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February 12, 2024 5:55 PM
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Le réalisateur Samuel Theis accusé de viol : enquête sur un tournage devenu invivable

Le réalisateur Samuel Theis accusé de viol : enquête sur un tournage devenu invivable | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Mathilde Blottière, avec Lucas Armati dans Télérama

Publié le 06 janvier 2024 à 10h34

Mis à jour le 10 janvier 2024 à 18h51

 

Le cinéaste (“Party girl”) et acteur (“Anatomie d’une chute”) est visé par une enquête préliminaire pour viol sur un technicien. Lui évoque un “rapport sexuel oral consenti”. Les faits sont survenus sur le tournage de son troisième film. Un cas emblématique des difficultés à gérer ces situations sur un plateau.

 


Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/cinema/le-realisateur-samuel-theis-accuse-de-viol-enquete-sur-un-tournage-devenu-invivable-7018759.php

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Saint Omer, Le Procès Goldman, Anatomie d’une chute… Le film de procès est à la mode dans le cinéma français. Mais il en est un qui pourrait conduire son réalisateur devant une cour de justice, une vraie. L’été dernier, pendant le tournage du long métrage Je le jure, qui raconte l’histoire d’un homme tiré au sort pour devenir juré d’assises, un technicien, Antoine (1), a quitté le plateau avant la fin de son contrat après avoir accusé le réalisateur Samuel Theis, 45 ans, de l’avoir violé. Selon son témoignage, le cinéaste lui aurait imposé un rapport sexuel alors qu’Antoine se trouvait dans un état second, dans l’incapacité d’exprimer son consentement ou son refus de consentement. Selon nos informations, le jeune homme de 27 ans a depuis porté plainte auprès du procureur de la République de Metz. Contacté, celui-ci n’a pas souhaité s’exprimer sur l’affaire. Quant à Samuel Theis, il a refusé de répondre à nos questions, disant ne pas savoir au moment où nous l’avons contacté si l’affaire faisait « l’objet d’une enquête pénale ». Mais il tient à « affirmer qu’[il] conteste cette accusation de toutes [ses] forces ». Il est présumé innocent des faits qui lui sont reprochés.

 

Les faits rapportés par Antoine se seraient déroulés dans la nuit du 30 juin 2023, à Metz, dans l’appartement loué pour le cinéaste et une membre de l’équipe. Cela fait alors déjà un mois que le tournage a commencé en Moselle. D’abord à L’Hôpital, non loin de Forbach, la ville où Samuel Theis a grandi, puis à Metz, où doivent se tourner des scènes d’extérieur, aux abords du tribunal. L’ambiance est bonne, les rushes sont enthousiasmants. Un pot de fin de semaine s’improvise. En proie aux émeutes qui embrasent la France en ce début d’été, Metz ressemble à une ville morte ce soir-là. Les bars sont fermés. Une grosse vingtaine de personnes trouvent donc refuge dans ce T4 proche du tribunal. De l’alcool, un peu de musique, une atmosphère bon enfant.

“Le tournage qu’on est content de faire”

Antoine boit de la bière et un verre de vin. Sans comprendre ce qui lui arrive, il fait « un black out ». Des témoins le retrouvent endormi sur les toilettes, avant que le cinéaste ne le transporte dans la chambre d’amis, inoccupée. C’est là, selon Antoine, que le viol aurait eu lieu, une fois les derniers convives partis. « Je n’étais pas dans mon état normal, j’ai l’impression d’avoir été drogué », dit-il. « Des allégations fantaisistes », selon Marie Dosé, l’avocate de Samuel Theis, qui évoque la présence d’une témoin qui contredirait cette version des faits. Contactée, cette collaboratrice du cinéaste, décrite par plusieurs personnes comme une de ses « amies » proches, et qui partageait le même appartement à Metz, raconte : « Au réveil, je suis entrée dans la chambre, qui donnait sur ma salle de bain. J’y ai été témoin malgré moi d’un moment intime entre Samuel et [Antoine]. Ce que j’ai vu ne m’a pas alertée. J’étais surtout gênée de déranger un instant d’intimité qui semblait partagé. » Elle affirme : « Je n’ai rien vu, ni pendant la soirée ni au réveil, qui donnerait le sentiment qu’[Antoine] ait été drogué par un tiers. » Mais durant le week-end, alors que toute l’équipe se déplace à Reims pour la suite du tournage, Antoine est prostré : « Je n’osais plus sortir de ma chambre d’hôtel, j’étais seul, je gambergeais. J’ai très rapidement compris qu’il s’agissait d’un viol, que ce n’était pas moi qui m’étais dit que j’avais envie de coucher avec lui. » Il se confie à sa petite amie, qui le rejoint le mardi.

 

 

Mise à jour du 10 janvier : Le procureur de la République de Metz a confirmé à Agence France Presse (AFP) qu’une plainte a été déposée fin de juillet et qu’une enquête préliminaire est en cours. Une plainte avec constitution de partie civile a également été déposée à la mi-novembre. Sollicité par l’AFP, Samuel Theis estime dans un communiqué avoir « eu un rapport sexuel oral consenti » avec le plaignant, le lendemain de la fête. Quant au dispositif d’isolement du réalisateur mis en place sur son tournage, le communiqué dit : « Au vu des circonstances et des réactions de certains, [ce protocole était] un moindre mal, même s’il a été difficilement supportable pour le réalisateur, qui s’est senti nécessairement exclu de son propre tournage ».
 

L’équipe, qui apprend progressivement les accusations d’Antoine dans la semaine, tombe de haut. « C’était LE tournage qu’on est content de faire », se souvient Jacques (1), un technicien. Tout comme les autres collaborateurs qui ont accepté de nous parler, il tient à préserver son anonymat. Dans ce milieu où l’emploi repose majoritairement sur la cooptation, la crainte de passer pour un fauteur de troubles l’emporte. Décrit comme quelqu’un de très sympathique, charmant même, Samuel Theis, grand gaillard aux yeux clairs de près de 1,90 mètre, fait l’unanimité. « J’avais vu son premier film Party Girl, raconte Antoine. Je trouvais que c’était un bon réalisateur, accessible, pas colérique, qui avait l’air sympa. » Selon Jacques, « on voyait que Samuel aimait faire la fête et s’amuser mais il n’avait jamais eu de gestes ou de mots déplacés ».

 

 

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Quelques jours avant le premier clap de Je le jure, Samuel Theis était au Festival de Cannes aux côtés des vainqueurs de la Palme d’or, l’équipe d’Anatomie d’une chute. Il y joue le rôle de Samuel, le mari d’une écrivaine allemande dont Justine Triet retrace le procès pour meurtre. Du tapis rouge de la Croisette aux centrales à charbon du bassin houiller, le Lorrain enchaîne. Pour ce troisième film ambitieux – un film de procès, avec beaucoup de figurants, des comédiens à la fois professionnels (Marina Foïs et Louise Bourgoin notamment) et amateurs, et un budget plus confortable que pour ses précédents films (4 millions d’euros) –, il est une fois encore soutenu par Caroline Bonmarchand (Avenue B Productions), la productrice de Petite Nature, son précédent film. L’enfant du pays l’a dit au Républicain lorrain : Je le jure tournera « autour de la question du jugement, de la complexité des personnes ». L’histoire d’un trentenaire un peu largué qui va devoir décider de la peine d’un jeune pyromane accusé d’homicide involontaire.



Le lundi 3 juillet, sur le tournage, tout le monde a oublié la soirée du vendredi. Sauf Antoine. Deux collègues proches nous confirment avoir perçu son mal-être. « Il était au radar, restait au camion et évitait la face [l’environnement immédiat de la caméra, ndlr], raconte l’un deux. Il portait des lunettes de soleil pour dissimuler son malaise. » Antoine se confie à son chef, qui lui conseille de demander une entrevue avec Samuel Theis. Laquelle a lieu le lendemain, en présence d’une tierce personne qui a assisté à la fête du vendredi soir. « Cette confrontation me paraissait inévitable pour avoir sa version, explique Antoine. Et peut-être qu’au fond, pour moi, c’était une façon de lui faire comprendre la gravité de son acte. » À l’issue de l’entretien, Antoine décide de quitter le tournage. Le soir même, la productrice Caroline Bonmarchand, arrivée dans la journée, est alertée par le réalisateur. « Samuel m’a expliqué qu’un des membres de l’équipe se considérait victime d’une agression de sa part. Lui n’avait pas du tout vécu les choses de cette manière-là. » La productrice, membre depuis sa création du collectif 50/50, qui lutte pour une meilleure prise en compte des violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu du cinéma, comprend vite que la situation est sérieuse. « J’ai passé la nuit à éplucher les guides à l’usage des professionnels du cinéma confrontés aux VSS, le livre blanc du CNC, les écrits du collectif 50 /50… »

 

Pour elle, et sa maison de production fondée en 2002, le défi est de taille. En tant qu’employeur, elle est responsable légale de tous les incidents qui surviennent sur le tournage, même et y compris lors d’une petite fête une veille de week-end. « À ce stade, ma priorité est évidemment de protéger la présumée victime, en l’écoutant et en l’accompagnant », dit-elle. Deux jours après son arrivée, Caroline Bonmarchand s’entretient avec Antoine, en présence de l’assistante de production, qui est l’une des deux « référents harcèlement » du plateau, afin de recueillir sa version des faits. « Le jour même, nous lui avons envoyé les coordonnées d’associations d’aide aux victimes et le contact de la cellule d’écoute d’Audiens. Je lui ai conseillé de se faire accompagner par un psychologue, et proposé une assistance juridique prise en charge par la production, notamment s’il souhaitait porter plainte. Il m’a dit qu’il allait y réfléchir mais qu’à ce moment-là il voulait surtout se reposer. » Dans l’après-midi, en accord avec la production, Antoine quitte Reims et retourne dans le sud de la France, où il vit. Le voyage se fait à ses frais. Il ne remettra plus les pieds sur le plateau.

 

Les personnes qui ne souhaitaient pas être en présence du réalisateur devaient pouvoir continuer à travailler dans des conditions acceptables.

Caroline Bonmarchand, productrice

 

 

Pour tous ceux qui restent, les secousses ne font que commencer. Soucieuse d’éviter l’omerta et pressée par certains chefs de poste, la production organise des réunions de crise destinées à informer et à réfléchir collectivement aux mesures à prendre. Les enjeux s’avèrent complexes. « Il fallait protéger l’équipe et faire en sorte que le tournage puisse se poursuivre dans des conditions admissibles par tous, y compris par Samuel, qui devait rester fonctionnel », décrit Caroline Bonmarchand. La production décide de confier une enquête interne à un cabinet d’avocats spécialisés en droit social. Mais, tout le monde le sait, le tournage sera terminé bien avant que l’enquête ne soit bouclée… En attendant, un protocole d’isolement très strict de Samuel Theis est décidé pour finir le film, et mis en œuvre dès le lundi 10 juillet.

 

 

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« Les personnes qui ne souhaitaient pas être en présence du réalisateur devaient pouvoir continuer à travailler dans des conditions acceptables, explique Caroline Bonmarchand. Samuel a donc été installé dans une pièce séparée du plateau de tournage. » À ce moment-là, l’équipe a pris ses quartiers dans la grande cour d’appel de Reims. « On savait que Samuel était là mais on ne le voyait pas… C’était très étrange. », raconte Clément (1), un opérateur. Quand les acteurs arrivent le matin sur le plateau, le cinéaste procède à une mise en place avec eux puis se retire avec sa scripte dans une petite pièce où il dispose d’un retour vidéo et d’un talkie-walkie pour donner les instructions à son premier assistant. Ne pénètrent dans cette pièce que les collaborateurs qui le souhaitent. « Ceux qui allaient le voir de temps en temps étaient le premier assistant, le chef opérateur, parfois les acteurs, poursuit le jeune homme. J’ai dû y aller moi-même deux ou trois fois pour lui poser des questions très précises car c’était plus simple… » Samuel Theis ne peut pas prendre ses repas à la cantine avec tout le monde. Il est changé d’hôtel pour ne pas avoir à croiser ses collaborateurs. Sur le plateau, personne ne parle de l’éléphant dans la pièce, l’ambiance est pesante. Malgré les tentatives répétées de la production, le protocole ne sera jamais assoupli pendant la dernière quinzaine de tournage. Le tout dernier jour, l’équipe filme dans une prison et le réalisateur est contraint de superviser le travail depuis l’une des cellules d’incarcération.

 

Au sein de l’équipe, deux camps se dessinent peu à peu. Celles et ceux qui jugent trop cruel et contraignant ce dispositif de mise en quarantaine, et les autres, pour qui la présence du cinéaste est devenue incompatible avec une pratique sereine de leur métier. Une souffrance au travail à laquelle « ce protocole était censé répondre […] et à la nécessité pour eux de se sentir protégés. De quoi exactement ? Je n’ai pas très bien compris… » glisse Marie Dosé. Consultante sur le film – elle a participé à l’écriture des séquences judiciaires et était présente sur la partie du tournage dédiée au procès  –, la célèbre avocate (défenseuse entre autres de Philippe Caubère, Julien Bayou ou encore Riadh B., accusé de viol par Édouard Louis) est devenue entre-temps le conseil de Samuel Theis. Selon elle, « de nombreux techniciens et comédiens jugeaient [le protocole] disproportionné ». Clément évoque une situation très difficile. « Cette fin de tournage a tué la passion en nous. Il y a vraiment eu un avant et après. » Marc (1), l’un de ses collègues, regrette que cette disposition « absurde » ait « compliqué les conditions de travail sans rien changer au fond du problème ». Un autre salarié, Yves (1), indique que cet arrangement a pu apporter à certains un « soulagement », un sentiment de protection « réparateur ». Pour le comédien Emmanuel Salinger, qui joue le rôle de l’un des jurés du procès d’assises au cœur du film, « ce protocole exceptionnel, imaginé et mis en place dans un moment de crise par un collectif sous le coup de l’émotion », a au moins « permis de poursuivre le travail tout en protégeant et en ménageant la sensibilité de celles et ceux qui se sont sentis insécurisés après la mise en cause de Samuel et la démission [d’Antoine] ».

Une production “exemplaire” ?

Entendre le plaignant, rassurer les salariés, diligenter une enquête interne… Dans un secteur où le réflexe dominant a longtemps été d’étouffer ce genre d’affaires, beaucoup louent une production « exemplaire ». Mais d’autres refusent de la laisser se donner le beau rôle, à commencer par Antoine. « Au début, elle semblait bienveillante, dit-il. Mais j’ai progressivement eu le sentiment qu’elle cherchait avant tout à protéger ses intérêts. » Un événement en particulier heurte le jeune homme : lorsqu’il souhaite déclarer ce qui lui est arrivé comme un accident du travail, son employeur conteste cette qualification auprès de la Sécurité sociale. Motif ? Les faits ont eu lieu un vendredi soir, hors des horaires de tournage. Pour Caroline Bonmarchand, « c’était une question de principe : en quoi serais-je responsable de ce qui a pu se passer à 7 heures ou 8 heures du matin dans une chambre ? Mais j’ai compris qu’il existait une jurisprudence et qu’Antoine était sous contrat et dans le cadre d’une mission ».

 

 

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Autre grief soulevé par l’équipe : non seulement Caroline Bonmarchand ne propose pas à Antoine de voir la médecine du travail, mais elle lui explique d’abord que continuer à le payer en son absence pourrait être vu comme une volonté d’« acheter son silence ». Plusieurs techniciens le vivent comme une « double peine » infligée à leur collègue. L’un deux, Paul (1), se dit convaincu que « sans l’intervention de chefs de poste, la production s’en serait tenue à ne plus verser de salaire au plaignant ». Antoine a pu finalement bénéficier d’une dispense de travail rémunérée. « Je souhaitais pouvoir le payer jusqu’au bout, assure la productrice, mais je devais trouver le moyen de le faire pour ne pas que ce soit mal interprété et que cela se fasse dans un cadre juridique clair. Nous avons mis vingt-quatre heures à le trouver. »

 

Au fil des jours, les techniciens sont de plus en convaincus que la production n’a qu’un seul but : terminer le film à tout prix. Caroline Bonmarchand met quelques jours à informer les comédiens par « respect pour l’intimité d’Antoine » ? Jacques, Paul et les autres y voient surtout la volonté de laisser l’affaire de côté pour ne pas les déconcentrer. Un peu plus tard, ils découvrent que l’unique journée de tournage suspendue pour cause d’équipe sous le choc ne leur a pas été payée. « On a trouvé ça dégueulasse, les chefs de poste sont montés au créneau, la prod a cédé. Mais c’était une façon de faire pression sur nous pour qu’on continue à faire le film », estime Paul. La production, de son côté, plaide l’erreur vite réparée.

Une spécificité française

En réalité, l’impression que certaines options ont été d’emblée exclues crispe une partie des techniciens. Suspendre le tournage le temps de réfléchir à la marche à suivre ? Impossible : la clause d’assurance, qui permet désormais aux producteurs confrontés à une situation de VSS d’être indemnisés jusqu’à 500 000 euros pour la suspension de cinq jours de tournage, ne peut être activée en l’absence d’un dépôt de plainte par la victime et d’un signalement au procureur de la République par l’employeur. Or, à ce moment-là, il n’y avait pas encore de plainte. Quant à l’éventualité de mettre à pied Samuel Theis à titre conservatoire, elle est rejetée. « Les contre-arguments tournaient principalement autour de l’argent », indique Clément. Réponse de la production : « Un film de Samuel Theis doit être réalisé par Samuel Theis, sinon ce n’est pas le contrat passé avec les partenaires du film. La question du droit d’auteur est aussi centrale dans ce cadre. Le temps que la justice tranche ce qui s’est passé, le protocole permettait de conjuguer ces exigences. »

 

Le décor unique de Je le jure devient ainsi celui d’une lutte des classes à échelle réduite… Entre des techniciens vus comme des empêcheurs de tourner en rond et des patrons et artistes majoritairement soucieux de pouvoir finir le film. « On passait pour des gens qui n’avaient pas envie de faire leur boulot ! regrette Paul. Samuel était victimisé par la production, qui utilisait sa souffrance pour nous inciter à ne plus faire de vagues. » De son côté, Caroline Bonmarchand reconnaît « des erreurs » mais estime avoir fait « au mieux » et en accord avec ses convictions.

 

 Le problème, ce sont les agresseurs sexuels, pas celles et ceux qui essaient de traiter au mieux les conséquences de leurs actes.

Sophie Lainé-Diodovic, directrice de casting

 

 

 

L’histoire en dit long sur une certaine spécificité française. Au pays de la politique des auteurs, l’idée d’écarter, en attendant d’en savoir plus, un cinéaste mis en cause se heurte au sacro-saint statut du réalisateur-auteur et au pouvoir que l’on prête à l’artiste. Un pouvoir qui s’exerce largement, y compris sur ses employeurs. « A l’étranger, sur un tournage où j’ai travaillé, une situation bien moins grave n’avait pas reçu du tout le même type de réponses, raconte Yves. Là-bas, c’était arrêt du tournage, séances avec des psychologues, des médiateurs : dès lors que des salariés étaient en souffrance, le projet est devenu secondaire. »

 

Le tournage raconte aussi un agrégat de solitudes. Solitude d’un plaignant qui décide de partir et voit son agresseur présumé rester. Solitude d’une production face à des responsabilités et des enjeux écrasants… « Nous ne sommes pas assez outillés ni accompagnés pour faire face à ce type de situations. On se retrouve seul pour construire des solutions par essence imparfaites », confirme Caroline Bonmarchand. Pour la directrice de casting Sophie Lainé-Diodovic, membre du collectif 50/50, « les producteurs ne sont pas des super héros, ils peuvent commettre des erreurs mais s’ils agissent et arrêtent de demander aux équipes de serrer les dents jusqu’à la fin du tournage, c’est déjà une avancée ». Il ne faut pas se tromper de cible, ajoute-t-elle : « Le problème, ce sont les agresseurs sexuels, pas celles et ceux qui essaient de traiter au mieux les conséquences de leurs actes. » D’autant que les problèmes ne font que commencer pour Avenue B Productions, mais aussi pour le distributeur du film, Ad Vitam, qui pourrait se retrouver avec un long métrage mort-né sur les bras.

 
 

Il est urgent d’élaborer un protocole indiscutable qui soit le même pour tous et prenne en compte les spécificités d’un plateau de cinéma.    Marina Foïs, actrice

 

 

 

Alors que le ministère de la Culture vient d’annoncer vouloir à terme former tous les métiers du cinéma à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ce tournage hors norme illustre la difficulté persistante à gérer ces situations, malgré les dispositifs déjà mis en place. « Ce qui s’est passé sur ce tournage nous a permis d’identifier les limites des plans de lutte contre les VSS dans le cinéma, positive Sophie Lainé-Diodovic. Il faut par exemple absolument extérioriser les enquêtes menées sur les plateaux ! » Comprendre : la production ne peut pas être à la fois juge et partie, décider elle-même du sort du tournage dont elle a la charge. La directrice de casting indique que des discussions transversales sur le sujet sont en cours entre le collectif 50/50, les syndicats et le CNC. Marina Foïs, l’une des principales interprètes du film (elle incarne la présidente de la cour d’assises), appelle de ses vœux une vraie ligne directrice. « Aujourd’hui, on peut être mis en examen pour agression sexuelle et poursuivre sa carrière tranquille, ou se faire virer à cause d’une rumeur infondée. En l’absence de règles, on improvise des dispositifs forcément bancals, dans l’urgence et sous le coup de l’émotion. Personne n’est formé ni compétent, et tout le monde prend des décisions. Il est urgent d’élaborer un protocole indiscutable qui soit le même pour tous et prenne en compte les spécificités d’un plateau de cinéma. »

À l’heure où nous écrivons ces lignes, Samuel Theis se concentre sur le montage de son film, qui, selon son avocate, « dit tellement sur la difficulté de juger et le sens de la peine… ». Les conclusions de l’enquête interne ont été rendues à Caroline Bonmarchand. « Elles m’ont conduite à sanctionner Samuel Theis sur le fondement des conséquences de cette soirée sur le collectif de travail, mais pas à rompre son contrat », indique la productrice, qui refuse d’en dire plus. De son côté, Antoine dit redouter la sortie de Je le jure. « Déjà, celle d’Anatomie d’une chute avait été un peu dure à vivre. Les affiches partout, les potes qui en parlent… Dans l’idéal, je voudrais que le film sorte, mais sans le nom de Samuel Theis au générique. » Le jeune homme souhaite surtout faire passer le message qu’« un viol, ça peut arriver à tout le monde, pas seulement à des femmes qui se font violenter. Ça peut être plus insidieux. Moi, je ne comprends toujours pas comment cela a pu m’arriver ».

 

Mathilde Blottière et Lucas Armati / TELERAMA

 

(1) Les prénoms ont été modifiés.
 
 
 
Légende photo : L’acteur et réalisateur Samuel Theis. Photo Stéphane Stifter/PhotoPQR/Le Républicain Lorrain/MaxPPP
 
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February 8, 2024 3:39 AM
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Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma

Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre dans Le Monde - 8 février 2024

 

A la suite de Judith Godrèche, plusieurs comédiennes prennent la parole dans « Le Monde » pour dénoncer des violences et du harcèlement sexuel de la part du réalisateur. Le cinéaste reconnaît certains faits.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/08/benoit-jacquot-un-systeme-de-predation-sous-couvert-de-cinema_6215357_3224.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=ios&lmd_source=twitter

Dans l’amphithéâtre de Sciences Po à Paris, Julia Roy s’assoit au fond de la salle. L’étudiante de 23 ans vient écouter, ce 29 janvier 2013, la conférence d’un réalisateur qu’elle ne connaît pas, Benoît Jacquot, invité à parler de « politique de l’intime ». « Il me fixe pendant toute la séance, ça m’étonne un peu », raconte-t-elle au Monde onze ans plus tard. A la fin, elle s’approche pour saluer l’animateur de la rencontre. « Benoît Jacquot me saute dessus pour me remettre un papier avec son numéro, et me demande plusieurs fois de l’appeler. »

 

Depuis son enfance autrichienne à Vienne, Julia Roy, qui n’a alors joué qu’un petit rôle dans une série télévisée, nourrit une cinéphilie précoce. Elle décide de rappeler ce cinéaste : peut-être peut-il la conseiller, elle qui rêve de faire des films ? Au restaurant Le Hangar, dans le Marais, où ils se retrouvent, « il me regarde comme un miracle ». D’après son récit, il lui fait immédiatement de grandes déclarations : « Il m’annonce qu’il va faire tous ses films avec moi, qu’il m’aidera à écrire les miens, qu’il veut m’avoir tout le temps avec lui et devant lui. » Tout juste est-il déçu en apprenant son âge : il la pensait plus jeune.

 

Six ans après, en 2019, c’est une jeune femme traumatisée par la relation nouée avec le réalisateur qui s’enfuit en Autriche. « J’ai été diagnostiquée comme atteinte d’un syndrome de stress post-traumatique. » En janvier 2024, elle découvre les accusations de Judith Godrèche sur sa relation passée avec Benoît Jacquot qui ont motivé l’ouverture d’une enquête préliminaire, mercredi 7 février. Elle décide à son tour d’évoquer publiquement son vécu avec le réalisateur, composé de manipulation, de domination, de violences physiques et de harcèlement sexuel. Certains des faits qu’elle dénonce pourraient ne pas être couverts par la prescription.

 

 

 
 

Au début, leur rapport prend la forme d’une amitié professionnelle, une sorte de mentorat, par lequel le réalisateur veut aider l’étudiante à faire des films. Il l’invite à Venise en 2013, comme Judith Godrèche en 1987. « Dans le train couchette, il m’approche physiquement. Je suis mal à l’aise, je trouve ça étrange vu notre différence d’âge. »

 

En 2015, sur le tournage d’A jamais, un film dont Julia Roy est la scénariste et dans lequel elle tient le rôle principal face à Mathieu Amalric, elle vit un premier épisode traumatique. « Dans une chambre d’hôtel dans l’Algarve au Portugal, il se met à m’insulter, à me traiter de pute et de salope », explique-t-elle. Il y aura trois autres films ensuite, jusqu’à la fuite en 2019. Dans la presse de l’époque, Julia Roy est alors décrite comme la « nouvelle muse » ou « égérie » de Benoît Jacquot.

« Tu seras morte en France »

Entre l’actrice et le réalisateur, la relation se dégrade progressivement au point qu’elle reçoit une gifle si puissante qu’elle tombe par terre. Les brimades se poursuivent : il contrôle sa nourriture, la longueur de ses cheveux, sa façon de s’habiller et de parler, et la dissuade de reprendre des études. « Il voulait contrôler tout ce que je faisais. Quand je le confrontais sur ses violences verbales et physiques, il détournait tout, prétendait que rien de tout cela n’était arrivé, et son discours était souvent contradictoire. Je commençais à douter sur mon propre ressenti, à perdre mon libre arbitre et mon esprit critique. Je n’avais plus confiance en moi. »

 

Elle craint d’aller au restaurant avec lui, de peur que cela dégénère. Il lui lance des verres d’eau au visage. Au festival de Lisbonne & Estoril, en 2017, lors d’un repas avec d’autres invités du festival, juste avant de s’asseoir, il recule sa chaise pour qu’elle tombe par terre. « Il avait des crises de rage fréquentes, au cours desquelles il jetait des chaises (comme lors du Festival de Venise, à l’Hôtel Excelsior en 2017), des assiettes et des verres, et donnait des coups de pied, qui me laissaient stupéfaite. »

Photo : Benoît Jacquot et Julia Roy, lors de la 73ᵉ Mostra de Venise, en Italie, le 9 septembre 2016. PASCAL LE SEGRETAIN / GETTY IMAGES VIA AFP

Benoît Jacquot profère des menaces : si elle arrête de le voir, il ternira sa réputation dans le cinéma et elle ne pourra plus jamais travailler nulle part. « Tu seras morte en France », lui dit-il. A table en 2018, lors des Ciné Rencontres de Prades (Pyrénées-Orientales), il lui répète : « T’es morte pour moi, t’es comme morte. » Quand elle l’accuse et se défend, il essaye d’acheter son silence en voulant lui offrir sa maison en Grèce. « Si nous restons amis, elle sera à toi. »

 

« Il ne supportait pas l’image de la vieillesse que je lui renvoyais, il se haïssait de ne pas être jeune, me répétait qu’il était un éternel adolescent. Il ne voulait pas que je lui rappelle son âge », analyse aujourd’hui la comédienne et scénariste. « Il me disait que j’étais une femme-enfant. Je le voyais lire Sade et Nabokov, et il me disait que je lui faisais penser à une peinture de Balthus. » Comme à Judith Godrèche deux décennies plus tôt.

Un marché formulé aux comédiennes

Pour se reconstruire, Julia s’est tournée vers sa première passion : l’écriture, à travers laquelle elle a pu mieux comprendre ce qu’elle a vécu. Elle vient de finir le scénario d’un long-métrage sur le mouvement #metoo en France et compte prochainement passer à la réalisation de son premier court métrage. « Il me fait de la peine parce qu’en fait il est terrifié – son sadisme est à la mesure de sa peur », conclut-elle.

 

Interrogé par Le Monde, Benoît Jacquot nie plusieurs de ces faits, mais en reconnaît certains. « Je lui ai donné un coup de pied au cul, lors d’un dîner à Florence, dans un hôtel où nous étions. Mais ce n’était pas un coup de poing dans le ventre. C’était comme un truc qu’on fait à un enfant pour le calmer. Je ne culpabilise pas à propos de cela aujourd’hui. » Il admet également lui avoir jeté le contenu d’un verre d’eau au visage et avoir eu avec elle « des discussions assez violentes, fortes », « des engueulades éventuellement vigoureuses ». Les insultes ? « C’est très possible. » Le cinéaste ajoute : « Il y a une violence dans les rapports amoureux. Je ne suis pas particulier ou exceptionnel. Mais comme je fais du cinéma, cela prend des proportions exceptionnelles. » Et de regretter l’importation  depuis les Etats-Unis d’un « néopuritanisme assez effrayant ».

 

 

 
 

Le réalisateur, 77 ans aujourd’hui et auteur d’une trentaine de films, a toujours revendiqué une conviction artistique : il faut être « amoureux » de ses actrices pour éprouver le désir de les mettre en scène. Avec pour conséquence, dans sa vie personnelle, que les films et les femmes se mêlent. Ce dont il ne s’est jamais caché. A l’écouter, il s’agirait même d’un contrat qu’il passe avec ses comédiennes. En 2006, dans Les Inrockuptibles, il évoque sa collaboration avec Judith Godrèche sur La Désenchantée en ces termes : « Je dirais que le film est fait sur mon désir de son désir. (…) Je lui donne le film. Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement. Ce qui est à entendre dans tous les sens qu’on voudra. »

Le marché est explicitement formulé : le réalisateur de films d’auteur célébré offre un beau rôle à une comédienne, souvent en devenir, et attend en échange qu’elle s’offre à lui. En 2015 dans Libération, Benoît Jacquot redit la même chose, mais pour la généraliser à l’ensemble de son œuvre : « Mon travail de cinéaste consiste à pousser une actrice à passer un seuil. La rencontrer, lui parler, la mettre en scène, la diriger, m’en séparer, la retrouver : le mieux, pour faire tout ça, c’est encore d’être dans le même lit. »

« Un voleur d’enfance »

Ce contrat, plus ou moins tacite, Vahina Giocante dit l’avoir refusé. La comédienne a 17 ans lorsqu’elle rejoint le tournage de Pas de scandale, film de Benoît Jacquot diffusé en salle en 1999. A l’époque, celle qui se destinait à une carrière de danseuse mais a été repérée sur une plage par une directrice de casting a déjà joué dans trois longs-métrages. Avec ce nouveau projet, elle décroche un rôle de premier plan, partageant l’affiche avec Fabrice Luchini, Isabelle Huppert et Vincent Lindon, trois des comédiens fétiches du réalisateur. Vahina Giocante incarne Stéphanie, une jeune coiffeuse entretenant une relation ambiguë avec le personnage plus âgé interprété par Luchini.

 

Au bar d’un hôtel parisien, Vahina Giocante, 42 ans désormais, accepte de replonger dans ses souvenirs, dans le but de soutenir Judith Godrèche. « Avant le tournage de Pas de scandale, raconte-t-elle, on me prévient que Benoît Jacquot aime beaucoup les jeunes femmes. Je ne sais plus qui m’a mise en garde. Très vite, je dois manœuvrer, j’évite des situations, comme lorsqu’il veut faire des lectures dans l’hôtel où il loge. Sur le plateau, il est d’abord dans un jeu de séduction, assez subtil. Mais cela bascule au moment d’une scène, celle du lit. »

 

C’est le premier plan de Pas de scandale dans lequel apparaît l’actrice. On la voit s’extraire d’un lit où elle a passé la nuit avec un homme plus âgé, attraper un long T-shirt vert qui traîne au sol et commencer à s’habiller, le vêtement récupéré par terre sur le corps. « Je fais la scène une première fois. Puis Benoît Jacquot vient me voir et me demande de la refaire sans porter de culotte en dessous du T-shirt. Cela n’a aucun sens scénaristique, puisqu’il couvre ma culotte. Mais il me fait comprendre que je n’ai pas le choix. Je vais voir l’habilleuse et lui demande de me donner une culotte couleur chair ou un string. Elle panique un peu, car elle a peur de se faire virer, mais elle finit par dire oui. Je refais la scène avec cet accessoire, sans rien dire. Benoît Jacquot me regarde d’en bas, avec ce petit sourire narquois et me dit : “Tu vois, ce n’était pas si difficile.” » C’était seulement pour lui une question de pouvoir, un fantasme personnel.

Photo : L’actrice Vahina Giocante, le 12 mars 2005, à Deauville, lors du 7ᵉ Festival du film asiatique. JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Un autre épisode sur ce tournage, dont elle a gardé des souvenirs précis, a marqué Vahina Giocante. « Quelques jours après la scène du lit, Benoît Jacquot me demande : “Est-ce que tu comprends bien que, si tu es gentille avec moi, tu feras le prochain ?” » Pour l’actrice, l’allusion est limpide : si elle couche avec le réalisateur, elle obtiendra un rôle dans son film suivant, en l’occurrence Sade, pour lequel le cinéaste a finalement engagé Isild Le Besco. Vahina Giocante refuse les avances du metteur en scène. « Je lui ai répondu : “Je ne suis pas une gentille fille.” Après cela, son attitude a changé, il a été froid, distant, odieux. Il me parlait à peine et préférait passer par le premier assistant réalisateur. » Interrogé sur ces éléments, qui pourraient relever du délit de harcèlement sexuel, Benoît Jacquot dément.

 

Vahina Giocante n’a plus jamais tourné avec le cinéaste. « Je le méprise, dit-elle. Il bénéficie d’une réputation d’intellectuel, mais il y a tellement de cynisme, d’arrogance, de sentiment de supériorité que cela ne mérite que le mépris. Je le vois comme un voleur d’enfance, émoustillé par le désir de pureté. Benoît Jacquot est dans une confusion telle qu’il recherche une histoire d’amour en même temps. Il se met en position de créateur, de demi-dieu, il façonne une femme, et cela ne l’intéresse plus quand la jeune fille devient une femme. Il cherche une dimension d’innocence, de malléabilité, pour que l’emprise puisse s’exercer. »

« La question de l’emprise » au cœur de ses films

Sur les photos d’archives, qui datent d’août 1999, Isild Le Besco a les airs de la fillette qu’elle était encore : corps minuscule, visage frêle, tresse et regard tendre. Lors du tournage de Sade, film sorti en 2000, elle a 16 ans. C’est à ce moment qu’elle fait la rencontre de Benoît Jacquot, 52 ans à l’époque, et qu’elle entame avec lui une relation qui durera plusieurs années, jusqu’au film L’Intouchable (2006). La comédienne, 41 ans aujourd’hui, voit-elle dans l’histoire de Judith Godrèche des similarités avec la sienne ? Au Monde, elle répond qu’elle ne sent pas « pas prête à évoquer cette histoire dans la presse ». Elle réserve sa parole à une éventuelle convocation « devant un tribunal » et pour un récit écrit sur lequel elle travaille depuis des mois.

 

 

Elle nous a toutefois transmis un texte dans lequel elle reconnaît avoir subi des « violences psychologiques ou physiques » de la part de Benoît Jacquot. « Comme toutes ces comédiennes qui parlent aujourd’hui, j’ai mis du temps à comprendre où mes limites avaient été franchies, comment, par qui, écrit-elle. Comme pour beaucoup d’entre elles, mon histoire personnelle me prédisposait à être utilisée, objectifiée. Comme elles, mon image, mon corps ont nourri des fantasmes alors que, tout juste adolescente, je n’avais même pas conscience d’être sexualisée. En devenant réalisatrice, je suis devenue celle qui impose ses propres limites et sa propre vision du monde. Mon combat aujourd’hui consiste à ne pas reproduire ce système de domination avec les personnes avec lesquelles je travaille, femmes et hommes. Si toutes celles et ceux qui ont subi ces violences psychologiques ou physiques parviennent à faire face, à trouver la force de les nommer et surtout, arrêtent de les reproduire, on peut espérer que les nouvelles générations du cinéma et des arts fonctionneront désormais sur des bases plus saines. Et au-delà, pour le bien de la création, que la dénonciation de ces actes servira à renouveler nos imaginaires des femmes, des hommes, et de ce qui les lie. »

 

 

Lire aussi l’enquête (2021) | Article réservé à nos abonnés Dans le monde du cinéma, quatre ans après #metoo, le lent et sinueux chemin vers plus de parité
 
 

Confronté à ce propos, Benoît Jacquot nie toute violence physique à l’égard d’Isild Le Besco. Sur d’éventuelles violences psychologiques, il avance une hypothèse. D’après lui, la comédienne lui reprocherait de n’avoir pas voulu faire d’enfants avec elle. « Elle l’a très mal vécu », dit-il. Au moment de ce qu’il décrit comme sa « vie amoureuse » avec Isild Le Besco, Benoît Jacquot explique qu’il habitait avec l’actrice Anne Consigny, la mère de ses deux fils.

 

Isild Le Besco a participé à six films de Benoît Jacquot, dont Au fond des bois (2010). Ce film relate l’histoire d’une jeune bourgeoise qui suit un vagabond sans que l’on sache si elle le fait de son plein gré. Au moment de sa sortie, le réalisateur en parlait dans Le Journal du dimanche de la manière suivante, qui résonne étrangement aujourd’hui : « La question de l’emprise et du consentement, de ce qu’on veut ou pas, de ce qu’on ne veut pas malgré ce qu’on veut, m’a intéressé de film en film. Avec cette histoire, je voulais que ces ambivalences soient tressées jusqu’au vertige. »

Un homme en plein délire

Présente en 2004 sur le tournage du film A tout de suite avec Isild Le Besco, la comédienne Laurence Cordier se souvient d’une jeune femme séparée des autres acteurs de son âge : « Benoît Jacquot surveille ce que mange Isild, la reprend, lui parle mal. On dirait un père malsain. Isild est tout le temps terrifiée et semble transformée en accessoire. »

 

La même Laurence Cordier a, elle aussi, connu une expérience étrange avec Benoît Jacquot. C’était en 2009, peu avant l’avant-première de Villa Amalia, l’un des plus grands succès du cinéaste. Au restaurant, ce dernier lui fait une déclaration : « Il faut qu’on vive une histoire ensemble, tu vas être mon égérie. » Il explique qu’il a besoin d’être amoureux de son actrice, comme un peintre et son modèle. Il lui promet comme aux autres de l’emmener en Italie, de lui faire découvrir Venise.

 

 

Lorsque, d’après son récit, Laurence Cordier tente de l’éconduire, il lui demande de se taire et insiste : « Je sais qu’au fond de toi tu en as envie, ça va être merveilleux. » Au bout d’une heure, pendant laquelle elle a l’impression de se trouver face à un homme en plein délire, il sort des clés de chez lui. « C’est pour quand tu vas venir chez moi », l’informe-t-il. Face au refus de la comédienne de prendre la clé, Benoît Jacquot finit par la lui glisser dans la poche de son manteau. Désarçonnée, elle court après lui pour lui rendre l’objet. Il se retourne, furieux : « Tu ne me touches pas et tu gardes cette clé. » Le soir même, Laurence Cordier reçoit un message vocal sur son répondeur. C’est Benoît Jacquot qui lui donne son adresse et ses codes et l’invite à venir quand elle veut.

 

 

La comédienne ne sait pas comment réagir. Elle doit retrouver quelques semaines plus tard le réalisateur pour le téléfilm Les Faux-Monnayeurs, sur lequel elle a décroché un rôle. Va-t-elle le perdre si elle ne se rend pas chez Benoît Jacquot ? Elle n’est finalement pas virée et participe au projet. Mais à la fin du tournage, le cinéaste vient la voir pour lui signifier qu’elle « ne veu[t] pas vraiment être actrice car je me sabotais moi-même ». Elle a gardé la clé des années dans son bureau ne sachant pas quoi en faire, pour finalement la jeter. Aujourd’hui, Laurence Cordier a délaissé le cinéma pour devenir metteuse en scène de théâtre. Auprès du Monde, Benoît Jacquot confirme l’histoire : « Je lui ai mis une clé dans la poche. C’est un crime ? Elle me plaisait beaucoup, j’avais l’impression que je lui plaisais aussi. »

« Cette foutue notion d’auteur »

Entre le cinéaste et Virginie Ledoyen, la rencontre a lieu en 1994, alors que la comédienne n’a pas encore 18 ans – lui en a 47. C’est à l’occasion d’essais pour un téléfilm diffusé un an plus tard sur Arte, La Vie de Marianne. Inspiré du roman de Marivaux, ce récit d’initiation, genre chéri par le cinéaste, narre le destin d’une jeune héroïne sur laquelle s’exerce le désir des hommes, dont l’un beaucoup plus âgé qu’elle, en même temps que leur chantage. Soit l’assurance de leur protection contre le cadeau de la chair. Comme un rappel fictionnel du « pacte » évoqué par Benoît Jacquot à propos de Judith Godrèche dans La Désenchantée.

 

 

Ces essais, lectures filmées en très gros plan sur le visage de Virginie Ledoyen, figurent dans les bonus d’un double DVD édité par les Cahiers du cinéma, où l’on trouve aussi un entretien avec le réalisateur. Interrogé sur la façon dont il a découvert la comédienne, le réalisateur explique l’avoir vue pour la première fois dans un film d’Olivier Assayas, L’Eau froide, sorti en 1994. « C’est amusant ces échanges de chair fraîche qu’il peut y avoir entre cinéastes amis », commente au passage Benoît Jacquot. Contactée par Le Monde par le biais de son agent, Virginie Ledoyen n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

 
 

Directrice de la photographie réputée, Caroline Champetier a travaillé sur une dizaine de films avec Benoît Jacquot. Lorsqu’elle a vu la série sur Arte de Judith Godrèche, Icon of French Cinema, elle a été admirative et rattrapée par ses souvenirs. « Ce qu’elle appelle emprise, moi je l’appelle séparation. Benoît Jacquot a une façon de travailler, sur les tournages, qui sépare les gens les uns des autres, et notamment les femmes. J’ai vécu ce mécanisme de séparation avec d’autres actrices parfois plus âgées. » Et celle qui a débuté avec Jean-Luc Godard de poursuivre : « C’est aussi cette foutue notion d’auteur : le film appartiendrait à un seul, auquel tout est dû, auquel on doit tout, auquel on passe tout. Et avec une certaine désinvolture, plus les dépassements se manifestent, plus on les salue. Mais quand il y a violence ou prédation, c’est quelque chose que tout le monde questionne aujourd’hui. »

Une manière d’esthétiser ses pratiques

Toutes les jeunes actrices n’ont pas vécu la même pression. Roxane Mesquida a joué dans L’Ecole de la chair, film datant de 1998. « Je n’ai pas du tout la même histoire que Judith Godrèche, assure la comédienne franco-américaine, 15 ans à l’époque, 42 ans aujourd’hui. Benoît Jacquot m’a donné ma chance, le film est allé à Cannes, j’ai donné la réplique à Isabelle Huppert… Cela a été une super expérience pour moi, et le tournage le plus professionnel que j’ai connu. » Et de préciser tout de suite : « J’étais accompagnée par ma mère, qui est toujours venue avec moi sur les plateaux. Et, aujourd’hui, je ne laisserais jamais ma fille aller seule sur un tournage. »

 

 

Benoît Jacquot confond-il « désir créatif et désir sexuel », comme l’analyse par ailleurs Vahina Giocante ? Dans le café où il a accepté de rencontrer Le Monde, le cinéaste admet sans peine qu’il associe les deux élans. « C’est l’histoire de l’art et du cinéma. Je ne suis pas le seul. C’est aussi le cas de Chaplin, Bresson, Pialat, Kechiche. » Il ne voit pas ses liaisons avec des actrices qu’il fait tourner comme des « abus de pouvoir » : « cela désérotiserait ces histoires », argue-t-il. « Dans le cinéma, il y a le début, la naissance de quelqu’un, d’un acteur ou d’une actrice, par la façon dont ils apparaissent dans un film. Cela m’intéresse beaucoup. »

 

 

Les inclinations assumées de Benoît Jacquot pour ses comédiennes, souvent mineures, ont suscité très peu d’émoi dans le monde culturel. Toute sa carrière, le cinéaste a produit un discours théorique cherchant à esthétiser ces pratiques, à les transformer en geste subversif et artistique. Avec un succès certain. « Pour moi, l’indice de vérité quant au monde, c’est la jeune fille, disait-il ainsi dans Les Inrocks en 2006. On a tous des fenêtres qui nous permettent d’envisager la réalité, sinon d’y accéder. Moi, c’est vrai que ce sont les femmes à ce moment-là de leur existence»

 

 

Son œuvre cinématographique est traversée par un motif récurrent : celui de la jeune fille objet d’un désir amoureux agressif, émanant souvent d’hommes plus âgés. L’un de ses films les plus récents, Dernier Amour (2019) avec Vincent Lindon, s’intéresse à l’histoire d’un échec amoureux de Casanova auprès d’une jeune prostituée. Dans Journal d’une femme de chambre (2015), la domestique incarnée par Léa Seydoux doit se défendre des agressions sexuelles du maître de maison (joué par Hervé Pierre) et faire avec la brutalité sexuelle du jardinier (Lindon, encore).

« Dans ses interviews, il répète qu’il est féministe parce qu’il filme les femmes, relève Julia Roy. En réalité, les femmes sont souvent maltraitées dans ses films et il aime voir ça. » De Léa Seydoux, le cinéaste racontait, dans une interview filmée pour AlloCiné en 2012, l’avoir découverte dans La Belle Personne, de Christophe Honoré : « J’ai eu l’impression de voir une sorte de résurrection, un remake d’Anna Karina. (…) Et en plus, elle avait une façon de se dépoitrailler, de montrer ses seins comme ça rapidement… Je m’y attendais pas, cela m’a beaucoup suffoqué. »

« Fixé à l’adolescence »

Pendant sa carrière, le cinéaste a été souvent soutenu par des médias influents, dont Le Monde, Télérama, Libération, Radio France, etc. En 2007, il a fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque, le temple français des cinéphiles. Dans son texte de présentation de l’événement, l’ex-directeur de l’établissement, Serge Toubiana, par ailleurs ancien patron des Cahiers du cinéma et proche de Jacquot, saluait un artiste pour lequel « le réel n’est pas seulement régi par des règles sociales ou des jeux de pouvoir, mais qu’il est aussi truffé par le désir, la jouissance, le manque, etc.»

 

Sollicité, Serge Toubiana n’a pas répondu au Monde.

Cette conception du cinéma de Benoît Jacquot est partagée par le réalisateur lui-même. En 2011, dans une conversation publiée par La Vie avec le psychanalyste Gérard Miller (par ailleurs accusé de viols et agressions sexuelles, dans des enquêtes de Elle et Mediapart), il faisait cette réflexion sur lui-même : « Le désir est nécessairement hors la loi, et aujourd’hui encore, rien ne m’intéresse vraiment qui ne soit transgressif. En fait, je suis resté voyou et comme fixé névrotiquement à l’adolescence. Je pense d’ailleurs que mon symptôme est à chercher de ce côté-là. »

 

Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre

Légende photo : L’actrice Isild Le Besco et le réalisateur Benoît Jacquot au 57ᵉ Festival de Cannes, le 14 mai 2004. BRUNO VINCENT / GETTY IMAGES VIA AFP

 

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Sur le même sujet :

Article paru dans Libération du 8/02/24

Judith Godrèche accuse aussi Jacques Doillon de violences sexuelles quand elle avait 15 ans

Au lendemain de l’ouverture d’une enquête par le parquet de Paris pour «viol sur mineur» à l’encontre de Benoît Jacquot, faisant suite au dépôt de plainte de Judith Godrèche, l’actrice raconte avoir été victime, au même âge, de faits relevant de l’agression sexuelle de la part du réalisateur Jacques Doillon devant les caméras.

 

C’est «une histoire de violence, de contrôle». Interrogée sur France Inter, l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche est revenue, ce jeudi 8 février, sur le témoignage qu’elle porte contre le réalisateur Benoît Jacquot, qu’elle accuse de violences sexuelles commises alors qu’elle était mineure, dans les années 1990. Nouvelle déflagration sur les ondes de la radio publique : la comédienne est revenue sur une scène traumatique survenue alors qu’elle tournait un film avec Jacques Doillon, la Fille de 15 ans, sorti en 1989. Alors qu’elle entretient une relation avec Benoît Jacquot, de 25 ans son aîné, elle devient «l’objet d’un autre réalisateur», la lance la journaliste, Sonia Devillers. «Oui, il est flatté parce que je lui appartiens, il est envié, il se sent envié par Doillon. […] C’est une forme de truc narcissique où il a un truc que les autres veulent», répond-elle, visiblement très émue. «Mais qu’est-ce qu’il veut de vous Doillon ? Votre talent d’actrice ?», poursuit l’intervieweuse.

«La même chose.

 

— Votre corps ?

 

— Donc il abuse de vous ?

— Hum.»

 

La scène se passe lors d’un tournage. L’acteur qui devait partager l’affiche avec Judith Godrèche vient d’être viré par le réalisateur du film, Jacques Doillon, qui décide de se mettre à sa place. «D’un coup, il décide qu’il y a une scène d’amour, une scène de sexe entre lui et moi. Et là, on fait 45 prises. Et j’enlève mon pull, et je suis torse nue, et il me pelote, et il me roule des pelles», raconte-t-elle. Jane Birkin, à l’époque femme du réalisateur, est présente, assure-t-elle. «C’est une situation extrêmement douloureuse pour elle.» L’actrice mentionne par ailleurs, sans en dire plus, un autre évènement, survenu «dans la maison de Jane, dans le bureau de Doillon». «Mais ça, personne ne l’a vu, et je n’en ai parlé à personne.»

 

Le parquet de Paris a ouvert mercredi 7 février une enquête au lendemain de la plainte déposée par l’actrice Judith Godrèche pour viols sur mineure contre le réalisateur Benoît Jacquot, qui l’a dirigée et a entretenu plusieurs années une relation avec elle à partir de ses 14 ans.

 

Confiée à la brigade pour mineurs, elle porte «sur les infractions de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité». Selon le Monde, Benoît Jacquot, 77 ans et un film attendu prochainement, «nie fermement les allégations et accusations». Sollicité par l’AFP, il a fait savoir mercredi qu’il ne souhaitait pas réagir davantage, s’en tenant à ces déclarations.

 
Voir les extraits vidéo de l'entretien sur France Inter : 
 
 
 
 

 

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February 7, 2024 12:06 PM
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"Tout le temps du monde" de Danai Epithymiadi

"Tout le temps du monde" de Danai Epithymiadi | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anaïs Héluin dans La Terrasse -1er février 2024

 

Dans Tout le temps du monde dont elle signe le texte et la mise en scène, la Grecque Danai Epithymiadi livre avec une élégante distance onirique une histoire très personnelle, celle du deuil de sa mère.

 

La chambre d’hôpital que l’on découvre sur le petit plateau de La Colline au début de Tout le temps du monde a tout ce qu’il faut pour nous mettre sur la piste d’un récit naturaliste de fin de vie ou de maladie. Entre des murs peints d’un jaune-bleu peu reluisant, se tient un lit médical où une jeune femme semble reposer de toute éternité. C’est la Grecque Danai Epithymiadi, également autrice et metteure du spectacle, le premier qu’elle présente en France, grâce à La Colline qui le produit. Un homme en blouse blanche lui rend visite : c’est le comédien Giannis Karaoulis. Jusque-là tout va bien – du moins pour le spectateur. Mais à peine l’infirmier a-t-il refermé la porte derrière lui, le cadre qui vient d’être posé est ébranlé. La lumière vacille et un son douteux s’élève, une sorte de grondement mêlé à des éclats de voix diffusés par la télévision installée en face du lit. On quitte ainsi les rives naturalistes où s’arrime la pièce, mais on y reviendra. Car c’est dans un entre-deux que se déploie Tout le temps du monde : celui où se débat et s’égare Christina, le personnage incarné par Danai Epithymiadi, que l’on voit bientôt se réveiller de son sommeil, à moins qu’elle ne nous parle depuis son coma. Tout comme la fluctuation entre rêve, délire et réel, cette ambiguïté sera savamment maintenue durant tout le spectacle, qui nous plonge au sens propre comme au figuré dans une psyché bouleversée par un événement traumatique refoulé : la mort de la mère suite à une longue maladie.

 

En apnée dans l’inconscient

 

Pour en arriver à la formulation de cette perte, Christina emprunte des chemins très variés et bien peu linéaires. Grâce à son complice Giannis Karaoulis, habile à endosser les rôles de tous les visiteurs de l’alitée, Danai Epithymiadi déploie plusieurs fils oniriques qu’elle développe par bribes, au gré imprévisible de la remontée des souvenirs au terme de laquelle sa protagoniste sera, devine-t-on, libérée, prête à poursuivre sa vie. En faisant dialoguer Christina tantôt avec un policier qui la suspecte de meurtre, un voyant dont le thé magique lui permet de traverser les différentes couches de son inconscient ou encore avec la nageuse Natalia Molchanova capable de retenir son souffle pendant neuf minutes – soit « le temps qu’on peut passer sous l’eau sans devenir un poisson » -, Danai Epithymiadi crée une fine mais nécessaire distance avec son histoire personnelle. Car elle ne s’en cache pas dans la présentation de sa pièce : le parcours initiatique de Christina est le fruit d’une mise en fiction du sien. On pense à Seuls de Wajdi Mouawad, d’autant plus que ce spectacle autobiographique s’est joué dans la même salle que Tout le temps du monde. Comme le directeur de La Colline, dont l’alter ego est enfermé dans son solo non pas dans un hôpital mais dans une salle de musée, quoi que de manière plus feutrée et implicite, l’artiste grecque se livre à un subtil questionnement sur l’identité. Dans son interrogation sur les mécanismes de construction d’un individu, le théâtre prend une place centrale, joyeuse et consolatrice.

 

Anaïs Heluin / LA TERRASSE

 

Tout le temps du monde
du mardi 30 janvier 2024 au dimanche 11 février 2024
Théâtre de la Colline
15 rue Malte-Brun, 75020 Paris

du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h. Tel : 01 44 62 52 52. Durée : 1h30.

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February 7, 2024 8:55 AM
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Théâtre : « Par les villages », ou la beauté des « barbares »

Théâtre : « Par les villages », ou la beauté des « barbares » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Béatrice Bouniol dans La Croix - 6 février 2024

 

 

Dans sa nouvelle création, le metteur en scène Sébastien Kheroufi relit Par les Villages de l’auteur autrichien Peter Handke. Il en transpose l’histoire dans une cité de banlieue française et donne la parole aux plus humbles des périphéries.

 

Un homme, parti à la ville et devenu écrivain, revient dans son village. Il retrouve son frère et sa sœur qui, eux, y sont restés. Sur cette trame, l’écrivain Peter Handke, il y a environ quarante ans en Autriche, a tissé une pièce sertie de longs monologues poétiques, Par les villages. Un récit en quatre tableaux, dont s’empare aujourd’hui le metteur en scène Sébastien Kheroufi, après Claude Régy en 1983 et Stanislas Nordey en 2013.

Celui qui a proposé l’année dernière une lecture très personnelle d’Antigone, dont il transposait l’histoire dans une plaine algérienne, poursuit son travail, tendu par le désir de faire entendre le répertoire le plus exigeant à un large public. Mais une histoire particulière le lie aussi au texte de Handke, tant celui-ci l’a foudroyé, alors qu’il découvrait le théâtre après une formation en mécanique et des années de petits boulots. Un livre, le premier de sa vie raconte-t-il, où il a reconnu sa propre histoire.

 
 

Dans l’adaptation qu’il en offre, imaginée en étroite relation avec Peter Handke, le village autrichien devient une de ces banlieues françaises des années 1960, poussées en quelques années sur des champs de blé, semblable à celle de Meudon-la-Forêt où Sébastien Kheroufi a grandi. Le mot « village » a été remplacé par « cité », rare modification apportée au texte original. Le revenant écrivain se nomme Brahim, son frère, ouvrier, Amar et sa sœur, vendeuse, Sofia. Demeure l’essentiel. L’éloignement social et géographique, la distorsion des regards, l’âpreté des jugements, la maladresse des gestes. L’ignorance et la culpabilité, la rancune et l’oubli.

 

 

Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, c’est l’espace dépouillé de la Manufacture des Œillets, l’ancienne salle des machines qui absorbait jadis des centaines d’ouvriers, accueille dans un premier temps la solitude de Brahim (Lyes Salem). Hésitant au seuil de son « village » d’antan et guidé, à bonne distance, par son étrange voisine Nova – la rappeuse Casey dont la scansion magnifie de bout en bout le texte de Handke.

 

 

 

 

La suite se joue dans une salle à l’étage. Changement de décor. Une multitude d’hommes et de femmes, pour la plupart âgés de moins de 30 ans, arpentent la scène, qui passe de la cacophonie au silence, de la lumière crue au crépuscule du deuil et à la pénombre des commencements. De cet espace vivant s’élèvent par moments d’autres langues – créole, arabe, ou espagnole, cette dernière portée par l’interprétation tout en finesse d’Anne Alvaro.

Un chœur de villageois pour associer les habitants

Là se déploie aussi le chœur des « villageois ». Fidèle au projet de sa compagnie La tendre lenteur, Sébastien Kheroufi s’est entouré d’habitants et d’habitantes d’Ivry pour sa création. Une soixantaine d’amatrices et amateurs ont ainsi accompagné les répétitions depuis le mois de novembre, pour incarner le cœur d’Ivry dans sa diversité, de la simple présence physique à l’interprétation. Le dispositif sera reproduit dans les différents endroits où se jouera le spectacle.

 

« Retour en barbarie », annonce un surtitre dans un coin. Tels les Grecs qui forgèrent ce mot pour désigner les étrangers à la cité hellénique, Brahim ne partage plus rien de ce monde. Ni le quotidien exténuant d’Amar (Amine Adjina) et de ses collègues ouvriers qu’un Algeco dévoile au centre de la scène. Ni les rêves de douceur de Sofia (Havet Darwich) qui, à son tour, tente de dessiller les yeux de ce frère si lointain, insensible à la chaleur d’une boutique qu’il voit, sûr de ses choix en tout opposés, comme un servage.

 

Dense, complexe, le texte de Handke ne laisse aucun repos, interpellant sans relâche le public – et le monde – et mettant parfois les comédiens en difficulté. Mais l’énergie qui irradie la salle, sans doute née de cette rencontre bien réelle entre comédiens et habitants, emporte les réserves. Le final servi par Casey nous laisse éreintés et galvanisés. S’installent ensuite le souvenir de la beauté des « barbares » et la certitude de l’égalité des vies.

 

Béatrice Bouniol / LA CROIX

 

 

Jusqu’au 11 février au Théâtre des Quartiers d’Ivry puis du 16 au 18 février au Centre Pompidou et le 27 février à L’Azimut-Antony/Châtenay-Malabry.

 

 

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February 7, 2024 6:48 AM
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Le son du « Silence » au Vieux-Colombier

Le son du « Silence » au Vieux-Colombier | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Philippe Chevilley dans Les Echos - le 7 février 2024

 

 

 

Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan signent une variation énigmatique autour de l'oeuvre du cinéaste Michelangelo Antonioni : un spectacle presque sans paroles mais fort en gestes qui raconte magnifiquement le délitement d'un couple. Les cinq comédiens-français livrent une interprétation muette hors norme.

 

 

La douleur envahit le plateau. Elle saisit le spectateur dès les premières secondes du « Silence » alors que la femme (Marina Hands), visage fermé, lance distraitement une balle à son petit chien. Puis la douleur se dédouble, entre par une autre porte : le mari (Noam Morgensztern) pénètre dans le salon bourgeois, un sac de courses à la main, l'air accablé. Les deux époux ont du mal à croiser leur regard. Ils semblent très loin l'un de l'autre. Au bord du vide.

 

 

Ce vide, ce « Silence », les spectateurs du Vieux-Colombier, répartis des deux côtés de la scène, vont le contempler pendant plus d'une heure. Ils entendront des sons, des déflagrations, de la musique techno en sourdine, un cours d'Italien enregistré sur cassette, un message téléphonique, mais devront se contenter de seulement trois ou quatre brèves répliques. Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan nous invitent à un spectacle muet, plein de bruit et de fureur intérieurs.

 

Leur spectacle rend hommage à Michelangelo Antonioni. Plutôt que d'adapter un de ses films, les deux d'auteurs ont préféré s'inspirer de l'ensemble de son oeuvre, de son esthétique radicale, de son exploration intime de l'incommunicabilité des êtres. Son titre, « Le Silence », se réfère à l'esquisse d'un scénario jamais tourné mettant en scène « deux époux qui n'ont plus rien à se dire ». Autour du couple, ils ont inventé une soeur (Julie Sicard), un ami amant (Stéphane Varupenne) et un spectre (Baptiste Chabauty) qui hante le plateau pendant toute la représentation.

 
Fulgurances

Peu à peu s'impose l'hypothèse d'un deuil qui va devenir explicite dans les dernières minutes du spectacle. Un deuil qui rend tout espoir de réconciliation impossible. Sur un écran suspendu défilent des images en noir et blanc, belles et mortifères, reflétant le mal-être du couple. La mise en scène au cordeau de Lorraine de Sagazan est émaillée de fulgurances : un disque qui tourne à vide, une danse ivre de Marina Hands, des gerbes de mimosas qui transforment la table du séjour en tombeau.

 

Comment font nos cinq comédiens-français pour exprimer tant de non-dits à l'aide d'un simple geste ou d'une expression fugace ? Imprégnés de leurs personnages minutieusement écrits, ils déploient toutes les facettes d'une humanité à cran et semblent se consumer sous les yeux d'un public sidéré. Au lourd silence des acteurs répond celui des spectateurs, parties prenantes de ce huis clos mutique dont chaque instant recèle une énigme. Il faudra plusieurs salves d'applaudissements pour mettre fin au sortilège, briser le son du silence et sonner le retour au fracas du monde extérieur.

 

 

Philippe Chevilley / LES ECHOS

 

 

 

Voir la bande-annonce vidéo 

LE SILENCE

de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan,

d'après l'oeuvre d'Antonioni.

Comédie-Française (Vieux-Colombier),

jusqu'au 10 mars.

comedie-francaise.fr

 

 

Légende photo :

Au premier plan, à droite, Marina Hands et Noam Morgenszstern ; au fond, Baptiste Chabauty et Julie Sicard. (©Jean-Louis Fernandez)
 

 

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February 6, 2024 11:51 AM
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Yveline Rapeau présente la 15e édition de Spring

Yveline Rapeau présente la 15e édition de Spring | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Anaïs Héluin dans La Terrasse - 30 jan. 2024

 

 

À la tête de la Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie, Yveline Rapeau défend pour la 15ème édition de SPRING, la dernière sous sa direction, la diversité des écritures circassiennes d’hier et d’aujourd’hui. Sous sa houlette, le festival est devenu un événement majeur, formidable de créativité.

Comment la thématique de l’année, « Retour aux sources », s’est-elle imposée à vous ?

 

Yveline Rapeau : Comme chaque année, j’ai défini la thématique centrale de SPRING en m’appuyant à la fois sur l’expertise que j’ai pu développer en matière circassienne et sur les spectacles que me proposent les artistes. La pièce De nos jours [notes on the circus] créée en 2011 par le collectif Ivan Mosjoukine a ouvert dans le milieu du cirque contemporain un élan de retour aux sources, après une longue période de rejet du cirque traditionnel. SPRING 2024 témoigne de la durée et de la santé de ce mouvement.

 

 

Sur les 49 spectacles au programme cette année, vous en identifiez 7 comme étant consacrés à cette réconciliation avec les origines. À commencer par Suzanne : une histoire (du cirque) d’Anna Tauber, l’une des 9 créations de l’édition.

Y.R. : Ce spectacle est comme un cadeau pour moi qui avais l’intuition de cette thématique centrale : l’artiste d’aujourd’hui y raconte le parcours d’une circassienne d’hier. C’est passionnant !

« IL S’AGIT D’AFFIRMER LA CAPACITÉ ET LA LÉGITIMITÉ DU CIRQUE À ABORDER DE GRANDS ET SÉRIEUX SUJETS. »

Vous avez aussi inclus dans ce focus des pièces qui interrogent non pas les origines de leur discipline, mais de l’humanité. Pourquoi ?

Y.R. : Parce que la démarche des artistes qui s’engagent dans cette voie me semble proche de celle qui consiste à questionner l’histoire du cirque. Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer la capacité et la légitimité du cirque à aborder de grands et sérieux sujets. Avec Huellas par exemple, dont la version salle sera créée à l’occasion du festival, Olivier Meyrou et Mathias Pilet partent sur les traces des Néanderthaliens.

 

 

En parallèle du retour aux sources, SPRING creuse d’autres voies. Il soutient entre autres les écritures pour la jeunesse.

Y.R. : Si le nouveau cirque a longtemps tenu comme mineure la création jeune public, sans doute parce que le cirque traditionnel était très lié à ce public, les choses ont changé. La bascule arrive avec le sublime Après-midi d’un foehn de Phia Ménard en 2011. Ce spectacle ouvre une voie vers des écritures exigeante pour la jeunesse dont témoigne notre programmation Mini SPRING.

 

Propos recueillis par Anaïs Heluin / La Terrasse

 
SPRING - festival des nouvelles formes de cirque - 15ème édition
du mercredi 13 mars 2024 au dimanche 21 avril 2024

Tel: 02 35 52 93 93


www.festival-spring.eu

 
 
 
 

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February 6, 2024 7:15 AM
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Premières fois !, l’émergence dans tous ses états

Premières fois !, l’émergence dans tous ses états | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Publié sur le site d'Artcena- 5 février 2024

 

 

FESTIVAL
Jusqu’au 11 février, La Halle aux Grains, scène nationale de Blois met à l’honneur les premiers gestes portés par de jeunes talents comme par des créateurs confirmés désireux d’investir de nouveaux champs artistiques.

 

Que ce soit à la tête de La Manufacture Atlantique de Bordeaux ou du Théâtre de Chelles, associé au festival Impatience, Frédéric Maragnani s’est toujours engagé en faveur de la jeune création. Cet intérêt se double aujourd’hui d’un autre constat : de plus en plus d’artistes éprouvent désormais le désir de décloisonner leurs pratiques. Il n’est ainsi pas rare de voir des comédiens prendre le risque de s’essayer au tour de chant, à la danse ou à la mise en scène, des metteurs en scène accepter de jouer dans un spectacle, ou encore des marionnettistes explorer des formes scéniques différentes. Ce sont ces pas de côté, qui renouvellent le concept même d’émergence, que le directeur de La Halle aux Grains, scène nationale de Blois a choisi de mettre en lumière en initiant le festival Premières fois !. S’y côtoient ainsi Gloria Gloriade Marcos Caramés-Blanco, mis en scène par Sarah Delaby-Rochette (Prix Incandescences 2022) et À-Mort , de et avec Manon Chircen et Charly Fournier, ainsi que le premier texte écrit pour la scène par la femme rabbin et autrice Delphine Horvilleur, la première lecture d’un roman de Noëlle Renaude par  Nicolas Maury, le premier spectacle du champion du monde de freestyle Paul Molina et, plus étonnant, la pièce de Joël Pommerat

 


Amours (2). « J’ai été séduit par le caractère original de son processus de création, explique Frédéric Maragnani. Une version initiale avait en effet été élaborée dans le cadre d’un atelier à la Maison d’Arrêt d’Arles. Certains détenus ayant purgé leur peine ont eu envie de continuer à collaborer avec Joël Pommerat, de devenir comédiens et de participer à une nouvelle aventure. » Le septième spectacle de la programmation, Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, présenté par la P.O.P. Compagnie dans des maisons et des appartements, témoigne lui aussi d’une démarche inédite puisqu’il réunit des comédiens professionnels et amateurs. Tel est le second axe privilégié par la manifestation, qui connaîtra des prolongements lors de l’édition 2025, le directeur de La Halle aux Grains s’étant rapproché de La Mécanique du bonheur, formation amateure constituée de passionnés de danse.

 

 

Si l’objectif de Premières fois ! est aussi de faire vivre aux publics des « rencontres singulières » qui se démarquent de simples spectacles, Frédéric Maragnani ne perd toutefois pas de vue la nécessité d’accompagner encore et toujours l’émergence. « Les dispositifs de soutien sont certes plus nombreux qu’il y a 20 ans, mais les compagnies également. Et pour elles, le véritable enjeu est de réussir à inscrire leur geste dans le temps et sur un ou plusieurs territoires, afin que les publics découvrent leurs œuvres », souligne-t-il. C’est pourquoi il entend rester attentif — comme cela est déjà le cas avec l’auteur Marcos Caramés-Blanco et le metteur en scène Charly Fournier, qui a décidé d’implanter sa compagnie dans le Département du Loir-et-Cher – au parcours des jeunes équipes accueillies durant le festival.   

Premières fois !
Jusqu’au 11 février 2024
La Halle aux Grains, scène nationale de Blois 
       
Programmation


• Gloria Gloria, de Marcos Caramés-Blanco, mise en scène de Sarah Delaby-Rochette


• Portrait dansé, de Paul Molina, chorégraphie de Mélodie Joinville


• P.M. Ziegler, peintre, texte et mise en scène de Noëlle Renaude, interprétation de Nicolas Maury


• Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de la P.O.P. Compagnie


• Amours (2) , de et mis en scène par Joël Pommerat


• À-Mort, de et avec Manon Chircen et Charly Fournier


 Il n’y a pas de Ajar, de Delphine Horvilleur, mise en scène de Johanna Nizard et Arnaud Aldigé

 

 
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February 6, 2024 4:50 AM
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Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed : «La solidarité entre actrices nous a beaucoup manqué pendant des années» 

Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed : «La solidarité entre actrices nous a beaucoup manqué pendant des années»  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Anne Diatkine - Libération du 5 février 2024

 

Abus sur les tournages, mythe du cinéaste tout-puissant, scénarios stéréotypés… Les trois comédiennes, membres de l’Association des acteur·ices, reviennent sur leurs expériences et appellent à de nouveaux récits et de nouvelles pratiques dans le cinéma.

 

Elles sont trois, elles auraient pu être plus nombreuses encore. Elles parlent en leur nom mais aussi en celui d’un collectif. Celui de l’Association des acteur·ices (ADA), qu’elles ont montée au printemps 2022 pour échanger leurs expériences et questionner autant les représentations que la manière dont les images sont fabriquées. Dans une période où chaque semaine apporte son lot de nouveaux témoignages, de mis en cause et d’accusations, et où le cinéma d’auteur, celui qu’on aime et qu’on défend dans ces pages, prend cher, Libération a réuni les actrices Alice de LencquesaingAriane Labed et Clotilde Hesme pour décrire des situations dont on pourrait croire qu’elles appartiennent au vieux

monde, et envisager des moyens d’y remédier. L’entretien a eu lieu en deux temps, et plusieurs interlocutrices se sont désistées. Demeure la crainte que prendre la parole puisse être préjudiciable. Certaines nous ont dit qu’elles passaient moins de castings depuis qu’elles s’engageaient publiquement, tout en précisant immédiatement que la corrélation est par nature hypothétique. D’autres, qu’elles souhaitaient une «révolution totale» des bases mêmes sur lesquels se construit le cinéma, machine à rêves. Les films et leur confection sont des loupes à travers lesquelles s’exacerbent les relations de pouvoir, les inégalités, les représentations surannées, mais aussi leurs vitales et infinies transformations. Trois actrices découvertes au cinéma, trois états, trois aventures : Clotilde Hesme sera Hamlet, dans une mise en scène de Christiane Jatahy à l’Odéon du 5 mars au 14 avril, Ariane Labed travaille à Athènes au montage de son premier long métrage et Alice de Lencquesaing reprend en collectif la direction artistique du petit théâtre le Chariot, qui ouvrira à la rentrée prochaine dans le XIe arrondissement de Paris.

 

Qu’est-ce qui a provoqué votre engagement ?

 

Ariane Labed : On a fondé l’ADA pour pouvoir prendre la parole à plusieurs, ne plus avoir peur. Je vais avoir 40 ans, je ressens une responsabilité à l’égard des actrices qui débutent, mais aussi des récits dans lesquels chacune engage son corps… Pour beaucoup d’entre nous, l’affaire Depardieu n’est pas une révélation. Mais son retentissement ouvre une brèche quant à la possibilité d’être écoutées.

 

Clotilde Hesme : On a envie de créer des récits et d’interpréter des histoires qui sortent des relations de domination. Il y a une corrélation entre la manière dont le pouvoir masculin s’exerce, la représentation des femmes dans les films et la solidité des stéréotypes au cinéma comme dans la société. A l’ADA, on ne cesse de recueillir des témoignages d’abus sur les plateaux qui peuvent aller jusqu’à la mise en danger d’autrui. Ce sont des jeunes filles blessées dans leur chair, dans leur âme. Ce n’est pas rien ! On tient à préserver la joie qu’apporte ce métier. Sauf que pour l’instant, elle est souvent mise à mal par des rapports de pouvoir. C’est insupportable qu’ils brisent des carrières et des gens.

 

Alice de Lencquesaing : La question est : que fait-on de ces témoignages ensuite ? Est-ce qu’on s’organise différemment ou pas ? Ma mère, qui est technicienne [la directrice de la photo Caroline Champetier, ndlr], dit beaucoup que le principal changement est l’étiolement du sentiment d’isolement, qui empêchait la circulation de la parole. Sur un plateau, traîne souvent le préjugé que les actrices ne doivent pas se connaître, sont en concurrence, ce qui nous pousse à nous éloigner les unes les autres. Or plus on est éloignées, plus c’est facile de nous tenir dans le silence, de ne pas nous compter comme une force.

 

Ces abus que vous dénoncez existent-ils encore aujourd’hui ? Ne sont-ils pas en nette voie de régression depuis #MeToo et tous les outils disponibles qui permettent de prévenir et d’agir en cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) ?

 

C.H. : J’ai pris conscience quinze ans plus tard qu’un des films qui a lancé ma carrière, honoré par la presse, est un film d’abus. Il contient notamment un plan dans lequel je suis filmée avec une actrice qui vient d’être sommée d’avoir un rapport sexuel sous le prétexte de la grande œuvre. La justification était que Lee Strasberg [directeur de l’Actors Studio, ndlr] aurait dit que lorsqu’on est mauvaise actrice, il faut avoir fait l’amour avant d’être filmée. Toute l’équipe a attendu sur le plateau ma partenaire et le cinéaste. Aujourd’hui, quand je m’aperçois que la même scène ne cesse de se reproduire avec d’autres actrices, je ne peux plus me taire. C’est impossible d’être dépositaire de tous ces récits sans réagir.

 

Ce que vous mettez à mal, c’est une mythologie du cinéma qui remonte au moins à Chaplin et Paulette Goddard où le cinéaste et l’actrice font couple et des œuvres ensemble…

 

C.H. : Mais rarement à égalité. Sous cette belle légende, il s’agit très souvent d’objectiver les personnages féminins et d’accréditer l’idée que les actrices et parfois les acteurs appartiennent totalement aux metteurs en scène, censés les révéler à eux-mêmes. Le cinéma construit les imaginaires. C’est un outil de libération, mais aussi de propagande. On a beaucoup demandé aux actrices de participer à cette propagande.

 

A.d.L. : C’est un métier qui par sa nature même, l’intimité que provoque le jeu, suscite la croyance de connaître en profondeur ses partenaires. Lors de nos réunions, certaines actrices relatent des relations non consenties ou agressions verbales ou physiques, pas forcément pendant les prises, mais dans leur continuité. Comme si cette prétendue intimité ouvrait la porte à des relations inappropriées, que ce soit sur le plateau, en loge, dans les transports, à l’hôtel…

 

Pourquoi y aurait-il plus de passage à l’acte sur un tournage que dans un supermarché ou une pharmacie ?

 

A.d.L. : Il me semble en tout cas que si les agressions ont lieu publiquement dans un café, ou n’importe où ailleurs, les témoins réagissent. Par ailleurs un tournage est le lieu de beaucoup d’extrêmes dans un temps ultra condensé. Plaisir de jouer, de vivre intensément. Plaisir de travailler ! Une très grosse somme d’argent est dépensée en très peu de temps. Toute une série de corps de métiers différents sont au service de l’accomplissement d’un même projet. Le cinéma d’auteur en particulier s’appuie sur un leurre. Celui du cinéaste tout-puissant et œuvrant seul dont chacun, à sa manière, assouvirait le moindre désir. Peut-être est-ce dans cette faille que se glissent les excès et comportements tyranniques ? Si on veut regarder en face les abus, il faut peut-être questionner le mirage dans lequel se construisent certains films, qui peuvent être aussi ceux qu’on aime le plus. Je pense souvent à cette phrase de Coppola à propos du tournage d’Apocalypse Now : «Nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop d’équipement, et nous sommes devenus fous».

 

Remettez-vous en cause le cinéma d’auteur ? Découvrir un regard singulier et personnel, en rien substituable, c’est tout de même ce dont on rêve à chaque fois qu’on va au cinéma…

 

A.d.L. : On ne remet pas du tout en cause ce cinéma, ni le bonheur de travailler sur un film porté par un point de vue singulier. J’ai baigné dans le cinéma d’auteur, et les actrices qui m’ont fait rêver jouent dans les films de cinéastes aujourd’hui mis en cause. Mais on se questionne sur les dispositifs qui produisent des abus. Considérer les auteurs, est-ce leur permettre de traiter l’équipe et les acteurs n’importe comment ? Que faire d’un acteur qui a un comportement plus que problématique avec ses partenaires féminines ? Il y a sept ans, j’ai écrit une lettre ouverte où je décrivais entre autres des agressions sexuelles récurrentes de la part d’un jeune comédien. L’équipe de production avait réagi par ces mots : «Il ne faut rien lui dire car il risquerait de quitter le tournage.» Autrement dit, celle qui causait des problèmes était l’actrice agressée, et pas l’agresseur ! Un mouvement d’humeur de la part de la vedette était à l’époque jugé plus dangereux pour le film que du harcèlement répété et une tentative de viol. Par la suite, les différentes productions ont tenu compte de ce qu’elles appelaient des «rumeurs». Par exemple, en ne logeant plus cet acteur dans le même hôtel que ses partenaires féminines.

 

C.H. : Le cinéma d’auteur n’est d’ailleurs pas seul à être en cause. Récemment, sur le tournage d’une production audiovisuelle destinée à une première partie de soirée, j’ai été placée dans une situation plus que malaisante. Sur le script était noté : «Ils font l’amour.» Aucune indication sur comment, pendant combien de temps. Il y a deux caméras mais on ne sait pas comment elles vont être utilisées. La seule idée provenait du comédien qui, le matin, au maquillage, lance : «Je vais te faire un cunnilingus. C’est super progressiste, ça fera de moi un personnage très moderne.» Et donc je me retrouve avec sa tête dans mon entrejambe. Je sais qu’un troisième personnage doit toquer à la porte pour s’insérer dans la scène, qui se poursuit à trois. Comme c’est une comédie pour la télé, je suis sûre que ce sera pudique et sans mise en danger. Sauf que sans me prévenir, le réalisateur a intimé à la comédienne d’entrer dans la pièce plus tard que prévu. Je n’ai aucune instruction, je ne sais pas comment réagir avant qu’elle n’entre, durant ce laps de temps qui s’éternise. Est-ce que je dois commencer à mimer un début de plaisir ? Ensuite, il y a la culpabilisation. «Peut-être que pour toi, ce type de scène est réactivateur de trauma ? Tu aurais dû prévenir l’équipe avant.» Non ! Ce n’est pas moi qui ai un problème ! C’est à la production de mettre en place un dispositif. On règle les cascades au millimètre près pour que les corps ne soient pas abîmés. Pourquoi ne fait-on pas de même avec les scènes de nudité et de sexualité ?

 

A.L. : Les outils existent. Mais en France, on refuse de les utiliser. Je pense à une série où je me suis retrouvée une journée entière, à tourner toutes les scènes de sexe, nue sans aucune protection de type coques. Plusieurs acteurs ont défilé dans mon lit. Il est tout de même assez fréquent que l’actrice soit mise en contact direct avec des sexes en érection. La plupart du temps, on serre les dents. On ne s’effondre pas, on n’abandonne pas la scène par fierté. Et c’est ainsi qu’on se retrouve pendant plus d’un mois à picoler plus que de raison tous les soirs après le tournage, surtout quand on est loin de chez soi. Il ne faut pas croire que les tournages où la boisson coule à flots sont les plus cools… C’est souvent pendant les moments festifs où la hiérarchie du plateau s’applique sans qu’on n’en ait pleinement conscience, aussi fortement que pendant le tournage, qu’il y a des abus de pouvoir, et en tout cas des débordements en tout genre qui aujourd’hui ne sont plus acceptés au point qu’ils finissent par mettre en danger le film.

 

Pourtant, Ariane, vous avez commencé dans le cinéma de manière assez joyeuse…

 

A.L. : J’étais danseuse dans une compagnie, je ne pensais pas du tout au cinéma. Et c’est grâce à la rencontre avec une cinéaste que j’ai vraiment débuté. Dans ce premier film, j’avais une vraie scène de sexe avec pénétration, qui s’est très bien passée, car j’étais entièrement consentante. Elle n’a pas eu lieu par surprise, on en avait parlé longuement avec la cinéaste, je comprenais sa vision, le sens qu’elle avait dans le récit, ma confiance était totale. Nous étions, l’acteur et moi, seuls dans la chambre. Ça ne signifie pas que je serais prête à recommencer ou que je recommande de ne pas simuler. Mais la scène, cet acteur, ce scénario, cette réalisatrice : tout me semblait juste. Par la suite, plus j’ai participé à des tournages conventionnels, plus j’ai découvert le travail à la chaîne et un rapport à ce métier beaucoup déshumanisé. Jusqu’à me sentir parfois réifiée.

 

Votre vigilance s’exerce-t-elle sur tous les fronts ?

 

A.L. : Certaines actrices font l’expérience de plans volés. Et ce, malgré le contrat, malgré les agents, malgré les demandes à la scripte de noter expressément le refus que certaines images soient utilisées. Ces plans peuvent même se retrouver dans les bandes-annonces. Beaucoup d’autres – sinon la totalité – font l’expérience désagréable qu’une scène de sexe conçue pour une histoire particulière dans un film alimente des sites porno. L’étape d’après, c’est d’avoir sa tête découpée et collée sur un corps qui n’est pas le sien dans des postures pornographiques. C’est un travail à plein temps que de parvenir à chasser ces images.

 

C.H. : Alors qu’on nous demande d’être «généreuses», c’est le terme employé, lors de la confection de ces scènes de sexe. Le problème est que même si ces images ne sont pas montées, elles sont vues par de très nombreuses personnes. En France, il y a l’hypocrisie des plateaux fermés, alors qu’une partie de l’équipe se masse derrière le combo [moniteur vidéo, ndlr], et reçoit les différentes prises sur son téléphone.

 

A.L. : Quand on travaille avec une production correcte, seuls le cinéaste et l’équipe montage y ont accès. Cette règle est rarement appliquée en France mais elle est respectée dans les productions anglo-saxonnes.

 

Le chantier semble aller tous azimuts. Quelle est la première pierre à poser selon vous ?

 

A.L. : Comme le disait Clotilde, cela commence par les récits. On a envie qu’ils soient beaucoup plus variés, avec des imaginaires plus vastes. Mais aussi que toutes les actrices aient accès aux rôles, à âge et notoriété égaux, et pas seulement les femmes blanches. En France, dans le cinéma d’auteur, ce n’est pas gagné.

 

C.H. : Par ailleurs, je n’en peux plus de la romantisation de la violence ! Une violence dont certaines ont pu faire l’expérience pour de bon sur le plateau, parfois involontairement, à cause de l’alcool qui désinhibe ou d’un certain climat propice.

 

Dans ce cas, on en revient à l’idée que la caméra doit capter une vraie souffrance, un vrai plaisir, derrière le masque du personnage. En est-on toujours là aujourd’hui ?

 

A.L. : On demande à travailler dans le respect du code du travail. Rien de plus. Dans quelle autre industrie se prend-on de vrais coups sans que cela pose problème ?

 

A.d.L : Ce qui guide certains cinéastes est le désir d’obtenir sans le demander un débordement, une crise, de «vraies» émotions. C’est à la fois par peur et par paresse qu’il n’y a aucune indication. Peur de nous effrayer. Peur de réduire les possibles en faisant l’effort de décrire une scène. Croyance que le flou peut ouvrir sur une vérité. Or, la plupart du temps, l’absence de précision ne permet pas à l’imagination de se déployer. Curieusement, les scénarios de courts métrages développent souvent beaucoup plus précisément leurs personnages que les longs.

 

C.H. : Souvent, les cinéastes craignent de nous demander notre avis. Je me souviens d’une séquence où je suis allongée, le mouvement débute par mes pieds, remonte jusqu’à l’entrejambe, mon sexe, et s’arrête à mon visage. J’ignorais que j’étais filmée ainsi. Encore aujourd’hui, je reçois des captures d’écran de cette scène qu’on me demande de signer. J’aurais pu accepter ce travelling. Mais on ne m’a avertie de rien. Comme si le corps de l’actrice appartenait à celui qui filme. Encore une fois, le problème n’est pas la nudité, mais le piège.

 

A.L. : Faire appel à une coordination d’intimité permettrait au moins aux réalisateurs et réalisatrices de penser ces scènes-là. Faute de réflexion, de travail en amont, au nom de la spontanéité, on se retrouve à reproduire des stéréotypes qui influent sur la société. Dans les films, par exemple, les femmes jouissent en dix secondes. Je me sens parfois responsable de contribuer à répéter ces stéréotypes juste pour terminer la séquence au plus vite.

 

Ce que vous décrivez, c’est tout de même un monde en pleine effervescence, qui se remet en question…

 

A.L. : Oui, et c’est joyeux. Aujourd’hui, les jeunes actrices quittent les séances de casting en cas de demandes abusives. On ne peut plus exiger d’une jeune femme qu’elle enlève son tee-shirt. Les cinéastes sont obligés de se remettre en cause, sinon ils ne trouveront plus d’actrices de 25 ans. Elles sont solidaires.

 

C.H. : Cette solidarité nous a manqué pendant tant d’années. Car il y a vingt ans, un Weinstein français, ayant pignon sur rue, sévissait. Mais comme on était isolées, il était très difficile de se battre. J’ai participé à un faux casting organisé par un producteur français puissant. Il alimentait ainsi son catalogue de jeunes filles qu’il pouvait ensuite harceler. Le casting du film, qui reposait sur de très grosses vedettes, s’est poursuivi bien au-delà de toute nécessité pour le film. On a été très nombreuses, actrices débutantes et mannequins, à se retrouver en nuisette, autour d’une barre de pole dance. C’était un système de prédation sur des jeunes femmes qui n’avaient pas choisi de devenir actrices pour se prostituer. Le producteur proposait ensuite à certaines d’être escort girls pour accompagner des personnalités masculines à des dîners et plus… Il leur disait : «Je vous propose seulement de faire votre métier sans caméra.» Le discours était que si on acceptait le deal de «sortir» avec ces hommes, on décuplait nos chances de réussite.

 

Avez-vous le sentiment que les cinéastes plus jeunes travaillent autrement que leurs aînés ?

 

C.H. : Oui, c’est formidable. Je refais des courts métrages parce que j’avais besoin de faire du cinéma ! Avec des gens qui ont des idées, des points de vue, des visions. Il y avait une scène où j’étais nue, je devais monter sur le lit et la cheffe op et le metteur en scène m’ont proposé de valider le cadre ! Ça ne m’était jamais arrivé ! De voir le cadre et de comprendre la meilleure manière de monter sur le lit pour que ce soit le plus pudique, le plus juste possible, c’était la première fois.

 
 

 

Anne Diatkine  / LIBÉRATION

 

Voir tous les articles de la Revue de presse théâtre associés au mot-clé "#MeToo Théâtre et cinéma"

 

Légende photo : Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed, le 14 décembre à Paris. (Laura Stevens /Laura Stevens pour Libération)

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February 5, 2024 10:18 AM
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Portrait d’une femme, de Michel Vinaver, mise en scène Matthieu Marie, à L’Epée de Bois. 

Portrait d’une femme, de Michel Vinaver, mise en scène Matthieu Marie, à L’Epée de Bois.  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Louis Juzot dans le blog Hottello - 4 février 2024

Portrait d’une femme, de Michel Vinaver ( Théâtre Complet 6 – Editions  Actes Sud, 2022), mise en scène Matthieu Marie. Avec Arthur Boucheny, Lou Dubernat, Alexandre Lucas-Bécourt, Inès Fakhet, Clémence Henry. Kessy Huebi-Martel, Matéo Nédellec, Julien Ottavi, Johana Rebelo, Emile Rigaud, MaLou Vezon.

 

A L’Epée de bois – Cartoucherie.

Portrait d’une femme est mis en scène par Matthieu Marie, à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Michel Vinaver. L‘auteur a écrit la pièce en 1984, trente ans après le retentissant procès de Pauline Dubuisson, étudiante en médecine, coupable du meurtre de son amant, lui aussi étudiant en médecine. Ce procès  inspira d’autres œuvres et analyses; et pour en citer l‘une des plus connues : le film d’ Henri-Georges Clouzot, avec Brigitte Bardot et Samy Frey, « La Vérité ».

 

La pièce fut créée à Londres en 1995, montée  en France par Anne-Marie Lazarini  en 2010, il semble que Michel Vinaver ne voulait pas initialement la voir monter à Paris. Mais il avait vu et encouragé le travail de Matthieu Marie avec les élèves du Studio de formation théâtrale de Vitry, peu avant sa mort.

 

 

L’auteur a utilisé les comptes-rendus du procès publiés dans le Monde pour construire sa pièce. Les audiences en forment le cadre avec le président et les avocats qui sont incarnés de façon fonctionnelle et clinique. Simultanément, le personnage de Sophie Auzanneau, ses proches, sa victime, Xavier Bergeret, ne témoignent pas, mais jouent leur propre histoire. 

Les deux registres se chevauchent constamment, la froideur de l’audience et le récit incarné.

 

 

C’est donc une œuvre construite sur une architecture complexe où la restitution chronologique du procès est croisée de flashbacks de la vie de Sophie Auzanneau, mais qui sont autant de coup de crayon, de fragments, de tesselles qui dégagent le portrait  énigmatique de l’héroïne, comme une mosaïque.  

 

 

Chaque intervention des juges ou des avocats renvoie à des micro-scènes, pointant l’écart permanent entre les propos d’audience et la réalité. Le procès est un théâtre  où se joue la représentation que la société se fait de la criminelle, mais le spectateur lui, va essayer de comprendre qui est véritablement Sophie Auzanneau .

 

Le travail de mise en espace et en voix est le fondement de la représentation et demande une précision musicale dans la réalisation car rien n’est statique ni les scènes, ni les paroles, ni les lieux. Tout coule continûment: la parole, les actes, les mouvements des corps en faisant sens, même le silence, comme celui des parents de Sophie Auzanneau.

 

La fluidité doit être entière pour le spectateur alors que les comédiens endossent plusieurs rôles à l’exception du couple d’amants. Quelques signes distinctifs, perruques postiches ou tenues, un plateau dépouillé et composé de quelques mobiliers suffit. 

Comme accessoire, un drap  blanc dont s’enveloppe Sophie qui symbolise sa double personnalité, l’extrême fragilité, le besoin de protection et la transgression sociale, violence morbide y compris envers elle-même.

 

 

En filigrane, le climat lourd de l’après guerre, le fonctionnement  brutal de la justice, la logique de classes, les accès de fureur populaire … 

Une personnalité se dégage: l’avocate de la défense, le seul visage humain qui essaye de comprendre sa cliente, qui n’accepte pas les partis pris exposés par le président, l’avocat général et a fortiori la partie civile. La logeuse de Sophie a aussi cette lueur de compréhension envers l’autre.

 

 

On se dit quel texte, quelle intelligence, un chroniqueur de la trempe de Vinaver nous manque tant aujourd’hui !

 

 

Les jeunes comédiens servent avec sincérité ce grand ouvrage : Arthur Boucheny, Lou Dubernat, Alexandre Lucas-Bécourt, Inès Fakhet, Clémence Henry. Kessy Huebi-Martel, Matéo Nédellec, Julien Ottavi, Johana Rebelo, Emile Rigaud, MaLou Vezon.

Un beau travail, bien orchestré  au service d’une écriture exigeante et éclairante.

 

 

Louis Juzot

 

Du 8 au 18 février, du jeudi au samedi à 19h, samedi et dimanche à 14h30, le mardi 13 et le mercredi 14 février à 19h, au Théâtre de l’Épée de bois – Cartoucherie. Tél : 01 48 08 39 74 www.epeedebois.com

 
Crédit photo : Hervé Bellamy.
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February 5, 2024 5:58 AM
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«Rohtko», Lukasz Twarkowski va au faux des choses 

«Rohtko», Lukasz Twarkowski va au faux des choses  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anne Diatkine dans Libération - 3 février 2024

 

 

 

Inspiré par la vente, en 2004, d’un Rothko contrefait par une marchande d’art new-yorkaise à des collectionneurs, Lukasz Twarkowski questionne la valeur de l’authentique dans l’art avec une mise en scène spectaculaire à grand renfort d’illusions visuelles et sonores.

 

Tiens, une découverte ! Une «vraie» découverte, en letton, chinois et parfois anglais, qui n’a rien de fake, de frelatée, alors même que la réflexion sur la valeur supposée de l’authentique et de l’original par rapport à la copie est son sujet. Tiens, un metteur en scène, Lukasz Twarkowski, totalement inconnu dans nos contrées, qui n’a pas peur d’occuper l’espace, et qui sait faire éprouver pleinement le caractère «vivants» des arts du même nom, par tous les moyens possibles. Les yeux ne savent où se poser tant des micro-actions fourmillent un peu partout et surtout à l’arrière du plateau créant ainsi un effet de profondeur de champ, d’ordinaire réservée au cinéma. Les oreilles ne savent où se porter tant elles sont sollicitées.

 

Le propos, tiré d’un «vrai» scandale, a l’attrait d’un polar. En 2004, un tableau sans titre de Mark Rothko datant de 1956 est vendu par une célébrissime marchande d’art new-yorkaise, plus de 8 millions de dollars. Sept ans plus tard, stupéfaction, éclate l’évidence que ce tableau, qui suscite tant d’épiphanies et comble de fierté le couple de collectionneurs qui l’a acquis, est un faux conçu dans un garage – avec quelques autres Pollock et De Kooning –, par Pei-Shen Qian, un artiste chinois du Queens. Mais pourquoi un faux aurait-il moins de valeur qu’un vrai, à partir du moment où les émotions qu’il procure sont réelles ? Comment perd-il son pouvoir dès que la contrefaçon est avérée ?

 

On se prend à l’illusion

Lukasz Twarkowski, qui a beaucoup travaillé avec Krystian Lupa, réussit à faire circuler ces questions sans jamais transformer son spectacle en terrain de jeux théoriques. Le plaisir ne passe pas par les dialogues – on avait de toute manière mal révisé notre letton –, mais par la justesse de l’incarnation. Attrait terrifiant d’un acteur qui persuade d’une «vraie» colère de Rothko au bord de l’apoplexie, se retirant d’une commande devant garnir le portefeuille de ses intermédiaires pour le restant de leurs jours. On se prend à l’illusion. Avant que l’authenticité de la scène ne soit mise en cause. Rothko et Rohtko, selon le titre de la pièce, sont comme Dupond et Dupont, on ne sait jamais qui est qui. Plaisir de moments suspendus, où les personnages silencieux sont sonnés… Magnifique utilisation d’une tournette, qui permet de changer de point de vue dans un même espace.

 

Au premier plan, à l’avant un gigantesque écran qui divise le plateau horizontalement en deux, tandis que plus bas, nous sommes dans un restaurant chinois, ou plutôt deux côte à côte, copies conformes l’un de l’autre. Un restau type, avec ses guirlandes, ses lanternes, ses aquariums, ses poissons, et même des terrifiantes méduses translucides qui remuent au gré des bulles d’air. Des fausses méduses, de vrais poissons ? De la «vraie» nourriture préparée en direct dans les cuisines qu’on devine à travers des vitres ? Le restaurant où se déroule une partie de l’action est le fameux Mr Chow, cantine historique où toute une génération d’avant-garde new-yorkaise se réunissait – mais pas Rothko, car il a ouvert après sa mort, apprend-on dans le programme de salle. Où le metteur en scène explique également que dans l’art chinois, il arrive fréquemment qu’une copie ait plus de valeur que l’original, car jugée mieux faite, «plus fidèle à l’esprit qui préside à l’œuvre». Ainsi les sites «antiques», sont détruits et reconstruits tous les vingt ans, au fur et à mesure de l’usure.

 

Ce n’est pas la moindre des qualités du spectacle, que de confronter différentes conceptions de la valeur d’une œuvre, à l’ère des NFT. Ce soir de première, le public de la salle des Ateliers Berthier de l’Odéon est jeune. D’où sort-il ? Comment est-il au courant ? S’agit-il «faux» jeunes ? Une voisine répète : «Je suis au paradis, je suis au paradis.» Malgré la durée de quatre heures dont soixante minutes pourraient être soustraites. Le paradis sans l’éternité, c’est encore mieux !

 

Anne Diatkine / Libération 

 

Rohtko d’Anka Herbut mis en scène par Lukasz Twarkowski, aux Ateliers Berthier de l’Odéon (75017), jusqu’au 9 février.

 
Légende photo : «Rohtko» d’Anka Herbut. (© Artürs Pavlovs)
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February 5, 2024 4:57 AM
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« Par les villages » : quand la liberté percute l’héroïsme des gens ordinaires

« Par les villages » : quand la liberté percute l’héroïsme des gens ordinaires | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Gérald Rossi dans L'Humanité - 3 février  2024

 

Sébastien Kheroufi met en scène avec force et passion la pièce toujours brûlante de Peter Handke.

 

Pas loin d’une grosse sono débitant à haut volume un des succès de NTM, une moto échouée sur le bas-côté n’en finit pas de brûler, sous le regard torve de quelques loulous, de noir vêtus des pieds à la tête. Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, où Par les villages vient d’être présenté, le spectateur est plongé dans l’ambiance avant de franchir la porte, avant même le lever de rideau.

 

Façon de dire, car de rideau il n’y a point. Le puissant texte du dramaturge allemand Peter Handke y est pris en main par Sébastien Kheroufi, dont c’est la seconde mise en scène (après Antigone au Théâtre du Soleil) depuis sa sortie de l’École supérieure d’art dramatique de Paris.

 

 

Entre plusieurs rangées de spectateurs, Grégor (Lyes Salem) livre d’abord les clés. Écrivain, il a déserté le village familial pour s’installer à la ville. Son frère et sa sœur sont restés, elle vendeuse et lui ouvrier du bâtiment. Désormais les parents sont morts, et Grégor est l’héritier de leur maison.

 

 

Dans l’adaptation de ce texte- fleuve écrit en 1981, le jeune metteur en scène est resté fidèle à l’écriture, tout en situant l’action non plus dans une localité rurale mais dans « une cité de banlieue française ». Là où le béton, les tours et la désespérance ont remplacé vergers, champs et fermes encore en activité seulement vingt ans plus tôt.

Des amateurs recrutés localement

Cette pièce, commente Sébastien Kheroufi, « donne la parole à celles et ceux qui ne parlent jamais, ceux qui ne sont ni rois ni chevaliers » ; il veut redonner « une dignité, une poésie, une humanité à ces personnages transformés en véritables héros ordinaires ».

 

Peter Handke a approuvé ce regard acéré qui veut « mettre en lumière notre immigration, sans préjugé ou fantasme ». Telle est d’ailleurs la charte de la compagnie La Tendre Lenteur, qu’il a créée en 2022 et qui veut s’éloigner « des clichés et des cases ». La suite de cette histoire fondamentalement humaine, populaire, politique, passionnée et passionnante se déroule dans la salle du Lanterneau.

 

Trois heures sont passées et le final approche. Mais que le temps passe vite. Dans un déluge de lumières, de sons et de mots, Par les villages devient un tremblement d’imaginaires, un envoûtement de désirs, un feu d’artifice d’envies de changer le monde. Pour exister enfin, sans oppression, sans domination idéologique, religieuse, patriarcale…

 

Gérald Rossi / L'HUMANITE

 

 

Jusqu’au 11 février, Théâtre des Quartiers d’Ivry. Téléphone : 01 43 90 11 11 ou theatre-quartiers-ivry.com. Du 16 au 18 février, au Centre Pompidou (Beaubourg), Paris 4e. Le 27, à L’Azimut, de Châtenay-Malabry.

 

« Par les villages », jusqu’au 11 février, Théâtre des Quartiers d’Ivry.
Photo © Christophe Raynaud de Lage

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February 4, 2024 6:31 PM
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Sébastien Kheroufi porte haut "Par les villages" de Peter Handke - Emission d'Aurélie Charon - France Culture 

Sébastien Kheroufi porte haut "Par les villages" de Peter Handke - Emission d'Aurélie Charon - France Culture  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Sur le site de l'émission d'Aurélie Charon "Tous en scène" sur France Culture -  Diffusé le 20/01/24

 

Sébastien Kheroufi met en scène "Par les villages" de Peter Handke. Il transpose le village de l'auteur autrichien dans une cité de banlieue française dans les années 90. La rappeuse Casey et le comédien Lyes Salem font partie de la distribution.

 

 

Lien pour l'écoute du podcast (58 mn)

 

 

Avec
  • Casey Rappeuse française

 

 

  • Sébastien Kheroufi comédien, metteur en scène

 

Une émission enregistrée in situ au Théâtre des Quartiers d'Ivry pendant les répétitions de la pièce "Par les villages" de Peter Handke, mise en scène par Sébastien Kheroufi. La pièce jour au TQI du 31 janvier au 11 février, puis au Centre Pompidou du 16 au 18 février.

Nous recevons le comédien Lyes Salem (qui incarne Gregor) et la rappeuse et interprète Casey (qui joue le personnage de Nova).

 
 

Pour ce spectacle, le metteur en scène Sébastien Kheroufi, en étroite relation avec Peter Handke, transpose le village de l'auteur autrichien dans une cité de banlieue française, là où, dans les années 1960, poussaient encore des champs de blé, de légumes et des arbres fruitiers. Fracture sociale et géographique, trajectoires opposées au sein d'une même famille, c'est toute notre histoire contemporaine qui s'exprime par les voies de l'intime. Dans une scénographie épurée, la langue ciselée de Peter Handke redonne leur dignité et leur grandeur aux humbles des périphéries, à leurs voix authentiques et poignantes. Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem et en alternance Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké

 
 
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February 16, 2024 5:42 PM
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A Paris, le Théâtre du soleil, une utopie politique au service de l’art

A Paris, le Théâtre du soleil, une utopie politique au service de l’art | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Véronique Cauhapé dans Le Monde  - 13 août 2021

 

« Mon lieu culturel préféré » (18/24). Sa fondatrice, Ariane Mnouchkine, fabrique depuis plus de cinquante ans une scène inventive et une troupe communautaire.


 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/08/13/a-paris-le-theatre-du-soleil-une-utopie-politique-au-service-de-l-art_6091382_3451060.html

 

Nous avions pensé, ce soir-là, que rien ne pourrait plus nous émerveiller autant que la découverte de cet endroit, de ces acteurs, de cette pièce – Henri IV de Shakespeare mise en scène par Ariane Mnouchkine. Nous n’avions pas tout à fait tort. Vivre pour la première fois l’expérience de la Cartoucherie et du Théâtre du Soleil à 20 ans souleva une émotion telle qu’aucune autre ne put s’y comparer. Elle en initia en revanche de nouvelles. Puisque désormais, nous irions rechercher cet état de grâce au théâtre, au cinéma, dans les musées, et sans doute aussi dans les voyages.

Au début de l’année 1982, le jour prenait à peine congé sur le bois de Vincennes quand nous avons franchi la grille et vu les corps du bâtiment industriel aux façades ceintes d’ampoules. Clarté irréelle, magique, qui transformait tout en ombres. Les arbres, les premiers arrivés, les longues tables dressées sur les pavés qui offraient de la soupe bien chaude. On se souvient d’un silence. Peut-être l’avons-nous inventé. La mémoire prend parfois les libertés qui lui chantent et nous arrangent.

 

A l’intérieur, un éclairage de bougie. L’obscurité percée par le halo des miroirs devant lesquels les comédiens se maquillaient eux-mêmes. Georges Bigot, Jean-Baptiste Aubertin, Julien Maurel, Odile Cointepas, visages peints en blanc, passant du crayon noir sur les sourcils et sous les yeux. Les coulisses au vu et au su de tous. Une certaine idée du théâtre : le Théâtre du Soleil voulu et créé par Ariane Mnouchkine en mai 1964, avec des jeunes comédiens désireux de fonder, non pas une compagnie, mais une troupe avec une gestion collective et une vie communautaire.

Leur royaume, leur maison

Tout le monde payé au même salaire, participant à toutes les tâches (la cuisine, le ménage, la construction des décors, la fabrication des costumes…). Y compris celles de rénover la Cartoucherie – des entrepôts vides qui servaient à l’armée pour fabriquer de la poudre et des armements – qu’ils visitent en 1970. L’usine militaire est alors en ruine, le terrain en friche. La troupe retrousse ses manches, pose du plâtre blanc sur les murs délabrés, nettoie les verrières, construit des gradins en bois, installe l’électricité et le chauffage. Ils en font leur royaume, leur maison, qu’ils partagent avec le public avant, pendant et après les représentations.

 
 

C’est dans le saint des saints de cette utopie poétique, politique et artistique que nous nous trouvons ce soir-là, les yeux écarquillés comme une enfant, les larmes pas loin, le souffle bientôt coupé par l’entrée en scène – en piste, au pas de course, comme un cheval – de Richard II (Georges Bigot), samouraï au jupon blanc de soie virevoltant. Au fond, une toile de soie rouge éclaboussée d’or. Soudain, « la cour d’Angleterre peuplée de rônins (…), le théâtre élisabéthain enté [greffé] sur le Kabuki, écrira l’écrivain Claude Roy. Avec ce croisement entre les souverains de Kamakara et la dynastie des Plantagenêts, avec ce mariage entre le costume des shoguns et la fraise de la gentry (…) – au bout de 5 minutes Shakespeare est là ». Un choc. Et depuis, une nostalgie que nous chérissons.

 

 

Véronique Cauhapé / LE MONDE

Légende photo : L’entrée de la Cartoucherie dans le bois de Vincennes, à Paris en avril 2014. BERTRAND GUAY / AFP
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February 9, 2024 5:02 AM
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Pièces sur les violences sexuelles : l’interdiction de faire jouer des figurantes mineures crée la polémique 

Pièces sur les violences sexuelles : l’interdiction de faire jouer des figurantes mineures crée la polémique  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Eve Beauvallet dans Libération - 9 février 2024

 

Le préfet de Côte-d’Or a rendu deux années de suite une décision défavorable concernant l’emploi de sept fillettes comme figurantes dans une pièce de la metteuse en scène belge Agnès Limbos sur les violences sexuelles. Deux conceptions de «l’intérêt supérieur de l’enfant» s’affrontent.

 

Rachida Dati l’a expliqué au micro de Sonia Mabrouk le 6 février : elle ne sera «pas du côté des censeurs» et veillera à «la liberté de création». La ministre de la Culture s’intéressera donc sûrement au sort de l’artiste bruxelloise Agnès Limbos, s’estimant victime d’une «forme de censure» de la part non pas des «wokistes» (qu’évoquait Rachida Dati sur Europe 1), mais du préfet de Côte-d’Or, M. Franck Robine, ancien chef de cabinet de François Fillon. Mi-décembre, la préfecture s’est en effet opposée à l’emploi de sept petites filles âgées de 9 à 12 ans comme figurantes dans le spectacle Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, initialement programmé au Théâtre des Feuillants à Dijon fin décembre et finalement annulé.

«La violence n’est jamais directe»

Il s’agit d’une œuvre sur les violences sexuelles et les féminicides dont la trame a été jugée «particulièrement mortifère» et l’atmosphère «volontairement sinistre» par la commission départementale chargée d’apprécier la conformité de la demande avec le code du travail et l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette dernière est composée de plusieurs instances, dont un juge pour enfant, un médecin ou un représentant de l’Education nationale. La préfecture précise par courrier que la décision «porte uniquement sur l’emploi d’enfants mineurs au titre de code du travail, et non pas sur la tenue de la représentation elle-même».

Suffisant, selon l’artiste, pour porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre.

 

Créée en 2021, déjà jouée dans vingt villes de sept pays (France, Belgique, Suisse, Allemagne, Luxembourg, République tchèque, Canada) avec chaque fois des mineurs sur le plateau, la pièce d’Agnès Limbos est présentée comme un «rébus», un «jeu de pistes» dans lequel une femme est «tour à tour victime, la main du bourreau, l’enquêtrice, l’agent orchestrant une reconstitution et, même, une héroïne de conte», peut-on lire sur le site Théâtre Mouffetard où le spectacle s’est donné. «Quiconque l’a vue sait que ces objections sont sans fondement, plaide de son côté l’Observatoire de la liberté de création, qui s’est, depuis, saisi du dossier. La violence n’est jamais directe, toujours suggérée. […] Des doigts agités dans une baignoire de poupée font comprendre un meurtre domestique. Le viol est mimé d’une manière qui n’a rien de réaliste», développe cette instance de veille rattachée à la Ligue des droits de l’homme dans une lettre adressée au préfet début janvier.

 

«Elles incarnent poétiquement les femmes en devenir»

 

L’interprète et metteuse Agnès Limbos, à la tête d’une compagnie dont le répertoire relève depuis plusieurs années du théâtre pour la jeunesse, parle au téléphone d’une pièce essentiellement «tragicomique : je me tue sept fois au cours de la représentation, d’une façon qui fait d’ailleurs souvent rire les gamines, avec qui nous discutons beaucoup. Dans la pièce, elles incarnent poétiquement les femmes en devenir».

 

Suite au rejet de sa première demande d’autorisation en 2022, Agnès Limbos avait été reçue en janvier 2023 par le secrétaire général du préfet de Côte-d’Or, Frédéric Carre. A l’issue de l’heure d’entretien, assure la metteuse en scène, le représentant de l’Etat l’aurait invitée à déposer une nouvelle demande l’année suivante, estimant qu’elle serait cette fois jugée favorablement, et lançant «de façon assez humiliante je dois dire», souligne l’artiste : «Si j’avais su que vous étiez célèbre, j’aurais fait autrement.» La préfecture n’a pas souhaité répondre sur ce point.

 

Accusant la commission d’abuser du recours à la protection de l’enfance, rappelant que la prévention des violences sexuelles est justement une cause majeure du quinquennat, l’Observatoire de la liberté de création rappelle à quel point la représentation métaphorisée de la violence structure un large pan du patrimoine artistique pour la jeunesse. Si l’on condamne la pièce de Mme Limbos, poursuit leur courrier, «alors il est urgent d’interdire les contes de Perrault, Grimm et Andersen, ainsi que la plus grande partie de l’œuvre de Walt Disney, à commencer par Bambi, et toute la littérature et le cinéma d’apprentissage qui, en présentant des histoires souvent horrifiques, permettent aux enfants de grandir en étant capables d’appréhender le monde».

 

Un bienfait auquel semble souscrire la fondatrice du Salon du livre de jeunesse de Montreuil Henriette Zoughebi, récemment chargée par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) de faire des préconisations en littérature jeunesse sur le sujet. Par exemple, précisait-elle au dernier Salon de Montreuil achevé début décembre, «l’étude de la mythologie en 6e pourrait être l’occasion de sensibiliser aux enjeux de la lutte contre les violences sexuelles, [en développant] la capacité des élèves à [les] définir et [les] reconnaître [ainsi qu’en] analyser les représentations de façon critique».

 

Encadrement jugé insuffisant

 

Seulement, le spectacle d’Agnès Limbos n’est pas une œuvre adressée au jeune public. Si bien que la commission a également jugé «incohérent» que des mineures âgées de 9 à 12 ans soient employées dans un spectacle «tout public, à partir de 14 ans», «sans occasionner de traumatisme». Mais c’est alors tout un pan du cinéma, lequel emploie régulièrement des enfants dans des films interdits aux mineurs, qu’il faudrait censurer, s’indigne Agnès Limbos. Dans sa pièce existe bien une scène de viol simulé sur le personnage qu’elle incarne, mais à laquelle «les enfants tournent le dos en criant sur le plateau», assure l’artiste qui certifie que «les mineurs sont accompagnés, à la fois par [elle]-même, par deux autres collaborateurs et toujours une personne du théâtre d’accueil. Des zooms sont très souvent organisés avec les parents, qui sont tenus au courant scène par scène du contenu du spectacle».

 

Un encadrement jugé insuffisant par les services de la préfecture, en dépit de l’avis de la professeure de théâtre des fillettes qui adressait ce mot à Agnès Limbos, suite à leur première déconvenue : «Madame, les petites sont très déçues et leurs parents très en colère. Je veux vous dire que nous sommes bien tristes d’être privées de votre spectacle, de votre univers, de vous. Et derrière cette peur de “traumatiser” les petites. Eh bien, c’est réussi. Elles le sont bel et bien. Merci monsieur le préfet.»

 

Ève Beauvallet / Libération

 
 
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February 7, 2024 5:41 PM
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Au théâtre, les récits de Gurshad Shaheman, Aïla Navidi et Emilienne Malfatto témoignent de la vie des femmes au Moyen-Orient

Au théâtre, les récits de Gurshad Shaheman, Aïla Navidi et Emilienne Malfatto témoignent de la vie des femmes au Moyen-Orient | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 7 février 2024

 

A Paris, « Les Forteresses » au Théâtre de la Bastille, « 4 211 km » au Studio Marigny et « Que sur toi se lamente le Tigre » au Théâtre de la Tempête illustrent la condition féminine en Iran d’une part, en Irak de l’autre.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/07/au-theatre-les-recits-de-gurshad-shaheman-aila-navidi-et-emilienne-malfatto-temoignent-de-la-vie-des-femmes-au-moyen-orient_6215288_3246.html

Côté pile l’Iran, côté face l’Irak : dans trois théâtres parisiens, trois spectacles font actuellement entendre des récits de femmes qui sont comme l’envers et l’endroit d’une même pièce portant témoignage et accusation du Moyen-Orient contemporain. Une coïncidence opportune qui met en lumière la violence qui s’exerce, encore et toujours, contre les femmes. Et dont l’homme est le servile et zélé bras armé.

 

Au Théâtre de la Bastille, l’auteur et metteur en scène Gurshad Shaheman tente-t-il de réparer le mal en sacrifiant le mâle ? Dans Les Forteresses, à l’exception de quelques chansons qu’il interprète micro en main façon karaoké, l’artiste fait silence sur un plateau où, les cheveux teints en rouge, il prend place au milieu de spectateurs eux-mêmes assis sur des estrades recouvertes de tapis chaleureux. C’est pourtant lui qui a recueilli, puis écrit les récits de sa mère et de ses tantes, transformant la brutalité de leurs témoignages en un oratorio de monologues bouleversants. Les trois sœurs sont nées en Iran au début des années 1960. L’une (la mère de Gurshad Shaheman) vit en France, l’autre s’est exilée en Allemagne, la dernière n’a pas quitté Téhéran. Si la vie les a séparées, la scène les réunit dans une forme qui relève du documentaire et du conte. Elles participent, muettes, au cérémonial théâtral, leurs corps allant et venant dans l’espace sans jamais se fixer nulle part.

 

Leurs mots, eux aussi, circulent par l’entremise de trois comédiennes. Ce sont les actrices qui portent (et entrecroisent) les monologues. Ce transfert de paroles met à distance l’horreur qui se raconte : les coups, les mariages forcés, les enfants maltraités, les études interrompues, l’humidité des cachots, la peur, l’humiliation, le voile et les libertés féminines qui volent en éclat dès l’arrivée en Iran du pouvoir islamique. Nommer le passé traumatique est une douleur. Le revivre est un impossible. Cette délégation des voix de la mère et des tantes de Gurshad Shaheman vers leurs trois interprètes est un poids enlevé de leurs épaules pour être déposé sur les nôtres. Leur mémoire, désormais, est devenue notre mémoire.

Choix de l’humain

Au Studio Marigny, dans 4 211 km, Aïla Navidi, autrice, metteuse en scène et comédienne, dresse le tableau de l’Iran depuis la France où elle vit. C’est en France que les parents de son héroïne, Yalda Farhadi, ont choisi de s’exiler, que Yalda elle-même a grandi, puis accouché d’une petite fille. Cette histoire, revisitée par la narratrice, s’enracine quarante ans en arrière. Une mise à distance qui n’est pas que géographique : le présent ravive un passé dont les souvenirs documentent l’ici et le maintenant. Séquences actuelles et révolues s’entremêlent pour raconter le chemin chaotique emprunté par le couple fuyant vers la liberté.

Entourée par cinq comédiens, sur un plateau au décor minimal, Aïla Navidi fait le choix de l’humain plutôt que celui du spectaculaire. Son dispositif, économe en effets, permet aux acteurs d’imposer l’humanité de personnages en proie à une bataille déchirante entre désir d’émancipation et nostalgie de la terre natale. Ces réminiscences ne vont pas sans maladresses ou bons sentiments. Mais l’artiste, qui projette beaucoup d’elle-même sur le plateau, n’enrobe pas sa langue d’un excès de métaphores. Elle s’en tient à un réalisme efficace et à un quotidien touchant.

Traditions patriarcales

Au Théâtre de la Tempête, Que sur toi se lamente le Tigre, le texte d’Emilienne Malfatto (Prix Goncourt du premier roman 2021), qu’adapte et met en scène Alexandre Zeff, prend le pli opposé. D’une écriture ciselée, l’autrice, par ailleurs journaliste, notamment pour Le Monde, et photographe, entraîne le public au cœur de l’Irak d’aujourd’hui. Une cathédrale de monologues donne voix à une famille. Chacun de ces monologues est un coup de poignard asséné à l’espoir. Sans doute parce que le récit, à la différence de 4 211 km, ne quitte pas les abords du fleuve Tigre et s’ancre sur le lieu même du drame : là où les femmes, soumises au joug des hommes, subissent la barbarie de traditions patriarcales. Là où une jeune fille, enceinte d’un amant de passage, va mourir de la main de son frère parce que telle est la loi des mâles. Là où s’accomplit une tragédie que les mots, dépliés en cortèges funestes, furieux ou résignés, sont impuissants à déjouer.

 

Terrible est la confession de la mère désarmée, glaçant est le récit du frère et bourreau. Conjuguant l’ardeur du poème à une lucidité implacable, le récit d’Emilienne Malfatto ne fait pas mine d’ouvrir des portes fermées dont les femmes, elles-mêmes, semblent interdire l’accès. L’oppression est un mécanisme redoutable qui effrite les résistances, mate les consciences, anéantit jusqu’aux possibilités de révoltes intérieures. Tout est noir sous le voile. Offrant un contrepied spectaculaire à ce monde privé de lumières, la mise en scène d’Alexandre Zeff cherche de l’oxygène dans le foisonnement des visions agencées sur le plateau. Torrent déchaîné, champs de bataille, intimité des maisons, le flux des images est saisissant, somptueux, presque excessif dans ses débordements.

 

Impétuosité au Théâtre de la Tempête, sobriété au Studio Marigny, cérémonial au Théâtre de la Bastille : quelles que soient les formes empruntées par les représentations, la parole s’y faufile, impérieuse. En Iran comme en Irak, des femmes meurent sous les coups. Mais leurs mots ne se taisent pas : ils ressurgissent dans d’autres corps, vivaces, entêtés, documentent les brutalités, dressent l’état des lieux, désignent les coupables, consolent les victimes. Ces mots, relayés par le théâtre, sont là pour que personne ne les oublie.

 

Les Forteresses. Texte et mise en scène : Gurshad Shaheman. Théâtre de la Bastille, Paris 11e. Jusqu’au 11 février.

 

 

Que sur toi se lamente le Tigre. D’après Emilienne Malfatto. Adaptation et mise en scène : Alexandre Zeff. Théâtre de la Tempête, Paris 12e. Jusqu’au 11 février. Puis en tournée : le 8 mars au Théâtre Antoine-Watteau, à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), le 14 mars à La Faïencerie, à Creil (Oise), et le 22 mars au Théâtre Romain-Rolland, à Villejuif (Val-de-Marne).

 

 

4 211 km. Texte et mise en scène : Aïla Navidi. Studio Marigny, Paris 8e. Jusqu’au 31 mars.

 

Joëlle Gayot / LE MONDE

 

Légende photo : « Les Forteresses », de Gurshad Shaheman, au Théâtre de la Bastille, à Paris. AGNÈS MELLON

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February 7, 2024 11:54 AM
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Benoît Lambert / théâtre-école à Saint-Étienne

Benoît Lambert / théâtre-école à Saint-Étienne | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Catherine Robert sur le site d'Artcena - 5 février 2024

 

Benoît Lambert est directeur de La Comédie de Saint-Étienne et de son École depuis mars 2021. Le lieu de formation est consubstantiel à celui de la représentation : la Comédie est « un théâtre-école, comme il existe des bateaux-écoles, où l’apprentissage se fait directement au contact des métiers et de celles et ceux qui les exercent ». Stages égalité théâtre et classe préparatoire intégrée, dans le cadre du programme « Égalité des chances » lancé en 2014 ; juxtaposition de la formation initiale et de la formation continue ; mise en place des formations au Diplôme d’État de professeur de théâtre en 2016 : la singularité de cette école en fait un centre de formation qui revendique son originalité ainsi que son ouverture au dialogue avec les autres écoles de théâtre.

 

Pourquoi un théâtre-école ?
Benoît Lambert : L’École de la Comédie fait partie des écoles hébergées par un théâtre : cette particularité crée une singularité, un lien organique entre formation et activité de création du centre dramatique. Les intervenants invités à l’École sont ceux dont nous accueillons le travail de création : le chemin est donc très court entre l’atelier de formation et les plateaux. J’ai candidaté à Saint-Étienne avec le désir de m’inscrire dans l’histoire de ce théâtre, celui de Jean Dasté et de ceux qui l’ont suivi, et celui de diriger le théâtre depuis l’école. Comme le dit Antoine Vitez, je crois que « l’école est le plus beau théâtre du monde » : c’est là que s’invente le renouvellement des formes. Copeau, Stanislavski, Meyerhold, Régy, Vitez : il y a toujours un lien entre la formation des acteurs et le théâtre que l’on fait.

 

 

Quelle est l’offre de formation de l’École de la Comédie ?
Benoît Lambert : L’École de la Comédie est d’abord la première école qui a créé une classe préparatoire égalité des chances. Elle recrute, depuis dix ans, sous conditions de ressources, hors de la bourgeoisie moyenne et de la bourgeoisie supérieure, jusqu’alors principaux viviers des comédiens français. Notre pays n’était pas adéquatement représenté par ses acteurs : l’évidence est apparue de la nécessité d’une représentation plus juste, incluant les personnes racisées et celles issues des milieux populaires. Beaucoup de classes de ce type se sont créées depuis, notamment à Bobigny ou à Mulhouse : l’idée a essaimé mais s’est inventé ici et a contribué à la diversification des profils. Nous organisons des stages égalité des chances deux ou trois fois dans la saison. À Saint-Étienne, mais aussi à Grenoble et à Clermont-Ferrand, afin de nous adresser à tous les jeunes de notre territoire et les familiariser avec la pratique du théâtre. Ensuite, nous recrutons les candidats sur entretien, et nous les préparons pendant un an. Depuis la pandémie, certains sont autorisés à faire une deuxième année. La promotion de dix étudiants se renouvelle beaucoup, du fait de son très bon taux d’intégration au Diplôme National Supérieur Professionnel de Comédien. La création de ces classes préparatoires a créé des débats passionnants sur la pédagogie. Ces débats sont d’autant plus intéressants qu’ils posent aussi des questions esthétiques, faisant émerger de nouveaux récits avec des personnes jusqu’alors invisibilisées ou réduites au silence. Nous préparons par ailleurs le Diplôme d’État de professeur de théâtre, que l’on peut passer, en France, par validation des acquis ou par la formation continue. Nous recevons des professionnels en activité à la Comédie pendant trois mois avant qu’ils ne participent à des stages.

 

Comment le théâtre se transmet-il ?
Benoît Lambert : D’abord en affirmant qu’il est un art qui se transmet ! Pratiquer le théâtre s’apprend. Personne n’oserait le contester pour la musique. Mais concernant le théâtre, c’est encore une idée neuve ! Beaucoup de figures historiques du théâtre, à l’instar de Sarah Bernhardt dans ses mémoires, ont affirmé que l’étude ne sert à rien, que seuls comptent le talent et le naturel. Contre cette mystique de la spontanéité inspirée, il faut réaffirmer de façon matérialiste que le théâtre est un métier. On n’apprend pas un style, une esthétique, mais on apprend à se rendre disponible pour voir advenir ou inventer un style. À cet égard, la formation ouvre un chemin de travail pour une vie complète d’artiste où l’on continue à aiguiser son art. La forme des concours et la nature des épreuves imposent d’apprendre à réaliser un exercice académique. Mais l’acteur aura ensuite à déconstruire cet apprentissage. Loin de la seule logique du sprint, il faut apprendre à explorer un chemin d’apprentissage qui sera très long. À l’École de la Comédie – et c’est là une de ses singularités – chaque promotion a un parrain ou une marraine. On confie à un artiste non pas de former des jeunes gens à sa main mais d’avoir la responsabilité partagée de leur formation.

 

Comment cette formation s’organise-t-elle ?
Benoît Lambert : En travaillant trois axes : les fondamentaux du corps parlant, la rencontre avec des artistes à la pointe brûlante de leur création, et la professionnalisation. Fondamentaux du corps parlant, d’abord : il s’agit de trouver un point d’appui à l’expression en allant puiser dans les autres disciplines. Le corps et la voix sont deux outils fondamentaux du comédien, la littérature et la pensée sont le troisième. Les étudiants travaillent donc le chant, la danse, le masque, le clown et découvrent la littérature et la pensée, en lien avec l’université Jean-Monnet-Saint-Etienne. Rencontre avec les artistes ensuite, en les invitant pour venir partager leurs recherches. On plonge les élèves dans un espace de recherche avec les artistes : il s’agit de les former à la recherche par la recherche. A chaque fois, l’artiste définit l’atelier en fonction de ses préoccupations singulières. Si l’on ne s’en tient qu’à des cours fondamentaux, manque la rencontre ; si l’enseignement n’est fait que de master class, manque les apprentissages techniques réguliers. Enfin la professionnalisation pour laquelle nous avons transformé notre troisième année en centre de formation d’apprentis. Actuellement, une moitié de la promotion travaille avec le TNG à Lyon, l’autre avec la Comédie. Ce dispositif permet d’intensifier la rencontre avec les publics et de découvrir d’autres aspects du métier, comme la transmission ou la médiation. Eprouver le jeu et le partage de l’art : tels sont les fondamentaux de la décentralisation et de la démocratisation culturelle. Il s’agit évidemment là d’un projet politique, même s’il n’est pas idéologique : former des acteurs publics pour une politique publique de la culture.

 

Quel est le rôle du parrain de promotion ?
Benoît Lambert : Parrains et marraines contribuent activement à définir le parcours de formation, en s’impliquant activement. Par exemple, Gérard Watkins est le parrain de notre nouvelle promotion. Il a organisé la première saison autour des tragédies grecques, menant un travail de direction d’acteur autour de plusieurs textes. La deuxième année est le cadre d’un chantier de formation et de recherche sur l’univers carcéral (puisque tel est l’objet de sa recherche actuelle). La troisième année permettra l’écriture d’un spectacle autour de ce chantier. Voilà comment les choses s’incarnent concrètement dans ce projet de formation.

 

Les moyens actuellement accordés à la formation sont-ils suffisants ?
Benoît Lambert : Les moyens de la formation sont évidemment insuffisants, comme tous ceux des champs de l’éducation et de la culture. Mais au quotidien, on arrive à créer les conditions d’une formation de grande qualité. Au fond, nous formons l’équivalent de sportifs de haut niveau. Mais à quoi les prépare-t-on ? Les actuels étudiants ont à s’inscrire dans un monde profondément précarisé. À vrai dire, je suis moins inquiet pour leur formation que pour leur insertion. Je pense que nous vivons un moment de recomposition assez profonde, autant des esthétiques que des manières de fabriquer les spectacles, mais aussi de la place de l’art théâtral dans la société. Cela ne me conduit pas forcément à l’inquiétude ou à la mélancolie, dans la mesure où je m’aperçois bien que je n’ai moi-même pas exercé mon métier comme l’ont fait les artistes qui ont joué un rôle essentiel dans ma formation, Pierre Debauche ou Jean-Pierre Vincent par exemple. Je crois que ce sont ces jeunes gens qui nous apporteront les réponses aux questions du moment. Ce que je crains, en revanche, c’est que l’espace d’une expérimentation nouvelle se soit considérablement restreint. Je ne tiens pas forcément à la persistance de l’existant mais je ne crois pas non plus qu’il faille se résoudre à aménager l’effondrement. Ceux qui entrent aujourd’hui dans la carrière pénètrent dans un monde en décomposition : il n’est même plus question pour eux de faire carrière, mais de savoir si le monde va rester habitable… L’imaginaire productiviste, qui a conduit les artistes à fabriquer un produit pour le vendre à tout le monde, va peut-être changer. Peut-être créera-t-on des localités et des voisinages nouveaux. Peut-être l’art s’adaptera-t-il à une nouvelle façon de le partager. Il est évident que le modèle de la belle carrière homogène est en train de muter. Le moment est très rude et l’on va devoir affronter de profondes difficultés. Mais à vrai dire, je suis impatient de voir le théâtre que feront demain les étudiants d’aujourd’hui : un théâtre qui n’existe pas encore, ni dans ses hypothèses, ni dans ses esthétiques, ni dans ses formes de partage.

 

On enseigne donc en attendant le renouveau ?
Benoît Lambert : Si on est lapidaire, on pourrait dire qu’au fond on enseigne des vieilles choses pour que les jeunes gens inventent des choses nouvelles ! Apprendre une pratique pour pouvoir s’en affranchir, travailler les alexandrins même si personne n’en dira jamais ou en fera autre chose : l’admettre soulage le dialogue avec les étudiants. Légitimement, ils remarquent parfois que nous leur transmettons une culture académique. Mais il n’est pas grave de faire un exercice académique si on le reconnaît d’abord comme tel, comme une façon de s’entraîner, sans le projet de le reproduire à l’identique. Encore une fois, on n’enseigne pas un style, ou une méthode : on cherche simplement à donner des outils. Disons donc que l’on transmet ce qu’on sait faire à ceux qui, à partir de là, inventeront du nouveau. Voilà pourquoi je crois aussi indispensable de rompre avec cette coquetterie du monde de l’art qui croit à la chimère de l’originalité absolue. Nous nous en apercevons lorsque nous discutons entre écoles : nous avons des convergences de vues quant à la formation ; il y a des fondamentaux que nous devrions mieux repérer. Cela nous aiderait à faire converger nos concours, par exemple. Nous avons déjà mis en place un premier tour commun avec l’ENSATT et travaillons à l’élargir. Je crois nécessaire d’éviter le narcissisme bourgeois un peu suspect, celui de l’absolue singularisation des formations en fonction des artistes qui les portent. Sortons de la mystique de l’école du maître qui fait des élèves à son image !

 
 
 
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February 7, 2024 8:23 AM
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« C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot

« C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Enquête de Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre publiée dans Le Monde le 7 février 2024

 

 

 

L’actrice Judith Godrèche et le cinéaste Benoît  Jacquot se sont rencontrés en 1986 pour le film Les Mendiants, réalisé par lui et dans lequel elle jouait. Le point de départ d’une relation intime qui durera six années.

 

Elle avait alors 14 ans, il en avait 39. La comédienne dénonce aujourd’hui une entreprise de « prédation » et l’accuse de « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans commis par personne ayant autorité ».

 

Lire l'article sur le site du "Monde" :

https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/07/c-est-une-histoire-d-enfant-kidnappee-l-actrice-judith-godreche-porte-plainte-contre-le-realisateur-benoit-jacquot_6215155_3224.html

 

 

ENQUÊTE

 

Un long témoignage recueilli au cours de plusieurs rencontres, des documents, l’appui de témoins… « Le Monde » a enquêté sur l’« emprise » exercée sur une jeune fille par un cinéaste reconnu, dont la comédienne a choisi de se libérer. Lui évoque une relation amoureuse.

 

Ce samedi de janvier, Judith Godrèche est attendue pour dîner. Elle n’arrive pas à quitter son lit. Transie de froid alors qu’il fait chaud dans sa chambre, elle se précipite aux toilettes et, selon son récit, vomit. L’actrice est en état de choc. Elle vient de regarder l’extrait d’un documentaire du psychanalyste Gérard Miller qui tourne sur les réseaux sociaux, dans lequel un réalisateur français évoque sa pratique cinématographique comme un « trafic illicite de mineurs », la jalousie de ses pairs lorsqu’il consomme ses jeunes comédiennes et son syndrome de « Barbe bleue ».

 

 

 
 

Cette grosse minute d’entretien emporte les dernières résistances de la conscience de Judith Godrèche, celles qui s’effritent depuis des décennies pour prévenir l’effraction mentale du traumatisme sexuel, pour protéger l’enfant de 14 ans qu’elle était sous la coupe de Benoît Jacquot, 39 ans. Sa psyché bataille avec la figure de cet homme de presque trois fois son âge à l’époque, qui a fondu sur elle adolescente. Quel était le sens de cette relation ? Etait-ce de l’amour ou de la prédation ? A 51 ans, le voile se déchire définitivement, quelques semaines après la diffusion d’une série qu’elle a réalisée pour Arte, Icon of French Cinema, dans laquelle elle avait commencé à évoquer sa jeunesse, sans tout dire encore.

 

« C’est une histoire comme les histoires d’enfants qui sont kidnappés et qui grandissent sans voir le monde et qui n’arrivent pas à penser du mal de leur ravisseur. J’aurais voulu que Benoît accepte d’être mon ami, de ne pas m’avoir, je ne voulais pas de son corps. Très vite, il me dégoûtait », a-t-elle écrit dans un texte préparatoire à son audition, ce mardi 6 février, devant la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire de Paris. L’actrice y a sollicité un rendez-vous afin de porter plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité – un crime passible de vingt ans de réclusion, même si, dans son cas, il est probablement frappé de prescription.

Pas une bonne victime

Rencontré par Le Monde, Benoît Jacquot nie l’ensemble de ces accusations et insiste sur le caractère « amoureux » de cette relation longue, dénuée selon lui de brutalité et de prédation. Héritier de la Nouvelle Vague, le réalisateur, 77 ans, est une figure majeure du cinéma indépendant français, auteur d’une trentaine de films. En 2013, son film Les Adieux à la reine a remporté trois Césars.

 

La semaine précédente, Judith Godrèche s’est rendue chez son avocate, l’épaule cisaillée par l’anse de son sac rempli de dizaines de livres, photos, magazines et lettres qu’elle apportait comme preuves. Elle a tout posé sur le bureau : « Vous pensez vraiment qu’on ne vous croit pas ? », lui a demandé Me Laure Heinich. La question a déclenché un torrent de larmes, à tel point que l’avocate a dû quitter la pièce pour qu’elle reprenne ses esprits. « C’est la première fois de toute ma vie que je pleurais pour moi, pour cette enfant violentée que j’ai été », raconte-t-elle au Monde.

 

L’actrice s’est toujours sentie marquée par sa relation avec Benoît Jacquot. En 2018, lorsqu’elle est auditionnée par une procureure américaine pour évaluer sa capacité à tenir à la barre face aux avocats de la défense du procès de Harvey Weinstein aux Etats-Unis, dont elle a dénoncé les tentatives de viol dans le New York Times en 2017, elle s’effondre, convaincue qu’elle n’est pas une bonne victime à cause de ce qu’elle a subi à 14 ans.

 

 

 

D’après elle, l’histoire commence au divorce de ses parents. L’enfant a 8 ans, son père psychanalyste écrase sa mère psychomotricienne, qui s’efface de l’éducation de sa fille. Judith se retrouve seule avec son père et court les plateaux de tournage. Elle rêve d’être actrice, mais aussi écrivaine ou encore fermière. Elle aime se prendre en photo avec de grandes boucles d’oreilles noires de dame qui tranchent avec les rondeurs juvéniles de son visage. Elle porte un gilet rose, comme les murs de sa chambre où elle accueille ses copines, joue avec ses lapins, son chien et son rat.

Retenue pour « Les Mendiants »

Dans ses archives personnelles, la comédienne a retrouvé un petit livret bleu, aux pages jaunies et racornies : son carnet de santé. A la page des maladies infantiles, sa varicelle est mentionnée, puis ses premières règles : « 1er avril 1985 à Carnac ». Soit un an avant qu’elle rencontre Benoît Jacquot. Au printemps 1986, Judith Godrèche fête ses 14 ans. Bientôt, elle reçoit un appel d’une agence pour enfants acteurs : un réalisateur veut l’auditionner pour un rôle. Des photos subsistent de la veille du casting. Elle a un débardeur gris et un jean troué, les cheveux mi-longs.

 
 

Le lendemain, elle se rend seule et dans la même tenue faire les essais. Dans la pièce, il y a le directeur de casting derrière la caméra et, dans la pénombre, un autre homme qu’elle aperçoit mal. « Il est imposant, il fume, il me fait penser à un vampire », décrit-elle dans son texte. C’est Benoît Jacquot, dont la deuxième question, après « tu t’appelles Judith ? », semble avoir été : « Tu as un amoureux ? » D’après les souvenirs de l’actrice, le réalisateur fixe les trous de son jean et lui demande à qui appartient ce pantalon trop grand. « C’est celui de mon amoureux », répond-elle.

 

 

 
 

L’adolescente est retenue pour Les Mendiants, dont le tournage a lieu l’été 1986 à Sintra, au Portugal. Le scénario du film, qui peint le destin d’une bande d’adultes et d’une autre d’enfants, requiert l’embauche de plusieurs comédiens mineurs sur le plateau. Malgré ses 14 ans, Judith Godrèche – qui n’a eu qu’un petit rôle dans un film de Nadine Trintignant – s’y rend seule, sans adulte pour l’encadrer. Sur place, elle retrouve Benoît Jacquot, en couple avec l’actrice principale, Dominique Sanda (qui n’a pas voulu répondre aux questions du Monde), grande star des années 1970 ayant tourné avec Bresson, Bertolucci ou Visconti.

Il tisse sa toile

« Benoît me dit que je ressemble à une héroïne de Balthus », écrit Judith Godrèche dans son témoignage. Le réalisateur offrira aux jeunes filles qu’il veut séduire de nombreuses cartes postales du peintre français, accusé d’avoir sexualisé des enfants dans ses peintures. Sur le tournage, il tisse sa toile autour de l’apprentie comédienne de 14 ans : il reste dans la pièce quand elle se change, lui coupe les cheveux, s’enthousiasme pour la beauté de l’orgelet que lui cause le stress du tournage. « Il me regarde comme on regarde une œuvre, son œuvre », analyse-t-elle aujourd’hui. Alors que tous les jeunes acteurs dorment ensemble dans « la maison des enfants », Benoît Jacquot déplace Judith Godrèche vers son hôtel, non loin de sa chambre.

 

Philippe Lévy est alors l’un des jeunes du film. Il se remémore « une relation particulière entre Benoît et Judith » : « Elle ne dort pas avec nous. Je ne peux pas dire qu’elle est happée par Jacquot comme une proie par son ogre, même si aujourd’hui cela paraît évident. A l’époque, j’ai le sentiment que ce n’est pas normal. »

Dans la pension où elle loge, Judith Godrèche entend des « hurlements » : ce sont ceux de Dominique Sanda, qu’elle dit avoir vu se faire « traîner par les cheveux en direction de leur chambre » par Benoît Jacquot. Jean-Philippe Ecoffey, qui figure aussi au casting des Mendiants, confirme « une dispute violente », mais refuse de donner plus de détails. Agée de 16 ans à l’époque, Marina Golovine, qui joue également dans le film, se souvient de « Dominique Sanda qui pleure dans la rue. Il y avait beaucoup de souffrance chez elle, cela m’avait marquée. On savait que quelque chose s’était noué entre Judith et Benoît et que sa compagne officielle était triste à cause de ça ».

Inégalité de pouvoir

Septembre 1986. De retour à Paris, Judith Godrèche rentre en classe de 3e au collège Victor-Hugo, dans le Marais. Benoît Jacquot l’appelle pour l’emmener au cinéma. « Il vient me chercher à la sortie de l’école, mais reste loin. » Exactement à la même période, de l’autre côté de la Seine, une autre jeune fille avec laquelle elle n’a qu’une semaine d’écart est attendue devant son collège par un homme de 50 ans : Vanessa Springora. Dans Le Consentement (Grasset, 2020), l’autrice dénonce la prédation de l’écrivain Gabriel Matzneff. Lorsqu’elle a lu ce livre, Judith Godrèche a « cru que Vanessa Springora avait écrit un livre sur [elle] ». Elle n’a pas pu aller au bout tout de suite : trop similaire, trop violent.

 

 

 

Dans le noir de la salle de cinéma où ils sont assis côte à côte, Benoît Jacquot « prend ma main et la pose sur son sexe », relate l’actrice. Il l’informe qu’il est « pervers » – « à 14 ans, on n’a aucune idée de ce que ça veut dire, pervers ». Judith Godrèche demande à son père psychanalyste ce que cela signifie, « être pervers ». « Il me l’explique mais je ne comprends rien. »

 

 

Cet automne-là, la jeune fille se rend chez le cinéaste, rue de Bourbon-le-Château. Selon elle, ils ont alors leur première relation sexuelle. « Il me prend la main et m’emmène là-haut, et me dit de m’allonger sur son lit, écrit-elle dans son texte. Je suis très pudique et je l’ai toujours été. C’est bizarre de faire ça avec un adulte. Son corps et son sexe sont ceux d’un adulte. Tout est fait comme un adulte. Je n’ai aucun souvenir d’être embrassée. C’est comme s’il n’y avait aucune tendresse. »

 

A chaque fois qu’elle revient de chez lui, Judith Godrèche se lave beaucoup. Son père trouve qu’elle a mauvaise mine, qu’elle grossit : elle fait des crises de boulimie. La jeune fille devient dépendante du réalisateur, croit que cela s’appelle de l’amour. « Mon premier souvenir de Benoît : on va en bas de chez lui, à Odéon, pour déposer une lettre d’amour dans sa boîte aux lettres », éclaire sa meilleure amie de l’époque, qui ne souhaite pas être nommée. Mais peut-on utiliser ce mot quand il y a une telle inégalité de pouvoir entre les deux protagonistes d’un couple ? « Mes joies et mes douleurs sont suspendues à ses humeurs et à son contrôle, dès qu’il le perd, il se durcit et devient cruel », rapporte Judith Godrèche.

« Rapports sexuels brutaux »

Tous les hivers, Judith Godrèche va skier avec son père à Val-d’Isère. Cette année-là, Benoît Jacquot lui suggère de venir plutôt à Courchevel, là où il doit se rendre avec le fils de Dominique Sanda, Yann M. « Il me dit de venir faire une soirée pyjama dans sa chambre d’hôtel avec Yann. Je me souviens d’un grand lit, je suis entre Yann et Benoît. Benoît me force à coucher avec lui, pendant que Yann dort dans le même lit. » Contacté, Yann M. n’a pas répondu.

 

A Paris, l’initiation culturelle et sexuelle de l’adolescente de 14 ans se poursuit. Le metteur en scène lui parle du sadisme dans le cinéma, l’emmène voir L’Empire des sens, « une sorte de film porno élégant avec des scènes de sexe non-stop », pourtant interdit aux moins de 16 ans. Elle en sort terrorisée, mais n’ose pas lui dire. Un jour, chez lui, « il me dit d’enlever mon pull, qu’on va faire un jeu sexuel. Je dois me mettre sur l’escalier, dos à lui et fermer les yeux. Il prend sa ceinture, se met à me fouetter. Je le laisse faire un coup, deux coups, mais je ne peux pas », raconte-t-elle. Elle proteste : « Ce n’est pas drôle, ça fait mal. » « Je le laisse m’attacher aux barreaux de la mezzanine avec la ceinture de son peignoir. » Rencontrée par Le Monde, sa meilleure amie de l’époque se souvient d’échanges avec elle autour de ces « rapports sexuels brutaux ».

 

Que connaît-on de la sexualité à 14 ans ? Pas grand-chose. « Je ne sais pas comment employer les mots du sexe, je dis “truquer” pour “faire l’amour” », écrit Judith Godrèche, qui subit des rapports bucco-génitaux qui la « dégoûtent ». Chaque fois qu’elle a ses règles, c’est même « obligatoire ». « Pour mes 15 ans, il décide que je dois jouir quinze fois, je n’ai pas le choix. Je fais semblant le plus vite possible. » Idem pour les fellations à répétition qu’elle explique se faire imposer : « Je déteste, mais il dit que je suis un génie à faire ça. »

Nombreuses traces de sa relation

Dans sa vie, Judith Godrèche a beaucoup déménagé, entre Paris et Los Angeles notamment, mais elle a conservé une petite valise à fleurs remplie de ses souvenirs d’enfance. Elle contient de nombreuses traces de sa relation avec Benoît Jacquot. Comme cette lettre du cinéaste, datée du 30 juin 1987 : « Monsieur, je vous confirme ma réservation d’une chambre double sur le Canal pour la nuit du 19 au 20 juillet. Je vous réglerai le prix de cette chambre en lires et sur place » – soit le document manuscrit subsistant du fax envoyé au Palais Gritti à Venise pour réserver une chambre pour le réalisateur de 40 ans et la jeune fille qui a eu 15 ans trois mois plus tôt. L’âge de Judith est un problème pour voyager : « A l’accueil de l’Hôtel Gritti, ils veulent appeler la police. Alors Benoît prend une deuxième chambre. » De ce séjour vénitien, il reste une photo de Judith en noir et blanc, capturée en terrasse, le Grand Canal en fond. Le visage de l’adolescente est à contre-jour.

 

Dans la mallette, encore une lettre écrite par Benoît Jacquot, tamponnée du 4 juillet 1987 et envoyée dans un hôtel de Tokyo où l’ado tourne une publicité. « Bonjour mon ange j’ai horreur d’écrire mais je t’écris un peu je t’aime pas qu’un peu ça suffit mais rien ne suffit jamais alors encore non vive la soif de chacun toi et moi pour tout et rien, B. » Le 28 juillet 1987, un télégramme, reçu à 17 h 47, rappelle alors l’immaturité de la jeune fille : « Votre père a appelé et vous souhaite un bon dodo. »

 

Lettre de Benoît Jacquot à Judith Godrèche, le 4 juillet 1987 :

« Bonjour mon ange
j’ai horreur d’écrire
mais je t’écris
un peu
je t’aime
pas qu’un peu
ça suffit
mais rien ne suffit
jamais
alors encore
non
vive la soif
de chacun
toi et moi
pour tout et rien
B »
 
Lettre de Benoît Jacquot au Palais Gritti, un hôtel de Venise, le 30 juin 1987 :

« Monsieur, je vous confirme une réservation d’une chambre double sur le Canal pour la nuit du 19 au 20 juillet. Je vous règlerai le prix de cette chambre en lires et sur place. Avec mon meilleur sentiment. »
 
A l’été 1987, Judith Godrèche tourne Les Saisons du plaisir  du réalisateur Jean-Pierre Mocky. Pour l’occasion, son père, Alain Godrèche rédige cette lettre le 2 août 1987 :

« Je soussigné autorise ma fille Judith à se déplacer où, quand et comme elle le veut, pendant toute la durée du tournage du film de Jean-Pierre Mocky. Je vous demande par conséquent de la laisser totalement libre de ses mouvements et dégage votre responsabilité quant à sa surveillance. »
 

Puis, une autre missive du 2 août dont le grammage est plus épais, rédigée sur le papier à en-tête professionnelle d’Alain Godrèche, licencié en psychologie, le père de Judith. « Je soussigné autorise ma fille Judith à se déplacer où, quand et comme elle le veut (…) Je vous demande par conséquent de la laisser totalement libre de ses mouvements et dégage votre responsabilité quant à sa surveillance. » Relire ce texte plonge l’actrice de 51 ans dans des abîmes d’incompréhension : « Il me fallait une autorisation parentale pour circuler mais pas pour coucher avec lui, alors que c’était déjà illégal au regard du droit pénal de l’époque ? », répétera-t-elle souvent. Les seuils infractionnels étaient les mêmes qu’aujourd’hui en 1986-1987. Seuls les délais de prescription ont été successivement augmentés par la loi.

« Je suis complètement isolée »

De leur relation, il reste quelques minutes d’images en super-8 capturées lors de leurs vacances. Judith Godrèche nage dans la piscine en souriant. Sur la séquence d’après, Benoît Jacquot filme son visage en gros plan, puis bascule sur sa poitrine que l’on voit poindre sous son débardeur, et finit son mouvement sur la mer. Un autre extrait montre l’adolescente en train de patiner allègrement sur la surface glacée de Central Park, à New York. Cet hiver 1988, elle accompagne aux Etats-Unis le réalisateur, qui tourne un documentaire sur le peintre américain Robert Motherwell. Lors d’un rendez-vous professionnel de Benoît Jacquot dans un bar, la jeune fille de 16 ans boit un Coca et fait trop de bruit avec sa paille. A la sortie, « il me donne un coup de poing dans le nez, puis part. Je reste là, muette sur Broadway. Une femme passe à côté de moi et me dit en anglais : “Are you ok, honey ? You shouldn’t let anyone treat you like this” [Ça va, ma chérie ? Tu ne devrais pas laisser quelqu’un te traiter comme ça] ».

 

 

En 1989, Judith Godrèche quitte le lycée et suit des cours par correspondance. « Benoît décide que nous devons acheter un appartement, mais il n’a pas assez d’argent. » Elle en a depuis qu’elle a fait des films, mais ses ressources sont bloquées tant qu’elle n’est pas majeure. Les parents de la comédienne acceptent qu’elle soit émancipée avant ses 18 ans. Le 16 mai 1989, comme en témoigne l’acte notarié officiel, ils acquièrent un logement dans le Marais, rue au Maire. Dans cet appartement-citadelle, où la nourriture est strictement rationnée, Judith Godrèche s’enfonce dans une relation de dépendance. « Je suis complètement isolée. Il m’a coupée de toute vie sociale. » Sa meilleure amie de l’époque confirme : « Sa vie avec Benoît était très cloisonnée. » Le réalisateur régente aussi sa vie professionnelle. Il la convainc de changer d’agente et la pousse vers une de ses amies, Isabelle de La Patellière (qui n’a pas répondu à nos sollicitations). Le contrôle s’exerce de tous côtés.

 

 

Au téléphone, la mère de Judith Godrèche, Marie, a la voix craintive et chevrotante. Sur cette période, elle évoque « une espèce de voile » recouvrant ses souvenirs. « C’était comme si elle était enfermée, il fallait demander la permission à Benoît pour tout, même pour qu’elle passe Noël avec moi. C’est lui qui décidait de tout, c’était une relation tyrannique. Alors que c’était encore une petite fille : elle avait un doudou. Je pense qu’elle n’a jamais été heureuse. »

Il lui interdisait toute contraception

Pourquoi ne pas avoir agi alors ? Marie Godrèche soupire, dans un mélange de douleur et de honte. « J’étais tétanisée, j’avais une relation très difficile avec son père. Je suis partie quand elle avait 8 ans, elle est restée vivre avec lui et je n’ai pas su être une mère protectrice. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir que Judith est une mère extraordinaire avec ses propres enfants, attentive et à l’écoute. »

A l’été 1989, Benoît Jacquot tourne La Désenchantée, dont Judith Godrèche tient le rôle principal, irradiant tous les plans : l’histoire d’une jeune fille indépendante, suscitant le désir des hommes, contrainte de coucher avec un vieil oncle pour subvenir aux besoins de sa famille.

 

 

 
 

Longtemps, Caroline Champetier, directrice de la photographie sur le film, n’a pas réalisé combien « l’enfance était encore présente » à l’époque dans la comédienne. « Je ne voyais pas Judith aussi petite sur le tournage. » Il a fallu qu’elle regarde la série de l’actrice sur Arte pour comprendre. Depuis, celle qui a travaillé avec Benoît Jacquot sur une dizaine de films a décidé, après des décennies à se comporter en « bon petit soldat », d’écouter Judith Godrèche. « C’est quoi être un adulte ?, interroge cette professionnelle réputée. Un adulte, c’est quelqu’un qui doit protéger l’enfance. Benoît se place à un endroit où il voudrait rester un enfant, il dit que c’est la seule chose qui l’intéresse, son “rester-enfant”. C’est là que tout bascule. » Caroline Champetier a gardé un souvenir de La Désenchantée, celui d’un élan maternel vers la jeune actrice, pour lui demander si elle prenait la pilule. « Elle m’a fait une réponse étrange : “Ce n’est pas donné à tout le monde.” » D’après Judith Godrèche, Benoît Jacquot lui interdisait toute contraception.

Les brutalités physiques s’accumulent

Producteur de La Désenchantée, Philippe Carcassonne se souvient d’une « jeune fille très mûre », en 1989. « Elle n’avait pas l’air d’être en souffrance, elle semblait très à son aise sur le plateau, pendant les séquences, avant et après. A ma connaissance, son père ne trouvait rien à redire à cette situation, je n’avais donc aucune légitimité à objecter quoi que ce soit. Je fréquentais peu Benoît et Judith en dehors, je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passait dans leur intimité. » Le patron de la société Cinéa a produit ensuite six autres films de Benoît Jacquot, dont le dernier, Belle, avec Guillaume Canet et Charlotte Gainsbourg, doit sortir cette année.

 

Son rôle dans La Désenchantée offre à Judith Godrèche une nomination de meilleur espoir féminin aux Césars de 1991. Benoît Jacquot, qui déteste le principe de telles récompenses, ne l’accompagne pas. Sur scène, Vanessa Paradis s’avance derrière le pupitre, décachette l’enveloppe et se trompe de Judith : elle annonce la victoire de Judith Godrèche, qui revient en réalité à Judith Henry. De retour chez elle, effondrée et en larmes, la comédienne, selon son récit, se fait gifler par son compagnon qui la trouve « pitoyable ». « Le lendemain des Césars, elle m’a raconté qu’elle était rentrée après la soirée au Fouquet’s et que Benoît lui avait foutu une baffe », se remémore aujourd’hui sa meilleure amie de l’époque.

 

 

 
 

D’après Judith Godrèche, les brutalités physiques s’accumulent. « La dernière année devient un enfer absolu, il est violent, il me frappe. » Souvent, dans ces moments, la comédienne se réfugie chez des amis de Benoît Jacquot, Pascal Bonitzer et Sophie Fillières – la réalisatrice, décédée en 2023, est devenue une proche. Une amie du couple, qui souhaite rester anonyme, affirme au Monde que Pascal Bonitzer a reconnu auprès d’elle, début décembre 2023, avoir été au courant de ces violences. Sollicité par Le Monde, le scénariste élude : « Je ne souhaite pas m’exprimer. » La mère de Judith Godrèche affirme par ailleurs que sa fille lui a raconté, à l’époque, des violences physiques, mais sans pouvoir donner plus de détails. Toutes ces accusations, la comédienne les a également formulées dès 2019 dans une correspondance électronique avec Julien Boivent, un scénariste proche de Benoît Jacquot. Des échanges lus par Le Monde.

« Un débat à mes dépens à la faveur d’une promotion »

Au rendez-vous qu’il a immédiatement accepté avec Le Monde, dans un café de la place de la Bastille, Benoît Jacquot arrive étonnamment détendu, et même souriant. Cette histoire, finira-t-il par dire, « cela ne m’empêche pas de dormir, cela me fait même plutôt sourire. Je ne me sens pas directement concerné. ». Quand il entend des mots comme « emprise », « crime », « pédophilie », il dit se sentir « très très loin, étranger à tout ça ». Sa crainte : qu’on l’associe à Gabriel Matzneff, l’écrivain dénoncé par Vanessa Springora, « un personnage qui me fait horreur depuis toujours », insiste le réalisateur.

 

 

Devant un double café « serré », il regrette d’emblée, dans cette affaire, « la confusion entretenue par [sa] chère Judith entre matière à tabloïd, qui ne [l]’intéresse pas, et débat de société, qui [l]’intéresse ». En d’autres termes, il veut bien réfléchir à l’évolution des mœurs et du regard posé sur elles par la société, mais pas entrer dans le détail de sa vie privée. « Il me gêne beaucoup, ajoute-t-il aussitôt, qu’un débat soit lancé à mes dépens à la faveur d’une promotion. » Pour lui, l’histoire est donc avant tout celle d’une actrice en mal de notoriété, qui cherche à se relancer à la faveur d’une série – qu’il n’a pas voulu regarder.

 

 

Plusieurs fois dans la conversation, Benoît Jacquot, habité par l’envie de convaincre, répète qu’il a été « très amoureux » de « Judith », rappelant qu’il a vécu plusieurs années et acheté un appartement avec elle. « Elle a eu un rôle déterminant, extrêmement favorable, qui a éclairci ma vie. J’allais très mal, je ne voulais plus faire de films, elle m’a sorti du noir. J’étais happé par elle. C’est moi, sans ironie, qui ai été sous son emprise pendant six ans. Je crois que, si elle n’était pas partie, je serais encore avec elle aujourd’hui. »

« Elle avait un cinéaste sous la main »

Passé les mots doux et généraux, Benoît Jacquot nie fermement les allégations et accusations de Judith Godrèche. Il affirme que leur première relation sexuelle a eu lieu après qu’elle a eu 15 ans – l’âge de la majorité sexuelle à l’époque – et non avant comme l’affirme la comédienne. « J’ai beaucoup freiné et ce n’était pas l’envie qui me manquait », commente-t-il, se rappelant une jeune fille « extrêmement autonome » qui avait le désir de coucher avec lui et entourée d’un père qui « ne marquait aucun signe de désapprobation ». Il ajoute : « Elle voulait être actrice, elle avait un cinéaste sous la main. »

 

 

Il assure aussi qu’il n’y a jamais eu de violences dans leur couple. Ni après la soirée des Césars, ni à New York, ni jamais, malgré son caractère « éruptif »« Je gueule facilement », reconnaît-il. « Mais c’est quoi la violence ? », demande-t-il, en bousculant vigoureusement l’épaule de notre journaliste : « Si c’est juste ça, peut-être. » La brutalité sexuelle est aussi une « pure invention » : « Ce n’est pas du tout dans mes mœurs. » Sur l’accusation d’enfermement, il sourit : « Elle avait une clé de l’appartement et elle partait seule pour tourner. Séquestrer quelqu’un, ce n’est pas cela. »

A la citation d’Albert Camus « un homme ça s’empêche » – pourquoi ne s’est-il pas empêché alors qu’il était l’adulte ? –, il répond être « responsable d’avoir été sous le charme d’une jeune fille à l’âge pas canonique ». Cet écart d’âge, comme celui d’autorité et de réputation, a-t-il créé un déséquilibre propice à l’abus de pouvoir ? Benoît Jacquot refuse l’expression, mais concède comme un début de remords : « A 15 ans, on ne peut pas vraiment être consentante. » Dans l’histoire, il n’accepte vraiment qu’une faute : ses propos relâchés dans le documentaire de Gérard Miller. « Je n’ai pas vu le film à l’époque. Je me suis laissé entraîner dans la discussion. C’est une horreur, cela me fait honte. Je suis ridicule, nul, arrogant. Je comprends que cela ait déclenché de l’aigreur et de la rage chez Judith. »

Goût pour la violence

La violence, Benoît Jacquot a confié un jour avoir eu pour elle un goût prononcé. C’était en 2010, dans une grande interview à Télérama, en forme de retour sur son œuvre : « Je me suis battu assez longtemps, même si ça fait un moment que ça ne m’est plus arrivé. La violence est, pour moi, quelque chose de très important. La domestication de la violence, son resurgissement… » Le cinéaste rappelait avoir fait partie d’une « bande » parisienne lorsqu’il était un jeune garçon : « Il y avait dans la bande un fond très adolescent de romantisme absolu à l’égard des filles, celles qui étaient divinisées, qu’il ne fallait pas toucher, et les autres qu’il fallait jeter, violer, brutaliser… Jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des égéries. »

 

 

Faut-il prendre ces mots au pied de la lettre ? Benoît Jacquot assume aujourd’hui le propos. « J’ai été très partie prenante d’une bande qui sévissait, et qui avait un rapport aux filles extrêmement clanique, violent, ségrégatif, hostile. Il y avait dans les années 1960 ce phénomène des tournantes [soit des viols collectifs] dans les bandes, qui était presque comme un rituel. Personnellement, je n’y participais pas, car j’en étais incapable, mais j’y étais très lié. » Une expérience, comme l’admet le réalisateur, « très marquante dans la construction de la sexualité d’un jeune homme ».

 

 

Quitter Benoît Jacquot n’a pas été facile pour Judith Godrèche. « C’était impossible, tout mon monde était lié à lui », explique-t-elle. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, partir, revenir, avoir des aventures, affronter le chantage au suicide et les menaces, avant d’y arriver pour de bon en 1992. Son père, se rendant soudain compte, l’encourage enfin. Elle fuit en louant une chambre de bonne, tandis que le réalisateur conserve l’appartement qu’ils ont acheté à parts égales, où il restera encore plusieurs années. Pour se libérer, elle écrit un roman, Point de côté, publié en 1995 et dans lequel la violence apparaît déjà entre les lignes. Le livre s’ouvre par la lettre de rupture que veut adresser l’héroïne à son ancien amant : « Je te quitte pour savoir quelle est la vraie vie, pour essayer d’être, pour exister ailleurs que dans tes yeux et dans le reflet de ton cœur sur les lèvres fermées. »

 

 

Lorraine de Foucher  et Jérôme Lefilliâtre / LE MONDE 

 

 

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Légende photo : Judith Godrèche chez elle, à Paris, le 5 février 2024. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »

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February 6, 2024 12:11 PM
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« Culottées » à la Comédie-Française, une réjouissante adaptation de la BD de Pénélope Bagieu

« Culottées » à la Comédie-Française, une réjouissante adaptation de la BD de Pénélope Bagieu | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Christophe Levent dans Le Parisien - 5 février 2024

 

Dans une mise en scène virevoltante, cinq comédiennes endossent les costumes de trente femmes d’exception, portraiturées par la dessinatrice dans sa bande dessinée éponyme. Un petit régal.

 

C’est une première ! Après l’Académie des Beaux-arts, avec l’élection de Catherine Meurisse, la bande dessinée pousse la porte d’une autre sacro-sainte institution : la Comédie-Française. Une petite révolution que l’on doit encore à une femme, Pénélope Bagieu, en l’occurrence. Sur la scène du Studio-Théâtre, une des trois salles de l’institution, située dans le Carrousel du Louvre, la troupe du Français donne vie et corps à ses « Culottées », récit en deux tomes, hommage à 60 femmes qui ont fait voler les préjugés en éclats, 60 femmes de l’Histoire « qui ne font que ce qu’elles veulent », comme le sous-titre des albums l’affirme.

Pour les incarner, cinq comédiennes survitaminées qui vous embarquent avec une joie communicative dans une série de portraits de ces femmes d’exception, qui toutes trouvent une place, même minime, sur la petite scène du Studio. Un mini-plateau qui prend pour l’occasion des faux airs de scène de cabaret, voire de piste de cirque, avec ses guirlandes électriques et ses caisses de bois qui se transforment au gré de la mise en scène. Et quand elles se sentent un peu à l’étroit, les héroïnes n’hésitent à se faire une place au milieu dans la salle, au milieu des spectateurs…

Phulan Devi, Hedy Lamarr, ou Clémentine Delait, la femme à barbe

Qui sont-elles ces femmes pleines de culot, dans cette adaptation de Rachel Arditi et Justine Heynemann (qui signe aussi la mise en scène) ? Sur les planches, se succèdent, parfois se croisent et cohabitent, Wu Zetian, la première impératrice de Chine, Sonita Alizadeh, la rappeuse afghane qui fuit un mariage forcé, Peggy Guggenheim, protectrice des peintres et découvreuse de talents, la chanteuse et résistante Joséphine Baker ou encore, dans un long tableau assez émouvant, Phulan Devi, la reine des bandits indienne au foulard rouge.

En majesté, Hedy Lamarr, comédienne des années 1930-1940 mais aussi inventrice de génie jamais reconnue, longuement interviewée par une journaliste qui s’écoute un peu. Mais aussi Clémentine Delait, la femme à barbe, interprétée par la tonitruante Séphora Pondi. Sa prestation donne même lieu à une tombola dans le public avec pour unique et précieux lot… un poil de barbe. C’est réjouissant au possible, d’autant que le spectacle est également musical, avec de nombreuses et très jolies envolées, comme un « Rap des Culottées » à vous donner envie de vous lever.

Hyper rythmé, drôle mais jouant aussi la carte de l’émotion, festif et chantant, un petit moment de théâtre qui donne la pêche, sans jamais dénaturer la BD. Au point que, malheureusement, il affiche complet jusqu’en mars.

 

Christophe Levent / LE PARISIEN 

La note de la rédaction : 4/5
 
 
« Culottées », d'après Pénélope Bagieu, adapté par Rachel Arditi et Justine Heynemann, mis en scène par Justine Heynemann, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, à Paris (Ier). Avec Coraly Zahonero, Françoise Gillard, Elissa Alloula, Claïna Clavaron, Séphora Pondi. Jusqu’au 3 mars, à 18h30. Complet.

 

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February 6, 2024 7:48 AM
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Théâtre: Mark Rothko, Frida Kahlo, Nicolas de Staël... Ces peintres qui inspirent les metteurs en scène

Théâtre: Mark Rothko, Frida Kahlo, Nicolas de Staël... Ces peintres qui inspirent les metteurs en scène | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anthony Palou et Nathalie Simon dans Le Figaro - 5 février 2024

 

CRITIQUES - Simple lecture ou spectacle total, Le Figaro en a testé quatre. Pour changer des expositions.

 

 

Dire la peinture - ou la jouer -, voilà une chose qui, apparemment, n'a rien de spectaculaire. Quelques théâtres, ces derniers jours, se sont emparés de quatre artistes qui n'ont qu'un seul point commun : ils sont des artistes du XXe siècle. Entre Mark Rothko et Frida Kahlo, il y a un gouffre ; entre Nicolas de Staël et Charlotte Salomon, un abîme. Leur peinture les éloigne mais leur destin tragique les rapproche : une déportée, une handicapée et deux suicidés. Parmi ces quatre spectacles, trois lectures qui restent le biais le plus classique, à défaut d'être novateur : Audrey Tautou s'est emparée du récit de David Foenkinos (Charlotte), roman qui eut le mérite de nous remettre en mémoire la funeste destinée de Charlotte Salomon, jeune peintre allemande morte à Auschwitz à l'âge de 26 ans. À La Scala (Paris, 10e), Helena Noguerra lit la correspondance de l'artiste mexicaine Frida Kahlo dont la vie ne fut pas un long fleuve tranquille. Ses lettres témoignent de sa force d'âme.

 

 

Quant à la correspondance de Nicolas de Staël, elle est mise à l'honneur au Théâtre 14 (Paris, 14e) dans une astucieuse mise en scène de Tatiana Vialle. Le spectacle le plus original et la pièce la plus ambitieuse est sans aucun doute Rohtko d'Anka Herbut, mise en scène par Lukasz Twarkowski à l'Odéon-Berthier (Paris, 17e). Une pièce qui pose la question du marché et de la falsification de l'art. Pour la remise à niveau, ne pas oublier l'indéboulonnable  Toute l'histoire de la peinture en moins de deux heure d'Hector Obalk au Théâtre Le 13ème Art (Paris, 13e). De Giotto à Mondrian en passant par la Renaissance, les primitifs flamands, le maniérisme, le rococo ou encore l'impressionnisme, ce critique et historien de l'art didactique n'a pas son équivalent pour promener sans ennui votre regard dans le temps.

 

Frida Kahlo : intime

Sans micro, en pantalon, Helena Noguerra se présente comme comédienne et lectrice. Avant d'enfiler une jupe longue aussi colorée que les tableaux de Frida Kahlo et des lunettes pour emprunter la voix de la célèbre artiste mexicaine. Elle connaît presque par cœur les lettres que celle-ci a adressées à ses proches : son premier amant, Alejandro Gomez Arias, qu'elle appelle Alex, Isabelle, sa meilleure amie, Diego Rivera, bien sûr, le peintre qui fut également son mari à deux reprises et souvent infidèle. « Aujourd'hui j'ai pensé à toi. Bien que tu ne le mérites pas, je dois reconnaître que je t'aime… » Sélectionnées par Françoise Hamel, les missives retracent la trajectoire de « Frida », née Magdalena Frida Carmen Kahlo Calderon.

 

De l'accident de bus qui lui brisa la colonne vertébrale et l'immobilisa sur un lit d'hôpital plusieurs mois à sa relation tumultueuse avec Diego Rivera, en passant par ses fausses couches et l'obligation de porter un corset. « Je peins parce que je suis seule », observe-t-elle. Helena Noguerra ne cache pas son admiration pour cette « fille de la révolution », féministe avant l'heure. Éprouvée dans sa chair et dans son cœur, elle a fait de sa vie un destin. La sœur de Lio se lève de sa chaise pour chanter harmonieusement. À ses côtés, le guitariste Laurent Guillet joue les musiques qu'il a composées pour cette « mise en espace » (Catherine Schaub). « Viva la vida », a écrit Frida Kahlo sur son dernier tableau. Helena Noguerra trébuche encore sur les mots, mais en sortant du théâtre, on se demande si une exposition est consacrée ces jours-ci à son idole.

 

«Frida Kahlo», à La Scala (Paris 10e), jusqu'au 25 mars. Loc. : 01 40 03 44 30 et www.lascala-paris.fr

 

 

Charlotte Salomon : saisissant

Conçu comme un nid avec une jauge de plus de 1000 places, l'auditorium Patrick-Devedjian, à La Seine musicale, à Paris, est immense. C'était un pari d'habiter le gigantesque plateau circulaire. Emmanuelle Favre a astucieusement imaginé un espace géométrique encadré de rideaux de fils blancs. Au milieu, une valise. Autour, des projecteurs et des lampes qui changeront de couleur au fil de cette « lecture musicale », mise en espace de façon basique par Jérémie Lippmann.

Chemisier et pantalon court noir, Audrey Tautou et Gail Ann Dorsey, pieds nus, apparaissent soudain côte à côte sur une musique assourdissante. Puis elles se placent d'un même pas. Un micro collé à l'oreille, la comédienne côté jardin devant un pupitre. La bassiste et chanteuse américaine saisit une guitare côté cour.

Elles sont prêtes pour raconter l'histoire de Charlotte Salomon, à laquelle David Foenkinos a consacré un roman (Charlotte, Gallimard, 2014). L'écrivain a modifié son texte pour qu'il puisse être lu dans une salle de spectacle. Des reproductions de dessins et de peintures de l'artiste allemande sont projetées sur les murs de rideaux. Annoncées par l'inscription : « Leben ? oder theater ? » (« vie ? ou théâtre ? »), le titre de son livre autobiographique. L'existence de Charlotte Salo mon, morte à 26 ans, à Auschwitz défile sous nos yeux.

Narratrice investie, Audrey Tautou dit les suicides successifs et inexplicables des femmes de sa famille, dont celui de sa propre mère, lorsqu'elle a 8 ans. Son père se remarie avec la cantatrice Paula Lindberg. Charlotte tombe amoureuse de son professeur, elle fuit l'Allemagne une première fois avec ses grands-parents. Y reviendra, son père et sa belle-mère croient encore que la situation peut changer. La jeune Charlotte parlait peu, elle préférait s'exprimer par le dessin ou la peinture. « C'est toute ma vie », avait-elle soufflé à un ami en lui confiant une valise remplie de ses œuvres avant d'être dénoncée et déportée. De sa belle voix, Gail Ann Dorsey chante une mélopée qui saisit les cœurs.

 

«Charlotte», à partir de septembre, en tournée partout en France.

 

Rohtko : spectaculaire

 

Le spectacle le plus original et la pièce la plus ambitieuse est sans aucun doute Arturs Pavlovs

Rohtko ou Rothko ? Cette coquille volontaire est la clé de ce spectacle spectaculaire. Qui est le vrai ? Où est le faux ? Telle est la question soulevée par la pièce de la Polonaise Anka Herbut magistralement mise en scène par Lukasz Twarkowski. Rohtko vs Rothko. Précisons tout d'abord une chose. Dès l'entrée, les ouvreuses vous proposent gentiment et à juste titre des boules Quiès. En effet, dès le début, la musique envahit l'espace et viole vos conduits auditifs, nous prend en elle. La scène est scindée horizontalement en deux. En bas, la scène ; en haut un écran vidéo. Nous naviguons entre théâtre et cinéma et cette fusion, une fois n'est pas coutume, hypnotise. Sur le plateau, le décor d'un restaurant chinois, à New York. Les époques se télescopent dans cette puissante traversée sensorielle.

Nous passons des années 1950-1960-1970 aux années 2020 et inversement. Peu importe la fragmentation du temps ou son absorption, la toile se dessine, se colore elle-même sous nos yeux. Des personnages s'entrechoquent : Ann Freedman (Rezija Kalnina), directrice de la célèbre galerie Knoedler, Domenico De Sole (Arturs Skrastins), président de Sotheby's, Jack Smith (Martins Upenieks), un directeur de musée, et le journaliste James Vulture (Toms Velicko) qui essaie de démêler le vrai du faux dans cette affaire invraisemblable, cette immense escroquerie de faux tableaux qui secoua le monde de l'art au début de notre siècle.

Domenico De Sole a acquis en 2004 chez Ann Freedman un faux Rothko (œuvre du faussaire chinois Pei-Shen Qian) pour 8,5 millions de dollars. Un des plus grands scandales qui fit vaciller le marché. Rothko (Juris Bartkevics), qui mit fin à ses jours en 1970, ne connut pas cette escroquerie mais l'avait pressentie. Avait compris la marchandisation de l'art contemporain et que son marché repose vicieusement sur quatre pieds : l'artiste, le marchand, le musée, le collectionneur. Puis la pièce dissèque le futur de l'art, analyse la propriété d'objets numériques dans la réalité virtuelle (le NFT, non-fungible token) et pose la question : qu'est-ce qui détermine la valeur d'une œuvre ? Ce spectacle grandiose, de 3 h 55 tout de même, est une plongée dans le monde de l'Ar(gen)t. « Les affaires sont la forme d'art la plus fascinante », disait Andy Warhol.

 

«Rohtko», à l'Odéon-Berthier (Paris, 17e), jusqu'au 9 février. Loc. : 01 44 85 40 40 et www.theatre-odeon.eu

 

Nicolas de Staël : pédagogique

 

La correspondance de Nicolas de Staël est mise à l'honneur au Théâtre 14 

Dans le dernier volume de ses Mémoires, Tout compte fait, Simone de Beauvoir écrit à propos d'une exposition de Nicolas de Staël qu'elle vit en 1964 : « Ce grand peintre qui a ouvert à son art tant de chemins et qui ne voulut se satisfaire d'aucun (…) » On ne saurait mieux dire. Au Théâtre 14, Tatiana Vialle met en scène Être peintre, un spectacle autour de la correspondance de l'artiste d'origine russe qui s'est défenestré en 1955. La pièce commence curieusement. Alors qu'une jeune fille à genoux (qui restera muette pendant toute la représentation) peint une série de traits noirs en forme d'os sur un rouleau de papier blanc, on entend deux voix off (masculine et féminine). Il s'agit des lettres du peintre : « Il y a des gens qui partent délibérément sur la lune parce qu'ils se savent incapables de savoir ce qui se passe chez eux. » Puis descend du haut de la salle un homme vêtu d'un long manteau noir.

Il s'agit d'un professeur de dessin interprété par Mathieu Touzé qui, précisons-le, est aussi le sympathique codirecteur du Théâtre 14. Il s'adresse au public censé représenter ses élèves. Il leur prodigue des conseils qui n'en sont pas puisqu'il croit en la puissance créatrice de chacun. Le professeur connaît la correspondance de Nicolas de Staël sur le bout des doigts. Ainsi lorsqu'une de ses étudiantes (Telma Bello) lui fait part de son projet artistique - le filmer lisant les lettres les plus intimes de son mentor -, il hésite mais finit par accepter l'idée. L'étudiante lui demande de s'habiller à la manière de Nicolas de Staël : chemise et pantalon noirs. Ainsi, pendant une demi-heure, le professeur lira puis récitera, en plan fixe, les mots du peintre : lettres à sa femme, à sa fille, à René Char et autres amis… Rien de spectaculaire mais un éclairage bienvenu sur la vie et l'œuvre de l'artiste toujours insatisfait. Comprend-on mieux la structure et le déroulement de son travail, déchiffre-t-on mieux ses intentions ? On retiendra surtout que cet homme, auteur des célèbres Musiciens, fut toujours en quête de son art et que l'œuvre définitive n'est qu'une illusion.

 

 

«Être peintre», au Théâtre 14, (Paris 14e), jusqu'au 10 février. Loc. : 01 45 45 49 77 et www.theatre14.fr

 

 

 



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February 6, 2024 6:57 AM
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« La Force de l’âge », sur France 3 : les seniors entrent dans la danse

« La Force de l’âge », sur France 3 : les seniors entrent dans la danse | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 5 février 2024

 

En 2023, le chorégraphe Angelin Preljocaj met en scène avec tact et précision des danseurs amateurs de plus de 65 ans. La documentariste Valérie Müller a suivi cette entreprise artistique et humaine pleine d’entrain.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" :
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/05/la-force-de-l-age-sur-france-3-les-seniors-entrent-dans-la-danse_6214921_3246.html

 

 

FRANCE 3 – LUNDI 5 FÉVRIER À 22 H 50 – DOCUMENTAIRE

 

Le spectacle, insolite, créé en 2023, s’intitulait Birthday Party. Il rassemblait huit interprètes âgés de 67 à 79 ans, auditionnés sur trois cents personnes. A la barre de cette soirée spéciale dont on ne comptait plus les bougies : le chorégraphe Angelin Preljocaj. Pour la première fois en plus de trente ans de travail et cinquante créations, cette figure de premier plan mettait en scène avec tact et précision des amateurs de plus de 65 ans.


Cette entreprise artistique et humaine délicate a été documentée par la réalisatrice Valérie Müller, qui signe ce film intitulé La Force de l’âge. Son regard empathique, sa caméra tranquillement immersive enveloppent et soutiennent les confidences et les évolutions de ces danseurs tardifs, des auditions aux représentations. « Je me suis dit “sois authentique”, raconte Patricia, 70 ans. “Utilise tout ce que tu as vécu”, parce que je voulais réussir. »

 

Patricia a été retenue pour « son énergie, sa spontanéité, qui peut fédérer le groupe », souligne Preljocaj, qui précise sa démarche : « Je vais concevoir le spectacle en fonction des personnes que j’aurai choisies, je n’ai pas d’a priori. Je cherche des personnalités différentes, représentatives de toutes les trajectoires de vie, de tous les milieux sociaux. »

Relever le défi

Quelle magnifique brochette que celle rassemblée ici ! Mario, 69 ans, ancien ouvrier devenu acteur, croise Bruce, 72 ans, prof de modern jazz, mais aussi Roberto, 72 ans, médecin, et Maïté, 79 ans, retraitée de la Ville de Paris, ainsi qu’Elli, 67 ans, chanteuse et actrice franco-uruguayenne bien connue dans les années 1980. En répétition au Pavillon noir, centre chorégraphique national basé à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) et dirigé par Angelin Preljocaj, la petite troupe éphémère, excitée et sous pression de relever le défi de la création, se serre les coudes dans la bonne humeur et en bossant d’arrache-pied. Attentif, le chorégraphe les met à l’aise.

 

 

Lire la critique de « Birthday Party » (2023) | Article réservé à nos abonnés Danser malgré la mémoire et les corps qui s’étiolent
 
 

Lorsque Elli, qui a des problèmes d’audition, s’inquiète et se demande si elle peut poursuivre l’aventure physiquement exigeante de ce spectacle, il trouve les mots qui apaisent. « On n’est pas là pour souffrir, mais pour travailler et développer quelque chose dont on espère que ce sera beau », glisse-t-il.

 

 

Lire l’enquête (2016) : Article réservé à nos abonnés Danse : les belles du senior
 

La fabrication de Birthday Party oblige à se confronter au vieillissement, aux rides qui froissent la chair, aux muscles qui tombent, à la sexualité et au désir… Elli confie : « Cela m’a fait faire un chemin de me regarder vraiment. Oui, mon corps maintenant, il est comme ça. Qu’est-ce que je vais faire avec mon corps tel qu’il est ? » Et Mario de résumer ainsi le projet, selon lui : « Angelin nous demande de sublimer notre corps. » En faisant scintiller la singularité de chacun, qui dans le costume d’un Pierrot, d’une femme ninja ou d’une créature futuriste en latex, Preljocaj illumine la ronde du temps.

 

 

La Force de l’âge, documentaire de Valérie Müller (Fr., 2023, 52 min). En replay sur France.tv

 

Rosita Boisseau / LE MONDE

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February 6, 2024 4:39 AM
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« L’Autre Voyage » à l’Opéra-Comique, le fantôme lyrique de Schubert prend forme

« L’Autre Voyage » à l’Opéra-Comique, le fantôme lyrique de Schubert prend forme | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Pierre Gervasoni dans Le Monde, publié le 5 fév. 2024

 

L’opéra a été conçu par Raphaël Pichon et Silvia Costa à partir d’œuvres d’origines très diverses du compositeur.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/05/l-autre-voyage-a-l-opera-comique-le-fantome-lyrique-de-schubert-prend-forme_6214826_3246.html

Orfèvre dans le registre de la miniature vocale, plus souvent dramatique que lyrique, comme en témoignent quelque six cents lieder, Franz Schubert (1797-1828) n’est pas parvenu à s’imposer dans le domaine scénique, qui requiert la maîtrise de la grande forme, en dépit d’une vingtaine de tentatives (opéras et mélodrames), pour la plupart inachevées. Invité à se pencher sur ce paradoxe dans le cadre d’une nouvelle production commandée par l’Opéra-Comique, Raphaël Pichon (spécialiste de la relecture des œuvres anciennes) a minutieusement étudié le legs schubertien voué à l’oubli et n’y a trouvé qu’« un corpus lacunaire, peuplé de fantômes ».

Plutôt que d’envisager l’improbable réhabilitation d’un ouvrage nécessairement à compléter, puisque laissé en plan par le compositeur, le chef de l’ensemble Pygmalion a décidé d’en concevoir un, inédit par son argument mais authentiquement schubertien par sa matière première, intitulé L’Autre Voyage.

 

Pour donner forme à ce spectacle, à l’affiche de l’Opéra-Comique, à Paris, jusqu’au 11 février, Raphaël Pichon a découpé au scalpel des œuvres d’origines très diverses (opéras, musique sacrée, pages instrumentales, lieder) avant de juxtaposer les prélèvements à la manière d’un patchwork. Tailler dans la chair inerte qui repose sur sa table de travail, c’est exactement ce que doit faire l’Homme (personnage principal de l’histoire) qui ouvre véritablement les débats de L’Autre Voyage, après un prélude intemporel à caractère poétique (femme au rouet) et une scène mimée (découverte d’un corps dans un talus).

Recherche du dédoublement

L’action se déroule alors dans une morgue où le médecin légiste a la désagréable surprise de voir dans le mort son propre visage. « Qui suis-je ? », se demandera-t-il après une séance d’« auto-psy » (jeu de mots que nous autorise ce passage traité avec humour par l’abandon de la perruque commune à l’Homme, incarné par le baryton Stéphane Degout, à la calvitie bien connue, et au cadavre, crâne rasé), plus instructive que l’autopsie qu’il sera amené à pratiquer contre son gré.

 

Cette recherche du dédoublement constitue la base du travail de Silvia Costa, dont la mise en scène, à la fois cérébrale et sensible, justifie le sous-titre de « Tableaux lyriques sur des musiques de Franz Schubert » associé à L’Autre Voyage. Périple de toute une vie, effectué à rebours depuis son point terminal, le drame conjointement imaginé par Raphaël Pichon et Silvia Costa évolue sur un fil, au propre comme au figuré.

 

Fil narratif qui vaut à la mort de passer rétrospectivement du père (le médecin légiste) à l’enfant (emporté à l’aube de l’adolescence), et, dans le même temps, de l’enterrement du fils au mariage des parents, le tout sans tomber dans la mise en abyme ni dans l’imbrication des scènes comme des poupées gigognes.

Fil métaphorique, aussi, avec le prolongement, au début du spectacle, de la pelote de laine rouge, tendue du rouet jusqu’aux cintres comme une ligne de vie bientôt brisée, et brandie à la fin, après disparition de l’enfant dans les limbes, comme un fragment de cordon ombilical.

 

Remarquablement servie par les variations de lumière (Marco Giusti) et de décors (Michele Taborelli), la mise en scène de Silvia Costa alterne poses picturales et animations cinématographiques en collant toujours à la réalité du mouvement musical. Dans ce corps-à-corps avec le fantomatique Schubert, le chœur occupe une place centrale. Qu’il s’agisse de la prestation des adultes (a cappella d’une rare finesse) ou de celle des enfants (Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique pleine de fraîcheur).

 

Les quatre chanteurs solistes sont également à louer. La soprano Siobhan Stagg, pour sa très large palette de l’Amour, le ténor Laurence Kilsby, pour sa diffusion solaire de l’Amitié, le jeune Chadi Lazreq, pour sa vibrante incarnation de l’Enfant. Quant à Stéphane Degout, stupéfiant de vérité dans le rôle de l’Homme tourmenté, il offre le plus beau moment de la soirée avec un air dont le titre, Le Sosie, pourrait aussi convenir à Raphaël Pichon, transformé en Schubert, le temps d’un rêve très créatif, avec la complicité du polyvalent orchestre Pygmalion.

 

Pierre Gervasoni  / LE MONDE

 

 

« L’Autre Voyage », d’après Schubert. Opéra-Comique, Paris 2e, jusqu’au 11 février. Opéra de Dijon, les 6 et 8 mars.

 

 

Légende photo : Stéphane Degout (L’Homme), Siobhan Stagg (L’ Amour), Chadi Lazreq (L’Enfant) STEFAN BRION

 

 

 

 

 

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February 5, 2024 6:28 AM
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Sébastien Kheroufi, sur la grand route

Sébastien Kheroufi, sur la grand route | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Armelle Héliot dans son blog - 4 février 2024

 

Metteur en scène révélé par une « Antigone » de rupture, il y a quelques mois, ce trentenaire met en scène à la Manufacture des Œillets, une version puissante de « Par les villages », chef-d’œuvre du jeune Peter Handke.

 

Artiste associé au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, Sébastien Kheroufi est un artiste qui, pour le moment a choisi le théâtre pour s’épanouir, s’affirmer, mais dont on devine qu’il saura se déployer sur d’autres médiums. Il est déjà sur tous les fronts : lauréat de la Villa Médicis qu’il s’apprête à rejoindre, célébré dès son premier spectacle public, en juin dernier, à la Cartoucherie. Prolixe, ne craignant pas les représentants et représentantes de la critique, ouvert, très intelligent et hyper-offensif.

 

 

Etre la coqueluche du petit monde de ceux et celles qui régentent la fragile notoriété des planches, ne le gêne pas. Il en sourit en sous cape, on en est certain. Qui, quoi, comment, où, pourquoi et maintenant ? Et maman et papa ? Il a l’habitude et sert sans agacement ni superbe les réponses.

 

 

Il est saisissant et le premier mot qui vient lorsque commence la représentation de Par les villages de Peter Handke, dans la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt (Gallimard), vient de ce sentiment. On est saisi. Assis sur des chaises, dans le grand hall de la Manufacture des Œillets, en situation bi-frontale, avec son couloir entre les rangées de sièges qui se font face, on pense à Koltès : c’est ici même, à la Manufacture des Œillets que Chéreau joua lui-même Dans la solitude des champs de coton… Sébastien Kheroufi ne peut pas avoir été là. Un enfant ! Mais il a de la mémoire. Il est curieux, savant, soucieux des héritages.

 

Deux « personnages » se font face. Ils nous accueillent. Ils nous avertissent du chemin.  Ils sont inscrits dans une forme très archaïque. On est aux sources de la tragédie. Lyes Salem commence. Algérien d’origine, on le connaît pour ses films. Il est Gregor, le frère qui retrouve les paysages et le monde de son enfance, de son adolescence. Face à lui, bientôt, déterminée, puissante, voici Casey, célèbre dans le monde de la musique, du rap en particulier. Elle ouvre fermement le spectacle, elle le fermera, en un monologue impressionnant. La traduction de Georges-Arthur Goldschmidt est précise et belle.

 

 

L’on monte ensuite dans la plus petite des deux salles et l’on s’installe face au décor. Une baraque de chantier qui tient lieu de dortoir pour ouvriers. Trois heures durant on retrouve les personnages désormais indissociables de l’histoire même du théâtre, notamment par la mise en scène de Claude Régy et 1983, dans la grande salle de Chaillot, puis, il y a quelques années, dans la cour d’Honneur du palais des Papes, celle de Stanislas Nordey.

Pour la première fois, on a le sentiment de la vie même des protagonistes, comme si Sébastien Kheroufi allait au cœur de l’écriture même, sans chercher aucune posture, aucune complication formelle. La distribution est forte, la manière de mettre en scène puissante, les rythmes excellents. Le metteur en scène a convié des amateurs, habitants de la ville, qui forment un chœur, touchant et attentif.

 

 

Lumière, son, musique, déplacements, tout ici est réglé d’une manière claire et ultra-sensible. Sébastien Kheroufi a travaillé en dialogue avec Peter Handke et l’on assiste sans doute à l’avènement le plus pur d’une des très grandes œuvres dramatiques du XXème siècle. Nous en reparlerons plus précisément.

 

 

Théâtre des Quartiers d’Ivry, à 16h00 ce dimanche 4 février, à 20h00 le vendredi 9 février, à 18h00 le samedi 10 février, à 16h00 le dimanche 11 février. Durée ; 3h20 sans entracte. Puis au Centre Georges-Pompidou, vendredi 16 et samedi 17 à 20h00, dimanche 18 février à 17h00.

 

 

Quartiers d’Ivry : www.theatre-quartiers-ivry.com

Tél : 01 43 90 11 11.

 

Photo : Casey, dans "Par les villages", mise en scène Sébastien Kheroufi. Photo © Christophe Raynaud de Lage

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February 5, 2024 5:09 AM
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«Ulysse à Gaza», la pièce qu’on ne peut plus monter de Tel-Aviv à Boston 

«Ulysse à Gaza», la pièce qu’on ne peut plus monter de Tel-Aviv à Boston  | Revue de presse théâtre | Scoop.it
Bouleversé par les accents prophétiques du texte, le metteur en scène israélo-américain Guy Ben-Aharon s’interroge sur l’impossibilité, dans le contexte actuel, de produire à nouveau «Ulysse à Gaza», rare pièce israélienne à aborder la question de l’enclave sous blocus.

 

 

Tribune par par Guy Ben-Aharon publiée,  dans Libération le 5 février 2024 :

 

 

En 2015, j’ai dirigé la première américaine d’une pièce israélienne qui s’emparait de la question de Gaza. Cette pièce, je ne pourrais plus la monter aujourd’hui.

Ulysse à Gaza, de Gilad Evron, est l’histoire d’Izakov, un avocat juif israélien qui défend deux clients : un enseignant palestinien, surnommé Ulysse, arrêté par les autorités israéliennes pour avoir tenté de rejoindre Gaza sur un radeau fait de bouteilles en plastique dans l’espoir d’y apporter de la littérature russe, et un fonctionnaire israélien du ministère de la Défense, Seinfeld, qui cherche à savoir si le blocus de Gaza pourrait entraîner des poursuites contre Israël pour crimes contre l’humanité.

 

La première mondiale en Israël n’avait pas été facile à monter. Un acteur juif avait refusé le rôle-titre, craignant d’être blacklisté du circuit commercial par la suite, et le rôle a finalement été confié à un citoyen palestinien d’Israël. Malgré tout, il y a eu plus de 80 représentations et la production a remporté le prix de meilleure pièce originale lors de la plus prestigieuse cérémonie célébrant le théâtre israélien. Le dramaturge, Gilad Evron, m’a raconté qu’il s’était un jour assis à côté d’un Palestinien dans le public – à la fin du spectacle, ce dernier lui a pris la main en lui disant «merci». Le cri d’Ulysse avait résonné.

 

C’est mon malaise qui m’a poussé à travailler sur cette pièce

Lorsque j’ai mis en scène Ulysse trois ans plus tard à Boston, je savais que la pièce allait secouer le public. J’avais été moi-même ébranlé par les points de vues et les faits présentés, qui montraient l’indifférence quotidienne des Israéliens à l’égard du siège de Gaza, dont notre gouvernement espérait qu’il affaiblirait le Hamas, mais qui s’était transformé en une cruelle punition collective.

 

C’est mon malaise qui m’a poussé à travailler sur cette pièce. Le théâtre nous permet de nous confronter au monde d’une manière exigeante et ambiguë. Il transforme la réalité politique en question intime sans vous obliger à trancher, seulement à regarder et à lutter.

 

La plupart des critiques se résumaient à ce commentaire : du grand art, et du grand inconfort. Nous étions complets la plupart du temps – nous avons même ajouté des sièges les deux dernières semaines – mais ma compagnie a perdu des donateurs et une partie de son public. Le consul israélien de Boston me convoqua dans son bureau et m’intima de me concentrer sur d’autres productions.

 

Le matin de l’attaque du Hamas, le 7 octobre, envahi par l’impuissance et la peur, j’ai relu la pièce.

 

Voici une version abrégée de la scène la plus difficile de la pièce, dans laquelle Seinfeld, le fonctionnaire israélien, confie ses craintes à son avocat, Izakov : la population de Gaza va exploser, les maladies et la misère vont se multiplier, et le blocus va nous exploser à la figure :

 

Seinfeld : «La bande de Gaza est le lieu le plus peuplé de la terre. Avec leur taux de natalité, ils vont se multiplier dans les dix ans à venir. Nous enfermons Gaza de tous les côtés et elle ne disparaît pas. Elle ne s’enfonce pas dans la mer. Imaginez dix millions de personnes qui ne peuvent pas sortir, qui ne peuvent presque pas bouger, infectés, brûlés par la sueur, affamés, mourant, s’accouplant, imaginez les fleuves de sécrétions. […] Imagine ce magma humain qui déborde et sort de son lit. Jusqu’à la frontière. Il déborde jusqu’à chez nous. La machine à faire peur est toujours en place – le bourdonnement des drones, les caméras volantes, les mitraillettes automatiques, mais la peur n’arrête plus personne. Vivre ou mourir, ils ne voient plus la différence. Et ils arrivent sur nous, et ils avancent du sud, et s’étalent sans limite. Et dans ce cas, cher Maître, quelle loi peut nous servir ? Je tire sur eux à la frontière et je continue à tirer sur eux et ils continuent à venir, ils sont de plus en plus nombreux, je continue à tirer, et peut-être que mes enfants sont déjà près de moi, et peut-être que les tiens aussi. Imagine-toi les chiffres, Maître. Des centaines, des milliers, des millions ? Combien de millions ? Où est notre limite ?» (1)

 

La pièce semble prophétique aujourd’hui. Le blocus dure depuis dix-sept ans et la bande de Gaza n’est toujours pas tombée dans la mer. La peur de la mort n’a pas empêché le Hamas de pénétrer en Israël, de tuer 1 200 personnes et d’en prendre 240 en otage le 7 octobre. Aujourd’hui, alors que près de deux millions de Palestiniens sont déplacés à l’intérieur de Gaza, fuyant les bombardements israéliens, les maladies sévissent et la malnutrition atteint des sommets.

 

Et comme le prédisait Seinfeld, nous continuons à tirer. Les autorités sanitaires de Gaza, contrôlées par le Hamas, affirment que plus de 27 000 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne, dont 10 000 enfants. Qui sait combien d’autres seront tués au moment où ces mots seront publiés ? «Des centaines, des milliers, des millions ?»

 

Les professionnels du théâtre se sont autocensurés

 

En tant que metteur en scène confronté à cette terrible réalité, je veux m’exprimer de la seule manière que je connaisse : en tendant un miroir au monde. En demandant aux gens de venir au théâtre, et de regarder à l’intérieur d’eux-mêmes. Mais où monter cette pièce aujourd’hui ?

 

Pas en Allemagne. Là-bas, elle serait accusée d’antisémitisme, ou de manquer d’empathie en regard du moment présent. Une semaine après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le principal théâtre de Berlin, le Gorki, a reporté les représentations de The Situation, une pièce du metteur en scène et dramaturge israélien Yael Ronen, qui examine la troisième génération d’Allemands, d’Israéliens et de Palestiniens dont les familles ont connu l’Holocauste et la Nakba.

 

Pas aux Etats-Unis non plus. Les théâtres craindraient de perdre le financement du public et des mécènes juifs. Quant à ceux qui s’intéressent à la souffrance des Palestiniens, ils veulent promouvoir des voix palestiniennes. En novembre, j’ai demandé à un producteur d’une compagnie théâtrale universitaire de Boston s’il était prêt à organiser une lecture de la pièce. Il m’a répondu que le président de l’université interdisait les productions ou les déclarations sur Gaza dans le théâtre.

 

Et en Israël ? Aucun théâtre n’oserait y monter cette pièce aujourd’hui. J’ai envoyé un SMS à une personnalité du théâtre où s’était jouée la pièce à l’origine, et je lui ai demandé s’il la produirait aujourd’hui. La conversation s’est terminée, sans réponse.

 

De fait, Gaza a disparu de la scène depuis longtemps. Ulysse à Gaza a été la dernière grande pièce israélienne à en parler, et c’était il y a douze ans. Le théâtre, fréquenté par un pourcentage stupéfiant de 40 % de la population, est contrôlé par l’Etat : de nombreux acteurs sont issus des troupes militaires et la plupart des théâtres sont financés par des fonds publics. Lorsque les théâtres critiquent la politique israélienne ou explorent des sujets tabous tels que l’Occupation ou la Nakba, leur financement peut être réduit ou conditionné par le ministère de la Culture.

 

Au cours des deux dernières décennies de dérive droitière, les professionnels du théâtre se sont autocensurés pour survivre, une situation qui s’est encore aggravée aujourd’hui. Je connais une actrice qui a été suspendue de son poste d’enseignante dans un studio d’art dramatique parce qu’elle avait publié des articles sur les souffrances des Palestiniens qui dataient d’avant le 7 octobre. En novembre, le théâtre municipal de Jérusalem a supprimé la pièce d’un dramaturge afghano-britannique sur l’exil de sa famille d’Afghanistan parce qu’il avait tweeté sur le «génocide de Gaza».

 

Plus personne ne connaît leur existence

 

Les théâtres israéliens ont fermé leurs portes pendant quelques semaines après le 7 octobre, alors que des roquettes pleuvaient sur Tel-Aviv plusieurs fois par jour et que le public était en état de choc. Immédiatement après, de grands acteurs ont commencé à divertir les troupes à la frontière de Gaza. Aujourd’hui, les théâtres reprennent du service, une distraction en temps de guerre. A l’affiche d’Habima, le théâtre national, une nouvelle pièce sur l’ex-Première ministre Golda Meir, une autre sur les femmes ultra-orthodoxes et une comédie musicale intitulée Broadway Nights.

 

Dans Ulysse à Gaza, Izakov tente de convaincre le personnage-titre de signer un accord par lequel il s’engage à ne plus jamais prendre la mer pour Gaza, en échange de sa libération de prison :

 

Izakov : «Venez signer et qu’on en finisse. Assez de jouer avec tous ces mots. Arrêtez de balancer votre vie sur quelque chose de complètement immatériel, halluciné… Cessez d’être une sorte de parodie, cette espèce en voie d’extinction qui n’intéresse personne et dont plus personne ne connaît l’existence. Vous êtes complètement dans l’anonymat. Le gradin est vide. Il n’y a aucun mouvement de protestation, aucun écho, la place est vide. Rentrez chez vous !»

 

Les places en Israël paraissent vides. Les manifestations contre la guerre ne rassemblent au mieux que quelques centaines de manifestants. Il n’existe aucun endroit où un metteur en scène israélien pourrait mettre Gaza sur le devant de la scène et demander au public d’interroger sa passivité dans cette spirale de violence sans fin. En l’état actuel des choses, Ulysse ne peut même pas rêver de prendre la mer.

 

Guy Ben-Aharon

 

Guy Ben-Aharon est un metteur en scène israélo-américain. Il a dirigé le Israeli Stage de Boston pendant neuf ans, et y a fondé The Jar, une organisation visant à rapprocher les communautés par l’art.

 

Traduction Guillaume Gendron

(1) Tous les dialogues de la pièce sont extraits de la traduction du texte en hébreu par Zohar Wexler (Editions Théâtrales)

 
 
Légende photo Ken Cheeseman et Jeremiah Kissel dans «Ulysse à Gaza», jouée à Boston en 2015. (Crédit photo : © Paul Marotta)
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February 4, 2024 6:39 PM
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« Sentinelles », trois partitions théâtrales pour un même amour de la musique

« Sentinelles », trois partitions théâtrales pour un même amour de la musique | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Fabienne Darge dans Le Monde - 2 février 2024

 

Au Théâtre du Rond-Point, à Paris, Jean-François Sivadier déploie ses propres variations autour de la passion pour l’art et des multiples manières de l’investir.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/02/sentinelles-trois-partitions-theatrales-pour-un-meme-amour-de-la-musique_6214482_3246.html

Allegro vivace : au théâtre, où le temps peut peser de tout son poids sur l’esprit en proie aux longs ennuis, deux heures trente de spectacle qui filent à tire-d’aile sont un cadeau à goûter à sa juste valeur. Cela, Jean-François Sivadier l’offre avec ses formidables Sentinelles, qui n’ont cessé de tourner depuis leur création, en 2021, et reviennent se poser au Théâtre du Rond-Point, à Paris, où elles sont promises au même succès que celui qu’elles ont rencontré partout ailleurs.

 

Chez lui, théâtre et musique s’épousent depuis toujours en un même amoureux mouvement. Qu’il s’agisse d’art dramatique ou d’art lyrique, Sivadier met en scène depuis vingt ans des classiques comme Dom Juan, Othello, La Traviata ou Carmen. Mais il est aussi l’inventeur de formes inédites, où l’amour de la musique fait naître le théâtre lui-même : ce fut, notamment, Italienne avec orchestre (rebaptisé ensuite Italienne scène et orchestre), spectacle culte créé en 1997, et régulièrement rejoué pendant vingt ans.

 
Sentinelles appartient à cette veine, qui retourne en tous sens les possibles offerts par le théâtre pour parler de musique, et inversement. Sivadier a eu l’idée de sa pièce en lisant un roman de Thomas Bernhard, Le Naufragé (Babelio, 1983). L’auteur autrichien, en une suite de variations, y interroge les relations entre trois amis, pianistes virtuoses promis à une brillante carrière : Wertheimer et le narrateur (personnages fictifs), et le génial Glenn Gould, bien réel.

 

Jean-François Sivadier reprend ce canevas et invente trois personnages, Mathis, Swan et Raphaël, qui se rencontrent à l’adolescence. Tous trois veulent devenir pianiste, intègrent une école prestigieuse dirigée par un maître d’une exigence insondable, et décrochent le Graal qu’est le fameux concours international Tchaïkovski de Moscou. A partir de ce schéma mathématique et limpide comme une partition de Bach, Sivadier déploie ses propres variations autour de l’amour de l’art et des multiples manières de l’investir, sur la question de l’interprétation et sur la frontière, toujours mystérieuse, entre talent et génie.

Trois talents très différents

Car les trois garçons sont très différents. Raphaël Desparnès croit à l’utilité sociale et politique de l’art. Il est, ici, associé au compositeur Sergueï Rachmaninov. Swan Estovan est un tenant de l’émotion et de l’affectivité, du bonheur intérieur que procure la musique. Il a deux dieux, qui sont Chopin et Mozart. Mathis Schielmann clame que seuls comptent l’architecture de la musique, la quête du geste originel du compositeur. Il est, comme chez Bernhard, un double de Glenn Gould, lié à Bach.

 

La confrontation de leurs idées sur l’art de l’interprétation musicale donne lieu à des joutes verbales réjouissantes, voire homériques, au fur et à mesure que Mathis/Gould prend la mesure de sa liberté radicale et de son génie naissant. Chopin ? De la bouse sentimentale, selon lui, « de la crème pour les bourgeois » – les « chopinolâtres » irrécupérables (dont nous sommes) iront se rhabiller. Mozart ? De la séduction à deux balles. « Mozart, c’est l’enfance, la joie », proteste son ami Swan. « Pourquoi tu parles comme un dossier de presse ?, lui réplique Mathis. Pourquoi pas le vivre-ensemble, tant que tu y es ? »

 

Ainsi va ce spectacle traversé de morceaux sublimes, du Prélude en mi mineur, op. 28, de Chopin, au Moment musical no 3, op. 94, de Schubert, et d’évocations de grands interprètes comme Grigory Sokolov ou Sviatoslav Richter, mais dans lequel ne figure aucun piano. C’est bien par le théâtre, c’est-à-dire par la parole et par le corps, qu’il s’agit pour Sivadier de traduire le tempérament propre de chaque interprète dans sa rencontre avec un compositeur.

Et c’est là que les trois acteurs de Sentinelles emportent le morceau, avec un engagement, un charme, une aisance, un humour irrésistibles. Vincent Guédon surtout, phénoménal en clone de Glenn Gould, mais aussi Julien Romelard (Raphaël) et Samy Zerrouki (Swan) donnent véritablement corps à l’expressivité de chacun, en déployant une partition ultraphysique, qui n’est pourtant pas de la danse : plutôt une amplification des mouvements, des énergies qui traversent un pianiste à l’œuvre. Cette matérialité, qui pourrait contrevenir à l’ineffable de la musique, fait au contraire merveille, dans l’espace quasiment nu du plateau, sculpté par les belles lumières de Jean-Jacques Beaudouin.

Ephémère de la représentation

Ainsi Jean-François Sivadier tisse-t-il les multiples fils de sa partition, où s’entrecroisent l’amitié et la rivalité, l’ambition et la solitude du soliste, le sacrifice et une dimension plus profonde. Le cœur secret du spectacle se loge sans doute dans cette histoire contée par Federico Fellini dans Fellini Roma : des ouvriers travaillant sur le chantier du métro découvrent la fresque, sublime, d’une ancienne villa romaine. Mais au bout de quelques minutes, au contact de l’air qui s’engouffre par le trou, la fresque commence à s’effacer. Tout s’évapore, sous les yeux impuissants des découvreurs.

« Alors voilà, dit Mathis dans le spectacle : vous savez qu’une œuvre d’art, unique au monde et que personne n’a jamais vue, se trouve derrière une porte. Si vous ouvrez la porte, l’œuvre, en quelques secondes, disparaîtra pour toujours. Si vous n’ouvrez pas la porte, l’œuvre existera pour toujours, mais personne ne la verra jamais. Qu’est-ce que vous faites ? »

La beauté à peine entrevue déjà disparue, le combat pour l’arracher encore et encore à l’informe, dans l’éphémère de la représentation – cet éphémère étant, peut-être, ce qui crée le sentiment de la beauté. La musique comme le théâtre sont des arts de la trace, et du geste initial toujours à pister et à réinterpréter, pour recréer un « geste non reconnaissable », comme le disait l’auteur Didier-Georges Gabily, qui fut le maître de Jean-François Sivadier. A l’infini.

Sentinelles, de et par Jean-François Sivadier, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin-D.-Roosevelt, Paris 8e. Tél. : 01 44 95 98 21. De 12 à 38 €. Jusqu’au 10 février. Livre paru aux éditions Les Solitaires intempestifs, 2021.

 

 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/02/sentinelles-trois-partitions-theatrales-pour-un-meme-amour-de-la-musique_6214482_3246.htmlFabienne Darge / LE MONDE

 

 

Légende photo Raphaël (Julien Romelard), Swan (Samy Zerrouki) et Mathis (Vincent Guédon) dans « Sentinelles », de et par Jean-François Sivadier, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

Photo © JEAN-LOUIS FERNANDEZ

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February 4, 2024 2:45 PM
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Sur scène, la mannequin Lily McMenamy décline sa vie en dix-sept avatars

Sur scène, la mannequin Lily McMenamy décline sa vie en dix-sept avatars | Revue de presse théâtre | Scoop.it

PORTRAIT Par Clément Ghys dans M le magazine du Monde - 3 février 2024

 

 

L’actrice et mannequin s’apprête à interpréter son seule-en-scène, « A Hole Is a Hole », à la Bourse de commerce, à Paris, le 7 février. La performeuse formée au mime y incarne une galerie de personnages truculents qui retracent sa propre existence.

Le visage rappelle celui de l’actrice Nastassja Kinski dans Paris, Texas. Même jeunesse qui semble consciente, désabusée même, du temps qui passe, que chez l’héroïne du film de Wim Wenders. Même regard un peu perdu. Même timidité. Mais, quand Lily McMenamy commence à parler, c’est tout son corps qui s’anime. Les traits deviennent incroyablement expressifs, les longs bras minces s’agitent. Et, alors qu’on l’interviewe ce jour de janvier sur son parcours, ce qui la stimule, voilà qu’elle parsème son récit d’imitations : individu rencontré la veille, vieille connaissance…

Des personnages, elle en incarnera dix-sept à la Bourse de commerce, à Paris, qui l’invite à jouer le seule-en-scène A Hole Is a Hole, dans le cadre du programme de concerts et de performances faisant écho à la vaste rétrospective consacrée à l’artiste américain Mike Kelley. Et Lily McMenamy, 29 ans, se démultipliera sur scène, passant d’un personnage à un autre avec une rapidité prodigieuse. « Ce sont différentes versions de moi-même. »

Les avatars de A Hole is a Hole, dont elle a écrit le scénario et conçu la scénographie, forment le récit de sa vie. Une vie pas comme les autres. Des parents, d’abord. Lily McMenamy est la fille de Hubert Boukobza et de Kristen McMenamy. Le premier, né en 1950 et mort en 2018, a été l’une des grandes figures du monde de la nuit parisienne. Personnage épicurien, haut en couleur, homme d’affaires, il a possédé des restaurants et surtout géré les Bains Douches, à Paris, boîte de nuit dont il fera un hub où se croiseront célébrités françaises, stars hollywoodiennes, personnalités de la mode.


L’Américaine Kristen McMenamy, elle, est mannequin, parmi les plus respectés du milieu pour avoir notamment travaillé dans les années 1980 et 1990 avec quelques-uns des plus grands photographes, de Steven Meisel à Paolo Roversi, en passant par Peter Lindbergh et Juergen Teller. Tout cela a marqué A Hole is a Hole. Ainsi, dans ces dix-sept personnages, il y a le père, écrasant (d’amour, d’excès), mais aussi une videuse de boîte de nuit, personnage gouailleur comme l’était Edwige, physionomiste du Palace, surnommée « la reine des punks ».

Une poupée détraquée


Combien d’enfants ayant grandi sur les banquettes de boîtes de nuit ou dans les backstage des salles de spectacle ont tout fait pour fuir cet environnement ? Combien se sont rangés des voitures dont ils avaient été, trop tôt, les passagers ? Lily McMenamy a passé une enfance plutôt calme, avec sa mère, à Londres. Elle se souvient avec émotion des « virgin mojitos » sirotés au bar des établissements de son père, ou des gardes du corps chargés par ce dernier de la surveiller dans ses boîtes de nuit quand elle venait en vacances à Paris.

Le jour même où elle finit le lycée, elle prend l’Eurostar pour la France, où elle devient mannequin. Elle défile pour Hedi Slimane, pour Marc Jacobs, qui la fait avancer sur le podium portant seulement un short et des gants de résille noire. Une image qui marque les esprits.

Lily McMenamy est l’un des visages du début des années 2010. Mais, très vite, elle en a assez. « J’ai passé tellement de temps à dépendre du désir des autres, à rester silencieuse. J’ai eu envie d’exister pour moi-même. » La mannequin évoque la sensation de son corps comme celui d’une poupée muette. Sur Google, elle tape : « cours de théâtre qui ne sont pas psychologiques ».


L’algorithme lui suggère l’école Jacques-Lecoq, institution créée par le professeur du même nom (1921-1999), apôtre du « théâtre physique ». Soit une vision du métier d’acteur très intense qui ­privilégie l’expressivité, les mouvements du corps, plutôt que l’intériorité, la psychologie. Là, elle se révèle, apprend les archétypes de la comédie classique, ainsi que du mime. « La découverte du bouffon, de l’idée d’un personnage qui incarne l’excès, le grotesque, a changé les choses pour moi. »

Au début des années 2010, dit-elle, « les mannequins se devaient d’être sexy. Me transformer, jouer avec les codes du laid, avec l’idée de monstruosité, du difforme, c’était une façon de prendre le pouvoir sur mon parcours, ma vie ». Dans ses performances, dont elle a parfois publié le travail préparatoire sur son compte Instagram, elle se met dans la peau d’une poupée détraquée qui prend vie, comme une marionnette libérée de ses fils qui fait ses premiers pas. Elle retourne à Londres, s’inscrit dans une école d’art respectée, le Goldsmiths College, y obtient un master.

Entre la performance et le rire
Thème en apparence frivole, éloignée du réel, la question du mannequinat la travaille. Parce qu’il la concerne personnellement, mais aussi parce qu’elle y voit un lien direct avec la question du féminisme. Elle cite la peintre Marlene Dumas : « Etre une femme, c’est être de facto un modèle. » Et la penseuse Susan Sontag : « Vivre, c’est poser. » Elle évoque les stars de la pop, Kate Bush notamment, qui l’ont marquée, avec leur capacité à se mettre dans la peau de personnages pour exprimer leurs drames les plus intimes. Et elle qualifie Madonna de « muse absolue », par ses dizaines d’avatars créés au fil des décennies. « Tous les performeurs, quels qu’ils soient, ne peuvent qu’être impressionnés par elle. »

Mais la singularité du travail de Lily McMenamy, son caractère unique, ne tient sans doute pas seulement là, dans la pop anglo-saxonne. Elle réside sans doute dans ce que certaines artistes, à mi-chemin entre la performance et le rire, ont su inventer sur scène. Valérie Lemercier, en premier lieu, dont l’intensité des spectacles a quelque chose de surréaliste. Lily McMenamy a récemment découvert d’anciens sketchs de la Française et en a été marquée.

Elle cite aussi la Suisse Zouc, sensation du théâtre francophone des années 1970. Un temps internée dans un hôpital psychiatrique, elle avait tiré chez les patients, les visiteurs et le personnel médical une galerie de personnages. Quelque peu oubliée du grand public aujourd’hui, elle n’en est pas moins toujours une référence dans l’univers de la performance, grâce à sa gestuelle et à sa puissance sur scène, parfois extrême, que Lily McMenamy admire dans les nombreuses vidéos qu’on trouve sur YouTube.

Une force qui impressionnait l’écrivain Hervé Guibert, auteur d’un livre d’entretiens avec l’artiste (Zouc par Zouc, Balland, 1978 ; Gallimard, « L’Arbalète », 2006) dans lequel elle disait notamment : « Il est maladroit d’exprimer par des mots des dimensions qui dépassent bien les mots. » Les performances de Lily McMenamy ne pourraient être mieux résumées.

A Hole Is a Hole, de Lily McMenamy, à la Bourse de commerce-Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, Paris 1er, le 7 février.

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