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Par Frédérique Roussel dans Libération — 2 février 2018
L’école Charles-Dullin vient de lancer des cours en ligne sur la mise en scène et la direction d’acteurs proposant ainsi un outil inédit à l’usage des apprentis artistes.
A première vue, la proposition paraît étrange : un Mooc (Massive open online course) pour apprendre la mise en scène. Donc un enseignement immatériel pour une pratique fondamentalement physique. C’est pourtant ce que propose le théâtre Charles Dullin : six Mooc, les deux premiers, «La direction d’acteurs» et «L’espace», ont démarré le 23 janvier avec 350 inscrits.
En septembre 2011, l’école Charles-Dullin, située cité Héron dans le Xe arrondissement de Paris, fondée en 1921 par le metteur en scène et comédien éponyme, ferme ses portes après des difficultés financières. Le local vendu, s’engage alors une période de réflexion sur la suite. «En échangeant avec un certain nombre d’interlocuteurs, nous avons eu la conviction qu’il manquait un pan mise en scène dans le système de formation, explique Claire David, directrice éditoriale et artistique et directrice de la collection Actes Sud «Papiers». Il y a d’excellentes écoles d’acteurs et peu de parcours dédiés à la dramaturgie (le conservatoire et l’Ecole du Nord).» D’où l’idée de cette plateforme pédagogique à destination des débutants et des amateurs, la première dans son genre, à part les TED ou les masterclass. Ici, le programme a été discuté, disséqué et bâti par des professionnels passionnés de transmission. Une année de réunions avec différents partenaires a permis de définir les thèmes des Mooc, en axant sur les fondamentaux. Leur évolution viendra en marchant, notamment par des échanges de bonne pratique avec d’autres gestionnaires de Mooc. Huit semaines, à raison d’une heure et demie par semaine
Aucun prérequis n’est demandé aux «apprentis». Dans les premiers inscrits aux deux Mooc ouverts depuis huit jours, il y a des enseignants qui ont toujours pratiqué le théâtre en cours, des étudiants en art dramatique, des scientifiques, des jeunes qui souhaitent devenir metteurs en scène sans passer par la case école d’acteurs. Il y a la possibilité d’accéder gratuitement à des vidéos de dix minutes environ. La formule payante, à 69 euros, se déroule sur huit semaines, à raison d’une heure et demie par semaine. Elle comprend des interviews exclusives avec des metteurs en scène de premier plan, des exercices pratiques, un «laboratoire» et deux séances d’évaluations entre apprentis. A la fin du cycle, l’apprenti dispose du PDF du Mooc, d’un accès Facebook privé pour poursuivre le dialogue et d’une attestation. L’école Charles-Dullin propose même quelques places d’assistants metteurs en scène dans des festivals, en particulier à l’Aria en Corse et au nouvel événement de Robert Cantarella à Pézenas. Il y aura aussi des répétitions au Théâtre ouvert.
Le premier Mooc s’intitule «La direction d’acteur» ; Ariane Mnouchkine, Eric Lacascade, Guy Cassiers, le Polonais Kristian Lupa, Bernard Murat et Christian Schiaretti y font le récit de leurs expériences. Le deuxième creuse «L’espace» ou comment définir le lieu théâtral : quelle place réserver aux décors ? Pendant six semaines, Yves-Noël Genod revient sur l’histoire de la scénographie et présente différentes formes de mises en scène. De même, témoignent Eric Ruf, Jean-François Sivadier, Stéphane Braunschweig, Jeanne Candel et Christiane Jatahy. Le Mooc «Mettre en scène est un métier» démarrera le 10 avril, avec Robin Renucci qui reviendra sur l’émergence de ce métier apparu au tournant du XIXe et du XXe siècle, on y verra aussi Alain Françon, Brigitte Jaques-Wajeman, l’Allemand Thomas Ostermeier, Jean-Pierre Vincent et Olivier Py. Le 9 juillet démarrera «L’atelier du spectateur». Et plus tard encore dans l’année, «Lire le théâtre» et «Concevoir et diriger un projet». Trente metteurs en scène ont accepté de participer à cette plateforme pédagogique, tout en apportant un court extrait de leur spectacle. «La mise en scène n’est pas totalement intuitive»
Il ne faut pas imaginer que cela remplace un enseignement plus long. «C’est un outil de travail et pas une fin en soi, évidemment qu’il faut pratiquer, dit Claire David, en citant Robin Renucci. Mais avoir un peu de culture et de réflexion peut apporter beaucoup. La mise en scène n’est pas totalement intuitive.» L’initiative semble avoir été globalement bien accueillie par les pros. L’outil permet en tout cas de faire profiter au-delà des frontières et d’élargir le cercle.
Dans le cadre de la programmation du cycle L'Age des Possibles, proposé par le Nouveau Théâtre de Montreuil, la compagnie la Cordonnerie présente sa dernière création, "Dans la Peau de Don Quichotte", un ciné-spectacle tendre et drôle dans lequel un petit bibliothécaire perd le Nord et se prend pour le célèbre chevalier justicier.
Dès la première minute on est conquis. Pourtant un samedi soir pluvieux de janvier, on l'avoue, on était un peu frileux à l'idée de mettre le nez dehors. Parfois il faut beaucoup aimer le théâtre, se faire un peu violence pour y croire encore et se lancer à la découverte d'une compagnie que l'on ne connaissait que de réputation. La Cordonnerie a bonne presse, le bouche à oreille n'en dit que du bien et l'on voit des étoiles s'éclairer dans les yeux quand les gens en parlent. Ce qui est toujours bon signe. Alors, nous y voilà, on a bravé nos instincts casaniers hivernaux et on regarde avec étonnement tous ces adolescents autour de nous s'ébrouer, discuter avec entrain ou repliés sur leur téléphone, captivés par je ne sais quel jeu bien de leur âge mais pas du nôtre. Et puis le noir se fait. Une voix s'élève, nous attrape. Plus rien n'existe que l'histoire qui va nous être racontée, sortie d'un carton déniché dans un vide-grenier, d'un scénario inachevé qui s'offre à la compagnie en panne d'inspiration comme un trésor, la clef de leur nouveau spectacle que voici donc.
"Dans la Peau de Don Quichotte", c'est l'histoire de Michel Alonso, un petit bibliothécaire de rien du tout, employé solitaire tout entier attelé à sa tâche et ficelé à son bureau, rivé dans ses livres et son ordinateur, chargé de superviser le passage à l'an 2000 et son bug redouté. L'homme ne lève jamais le nez ou si peu, marmonne entre ses dents quand il s'agit de s'adresser à quelqu'un. Seule une femme, belle, altière, souriante, le tire un instant de son labeur et lui fait fondre le cœur immédiatement. Un coup de foudre. L'élue replace un livre dans les rayonnages avant de disparaître aussi sec. Une apparition. Ce livre, c'est le "Don Quichotte" de Cervantès. Arrive la date fatidique du 31 décembre. Et voilà qu'au lieu du bug informatique craint, c'est Michel Alonso lui-même qui débloque et se prend pour... Don Quichotte de la Mancha. On bascule alors dans les plaines désertiques espagnoles, et le technicien de surface de la bibliothèque municipale devient en la personne de Sancho Panza le compagnon d'aventures du chevalier à la triste figure. Et notre tandem improbable de parcourir la contrée en vue de secourir la veuve et l'orphelin.
Le propre de la Cordonnerie (dirigée en duo par Samuel Hercule et Métilde Weyergans) étant de créer des ciné-spectacles dans lesquels théâtre et cinéma s'accordent, se complètent, interagissent, "Dans la Peau de Don Quichotte" relève du même dispositif pluridisciplinaire qui a fait l'identité et la reconnaissance de la compagnie. On est donc face à un écran, entouré, à jardin, de deux musiciens et leur tripoté d'instruments, et à cour, des bruiteurs, narrateurs. Si la première partie se passe majoritairement à l'écran, dévolu à l'image, l'espace scénique se vouant à la fabrication en direct du son - entreprise fascinante par ailleurs, tout aussi captivante que le film projeté -, la seconde partie opère un ré-équilibrage et l'image se prolonge au plateau, dans un dédoublement des comédiens pertinent puisque le propre de Don Quichotte est de voir le monde tel que son esprit le façonne et non tel qu'il est, autrement dit de vivre dans un monde parallèle à la réalité. Le regard s'adapte très facilement à ce morcellement des espaces, il circule de l'un à l'autre en toute aisance. L'image et le son se diffractent, le dispositif est à nu puisque tout se fait à vue mais le procédé n'empiète pas sur la narration, la forme ne parasite pas le fond, elle ne nous empêche nullement d'entrer dans la fable, de sauter à pieds joints dedans d'emblée. Au contraire, elle l'alimente d'une dimension artisanale et bricolo qui vient lui donner sa patine, sa magie et une épaisseur supplémentaire, celle des jeux de l'enfance et de l'évasion par le rêve.
Ce spectacle délicat et sensible, ingénieux et inventif, est soigné dans ses moindres détails et c'est un régal pour les yeux et les oreilles. Sa réalisation est virtuose, le texte s'écoute avec délectation, le film est magnifique, les comédiens parfaits et la musique (signée Timothée Jolly et Mathieu Ogier), n'en parlons pas, elle est splendide et nous immerge immédiatement dans cet univers qui oscille entre les lieux et les époques, entre réalisme et fantaisie, imaginaire et folie, littérature et cinéma. Le personnage de Don Quichotte envahit l'esprit de Michel Alonso au point de lui faire perdre la raison. Et notre petit bibliothécaire picard de se faire son cinéma comme La Cordonnerie nous fait le sien. Tout se tient. Tout se recoupe sans cesse, le scénario est remarquablement troussé, on se retrouve ému comme un enfant. Que dis-je ému, bouleversé par le destin de ce héros au cœur pur.
Par Marie Plantin
Dans la peau de Don Quichotte Du 25 janvier au 10 février 2018 Au Nouveau Théâtre de Montreuil 10 Place Jean Jaurès 93100 Montreuil
Du 1er au 9 juin 2018 Au Théâtre de la Ville / Théâtre des Abbesses
Par Gilles Renault dans Libération / Next — 2 février 2018
Poussés à pactiser avec le théâtre privé et victimes d’une baisse constante de leurs subventions, les CDN se sentent remis en cause. Et la bagarre juridique qu’ils viennent de remporter n’y change rien.
Mi-janvier, les centres dramatiques nationaux (CDN) ont remporté une victoire contre les syndicats d’artistes qui leur réclamaient 8,5 millions d’euros de dédommagement pour non-respect d’un accord de 2003 sur l’emploi direct des artistes interprètes. Avec des sommes allant de 126 000 à presque 900 000 euros selon les lieux, l’enjeu était de taille et le fait que les plaignants aient été déboutés de leur action en justice a suscité un ouf de soulagement.
De là à dire que la vie des CDN est un long fleuve tranquille… Depuis une quinzaine d’années, les subventions publiques de ces structures financées pour l’essentiel par l’Etat - et dans une moindre mesure par les collectivités territoriales - sont régulièrement à la baisse (ou stables, au mieux) et, de temps à autre, des voix s’élèvent pour remettre en question le modèle de ces maisons promues (à Colmar, puis Saint-Etienne, Rennes, Toulouse…), au sortir de la Seconde Guerre mondiale, doubles symboles de la décentralisation et de la renaissance culturelle (lire encadré). Avec un signe particulier possiblement synonyme de valeur ajoutée… ou de contrariété pour les tutelles : contrairement aux cinq théâtres nationaux et aux 70 scènes nationales, ce sont des artistes qui - comme pour les centres chorégraphiques nationaux, dont l’histoire et les statuts diffèrent néanmoins - dirigent les CDN, au nombre de 38 dans le pays (dont deux jeunes publics).
En guise de feu d’artifice du 14 juillet 2017, Régine Hatchondo, directrice de la Direction générale de la création artistique, avait allumé la mèche en balançant en plein cœur du festival d’Avignon aux directeurs de CDN réunis pour l’occasion : «Quand vous me parlez d’argent, vous ne me faites pas rêver… Heureusement que j’ai autre chose que vous dans ma vie… Votre modèle économique est à bout de souffle. Et puis il va falloir quand même penser à faire tomber le mur de Berlin entre vous et le théâtre privé.» L’allusion à la ville allemande pouvant se lire au passage comme une référence (subliminale ?) au légendaire théâtre de Berlin-Est, la Volksbühne, au moment même où l’actuel directeur Frank Castorf (un artiste allemand) était prié de céder sa place à Chris Dercon (un curateur flamand), ancien directeur de la prestigieuse Tate Modern de Londres - façon de rejouer, sur fond de polémique autour de la gentrification culturelle, la vieille querelle entre artiste et gestionnaire ?
«Réveiller les esprits» «Mépris total», «cynisme», «provocation»… Il n’en fallait pas plus pour que le parterre visé ne dénonce la cabale. Très vite, l’artificier Hatchondo a éteint l’incendie. De même que Benoît Lambert, directeur du CDN de Dijon, relativise a posteriori : «Elle est du Sud et le ton est effectivement monté. Mais ça fait du bien de s’empailler un peu et cette séquence estivale a eu la vertu salutaire de réveiller les esprits après l’eau tiède du quinquennat de Hollande, où nous avions le sentiment d’exister dans une relative indifférence.»
Rétropédalage ou pas, reste l’adage voulant qu’il n’y ait pas de fumée sans feu. «L’inquiétude n’est pas illégitime, observe Emmanuel Wallon, sociologue spécialisé dans l’étude des politiques culturelles. On demande aux établissements de maximiser leurs recettes propres. On encourage le mécénat. Ce qui peut avoir des conséquences sur les choix artistiques et, à terme, contribuer à remettre en question les acquis de la décentralisation théâtrale. D’autant que se fait entendre, sinon au ministère de la Culture, du moins au gouvernement, cette petite musique vantant les bienfaits du privé.»
Les 17 et 18 janvier, se déroulait à Nantes la huitième édition des Bis, biennales internationales du spectacle. Aucune table ronde autour des 70 ans des centres dramatiques nationaux. Nicolas Marc, le directeur de l’événement, n’y avait confié parmi les intervenants que deux responsables de CDN, Cécile Backès (Béthune) et David Bobée (Rouen). «Mais il n’y avait pas la volonté de minimiser leur place. Simplement, nous n’avions pas prévu cette année de grand débat sur ce thème», précise le directeur qui, en outre, ne croit pas détecter de crise de confiance de la part du ministère vis-à-vis d’établissements aux considérations disparates. «Pour en avoir parlé avec pas mal de directeurs, je sais que tout le monde n’était pas sur la même ligne que Marie-José Malis [à la tête du CDN d’Aubervilliers et encline à durcir le dialogue, ndlr] observe Nicolas Marc. La nouvelle génération a sans doute une approche plus positive et moins revendicative que l’ancienne, gâtée par l’histoire et qui, confrontée à une réalité assurément différente et plus complexe, hurle à la ca tastrophe dès qu’on annonce une baisse de 1 % ou 2 % de budget.»
«Les profils ont effectivement évolué au fil des décennies, confirme Emmanuel Wallon. Les premiers artistes nommés étaient de véritables chefs de troupe amenés à tout inventer, à partir de nouveaux outils, dans des lieux parfois construits pour l’occasion. Ils devaient se soucier du rayonnement territorial et multipliaient les levers de rideaux. Aujourd’hui, les directeurs sont tous passés par des compagnies et ils assument un ou deux mandats, rarement trois, avec en tête l’idée de remplir une mission, plutôt que de concevoir une entreprise théâtrale à proprement parler. Pourtant, les CDN demeurent de singuliers champs d’expérience qui méritent d’être défendus comme tels.»
Dans la catégorie (quasi) néophyte, Carole Thibaut défend avec conviction ce profil particulier voulant qu’une directrice puisse continuer parallèlement à créer, et vice versa. A la tête depuis janvier 2016 du CDN de Montluçon-Auvergne, un des plus petits de France, l’auteure, metteure en scène et comédienne, qui écrit depuis une douzaine d’années ses propres spectacles, assure avoir trouvé l’équilibre, après «une prise de poste compliquée» la première année, car consacrée à découvrir le lieu, les équipes, les contraintes administratives et à mettre en place un nouveau projet… dans un théâtre obéré.
«Bons branchements»
«A mon arrivée, on me disait : "Cette maison va t’avaler et tu n’auras plus le temps d’écrire. Un bon directeur ne peut plus être un bon artiste." Or, j’estime parvenir à concilier les deux : gérer des budgets et se coltiner des tâches ingrates ne nuit pas au temps de l’écriture, censément solitaire, dans un lieu dévolu à la création. Avec une équipe (chargé de prod, directeur technique, régisseurs) et une troupe à demeure, le travail me paraît même plus approfondi. Nous testons plus facilement et avançons non pas autour d’un leader, mais d’un projet commun», argumente celle qui vient de présenter sa nouvelle création in situ, la Petite Fille qui disait non. Et se dit résolue, «au milieu de la ruralité», à perpétuer «la grosse tradition d’itinérance» du CDN avec des spectacles hors les murs, à l’instar de l’artiste Nadège Prugnard, qui intervient aussi bien dans l’espace public que dans des cafés.
La question de la légitimité de l’artiste-directeur, Benoît Lambert assure, lui, qu’il s’en fiche complètement. «Après vingt ans de compagnie, j’en ai juste eu marre d’être mon principal sujet de préoccupation et j’ai préféré me soucier du partage de l’art et de ses usages, développe le quadragénaire, patron depuis 2013 du théâtre Dijon-Bourgogne. En allant plus loin, je considère même comme révolue cette idée à la fois ultra romantique, réactionnaire et ringarde que l’institution tirerait l’entièreté de sa légitimité du seul talent de la personne qui la dirige.»
«Quels services ce genre d’outil peut-il rendre aux artistes et aux publics ? Trouver les bons branchements entre l’œuvre vivante et les gens qui la rencontrent me semble autrement plus intéressant que me focaliser sur mon prochain spectacle», précise encore celui qui, entre autres initiatives, développe cette année un dispositif pilote de contrats de professionnalisation avec quatre jeunes comédiens et travaille avec quatre compagnies associées. «Heureusement que l’art n’est pas l’apanage des seuls artistes, observe néanmoins Benoît Lambert, sinon ça deviendrait flippant.»
Gilles Renault
«DES LIEUX DE RÉFÉRENCE NATIONALE»
Institutionnalisés dès 1946 par Jeanne Laurent (sous la direction des Arts et des Lettres au ministère de l’Education nationale), les CDN ont pour vocation d’élargir l’accès à la culture. Entreprises privées de type SARL, ils doivent favoriser la «création théâtrale d’intérêt public» dans une «zone définie par le contrat». Charge à celui ou celle qui le dirige de «faire de son centre un lieu de référence nationale et régionale pour la création et l’exploitation de spectacles créés par son équipe» et de «rechercher l’audience d’un vaste public et la conquête de nouveaux spectateurs». Tous les CDN ont à leur tête un artiste (acteur, metteur en scène, dramaturge, auteur ou scénographe) pour un mandat de trois ans, renouvelable deux fois maximum. L’ensemble des CDN du territoire accueillent entre 1 million et 1,5 million de spectateurs payants par an, dont environ un quart de scolaires.
Légende photo : Lors de l'inauguration de la Nouvelle Comédie de Saint-Etienne, en octobre. Photo Nicolas Marie
La nouvelle est tombée comme un couperet, sous la forme d’un communiqué du ministère de la Culture : le Tarmac fermera ses portes en 2018 pour laisser place au Théâtre Ouvert, dont le bâtiment historique doit fermer ses portes. Problème, ces deux théâtres n’ont pas les mêmes missions. Et elles sont toutes deux indispensables. De quoi le ministère veut-il faire l’économie ? Et comment met-on devant le fait accompli ceux qui se dédient à diriger ces lieux ? Nous publions, dans un premier temps, la lettre ouverte adressée au président de la République par des artistes francophones pour qui le Tarmac est plus qu’un théâtre qui les accueille et les produit, mais un espace de création qui les découvre, les accompagne et les soutient.
Le théâtre de la francophonie sur l’échafaud ?
Monsieur le Président de la République, Le bruit court. La rumeur enfle. La colère gronde, nous ne pouvons nous taire. Le Tarmac, l’unique scène dédiée à la francophonie, serait en sursis ! Votre intérêt affirmé pour la francophonie nous a enthousiasmés et a fait naître un espoir nouveau parmi le monde de la culture.
Mais derrière les déclarations d’amour à la langue française, une politique brutale serait-elle en train de se mettre en place ? La machine administrative aurait-elle mandat pour livrer bataille contre la culture et ses artistes francophones ?
“Derrière les déclarations d’amour à la langue française, une politique brutale serait-elle en train de se mettre en place ?”
On entend que le Tarmac disparaîtrait brutalement. Une décapitation en silence organisée par le Ministère de la culture. Nous ne pouvons le croire.
Alors que nous espérons une nouvelle impulsion, nous pourrions être victimes d’une politique de l’ancien monde, à bout de souffle, qui cloue les créateurs francophones au pilori, qui bafoue les publics, qui ignore superbement le travail quotidien mené avec le monde éducatif et associatif.
Vous le savez, Monsieur le Président, le Tarmac est un lieu très identifié, la maison reconnue et familière des artistes francophones. C’est l’un des plus grands réseaux sur la scène internationale, qui entretient des échanges constants avec des écrivains, intellectuels, interprètes, chorégraphes, metteurs en scène des quatre coins du monde, de Brazzaville au Caire, de Ouagadougou à Beyrouth, en passant par Montréal ou Marrakech.
Faire disparaître le théâtre du Tarmac, c’est choisir de détruire Notre maison. C’est aussi choisir de détruire un théâtre populaire, ancré sur un territoire vaste et métissé. Les innombrables établissements scolaires, universités, médiathèques, associations auprès desquels nous intervenons chaque jour construisent avec nous l’identité culturelle des nouvelles générations. C’est maintenant qu’il faut conforter le Tarmac dans sa mission. Vous ne pouvez, Monsieur le Président, en faire table rase au moment même où tout milite à porter haut les valeurs humanistes de la France. La mission de ce théâtre mérite d’être défendue avec d'autant plus de vigueur aujourd'hui que les idéologies extrémistes et xénophobes se font légion.
“Faire disparaître le Tarmac, c'est choisir de détruire un théâtre populaire, ancré sur un territoire vaste et métissé”
Monsieur le Président, quelle serait une refondation de la francophonie qui commencerait par couper les vivres à ses artistes ? Comment pourrait-on vouloir impulser un nouvel élan en détruisant un symbole ?
Défendre aujourd’hui le Tarmac, c’est aussi regarder dans les yeux les défis contemporains de l’Europe dans le contexte des nouvelles migrations, c’est porter un regard lucide et généreux sur une histoire partagée. Alors, nous refusons l’improbable. Nous sommes nombreux à nous opposer résolument à la disparition du Tarmac, fer de lance des cultures francophones en France.
Monsieur le Président, nous vous demandons instamment de porter une politique ambitieuse pour la francophonie, ses acteurs et ses publics. Aujourd’hui, au cœur de cette action, il s’agit, avec fierté de soutenir le Tarmac.
Zeina Abirached, auteure de bandes dessinées Marguerite Abouet, écrivaine, scénariste et réalisatrice Gustave Akakpo, auteur, dramaturge et metteur en scène Laura Alcoba, romancière Jacques Allaire, metteur en scène Pouria Amirshahi, rapporteur de la mission d’information parlementaire sur « l’ambition francophone » (2014) Hakim Bah, auteur et dramaturge / lauréat prix RFI 2016 Kidy Bebey, écrivain et journaliste Yahia Belaskri, écrivain Pascal Blanchard, historien Ali Chahrour, chorégraphe Serge-Aimé Coulibaly, chorégraphe Louis-Phillipe Dalembert, écrivain Jean Paul Delore, metteur en scène Ananda Devi, écrivain Abdelkader Djemaï, écrivain Ahmed El Attar, auteur, metteur en scène / directeur D-CAF festival - le Caire Hassan El Geretly, metteur en scène / directeur d’El Warsha – le Caire Nedim Gürsel, écrivain Gaël Faye, chanteur, rappeur, auteur-compositeur-interprète Hassane Kassi Kouyaté, directeur de la scène nationale Tropiques Atrium Martinique / membre du collège de la diversité Jack Lang, Président de l’institut du monde arabe Sébastien Langevin, rédacteur en chef de la revue « Le français dans le monde » Henri Lopes, écrivain Alain Mabanckou, écrivain, prix Renaudot 2006 / Professeur titulaire de littérature francophone à UCLA (université de Californie à Los Angeles) Yamen Manaï, écrivain / prix des cinq continents de la francophonie 2017 Daniel Maximin, écrivain Achille Mbembe, philosophe / auteur de « Critique de la Raison nègre » / professeur à l’université de Witwatersrand à Johannesburg Boniface Mongo Mboussa, essayiste et critique littéraire Fiston Mwanza Mujila, écrivain Fabrice Murgia, auteur, metteur en scène / directeur du théâtre national de Bruxelles Criss Niangouna, auteur et comédien Dieudonné Niangouna, auteur, dramaturge et metteur en scène Wilfried N’sondé, écrivain, musicien / prix des cinq continents de la francophonie 2007 / prix Senghor de la création littéraire Gabriel Okoundji, poète George Pau-Langevin, députée du 20ème arrondissement / ancienne ministre des Outre-Mer Raharimanana, écrivain Rodney Saint-Eloi, écrivain / directeur des éditions Mémoires d’encrier, Montréal Salia Sanou, chorégraphe Boualem Sansal, écrivain francophone Soro Solo, journaliste et animateur Véronique Tadjo, écrivaine et universitaire Sami Tchak, écrivain Minh Tran Huy, romancière et journaliste Abdourahman Waberi, écrivain et professeur à George Washington University Aurélien Zouki, collectif Kahraba – Beyrouth / directeur du festival Nous, la Lune et les voisins ...
CONSTELLATIONS au Théâtre de l’Aquarium 31 Janvier 2018
Marianne et Roland de rencontrent à l’occasion d’un barbecue chez des amis. Ce qui aurait pu être une simple et belle histoire devient tout à coup un tourbillon de pensées, un torrent d’hypothèses, un ravage d’images qui se précipitent et se décalent pour se recaler peut-être, autour d’une fiction qui serait une ponctuation finale, ou pas.
Nick Payne crée cette pièce en 2012. Son texte, d’une adresse redoutablement efficace, explore plusieurs facettes des mêmes séquences de vie de Marianne et Roland… Jusqu’à nous prendre et surprendre dans un monde de différents possibles.
Monde étrange, prodigieusement spectaculaire et évident pour faire théâtre. Celui des multivers de la physique quantique appliquée aux variations de la relation humaine, de l’approche amoureuse, de son éclosion ou de sa fanaison mais aussi celui des quêtes identitaires multiples, croisées, laissées au hasard quantique de l’aléatoire et de l’imprédictibilité.
C’est génial, c’est prenant, c’est surprenant et c’est touchant aussi. Pour ce que nous voyons et devinons, pour ce que nous comprenons et recomposons et pour ce que nous projetons de nous-même et des autres.
A ce petit jeu des perturbations de la vie qui bouscule le temps, l’espace, le sentiment ou la perception du réel, nous pourrions nous perdre, nous sentir déroutés mais non cela fonctionne, plutôt très bien d’ailleurs. Comme une valse lente qui s’emballe peu à peu, voici une expérience théâtrale singulière qui fait penser à ces jeux d’enfants qui commencent par : « et si… ? ».
Il ressort de ce spectacle l’impression forte et savoureuse d’avoir assister à un combat ludique et mirifique pour la quête de soi, de l’autre, de l’altérité. Pour l’effondrement des murs qui empêchent, la fonte de idées qui obligent. Comme une ode de deux Spartacus pour la liberté de choisir, d’aimer à sa guise, de pouvoir dire oui ou non.
La mise en scène et la scénographie de Arnaud Anckaert se sert de toutes les possibilités de théâtralisation. Le son, la lumière, le décor, la posture, le regard, le toucher, le mouvement, le silence, l'intonation, le débit des phrases. Tous ces éléments composent un ensemble cohérent et riche, complémentaire et captivant.
Bien sûr, une telle partition faite de codas, de reprises, de variations (parfois d’un mot, d’une idée, d’une inversion) et de mélange de séquences dans l’espace-temps de la pièce, demande une virtuosité de jeux. C’est réussi ! Noémie Gantier et Maxence Vandevelde sont éblouissants de sincérité, de sensualité et de pluralité. Un remarquable travail d’interprétation.
Un spectacle comme une expérience théâtrale magique et ludique servant un questionnement sur le libre-arbitre et le choix, admirablement bien joué. Un superbe temps de théâtre.
CONSTELLATIONS Texte de Nick Payne, traduit par Séverine Magois (première création française). Mise en scène de Arnaud Anckaert. Scénographie de Arnaud Anckaert en collaboration avec Olivier Floury. Lumière de Martin Hennart. Musique de Benjamin Collier. Costumes de Alexandra Charles. Régie générale de Olivier Floury. Assistanat à la mise en scène de Anna Dewaele.
Avec Noémie Gantier et Maxence Vandevelde.
Jusqu'au 18 février 2018 Du mardi au samedi à 20h00 et le dimanche à 16h00
Cartoucherie, route du Champs de Manœuvre, Paris 12ème
Par Emmanuelle Bouchez dans Télérama Publié le 03/02/2018.
Quand un collectif de jeunes acteurs rencontre un collectif de jeunes auteurs, qu’est-ce qu’ils fomentent ? Des histoires de pirates, incarnées et affranchies.
Se poser au théâtre les questions qui agitent le présent, tout en y affichant un jeu très incarné et une dramaturgie accessible à tous, voilà ce que réussit le collectif d’acteurs OS’O, qui a vu le jour en 2011, au sein de l’Ecole supérieure de théâtre de Bordeaux. C’est aujourd’hui l’une des jeunes bandes théâtrales les plus prometteuses : en 2016, au festival Impatience (1) , elle rafla d’ailleurs les Prix du jury et du public avec Timon/Titus, un spectacle brodant deux pièces de Shakespeare sur le thème de la dette. Cette fois-ci, le collectif hisse le Pavillon noir et navigue dans les eaux de la piraterie, clignant de l’œil à la flibuste pour mieux s’orienter dans le « deep Web » contemporain — Net profond —, espace d’échanges dérégulé où tout est possible, le meilleur comme le pire. Sa bonne idée ? Avoir convié à écrire et à co-mettre en scène un autre collectif (Traverse), constitué de sept jeunes auteurs et rencontré en 2015.
Dans le contexte de cet océan numérique, tous ont imaginé plusieurs figures inspirées de célèbres hackers luttant pour la diffusion gratuite de la connaissance (tel le jeune Américain Aaron Schwartz), de zadistes français assignés à résidence par l’état d’urgence, ou encore d’opposants syriens actifs sur le Net. Comme dans une série, plusieurs pistes dramatiques sont explorées, rythmées par des intermèdes cocasses bien envoyés. L’une des trois histoires — la plus étonnante par sa mise en scène — se déroule dans un espace virtuel. Là où certains se seraient outillés de béquilles technologiques, les OS’O font confiance à leurs seuls corps d’acteurs pour incarner la vie numérique de sept « hacktivistes », dispersés sur la planète et s’acharnant à sauver une héroïque « pirate ». L’encodage secret, dessiné en duo par une gestuelle chorégraphique, est l’un des plus beaux moments du spectacle… Le profil de certains personnages mériterait sans doute un degré supplémentaire de complexité… Pavillon noir est un spectacle encore vert et plus univoque que Timon/Titus, qui créait le débat à même la scène. Mais c’est une audacieuse expérience de liberté artistique.
(1) Télérama est partenaire du festival Impatience depuis sa fondation, en 2009.
| 2h15 | Jusqu’au 3 février au TnBA, à Bordeaux (33), tél. : 05 56 33 36 80. Du 7 au 9 à Rouen (76), tél. : 02 35 70 22 82, du 13 au 17 à Tours (37), tél. : 02 47 64 50 50. Et jusqu’en mai à Valenciennes, Aubusson…
La Fusillade sur une plage d’Allemagne de Simon Diard (Ed. Tapuscrit/Théâtre Ouvert), mise en scène et scénographie de Marc Lainé – création à Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies contemporaines
Quand le public pénètre la salle de théâtre, le plateau habité saisit d’emblée l’attention : une scène figée happe le regard – les personnages – des jeunes gens et un homme mature – sont arrêtés en pleine action ; ils ont creusé une fosse dans la terre herbeuse ; et des feuillages sur écran font mouvoir leurs branches célestes.
Après l’installation des spectateurs sur leur siège, la sculpture collective et stable que les personnages immobiles et silencieux dessinaient se met à bouger et à parler.
L’homme adulte est dans la fosse et semble s’en prendre à quelque chose ou quelqu’un qui gît là tandis que les autres le regardent et commentent la situation.
L’homme frappe fort ce que l’on pourrait concevoir comme une victime non visible qui d’abord a été bourreau. Et de fil en aiguille, les malheurs transmettent leur fatalité.
Pour le metteur en scène Marc Lainé, la pièce de Simon Diard qu’il crée à Théâtre Ouvert est un objet littéraire rare, un labyrinthe d’histoires à traverser, un joli piège.
Cinq figures font s’entrecroiser une série de récits dont le fil conducteur est la violence – situations de guerre, d’attentat, de massacre gratuit et de disparition.
Se dessine peu à peu l’histoire récurrente d’un adolescent tueur de masse qui commettrait un massacre sur une plage. La résurgence de cette image se retrouve dans la seconde partie de la pièce où, au milieu de la forêt, une fosse béante dont le creux n’est pas visible pourrait recevoir le corps inanimé du même tueur de masse.
« La tranquillité effrayante d’une forêt au milieu de nulle part. De l’été – … C’est peut-être ce qui cadre le moins : mourir en plein soleil, se faire tuer au beau milieu de l’été, alors que ceux de son âge prennent d’assaut les plongeoirs des piscines à ciel ouvert pour exécuter des séries de sauts de l’ange terriblement précis. »
La question est posée au spectateur : quelle image de la violence portons-nous ?
Le poème dramatique Fusillade sur une plage d’Allemagne invite à un examen de conscience, à une exploration intime de ce que nous ressentons face à l’agression.
Sont convoquées les images contemporaines et chaotiques des terroristes du temps, mêlés à des personnages de jeu vidéo – shoot’em -, des adolescents en mal de tuerie. Les visions qui émanent sont indécidables, improbables mais « vraies ».
Extérieures, elles sont projetées mais elles sont inscrites « moralement » en chacun qui, avec la prose poétique de la pièce, invente son propre scénario et son roman.
Les protagonistes – les narrateurs – racontent les images de catastrophe d’un enfant qui plonge d’un canot dans les eaux profondes marines et qu’on ne revoit plus ; son frère resté ne comprend pas et le perd pour toujours, hors de son champ de vision.
Impuissante, inefficace, se pose la question de la survie et de l’appel à l’aide.
« Sur le point de réaliser qu’il s’est risqué trop loin de la côte. Qu’il n’aura pas la force de nager jusqu’au sable…Où qu’il regarde, le scintillement envahit l’espace, comme une prémonition, déferle sur tous les points de l’horizon, frôlant les eaux, l’homme suit des yeux la progression de la lumière sur le point de comprendre, encerclé, qu’elle fond tranquillement sur lui, comme une préscience foudroyante – le soleil dans les yeux qu’il fixera jusqu’à ce que tout devienne noir. »
Le père filme la plage et les estivants, submergé par la lumière du soleil aveuglante. La vision d’horreur répétitive crée encore un effroi absolu quand le père s’imagine tuer sa femme et ses deux enfants avant de retourner l’arme contre lui.
Un puzzle à composer, un paysage à peindre, une atmosphère à inventer, le scénario est le fruit du regard et de l’écoute de chacun, attiré par le canot gonflable vide autant que par la lumière aveuglante des coups de feu stridents qui éclatent.
Un pari surprenant, tenu avec rigueur grâce au bel engagement des comédiens entièrement dévolus à leur vision de cauchemar qu’ils voudraient pouvoir contrôler, Ulysse Bosshard, Cécile Fisera, Jonathan Genet, Mathieu Genet et Olivier Werner.
Véronique Hotte
Théâtre ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, 4 bis cité Véron 75018 – Paris, du 19 janvier au 10 février 2018. Tél : 01 42 55 74 40
Après avoir fait sensation au dernier festival d’Avignon, la pièce de théâtre Saigon, mise en scène par Caroline Guiela Nguyen, est à l’affiche du théâtre de l’Odéon à Paris. Ses personnages, tous liés à l’histoire française du Vietnam et l’histoire vietnamienne de la France, défilent dans la cuisine d’un restaurant du 12e arrondissement de Paris. Des histoires d’exils et d’amour qui réunissent des comédiens français et vietnamiens.
Par Jean-Pierre Thibaudat pour son blog Balagan : 29 janv. 2018
C’est une aventure pirate réunissant deux bandes de lascars trentenaires, les cinq acteurs et actrices du collectif OS’O à l’origine du projet et les sept auteurs et autrices du collectif Traverse. Ensemble, ils signent « Pavillon noir » qui parle des pirates d’aujourd’hui et aussi d’hier en piratant les normes habituelles de la création théâtrale. Un spectacle manifeste qui fera date.
Il y a trente ans ou quarante ans, on ignorait que notre quotidien allait être investi, envahi, gavé et submergé par des expressions, des mots et des choses tentaculaires comme web, Internet, Google, Apple, Facebook, commande en ligne, piratage informatique, geek, hackers, lanceurs d’alerte, bitcoin… Aujourd’hui les gouvernements, à commencer par les plus autoritaires et jusqu’à nos chères démocraties parlementaires, et les plus grandes et riches entreprises de la mondialisation libérale (Milliardaires de tous les pays, unissez-vous) se sont diablement intéressés à ces choses résumées en une formule magique, les « nouvelles technologies » auréolées de l’innocente poudre de perlimpinpin de la nouveauté. Plus encore, les puissants et les Etats entendent en tirer profit ne serait-ce qu’en les contrôlant et donc en contrôlant chacun d’entre nous, espionnant nos goûts, nos manies, nos idées, notre vie privée. « A l’heure de la surveillance de masse... »
A l’opposé, ceux qui voient dans ces nouvelles merveilles du monde sorties tout droit de l’intelligence humaine des instruments formidables pour partager des savoirs et des richesses, un outil fabuleux d’éducation, d’ouverture, d’émancipation politique et d’expression libre, ceux-là sont régulièrement poursuivis par ces Etats, ces gouvernements de tout bord, comme espions, terroristes, agents de l’étranger, pirates, malfaiteurs, citoyens indignes, etc. C’est de tout cela que parle Pavillon noir, un spectacle pirate.
Il y a trente ou quarante ans, les cinq acteurs et actrices du Collectif OS’O (d’après l’expression « on s’organise ») et les sept auteurs et autrices du collectif Traverse n’étaient pas encore nés. Ils ont vu naître Internet et ont vu se propager ces nouvelles technologies, ils ont grandi avec elles et leurs développements qui sont allés de pair avec la mondialisation. Ils circulent sur le Net comme un poisson dans l’eau qui l’a vu naître, ils savent les avancées et les dangers de ce monde virtuel et de ses agencements, ils en suivent les mises à jour et aujourd’hui ensemble, les deux collectifs se posent la question : « A l’heure de la surveillance de masse, du recul des libertés individuelles et de la fin de l’anonymat, peut-on vraiment continuer de considérer les sociétés occidentales comme des démocraties ? » C’est de cela aussi que parle Pavillon noir, un spectacle gaiement subversif.
Ces auteurs, ces acteurs férus de nouvelles technologies et souvent fortiches en la matière, sont plus encore des amoureux fous de cet art très ancien qu’est le théâtre. C’est éperdument de cela aussi que parle Pavillon noir ; de théâtre, follement.
Pavillon noir part à l’assaut de ce questionnement sur nos démocraties à l’heure des méfaits du web en fouillant dans le deep web ou freedom web avec les vieux moyens du théâtre : une scène, des corps, des mots. Et quelques accessoires. En l’occurrence : un canapé prêté sans contrepartie par la compagnie de transports Tchekhov and Co ; une sorte d’arc archaïque et magique offert par la fondation Eschyle et relooké par les ouvriers des forges Shakespeare, une entreprise vieille de plusieurs siècles ; des rideaux et des vitres sortis des ateliers Ibsen brothers ; une bougie offerte gracieusement par la Poquelin corporation... Poussant le bouchon de l’exigence, ils se sont interdits d’user de ces choses dont ils dénoncent les méfaits et entendent propager les bienfaits. Donc, pas de portable, pas de projection, pas d’écran. Rien qui vienne de ce monde virtuel dont ils ne font que parler. Une saine et formidable contrainte qui a libéré leur imagination scénique. Pavillon noir est un spectacle à la fois caustique, jovial et délirant.
Des pirates solidaires
Le théâtre est à la fête à tous les instants. Pas de cours, pas de discours, pas de témoignages. Pas de documents brut de décoffrage, du jeu, encore du jeu, toujours du jeu. Rien de tel que l’imaginaire pour coincer le réel dans ses cordes et en dénouer les nœuds. Saynètes à épisodes, personnages parlant couramment la langue automatique des machines et répondeurs électroniques, fiction en plusieurs scènes mettant en branle des personnes du monde réel, des héros malgré eux comme Dread Pirate Roberts, le fondateur du site Silk road (route de la soie) qui œuvrait sur le darkweb via le portail crypté Tor. Ce héros nous vaut une hilarante collusion historique. On voit des pirates des temps flibustiers armés d’épées (empruntées pour la bonne cause au musée Errol Flynn) venir à l’abordage d’un tribunal américain au moment où le procureur s’apprête à condamner celui qui sous le pseudo Dread Pirate Roberts, à deux fois la perpétuité et encore un bonus. Un vrai procès que Pavillon noir met en scène en faisant du condamné un héritier des pirates du XVIIIe siècle que le spectacle réhabilite avec l’aide de l’historien Rediker, faisant ainsi des pirates d’aujourd’hui des héritiers de ceux d’hier, à la fois voyous et justiciers. En sus, cette séquence nous gratifie d’une satire piquante des présentateurs de chaînes d’info continue qui font le pied de grue devant les tribunaux en bredouillant les mêmes formules creuses ou prétentieuses.
Quinze séquences vont ainsi se succéder sans temps morts, certaines réunissant toute la troupe, d’autres plus intimes, la plupart à épisodes et d’autres pas, comme cette séquence traversée conjointement par les attentats parisiens et la ZAD de Notre-Dame des Landes. Plusieurs séquences racontent l’histoire d’une Kazakh qualifiée dans le spectacle de « Aaron Swartz au féminin » dont l’histoire ressemble à celle de ce martyr et génie du Net, partisan d’un Internet libre et ouvert. Le jeune Aaron Swartz s’est suicidé à 26 ans le 11 janvier 2013, un mois avant l’ouverture de son procès, il risquait des dizaines d’années de prison. La justice américaine l’accusait d’avoir mis à la disposition de tous plusieurs millions d’articles scientifiques de la plate-forme payante JSTOR à partir des locaux du MIT (Massachusetts Institute of Technology) où ces documents sont accessibles gratuitement. Le spectacle évoque l’histoire de l’imaginaire Anja Gavrilin (inspirée de la Kazakh d’origine russe Alexandra Elbakyan) qui a fait en sorte de mettre à la disposition des étudiants des milliers d’articles abrités sur des sites payants.
Par trois fois reviennent les poilants Tuto Ralph et Zoé qui créent sur Internet des sortes de fiches cuisine pour internautes. Ils vont traiter successivement de darkweb, des métadonnées et du bitcoin. C’est à la fois sérieux (informé) et complètement loufoque (dans son traitement scénique). Une autre série à épisodes, plus douce, nous entraîne en Syrie où un couple, après avoir passé la nuit ensemble, se découvre : elle prépare une manifestation anti-Assad et lui compte partir en Pologne pour le Creative Commons Summit, un rassemblement pour la défense de l’Internet libre, et songe à numériser Palmyre. Une histoire va naître ainsi sous nos yeux et connaître différents rebondissements. C’est aussi la force de Pavillon noir de faire magnifiquement alterner le lent et le rapide, l’intimité à deux et le commando des sept acteurs, le drôle et le grave.
Partage et bien commun
Les sept auteurs (Adrien Cornaggia, Riad Gahmi, Kevin Keiss, Julie Ménard, Pauline Peyrade, Pauline Ribat et Yann Verburgh) ont travaillé treize semaines avec les cinq acteurs du collectif OS’O (Roxane Brumachon, Bess Davies, Mathieu Ehrhard, Baptiste Girard et Tom Linton) et, venus en renfort, Jérémy Barbier d’Hiver, Moustafa Benaïbout et Marion Lambert. Le créateur de la musique, Martin Hennart, et celui des lumières, Jérémie Papin, étaient aussi là en permanence. Baptiste Girard, l’un des cinq OS’O, ne joue pas, assurant la coordination générale avec Cyrielle Bloy. Contrairement à leurs précédents spectacles (Comme Timon/Titus, lire ici), ils n’ont pas eu besoin d’un metteur en scène pour construire cet ensemble qui évite tous les pièges de l’entassement et de la dispersion. C’est admirablement articulé, rythmé, envoyé. Et, dès le début, fracassant, mais je vous laisse découvrir ça. Si ce spectacle ne vient pas dans une ville proche de chez vous, déménagez.
Autre point et non des moindres. On ne peut pas s’aventurer dans le monde virtuel, au pays du bitcoin et des plateformes numériques sans passer par des codages, des adresses électroniques absconses. Comment faire ? La réponse est aussi drôle et belle que désarmante de simplicité ; une fois encore, le théâtre a réponse à tout.
Vers la fin du spectacle, les militants qui ont réussi à exfiltrer Anja Gavrilin s’avancent sur le plateau et chacun énonce les propos d’un commun manifeste. « L’excès des mesures sécuritaires a été, dans toute l’histoire de l’humanité, le propos des régimes sécuritaires », dit l’un. « L’internet profond demeure, dans beaucoup de pays, le dernier espace de contre-pouvoir, de dissidence, d’indépendance politique et journalistique », dit l’autre. « Nous luttons pour le droit à l’anonymat et développons des outils d’anonymisation », lance un troisième. Etc.
Ce manifeste est aussi le reflet ce que constitue le spectacle et dont son mode de production est porteur, activant des notions comme le partage et le bien commun. Méfiance d’un pouvoir central d’un côté, de l’autre mise au banc (du moins pour ce projet) du metteur en scène unique. « Nous construisons des outils pour reprendre notre souveraineté », « nous sommes le pouvoir », disent les militants de la fiction. Nous sommes le pouvoir, écrivent les auteurs, clament les acteurs.
Créé au Gallia Théâtre de Saintes, le spectacle a commencé une tournée qui se poursuivra la saison prochaine : TNBA de Bordeaux jusqu’au 3 fév ; CDN de Rouen du 7 au 9 fév ; CDN de Tours du 13 au 17 fév ; Phénix de Valenciennes les 21 et 22 fév ; Scène nationale d’Aubusson le 6 mars ; Les 3 Arches de Brive le 8 mars ; Espace 1789 à Saint-Ouen le 13 mars ; Le Canal à Redon le 15 mars ; TU de Nantes du 20 au 22 mars ; Scène nationale d’Annecy les 27 et 28 mars ; Agora de Boulazac le 3 avril ; Scène nationale Sud-Aquitaine les 5 et 6 avril ; Avant-Scène à Cognac le 24 avril ; Le Champ de Foire à St-André-de-Cubzac le 3 mai ; Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines les 10 et 11 mai.
Propos recueillis par Nathalie Guillotte-Islahen pour le blog Fragil
29 janvier 2018 Peer Gynt : une critique sociale incisive et foisonnante, dans une langue d’hier aux accents d’aujourd’hui
Fragil a rencontré David Bobée qui nous a livré quelques clés sur ses choix de mise en scène, sa vision de la transdisciplinarité artistique, son théâtre résolument ancré dans le monde d’aujourd’hui qui en fait un des artistes les plus novateurs et talentueux.
En janvier, Peer Gynt s’est posé au Grand T pour quelques représentations. Après Hamlet et Lucrèce Borgia, le talentueux metteur en scène David Bobée, directeur du Centre national de Normandie continue à interroger les grandes œuvres du répertoire. Sa mise en scène puissante, généreuse et populaire de Peer Gynt, une des œuvres les plus intrigantes du dramaturge norvégien Henrik Ibsen écrite en 1867 nous a secoués. Avec une époustouflante interprétation de Radouan Leflahi dans le rôle de Peer Gynt.
FRAGIL : Comment vous est venue l’idée d’adapter Peer Gynt après les grands textes du répertoire, Hamlet (2010) et Lucrèce Borgia (2014) ?
DAVID BOBÉE : J’ai plusieurs types de spectacles, des spectacles de plateau, de cirque, de théâtre contemporain, transdisciplinaire, de danse. J’ai aussi ce goût pour des grands textes, et l’envie d’offrir les codes du théâtre contemporain à ces grands textes. Je suis un amoureux de ces monuments qui constituent notre patrimoine culturel universel. Il est bon de les faire découvrir à la nouvelle génération et de les partager avec les plus âgés pour que se crée un dialogue. Ce n’est pas tant l’histoire qui nous est racontée qui importe que comment elle est racontée et pourquoi. Le dialogue est d’autant plus riche lorsque la mise en scène est lisible. L’histoire de Peer Gynt est complètement dingue. C’est un personnage extrêmement attachant dans lequel on peut se projeter assez facilement. En gros c’est l’histoire de quelqu’un qui veut savoir qui il est, qui n’est ni un héros ni un salaud, qui est les deux en même temps, un peu comme nous tous, avec nos côtés sublimes et nos côtés merdiques, qui cherche à comprendre le monde dans lequel il s’inscrit, qui veut essayer de le construire, qui se rêve une grande vie, aime à multiplier les expériences, les amours, les aventures, les voyages. Et puis il va finir dans le même état de nudité et d’absurdité qu’il a commencé sa vie. C’est une belle métaphore de la vie humaine. C’est une épopée à travers le temps : toute sa vie, à travers l’espace : il fait le tour du monde, mais c’est une épopée pour rien.
” …c’est l’histoire de quelqu’un qui veut savoir qui il est, qui n’est ni un héros ni un salaud, qui est les deux en même temps, un peu comme nous tous, avec nos côtés sublimes et nos côtés merdiques… ”
FRAGIL : C’est donc une anti-épopée ? DAVID BOBÉE : Le ressort c’est le conte , on dirait que c’est le parcours initiatique d’un petit bonhomme qui va traverser le monde à la Candide et qui va apprendre à vivre. Mais il n’y a pas de morale dans Peer Gynt. À la fin de sa vie il finit exactement à l’endroit où il a commencé. C’est beau cette espèce d’absurdité d’être au monde.
” S’il met en scène cet individualisme c’est d’une certaine façon pour le dénoncer. “
FRAGIL : Certains considère ce texte comme une apologie de l’individualisme, du refus des contraintes, qu’en pensez-vous ?
DAVID BOBÉE : Je pense que Ibsen est quelqu’un de suffisamment dur avec l’humanité pour ne pas faire l’apologie de ça. S’il met en scène cet individualisme c’est d’une certaine façon pour le dénoncer. Poussé à l’extrême avec les personnages des trolls et leur « suffis toi toi-même ». Sous ce mot d’ordre, Peer Gynt va finir par passer complètement à côté de sa vie. Ce parcours individualiste est plutôt une critique. On voit à plusieurs moments dans la pièce comment la construction d’une communauté passe complètement à côté de ces parcours individuels, que ce soit le libéralisme embryonnaire de la logique des trolls. À la fin, le roi des trolls dit qu’il ne peut pas aller à l’hospice, qu’ils n’ont pas d’aide sociale, ce qui découle de ce satané « suffis-toi toi-même ». Quand Peer Gynt se partage le monde avec les hommes d’affaires et d’état dans des intérêts très pécuniaires, où il parle de l’esclavagisme comme une juste rentrée d’argent, et de ce qui sera le colonialisme, c’est une vraie critique. Une critique des nationalismes, de la fermeture d’esprit des norvégiens de son époque à travers le portrait des villageois et des trolls, ce rejet de l’autre, de l’étranger. Si on lit bien le texte et on quitte son folklorisme, on trouve une lecture politique du monde qui est absolument géniale. Il n’en fait pas l’apologie, au contraire il donne à voir et donc à penser.
FRAGIL : Le texte écrit en 1876 par Ibsen s’inscrit donc complètement dans les interrogations du monde d’aujourd’hui ?
DAVID BOBÉE : Ibsen parlait des norvégiens de son époque, de leur nationalisme, de leur médiocrité, l’air de rien, avec des petits contes d’enfants pour adultes. C’est le principe des grandes œuvres : à partir du moment où les auteurs ont compris leur époque et se sont intéressés à la cristalliser dans un texte, comme Shakespeare et d’autres, quand on les met en scène, c’est ici et maintenant et cela rentre forcément en résonance avec l’époque. Mais il n’y a pas d’effort particulier à faire : c’est l’époque qui résonne avec le texte.
” Ici c’est un pays libre où la foi a libre court. “
FRAGIL : Diriez-vous que c’est une œuvre politique en particulier dans la question de l’altérité qu’elle soulève ?
DAVID BOBÉE : Oui, sans que ce soit un rapport politique frontal. Si on monte Peer Gynt de façon trop folklorique, on passe à côté du sujet. D’un autre côté, si on le monte de façon trop politique, cela écrase la petite histoire. Et la petite histoire doit faire résonner la grande histoire. Par exemple dans la scène des trolls, Peer Gynt doit passer toute une série d’épreuves pour rentrer dans le mode des trolls. Elles sont ridicules et bébêtes mais si on se dit, quand même il doit prêter serment sur la valeur troll, il doit quitter ses habits, et prendre les vêtements des trolls, il doit goûter et apprécier la gastronomie troll, jurer de ne plus regarder le monde et ne s’intéresser qu’à lui-même : on parle d’intégration là ! J’ai essayé de l’adapter avec des drapeaux français, en s’habillant français, pour voir comment ça pouvait résonner avec une caricature de la francité mais ça ne marchait pas. A la fin, Peer Gynt demande si les trolls veulent aussi sa foi et le roi des trolls répond cette phrase qui résonne encore aujourd’hui : ici c’est un pays libre où la foi a libre cours. « Ici tu peux appeler foi ce qui fut notre horreur ». Si on monte ça de façon trop clairement politique on perd l’histoire de Peer Gynt, on écrase le texte avec un volontarisme de sens, on perd la poésie.
FRAGIL : Vous faites confiance à l’intelligence des spectateurs pour le comprendre ?
DAVID BOBÉE : Exactement. Le côté groupuscule identitaire on le perçoit vite chez les trolls, je n’ai pas besoin de les déguiser avec des petites oreilles pointues ni d’en faire des fachos très identifiés.
” La grande roue cassée est comme la métaphore d’un destin en panne. “
FRAGIL : Pourquoi ce choix de la fête foraine, des montagnes russes dans la scénographie ?
DAVID BOBÉE : C’est un endroit propice à l’imaginaire, un espace de l’enfance, de la puissance imaginative. C’est une fête foraine à l’abandon, cassée, cette montagne russe c’est assez rigolo d’en jouer avec les montagnes de Norvège. Le mot montagne devient extrêmement concret et pas un simple décor. Ça correspond au parcours de vie de Peer Gynt, avec ses grandes jouissances, ses grandes dégringolades, les moments qui font peur, d’autres qui amusent. La grande roue cassée est comme la métaphore d’un destin en panne.
FRAGIL : Pour vous Peer Gynt est plutôt une comédie onirique, une fantaisie, une tragi-comédie ?
DAVID BOBÉE : Cette œuvre échappe à tout, je ne saurai pas très bien la qualifier. Ça n’a pas été écrit pour être mis en scène ni pour être un opéra, mais pour être un texte à dire. La musique de Grieg a été ajoutée après. C’est un texte qui part un peu dans tous les sens. Ibsen disait que si un jour il était mis en scène, il faudrait couper dedans, choisir, il disait que lui-même ne comprenait pas ce qu’il avait écrit, qu’il fallait couper tout le quatrième acte. Je le comparerai peut-être à certains récits antiques épiques comme l’épopée de Gilgamesh, des textes voyages fleuves avec des parties manquantes qui ne nous sont pas parvenues. Il y a quelque chose qui rapproche ce texte d’un grand récit mythologique. Quand on le travaille cela a à voir avec Shakespeare dans le mélange des genres, des registres, du tragique et du grotesque. Des gros rires gras ou le langage des tavernes qui côtoient les plus beaux alexandrins.
” Des gros rires gras ou le langage des tavernes qui côtoient les plus beaux alexandrins. “
FRAGIL : Le foisonnement du texte est donc un enjeu fort pour un metteur en scène ?
DAVID BOBÉE : C’est un enjeu génial de devoir mettre en scène autant de personnages. J’ai fait une adaptation en essayant de respecter la structure dramatique. J’ai concentré et essayé de clarifier certaines choses. On a bien l’ensemble du poème dans mon choix.
FRAGIL : Les comédiens interviennent-ils dans le choix de la mise en scène ? Comment travaillez-vous avec eux ?
DAVID BOBÉE : Je demande à tous les acteurs de travailler sur tous les rôles même si chacun sait quel va être son rôle. Je ne peux comprendre un texte de théâtre que par la parole et le corps d’un acteur. Ce sont des textes écrits pour devenir actes, paroles, pas pour être encre et papier uniquement. Je ne comprends vraiment les choses qu’avec les comédiens. Chacun propose des choses de sa composition d’acteur à lui, lors d’une scène, d’une situation. Je peux picorer dans les propositions des uns et des autres pour arriver à la proposition finale. Je ne considère pas les acteurs comme des interprètes au service de ce que je veux faire. C’est une création collective. La démarche la plus intelligente pour la mise en scène c’est d’écouter le plateau , de chercher le sens du texte sur le plateau. Et partager cette quête avec les spectateurs. Si j’avais donné des ordres aux acteurs avec des idées bien à moi et s’ils devaient envoyer le sens que j’aurai trouvé de façon autoritaire aux spectateurs, le spectateur serait passif. Mais mettre le spectateur en quête avec les acteurs, avec moi pour se dire ensemble « de quoi ça parle Peer Gynt ? » est beaucoup plus intéressant.
” Je ne considère pas les acteurs comme des interprètes au service de ce que je veux faire. C’est une création collective. “
FRAGIL : Vous êtes un artiste qui aime explorer différents disciplines, différents lieux et cultures. Votre travail viserait-il à abattre certaines cloisons ?
DAVID BOBÉE : Les séparations, les murs sont en train de s’abattre. On se débarrasse des vieilles disciplines, des vielles dichotomies. On est à une époque où les idées, les individus circulent, les œuvres. Il y a quelque chose de plus fluide. C’est normal que les œuvres soient le reflet de cette époque et qu’on ne soit pas cantonné à la musique vs l’opéra vs le théâtre, vs la danse vs le cirque, mais qu’on fasse des spectacles qui dans la forme et le fond ressemblent à cette époque et en soient nourris. Il y a trente ans on posait une question on avait une réponse. On croyait aux grandes idéologies bien linéaires auxquelles on pouvait s’accrocher. Maintenant c’est plus compliqué. Pour trouver qui est l’ennemi il faut faire une liste interminable sur laquelle il faudrait aussi mettre notre nom. C’est en même temps fun et compliqué de vivre aujourd’hui. On tape sur Google une question et on a un champ d’applications de dix autres questions. C’est une façon d’être au monde qu’il faut embrasser. Cette transdisciplinarité culturelle raconte un peu de ce bordel, de ce monstre dans lequel on vit et où on crée nos objets de sens. Les grandes idéologies ont explosé et on récupère des petits morceaux à droite à gauche. En ce qui concerne l’ouverture au monde, je suis terrorisé par l’uniformité. L’idée que la laïcité puisse être le neutre définit par la majorité dominante et qui s’imposerait à tout le monde me terrifie. J’essaie de faire un théâtre qui s’enrichit de rencontre avec des comédiens aux origines diverses, aux couleurs de peau diverses, aux accents divers. C’est important pour moi surtout dans les œuvres des grands répertoires d’avoir des accents liés aux origines sociales ou autre. C’est important de ne pas accepter ce code d’un français qui serait normatif, normalisé, le français du théâtre qui n’existe pas qui nous fait croire à une pureté de la langue qui n’existe pas. Le français est beau parce qu’il est diversifié comme la France est belle parce qu’elle a des racines multiples. Le théâtre en France est très majoritairement raciste, il est important que le mien ne le soit pas.
” Le théâtre en France est très majoritairement raciste, il est important que le mien ne le soit pas. ”
FRAGIL : Votre théâtre est-il un théâtre d’engagement ?
DAVID BOBÉE : C’est la dimension politique du théâtre qui fait que j’y consacre ma vie. C’est l’outil que j’ai trouvé pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
FRAGIL : Le théâtre peut-il être encore populaire aujourd’hui ? Comment y amener ceux qui ne se sentent pas la légitimité pour y venir, comment éviter l’entre-soi culturel ?
DAVID BOBÉE : C’est le théâtre que je défends, avec des distributions diversifiées, un théâtre plus direct, qui font œuvre de théâtre populaire. Par exemple, Radouan Leflahi interprète Peer Gynt. Lorsque la prof courageuse qui amène ses élèves issus de l’immigration voir cette œuvre du grand répertoire, il peut se passer un bouleversement symbolique en eux, peut-être pas conscient : un gamin peut se dire : non seulement je suis représenté, mais j’ai ma place au cœur de cette culture-là. C’est important que la culture ne renvoie pas systématiquement à un monde qui exclut et que quand il y a représentation ce ne soit pas dans une assignation. À la télévision dans les fictions, il y a 14 % des rôles tenus par des non blancs et dans ces 14%, 75% dans des rôles négatifs ou perçus comme négatifs. Comment se sent-on quand on est caricaturé dans la culture de son propre pays ? La petite dame âgée qui est venue voir Peer Gynt parce qu’elle adore Ibsen va se retrouver à côté de ce gamin et ils vont applaudir et aimer le même spectacle. Ce qui se joue là c’est la culture commune. Qu’est-ce qui crée un peuple ? Ce n’est pas une question de territoire, de racines, de couleurs de peau, de sang, c’est la culture qu’il partage, dont il hérite, qu’il crée et qu’il va transmettre.
” Qu’est-ce qui crée un peuple ? Ce n’est pas une question de territoire, de racines, de couleurs de peau, de sang, c’est la culture qu’il partage, dont il hérite, qu’il crée et qu’il va transmettre. ”
FRAGIL : Quels sont vos projets ?
DAVID BOBÉE : Je vais monter une reprise du spectacle Warm avec Béatrice Dalle, une performance de six heures, avec 60° sur le plateau. Ensuite, je fais un Stabat Mater de Pergolèse chorégraphié avec un danseur congolais, où je substitue la figure de Jésus Christ à la figure de réfugié. Je fais ensuite un opéra à l’Opéra comique, « La nonne sanglante » opéra de Gounod peu connu. Et enfin une surprise à Avignon mais je n’ai pas le droit d’en parler…
La saison 2018/2019 de l’Opéra de Paris sera marquée par un double anniversaire: l’ouverture de la salle Bastille il y a 30 ans (1989) et la fondation par Louis XIV en 1669 du premier opéra permanent au monde, l’Académie royale de musique, à Paris avec une forte présence de l’opéra français. Romeo Castellucci fera son retour avec un Scarlatti, Warlikowski avec Lady Macbeth de Mzensk, Dmitri Tcherniakov avec les Troyens dirigés par Philippe Jordan, Ivo van Hove avec Don Giovanni et Simon Stone avec Traviata. Côté danse, le hip-hop fait son entrée avec une battle pour les fêtes.
Au programme de cette saison anniversaire, trois fleurons du répertoire français: Les Huguenots de Meyerbeer, présents lors de l’ouverture du Palais Garnier en 1875, Les Troyens qui avaient inauguré la salle Bastille en 1989 et Les Indes galantes de Rameau, mise en scène par l’artiste contemporain Clément Cogitore, ce sera la première fois qu’un opéra baroque sera donné à Bastille. L’an dernier, Cogitore avait fait un tabac sur le site internet de l’opéra avec un film où la musique de Rameau se mariait formidablement à une danse urbaine, le “krump”, né dans les ghettos de Los Angeles.
Romeo Castellucci, dont le “Moïse et Aaron” visionnaire avait débuté le mandat de Stéphane Lissner en 2015, s’attachera en 2019 au meurtre de Caïn et Abel avec le très rare Primo omicidio (“Le premier meurtre”) de Scarlatti, dirigé par le Belge René Jacobs avec le B’Rock Orchestra. Le trublion russe Dmitri Tcherniakov s’attaquera aux Troyens dirigés par Philippe Jordan et un autre enfant terrible de l’opéra, le Polonais Warlikowski montera Lady Macbeth de Mzensk. Deux metteurs en scène adulés par le monde du théâtre seront présents dans cette saison, Ivo van Hove avec Don Giovanni et Simon Stone avec Traviata.
Côté danse, ce sera le retour du chorégraphe suédois Mats Ek avec deux créations dont une sur le Boléro de Ravel. Le prestigieux Palais Garnier abritera aussi pour la première fois (26 décembre 2019) une “battle” de hip hop, conçue avec la plus grande compétition internationale organisée en France, le “Juste debout”.
C’est un public subjugué qui a suivi la première des Dialogues des Carmélites sur la scène d’Avignon ce dimanche 28 janvier. En effet, Alain Timàr, directeur du théâtre des Halles, nous offre dans cette nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon une version épurée et sublimée de cette pièce déjà si forte en émotions. Une mise en scène au service exclusif de l’œuvre semble-t-il, tout geste paraît traduire le sentiment de chacun des personnages, l’aspect matériel a disparu au profit du drame qui progresse avec intensité jusqu’à la tragédie finale. Sur scène, les trois murs sont des écrans blancs où sont projetées des couleurs et des formes propres au « rêve » de Blanche de la Force, et l’alternance du bien et du mal s’y donne dans une esthétique saisissante. Pour seul mobilier, un fauteuil qui grandit à vue, se métamorphose en lit mortuaire puis bientôt en tombeau. Le travail d’Alain Timàr est précis et extrêmement symbolique, on retrouve l’homme de théâtre auquel rien n’échappe, il n’est pas un seul déplacement ni aucun regard inutiles, la fluidité traverse comme une évidence la pièce d’un bout à l’autre de son avancée. On peut évoquer l’aspect très contemporain de cette mise en scène mais difficilement celui d’une transposition car Alain Timár semble plutôt donner un caractère intemporel à l’histoire de ces carmélites martyres et les costumes d’Elza Briand portent avec justesse ce point de vue.
Le chemin de croix de Blanche
Nouvelle Alice, cependant loin des merveilles, Blanche ici s’endort sur l’épaule de son père, le Marquis de La Force, après l’aveu de son désir d’entrer au Carmel. L’espace onirique s’invite, l’œuvre est déroulée à la lettre dans le songe de la jeune fille à laquelle Ludivine Gombert donne avec justesse cette ardeur frémissante qui la conduit vers le martyre à travers un chemin de contradictions douloureuses.
Près de cette Blanche bouleversante, la prieure, Madame de Croissy, pour qui « l’affaire est de prier », est remarquablement interprétée par Marie-Ange Todorovitch. Tous, y compris les rôles masculins, mineurs ici, conduisent l’ouvrage vers les accords parfaits de ce triptyque visuel et musical. Les interrogations et les controverses sur la foi sont enfin portées par l’éclatante musique de Poulenc dirigée ici par le non moins brillant Samuel Jean qui emmène ses quelque soixante musiciens vers une expressivité musicale particulièrement dynamique.
Le verbe de Bernanos, la musique de Poulenc, la vision personnelle d’Alain Timàr, les talents réunis des interprètes, tout concourait hier soir à goûter un peu du caractère sacré d’une œuvre où les sœurs ne sont plus les seules contemplatives tant le public semblait à son tour recueilli !
Marianne Millet
Photographies : Cédric Delestrade/ACM-STUDIO
Dialogues des Carmélites. Opéra en trois actes de Francis Poulenc. Texte de l’œuvre de Georges Bernanos, porté à l’opéra avec l’autorisation d’Emmet Lavery d’après une nouvelle de Gertrud Von Le Fort et un scénario du Révérend-Père Brückberger et de Philippe Agostini. Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon. Dimanche 28 janvier 2018 à 14h30. Mardi 30 janvier 2018 à 20h30. Opéra Confluence
Conférence « Dialogues des carmélites » par Marielle Khouri le Samedi 27 janvier à 17h Maison Jean Vilar Direction Samuel Jean Direction du chœur Aurore Marchand Études musicales Hélène Blanic
Mise en scène et décors Alain Timár Assistante à la mise en scène Irène Fridici Costumes Elza Briand Lumières Richard Rozenbaum Vidéo Quentin Bonami
Madame de Croissy Marie-Ange Todorovitch Blanche de La Force Ludivine Gombert Constance Sarah Gouzy Madame Lidoine Catherine Hunold Mère Marie de l’Incarnation Blandine Folio Peres Sœur Mathilde Coline Dutilleul Le Marquis de La Force Frédéric Caton Le Chevalier de La Force Rémy Mathieu L’Aumônier du Carmel Raphaël Brémard Le premier Commissaire Alfred Bironien Le deuxième Commissaire / l’Officier / le Geôlier Romain Bockler
Orchestre Régional Avignon-Provence Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Après avoir enflammé les réseaux sociaux, le jeune contre-ténor polonais de 27 ans triomphe Salle Gaveau.
Il s’appelle Jakub Jozef Orlinski et il est beau comme un jeune dieu. A 27 ans, son nom est devenu aussi viral que la vidéo diffusée sur la page Facebook de France Musique, qui le montre en short au dernier Festival d’Aix-en-Provence, chantant « Vedro con mio diletto », extrait d’Il Giustino, de Vivaldi, le 13 juillet (plus de 2 millions de vues en un temps record). Le contre-ténor polonais avait déjà fait sensation quelques jours plus tôt sur la scène du Théâtre du Jeu de paume aixois dans une production d’Erismenan de Cavalli, où il entrait en scène dans un époustouflant numéro de break dance, discipline qu’il pratique d’ailleurs en compétition.
La suite devait évidemment révéler d’autres vertus, une voix au timbre chaud et ambré, dotée d’une projection puissante (aigus faciles, graves profonds), la musicalité et le charisme en sus. Cela même qui a failli faire déborder la jauge de la salle Gaveau, qui accueillait, le 24 janvier, le premier récital parisien du chanteur, tandis que la maison de disques Erato annonçait fièrement la signature du « contre-ténor le plus prometteur que le baroque nous ait révélé ces derniers mois et qui devrait très vite devenir la personnification de l’artiste du XXIe siècle ».
Spontanéité touchante
Se revendiquer de « l’art des castrats » n’a pas incité Orlinski aux extravagances vestimentaires d’un Max Emanuel Cencic, aux extraversions visuelles d’un Franco Fagioli. Costume de ville classique, chemise blanche à peine ouverte, discrète pochette rouge, le contre-ténor aborde avec une spontanéité touchante la Cantate pour alto RV 684 « Cessate, omai, cessate » de Vivaldi, deux récitatifs et deux arias pour dénoncer les tourments infligés à l’amoureux par l’« ingrate Dorilla ». Incarner un personnage sur un plateau d’opéra est une chose, le construire dans la nudité du récital en est une autre.
Très vite, il appert que si la voix reste effectivement un régal pour l’oreille, elle recèle quelques faiblesses dans la maîtrise du souffle, le soutien de la ligne ou le maniérisme de certaines notes sans vibrato poussées à l’extrême. Péchés véniels, certes, faciles à corriger pour l’ex-étudiant de l’université Chopin de Varsovie, diplômé de la Juilliard School de New York et distingué en 2016 par les Metropolitan Opera National Council Auditions. Idem pour la question du style vivaldien, à perfectionner. La Cantate pour alto RV 683 « Amor hai vinto » dévoilera des vocalises en sous-régime d’énergie, de phrasé et de précision. Cela n’empêchera pas l’amoureux de tout espérer cette fois de la « cruelle Clori ».
Génie débraillé Jakub Jozef Orlinski n’a sans doute pas été très aidé par le génie débraillé de l’ensemble italien Il Pomo d’Oro sous la direction du flamboyant violoniste Dmitry Sinkovsky, lequel donnera des ailes diaboliques au Concerto en si bémol majeur de Telemann. Entre les deux solistes, une manière de duel de cordes, vocales pour l’un, instrumentales pour l’autre. Au point qu’en seconde partie, le démiurgique Concerto pour violon op. 7 n° 2, de Jean-Marie Leclair, pris en sandwich entre deux tranches d’airs d’Haendel, donnera au compositeur violoniste français rival de Vivaldi des allures de Paganini du XVIIIe siècle.
Mieux que Vivaldi, Haendel convient à Jakub Jozef Orlinski. Après le flot débridé du « Furibondo spira il vento » d’Arsace (extrait de Partenope), le récit et air de Tolomeo, « Che piu si tarda omai » et « Stille amare », qui voit le roi d’Egypte déchu avaler une coupe de poison, fera la fête au beau talent du contre-ténor. De même, après le virtuose « A dispetto d’un volto ingrato » de Tamerlano, le magnifique lamento d’Ottone « Voi che udite » (extrait d’Agrippina). Somptuosité du timbre, beauté des couleurs font miroiter l’artiste accompli que sera un prochain jour Jakub Jozef Orlinski.
Après plusieurs « Waooh ! » charmants lancés au public qui l’ovationne, il proposera avec malice en bis le fameux air « de la vidéo ». Avant qu’un duetto inattendu ne sidère tout le monde. Regard bleu perçant, chemise noire, petite queue-de-cheval blonde et bas du crâne rasé, Sinkovsky le démiurge s’invitera en sopraniste dans le fameux « Son nata a lagrimar » tiré de Giulio Cesare, portant l’excitation du public son comble.
Théâtre Ouvert va s’installer en 2019 dans le 20ème arrondissement de Paris à la place du Tarmac. Le théâtre, créé par Micheline et Lucien Attoun et dirigé par Caroline Marcilhac, doit devenir «l’un des lieux emblématiques de la création francophone ». Le Ministère a ainsi trouvé un point de chute à Théâtre Ouvert dont le bail de ses locaux de la cité Véron arrivait à échéance. Les salariés du Tarmac s’inquiètent pour leur avenir et pour celui de la francophonie.
La rumeur a été confirmée mercredi soir par un communiqué publié à 20h sur le site du Ministère de la Culture, Théâtre Ouvert va déménager dans le 20ème arrondissement et reprendre les missions du Tarmac. Le mandat de son actuelle directrice, Valérie Baran, s’achève fin 2018. C’est donc Caroline Marcilhac qui dirigera en 2019 le « Théâtre Ouvert – Tarmac ». Comme la nouvelle est fraîche et qu’elle a surpris les intéressées, il est impossible de vous dire aujourd’hui quel sera le nom du futur théâtre.
L’équipe du Tarmac, interloquée, a appris par le communiqué, la nouvelle organisation. « Les raisons invoquées pour justifier cette suppression sont pour le moins surprenantes » explique la direction du théâtre dans un communiqué. « Sans dialogue ni concertation avec nous artistes ou les acteurs culturels de terrain, le Ministère de la culture décide unilatéralement et précipitamment de fermer le Tarmac, au nom d’un prétendu nouveau projet pour la francophonie. »
La Ministre souhaite profiter de cette réorganisation pour « mener – avec les collectivités territoriales et les acteurs culturels – une réflexion d’ampleur pour renforcer la visibilité des nombreuses initiatives menées en faveur de la francophonie en France et créer des synergies entre les différents projets.»
Le personnel du Tarmac s’inquiète pour son avenir, car derrière cette fusion se cache des économies d’échelle pour le Ministère. Il va falloir réorganiser les équipes des deux structures, et donc forcement procéder à des coupes dans la masse salariale.
Le projet mené par le Tarmac dans le 20ème arrondissement connaît un franc succès avec près de « 75% de fréquentation en moyenne de ses salles » souligne la direction du théâtre qui a noué de « nombreux partenariats en France comme à l’étranger » et a mené une « expertise unique de la francophonie et de ses réseaux ». L’actuel Tarmac programme autant du théâtre que de la danse (le public parisien a pu voir par exemple le Kalakuta Republic de Serge Aimé Coulibaly créé au Festival d’Avignon) alors que Théâtre Ouvert ne programme que des écritures théâtrales.
Une pétition a été lancée par des artistes pour soutenir le Tarmac. Ils ont écrit au Président de la République et s’insurgent contre cette « décapitation en silence organisée ».
La position de Caroline Marcilhac n’est pas confortable. Elle aura préféré que sa nomination se déroule sans accroc de communication. Car Théâtre Ouvert défend aussi les écritures contemporaines francophones. Ces dernières années plusieurs auteurs ont pu présenter leur travail à la cité Véron, dans diverses formes théâtrales (Gustave Akakpo, Lebert Béthune, Michel-Marc Bouchard, Hakim Bah, Boudjema Bouhada, Saskia Cohen-Tanugi, Nidhal Guiga…) Mais que deviendra la programmation danse du Tarmac ?
Par Fabienne Arvers dans Les Inrocks Rubrique hebdomadaire du 31 janvier au 6 février 2018
Atelier 29 : A point nommé, mise en scène Mathurin Bolze
Ovationné chaque soir depuis sa création le 19 janvier à l’Espace chapiteau de La Villette (jusqu’au 11 février), le spectacle rituel de fin d’études du Centre national des arts du cirque est confié cette année au circassien poète de l’espace Mathurin Bolze. Le Cnac, il connaît bien puisqu’il y fit ses classes et participa en 1996 au spectacle Sur l’air de Malbrough mis en scène par François Verret pour la 8e promotion. Signe particulier de L’Atelier 29, il réunit la 29e promotion du Cnac et cinq étudiants de la 76e promotion de l’Ensatt qui signent les décors, costumes, lumières et musique de cette ode au vertige, tempérée par l’art du rebond et de l’acrobatie. Tout ici happe le regard et émerveille les sens. Sans doute par osmose et empathie avec la fougue et le talent de ces circassiens venus des quatre coins du globe.
En guise de note d’intention, Mathurin Bolze définit une ligne de travail simple et exigeante : “Je viens aider à agencer les luttes de ces jeunes gens, qui se dédient à s’arrache du sol, à rester en l’air comme on dirait entre deux eaux, à relever l’en commun de leur pratique et de leurs engagements.” La magie du spectacle tient aussi à l’harmonie qui s’opère entre la mise en valeur des singularités de chaque pratique (mât chinois, corde, sangles, acrobatie, équilibre sur cycle, cercle….) et la cohérence de numéros collectifs qui chavirent le regard à 360°…
Negociation, chorégraphie et interprétation Olé Khamchanla et Pichet Klunchun
Programmé au Tarmac (du 6 au 16 février), le duo Negociation n’est pas seulement la mise en partage de deux danses a priori éloignées l’une de l’autre, le hip-hop et le Khon, danse traditionnelle thaïlandaise. Il interroge ce qui sous-tend le concept de tradition. On avait découvert le danseur Pichet Klunchun dans un spectacle de Jérôme Bel en 2005, Pichet Klunchun et moi-même. Olé Khamchanla, originaire du Laos, s’est formé au hip-hop dans les années 90 avant de créer la compagnie A’CORPS.
En 2006, il part au Laos et en Thaïlande pour y apprendre les danses traditionnelles et crée son premier solo, Kham, présenté au Tarmac l’année suivante. C’est lors de ce voyage qu’ils se sont rencontrés et que l’idée d’un spectacle en commun est née. “Nous partageons un questionnement commun autour de ce qui fait tradition dans notre contexte, le présent, la modernité. Nous travaillons sur la physicalité, le geste transformé mais aussi sur notre conception de la danse, comment elle peut être perçue et vue dans nos sociétés respectives.”
Le Traitement, précédé de Messager de l’amour, de Martin Crimp, mise en scène Rémy Barché
La source d’inspiration de cette pièce de Martin Crimp, créée du 26 janvier au 2 février à la Comédie de Reims est le cinéma. Son titre d’abord, qui correspond à un terme technique utilisé pour désigner une étape particulière de l’élaboration d’un scénario. “Il s’agit, détaille Rémy Barché, du développement du synopsis, c’est-à-dire de l’évolution de l’idée de base vers un récit découpé en scènes. C’est cette acception du mot que le titre privilégie, même si Crimp joue bien sûr de sa polysémie, qui évoque aussi bien le sort que l’on inflige à quelqu’un que la façon dont on soigne une maladie.” En l’occurrence, Crimp dissèque le traitement que subit Anne en répondant à une annonce parue dans un journal new-yorkais qui la mène chez un couple de producteurs de cinéma pour y raconter sa vie, celle d’une femme séquestrée par son mari pendant des années pour la protéger de la violence du monde (sic).
Bérénice, de Jean Racine, mise en scène Célie Pauthe
De La Bête dans la jungle suivie de La maladie de la mort de Marguerite Duras montée par Célie Pauthe il y a deux ans à cette création de Bérénice (du 24 janvier au 2 février au CDN de Besançon), le lien ne saute pas aux yeux… Et pourtant, au fil de ses lectures, Célie Pauthe découvre que Bérénice a inspiré à Marguerite Duras “un film-poème, Césarée, et un texte, Roma, devenu un film, Dialogue de Rome. C’est ainsi que je relus Bérénice. Je fus touchée de découvrir que le texte m’apparaissait infiniment proche ; que la fréquentation de Catherine Bertram, Lol. V. Stein, Emily L., Anna, amante du “marin de Gibraltar, et tant d’autres héroïnes, me rendait familière la passion de Bérénice, me permettait de comprendre, en toute fraternité, sa disponibilité à l’esclavage comme à la royauté, sa manière si particulière de s’être intégralement livrée à l’amour. " Avec Mélodie Richard dans le rôle de Bérénice, entourée de Mahshad Mokhberi, Hakim Romatif et Marie Fortuit.
Andromaque, les héritiers, de Jean Racine, mise en scène Damien Chardonnet-Darmaillacq
Racine encore au Théâtre de la Cité internationale (du 5 au 10 février) pour poser la question de l’héritage du pouvoir :“Pyrrhus n’a pas séduit Andromaque, il l’a obtenue en butin. Andromaque, la victime, va recevoir le pouvoir sans l’avoir conquis. Les protagonistes de cette pièce ne sont que les héritiers des héros de la guerre de Troie. Une génération de nantis, d’enfants gâtés, désœuvrés, sans perspective, qui se regardent vivre et souffrir ” : tel est le constat qui irrigue le spectacle de Damien Chardonnet-Darmaillacq qui fut l’assistant de Krzysztof Warlikowski, et qui s’entoure d’ailleurs de son vidéaste Denis Guéguin pour que jaillisse en écho, telle une chambre des miroirs, la multiplication des images des acteurs se repaissant de leur reflet.
Quinze ans après avoir créé Badine, un spectacle inspiré de la pièce d’Alfred de Musset On ne badine pas avec l’amour, Éva Doumbia le monte à nouveau.
Zibeline : À l’origine, qu’est-ce qui vous a conduite à mettre en scène cette pièce ?
Éva Doumbia : Au début des années 2000, un ami m’a appris que dans le milieu théâtral on me considérait plutôt comme une performeuse que comme une metteuse en scène. Il m’a donc suggéré de monter un classique. Or ce n’est pas ce vers quoi je tends spontanément. Mes goûts littéraires me portent certes vers le XIXe, le romantisme, cependant en matière de théâtre le seul classique qui me passionne est Racine, et je ne m’en sentais pas la carrure à ce moment-là. J’ai choisi ce texte qui n’a pas été écrit par Musset pour être mis en scène, mais pour être lu, parce qu’en vérité je l’aime beaucoup, en tant que lectrice.
Comment a-t-il été accueilli ?
Nous l’avons monté sans argent, car parmi les financeurs, personne n’y croyait ! Au début Badine a été joué trois semaines dans un atelier d’artiste du quartier du Panier, à Marseille. Alain Liévaux, qui était alors directeur du Merlan, l’a vu et m’a dit « je n’aime pas les classiques mais vous m’avez cueilli ». Suite à cela on a fait des représentations en lycée, transformant entièrement des salles à Saint Exupéry et Diderot. Un conseiller de la Drac est venu, et par son entremise nous avons effectué une tournée de six semaines en Afrique de l’Ouest.
Pour quelles raisons le reprenez-vous aujourd’hui ?
Au final, je le reprends à peu près pour les mêmes raisons, avec toujours le désir de parler à travers lui au monde contemporain. C’est un grand plaisir de s’y replonger, de se laisser traverser deux fois par le même texte. Mais je le travaille différemment. En 2002, j’avais ajouté des passages de La confession d’un enfant du siècle, publié par Musset deux ans après la pièce. Là, j’intègre des extraits d’Indiana de George Sand en plus. Elle était républicaine, et n’avait pas de mépris de classe, alors que lui était royaliste, le sort du prolétariat et de la paysannerie l’intéressait peu.
Il a écrit la pièce au moment de sa rupture avec George Sand, est-ce la raison pour laquelle vous rapprochez leurs œuvres ?
Il l’a en effet rédigée avec George Sand en tête, de même qu’elle pensait souvent à lui en écrivant ses propres textes. Dans Indiana, on perçoit son anti-esclavagisme à travers le personnage de Noun, l’équivalent de Rosetta dans On ne badine pas avec l’amour. C’est une créole, mais une réelle affection relie l’héroïne principale à sa femme de chambre. Ma vision du féminisme s’étant développée depuis quelques années, j’ai eu envie de faire davantage parler George Sand.
Vous re-créez donc Badine avec une dimension plus féministe ?
Lors de la première création j’étais féministe sans le savoir, instinctivement ; je n’avais pas encore construit de réflexion approfondie. Là j’ai voulu imprégner le texte de Musset de cette réflexion. De même que d’autres dimensions. Il était ivre du matin au soir, malade des nerfs, et passait son temps dans les bordels. Cela avait une influence sur son écriture et son comportement, c’est quelque chose que l’on va traiter : le décor est une table de banquet, avec énormément de bouteilles. Je ne porte pas de jugement moral là-dessus, mais c’est présent dans ce que l’on raconte. Ce ne sera pas lisse. J’aborde également la question de la diversité : ethnique, géographique, au niveau des accents…
Votre équipe est aussi différente, par rapport à la première version ?
Je reprends deux acteurs de la distribution initiale, bien-sûr pas les jeunes, car ils ont plutôt 50 ans aujourd’hui… Les jeunes de cette reprise sont sortis principalement de l’ERAC. Ils sont passionnés, portés par ce texte assez peu connu finalement. Il arrive que même les professionnels confondent Musset et Marivaux ! Eux ont entre 20 et 25 ans, il y a quelque chose qui leur ressemble dans cette pièce écrite par un auteur au même âge.
Propos recueillis par GAËLLE CLOAREC Janvier 2017
À venir : 9 février Le Sémaphore, Port-de-Bouc
Photo : Eva Doumbia -c- Lionel Elian
Théâtre le Sémaphore Centre Culturel rue Turenne 13110 Port-de-Bouc 04 42 06 39 09 www.theatre-semaphore
Un enchantement que ce ciné-théâtre de Métilde Weyergans et Samuel Hercule, qui interprètent eux-mêmes avec grâce et mystère ce spectacle transdisciplinaire ouvert à la vidéo, à la musique, aux bruitages et… au mythe littéraire. Car c’est autour d’un Don Quichotte réincarné aujourd’hui en Picardie, via un vieux bibliothécaire misanthrope, que se déroule la représentation pleine de fantaisie. Sur grand écran, un film quasiment muet que les comédiens rejouent en direct, usant de toutes les ficelles de leur art. Et l’histoire du bibliothécaire allumé, ex-soixante-huitard, colle soudain au destin de Don Quichotte, dont il devient la figure quasi SDF dans une région touchée par la crise et menacée par le FN. Politique et romanesque se conjuguent délicieusement dans ce spectacle bricolé et extravagant. Comme un conte pour enfant…
Auteur : Métilde Weyergans et Samuel Hercule
Interprètes : Philippe Vincenot, Samuel Hercule, Thimothée Jolly, Mathieu Ogier, Philippe Vincenot et Métilde Weyergans
Réalisateur/Metteur en Scène : Métilde Weyergans et Samuel Hercule
Adapté de : Miguel de Cervantès Musique : Thimothée Jolly et Mathieu Ogier
Au Nouveau Théâtre de Montreuil (CDN) jusqu'au 10 février
Poésie et littérature, histoire et arts, le Théâtre national populaire de Villeurbanne organise deux soirées, vendredi et samedi, autour du post-colonalisme. Comment mettre en récit une histoire souvent oubliée ? Evénement conçu par la Villa Gillet de Lyon, les Ecritures post-coloniales mêlent débats et spectacles vivants. Les historiens Romain Bertrand et François-Xavier Fauvelle feront un point sur les recherches historiques. Le poète Paul Wamo présente un spectacle de spoken word. Un événement en partenariat avec l’ambassade des Pays-Bas en France, le Fonds des lettres néerlandaises et Flanders Literature.
Les écritures post-coloniales, Théâtre national populaire de Villeurbanne, les 2 et 3 février. Gratuit sur réservation. Réservations sur www.villagillet.net
Fruit de la rencontre féconde entre celle qui écrit, Alexandra Badea, et celle qui met en scène, Anne Théron, « A la trace » explore la relation entre mère et fille. Une pièce pour quatre actrices, un spectacle qui sait bien faire usage du cinéma. Une très belle navigation entre deux mères.
Les plus belles pages de théâtre sont des histoires de rencontre. Elles peuvent être éphémères, le temps d’un spectacle, elles peuvent être durables comme celle de Tchekhov et de Stanislavski. Je ne sais si la rencontre entre Anne Théron et Alexandra Badea connaîtra d’autres aventures, espérons-le toutefois, mais celle-ci est touchée par la grâce, l’évidence, le moment juste. Dans leurs parcours respectifs, elle vient en son heure, l’une épaulant l’autre pour aller plus loin dans les ressacs de leur identité artistique. Il en résulte une pièce magnifique, à la fois dense et fluide, et une mise en scène sublime, tout en glissements de paroles entendues et de regards captés. Un flux continuel d’une douceur rythmique hypnotique. La pièce aussi est construite sur un jeu de rencontres et la mise en scène organise avec bonheur celle du théâtre et du cinéma.
Femme de nuit, fille de jour
Longtemps avant que rien de concret n’existe, Alexandra Badea et Anne Théron se sont beaucoup vues, ont parlé de tout, de rien, de films, de livres, de souvenirs intimes, de ce qu’elles souhaitaient approcher explorer, interroger ensemble : les rapports entre une mère et sa fille. Et puis Alexandra Badea est partie écrire seule A la trace. Et quand Anne Théron s’est mise au travail, l’auteure (elle préfère ce terme à celui d’autrice) n’est pas venue assister aux répétitions.
Les pièces d’Alexandra Badea (huit à ce jour, parues aux éditions de L’Arche ainsi que son roman Zone d’amour prioritaire) ne sont pas prolixes en didascalies, elles en sont même dépourvues. Ce qui laisse le champ libre au lecteur et donc au metteur en scène pour imaginer des espaces, des corps, des visages... C’est ainsi que le spectacle commence dans la salle d’attente d’un aéroport, celui que suggère la séquence 9 (la pièce en compte onze), renvoyant les huit séquences précédentes à un long flash-back où l’on suit parallèlement le parcours de deux femmes, Clara et Anna, effectuant quatre rencontres chacune, avant qu’elles ne se croisent sans se connaître dans le même aéroport.
Anna, femme de la quarantaine encore dans la splendeur de sa beauté comme aurait dit Duras, connaît bien les aéroports. Au gré de son métier, architecte ou marchand d’art ou autre chose, on ne sait au juste (le mensonge est sa romance), elle circule de par le monde. Elle fuit. Un jour, alors qu’elle promenait son enfant en bas âge, elle a fumé une cigarette sur un pont et elle s’est jetée dans le fleuve. Elle a survécu, laissant tout derrière elle, son compagnon, son enfant, sa mère, qu’elle n’a pas vue depuis plus de trente ans quand commence A la trace. Dans les villes où elle séjourne de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, elle se branche sur un site de rencontres pour parler avec des inconnus. Des hommes qui vivent souvent dans d’autres villes, d’autres pays, d’autres fuseaux horaires. Le hasard fait parfois que l’homme et Anne se trouvent dans la même ville, alors la rencontre virtuelle peut, le temps d’une nuit, virer au réel. « Je ne sais pas pourquoi je suis là. Je me réveille et je ne sais pas où je suis. Il y a un moment dans la nuit où on n’arrive plus à faire barrage à cette pensée sauvage qui nous guette de partout. Les voix éclatent à l’intérieur. Ça devient bruyant. Je voudrais entendre autre chose que mes voix. La nuit, le passé arrive à me rattraper et je n’aurai plus envie de me laisser faire », dit Anna à l’un de ces hommes de nuit.
Clara est une jeune femme dans les vingt, vingt-cinq ans, elle ne fuit pas, elle cherche. Mais elle fuit aussi, et Anna aussi cherche. Deux êtres blessés, solitaires mais nullement repliés sur eux-mêmes, en quête d’un sens à donner à leur vie peut-être. Si Anna s’ouvre la nuit, c’est plutôt le jour que Clara part à la recherche d’une femme, possiblement sa mère. A la mort de son père, Clara a trouvé dans son bureau un sac à main. Dedans, des bricoles de femme et une carte électorale au nom d’Anna Girardin. Qui est cette femme ? « Je ne sais pas ce que je cherche, je ne sais pas qui je cherche, je ne sais pas pourquoi je te cherche », dit Clara. On se doute bien que celle qu’elle cherche est cette Anna dont on suit les rencontres avec des homme sur Internet. La rencontre aura lieu, in fine, quand Anna retrouvéera celle qu’elle a si longtemps fui : sa propre mère interprétée avec une bouleversante humanité par Maryvonne Schiltz. Dès lors, A la trace cesse, la traque étant achevée ; une autre pièce commence dont on ne saura rien mais que chacun peut imaginer.
Ces retrouvailles finales entre Anna et Clara constituent une péripétie qui tient en deux brèves répliques, juste ce qu’il faut pour couper la chique au pathos et boucler la boucle. Comme pour tout voyage, l’important n’est pas le but mais le chemin qui y mène, ces relativement brèves mais intenses rencontres que les deux femmes font l’une avec des hommes croisés sur un écran le temps d’une connexion et l’autre avec différentes femmes nommées Anna Girardin. Ces rencontres sont des stations où, par bien des détours, des reflets et des étonnements, Anna et Clara apprennent en conversant, à mieux (se) comprendre, à mieux (s’)accepter, à mieux appréhender l’autre et embrasser la vie.
Deux fois quatre
Les huit premières séquences de la pièce présentent en alternance, non sans infra-correspondances, les rencontres respectives que font Clara et Anna selon un mode narratif propre à chacune. Clara écrit comme à haute voix le journal des moments qui précèdent, accompagnent ou suivent ces rencontres avec différentes Anna Girardin qu’elle suit à la trace avant de les aborder et de parler enfin. Dans ce double registre, la jeune actrice Liza Blanchard s’impose avec une détermination du pas et une obstination du regard en symbiose avec son personnage en quête de la « vraie » Anna Girardin à travers quatre figures. Successivement : une chanteuse de cabaret connue de quelques habitués qui dans la journée s’occupe d’enfants dans une école, une avocate défendant un vieil homme qui a assassiné sa compagne, une femme qui a quitté la ville et ses petits boulots pour vivre « en autoproduction en dehors du circuit de l’argent » à la campagne, une spécialiste en auto-psycho-phonologie installée à Berlin.
Ces quatre femmes « peuvent être interprétées par la même comédienne », note Alexandra Badea en préambule, et c’est le cas. Judith Henry apporte aux quatre possibilités d’Anna Girardin sa façon d’aborder les rôles en les caressant, comme des animaux sauvages, en les apprivoisant avec sa voix douce, sa façon de regarder tout personnage avec bienveillance et de l’accueillir dans son corps qui garde en lui une part d’enfance.
Anna, en pianotant sur le site de rencontres, va successivement parler avec Thomas qui répare des réseaux informatiques à travers le monde, Bruno qui fréquente le site pour améliorer son anglais, Yann handicapé à la suite d’un accident dans le sport à haut risque qu’il pratiquait, Moran qui ,après avoir parlé longuement de la fin de vie de sa mère, dira écrire une thèse sur les rencontres virtuelles. Autant de moments où le mensonge flirte avec la vérité, où la séduction est une forme de l’introspection. Ces êtres qu’Anna rencontre sans pouvoir les toucher et sans qu’ils puissent la toucher, elle les foudroie par sa voix, celle oiseleuse et ensorceleuse de l’actrice Nathalie Richard. L’irradiation de sa présence, l’ambiguïté de son regard allant du doux au dur conviennent parfaitement à cette Anna-là qui se livre par bouffées et brouille les cartes en permanence.
Anne Théron a choisi Nathalie Richard et Judith Henry très en amont, elle voulait travailler avec elles, parfois depuis longtemps, et c’est aussi en songeant à elles qu’Alexandra Badea a écrit.
De l’écran d’ordi au cinéma
Mais comment mettre en scène sur un plateau de théâtre les conversations d’Anna voyant successivement les visages de ses interlocuteurs via des webcam ? Rien de moins présent sur une scène qu’un écran d’ordinateur, lequel ne vaut que par le scintillement que renvoie l’écran. Anne Théron trouve une solution qui, pour être astucieuse, est d’abord lumineuse. Les quatre hommes (interprétés successivement par Yannick Choirat, Alex Descas, Wajdi Mouawad et Laurent Poitrenaud) ont préalablement été filmés avec une caméra de cinéma. Anna leur parle depuis une chambre d’hôtel matérialisée par une construction au fond du plateau servant aussi d’écran (scénographie Barbara Kraft qui signe aussi les costumes), l’actrice est équipée d’un micro hf si bien que les sons s’accordent (déterminant apport de Sophie Berger, comme l’est celui de Benoît Théron pour la lumière). Etrange expérience pour une actrice que de parler avec un partenaire dont les répliques sont enregistrées, d’être sur une scène et de dialoguer comme en direct avec le film. Cela demande une concentration extrême.
Rien à voir avec le « cinéma en direct » d’un Cyril Teste, rien à voir non plus avec ces spectacles où l’on suit les acteurs caméra à l’épaule comme sait le faire magistralement l’équipe de Frank Castorf. Pas de contamination, pas d’enveloppement du théâtre par le cinéma, mais un respect mutuel, à l’image de ce qui se passe dans A la trace : une rencontre entre deux mondes, à chaque fois deux êtres qui font un bout de chemin ensemble. Le générique de fin, qui défile sur l’écran comme un générique de film, est conséquent. Anne Théron n’a de cesse d’insister sur le travail d’équipe, sur le rôle de ses collaborateurs. Elle a raison, ils font tous front commun. C’est fou ce qu’il faut de personnes pour parler de l’intimité de quelques-unes.
Théâtre national de Strasbourg, du lun au sam 20h, dim 10 fév 16h, jusqu’au 10 fév. Puis tournée : La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc, les 20 et 21 fév ; Les Célestins, Lyon, du 28 fév au 3 mars ; Comédie de Béthune du 20 au 23 mars ; MC2 Grenoble du 24 au 27 avril ; Théâtre de la Colline, Paris, du 2 au 26 mai.
Le texte A la trace suivi de Celle qui regarde le monde est paru aux éditions de L’Arche, 96 pages, 13€.
Par Fabienne Arvers dans Les Inrocks Un spectacle qui interroge un futur où la mémoire individuelle serait un produit de consommation.
L’idée de départ est excitante. Auteure et metteure en scène – actrice aussi, notamment dans les derniers spectacles de Julien Gosselin –, Tiphaine Raffier a imaginé la greffe de la SF au théâtre.
Réunissant dans sa fable des sujets en vogue – le transhumanisme, le stockage informatique de la mémoire, la surconsommation des images, le terrorisme –, elle nous transporte dans quelques siècles, sous l’ère de la 9e révolution scopique.
Tout commence dans la cuisine de Véronique. Veuve éplorée depuis la mort de son époux, Sam, elle fait appel à la société Recall Them Corp pour sa réincarnation. Chacun décharge ses souvenirs dans un “démémoriel” et la mémoire des vivants est stockée sous la mer. Il est alors possible de la transplanter dans un autre corps pour réincarner ceux qu’on appelle les Rappelés.
Peut-on réduire une personne à sa mémoire ?
Avec un taux de réussite de 97 %. A la condition d’effacer de la mémoire de Véronique le visage de Sam. Les visages et leur image n’ont pas droit de cité dans ce futur. La pièce suit le retour de Sam au royaume des vivants et donne aussi la parole à des intellectuels lors de colloques où détracteurs et défenseurs des Rappelés s’invectivent.
Le hic, c’est qu’on se demande quels sont les corps qui servent aux Rappelés et si ces derniers ont voulu leur “résurrection”. Surtout, peut-on réduire une personne à sa mémoire, la dissocier de son corps, de sa volonté, de son désir ? De sa singularité. Le devenir avatar de ses souvenirs est certes flippant, mais sa démonstration peine à convaincre.
Fabienne Arvers
France-fantôme Texte et mise en scène Tiphaine Raffier, du 31 janvier au 10 février au TGP de Saint-Denis, 13 et 14 février à Alençon
Beaumarchais - Aide à l’écriture de la mise en scène de théâtre
Pour cette deuxième édition, le comité de sélection a retenu 8 projets. Félicitations aux nouveaux boursiers !
• Daddy papillon la folie de l’exil de Naéma BOUDOUMI
• Battre le silence de Pauline ROUSSEAU
• La flèche (biographie fantaisiste de Federick Winslow Taylor) de Guillaume MIKA
• Retour au village de Sarah CAPONY
• Echos ruraux de Mélanie CHARVY et Millie DUYE
• Des vies sauvages de Pauline SUSINI
• Change me de Camille BERNON et Simon BOURGADE
• Les folles de la Salpêtrière de Béatrice-Sarah PEPE
La commission était composée de : Agnès BOURY, Anne BOUVIER, Pauline BUREAU, Adrien DE VAN, Frédéric FRANCK, Frédérique KEDDARI, Mirabelle ROUSSEAU, Catherine SCHAUB et Charles TORDJMAN
Par Marie Godfrin-Guidicelli dans le journal Zibeline :
Châteauvallon perd la boussole Risque d'OPA à Châteauvallon
À l’heure du départ conjoint de Christian Tamet, directeur de Châteauvallon depuis 1998, et de Nathalie Anton, directrice adjointe depuis 1999, le bateau ancré sur la colline d’Ollioules tangue. Et l’horizon varois se brouille…
Pourquoi Christian Tamet renonce-t-il ? Nathalie Anton a, comme prévu, pris la direction de l’ARCADE depuis le 2 janvier, mais pourquoi le directeur part-il, et qui va le remplacer ? Y aura-t-il un recrutement, ou Châteauvallon va-t-il se fondre avec le Théâtre Liberté ? Si pour l’heure nul ne veut se prononcer il nous faut, pour comprendre les enjeux, remonter l’histoire.
Châteauvallon a en effet un passé mouvementé, lié dans ses premières années à l’élection d’un maire Front national à Toulon, qui avait à l’époque amené l’État à doter généreusement ce lieu de résistance culturelle, qui a toujours programmé des formes contemporaines, de recherche, de création. Mais le contexte politique a heureusement changé, et le Théâtre Liberté construit pour les frères Berling sur la grand place de Toulon rassemble aujourd’hui un public nombreux, fidèle et divers. À l’initiative de Frédéric Mitterrand, Châteauvallon s’est donc rapproché du Théâtre Liberté et bénéficie depuis du label (demi-label ?) « scène nationale » attribué à l’association Union Châteauvallon-Liberté.
Drôle de duo
Zibeline s’était déjà inquiétée de cette première scène nationale bicéphale, qui risquait en cette période de mutualisations forcées de resserrer les moyens et les missions de chacun. Pourtant la légitimité d’ouvrir un nouveau théâtre sur le territoire toulonnais apparaissait évidente, d’autant que son ambition, affichée dès l’ouverture en 2011, « était de devenir un pôle artistique et culturel majeur en Méditerranée (…) associant la recherche de l’excellence artistique à une dimension populaire ». Disposant de près de 1000 places réparties entre quatre espaces, le théâtre Liberté, dirigé désormais par Charles Berling et Pascale Boeglin, n’a cessé depuis son inauguration d’étoffer une programmation éclectique, d’approfondir des thématiques, de multiplier les temps forts.
Sauf que son succès ne peut effacer la spécificité de l’offre de Châteauvallon, fondé par Gérard Paquet et Henri Komatis en 1965, berceau des stars internationales de la danse et du jazz. Créé dès son origine comme un lieu « conçu pour et avec les artistes », il a développé sur son site un théâtre couvert de 405 places, un studio de 90 places, un amphithéâtre de plein air ouvert l’été et des appartements pour des résidences d’artistes. La liste des tous ceux qui ont foulé la colline est vertigineuse, invités à créer, à produire ou simplement à participer aux actions de sensibilisation menées avec les populations de Toulon et d’ailleurs : son public est fidèle, et Châteauvallon sur sa colline tient son rôle, bien différent du théâtre Liberté. Celui qui lui a valu, dès 1988, un label national que le Liberté n’a obtenu qu’en s’alliant à lui.
Le risque d’OPA
Aujourd’hui l’inquiétude est grande : quel est son avenir à court et à moyenne échéance en termes de financement et d’équipe ? La mutualisation des moyens entre Châteauvallon et le Liberté souhaitée par les tutelles passera-t-elle par son absorption pure et simple ? Doit-on craindre une uniformisation de la programmation alors même que chaque équipement défend une couleur, une identité, et œuvre à la complémentarité de l’offre artistique et culturelle dans l’ouest varois ? Si sa « disparition » était actée, pourquoi sacrifier cette richesse sur l’autel de contraintes budgétaires alors que l’un comme l’autre ont su préserver leurs spécificités et capter l’intérêt du public qui va et vient entre les deux pôles ? Les résidences d’artistes, les soirées d’été dans le sublime amphithéâtre, la programmation exigeante du théâtre couvert de Châteauvallon pourront-elles persister, pour un public varois peu gâté en termes d’offre théâtrale, et des compagnies varoises qui peinent à trouver des programmateurs ?
À l’heure de l’élection de Claire Chazal (le mardi 19 décembre 2017) à la présidence du conseil d’administration du Liberté, et alors que le Théâtre Liberté produit de moins en moins les compagnies locales, le pôle bicéphale saura-t-il rester ancré dans son territoire ?
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI et AGNÈS FRESCHEL Janvier 2018
Photo : Châteauvallon-scène nationale c X-D.R
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Châteauvallon – Scène nationale 795, chemin de Châteauvallon BP 118 83192 Ollioules cedex 04 94 22 02 02 www.chateauvallon.com
Marie Godfrin-Guidicelli | Mis en ligne le lundi 29 janvier 2018 ·
Par Alisonne Sinard sur le site de France Culture, émission "La grande Table" 29.01.2018
Débat diffusé lors de l'émission "La Grande Table" sur France Culture
Pourquoi continue-t-on de voir les pièces de Pina Bausch tourner dans le monde entier alors que la chorégraphe est décédée en 2009 ? A travers la reprise de ces spectacles se pose la question de la mémoire de la danse contemporaine, au croisement du juridique, de l'histoire et de la chorégraphie.
Pina Bausch est décédée en 2009, et pourtant ses spectacles circulent aujourd’hui encore dans le monde entier. le Tanztheater Wuppertal tourne toujours avec Cafe Müller, Nelken ou encore Le Sacre du Printemps, comme une sorte d’application de la devise de l'éminente chorégraphe allemande : “Tanzt, tanzt, sonst sind wird verloren”, “Dansons, dansons, sinon nous sommes perdus”. à lire Ils ont dansé avec Pina Bausch
Certains chorégraphes, pourtant, s’opposent à la reprise de leurs œuvres, comme ce fut le cas, en janvier 2016, avec le chorégraphe suédois Mats Ek. Après 50 ans de carrière, celui-ci à décidé de tirer sa révérence, et son départ à la retraite s’est accompagné d’une volonté juridique : ne pas renouveler les droits patrimoniaux relatifs à la reprise de ses ballets. Autrement dit : l’oeuvre ne survivra pas à la mort du chorégraphe, sauf si celui-ci change d'avis. Au micro de Caroline Broué dans La Grande Table du 7 janvier 2016, le chorégraphe expliquait sa volonté de repos et se réservait aussi le droit de revenir ultérieurement à la création s'il le souhaitait :
Ce n’est pas un adieu, parce que je ne veux pas faire mes adieux de façon officielle. Mais j’ai décidé, depuis quelques années, que j’organiserai moi-même mon dernier spectacle. J’ai aussi décidé de ne pas vendre mes œuvres depuis quelques années, par la raison très simple que je veux essayer de vivre sans les attentes et avoir du temps pour faire d’autres choses que travailler.
La décision n'a pas manqué de surprendre son public en rappelant vivement la nature éphémère de la création chorégraphique : l'oeuvre existe avec la scène, et s'évanouit une fois le rideau retombé. La mémoire elle aussi corrélée aux directives laissées par les chorégraphes de leur vivant. Comme le souligne l'avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste de la propriété intellectuelle, "il y a autant de cas de figures que de chorégraphes et d’œuvres." En règle générale, explique-t-il :
Le chorégraphe, ou la chorégraphe, cède les droits à sa compagnie, la structure qui monte et qui produit la pièce. Et la compagnie, soit du vivant de l’artiste ou après son décès, re-cède les droits, avec deux choses. On cède d'abord les droits d’adaptation, plutôt de reprise de la mise en scène, avec parfois des indications (par exemple, ne pas toucher du tout à l'oeuvre en vertu du respect du droit moral, ou en donnant la liberté d’adapter, c’est-à-dire de métamorphoser un petit peu). Et deuxièmement, on loue aussi le matériel, les partitions chorégraphiques, ce qui permet d’être sûr que les choses sont recréées dans le respect de la partition.
L'héritage d'un chorégraphe se gère dans le sillage des volontés précises de l'artiste : “Les héritiers ne décident pas librement. Ils doivent décider à la lumière de ce qu’a laissé leur ancêtre comme dispositions. On interprète tout : le testament, la correspondance, les déclarations publiques, etc.” Pina Bausch, par exemple, a autorisé la reprise de ses œuvres par d'autres compagnies que la sienne avec un droit de regard sur la création finale avant la présentation au public. Maurice Béjart, de son côté, a autorisé la reprise et la réinterprétation de ses ballets. La perpétuation de la mémoire par les danseurs : le tournant Bagouet
Derrière ce questionnement juridique mêlant le respect du droit moral et droit patrimonial sur la cession des œuvres, l'enjeu est aussi celui de la patrimonialisation : comment conserver les œuvres chorégraphiques et quelle mémoire fabrique-t-on et garde-t-on de la danse contemporaine ?
Le premier relais de la mémoire d’une oeuvre chorégraphique, ce sont les danseurs. Ce sont eux qui oeuvrent pour transmettre l’oeuvre d’un chorégraphe, y compris du vivant du chorégraphe. Par exemple, Dominique Mercy pour Pina Bausch, Cherryl Therrien pour Merce Cunningham. Lorsqu’un ballet est repris à l’Opéra de Paris, les danseurs phares des compagnies se déplacent pour guider les interprètes du ballet de l'Opéra.
Si la danse contemporaine s’est construite dans les années 1980 en réaction contre la danse classique, tant sur le plan qu’esthétique qu’au sujet de la conservation des œuvres, la question de la mémoire s'est pourtant vite imposée. Et ce, dès 1992 à la mort de Dominique Bagouet. Ses danseurs, ne pouvant se refuser à laisser son héritage disparaître, ont décidé de fonder une association, les “Carnets Bagouet” pour perpétuer la mémoire de sa danse (le nom de l'association est directement inspiré du processus de création du chorégraphe qui écrivait ses chorégraphie dans des carnets, avant de les adapter aux danseurs en studio). Si, au départ, l'enjeu était de ne pas perdre la mémoire, cela a ensuite évolué, comme témoignait Isabelle Launay, professeure d'histoire de la danse, dans La Fabrique de l’Histoire en 2009 :
Pour les Carnets Bagouet, le désir a évolué. Au départ, il y avait ce sentiment d’être encore dedans, dans le travail avec Dominique Bagouet. Les danseurs parlaient de “donner la danse de Dominique”, tout simplement. Quinze ans après, ils parlent “d’interpréter l’oeuvre de Bagouet”. On est là dans un changement complet de travail, parce qu’ils ont dénoué leur rapport à cette oeuvre-là. Pouvoir dénouer ces liens-là pour en reconstruire d’autres. D’une certaine manière, l’oeuvre de Bagouet, ils ne la connaissent pas encore, elle est encore à rejouer.
Dominique Bagouet, Martha Graham, Merce Cunningham ou encore Pina Bausch : pour l'historienne, la question est toujours la suivante : qu'est-ce qui motive le désir de reprise pour la compagnie ? Entre partition et vidéo, comment reprendre une oeuvre ?
Cette transmission par le corps et par l’oral s’accompagne de différents biais : notes de répétitions du chorégraphe, vidéo ou encore partition, les biais diffèrent suivant les démarches de création. Et les reprises, maintenant, s’accompagnent souvent d’un travail sur la vidéo.
Certains chorégraphes, attentifs à la question de la mémoire et du répertoire, se sont posés la question de leur vivant. Merce Cunningham et Pina Bausch reprenaient cycliquement certaines de leurs pièces emblématiques. De même, Angelin Preljocaj alterne entre créations et pièces de répertoire, comme par exemple la reprise de Roméo et Juliette. Il soulignait l’importance de refaire tout à l’identique pour retrouver également le contexte de l’oeuvre, de la même manière qu’une peinture traverse les époques. “Ce n’est pas changer qui m’intéresse, disait-il. C’est de voir comment les nouveau danseurs vont réactualiser, réactiver une chorégraphie”.
Le chorégraphe travaille par ailleurs avec une choréologue, Dany Levêque, chargée de noter les ballets pour conserver la mémoire du travail dansé. Un métier rare dans les compagnies, mais essentiel pour le chorégraphe : cela permet au danseur d’avoir le matériel chorégraphique nécessaire pour interpréter le mouvement, et pas seulement l'imiter. Le risque de la vidéo, en effet, est de figer plus et d'enfermer le danseur dans l’interprétation d’un autre danseur.
La partition, par ailleurs, est un rouage essentiel du point de vue juridique. L'avocat Emmanuel Pierrat rappelle qu'elle est protégée par le droit d'auteur, au même titre que la chorégraphie. Elle est donc une base essentielle pour la jurisprudence, notamment pour juger une contrefaçon en cas d'utilisation frauduleuse de l'oeuvre :
Ça permet, pour le juge, d’apprécier la contrefaçon, beaucoup plus simplement qu’avec des mouvements sur une vidéo, où là le magistrat n’est pas expert. Le magistrat saisi en droit d’auteur peut aimer la danse, mais il n’a pas forcément la capacité de juger sur la vidéo. En revanche, la partition, ça ils savent. On a des points de repères. On a sait suivre un document papier.
Perpétuer… et continuer ?
Perpétuer l'héritage d'un chorégraphe, c'est aussi poursuivre dans le sillage initié de l'artiste. Depuis le décès de Pina Bausch en 2009, la compagnie continue à jouer les pièces de “Pina”. Il aura fallu huit ans pour que le Wuppertal accepte de passer à une nouvelle ère en nommant une nouvelle directrice artistique, Adolphe Binder. Elle n’est ni chorégraphe ni danseuse, mais dramaturge. Et pour elle, poursuivre l’héritage de Pina, c’est aussi innover dans le sillage de la danse-théâtre qu’a initié Pina Bausch, tout en poursuivant le répertoire de l’éminente chorégraphe.
Le Théâtre Dromesko revient au Monfort (jusqu’au 17 février) avec une « suite en avant » à son précédent spectacle, « Le Jour du Grand Jour ». Intitulé cette fois « Le dur désir de durer », par emprunt à Elluard et Breton, sous-titré « Après-demain, demain sera hier », il propose de reprendre la procession là où on l’avait laissée, pour creuser encore le vertige d’être spectateur de vies qui passent, inexorablement, sur le plancher de la baraque, encaissé entre les deux gradins qui se font face.
Le spectacle s’ouvre ainsi sur un tableau magnifique, qui reprend la musique du final du précédent. Un paso sorti tout droit de la Semana santa de Séville, surmonté par une Vierge naine drapée d’ors et de velours trônant au milieu des candélabres et des crânes humains, exhalant ses parfums d’encens, entre porté sur les épaules de ses costaleros. Instant solennel, magnifique, saisissant. Puis, comme d’évidence, tout se dérègle : les costaleros sortent de sous le paso, et se révèlent être des créatures mutantes, faites uniquement de jambes, qui se mettent à danser et à faire des bonds de cabris, tandis que la Vierge processuelle, abandonnée dans un coin, chante dans un petit mégaphone doré pour les accompagner. Sens de la composition visuelle, poésie surréaliste, engagement du corps et du mouvement au service de l’émotion : dans ce premier tableau se concentre une grande partie de ce qui fait le génie des Dromesko.
Par la suite, on assistera à un défilé mêlant personnages bien ordinaires et créatures incroyables, symboles empreints de solennité et humour potache – on aura une vue privilégiée sur les fesses d’Igor et de Lily – globalement équilibrés, et, évidemment, les compagnons à poils et à plumes de la compagnie viendront faire leur tour de piste, sans, d’ailleurs, que l’on soit toujours convaincu que cela réponde à la moindre nécessité dramatique, cochon et poney faisant une apparition aussi brève qu’artificielle. L’apparition de Charles, le marabout, en revanche, sidérera l’assistance.
Dans cet espace en couloir, traversé de saynètes prises comme des clichés, qui laissent à l’imagination d’écrire un avant, et, surtout, d’imaginer un après, on n’évolue que dans un sens. Métaphore du passage du temps et de la vie, la progression ne peut se faire que vers l’inéluctable sortie, moins bouche des Enfers qu’antichambre bien sage. Mais antichambre de quoi ? Cette langue de parquet, c’est un Achéron à franchir, mais sous la gouverne d’un Charon bienveillant, qui laisse passer tous ceux qui se présentent, la seule obole à verser étant celle d’offrir ses derniers gestes, ses dernières pensées, le témoignage terminal et incomplet de sa vie, aux yeux scrutateurs des spectateurs. Que les voyageurs s’attardent ou tentent de faire demi-tour, et des vents surnaturels se lèvent – géniale invention scénique – pour les balayer vers la sortie.
La musique roule, puissante ou nuancée, entre orchestre et fanfare d’une part, violoncelle de l’autre. Toujours, elle sert l’émotion, avec justesse, même et surtout quand la Camarde, représentée comme un torero ayant fusionné avec un taureau, la faux à la main, vient confier ses doutes et ses peines en chantonnant le refrain de « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy. Elle a l’air bien seule, la Mort. Evidemment, puisqu’on est chez les Dromesko, il y a forcément un peu de musique tzigane, il y a des airs d’accordéon et des flamencos, et ce support musical, bouillonnant, émouvant, constitue comme l’épine dorsale souple mais solide des propositions visuelles. Evidemment, aussi, la danse prend une place importante, et la présence et l’intensité de Violetta Todo-Gonzalez font mouche, comme toujours.
Au soutien de ce qui se construit, physiquement, au plateau, Guillaume Durieux apporte, en plus de son jeu, un texte qui essaie de ne pas détonner avec la poésie des propositions visuelles et musicales. Il y réussit globalement fort bien : dans la plaidoirie d’un jeune père, tentant de négocier avec la main invisible de la Mort qui l’emmène loin de son enfant, il arrive même à avoir des accents d’Hanokh Levin. Dans ce spectacle peu bavard, il apporte une parole sensible et intelligente.
Pourtant, cet ultime ( ?) spectacle des Dromesko, on le goûte moins que « Le Jour du Grand Jour ». Quelques séquences un peu trop longues peut-être, ainsi que des tableaux inégaux, laissent parfois retomber la tension dramatique, et désamorcent l’atmosphère. Il y a, globalement, moins de poésie, moins de trouvailles visuelles, que dans le premier volet du diptyque. Surtout, c’est un spectacle sur le passage, et sur ce qui attend inéluctablement au bout de la traversée, qui ne donne pas le sentiment de l’urgence : ce n’est pas que l’on soit obligé de traiter le sujet de notre destin mortel sur un mode tragique ou pathétique, mais en l’absence de toute crainte révérencielle, de toute angoisse, on perd contact avec ce qui fait l’âme même du théâtre.
Evidemment, cela reste un spectacle très recommandable, traversé de très beaux moments. On se demande, en sortant du banquet final, si les Dromesko avaient connaissance en préparant leur spectacle de ce poème d’Eluard, justement, in « Le dur désir de durer », intitulé « Notre mouvement » :
« Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses Le jour est paresseux mais la nuit est active Un bol d’air à midi la nuit le filtre et l’use La nuit ne laisse pas de poussière sur nous
Mais cet écho qui roule tout le long du jour Cet écho hors du temps d’angoisse ou de caresses Cet enchaînement brut des mondes insipides Et des mondes sensibles son soleil est double
Sommes-nous près ou loin de notre conscience Où sont nos bornes nos racines notre but »
Le dur désir de durer
Genre : Théâtre Auteur : Guillaume Durieux, Igor et Lily Dromesko Mise en scène/Chorégraphie : Igor et Lily Dromesko
René Solis, Fabienne Pascaud et Marie-José Sirach évoquent les créations des TgSTAN, de Bernard Sobel et du collectif La Cordonnerie au micro de France Culture
Quoi/Maintenant, jusqu'au 9 février au théâtre de la Bastille De et avec Jolente De Keersmaeker, Els Dottermans, Damiaan De Schrijver et Frank Vercruyssen.
Présentation officielle : La compagnie tg STAN revient cette année avec Quoi/Maintenant, d'après la courte pièce de Jon Fosse Dors mon petit enfant en guise de prologue poétique, suivi de la comédie caustique Pièce enplastique de Marius von Mayenburg.
La première s'apparente à un véritable écrin de mots dans lequel les dialogues désarticulés, le rythme et les sonorités semblent primer sur le sens : une pièce faite pour ces Flamands dont le langage est le terrain de jeu privilégié ! La deuxième, tel un prolongement comique à ce préambule, met en scène une femme de ménage engagée par un couple libéral aisé et a priori large d’esprit... Entre tolérance et préjugés, hypocrisie et humiliation, cette satire décapante – dont s'empare tg STAN en bouleversant les conventions théâtrales – fait vaciller nos idées préconçues sur la famille, l'art et la société. Un pur moment de plaisir. - M.B.
Les Bacchantes, au théâtre de l’Épée de Bois jusqu'au 11 février Présentation officielle : Les Bacchantes, sont, semble-t-il, la dernière pièce d’Euripide. C’est une grande pièce sur le théâtre, la nature de l’illusion théâtrale et ses effets. Son dieu, Dionysos, LE dieu du théâtre, le maître des illusions et des prodiges, en est même le protagoniste principal. La question principale des Bacchantes, devenue centrale aujourd’hui dans les discours politiques partout dans le monde, est celle de l’identité, identité de nature, d’âge, de sexe, de position sociale, d’origine. Dionysos, lui, est le dieu de la différence, de la métamorphose, de la confusion (sociale, sexuelle, culturelle), du sauvage. En face, le monde de la cité, de la raison, du contrat, de l’identité, des espaces, des territoires bien définis une fois pour toutes. Dionysos est l’Autre, celui qui brouille les frontières entre le divin et l’humain, l’humain et le bestial, l’ici et l’ailleurs et ainsi relie ce qui était séparé. Il construit un rapport entre des mondes qui sans lui resteraient étrangers l’un à l’autre.
Visuel• Crédits : J. Bosson et H. Bellamy Dans la peau de Don Quichotte, jusqu'au 10 février au Nouveau Théâtre de Montreuil Mise en scène Samuel Hercule et Métilde Weyergans (compagnie La Cordonnerie).
Présentation officielle : Le célèbre chevalier imaginé par Cervantès devient le personnage du nouveau ciné-spectacle de La Cordonnerie. Un Don Quichotte qui rêve de justice et d’idéal dans les années 2000. Jusqu’à se perdre.
Après le conte de Blanche-Neige, le tandem formé par Samuel Hercule et Métilde Weyergans fait une relecture personnelle d’un mythe de la culture européenne. Dans leur monde mi-cinématographique mi-théâtral, le « génial hidalgo » devient Michel Alonso, modeste bibliothécaire ébranlé par le bug de l’an 2000 au point de se prendre pour un chevalier errant prêt à secourir la veuve et l’orphelin. La troupe de musiciens et de comédiens nous emmène dans une épopée entre le sud de l’Espagne et la Picardie, entre le Moyen‑Âge et le début du troisième millénaire, entre les visions exaltées de Michel Alonso et une réalité plus terre-à-terre, enfin, entre la magie d’un vrai film sonorisé en direct et la présence charnelle des comédiens sur scène. Cette fable mélancolique est servie par la fantaisie et l’humour subtil de La Cordonnerie, sa mise en scène précise comme une horloge, et une osmose encore plus grande entre le plateau et l’écran. Un spectacle tragi-comique pour tous sur la superbe folie de croire en ses rêves.
-• Crédits : Nouveau Théâtre de Montreuil Tournée :
16 > 20 janvier 2018 Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, Scène nationale 23 janvier 2018 L’Onde, Vélizy Villacoublay 25 janvier > 10 février 2018 Nouveau théâtre de Montreuil, centre dramatique national 27 & 28 février 2018 Théâtre de Villefranche sur Saône 07 & 08 mars 2018 Le Granit, Scène nationale, Belfort 13 > 15 mars 2018 Les 2 Scènes, Scène nationale de Besançon 04 > 06 avril 2018 Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie 10 & 11 avril 2018 Maison de la Culture de Bourges, Scène nationale — centre de création 04 > 06 mai 2018 Théâtre Am Stram Gram, Genève (Suisse) 15 > 19 mai 2018 Théâtre de la Croix Rousse, Lyon 25 mai 2018 L’Apostrophe, Scène nationale Cergy-Pontoise et Val d’Oise — Théâtre de Jouy-le-Moutier 01 > 09 juin 2018 Théâtre de la ville, Paris — Théâtre des Abbesses
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