite à l’école du Louvre pour faire plaisir à mes parents. Puis, sans rien leur dire, je suis allée au cours Charles Dullin puis au cours Florent. Voyant que je n’avais pas d’argent, François Florent m’a dit : « Je t’engage comme femme de ménage. » J’avais les clefs de la maison et je nettoyais les toilettes à la turque, c’est une grande école d’humilité. Il croyait en moi et me disait : « Passe le Conservatoire, tu ne l’auras jamais mais il faut qu’on voie ta gueule. » Effectivement je ne l’ai jamais eu. Et puis, il a créé avec Pierre Romans et Francis Huster la Classe libre, où les cours étaient gratuits, et j’ai été prise.

 

 

Est-ce que ce parcours atypique vous a rendue plus libre ?

 

Plus libre, je le suis aujourd’hui à la veille de mes 70 ans. Mais c’est une liberté chèrement acquise. Il y a eu des rencontres magnifiques, des instants de grâce inouïs. J’espère que j’en aurai encore beaucoup, notamment dans cette maison merveilleuse qu’est la Comédie-Française. Mais pour la liberté, j’ai toujours bataillé.

 

Vous avez pris la parole lors du dernier Festival Lumière à Lyon, pour raconter les agressions que vous avez subies de la part de Jean Rochefort en 1988, pendant le tournage de « Je suis le seigneur du château » de Régis Wargnier

 

En 1988, j’ai déjà tourné avec Sautet « Quelques jours avec moi », avec Chabrol « Une affaire de femmes », et « la Femme de ma vie », avec Régis Wargnier. Je suis une jeune actrice, je travaille au théâtre avec Jean-Pierre Vincent et Antoine Vitez, ce qui m’équilibre, heureusement. Après « la Femme de ma vie », Régis Wargnier m’avait dit : « Je t’offrirai un film où tu seras très belle. » Le scénario arrive, je rencontre Jean Rochefort, l’homme est délicieux, très drôle, je lui plais beaucoup, tout se passe extrêmement bien. Et le tournage démarre. Jean Rochefort était dans un creux de carrière et je crois que dans sa vie privée ça n’allait pas non plus.

 

Il était très séducteur, moi je vivais déjà avec mon amoureux et j’étais très claire. À la veille d’une scène d’amour délicate, il commande un grand bordeaux, il se dit qu’il va m’emballer et quand il comprend que ça n’arrivera pas, il a cette réplique assez fameuse : « Dominique, vous êtes entre Peter Lorre et Marlene Dietrich. » Je lui réponds : « Ça tombe bien j’adore les deux. » Il prend un temps et dit : « Vous avez le cul de Marlene Dietrich et vous avez la gueule de Peter Lorre. » Je suis une jeune actrice, je retiens mes larmes et je me dis que Régis Wargnier va me défendre. Silence radio. Quelques jours après, nous avons une scène où il est endormi dans le lit avec son fils et je dois le réveiller par un baiser. On répète, tout se passe bien et à la première prise, il m’enfonce sa langue jusqu’au fond de la gorge. Je ne comprends pas ce qui se passe. Et Régis n’arrête pas la prise. Je vais le voir et je lui dis : « S’il recommence, je quitte le film. »

 

Pourquoi en parler maintenant ?

 

À cause du mouvement #MeToo. Il fallait une occasion. Au Festival Lumière, j’ai présenté le film à trois reprises et à chaque fois j’ai raconté l’histoire. J’ai dit la vérité trois fois. Le plus triste c’est que 90 % de la salle a ri. Le public français est aussi comme ça. Rochefort pensait qu’il allait me sauter dans un hôtel de Bretagne et que c’était un privilège pour moi. C’est le droit de cuissage.

 

 

Est-ce la seule fois que vous avez été confrontée à ce type de comportement ?

 

La première fois que j’ai tourné un téléfilm (« Néo Polar », série télévisée, 1984) où j’avais le rôle principal, je me suis trouvée en face de Claude Nougaro, que j’adorais. Je n’avais pas encore fait de cinéma. Le metteur en scène Michel Andrieu me dit : « Tu sais, on a réfléchi avec Claude, tu es allongée, il te caresse comme si tu étais un bateau, une caravelle, est-ce que tu ne pourrais pas être nue ? » C’est le premier jour de tournage, je ne connais personne, je lui demande si on va voir mon sexe. Il me dit que non. Je me déshabille, je m’allonge, Nougaro fait ce qu’il doit faire et tout se passe très bien.

 

La nuit suivante, bourré comme un coing, il a tambouriné si fort à la porte de ma chambre d’hôtel que j’ai cru qu’il allait l’exploser. Je me souviens avoir regardé par la fenêtre pour voir si je pouvais sauter. J’aurais pu me casser les chevilles. Heureusement, la porte a tenu. Mais j’ai eu aussi l’antithèse extraordinaire : Michel Piccoli. Sur « Terre étrangère », le spectacle de Luc Bondy, j’étais censée être sa maîtresse, on s’embrassait passionnément tous les soirs et il n’y a jamais eu de problème. La première fois en répétition, il vient me voir en coulisses et me dit : « Si jamais je fais quelque chose qui vous dérange, vous me le dites. » C’est la très grande classe.

 

Pour quelle raison avez-vous choisi dans votre livre, qui s’adresse aux lycéens, de mettre en avant ces trois spectacles : « le Mariage de Figaro », « Phèdre » et « Angels in America » ?

 

Ces spectacles correspondent à trois âges de ma vie. J’ai choisi « le Mariage de Figaro » parce que Suzanne est l’un des plus beaux rôles du théâtre du XVIIIe siècle et parce que j’aimais cette idée de l’écho à MeToo. C’est moi jeune fille. J’ai dit aux lycéennes de s’emparer de cette pièce. « Phèdre », c’est la passion, la mort, le sexe. Et puis « Angels in America » de Tony Kushner parce que j’y joue trois hommes et trois femmes, et parce que le sida, dont parle la pièce, est en train de repartir et que les jeunes ne se protègent plus.

Kushner interroge le genre, ce qui était parfait pour l’époque que nous traversons. La première année, j’ai accompagné le livre alors que j’étais en tournée avec « la Douleur » et avec « Tartuffe ». Je rencontrais les lycéens et toutes les questions étaient autorisées. La plupart, en province, n’étaient jamais entrés dans un théâtre. C’était extraordinaire. À Oullins, près de Lyon, j’ai assisté à un spectacle où un garçon jouait Phèdre et un autre Hippolyte. Ce qui m’a le plus bouleversée c’est une jeune fille qui avait choisi une scène d’« Angels in America » pour annoncer à ses parents, dans la salle, qu’elle aimait les femmes. Le livre a eu des échos que je n’ai pas maîtrisés.

 

À propos de Phèdre, vous dites que vous avez retourné la violence contre vous-même…

J’arrivais sur scène en disant : je n’ai qu’une envie c’est de mourir. Si vous jouez ça pendant six mois, à la fin vous vous effondrez physiquement mais surtout, vous avez vraiment envie de mourir. Pendant les répétitions, Michel Duchaussoy, qui jouait Théramène, allait vomir parce que ce texte ravivait des souvenirs de la guerre d’Algérie. Chéreau ne s’est pas rendu compte à quel point ce serait dur.

On avait juste un jour de relâche le lundi. Mais ce que je ne dis pas dans le livre c’est que j’avais joué juste avant la trilogie de Lucas Belvaux (« Un couple épatant », « Cavale », « Après la vie ») dans laquelle j’interprète une morphinomane. Puis j’ai enchaîné avec deux mois de répétition et six mois de « Phèdre » où je mourais tous les soirs. Évidemment, on n’en sort pas vivant. Ensuite, je n’ai plus eu de propositions pendant plusieurs années. « La Douleur » de Marguerite Duras (2008) m’a sauvée.

 

Vous jouerez ce spectacle jusqu’à la fin de votre vie ?

Oui. Je veux le faire vivre jusqu’au bout du bout parce que c’est la Shoah, parce que c’est une femme de 30 ans amoureuse qui attend son mari en compagnie de son amant, parce que l’antisémitisme a des relents très forts chez nous. Je suis horrifiée par tout ce qui se passe à Gaza actuellement, parce qu’évidemment c’est un génocide, ce sont des enfants, des générations entières qui disparaissent.

 

Pourquoi n’aimez-vous pas le mot carrière ?

Parce qu’il a à voir avec le capitalisme. C’est un terme de marketing, je lui préfère le mot de route, chemin, sentier escarpé. Je suis très attentive à mes choix, je me rends compte que j’ai dit non très souvent et je ne l’ai jamais regretté. Récemment, j’ai adoré jouer Fanfan dans « Partir un jour » d’Amélie Bonninj’ai compris en voyant le film que ce personnage avait à voir avec Tchekhov. Et puis je n’en ai pas encore parlé mais j’ai décidé, à la rentrée prochaine, de faire un tour de chant, avec trois mélodies classiques, beaucoup de chanteuses réalistes, beaucoup de variété française et je finirai par du jazz. J’en avais envie depuis le début.

 

Propos recueillis par Sophie Joubert / L'Humanité

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October 28, 3:40 PM
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Mort de Björn Andrésen : la notoriété prématurée, machine à broyer les acteurs 

Mort de Björn Andrésen : la notoriété prématurée, machine à broyer les acteurs  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par le Service Culture de Libération, publié le 27 oct. 2025

 

 

Maria Schneider, Tatum O’Neal… Comme l’acteur Björn Andrésen, connu à 14 ans dans «Mort à Venise» et disparu samedi, ils ont vu leur carrière brisée en plein envol.

 

Le sombre destin de Björn Andrésen  ne parvenant jamais à se défaire du rôle qui le révèle à l’international, victime d’une sexualisation qu’il n’a ni anticipée ni désirée, c’est évidemment un thème qui depuis la vague #MeToo et la centralité nouvelle du consentement (aux actes, à l’image) oblige directeurs de casting, réalisateurs et producteurs à aborder avec plus de prudence qu’ils ne le faisaient autrefois la présence des enfants, adolescents et jeunes gens à l’écran. Les cas de carrière précocement brisées ne manquent pas souvent comme on peut le voir par le cruel manque de discernements des adultes de l’entourage, qu’il s’agissent des familles ou des professionnels les ayant propulsés sans préparation dans une notoriété affolante ou humiliante.

 

Maria Schneider : La comédienne a 19 ans quand elle est castée face à Marlon Brando dans le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci. Une scène de viol par sodomie, la star ombrageuse et le cinéaste italien ayant conspiré à sa simulation sans prévenir l’actrice, choquera et marquera à jamais la jeune carrière de Maria Schneider. Humiliée et objectivée, se faisant insulter ou poursuivre dans la rue, elle tombe dans la dope. Elle continuera de tourner (Antonioni, Comencini, Rivette) mais sans jamais s’affranchir du stigmate précoce d’un scandale qui n’a évidemment nui qu’à elle seule. Elle meurt d’un cancer à 58 ans.

 

Tatum O’Neal : Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle en 1974 à l’âge de 10 ans pour sa prestation dans la Barbe à papa de Peter Bogdanovich où elle partage l’affiche avec son père Ryan O’Neal, qui était furieux qu’elle ait ce prix. Elle est un cas exemplaire de vie dévastée à peine entamée entre parents maltraitants, soit absents soit défoncés. Ado, elle fait une dépression, tente de se suicider, passe par l’HP, devient la fiancée de Michael Jackson avant de se marier avec le tennisman John McEnroe et de retomber dans la dope (héroïne, crack…), de perdre la garde de ses enfants. En 2018, elle a raconté avoir été agressée sexuellement par des proches de ses parents. La Barbe à papa reste son (seul) chef-d’œuvre. Elle a aujourd’hui 61 ans.

 

Brad Renfro : Le réalisateur Joel Schumacher cherchait un gamin qui avait grandi trop vite. Brad Renfro, enfant de la classe ouvrière à Knoxville dans le Tennessee, élevé dans une caravane par sa grand-mère, sera donc casté à 10 ans pour donner la réplique à Tommy Lee Jones dans le Client. Ensuite il joue un ado fasciné par le nazisme (Un élève doué de Bryan Singer) ; dans Sleepers de Barry Levinson, il joue un ado interné dans une maison de correction et violé par ses gardiens, puis dans l’archi-dark Bully de Larry Clark (qui le sexualise à fond en bad guy), il est un dur à cuire, souffre-douleur de son meilleur ami. Dès 16 ans, l’ado est dépendant à l’alcool et à l’héroïne. Il se fait serrer à plusieurs reprises par la police. Il meurt d’une overdose à 25 ans.

 

 

Linda Blair : Fillette possédée de l’Exorciste de William Friedkin, se masturbant violemment à l’écran avec un crucifix, elle se fait très mal aux lombaires dans une séquence où elle est secouée dans tous les sens : «A 13 ans, j’étais seule avec des hommes de 40 ans qui me disaient de crier plus fort.» Le succès du film déchaîne la folie de certains spectateurs qui la menacent de mort. Elle vit six mois sous assistance policière. Elle tombe en dépression, se drogue. Elle est prise dans une descente de police dans un appartement de dealers. C’est le début de la dégringolade professionnelle. Elle enchaîne les bides, les suites et parodies de l’Exorciste et films de bastons. Finalement, elle retrouve joie de vivre en renonçant aux plateaux de tournage et en s’occupant des animaux abandonnés.

 
 
Légende photo :   Maria Schneider dans «Profession : reporter» d'Antonioni (1974). (Photo12 via AFP)
 
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October 27, 5:48 AM
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« Non-lieu », le théâtre comme espace de questionnement démocratique 

« Non-lieu », le théâtre comme espace de questionnement démocratique  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Guillaume Lasserre dans son blog - 21 oct. 2025

 

À La Commune CDN d’Aubervilliers, Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami s’emparent de l’affaire Rémi Fraisse en proposant le procès d’un non-procès. Avec les dix mille pages du dossier d’instruction pour scénario pris en charge par sept comédiens, « Non-lieu » mène une enquête sur l’enquête et sur le fonctionnement de la machine judiciaire.

La salle se remplit rapidement. Le théâtre affiche complet. Il faut dire que c’est soir de première à La Commune, le Centre dramatique national d’Aubervilliers. Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami y présentent « Non-lieu », leur nouveau spectacle, la troisième collaboration du metteur en scène et de la cinéaste après « La Trêve[1] » (2020) et « Ceci est un spectacle » (2022). Tous deux partagent une même méthodologie documentaire, inventant des formes de plateau mixte où cohabitent théâtre et cinéma. Tous deux sont des habitués du Théâtre de la Commune. En 2015, Olivier Coulon-Jablonka reçoit la commande de la pièce d’actualité[2] n°3. Poursuivant dans la veine du théâtre documentaire, il crée « 81 avenue Victor-Hugo » qui sera repris au Festival d’Avignon l’été suivant. En 2016, il devient artiste associé du théâtre pour quatre ans. Il y crée notamment sa seconde pièce d’actualité, « La Trêve », avec Alice Carré et Sima Khatami. C’est donc un peu en famille que ces deux-là proposent, avec cette nouvelle pièce, de montrer comment le théâtre exhume ce que la loi enterre. « Pendant le deuxième confinement, à l’automne 2020, alors que tous les théâtres étaient fermés au public, les tribunaux sont restés ouverts. Avec la cinéaste Sima Khatami, nous avons alors commencé à suivre des procès. Nous avons passé plusieurs semaines au sein du Tribunal de Grande Instance de Paris. Nous avons pu rencontrer des avocat·e·s et avons eu accès à certains dossiers d’instructions. Ayant trouvé cela passionnant, nous avons eu envie de construire notre nouveau projet autour de la justice » écrit Olivier Coulon-Jablonka dans la note d’intention du spectacle. « Nous avons décidé de revenir sur une affaire emblématique, l’affaire Rémi Fraisse, ce manifestant retrouvé mort dans la forêt aux premières heures du 26 octobre 2014, lors d’un rassemblement festif contre le barrage de Sivens. Après trois ans d’enquête et six ans de bataille judiciaire, le procès contre les gendarmes n’a pas eu lieu ».

 

Autopsie d’un non-lieu

La salle est plongée dans l’obscurité si bien qu’on ne distingue pas encore le plateau. Sur l’écran géant qui ferme la scène face aux spectateurs, on peut lire l’avertissement suivant : « Le spectacle que vous allez voir fait l'autopsie du non-lieu rendu dans l’affaire Rémi Fraisse. Il est construit à partir du dossier d’instruction. Par respect ou nécessité, les noms de la plupart des protagonistes ont été modifiés ». D’emblée, le ton est donné, l’histoire connue. L’intention est claire : faire du théâtre non pas un simple exutoire émotionnel, mais un lieu de questionnement public. Le spectacle a le mérite de rendre visible ce que l’on ne voit pas souvent : l’instruction, les rouages judiciaires, la paralysie d’une justice quand elle décide du « non‑lieu ». Il se refuse par ailleurs à donner un « coupable » tout fait, à livrer une version unique, invitant au contraire le spectateur à se faire juge, à exister en tant que témoin de l’absence de procès, de l’absence de confrontation des versions. Cette position critique questionne les structures, ici judiciaires, et met en lumière les zones d’ombre du réel, plutôt que de proposer une fable simple ou un divertissement. Le spectateur est poussé à l’interrogation, à l’émotion mais aussi à l’intelligence.

 

Tout commence au cœur de la nuit, quelques minutes avant le drame. Il y a onze ans, en marge d’un rassemblement festif contre le barrage de Sivens, entre Montauban et Albi, le 26 octobre 2014, un peu avant 2h du matin, Rémi Fraisse, jeune militant écologiste de vingt-et-un ans qui venait pour la première fois sur le site, succombait à une grenade offensive lancée par un gendarme dans le bois du Testet, un geste banalisé, presque administratif, au nom de l’ordre républicain. Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami s’emparent de l’affaire, la portent sur scène, pour offrir au public ce dont il a été privé : un procès, ou, du moins, la possibilité d’un procès. Pas un vrai, bien sûr, car le non-lieu prononcé en 2017, ratifié par la Cour de cassation, a scellé l’impunité d’État sous couvert d’absence de faute intentionnelle. Mais sa représentation théâtrale, une reconstitution minutieuse, où les dix mille pages du dossier d'instruction, archives vouées à l’oubli dans les sous-sols d’un tribunal toulousain, prennent chair et voix sur le plateau grâce à sept comédiens – Farid Bouzenad, Valentine Carette, Arthur Colzy, Milena Csergo, Éric Herson-Macarel, Julien Lopez, Charles Zevaco – qui joueront, dans un dispositif minimal, presque austère, tous les rôles de ce kaléidoscope humain : gendarmes aux ordres muets, manifestants remontés contre l’écocide en marche, experts à la froideur glaciale. « On a commencé à travailler en 2020 en se concentrant sur le dossier d’instruction. On l’a lu de A jusqu’à Z[3] » explique Sima Khatami. « C’est un dossier complexe qui intègre non seulement différentes matières comme les procès-verbaux, les lettres entre les avocats et les juges, mais aussi une partie dédiée aux coupures de presse. À la manière d’un dérushage de film, on a désossé ces 10 000 pages qui sont devenues 2 000, puis 400 et enfin 90 avec lesquelles on travaille actuellement ». Créé dans le cadre du Festival d'Automne, « Non-lieu » va au-delà de la simple pièce de théâtre pour se faire enquête. Cette plongée dans les fonctionnements du système judiciaire ébranle nos certitudes sur ce que signifie « rendre justice » dans un pays qui se targue d’être le berceau des droits de l’homme.

 

Un théâtre d’actualité

Sur scène, la minute fatidique qui suit la mort de Rémi Fraisse est une minute de vide, de respiration retenue, comme suspendue dans le temps. Puis les faits se déploient, heure par heure, reconstitués avec la minutie d’un storyboard de film noir. « Il n’y a aucune phrase inventée ou qui commente ce qu’il s’est passé[4]»  précise Olivier Coulon-Jablonka. Avec Sima Khatami, ils empruntent au cinéma leur syntaxe implacable faite à la manière de plans-séquence d’interrogatoires, de zooms sur des expertises balistiques, de fondus au noir entre témoignages contradictoires. L’ombre de Rémi Fraisse, jamais nommée mais omniprésente, plane sur la pièce tel un fantôme qui hante chacune des répliques. Dans ce théâtre d’archive, de silence, de non‑dit, l’absence devient matière. Elle interroge la vérité d’un procès qui n’a pas eu lieu, et la mémoire qu’il faut, pour beaucoup, reconstruire. Les corps des comédiens-protagonistes tracent une cartographie de la violence. La forêt du Testet devient un labyrinthe de projecteurs et de sons étouffés. Ce qui frappe, au-delà de la rigueur documentaire, fruit de trois ans d’immersion dans les prétoires, de nuits à décortiquer les procès-verbaux, c’est l’urgence poétique du geste. « Non-lieu » n’accuse pas. Il dissèque. Il montre comment un « procès manquant » révèle les failles d’un système dans lequel la hiérarchie militaire se drape dans l’irresponsabilité, et les lanceurs d’alerte écologistes sont relégués au rang de « trublions », forcément suspects, presque coupables. On imagine ces audiences fantômes que les auteurs ont fréquentées pendant le confinement de 2020, quand les théâtres étaient fermés au public mais que les tribunaux tournaient à plein régime, ce qui en dit long sur l’absurdité de nos priorités collectives. Et voilà que le théâtre donne à voir ce que la loi occulte, confronte les versions dans un débat démocratique que la Cour européenne, en condamnant la France en 2025 pour « violation du droit à la vie[5] », n’a su que tardivement entériner. Pourtant, au cœur de cette mécanique implacable, une faille, délicate et humaine : l'émotion brute qui affleure en silences ébréchés, en regards qui se fuient. « Non-lieu » transcende le documentaire pour toucher au tragique. Il nous renvoie à nos propres silences, ceux complices face aux injustices écologiques, à nos propres renoncements face à un État qui préfère un barrage à une vie. Si le spectacle est poignant, il n’offre pas de catharsis facile.

 

« Non‑lieu » est une pièce qui affronte le théâtre dans sa fonction critique, politique et civique. Elle interroge notre rapport à la vérité, au silence de la justice, à la mémoire collective. On loue son ambition, sa rigueur, son urgence, à faire entendre ce qui reste souvent en‑dehors, occulter, ou à refuser d’être mis en « spectacle », à ne pas sacrifier la forme au didactisme. Les auteurs portent un souci éthique. Ils ne manipulent pas, ne donnent pas une version facile, mais confrontent l’audience à l’incertitude. « La pièce demande une certaine disponibilité d’écoute avec différents registres de langues. L’idée finalement n’est pas tant de rendre la matière théâtrale que de changer la fonction du théâtre[6] » précise Olivier Coulon-Jablonka. En installant un espace d’agora, un lieu de débat, d’écoute, de réflexion commune, elle fait du théâtre un lieu public de questionnement. Ce théâtre ne cherche pas à consoler. Il dérange, questionne, rend actif. Le public ne se laisse pas porter facilement. Il est invité à s’engager. « Non-lieu » est une expérience forte, radicale, qui pousse à sortir du confort de la représentation classique et exige dans un geste de confiance envers le public, un pari sur l’attention porté par la puissance d’un théâtre résolument documentaire et politique.

 

 

Guillaume Lasserre

 

Notes 

[1] Guillaume Lasserre, « Aubervilliers, la condition humaine », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 15 septembre 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/150920/aubervilliers-la-condition-humaine

 

[2] Initiées par Marie-Josée Malis dès son arrivée à la tête du théâtre de la Commune en 2014, les pièces d’actualité sont des commandes passées à des artistes sur ce que leur inspirent la vie des habitants. Cette nouvelle manière de faire du théâtre passe par le recueil « de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous ».

 

[3] Entretien avec Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami, mené par Charlotte Imbault en septembre 2025.

 

[4] Ibid.

 

[5] « Arrêt concernant la France », Cour européenne des Droits de l’Homme, 27 février 2025, https://www.echr.coe.int/fr/w/judgment-concerning-france-18

 

[6] Entretien avec Olivier Coulon-Jablonka et Sima Khatami, mené par Charlotte Imbault en septembre 2025.

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