LE SEUL BLOG THÉÂTRAL DANS LEQUEL L'AUTEUR N'A PAS ÉCRIT UNE SEULE LIGNE : L'actualité théâtrale, une sélection de critiques et d'articles parus dans la presse et les blogs. Théâtre, danse, cirque et rue aussi, politique culturelle, les nouvelles : décès, nominations, grèves et mouvements sociaux, polémiques, chantiers, ouvertures, créations et portraits d'artistes. Mis à jour quotidiennement.
Ancienne militante engagée, Anna revient voir son frère. Souvenirs atroces de leur jeunesse, quand en 1975, la dictature brésilienne torturait et tuait. Que se dire quand on est frère et soeur et qu’on ne s’aime pas ? Dans les conversations heurtées et trouées remonte la dramaturgie du trauma. Est-il possible de dire ce qui s’est réellement passé ? Est-il possible encore de dialoguer, comme de se comprendre et peut-être de se pardonner ? Avec pour décor l’opération Condor organisée par les services de renseignements de certains pays d’Amérique latine, l’écriture de Frédéric Vossier suggère en creux plus qu’elle ne dit et fabrique une violence latente. Le spectateur se perd dans ce qui n’est peut-être qu’une fiction, qu’une mémoire terrifiée et terrifiante. Par la voix et le corps de deux acteurs bien connus du public du Festival d’Avignon – Annie Mercier et Frédéric Leidgens – chaque inspiration et chaque geste sont à la fois menaces et révélations.
Anne Théron est romancière, dramaturge, scénariste, metteuse en scène et réalisatrice. Passionnée par l’écriture et notamment de plateau, elle crée ce qu’elle nomme des « objets », des langages scéniques composites tels des essais. Corps, vidéo, son et surtout voix de l’acteur sont ses matériaux de jeu. En dehors de ses propres textes, elle fait entendre Sophocle, Racine, Diderot mais aussi Elfriede Jelinek, Christophe Tarkos … Avec Condor, Anne Théron choisit de prendre appui sur les mots de Frédéric Vossier qui a écrit ce texte pour l’actrice Annie Mercier. Anne Théron a été artiste associée à la Scène nationale de Poitiers puis au TUNantes et aujourd’hui au Théâtre national de Strasbourg.
Production Théâtre national de Strasbourg Coproduction Cie Les Productions Merlin, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, Centre dramatique national de Tours Théâtre Olympia
Une rencontre avec Anne Théron est prévue à la FabricA le 12 novembre à 19h30 Réservation conseillée au 04 90 27 66 50 ou public@festival-avignon.com
Tigrane, texte (Editions L’Harmattan) et mise en scène de Jalie Barcilon.
Tigrane Faradi a disparu à 17 ans, probablement tombé d’une falaise normande.
Sont retrouvés son skate et ses bombes de peinture, un livre sur Caravage et un livre sur Basquiat, un dico de français, en même temps qu’un carnet de croquis.
L’itinéraire était trop difficile et improbable pour ce jeune « issu de la diversité » qui était destiné à passer un cap d’ouvrier et que les lycées s’échangeaient au cours de renvois successifs jusqu’au jour où il rencontre une professeure à l’écoute, qui l’aide.
Quant à sa famille, aucun appui car la mère de Tigrane d’origine italienne est partie du domicile, retournée dans son pays peut-être, abandonnant son fils à la protection aléatoire et approximative d’un père amer sans activité et qui refuse tout projet filial par dépit et par jalousie, ne souhaitant pas alimenter l’élan émancipateur de son fils.
Tigrane a découvert l’Art, sous les auspices de l’enseignante éclairée, qui détecte chez l’élève des dons réels de dessinateur et qui l’engage à suivre ce parcours : le jeune réussit à rendre compte d’une réalité ancrée dans le monde par ce medium.
Or, c’était oublier les obstacles que dressent sur ce chemin d’apprentissage, non seulement la famille elle-même qui rejette toute possibilité d’expression de soi, mais la société qui n’associe pas d’emblée la pratique de l’art à une personne sans ressources ; chacun à sa place, la misère ne peut en aucun cas enfreindre le cadre.
La mise en scène de la pièce Tigrane par son auteur Jalie Barcilon est vive et efficace, rythmée de mouvements de rébellion et de révolte de Tigrane qu’incarne avec fougue Soulaymane Rkiba, qui s’épanche également face au public, révélant à la fois désirs et frustrations, agacements et petites contrariétés – rêves impossibles.
Le père que joue Eric Leconte joue les adultes désengagés et égoïstes à merveille.
De son côté, la professeure interprétée par Sandrine Nicolas, ne manque ni d’élan, ni de foi en l’art et en la culture, généreuse dans son soutien à l’apprenti artiste.
La bande-son de Sophie Berger fait résonner pop, rap et classique, en même temps que les cris des mouettes et le souffle marin d’un vent rageur. Sur le plateau, dans la scénographie de Laura Reboul, un morceau de digue qui peut verser dans la mer le garçon qui s’essaie aux figures libératrices, esthétiques et sportives du skate.
Derrière Tigrane, sur le lointain, une voile marine que la lumière de Jean-Claude Caillard anime en lui donnant les possibilités vivantes du théâtre d’ombres.
L’artiste en herbe résiste et fournit des efforts à sa mesure, ce qui ne suffira guère à l’accomplissement de son projet personnel, quand bien même le songe libérateur advient, au-delà de la mort : on le voit parler à sa professeure et rejoindre sa mère.
Malgré quelques clichés sociaux sur l’enseignement, une belle vision émancipatrice.
Véronique Hotte
Le Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs.75006 – Paris, du 23 octobre au 8 décembre à 21h, du mardi au samedi et dimanche à 17h. Tél : 01 42 22 66 87.
Un jardin de silence, chansons originales de Barbara, un spectacle musical conçu par L. (Raphaëlle Lannadère), mise en scène de Thomas Jolly, musique Babx.
Pour la 30e édition de la Fête de la musique, le ministre de la culture et de la communication, Frédéric Mitterrand, ton plutôt espiègle, a l’honneur de remettre le 2ème prix Barbara à l’auteur-compositeur-interprète L. (Raphaëlle Lannadère).
Une consécration pour la jeune chanteuse que l’œuvre de cette marraine interpelle.
Dans l’ombre du plateau de La Scala, Thomas Jolly en smoking noir et chemise blanche s’amuse à déclamer le discours ministériel avec distance et humour, avant de revêtir plus tard une veste plus glamour qui sied à la scène d’un music-hall, entre lys chinois blancs ou rose pâle, une variété de bouquets de fleurs offerts à la diva.
Ombres feutrées, lumières tamisées, piano forte, l’ambiance est aux confidences capiteuses, et Thomas Jolly joue les intervieweurs qui ont pu interroger Barbara, troublant l’artiste et la déstabilisant mais en vain, puisque celle-ci a la répartie facile.
Entretiens et confidences que l’artiste a donnés tout au long de sa carrière jusqu’à la fin, les questions fusent, arrogantes et vindicatives, tentant de cibler la faille possible.
La seule histoire d’amour jamais vécue, dit-elle, est celle nouée avec le public. Et qu’on ne la dise pas « chanteuse de la rive gauche », elle se veut d’abord populaire.
On se souvient qu’au cabaret du Cheval Blanc à Ixelles en Belgique, Barbara (1930-1997) crée un premier répertoire, entre music-hall et cabaret rive gauche.
L’interprète choisit les chansons du caf’conc’ et de la Belle Epoque, celles de Xanrof – « Le Fiacre », par Yvette Guilbert que la gestuelle et l’art de la diseuse fascinent.
Elle reprend les chansons de Harry Fragson – « Les Amis de Monsieur » -, ou encore celles de Mayol – « Elle vendait des p’tits gâteaux » -, des comptines malicieuses qu’interprète L. (Raphaëlle Lannadère) dans Un jardin de silence par Thomas Jolly.
Des chansons moins emblématiques de la chanteuse mythique que L. porte avec talent, sourire en coin, voix facétieuse, intonations personnelles et plaisir de raconter.
L’« élève » ne mime en rien celle qu’elle tient pour « maître », L. reste elle-même.
Expression de « la plaie ouverte de l’adolescence éternelle, quand le moi ne sait pas encore couvrir de mensonges son malheur d’exister. Elle est l’interprète du mal de vivre et de la mémoire blessée. » (Michel P. Schmitt dans Encyclopedia Universalis).
Enrichissant son répertoire de chansons de Brassens, Ferré, Marc Orlan ou Brel, l’auteure-compositrice signe, au cours des sixties, des mélodies, des textes pudiques et sensuels, créant un mythe et un public fidèle d’admirateurs – « Dis, quand reviendras-tu ? », « Nantes », « Le Mal de vivre », « Pierre », « Marienbad ».
Belle expression d’un paysage intérieur féminin, voix chuchotée et mélodies « du bout des doigts », évoquant le désir d’être aimée, les blessures enfantines jamais refermées, l’éclat d’une mélancolie douce-amère et la sombre intuition d’en finir vite.
Avec encore l’élan ardent de vivre debout contre la fuite irréversible du temps.
Barbara s’engage dans la lutte contre le sida, intervenant, loin des médias, dans les hôpitaux, les prisons et auprès des enfants –la chanson « Sid’amour à mort » (1993).
Un jardin de silence résonne somptueusement à la Scala Paris, entre chant stylisé de L. à travers l’œuvre de la diva, composé à la fois d’énergie, de grâce et de fragilité, selon les aléas d’une vie sentimentale en balade que la vie nocturne stimule.
Véronique Hotte
La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg 75010 – Paris, du 18 octobre au 3 novembre, du mardi au samedi à 21h, dimanche à 15h, relâche les 29 et 31 octobre. Tél : 01 40 03 44 30.
Après Depardieu et Mathieu Amalric, la chanteuse Raphaële Lannadère (alias L), épaulée par le metteur en scène Thomas Jolly, s’attaque au mythe et à l’œuvre de Barbara. Leur étonnant spectacle, “Un jardin de silence”, est à l’affiche de La Scala, à Paris, jusqu’au 3 novembre, avant de partir en tournée dans toute la France.
Est-il encore possible d’imaginer un spectacle sur Barbara, après la ribambelle d’hommages qui ont récemment marqué les 20 ans de sa mort ? La chanteuse L, de son vrai nom Raphaële Lannadère, et le metteur en scène Thomas Jolly ont tenté le pari. Ensemble, ils proposent Un jardin de silence, créé au festival de Vannes Les Émancipéés, en avril dernier – une première version, bien plus dépouillée, avait vu le jour au même endroit l’année précédente. Chacun des deux protagonistes ose y sortir de sa zone de confort : l’un se met à chanter, l’autre joue la comédie. Quant à leur pas de deux, il s’articule certes autour des chansons de Barbara (entre autres) mais aussi, beaucoup, autour de ses propos, extraits de dizaines d’interviews qu’elle donna au fil du temps. Un parti pris original, qui jette une lumière inattendue sur l’artiste.
Comment est née l’idée de ce spectacle ? Thomas Jolly : En septembre 2014, je suis reçu dans la matinale de France Musique, dont Raphaële est ce jour-là l’invitée musicale. À 8 heures du matin, je découvre soudain cette voix et cette personne, hors normes. Nous avons tout de suite sympathisé. Puis Raphaële m’a parlé d’un projet autour de Barbara auquel elle songeait depuis longtemps ; en dehors de toute la vague de commémoration qui allait marquer les 20 ans de sa disparition. C’est Raphaële, vraiment, qui est à l’initiative de cette aventure.
Raphaële, justement, on vous a souvent comparée à Barbara… Raphaële Lannadère : Ce spectacle est pour moi une façon de tuer la mère ! Il porte quelque chose d’extrêmement libérateur. Barbara m’a poursuivie. J’ai bien conscience de la proximité artistique qu’on peut me trouver avec elle, mais il n’y a pas que cela : en 2011, mon premier album m’avait valu le prix… Barbara, remis par le ministère de la Culture – d’ailleurs le spectacle s’ouvre sur le discours que Frédéric Mitterrand avait prononcé à cette occasion. Et un autre jour, après un concert, une femme que je ne connaissais pas m’avait donné un chapeau, un bibi, qui lui venait de Barbara. Longtemps, elle m’a semblé comme une ombre, planante et impressionnante, me suivant partout ; désormais, grâce à ce travail avec Thomas, elle devient un être de chair et d’humanité. Une compagne. Cette étape était nécessaire pour que je puisse aborder la suite.
T.J. : Disons-le franchement : dès le début, Raphaële a eu la volonté d’exorciser ! Mais nous savions surtout très bien l’un et l’autre ce que nous ne souhaitions pas : ni un biopic, ni un best of. Concrètement, nous avons écouté et retranscrit des dizaines d’interviews de Barbara, qui constituent notre matière première, plus encore que les chansons.
“Sa langue est d’une grande simplicité, ce qui fonde aussi sa modernité”, Raphaële Lannadère
Vous dévoilez une Barbara complexe et assez méconnue… T.J. : Nous sommes allés fouiller dans un répertoire un peu plus secret que celui que tout le monde connaît. En fait, trois axes nous intéressaient : montrer la Barbara fantaisiste et drôle – son humour ravageur éclatait dans ses interviews et ses interventions sur scène. La Barbara engagée, militante de la lutte contre le sida – peu de gens savent à quel point elle s’y est consacrée. Et enfin la figure de l’artiste. Car dans ses propos, Barbara déployait une pensée certes confuse, mais de laquelle émergeaient des perles, qui définissent exactement ce qu’est un artiste. Rarement même quelqu’un aura su si bien le dire. Nous les artistes, sommes toujours un peu empêtrés dans des questions de production, de publics, de médias… Alors que rien ne doit prendre le pas sur la seule question qui compte : le désir personnel en scène. Quand je préparais Thyeste pour le Festival d’Avignon en 2018, cela m’a fait un bien fou d’écouter cette femme parler de notre métier. Cela m’a refondé.
R.L. : Quant à moi, chaque fois que je donne un concert après avoir joué ce spectacle, je me sens plus juste. Dans notre époque en partie régie par les réseaux sociaux, nous avons tendance à développer un rapport à la célébrité et à l’immédiateté qui est éloigné, parfois même contraire, aux questions purement artistiques. Barbara nous recentre sur la nécessité qui l’animait : chanter sa vérité, pour tenir debout. Sans compromis.
T.J. : Et que dire de son talent d’interprète ! Moi qui n’ai pas perdu mon père à Nantes – d’ailleurs il n’est pas mort, et n’habite pas cette ville –, chaque fois que j’entends cette chanson, j’ai l’impression d’avoir perdu mon père à Nantes... Les très grands interprètes, et Raphaële en est une, parviennent à nous donner la sensation qu’ils parlent de nous. En cela, Barbara est éternelle.
R.L. : Sa langue est d’une grande simplicité, ce qui fonde aussi sa modernité. Elle ne se regardait pas écrire, tout comme elle ne s’écoutait pas chanter. Elle nous parlait en musique, ce qui rejoint l’esprit même du théâtre. C’est aussi pour cela que même à la fin de sa vie, en ayant perdu des aigus et du souffle, elle restait toujours aussi puissante. Elle continuait sa conversation avec le public.
Dans les interviews de Barbara que vous citez, on voit apparaître deux discours a priori contradictoires : une volonté de démystifier ses propres chansons, qu’elle qualifie de « petits zinzins », à la limite de la dévalorisation. Et en même temps, une énorme sacralisation de ce métier…
T.J. : J’y vois la conséquence de sa peur d’être en scène – dont elle parle ouvertement. D’où son besoin de se replier avant les concerts, de rôder dans la salle dès 9 heures du matin, puis de s’enfermer dans sa loge et de ne plus parler à personne. C’est moins de la sacralisation que de l’honnêteté. Elle ne peut pas monter sur scène sans être pleinement en connexion avec celles et ceux qui viennent la voir. Et ce n’est pas une posture – même si elle a pu s’enfermer dans un personnage. En 1969, au sommet du succès, elle s’est sentie menacée par une forme de fonctionnariat et a décidé d’arrêter le tour de chant pour tenter une aventure théâtrale : elle a joué dans une pièce musicale, Madame. C’était assez raté, mais ce n’est pas grave ! Ce n’est qu’en prenant des risques, donc en essuyant quelques échecs, qu’on peut remporter des victoires.
“Une chanson de trois minutes est plus difficile pour moi à assumer qu’une pièce entière dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon”, Thomas Jolly
Vous aussi, vous prenez un risque aujourd’hui… T.J. : Et comment ! Au départ, je devais mettre en scène, sans apparaître sur le plateau ni bien sûr chanter. Et voilà que je me suis laisser embrigader. C’est une expérience incroyable, dans laquelle Raphaële me guide beaucoup. Mais c’est aussi un tel déplacement pour moi, une telle mise en danger… Les chanteurs me semblent beaucoup plus exposés que les acteurs, qui répondent à une scénographie, portent un costume, incarnent un personnage. Devant ce micro, quand je chante, je me sens à poil. Une chanson de trois minutes est plus difficile pour moi à assumer qu’une pièce entière dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon.
R.L. : De mon côté, Thomas m’apprend à me déplacer sur la scène et ce n’est pas rien. Nous partageons nos disciplines. Le trait d’union, c’est le rapport intime au corps et aux mots.
Ce « Jardin de silence » relève-t-il du théâtre ou d’autre chose encore ? T.J. : J’en ai assez des carcans, d’un côté la chanson, de l’autre le cinéma, ailleurs la danse… C’est l’hybridation qui est passionnante. Et Barbara, chanteuse, mais aussi personnage éminemment théâtral, s’y prête à merveille. Alors qu’avons-nous monté au juste ? Disons que nous faisons du spectacle.
Un jardin de silence, spectacle musical imaginé et écrit par L (Raphaële Lannadère) avec des chansons originales de Barbara, mis en scène par Thomas Jolly. Du 18 octobre au 3 novembre, La Scala, Paris 10e. Rés. : 01 40 03 44 30. Puis en tournée dans toute la France jusqu’en avril 2020.
Le portail se dresse, haut, vertical, massif dans son austérité de pierre grège. Il est barré d’une pancarte sur laquelle est écrit : « Adieu Baumettes, d’une prison à l’autre ». Ce pourrait être un décor de théâtre, pour une pièce de Jean Genet ou de Maurice Maeterlinck. Mais on est bien dans la réalité : juste devant l’entrée de l’historique prison des Baumettes, à Marseille, célèbre pour son insalubrité et ses conditions de détention effroyables et empreinte, malgré tout, d’une mythologie du crime non dénuée de fascination.
Fermées depuis juin 2018, les vieilles Baumettes n’enferment aujourd’hui plus de détenus. Ils ont été relogés non loin de là, tandis que les murs de pierre décatis vont être abattus début 2020, pour faire place à de nouveaux locaux modernes mais tout aussi carcéraux. En attendant, les grottes (« baume » ou « baumette », en provençal) à prisonniers se transforment en élément de patrimoine : les Marseillais se pressent, beaucoup trop nombreux pour pouvoir être tous accueillis, afin de visiter les bâtiments, avant leur destruction définitive.
Et, pour quelques jours seulement, jusqu’au samedi 19 octobre, les hauts murs, qui dessinent des circulations rectilignes comme des abstractions, accueillent une pièce de théâtre. Marius, d’après Marcel Pagnol, n’est pas un spectacle ordinaire. Il est né du désir de quelques êtres humains de sortir de leurs enfermements respectifs.
D’abord, Jean Ruimi, un détenu de la prison d’Arles, une des six maisons centrales de France, destinées à accueillir les détenus condamnés à de longues peines et/ou considérés comme ayant peu de chances de réinsertion sociale. Ensuite, l’ancienne directrice de cette maison centrale, Christine Charbonnier, aujourd’hui secrétaire général de la Direction interrégionale des services pénitentiaires Sud-Est-Marseille, convaincue que l’art, et singulièrement le théâtre, peut-être un formidable « levier de réinsertion et de reconstruction ». Enfin, deux metteurs en scène de théâtre reconnus et célébrés pour leur travail sur le plan artistique : Joël Pommerat, principalement, et Caroline Guiela Nguyen qui lui a donné un coup de main.
Partage d’expériences Le résultat va très au-delà des projets socioculturels ordinaires et signe les épousailles, à un niveau rarement atteint dans le domaine du théâtre, de l’art et des préoccupations sociales. Ce n’est pas qu’ici le théâtre descende de son Olympe pour arroser de sa grandeur des êtres frustres ayant commis des passages à l’acte irréparables. Il s’agit bien plutôt ici de partage d’expériences, qui s’enrichissent les unes des autres.
Joël Pommerat en a eu l’intuition dès le départ, quand Christine Charbonnier l’a appelé en 2014 pour lui proposer l’aventure. L’auteur et metteur en scène, qui cherche, dans son théâtre, le réel au sens de la présence pure, de pur présent, a été un des premiers, dans la période contemporaine, à remettre sur scène de vrais corps et de vrais visages, loin de ceux, idéalisés, de l’industrie culturelle. Il a toujours eu conscience de l’« appauvrissement que pouvait amener, sur le plan artistique, l’enfermement dans un espace culturel de référence, très difficile à dépasser quand on baigne dans cet univers depuis des années ».
Joël Pommerat a adapté la pièce, au fil des longues improvisations menées avec les acteurs, et lui a rendu une acuité et une modernité étonnantes
« Le fait de travailler avec des gens qui n’ont pas les codes culturels, qui n’ont jamais mis les pieds au théâtre, pour qui l’art n’est pas donné comme un fait établi, offre un énorme enrichissement, à condition de mener un véritable travail artistique, poursuit Joël Pommerat. Je n’ai jamais voulu penser à cette aventure comme à une aventure à vocation sociale. Le social ne se dissocie pas de l’artistique. Je ne suis ni un juge, ni un auxiliaire de l’administration pénitentiaire. On ne peut pas s’en tenir à la présence de “vraies gens”, comme on dit, pour obtenir des effets de réel. Il faut l’engagement d’un travail de création, et je travaille avec eux avec les mêmes exigences que pour des comédiens professionnels, sur la faculté à être totalement là, dans le présent de la représentation, dans l’adresse, dans le relâchement et dans la relation à l’autre. »
Une vérité saisissante « Eux », c’est le groupe de détenus qui s’est formé autour de Jean Ruimi, qui joue César dans la pièce avec une intensité et une humanité bouleversantes. Cet homme d’une cinquantaine d’années n’avait jamais fait ni même vu de théâtre quand il a commencé à écrire en prison ses propres histoires, et à les faire jouer par ses codétenus. « J’aime écrire, dit-il, c’est comme une maison que je vois en train de se bâtir, ou une marionnette en train de prendre vie peu à peu. »
C’est en pensant à lui, notamment, que Joël Pommerat a proposé aux détenus de travailler sur Marius (1929), de Pagnol. Un choix qui a de quoi surprendre au premier abord, tant l’auteur marseillais peut sembler confit dans un folklore un peu daté. Mais, bien sûr, Joël Pommerat a adapté la pièce, au fil des longues improvisations menées avec les acteurs, et lui a rendu une acuité et une modernité étonnantes.
L’auteur de Ça ira (1) Fin de Louis trouve une vraie « dimension tchekhovienne » à cette pièce qui voit le jeune Marius se morfondre dans le petit café-boulangerie de son père, César, malgré l’amour de la belle Fanny. Marius qui se sent prisonnier de sa petite vie étriquée, qui rêve d’ailleurs, de vastes horizons fouettés par les vents marins, loin de la médiocrité qui gagne sou à sou ses modestes plaisirs. L’amour, l’argent, les compromis ou les folies réalisés en son nom, le désir de liberté, le sacrifice, l’importance des choix que l’on fait dans la vie, des valeurs que l’on se donne…
Les acteurs répondent à ces enjeux avec une vérité saisissante, d’où toute artificialité est absente. Des enjeux que Joël Pommerat a voulus « plus âpres, plus violents » que dans la pièce originelle. « Il y a dans Marius une forme de légèreté qu’il m’a semblé nécessaire d’évacuer, explique-t-il. Quand on travaille en prison, on a à cœur de rendre compte d’une forme de violence qui empreint la vie des personnes qui y vivent. »
« Un projet fondateur » Créée et jouée en 2017, de manière confidentielle, à la maison d’arrêt d’Arles, la pièce est aujourd’hui reprise, dans un ancien atelier des Baumettes transformé en théâtre, grâce à un partenariat inédit entre l’administration pénitentiaire, la compagnie Louis Brouillard de Joël Pommerat, et le Théâtre de la Criée à Marseille. Elle se joue devant un public où se mélangent des familles de détenus, des membres du personnel pénitentiaire et des professionnels du secteur, venus scruter l’expérience, ainsi que des spectateurs « normaux ».
« Pour nous il s’agit d’un projet fondateur, d’une étape décisive », s’enthousiasme Christine Charbonnier, en dépit des difficultés, administratives et sécuritaires notamment, inhérentes à une telle aventure. L’ex-directrice de la maison centrale d’Arles se défend de voir dans le théâtre « une recette miracle ». « Mais c’est quand même un outil étonnant, dans ce qu’il ouvre chez les détenus dans leur rapport au langage, au corps, dans la gestion de leurs émotions, leur réflexion sur leur passage à l’acte passé… », complète-t-elle.
Les six détenus-acteurs, Sébastien Ancelot dit Galynette, Pascal Chazel, Michel Chirouse dit Mich du 13, Cédric Luste, Gianluca Namane, Jean Ruimi et M.W., qu’accompagne une seule comédienne professionnelle, Elise Douyère, qui joue Fanny, ont l’air simplement heureux, en se mêlant au public à l’issue de la représentation. Même si la blessure n’est jamais loin. Quand on demande à Jean Ruimi si le jeu est pour lui une échappatoire, il répond du tac au tac : « Est-ce que vous me poseriez la même question si je n’étais pas en prison ? » On l’a déjà posée à d’autres, oui. Tant le jeu est souvent une réponse à de multiples formes d’enfermement.
Fabienne Darge (Marseille, envoyée spéciale)
Légende photo : Michel Chirouse dit Mich du 13 (Marius) et Jean Ruimi (César) dans Marius, de Pagnol, revu par Joël Pommerat. CHRISTOPHE LOISEAU
Clotilde Hesme joue "Stallone" mise en scène par Fabien Gorgeart, d'après une nouvelle d'Emmanuelle Bernheim. Aya Cissoko connaît le ring, la littérature et la scène. Rebecca Chaillon met en scène des joueuses de football. Heddy Salem joue sa vie en scène, entre boxe et théâtre.
Clotilde Hesme, comédienne. Avec le réalisateur Fabien Gorgeart qui signe la mise en scène de ce texte d’Emmanuèle Bernheim (Gallimard, coll. Blanche, 2002), elle présente Stallone jusqu’au 26 octobre au Centquatre (Paris) avec le Festival d’Automne puis en tournée : du 06 au 09 novembre au TNB (Rennes), le 12 novembre à L’Empreinte - Scène Nationale (Tulle), du 13 au 15 mai au Liberté - Scène Nationale (Toulon). Le musicien Pascal Sangla partage le plateau avec l'actrice, qui boxe les mots de l’écrivaine passionnée par la figure de Sylvester Stallone parce que son destin a été bouleversé par Rocky III. Le film a a déclenché chez elle le désir d’écrire. Il est des œuvres qui influencent nos vies au point où nous ne l’attendions pas, c’est cette histoire qu’incarne Clotilde Hesme en boxeuse.
Rébecca Chaillon, metteuse en scène, auteure, performeuse. Pour sa pièce Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute (création 2018), Rébecca Chaillon officiait comme “sélectionneur, entraineur, dirigeante de la Fifoune”, une équipe de dix joueuses nées assignées femmes, pratiquant le football dans l’équipe des Dégommeuses ou ayant une pratique scénique du corps dans l’effort. Elle les réunit sur un terrain commun, celui de la performance, sportive et artistique. Dans le temps du match et avec ses codes, elles se mettent en jeu dans une histoire généralement présentée comme appartenant aux hommes. Elles se réapproprient ce sport plusieurs fois confisqué aux femmes, et racontent une histoire politique des corps, des identités féminines et du football.
Aya Cissoko, boxeuse et écrivaine, championne du monde amateur de boxe française en 1999 et 2003, et de boxe anglaise en 2006. Aya Cissoko est l’auteure de Danbé, coécrit avec Marie Desplechin (Calmann-Lévy, 2011), et N'ba. Elle joue dans la pièce mise en scène par Anne Voutey et Karima Gherdaoui "Sur la route".
Un message du comédien Heddy Salem, 23 ans, enregistré depuis Marseille. Il a créé sous la direction de Mickaël Phelippeau, le portrait dansé "Juste Heddy", qui sera à la MC93 à Bobigny du 4 au 8 décembre. Il travaille au Zef, scène nationale de Marseille.
TELEPHONE Le Grand Prix de littérature dramatique 2019 a été attribué cette semaine à Wajdi Mouawad pour sa pièce Tous des Oiseaux. Le Grand prix de littérature dramatique jeunesse à Claudine Galéa pour sa pièce Noircisse parue aux Editions Espaces 34 : nous l'appelons.
Avec une délicatesse infinie, Thomas Jolly et la chanteuse L. esquissent le portrait tout en nuance de la « Dame en noir ». Sans essayer de l’imiter, puisant dans son répertoire le moins connus, dans les entretiens que la chanteuse a donné à la presse, dans ses propos, ils lui redonnent vie le temps d’un soir et éclairent d’un regard différent sa personnalité hors-norme. Un spectacle intime, captivant !
21 juin 2011, à l’occasion de la 30e édition de la Fête de la musique, le ministre de la culture et de la communication, Frédéric Mitterrand (hilarant Thomas Jolly), remet le 2ème prix Barbara à l’auteur-compositeur-interprète L., de son vrai nom Raphaële Lannadère. Point de départ d’une consécration, cette cérémonie est aussi celui d’une aventure singulière, une plongée intime dans la vie de l’un des grands noms de la chanson française. Mais comment faire pour parler de la chanteuse décédée en 1997 ? Comment être original ? Tant de spectacles hommages lui ont été déjà consacrés.
La chanteuse L., le metteur en scène Thomas Jolly et le musicien Babx relèvent avec brio la gageure. Ensemble, ils plongent dans l’histoire d’une femme, d’une interprète à la voix si unique. Ils cherchent à dévoiler la personnalité étonnante, curieuse qui se cache derrière de grandes lunettes noires. Forçant leur nature, allant sur des terrains qui ne leur sont pas familiers, la comédie pour les uns, la chanson pour l’autre, ils dressent par touches l’histoire d’une vie.
Étrange parfois, drôle souvent, Barbara apparait terriblement humaine. S’engageant contre le sida en toute discrétion, refusant les étiquettes, la routine, elle se veut libre. Rongée par la solitude, aimant passionnant les hommes, elle chante, se produit sur scène pour oublier ses fantômes. Habillée de noire, cheveux courts couleur corbeau, elle apparait en filigrane, grâce notamment au jeu d’ombres et de lumières, aux intonations des voix, tout le long de ce spectacle musical.
Sur scène, un piano noir à queue, des fauteuils de salon, des lys à foison donnant à l’ensemble un air de loge d’artiste un soir de première, servent d’unique décor. Tout rappelle La dame en noir. Silhouette aérienne, L. apparait fragile, captivante. Troublante, elle entonne de sa voix, tout aussi insolite, envoûtante, que celle de Barbara, quelques airs de la diva, certes pas les plus connus, mais ceux qui éclairent l’être de chair et de sang derrière l’icône.
Loin d’un simple hommage, les trois artistes concoctent avec ingéniosité un dialogue intime entre chansons et échanges de propos recueillis çà et là – l’entretien réalisé par Guy Lux, lors d’un concert réunissant Barbara et Serge Gainsbourg est l’une des pépites que le trio a déterré des archives, une anthologie. Interprétations poignantes, présences lumineuses, mise en scène au cordeau, Un jardin de silence est une très belle et très touchante évocation de la grande dame brune.
Mi-récital, mi-pièce de théâtre, le spectacle, drôle autant qu’émouvant, séduit fans et néophytes, emporte l’adhésion de tous, et jette sur Barbara une douce lumière. Un bijou musical à découvrir au plus vite !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Un jardin de silence de Thomas Jolly et L. Création au festival de Vannes Les Émancipéés, en avril 2019 La Scala-Paris 13, boulevard de Strasbourg 75010 Paris Jusqu’au 3 novembre 2019 Durée 1h15
chansons originales de Barbara un spectacle musical conçu par L. (Raphaële Lannadère) mise en scène de Thomas Jolly mise en musique de Babx avec L., Thomas Jolly, Babx costumes et mobilier de Sylvain Wavrant collaboration artistique d’Alexandre Dain ingénieur du son Thibaut Lescure lumière d’Antoine Travert
Toute petite, dans son lit à barreaux, Natacha Tcherniak joue aux mots. Elle les prononce tout haut et lentement, et les regarde s’échapper comme des papillons, redoutant le moment où ils finiront comme les autres, épinglés dans l’horrible boîte à signification. Déchirée entre son père et sa mère, ballotée entre la Russie et la France, Nathalie Sarraute est définitivement entrée dans ce qu’elle appellera plus tard « l’ère du soupçon ». Les tumultes de l’histoire se chargent ensuite de renforcer sa méfiance à l’égard des mots creux et des phrases assassines. Dénoncée comme juive pendant la guerre, l’écrivain maintiendra le silence face à l’innommable pour mieux l’explorer dans les failles du langage. A plus de 95 ans, elle entendait encore la police du langage frapper à la porte : Ouvrez ! A sa manière instinctive et infaillible, Nathalie Sarraute conduisait en lieu sûr les mots manquants et incertains.
Un portrait inhabituel d’une Nathalie Sarraute à l’oreille terriblement fine, sportive et impertinente, solidement ancrée dans le réel.
Avec
JEAN PIERRE MARTIN, auteur de Les écrivains face à la doxa , Corti, 2011
CHRISTINE MONTALBETTI, écrivain, auteur L’évaporation de l’oncle, POL, 2011.
CLAUDE REGY, metteur en scène des pièces de Sarraute Isma, C’est beau et Elle est Là .
ARNAUD RYKNER, auteur de Nathalie Sarraute , Seuil, 1991.
Et
La voix de Nathalie SARRAUTE
Les sculptures sonores de Bernhard LEITNER
Extraits de films
Pour un oui pour un non , Jacques Doillon, Ina/Lola Films/La Sept, 1988, ARTE 2006.
Conversations avec Nathalie Sarraute , Claude Régy, Ina/La Sept, 1989, ARTE 2006.
Un siècle d’écrivains, Nathalie Sarraute , Jacques Doillon, 1995, ARTE 2006.
Sélection de sites par les bibliothécaires de Radio France :
Remue.net : site de création littéraire et de critique, fondé par François Bon et animé à présent par un collectif
Articles sur l’œuvre de Nathalie Sarraute et extraits de ses oeuvres
Institutfrancais.com : site de l’opérateur du Ministère des Affaires étrangères et européennes pour l’action extérieure de la France : promotion et diffusion de la création intellectuelle française à l’étranger
A l’occasion de l’exposition Nathalie Sarraute, portrait d'un écrivain, présentée en 1995 à la Bibliothèque nationale de France, un parcours de l’œuvre et de la vie de Nathalie Sarraute : choix d'entretiens, repères chronologiques, bibliographie et filmographie
Nathalie Sarraute "Vous les entendez ?" - Interview de Nathalie Sarraute sur son 7ème roman "Vous les entendez?" édité par Gallimard (25.02.1972) – 13’58
Oh Boy ! adaptation de Catherine Verlaguet du roman jeunesse de Marie-Aude Murail, mise en scène d’Olivier Letellier
Assister à la huit-centième représentation d’une pièce n’arrive pas souvent. Gage de succès auprès du public et du milieu théâtral (Molière 2009 du meilleur spectacle jeune public), cette longévité crée une attente. Le roman avait déjà fait l’objet d’une adaptation pour la télévision : On choisit pas ses parents l’année d’avant. La vivacité de l’écriture comme de la mise en scène et du jeu confèrent à cette pièce le plaisir d’un moment joyeux d’intelligence partagée avec des spectateurs de tout âge.
En animateur d’espace inventif, le metteur en scène, formé à l’école Jacques Lecoq, n’hésite pas à faire tomber les conventions du théâtre de récit et confie à un seul acteur (Guillaume Fafiotte ce soir-là), le soin de nous emmener dans ce délicat parcours d’apprentissage. Ici l’adulte se trouve confronté à ses manques et les enfants seront ses professeurs de vie. Parmi tous les personnages de ce mélodrame de famille, Catherine Verlaguet a choisi en effet le prisme de Barthélémy pour raconter l’histoire d’une fratrie qui s’ignore au début : trois enfants abandonnés (mère décédée, père irresponsable) dont la Juge des tutelles cherche à favoriser la prise en charge par Bart, leur grand frère… Il vivait jusqu’ici tranquillement son homosexualité avec l’un ou l’autre de ses amoureux et ignorait l’existence de cette famille semée à tous vents par son père.
Son insouciance et ses copains faisaient rempart à sa solitude d’enfant lui aussi autrefois abandonné. Bart va garder sa légèreté au cœur même de cette aventure incroyable: se retrouver d’un jour à l’autre responsable de trois jeunes enfants. Son humour le fait s’exclamer à maintes reprises : Oh Boy! et nous rions avec lui de l’accumulation des charges qui lui tombent sur le dos.
Seul en scène. Avec une armoire, plutôt moche, sans charme. Peu importe, c’est celle des secrets d’enfance, celle qu’on n’ouvre pas et qui fait son poids. Mais Bart s’en sert comme d’un énorme Lego qu’il déplace, bascule, retourne. Ce qui pèse, peut devenir ce qui nous supporte, si on est un peu joueur. L’acteur se fait ici narrateur mais aussi personnage et par moments, manipulateur. Car pour nous raconter son histoire, Bart va se servir d’objets. Très peu nombreux, complètement décalés, ils jouent leur partition pour dire le trouble où est jeté ce pauvre garçon qui téléphone à une poupée Barbie, parle à un culbuto ou à un canard de bain. Menus objets du quotidien enfantin qui cristallisent notre attention et composent la frise délicate d’une éducation de l’adulte par l’enfant.
L’histoire s’assombrit quand l’aîné des enfants développe une leucémie. C’est alors une course contre la montre entre les médecins, les soins et la mort qui s’annonce. A aucun moment, l’émotion n’est reléguée ou niée mais elle passe, grâce à la mise en scène, par la confusion accentuée des espaces, du mouvement, des objets. Mieux qu’un grand discours, Oh Boy ! ouvre la porte à l’incroyable inventivité du réel de nos vies, lorsqu’on veut bien laisser l’imprévu nous toucher et nous révéler ce dont nous sommes capables. Le public entre dans le quotidien; tout simplement normal, d’un jeune homosexuel un peu fêtard qui se découvre un beau jour et sous la contrainte des évènements, une fibre de grand frère responsable, comme un ersatz de paternité involontaire.
Selon Marie-Aude Murail, « Quoi qu’on veuille dire aux enfants, on doit d’abord faire une histoire intéressante qui ne dégorge pas de l’éducatif dès qu’on y pose le doigt.» Catherine Verlaguet pour ce projet scénique, a joué en ce sens, en apportant à la pièce un ton joyeux, joueur et tendre qui touche chaque spectateur, quelque soit son âge. Tout en n’escamotant pas la dureté du réel. Un Inspecteur d’académie inculte (il y en a) et qui n’avait pas vu la pièce, avait jugé opportun il y a quelques années, de faire annuler toutes les séances scolaires au prétexte qu’on ne pouvait pas mettre les élèves devant des affaires aussi troublantes que l’homosexualité, une famille abandonnante ou la mort d’un enfant. Heureusement, plusieurs théâtres dont Chaillot, avaient tendu la main à Olivier Letellier. Grâce à eux et à tous les publics qui se sont réjouis à ce grand petit spectacle, il continue aujourd’hui à semer ses graines d’intelligence et de poésie.
Marie-Agnès Sevestre
Dans le cadre du Parcours Enfance et Jeunesse du Théâtre de la Ville, jusqu’au 19 octobre, au Monfort, 106 rue Brancion, Paris (XVème).
L’acteur Marcel Bozonnet, le claveciniste Olivier Beaumont et la soprano Jeanne Zaepffel unissent leurs talents pour servir la grandeur de la langue et des chants du Grand Siècle dans un mouchoir de poche.
En face de la caisse du Théâtre de poche à Montparnasse, le public prend place à gauche ou à droite sur des rangs de sièges séparés par une étroite allée centrale. C’est un lieu confiné, la scène à moins de dix mètres du dernier rang, est étroite sans être étriquée. En outre, le plafond bas accentue la concentration de l’air. Les voix comme les instruments n’ont besoin d’aucune amplification. C’est dans la lande étroite de l’allée centrale que se tient l’acteur Marcel Bozonnet frôlant le corps des spectateurs sans pour autant les regarder.
Seul est éclairé son visage, de façon ténue, douce, reléguant dans l’ombre son polo noir et moulant comme emprunté aux fantômes des défunts Frères Jacques et des cours d’antan d’expression corporelle. Aussi le spectateur peut-il s’aventurer dans les rides affectueuses du visage, retrouver le cours des textes proférés et cet appétit pour la langue du Grand Siècle dont Jean-Marie Villégier lui avait donné les clefs naguère et qui devait l’accompagner tout au long d’une vie par ailleurs ardemment vouée aux textes de notre temps.
Ainsi, mémorable souvenir, Klaus Michael Grüber devait le diriger dans Bérénice sur la scène de la Comédie Française dont il était alors un Sociétaire et dont il deviendrait l’Administrateur jusqu’à ce qu’un ministre de la Culture poltron ne cède aux intrigues maison et ne le congédie. Loin de se vautrer dans la stérilité du ressentiment, il profita de cette liberté retrouvée pour redevenir une éternellement jeune compagnie et s’engouffrer durablement dans la prose incroyablement soutenue de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette avec le succès mérité que l’on sait. Tout cette histoire, on la lit sur son visage à portée de main et c’est dans son cher Grand Siècle qu’il nous entraîne à nouveau et en bonne compagnie.
Marcel Bozonnet a conçu le spectacle avec le claveciniste Olivier Beaumont et ils n’ont pas eu à chercher bien loin pour proposer à la jeune soprano Jeanne Zaepffel de les rejoindre. Au départ, l’envie de faire entendre la langue de l’oraison funèbre de Bossuet « prononcée à Saint-Denis le vingt et unième jour d’août 1670 », rendant hommage à la princesse Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, première femme de Monsieur (Philippe d’Orléans), frère cadet du roi Louis XIV, disparue à l’âge de 26 ans dans des circonstances qui font toujours débat parmi les historiens. Un texte incandescent dont un passage est resté fameux : « ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! »
L’appétit venant en mangeant, Bozonnet va y adjoindre d’autres textes signés par ces orfèvres de l’époque que sont Madame de La Fayette et Saint Simon. De même, Olivier Beaumont va puiser dans des compositeurs du Grand Siècle et que l’on jouait à la Cour : tels Henry Purcell, Jacques Champion de Chambonnières ou Michel Lambert, des œuvres pour clavecin ou pour soprano et clavecin.
Mais, plus encore, raffinant leur projet en le déployant, Bozonnet et Beaumont ont fait appel à un compositeur contemporain, Thierry Pécou, et ont puisé dans le journal d’Alix Cléo Roubaud, décédée, elle, à 31 ans. Plusieurs textes de cette photographe, épouse du poète Jacques Roubaud, sont ainsi mis en musique par le jeune compositeur et portés par Jeanne Zaepffel. Comme ces lignes écrites à Saint-Félix le 3-VIII-80 à une heure du matin : « Je vais mourir / Tu vas me perdre, mon amour. / Je n’ai jamais aimé que toi. / Je mérite la mort. / Je mérite la mort, stupide, inutile, amoureuse ». Pécou signe également un haletant Miserere à couper le souffle.
Le charme de Madame se meurt, présenté comme un spectacle musical, grandit dans ces entrelacs entre l’acteur, le claveciniste et la soprano à la robe rouge. C’est beau comme une feuille de l’automne finissant qui, en tombant d’un arbre, oscille, et, portée par une brise légère, chante sa chute, sa fin proche.
« Dégager l’âme des choses. Leur double intemporel. Ton autre visage, celui que tu ne vois pas, en deçà de ton œil, au-delà de ta vie : redoublement du regard amoureux né du regard amoureux : je t’aime jusque là », écrit Alix Cléo Roubaud dans son Journal le 6/7/80. Ainsi en est-il du visage de Bozonnet arpentant l’étroite et courte allée centrale. Ce visage-là, lui seul ne le voit pas.
Pour fêter ses cinquante ans d’existence, Le Lucernaire reprend certains spectacles qui ont rencontré avec succès leur public, un peu comme une session de rattrapage pour tous ceux – celui qui en parle dans ses lignes en fait partie – qui n’ont pu ou su les découvrir au moment de leur création. Le gorille, adapté de Rapport pour une académie, une nouvelle de Kafka de 1917, située entre La métamorphose et Dans la colonie pénitentiaire, peut se livrer à différents niveaux de compréhension, que l’interprétation suggestive et ouverte de Brontis Jodorowsky, seul en scène, permet d’offrir à la sagacité du spectateur. On peut donc comprendre ce spectacle selon différents types de réceptions possibles : littéral et naïf (ce serait alors le récit des misères d’un animal sauvage domestiqué, dressé et dénaturé par l’homme) ; ironique et satirique (à la façon d’un conte philosophique, il dénonce en creux et avec un regard faussement candide les absurdités de la vie humaine) ; parabolique et philosophique (c’est une réflexion sur l’homme et sa distante proximité avec l’animal, sur l’humanisme comme sens des responsabilités) ; symbolique et anthropologique (le gorille incarnerait alors la répression des instincts naturels, l’inhibition par la culture, la fabrique de la névrose contre l’imagination, le naturel etc.) ; allégorique et politique (le gorille, le singe serait le symbole du monstre, de l’Autre, du différent, de l’étranger violenté et difficilement accepté comme tel par la norme académique). De fait, c’est sans doute ces dernières interprétations qui s’imposent au regard du spectateur sans exclure du reste toutes les autres. On connaît le metteur en scène, co-fondateur de l’ « anti-mouvement » Panique avec Fernando Arrabal et Roland Topor et on y reconnaît là sa force d’expression en faveur d’une libération subversive des consciences et des imaginaires, entre post ou néo-dadaïsme et philosophie critique de la société « moderne » (on pense notamment à Marcuse). Ici, c’est le freak qui incarne le dernier homme face (ou devant) ces masques figés d’académiciens en noir et blanc (on y reconnaît de grands savants dont Darwin) qui forment le décor et le fond bien terne mais imposant sur lequel tente de se détacher cette créature abîmée, composite, traversée par de multiples forces d’incarnation. De cette traversée des apparences, sorte d’odyssée de la mètis, le rusé gorille garde les stigmates d’une impureté, mais aussi d’une plasticité qui en fait un être certes mutant mais bien vivant, le seul sans doute entre un quatrième mur silencieux et un décor hiératique. La composition de Brontis Jodorowsky, au-delà d’une critique facile qui la jugerait à l’aune de la perfection du trompe l’œil (la performance prétendument mimétique de l’acteur), n’est justement pas cela, elle est suffisamment granuleuse pour qu’on y décèle au-delà du masque, un reste d’animalité c’est-à-dire précisément sans doute d’une humanité non dressée et réprimée par la norme. La voix parfois, son timbre notamment, certains gestes aussi trahissent, comme autant de lapsus, moins un retour du refoulé que l’évidence de cette mascarade ; et ce masque si simple à copier, c’est le masque de l’humanité, mécanique et uniforme. C’est la leçon du rusé gorille, la moralité de son discours, de son rapport académique : pour être un homme, il suffit de le singer.
Mise en scène d’Alejandro Jodorowsky - Avec Brontis Jodorowsky - Jusqu’au 3 novembre 2019, Théâtre du Lucernaire (Paris)
Le manque de sa fille, la paume de Patrice Chéreau, la hache de l’«Amour fou»… La comédienne se raconte avec finesse et légèreté dans un livre de souvenirs.
Ainsi donc il arrive même à Bulle Ogier - oui, à Bulle Ogier ! - de penser des choses comme : «Je n’ai pas le souvenir d’un seul personnage au cinéma que j’aie accepté sans imaginer qu’une autre actrice le ferait mieux», et c’est extraordinairement réconfortant. Nulle coquetterie, nulle «dévaluation» de sa part, simplement le partage en passant - car presque tout est dit en passant, dans ce merveilleux livre - d’un sentiment qu’on va oser qualifier d’assez féminin (hélas), même s’il n’est pas partagé par toutes les femmes, et même si quantité de séminaires de management s’emploient désormais à leur faire abandonner ce fâcheux travers pour qu’elles aussi, elles deviennent les petites patronnes de leur petite marque, fassent fructifier leur petit capital d’image et ôte-toi de là que je me mette à ta place. Le livre s’appelle J’ai oublié, il est co-écrit avec Anne Diatkine, plume de longue date à Libé, et l’un de ses plus grands charmes est sans doute cette position constamment à rebours de tout ce qui fait notre époque, ou en tout cas de tout ce qu’on y aime le moins, une forme d’éthique ou de droiture distillée comme en dilettante (tiens, il n’existe pas de masculin pour ce mot) et tenue par celle qui aura pourtant donné un visage, une voix, et toute son intelligence à la modernité cinématographique et théâtrale.
Comme son titre ne l’indique pas, J’ai oublié est un livre de souvenirs. Le lire est une expérience où la reconnaissance le dispute à une forme d’admiration qui ne tient pas à distance. Au contraire, on est là : sur le tournage de l’Amour fou de Jacques Rivette, son film préféré, où «rien n’était écrit sauf le début et la fin où l’on démolit tout le décor à coups de hache, mais pour le reste, on improvisait». On est avec Marguerite Duras, aussi, qui «disait que ce qu’elle écrivait était génial» et que, du coup, Bulle Ogier n’arrivait pas à lire, mais avec qui elle partageait une amitié «tissée sur le plus commun de la vie, il n’y a rien de plus passionnant que les choses sans intérêt». Et l’on est là, encore, dans les coulisses du théâtre des Amandiers, lorsqu’il s’agit de jouer dans le Conte d’hiver mis en scène par Luc Bondy, alors que Bulle Ogier vient de perdre sa fille Pascale, et que Patrice Chéreau doit la pousser gentiment sur scène. «J’ai gardé entre mes omoplates l’empreinte invisible de sa paume qui m’encourage et je la sens encore aujourd’hui, certains soirs.»
Le manque autour duquel le livre est construit, c’est l’absence de Pascale Ogier, cruauté dont on ressent le tranchant se faufiler partout, presque en passant lui aussi, comme dans cet aveu, après qu’elle apprend que sa fille a assisté aux réunions féministes de la cinéaste Carole Roussopoulos, que peut-être subsisterait encore, toutes ces années après, quelque chose d’elle qui lui resterait à découvrir : «Je peux toujours rêver que Pascale a été filmée par Carole Roussopoulos et Delphine et qu’elle est enfouie dans une pile d’archives numériques inexplorées.»
Elisabeth Franck-Dumas
J’ai oublié de Bulle Ogier avec Anne Diatkine. Seuil Fiction et Cie, 19 €.
Légende image : Bulle Ogier à Hyères, en 1969. Photo Rue des Archives . AGIP
«L’Assemblée des rêves» recense et rejoue les récits oniriques recueillis auprès de passants à Nanterre puis Rome, New York et au Caire.
Un travail documentaire rejoué sur scène. Photo P. Le Goff C’est le France Inter des rêves, une radio étrange née d’un bien curieux travail d’investigation. En 2017, lors de la campagne présidentielle, Duncan Evennou et Lancelot Hamelin (respectivement metteur en scène et auteur) mobilisent un collectif d’artistes, de scientifiques et de citoyens pour sillonner Nanterre et enregistrer les réponses à ces simples questions : «As-tu rêvé ? As-tu un rêve à partager ?» demandent-ils aux badauds croisés en centre-ville, à la sortie du RER ou dans les parkings. A la manière de sociologues sortis d’un roman de Perec, ces enquêteurs du sommeil paradoxal débusquent ainsi des récits surréalistes et décident d’élargir l’investigation à diverses villes du globe, curieux de vérifier l’état du lien entre psyché et espace public : Le Caire, New York, Rome…
Sur le plateau, quatre acteurs sont attablés derrière des micros et transposent à tour de rôle, sans les interpréter, les rêves de Claire, 19 ans, d’Anne-Marie, 77 ans, celui d’une jeune entrepreneuse spécialisée dans le bien-être qui se transforme en Superwoman, celui encore d’une marchande qui prédit dans un cauchemar un attentat à venir. C’est un projet qui séduit bien sûr par l’originalité de sa matière documentaire, laquelle célèbre l’infra-ordinaire, mais il surprend aussi par son caractère théâtral, en tout cas celui qu’ont su lui trouver ses auteurs. Chaque enregistrement est disséqué au scalpel pour y trouver matière à jouer. D’un tic de langage, d’une manière singulière de prononcer le mot «violet» naissent ainsi des personnages suffisamment drôles et attachants pour donner corps à cette étrangeté humaine qui sous-tend les villes sans qu’on la remarque.
Annabelle Martella
L’Assemblée des rêves de Duncan Evennou et Lancelot Hamelin Plateaux sauvages, 75020. Jusqu’au 18 octobre.
Depuis dix ans qu’il existe, le festival biennal Sens Interdits à Lyon est devenu incontournable. Il glane de par le monde des spectacles et des artistes le plus souvent jamais venus en France qui nous racontent leur « comment vivre ». Vingt spectacles dont trois venant de Russie : l’un de Moscou, l’autre de l’Oural et le troisième de l’extrême-orient russe.
Le festival Sens Interdits à Lyon fête ses dix ans. A raison d’une édition tous les deux ans, cette sixième, comme les précédentes, furète à travers le monde pour faire venir à Lyon des artistes (de théâtre mais pas seulement) qui offrent « des regards souvent décentrés et inattendus » sur des « problématiques universelles » en ayant « des préoccupations culturelles et sociales aux antipodes des nôtres », tout en associant « savoir-faire déroutants » et « engagement exemplaire », comme l’écrit son directeur-fondateur Patrick Penot.
De Genet à Mandelstam
Rien chez Penot de l’esprit boutiquier ou comptable dont sont affublés nombre de programmateurs. Penot est un arpenteur jouisseur, curieux de tout ce qui bouge, avide de bouleversements intimes, attentif à ceux qui font bouger les lignes, camarade des artistes résistants (à la bêtise, aux diktats, aux dictateurs). Là où d’autres directeurs de festivals ont aujourd’hui la curiosité amoindrie, Patrick Penot, les cheveux grisonnants et l’appétit intact, reste sur la brèche, l’œil toujours en alerte. Son festival est, comme il l’écrit joliment, « une patiente marqueterie » qui, cette année, nous emmène depuis le Mexique jusqu’à l’extrême est de la Russie en passant par l’Afrique noire, la Syrie en exil, la Belgique et la France, trouvant a posteriori des fils rouges comme ceux du « monde du travail » ou « femmes en résistance », et des points d’insistance sur certains pays, comme la Russie avec trois spectacles.
« Les chefs grouillent autour de lui – la nuque frêle / Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle. / L’un siffle, l’autre miaule, un autre encore geint / Lui seul pointe l’index. Lui seul tape du poing. / Il forge des chaînes, décret après décret... » De qui parle ainsi ce poète ? De Poutine, pourrait-on croire, tant ces mots semblent le décrire. Non, ces vers sont extraits d’un célèbre poème d’Ossip Mandelstam. Les vers précédents (« Il a les doigts épais et gras comme des vers / et des mots d’un quintal précis comme des fers. / Quand sa moustache rit, on dirait des cafards / Ses grosses bottes sont pareilles à des phares ») et les suivants (« De tout supplice sa lippe se régale. / Le Géorgien a le torse martial. ») sont plus explicites pour désigner un autre maître du Kremlin : Staline. Ce poème, bien que non publié, vaudra au poète un premier exil avant un départ pour les camps de la Kolima où il mourra dans un camp de transit. L’histoire tragique de ce grand poète russe du XXe siècle, le metteur en scène Roman Viktyuk la raconte, à sa façon, dans un spectacle que j’ai pu voir à Moscou (lire ici) et qui est à l’affiche du festival Sens Interdits. Viktyuk est une sorte d’ovni dans le monde du théâtre moscovite où il dirige un théâtre portant son nom en lettres lumineuses au fronton d’un ancien magnifique club ouvrier, œuvre d’un grand architecte constructiviste. Dans les années de la perestroïka, il s’était fait remarquer en mettant en scène Les Bonnes de Jean Genet avec une distribution entièrement masculine. Le spectacle était subrepticement un manifeste homosexuel dans une période d’espoir et d’ouverture. Poutine a fermé les vannes avec la bénédiction de l’église orthodoxe mais, trente ans après, cette version de la pièce de l’auteur du Captif amoureux est toujours à l’affiche et, à chaque représentation, Roman Viktyuk, entouré de ses mâles acteurs, vient saluer un public de fidèles.
« J’habite l’escalier de service et la sonnette / Arrachée avec la chair tinte dans ma tête / Et toute la nuit jusqu’à l’aube j’attends les hôtes chers / Et les chaînettes de la porte cliquettent comme des fers », écrit encore Mandelstam un des derniers soirs de décembre 1930 à Leningrad. Les « hôtes chers », ce sont évidemment les agents du KGB. La peur qui sous-tend ces lignes est de retour dans la Russie de Poutine où le KGB devenu FSB détient plus que jamais les rênes du pouvoir et accepte de moins en moins toute opposition.
Ce passé qui ne passe pas dans un présent bafoué traverse les deux autres spectacles russes présents au festival Sens Interdits.
Ensemble, tous ensemble
Constitution est joué par une quinzaine de jeunes acteurs, la promotion sortante de l’Académie théâtrale de Perm, grande ville de l’Oural. Le spectacle a été créé sur l’une des scènes du Teatr-Teatr, grand bâtiment moderne et bien équipé au centre d’une grande avenue où se déroule en hiver un festival des sculptures de glace assez impressionnant. A proximité de Perm, on pouvait visiter jusqu’à ces dernières années les traces quasi intactes des baraquements d’un goulag. Le gouvernement russe de Poutine, dans un souci de réécriture de l’histoire nationale, a préféré en restreindre l’accès. Il en va de même pour la constitution russe adoptée officiellement en 1993. Plus que bafouée, elle n’est que très rarement appliquée. D’où l’ironie du spectacle qui consiste à faire défiler sur un écran, un à un, les articles de la constitution russe, et, sur scène, montrer à travers des saynètes sans souci d’ordre chronologique comment la réalité russe les contredit aujourd’hui comme hier et comment les Russes d’en bas en sont les victimes. Edifiant et bel inventaire basé essentiellement sur des témoignages, servi avec allant par un groupe de jeunes
actrices et acteurs (à parts égales) qui poursuivent la veine du « théâtre d’ensemble » hérité des années soviétiques où les corps jamais en repos aiment composer des figures. Le texte composé par le metteur en scène Vladimir Gurfinkel puise dans de nombreux livres du XXe siècle, à commencer par ceux du Prix Nobel de littérature Svetlana Alexieivitch qui, en la matière, sont une mine d’or.
Le théâtre KnAM dirigé par Tatiana Frolova revient pour la cinquième fois au festival Sens Interdits depuis son petit théâtre de 24 places creusé au pied d’un immeuble gris (comme il y en a tant en Russie) de Komsomolsk-sur-Amour dans l’extrême Orient russe, ville au lourd passé militaro-industriel, plus proche de Tokyo que de Moscou, ville construite en dépit de son nom par les Zeks, les prisonniers du goulag. Personne à Lyon n’a oublié des spectacle comme Une guerre personnelle (sur la Tchétchénie), Je suis, Le songe de Sonia (d’après Dostoïevski) ou, il y a deux ans, l’extraordinaire Je n’ai pas encore commencé à vivre (lire ici).
Ces spectacles avaient été présentés dans la petite salle au sous-sol du Théâtre des Célestins, partenaire historique du festival. Cette fois, leur nouvelle création Ma petite Antarctique est présentée sur la grande scène des Célestins. Une salle et surtout une scène trop vaste pour le spectacle où l’on retrouve avec joie les piliers du KnAM (d’après Komsomolsk-na-Amyr le nom de la ville d’où ils viennent, l’Amyr étant le nom du fleuve qui la traverse) que sont Dmitri Bocharov, Vladimir Dmitriev et Tatiana Frolova accompagnés, cette fois, par deux jeunes acteurs, German Iakovenko et Ludmila Sirnova. Comme à leur habitude, ils associent le jeu sur le plateau à des vidéos et des manipulations d’objets et de photos devant l’œil d’une caméra miniature avec une expertise qui n’est plus à démontrer.
Tout commence tambours battants par un grand moment de théâtre comique : on voit sur un écran le président Poutine à une tribune devant un micro lancer à Yaroslav l’année du théâtre Russie 2019. Les acteurs, eux aussi debout derrière une tribune reprennent les mots de Poutine. Il faut savoir rire de tout et le discours sans relief du président russe s’y prête volontiers. Assurant que « le théâtre est apparu en 534 avant notre ère » mais qu’il a fallu attendre 1750 pour que « notre théâtre professionnel » voie le jour, justement à Yaroslav. « Mettre du temps pour monter en selle, mais ensuite avancer vite, c’est notre spécificité nationale », a poursuivi, fiérot, le Président russe qui, tenant sa fibre, a tenu à préciser devant un public conquis que la Russie est le pays qui possède le plus de théâtres au monde, ce qui est probablement vrai – quant à l’état de ces théâtres, c’est une autre histoire...
Les statues de Lénine ne dorment jamais
Après cette entrée en matière légère et réussie, un avion de l’Aeroflot nous dépose à Komsomolsk-na-Amyr, il fait -45°C et Tatiana chante une saisissante berceuse nanaï. Les Nanaï habitaient la région bien avant l’arrivée des Russes, ils y sont toujours, bien que leur langue et leur culture aient été malmenées comme nombre des dits « petits peuples » de la vaste Russie, certains ayant disparus ou étant au bord de l’extinction décimés entre autres par l’alcool importé par les colons russes. Ce n’est pas toujours le cas des Nanaï même si les ravages ont été nombreux et si certains villages ont disparu sous les eaux de barrages comme le rappelle Dima, l’un des acteurs, qui, le premier, raconte son enfance, sa famille. Sa grand-mère apparaît sur une vidéo : en quatre-vingts ans, dit-elle, « je n’ai pas connu grand chose de bon ».
Tout le spectacle, court-circuitant le présent par l’enfance, oscille ainsi entre légendes, contes (comme celui de La Reine des neiges) et mythes soviétiques tel celui que raconte Tatiana, se souvenant de ses frayeurs de petite fille à qui l’on avait avait dit que « la statue de Lénine se déplaçait la nuit dans la ville et regardait par les fenêtres des gens endormis ». Pas un village russe qui, aujourd’hui comme hier, n’ait une place, une rue et souvent une statue de Lénine. Et rares sont les familles qui n’ont pas un grand-oncle, un grand-père, une arrière-grand-mère partis pour longtemps ou pour toujours au goulag. On n’en parlait pas aux enfants par peur et ceux qui revenaient se taisaient ; « ces témoins ne pouvaient rien raconter, figés dans une terreur permanente », se souvient Volodia. Non, ce passé ne passe pas, il refait surface, de spectacle en spectacle, comme le corps d’un noyé mal lesté. D’où cette impression de redite, que procure ici et là Ma petite Antarctique pour ceux qui, comme moi, suivent depuis longtemps l’aventure du teatr KnAM, l’un des rares, très rares, théâtres indépendants de Russie. Et c’est tout à l’honneur du festival Sens Interdits que de soutenir cette aventure, tout aussi admirable mais certes moins médiatique que celle du moscovite Serebrennikov.
« J’ai l’impression que le gel est en moi depuis toujours, dit Lioussia, la jeune actrice du spectacle. Quand j’étais enfant, dans les années 90, on avait peur de sortir dans la rue, on pouvait te prendre ta chapka, te voler ton sac, on pouvait même te tuer... On était habitué à la violence domestique et au harcèlement à l’école. C’est une espèce de prison qui dure depuis l’enfance, avec ses propres lois, sa mentalité de taulard, avec sa façon de parler aux gens. Mais tu ne voyais pas autre chose, tu ne pouvais pas croire que ça pouvait être autrement... Et moi, j’aimais les livres... qui parlaient d’une vie différente, colorée et joyeuse... » Heureusement, le théâtre attendait Lioussia dans une arrière-cour de Komsomolsk-sur-Amour. La porte était ouverte, elle est entrée.
Ma petite Antarctique a été à l’affiche du festival Sens Interdits du 16 au 19 oct, Constitution les 17 et 18, Mandelstam le sera les 25 et 26 oct au Théâtre des Célestins.
Talents A.D.A.M.I. : Paroles d’acteurs Uneo uplusi eurstagé dies mise en scène de Gwenaël Morin
Mettre en scène dix acteurs de moins de trente ans: une commande passée chaque année par l’A.D.A.M.I. Gwenaël Morin y répond selon son approche personnelle du théâtre: «Le théâtre n’est pas un média, c’est une expérience du monde qui passe par cette chose élémentaire: parler, danser, chanter.» Comme aux acteurs de sa compagnie, il a demandé aux jeunes gens sortis depuis peu d’une école de théâtre mais déjà expérimentés, de revenir à ces fondamentaux et de «se défaire de leur ego ». Cette mise à nu a été pour eux une expérience radicale et porte ses fruits. Ils nous livrent trois pièces d’un heure avec trois morts, tirées de tragédies de Sophocle: Ajax, Héraklès d’après Les Trachiniennes et Antigone soit: une ou plusieurs tragédies, si l’on veut bien déchiffrer le titre.
Dans Ajax, trois comédiens se partagent les rôles principaux comme autrefois chez Sophocle, accompagnés par un chœur de sept personnes sous la conduite d’un choryphée (Sophia Negri). La distribution a été tirée au sort mais avant cet été pour laisser le temps d’apprendre leurs rôles aux comédiens sélectionnés parmi cinq cent cinquante candidats… La logique des entrées et sorties veut que Teddy Bogaert joue Ajax et son frère; Diego Mestanza : Ulysse et l’épouse d’Ajax ; Lola Felouzis, elle, interprète Ménélas, Agamemnon et Athéna. « Je n’aurai jamais eu l’occasion, dit-elle, de jouer ces personnages masculins et j’ai beaucoup appris.» Pour équilibrer la distribution, elle figurera dans le chœur des autres pièces, où chaque choreute d’Ajax interprétera, à son tour, un des protagonistes.
«Le théâtre qui délivrerait un message est une décadence, dit Gwenaël Morin. » (…) « Je veux transmettre une capacité d’engagement, une détermination, une forme de courage à douter et à faire du théâtre avec ce qui reste, une fois qu’on a tout brûlé.» Et il compte donc sur l’énergie des interprètes et du texte comme pour ses précédents spectacles. Technique éprouvée avec les Molière de Vitez et les pièces de Shakespeare qu’il a montées en rafale, au “théâtre permanent“ du Point du jour, à Lyon, qu’il dirigea de 2013 à 2019 (voir Le Théâtre du Blog ).
Ici, la traduction d’Irène Bonnaud va droit au but mais conserve un peu de la poétique grecque à laquelle les comédiens ne s’attardent pas. Ils restent dans l’action et lancent leurs répliques avec vigueur et une diction parfaite. Le chœur, toujours mobile, rythme les différentes séquences, au son d’un tambour et d’une flûte. Sur le plateau nu aucun accessoire, et pas de costumes pour les acteurs: les paroles prennent alors tout leur relief. Dépouillée d’une gestuelle inutile, engagée à jouer seulement ce qui est écrit, sans aucun sous-entendu dramaturgique, la troupe éphémère d’Ajax se montre d’une efficacité rare. On peut apprécier l’énergie de chacun dans ce bel exercice collectif. On aimerait que l’aventure se poursuive au-delà des deux représentations prévues pour chaque spectacle.
Mireille Davidovici
Festival d’automne: jusqu’au 12 octobre, Atelier de Paris, Cartoucherie de Vincennes, rue du Champ de manœuvre, Vincennes (Val-de-Marne). T. 01 41 74 17 07.
Des initiatives culturelles de toutes sortes se multiplient dans la proche banlieue de Paris. Un journaliste italien de l’hebdomadaire L’Espresso est allé à la rencontre de celles et ceux qui les font vivre. Cet article est à retrouver dans notre hors-série “La France des invisibles”, actuellement en vente.
Aujourd’hui, dans Paris intra-muros, les prix moyens de l’immobilier frisent les 10 000 euros au mètre carré, atteignant des sommets vertigineux dans les quartiers associés au luxe et au pouvoir, autour des Champs-Élysées – ceux-là mêmes qui ont été mis à feu et à sang pendant des semaines par les “gilets jaunes” et les “black blocs”.
Au-delà, c’est la banlieue, ou plutôt les banlieues : la grande banlieue – où les emplois se raréfient et les conflits s’aggravent –, et juste derrière la grande artère du périphérique, la banlieue proche, terre d’accueil de la classe moyenne chassée du centre, où les frontières se brouillent. La zone comprenant les villes de Pantin, Montreuil, du Pré-Saint-Gervais, autrefois confinées dans la tristement célèbre banlieue est du 9-3, est à présent considérée comme le XXIe arrondissement de Paris.
Adolescente des banlieues Pour prendre la mesure de la transformation de Paris, nous nous sommes éloignés du centre et des projecteurs des médias afin d’explorer cette “terre du milieu”, à des années-lumière des beaux quartiers. Et nous avons pris le temps d’écouter la voix d’écrivains, de cinéastes, de metteurs en scène de théâtre et d’organisateurs d’activités culturelles et récréatives prenant corps dans des gares abandonnées, dans d’anciennes usines, dans toutes ces friches culturelles qui émaillent la ceinture de la capitale.
Faïza Guène a grandi à Pantin, et plus précisément dans la cité des Courtillières, un énorme serpent de béton des années 1950 entouré de tours surpeuplées, où elle habite encore. À 19 ans, cette fille d’immigrés algériens signait son premier roman, Kiffe kiffe demain [Hachette, 2004], journal doux-amer d’une adolescente des banlieues qui s’est vendu à 400 000 exemplaires et a connu un succès international, y compris en Italie. À l’époque, Faïza Guène était considérée comme la porte-parole de la détresse des banlieues, un rôle dans lequel, roman après roman, elle se sent de plus en plus à l’étroit. “La banlieue est certes mon milieu, mais ce n’a jamais été le thème de mes romans. Même mon premier livre ne portait pas sur la banlieue, mais sur l’adolescence : il a été érigé en symbole parce que, pour la première fois, les personnages étaient les habitants de la banlieue, les enfants d’immigrés. Mais le fil rouge qui relie mes histoires est tout autre.” La romancière souligne :
J’ai toujours donné une voix aux invisibles, à ceux qui ne deviennent jamais des héros.”
Son cinquième opus, Millénium Blues (Fayard, 2018), est un journal générationnel de la fin des années 1990 à nos jours, vu à travers le regard nostalgique de l’héroïne, Zouzou (aujourd’hui trentenaire, comme l’auteure), et de son amie, Carmen, sur fond de quelques événements marquants : la Coupe du monde de football de 1998, le 11 septembre 2001, les élections présidentielles de 2002, les émeutes des banlieues de 2005, la sortie du premier album de Rihanna… Des questions intimes – dépression, sentiment d’échec, d’insatisfaction – s’entremêlent ici à des tragédies collectives comme le terrorisme.
Faïza Guène ne renonce pas pour autant à la veine de l’ironie. “L’humour est une clé pour surmonter les épreuves de l’existence, un héritage que je porte en moi”, assure l’écrivaine, qui a commencé depuis quelques semaines son prochain roman, une saga en forme d’hommage aux mères de sa génération. “J’ai l’impression que la voix des femmes immigrées arrivées en France dans les années 1980 n’a pas été entendue. Elles se sont faites discrètes, ont connu des milliers de difficultés, en éprouvant presque de la honte, comme pour dire : ‘Ici, nous ne sommes pas chez nous.’ Leurs enfants, nés ici, leur en veulent terriblement et revendiquent leur espace à eux. Comme je l’écris : ‘Ils savent ce que leur mère a traversé, et ils ont envie que le monde entier le sache.’ C’est sur cela que porte le livre”, conclut-elle.
La banlieue comme décor Émancipation, immigration, identité, islam, conflits des générations sont autant de thèmes récurrents dans les œuvres des auteurs d’origine étrangère, où la banlieue tient lieu de toile de fond à des récits de fiction. Une banlieue imaginaire et non issue de l’expérience vécue, dans le cas de Saphia Azzeddine, 39 ans, écrivaine, actrice et scénariste née au Maroc qui, contrairement à Faïza Guène, habite un quartier bourgeois.
Révélée en 2008 par son premier roman Confidences à Allah [Léo Scheer] adapté d’abord au théâtre, puis en bande dessinée, Azzeddine raconte dans La Mecque-Phuket [Léo Scheer, 2010] l’histoire de Fairouz, fille d’immigrés marocains en France qui décide de rassembler la somme nécessaire pour offrir à ses parents un pèlerinage à La Mecque. L’héroïne annonce dès les premières pages du livre :
J’étais ce que l’on appelle communément une musulmane laïque, qui ne fait chier personne.”
Une musulmane laïque, voilà bien de quoi exaspérer les bien-pensants. Mais l’écrivaine refuse les étiquettes, et tout particulièrement en matière de religion. “Mon père est marocain, ma mère française. Je suis née au Maroc, où j’ai eu une enfance merveilleuse, puis j’ai été très heureuse en France. Je me sens française et marocaine ; je n’en suis pas fière, mais je m’en réjouis. C’est aussi simple que cela”, résume Azzeddine.
Boboïsation en cours C’est dans ces banlieues imaginaires et réelles, en perpétuelle évolution, qu’Aurélien Delpirou, géographe et professeur associé à l’École d’urbanisme de Paris, a interrogé des travailleurs sociaux. À l’en croire, plusieurs communes de l’ancienne “ceinture rouge” de Paris – Bagnolet, Les Lilas, Montreuil, Pantin, qui étaient autrefois des banlieues industrielles et populaires tenues par le Parti communiste français –, sont en train de se boboïser, et voient changer leur tissu social aussi bien que leurs usines désaffectées, tandis que les frontières s’estompent. La géographie de l’offre culturelle des banlieues est également en pleine mutation : “On ouvre des ateliers, des galeries d’arts dans des lieux atypiques qui accueillent des festivals, des rencontres publiques, des expositions, à l’initiative d’institutions publiques ou de façon indépendante. C’est un phénomène sans précédent”, commente le géographe.
L’arrivée de cette nouvelle population a rendu la vie de plus en plus chère dans ces quartiers, mais aussi plus agréable pour beaucoup. Si le phénomène n’a rien d’inédit, il est en forte progression. Cette métamorphose surfe sur la vague du projet du Grand Paris, la métropole qui est en train de prendre forme et promet de transfigurer Paris dans les années à venir, avant même les Jeux olympiques de 2024, des transports jusqu’aux infrastructures.
Des tiers-lieux écologiques Ailleurs sont apparus des espaces expérimentaux à vocation résolument écologique, les fameux “tiers-lieux” tels que les a définis le sociologue américain Ray Oldenburg. À Pantin, au pied des Magasins généraux, s’étire sur un hectare la citadelle éco-durable de la Cité fertile, tandis qu’à deux pas des puces de la porte de Clignancourt un groupe de particuliers a investi l’ex-gare du boulevard d’Ornano pour créer La Recyclerie : une usine urbaine couplée à un élevage bio donnant sur les voies, offrant un espace de travail partagé et un centre convivial pour les familles, où tout un chacun peut boire un verre ou se restaurer à prix modique, participer à une présentation de livre, ou venir faire réparer un appareil ménager.
“La voie ferrée [de la Petite Ceinture], qui entoure Paris sur plus de 35 kilomètres, est en déshérence depuis des décennies par la faute de la bureaucratie. Le bon côté de la chose, c’est la préservation de la biodiversité sur un territoire à très forte densité, sept fois plus peuplé que Londres”, explique Stéphane Vatinel, 53 ans, cofondateur de La Recyclerie, entre le caquètement des poules et le chahut d’un groupe de jeunes étudiants qui se balade parmi les serres. Il poursuit : “À la Recyclerie, nous expérimentons un système inédit. Les collectivités locales sont tellement endettées qu’elles n’ont pas les moyens de gérer toute une palette d’activités sur le territoire. C’est précisément pour cela qu’il est indispensable de multiplier les ‘tiers-lieux’ : ici, par exemple, nous organisons chaque année 800 manifestations gratuites, et pourtant nos comptes affichent un résultat positif. C’est un modèle économique valable pour toutes les villes.”
Théâtre participatif À quelques encablures de là, à la Villette, une autre grande institution française, la Philharmonie de Paris, soutient le projet Démos, un réseau d’orchestres de jeunes formés par des enfants de 7 à 12 ans issus des territoires difficiles de toute la France, dont la banlieue parisienne. Il est émouvant d’assister à leurs répétitions dans ce temple de la musique classique, et de voir des dizaines de gamins et gamines jouer du trombone, de la flûte, de l’alto et du violon. “Il ne s’agit pas tant d’un dispositif purement musical que social. L’objectif est de tenter de peser sur la formation des futurs citoyens à travers l’apprentissage de la musique”, déclare Gilles Delebarre, ethnomusicologue et pédagogue, responsable du projet Démos.
Des gens de théâtre et des scénaristes s’intéressent à la diversité et s’efforcent de favoriser le dialogue. Dans une autre banlieue, Sevran, plus connue pour sa scène rap et son taux de criminalité que pour le théâtre, une femme – la metteuse en scène Valérie Suner – a créé avec le Théâtre de la Poudrerie l’une des expériences d’art participatif les plus intéressantes de ces huit dernières années : le “théâtre à domicile”. Le principe est simple : des habitants du quartier invitent quelques dizaines de spectateurs dans leur logement transformé en scène théâtrale l’espace d’une soirée. En vingt minutes de train par le RER B, nous arrivons à Sevran, une ville coupée en deux par le canal de l’Ourcq : sur une rive, les grandes tours d’habitation et les zones de trafic de drogue, banlieue dans la banlieue, et sur l’autre, les pavillons de la petite bourgeoisie.
La culture comme acte politique Nito Ferreira, 54 ans, ouvrier du bâtiment arrivé du Portugal voici un demi-siècle, a construit de ses propres mains l’un de ces pavillons. Il nous reçoit chez lui et accueille à la fois des voisins qui apportent à manger et s’installent au salon, les deux acteurs professionnels (Julien Leonelli et Teddy Chawa) et la metteuse en scène. Tout cela se déroule dans une atmosphère conviviale, loin des clichés sur la banlieue. La pièce de ce soir, Tout ce qui ne tue pas, a été écrite par Dorothée Zumstein à partir de trente entretiens avec des jeunes gens des quartiers populaires de Sevran et aborde divers sujets – l’injustice, les aspirations, les rêves, les sirènes du capitalisme et de l’argent facile –, qui racontent un monde.
Tandis que les acteurs se préparent, Valérie Suner, directrice du Théâtre de la Poudrerie, explique : “Nous sommes partis du constat que 85 % de la population française n’allait pas au théâtre”.
Nous nous sommes dit que si les gens n’allaient plus au théâtre, nous allions amener le théâtre chez eux.”
“Les gens d’ici considèrent le théâtre comme quelque chose d’inaccessible, destiné à l’élite, qui ne reflète aucunement leurs propres préoccupations. Nous travaillons pour que le texte soit un reflet poétique du territoire, et que les habitants puissent s’y reconnaître”, poursuit-elle. La culture comme acte politique, le théâtre qui cherche à donner une dignité aux sans-voix, une ultime tentative d’établir un dialogue entre des mondes de plus en plus éloignés, alors qu’alentour la métropole change trop vite.
Pourquoi cet article ? La réponse de l’auteur, Emanuele Coen “J’ai proposé au journal de faire une série sur les capitales européennes avant les élections de mai 2019. Je cherchais un moyen de raconter la ville d’une manière originale, je cherchais une porte par laquelle entrer pour raconter Paris. J’ai donc choisi de m’intéresser à sa banlieue, à ces zones grises qui représentent idéalement l’identité de la ville car des cultures différentes y cohabitent. Quand j’étais étudiant, il y a vingt-cinq ans, on imaginait déjà des solutions à apporter au mal-être des banlieues, mais sans jamais vraiment les mettre en place. Pendant ce temps, la fracture entre Paris et sa banlieue s’est amplifiée, une image qui est souvent reprise dans les médias et qui alimente l’imaginaire culturel français. Dans mon reportage, je voulais enquêter sur cette fracture sociale, qui, peut-être, est aussi une fracture géographique. Les voix que j’ai choisies font le lien entre ces deux mondes. Alors j’ai parcouru à pied ces territoires, à l’ancienne. Ça m’a permis de sortir des clichés. Par exemple, découvrir ces gens de la petite bourgeoisie qui croient très fort aux valeurs humaines, à la convivialité, qui investissent les foyers de banlieue pour y faire du théâtre, c’est quelque chose que je n’aurais jamais pu découvrir depuis mon bureau, à Rome.”
SOURCE L'ESPRESSO Rome www.espressonline.it/
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Cela devait être un événement pour la Scène Nationale de Valenciennes, Le Phénix, la première française de Rhinocéros de Bob Wilson les 19 et 20 décembre prochain, dans le cadre du festival Europalia Romania. “Suite au refus de Marie-France Ionesco, fille de Eugène Ionesco, de voir le nom de son père associé à la Roumanie et par conséquent au festival Europalia Romania, Le Phénix a été contraint d’annuler les représentations de Rhinocéros à Valenciennes, les droits nécessaires n’ayant pas été accordés. L’intégralité de la tournée belge et française est aussi annulée” fait savoir la direction du Théâtre.
Le spectacle avait été créé par Bob Wilson en juillet 2014 avec la troupe du Théâtre National Marin Sorescuà Craiova en Roumanie.
L’acteur romain a reçu le prix d’interprétation, à la Mostra de Venise, pour son rôle dans le film de Pietro Marcello. Son jeu a convaincu le jury, son charme fait chavirer les Transalpins.
Début d’automne, dans le centre de Bologne. Un bel homme déboule à vélo. Vissée à la roue avant, une caisse transporte quelque chose de précieux. Il a des gestes d’artisan chevronné, se penche pour récupérer la cargaison, la saisit d’une main ferme : sitôt échappé du cageot, Mino s’ébroue dans les bras de son maître. Luca Marinelli a adopté le cabot sur le tournage de Martin Eden, de Pietro Marcello, à Naples. Grâce à cette adaptation du roman de Jack London, l’acteur de 34 ans a glané plus qu’un canidé : le 7 septembre, le jury de la Mostra de Venise lui a décerné le prix d’interprétation masculine pour son rôle renversant de marin-écrivain, au nez et à la barbiche d’un clown (Joaquin Phoenix, Joker) et d’un cosmonaute (Brad Pitt, Ad Astra).
Sur la lagune, l’assurance avec laquelle il recevait sa récompense laissait à peine transparaître l’émoi, teinté d’effroi, qui fut le sien quand il se jeta à l’eau. « En 2016, j’ai pleuré à la vision de Bella e Perduta, le précédent film de Pietro », raconte Marinelli. Le Romain semble retrouver ses vertiges mariniers : l’anneau qu’il a à l’oreille droite tremblote fébrilement, ses sandales dansent la tarentelle, au sol. « J’ai commencé à projeter une énergie vers ce réalisateur, je voulais travailler avec lui. Il se trouve que London fait partie, avec Stevenson, de ces écrivains aventuriers qui me fascinent… Alors quand, un an et demi plus tard, Pietro m’a appelé, j’étais aux anges. Cette expérience m’a bouleversé. »
Un caméléon audacieux Le comédien se donne tout entier, toute une année, au projet. Avant le tournage, ne s’est-il pas recueilli, à Oakland, devant la statue de l’auteur californien ? « J’étais en vacances, en famille. Les phrases inscrites sur le monument m’ont ému. » Celle-là, par exemple : « Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de les prolonger. » Luca Marinelli dévore les 300 pages de scénario. Avec le même appétit, il engloutit le récit de London, jusqu’à ne plus savoir « où finit le livre et où commence le film ».
Pietro Marcello, réalisateur : « C’est un garçon sensible, qui doute beaucoup mais n’hésite pas à s’éloigner de sa zone de confort »
A force de frayer avec la drôle de faune dont s’entoure Marcello, il apprivoise le parler napolitain, sa musicalité éruptive, ses fumerolles cendrées. Des mois durant, il endurcit son corps, de séances de musculation en salles de boxe. Puis cesse subitement tout effort, gribouille de gris ses cheveux, ses dents, sa peau : « Il fallait marquer physiquement la césure entre les deux parties du film, qui voient Martin s’élever par la littérature, puis se laisser aller. » L’une a été tournée à l’arrivée des beaux jours, l’autre à celle des premiers frimas : Marinelli, en bon caméléon, s’est accordé à chacune des saisons.
« Je cherchais un acteur complet, capable de se transformer, détaille Pietro Marcello. Dans mon esprit, il n’y avait guère de plan B. » Fils de marin, ayant fait ses armes dans des squats et des ateliers pour détenus, corsaire du documentaire transalpin, cet autodidacte abordait pour la première fois, avec Martin Eden, les rives de la fiction. « Le film traverse le XXe siècle, qui est celui de l’essor de l’individualisme, indique le cinéaste. L’attrait du prolétariat pour la petite entreprise s’inscrit dans cette histoire-là. »
Marcello, qui est aussi producteur, monteur et scénariste de ses propres films, par le biais de sa PME, Avventurosa, loue l’audace de Luca : « C’est un garçon sensible, qui doute beaucoup mais n’hésite pas à s’éloigner de sa zone de confort. » Pour mieux jouer les marins, Marinelli est sorti en mer, à l’aube, avec des pêcheurs. Pareillement, il a passé plusieurs jours derrière le comptoir d’authentiques antiquaires, chez qui son personnage se procure des recueils de poésie et une machine à écrire. Si son jeu relève de l’artisanat, alors lui serait de la vieille école, éthique et méticuleux, chineur et chaleureux, respectueux des maîtres et de leurs traditions. « Martin Eden explore les rapports entre un mentor et son protégé, poursuit Marcello. Voilà pourquoi j’ai tenu à ce que Luca joue avec celui l’a formé au théâtre, Carlo Cecchi. »
Un solide bagage théâtral Depuis qu’un bouillonnant film de série B, On l’appelle Jeeg Robot (2015), l’a montré en parrain capiteux des petites frappes de la capitale, Romaines et Romains n’ont plus d’yeux que pour Marinelli. A écouter les commerçants de la ville, jamais avares d’hyperboles, c’est tout juste si l’azur de son regard ne tiendrait pas de César. Quant à ses mèches châtaines, mon bon monsieur, elles raviveraient les plus belles heures du cinéma national. Renato Orgitano, coiffeur dans les quartiers nord : « Enfin un jeune acteur italien qui pourrait percer à l’étranger, comme jadis Gassman ou Mastroianni ! Il a tourné avec Charlize Theron ou Danny Boyle pour la télé, c’est un bon début. » Zelinda Inesi, pharmacienne sur les hauteurs de Monte Sacro : « Dès que je l’ai vu, j’ai eu un coup de foudre ! Hélas j’ai 69 ans, c’est trop tard pour moi, plaisante-t-elle. Au contraire d’un Toni Servillo, Marinelli ne semble pas encombré par son surmoi. »
Beppe Caschetto, producteur : « Allez savoir pourquoi, il m’évoque Jean-Louis Trintignant… La sincérité, peut-être ? »
Voici Toni Servillo, justement, croisé à Paris : « On a joué deux fois ensemble, confie l’acteur napolitain. Avec son solide bagage théâtral, il ferait un superbe Woyzeck, le héros torturé de Büchner. » Outre son chien Mino, Marinelli ne se déplace jamais sans sa guitare, qu’il gratte pour « se détendre ». Lycéen dans le quartier de Prati, il roucoulait au sein d’un groupe mené par son camarade Giorgio Poi, devenu une figure du renouveau de la pop italienne. « Je me souviens d’un après-midi de 2005, on se préparait à entrer au conservatoire, moi de musique, lui de théâtre, précise le chanteur. Luca était si peu sûr de lui qu’il m’a presque découragé. Si je pouvais revenir en arrière, est-ce que je le rassurerais ? Peut-être pas, mais je ne pourrais m’empêcher de sourire. »
Après Rome, les deux compères se sont côtoyés à Berlin, où Marinelli vit toujours. Ils se retrouvent aujourd’hui à Bologne, où l’acteur tourne cet automne Diabolik, d’après une célèbre BD d’après-guerre. Ce rôle de super larron, tout de noir masqué, lui va comme un gant, lui qui n’est jamais meilleur que lorsqu’il enfile perruques, uniformes et autres déguisements, aux confins de la folie. Paolo Taviani, qui l’a dirigé dans Une affaire personnelle (2017) : « Luca a su laisser son accent romain au vestiaire, il m’a impressionné par sa capacité à se fondre dans les brumes piémontaises. »
Les mots d’un saint C’est que notre transformiste est issu, côté paternel, d’une lignée de doubleurs. Sa tante a doublé pour Fellini et Visconti, son père pour Tarantino. « Lorsque enfant, j’allais au cinéma, je les reconnaissais même à leurs soupirs », dit-il en faisant vibrer les silences. A Cinecittà, la « bottega » des doubleurs occupe une place paradoxale, à la fois structurante et périphérique. Luca a-t-il ce legs en tête quand il confesse s’être reconnu dans les rêves d’ascension de Martin Eden, lui qui, ado, observait « le monde du théâtre et du cinéma, de loin, d’en bas » ? Beppe Caschetto, coproducteur de Marco Bellocchio et de Pietro Marcello : « Allez savoir pourquoi, il m’évoque Jean-Louis Trintignant… La sincérité, peut-être ? »
A Venise, l’humilité et l’humanité de son discours, dédié à « ceux qui sauvent des gens en mer », ont valu à Marinelli des applaudissements nourris. Ses mots les plus aimants furent pour sa compagne, l’actrice allemande Alissa Jung, diplômée de médecine et fondatrice d’une ONG d’aide aux enfants haïtiens. Luca la compare volontiers à la seconde épouse de Jack London, Charmian, sans qui l’écrivain se serait abîmé avec autant d’amertume que Martin Eden : « Alissa apporte force et équilibre dans ma vie. »
Ils se sont rencontrés en 2011, sur le tournage du téléfilm Marie de Nazareth. Elle incarnait la Vierge, lui jouait Joseph. Mais, devant ce garçon si habile et habité, ce sont les mots d’un autre saint, François d’Assise, qui viennent à l’esprit : « Celui qui travaille avec ses mains est un ouvrier ; celui qui travaille avec ses mains et sa tête est un artisan ; celui qui travaille avec ses mains, sa tête et son cœur est un artiste. » Pietro Marcello avait raison : Luca Marinelli est un artiste complet.
Aureliano Tonet (Bologne, Rome - envoyé spécial)
Légende photo : Luca Marinelli sur le tournage du film « Martin Eden », en 2019. FRANCESCA ERRICHIELLO
Alain Françon transforme le texte de Molière en écrit visionnaire où l’idée même de désirer l’autre est livrée à la curée.
Le lointain du plateau ouvre sur une forêt où le givre habille branches et brindilles dans la blancheur d’un apparat de cristaux étincelants. L’immaculé glacial de ce paysage témoigne d’un maillage végétal qui occulte les perspectives en inscrivant d’emblée la pièce dans une métaphore où mettre en scène Le Misanthrope, c’est commencer par prendre acte de cet hiver du déplaisir dont témoigne la fine équipe des courtisans convoquée par Molière.
Autre coup de génie d’Alain Françon et de son scénographe Jacques Gabel, cette simple marche à monter pour que l’antichambre ouverte à tous les vents du palais Grand Siècle, où va se jouer la pièce, témoigne d’un hors-sol coupé des réalités. Un ici et maintenant où, comme le veut l’adage, les paroles s’envolent et sont toutes renvoyées à la futilité d’une avalanche de conflits d’humeurs qu’il va s’agir de questionner.
Partition partagée
Montant Molière pour la première fois, Alain Françon l’aborde à l’image d’une terra incognita. Portant sur l’œuvre un regard d’explorateur, le metteur en scène redonne à la pièce la passionnante étrangeté d’une nouvelle virginité. La métrique des alexandrins fabrique une plateforme commune qui l’incite à traiter le texte comme une partition partagée où chaque acteur s’accorde aux autres pour tenir sa place à égalité.
Faire le choix de la choralité change alors profondément la donne en évitant la mise en avant des morceaux de bravoure dévolus aux solistes. Il est temps de louer l’excellence de cette troupe où Gilles Privat (Alceste), Marie Vialle (Célimène), Dominique Valadié (Arsinoé) et Pierre-François Garel (Philinte), pour ne citer qu’eux, font preuve de précision pour camper la solitude de personnages aux ego surdimensionnés.
Etat de crise de l'amour
Leurs voix rendent compte d’une collection de fragments dont l’ensemble témoigne d’un état de crise généralisé du discours amoureux. Sur la toile de fond toxique d’une défiance et d’une jalousie que tous partagent, on assiste avec jubilation à l’embrasement sans lendemain d’un bûcher des vanités où la prétention à parler d’amour des uns n’a d’égale que la volonté des autres d’instrumentaliser l’être aimé.
Tandis que les hommes portent des costumes stricts et qu’une cravate verte nouée au cou d’Alceste suffit comme obole à la tradition, le choix d’un vestiaire moderne dessine le corps des femmes d’une élégance sensuelle digne des grands noms de la couture.
Laissant volontairement planer l’incertitude sur l’époque, le spectacle annonce, à la manière d’une uchronie décapante, une fin de l’amour qui nous pend au nez et un avenir où se revendiquer de ses affinités électives revient à ouvrir une boîte de Pandore qui projette chacun dans le vide.
Le Misanthrope de Molière, mise en scène Alain Françon, du 16 au 20 octobre et du 4 au 9 novembre, Théâtre national de Strasbourg
Ils sont une quinzaine, et la vie ne leur a pas fait de cadeaux: marginaux, ex-toxicomanes, chômeurs en fin de droits, handicapés, ils se sont lancés dans un projet fou: encadrés par des professionnels du théâtre, ils viennent de monter une pièce du XVIIIe siècle, l'Opéra des gueux, à l'affiche de Vidy, l'une des plus scènes les plus prestigieuses de de Suisse romande.
A travers ses activités, l'association Rebond'Art espère redonner aux personnes adultes en situation de fragilité temporaire l'énergie nécessaire pour rebondir et pour retrouver l'envie d'avoir un environnement social épanouissant. Elle a été crée en l'an 2000 par Denise Kikou Gilliand. http://www.rebond-art.com
De chirurgien-dentiste à metteur en scène en passant par acteur dans la série "Profilage" : Jean-Michel Martial a vécu mille vies... avant de s'éteindre le 17 octobre des suites d'une longue maladie. Bouleversées, les célébrités lui ont rendu hommage en masse.
C'est avec une grande tristesse que nous avons appris la mort du comédien Jean-Michel Martial, décédé à 67 ans, des suites d'une longue maladie, dans la nuit du 17 octobre, a partagé France Info. L'acteur était surtout connu du grand public pour son rôle emblématique du commissaire Grégoire Lamarck, dans la série Profilage. Il était l'un des rares comédiens à être apparu dans chacune des dix saisons du feuilleton. Né à Madagascar en 1952, Jean-Michel Martial, d'origine guadeloupéenne, n'était pas tout à fait prédestiné à faire carrière en tant qu'acteur. Il commence d'abord à travailler en tant que chirurgien-dentiste, à Paris et en Guyane, avant de tout plaquer… pour tenter sa chance devant la caméra ! Audacieux, le jeune homme a les dents longues. Il ferme donc son cabinet de Cayenne en 1983 pour tester son talent sur les planches. Après des années au théâtre, l'acteur en herbe est remarqué dans le film L'homme sur les Quais, de Raoul Peck, présenté en sélection officielle du Festival de Cannes, en 1993.
Quelques années plus tard, le frère aîné de l'acteur Jacques Martial fonde sa propre compagnie de théâtre, baptisée l'Autre souffle. En parallèle, il enchaîne les petits rôles au cinéma ou à la télévision dans les séries Les Cordier, juge et flic, Plus Belle La Vie ou Malone. Il se découvre également un talent pour le doublage et prête sa voix à Marsellus Wallace dans Pulp Fiction, en 1994, et au chef de South Park, le film, en 1999.
Jean-Michel Martial, sur tous les fronts C'est en 2009 que le succès frappe à la porte : Jean-Michel Martial est choisi pour incarner le commissaire Grégoire Lamarck dans la série Profilage, aux côtés d'Odile Vuillemin ou Vanessa Valence. La série est diffusée dans 83 pays (rien que ça). C'est la consécration.
De 2016 à 2018, il revient à ses premières amours en incarnant M. Honoré dans la pièce Edmond, d'Alexis Michalik, récompensée de cinq prix aux Molières. Sur tous les fronts, Jean-Michel Martial devient également président du Conseil représentatif des Français d'outre-mer. La dernière année de sa vie, Jean-Michel Martial apparaît dans quelques épisodes de la série à succès Plan Cœur… avant de tirer définitivement sa révérence.
Bouleversées par son décès précoce, moult personnalités, de Christine Lagarde à Shy'm, ont tenu à rendre hommage au défunt acteur sur les réseaux sociaux.
L’actrice revient au théâtre en signant avec le cinéaste Fabien Gorgeart la mise en scène de « Stallone », nouvelle parfaite, tout en saillies, d’Emmanuèle Bernheim. L’histoire de Lise dont « Rocky III » envoie sa vie passée au tapis. Une soirée qui nous boxe de plaisir.
Il est des œuvres (roman, film, par exemple) avec lesquelles on entretient une relation, disons amoureuse, qui peut durer toute la vie. Ces œuvres consolent, conseillent, aident à vivre dans les moments difficiles. On les passent à des êtres chers comme des mots de passe. On ne leur demande rien sinon d’être là au moment opportun (débine, défaite, joie extrême, etc). Plus rares sont les acteurs ou les actrices qui tiennent un tel rôle. L’attachement se fait moins à la personne (que l’on ne connaît pas) qu’au faisceau de personnages (que l’on connaît mieux jusqu’à connaître par cœur certaines de leurs phrases ou certains de leurs gestes) qui l’accompagnent tout au long de sa carrière avec ses hauts et ses bas. Ils sont des porte-bonheur, des talismans, ils aident à voir clair en nous-mêmes. A ces compagnons de route, on est redevable parfois de choses essentielles. Ils ne le sauront jamais.
Ainsi Lise a vu sa vie changer de cours après avoir vu Silvester Stallone dans Rocky III. Les combats de Rocky l’ont aidée à se battre. A oser. A cogner contre le corset familial. A s’affirmer, à dire non. A tracer sa route. Lise n’était pas cinéphile, elle n’était pas groupie et ne le deviendrait pas. Lise est l’héroïne de Stallone, une nouvelle parfaite (pas un mot de trop) d’Emmanuèle Bernheim, femme dont la vie a baigné dans le monde du cinéma et de la littérature.
Clotilde Hesme, joliment happée par le cinéma (Philippe Garrel, le premier, sut la filmer amoureusement), cherchait à revenir au théâtre. Ce texte l’attendait de pied ferme, le cinéaste Fabien Gorgeart (avec qui elle avait déjà tourné) lui en a fait cadeau. On avait vu plusieurs fois l’actrice sur scène auprès de Luc Bondy et Bruno Bayen (aujourd’hui disparus), la mort de Patrice Chéreau l’a privée d’être sa Rosalinde. Au Théâtre de la Bastille, François Orsini l’avait dirigée à plusieurs reprises, je me souviens d’une scène (était-ce dans Baal?) où, bras le long du corps, buste en avant, elle boxait son partenaire avec sa poitrine en se jetant sur lui.
Fabien Gorgeart et Clotilde Hesme cosignent ici leur première mise en scène théâtrale. Sans tomber, fort heureusement, dans les pièges de la facilité racoleuse ou rassurante : pas d’extraits de films projetés, ni de scènes de films théâtralisées with Stallone. Hormis une ombre furtive de l’acteur américain, ils en restent au récit d’Emmanuelle Bernheim écrit à la magique troisième personne du singulier, un récit qui ne s’embarrasse pas de fioritures et avance à un rythme soutenu dans la vie de Lise jusqu’au dénouement mélodramatique.
La vie (études, conflits familiaux, amours, mariage, naissance d’un enfant puis d’un autre, maladie) de Lise se déroule en cinquante courtes pages à l’ombre de son jardin secret : Stallone, qui lui, va de film en film avec plus ou moins de bonheur et de réussite.
Le spectacle ne laisse pas l’actrice s’enfermer dans le piège, même performant, du « seule en scène », mais lui adjoint un magnifique sparring partner, Pascal Sangla. Lequel signe la musique, l’interprète en direct à deux pas de l’actrice, mais aussi tient lieu de partenaire sans toutefois quitter ses claviers, endossant brièvement les répliques de différents rôles (père, amant, entraîneur de boxe, mari, etc.). Et cela avec une quasi-neutralité du visage qui ne fait que mettre en évidence la vivacité du regard toujours en mouvement de l’actrice et la confondante humanité qu’elle distille.
Usant (un peu trop) d’un micro sur pied mais aussi sachant s’en éloigner, Clotilde Hesme n’incarne pas Lise mais la serre au plus près comme un être aimé. Par exemple, quand Clotilde va avec Lise dans la salle de boxe, elle n’enfile pas de gants ; mieux que cela, elle invente une gestuelle des jambes d’une étonnante simplicité rythmique. Loin d’imiter le jeu de jambes des boxeurs, elle fraie une tierce voie, qui est comme la traduction scénique de la voix même du récit à la troisième personne du singulier portée par l’actrice de bout en bout. Ce Stallone-là nous boxe et nous botte. C’est beau et vif comme une virgule.
Créé au Théâtre Sorano à Toulouse, le spectacle est à l’affiche du Centquatre (auquel Clotilde Hesme et Fabien Gorgeart sont artistes associés) jusqu’au 26 octobre dans le cadre du Festival d’automne. Stallone d’Emmanuèle Bernheim est disponible en Folio.
Elle joue, avec le musicien Pascal Sangla, dans une adaptation qu’elle signe avec le cinéaste Fabien Gorgeat de la nouvelle d’Emmanuèle Bernheim, « Stallone ». Sensible et rare.
Cela paraît tout simple. Simple comme une bonne bagarre. A fleur de gradin, dans un des studios du 104, Pascal Sangla, derrière son installation musicale et Clotilde Hesme, debout derrière un micro, mais pas toujours, donnent une version tendre et musclée à la fois d’un texte très inattendu de la regrettée Emmanuèle Bernheim, Stallone.
C’est le cinéaste Fabien Gorgeart qui signe, avec Clotilde Hesme, l’adaptation de ce texte qui date de 2002. Franchement, on est ravi devant ce travail, modeste dans ses dimensions, une heure quinze, et dans son déploiement spectaculaire : juste ce plateau nu, Sangla derrière ses claviers mais qui joue également plusieurs personnages, et la comédienne qui endosse les rêves et l’énergie de l’héroïne, de Lise. Qui est Lise.
Une jeune femme qui s’éveille parce qu’elle a vu Rocky III et découvert Sylvester Stallone. Une jeune femme qui est portée par la musique, Eye of the Tiger, l’œil du Tigre (c’est ainsi que l’on nomme aussi une pierre semi-précieuse).
Elle se consacrait à un univers qui l’étouffait. Elle décide qu’elle va reprendre ses études de médecine, abandonnées après deux années. Les plus difficiles, pourtant. Elle retourne chez ses parents, chercher ses livres et ses polycopiés. Son père ironise. Tout le monde est circonspect autour d’elle.
Mais, malgré sa peur et son découragement passager, Lise s’y met. Elle va vaincre. Advenir à elle-même, devenir médecin.
Le livre de la regrettée Emmanuèle Bernheim est bref, avec ses rythmes caractéristiques de cet écrivain à la plume incisive. L’adaptation de Gorgeart et Hesme est excellente. Les interprètes s’entendent à merveille. Lui, que l’on connaît bien et qui aime le théâtre (on l’a souvent applaudi au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, entre autres espaces) est d’une finesse, d’une justesse merveilleuses. Un partenaire profond, attentif essentiel.
Elle, visage nu, vulnérable et portée par une lumière qui est la franchise de Lise, est, comme toujours, étonnante d’audace, de liberté, de vérité.
Un très beau moment sur lequel on pourrait allonger les analyses, tant il est riche, profond. Mais allez-y vite, c’est bien mieux de voir, de recevoir, de rire –car l’humour est là- et d’être bouleversé…
« Stallone » d’après Emmanuelle Bernheim au 104, jusqu’au 19 octobre, puis du 22 au 26. A 20h30, du mardi au samedi, dimanche à 17h00. Durée : 1h15. Tél : 01 53 35 50 00. www.104.frPuis en tournée du 6 au 9 novembre à Rennes, TNB, puis le 12 novembre à Tulle, l’Empreinte, du 13 au 15 mai à Toulon, au Liberté.
L’Odyssée de Homère, traduction de Philippe Jaccottet, conception de Blandine Savetier, composition et percussions Yuko Oshima.
Ulysse est l’initiateur de L’Odyssée – il lui a fallu dix années pour rentrer chez lui et retrouver les siens à Ithaque. Tel est le récit de ce retour que raconte Homère.
Très loin de chez lui, Ulysse était parti à Troie, comme d’autres rois grecs, se battre contre les Troyens puisque Pâris, fils du roi des Troyens, avait enlevé Hélène, la femme de Ménélas, roi de Sparte. L’Iliade raconte la dixième année de cette guerre.
Ulysse est un roi sage et respecté ; courageux et habile, il a le génie de la ruse du cheval de Troie. Or, tandis que les héros sont rentrés chez eux, il est condamné à errer sur la mer loin de sa terre natale, son épouse Pénélope et son fils Télémaque.
Depuis son départ de Troie, Poséidon a dirigé sur lui des maux à n’en plus finir. Le héros surmontera par sa subtilité légendaire, cyclopes tempêtes et sortilèges.
Arrivé, il chasse les prétendants qui se disputent la fidèle Pénélope et sa fortune.
La metteuse en scène Blandine Savetier, avec la dramaturge Waddah Saab, a mis en voix L’Odyssée de Homère, prenant un appui et un envol réussi sur la présence d’acteurs amateurs et de jeunes professionnels issus de la diversité culturelle.
Une histoire d’hommes, de dieux et de demi-dieux que porte avec brio le souffle épique du poème – force orale et mythologique -, selon la conceptrice admirative.
Les interprètes aux aventures différentes ont un parent ou un grand parent qui a connu l’exil, vivant plusieurs vies, tel Ulysse, le patient et le résistant mythique.
Une langue orale et fluide à la manière du poète traducteur Philippe Jaccottet, en vue d’une adaptation à la façon d’un scénario de série, entre sens et rythmique.
Ces jeunes gens déclament la modernité de L’Odyssée, avec la figure complexe du héros et des autres, dont aucun ne peut prétendre à la vérité ou à la justice absolue.
Les dieux sont amoraux et le déchaînement des passions laisse peu de place à la raison. Pour Blandine Savetier, Ulysse est à la fois un héros et un anti-héros, capable de refuser l’immortalité que lui offre la déesse Calypso, préférant partir pour redevenir mortel et bénéficier à nouveau de la liberté et d’une histoire à soi.
Quand il sera revenu sur son île, chez les siens, comme l’a prédit le devin Tirésias, il lui faudra repartir en voyage pour errer jusqu’à rencontrer un peuple ignorant la mer.
« L’Odyssée n’est pas l’épopée du retour d’Ulysse à Ithaque. C’est plutôt l’épopée du désir toujours renouvelé d’aventures, de voyages, de rencontres et de conflits qui transforment les êtres humains. Le récit d’une continuité dans la métamorphose… »
L’aventure théâtrale pour les interprètes et le public se décline en treize épisodes – soit deux épisodes par soirée, et le jeudi est consacré aux deux premiers épisodes – Au nom du Père, du Fils et d’Athéna et A la recherche du père perdu.
Le vendredi 18 octobre à 19h, suivent les deux autres épisodes, et le samedi 19 octobre à 16h, deux autres encore, puis à 19h, les trois autres suivants, jusqu’au dimanche 20 octobre à 15h, pour les deux suivants, et à 18h, pour les deux derniers.
Ils sont tous là, pour la soirée d’introduction aux deux premiers épisodes, face public devant leur pupitre, s’adressant aux spectateurs et les invectivant, fougueux, passionnés et habités par le verbe poétique qu’ils portent avec enthousiasme.
Grâce au Poète et à la Muse, apparaissent, Ulysse, Athéna qui prend les traits de Mentès, roi ami d’Ulysse, puis ceux de Mentor, Télémaque encore, Nestor, Ménélas.
Eux aussi sont là d’abord, Elan Ben Ali, Paul Fougère, Neil-Adam Mohammedi, Yuko Oshima, Julie Pilod, en alternance avec Claire Toubin, Mélody Pini, Souleymane Sylla.
Des interprètes radieux qui font entendre le souffle épique et poétique d’une aventure universelle, égrainant les situations délicates d’une réalité renaissante.
Une traversée palpitante entre les songes et l’art de l’imaginaire – une interrogation insatisfaite et constante sur l‘infinie complexité du monde – dont chacun relève.
Véronique Hotte
Pavillon Villette, métro Corentin Cariou ou Porte de la Villette, du 10 au 20 octobre 2019. Tél : 01 40 03 75 75.
P. U. L. S. au Théâtre de la Bastille Matisklo, texte de Paul Celan, traduction de Ton Naaijkens, conception et mise en scène de Bosse Provoost
Le Théâtre de la Bastille et la Scène flamande entretiennent des relations fécondes. Project for Upcoming Artists for the Large Stage, un dispositif initié par Guy Cassiers et le Toneelhuis-Théâtre d’Anvers propose un accompagnement à de jeunes artistes pour les faire découvrir au public. Bosse Provoost, dit Guy Cassiers, a choisi la grande scène du Toneelhuis pour ses possibilités techniques et spatiales qui favorisaient chez lui la recherche d’un langage visuel. Il avait par ailleurs collaboré avec Jan Lauwers pour Guerre et Térébenthine, et avec Ivo Van Hove pour Een Klein Leven. P. U. L. S. offre aux artistes, u cadre de travail en termes de production et financement, mais aussi une aide concrète et morale pour conduire une création dans un dialogue permanent.
« Il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes », écrit Paul Celan que la Shoah n’a cessé de hanter et dont l’écriture sonde patiemment l’obscurité du monde. Ici, Bosse Provoost nous invite à découvrir un monde qui se situerait hors des mots, à l’intérieur du silence de la poésie de Paul Celan et avec des matières évoquant des paysages étrangement animés, avec aussi des costumes en bois rappelant le lointain souvenir des hommes. Paul Celan a été pour Bosse Provoost une rencontre forte avec une poétique sur des thèmes qui paraissent hors de portée du langage. Dans Renverse du souffle, un être a survécu -ou pas- à la Shoah. Et dans Partie de neige, une voix se fait entendre depuis l’intérieur de la mort : quelqu’un imagine sa disparition ou s’imagine encore étant mort.
Matisklo est construit autour de ces poèmes. Le poète cherche le salut dans le langage, un lien indéfectible entre les hommes mais difficile à suivre. A qui s’adresse-t-il? Aux lecteurs et au public, ou bien aux défunts ? En même temps,ici ne subsistent pas que ces seuls liens. La scénographie est inspirée du travail du Suisse Adolphe Appia (1862-1928) et de l’Anglais Gordon Craig (1872- 1966), des artistes militants qui ont émancipé le théâtre de la littérature, en utilisant l’espace, la lumière et le mouvement. D’où la distance entretenue ici entre les comédiens et les spectateurs. Sur scène, des étudiants des années 1960 aux cheveux longs pantalon ordinaire et pull simple, le regard intériorisé… L’un d’eux déclame la poésie de Paul Celan en flamand. Auprès de lui, un arbre survient: un homme recouvert entièrement de lattes de bois, corps et tête, comme en un jeu de Lego mais en bois. Nul dialogue entre eux mais deux énormes cylindres énormes horizontaux sont poussés à vue, depuis les coulisses jusqu’au plateau, puis rétablis à la verticale, des cheminées, peut-être… Et plus tard, un arbre surgit de l’un d’eux.Une meule de foin, à moins que ce ne soit une brosse énorme pour lavage de voitures, paraît respirer et attendre le poème.
Plus loin, un volume en papier d’aluminium, peut-être une couverture de survie, significative du poème, avance comme en rampant sur le plateau, sans qu’on ne voie qui en est le locataire. S’élève pourtant parfois une forme de tête que l’on voit seulement de dos. Rêve infernal : les hommes semblent avoir disparu ou muté. Quel est ce monde ? La proposition scénographique est éloquente, à la fois élémentaire et énigmatique. Avec ici, une attention au sens d’un poème fort, particulièrement mystérieux.
Véronique Hotte
Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, Paris (XI ème), jusqu’au 18 octobre. T.: 01 43 57 42 14.
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