La parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre est un texte long et nous ne pourrions faire ici une lecture ou discussion détaillée. Mais on peut dire qu’il s’organise en trois grandes stations : la première sur le sens de l’histoire (y compris la tradition, la transmission du texte, la traduction), la deuxième sur le sens de l’être (la traduction ou transposition occidentale du l’eon à l’on) et la troisième sur la destinée européenne autour d’une discussion sur la nécessité, le to chreôn, traduit par Heidegger par Brauch, brauchen, en français « maintien », mais comme tu le préfères et moi aussi, on dirait plutôt « usage ».
Le « point d’avenir » se montrerait donc au moment de l’eschatologie de l’être – l’extrême de l’être – quand l’être ne peut être compris que comme Bestand, c’est à dire comme la fin sans fin de l’usage de tout, comme « équivalence générale » de tout avec tout et cela à un tel extrême que la valeur d’échange devient l’usage universel de cette valeur. Cela voudrait dire : au moment de la domination planétaire de l’historicisme, c’est à dire de l’organisation mondiale du monde publique où tout est usé comme tout ou n’importe quoi, partout, pour tous et ainsi l’usage devient lui-même ce de quoi se fait usage, au moment de l’usage des étants, c’est l’usage de l’être qui se rend présent. Au moment de la trahison de l’être, l’être se trahit comme a-venir. Il vient de paraître dans les cahiers de la Société Martin-Heidegger, un petit texte où Heidegger a consigné ses répliques aux arguments opposés à son usage du mot (donc à sa pensée sur le) Brauchen. Les arguments contre son argument circulent autour d’une pensée sur l’An-sich-sein, ce qui préannonce d’une manière étonnante les discussions assez à la mode aujourd’hui sur le « nouveau matérialisme ». La pensée heideggerienne sur l’usage, le Brauch, τὸ χρεών, tourne autour de cette ambiguïté de l’usage en tant qu’être usé par l’être dans l’usage de l’être par l’homme. J’ai peur d’avoir détourné beaucoup la direction, déjà assez multidirectionnelle, de notre discussion, en parlant ici sur le Brauch. Mais ce vers quoi je voulais tourner notre attention était sur ce sens de l’eschatologique comme mouvement de phénoménalisation. À la fin de l’être, l’être se rend présent comme événement. Peut-être serait-ce une possibilité de comprendre le rapport entre principe et apeiron, « infini », dans le fragment d’Anaximandre, car c’est comme eschaton, comme extrême, que Heidegger comprend l’apeiron.
J’ai du mal à suivre… L’eschatologique n’est pas seulement actuel, il est engagé dès l’origine : y a-t-il plus ou moins de « phénoménalisation » ? Ou bien au contraire n’y a-t-il pas forcément non-phénoménalité de l’« être » – ou mieux, de « être » (Seyn, le verbe). Il me semble qu’il y a chez Heidegger une tension non surmontée entre un processus – accomplissement de l’oubli, phénoménalité de l’oubli de l’être – et un suspens, un présent suspendu – non-phénoménalité, évènement justement non phénoménal de « être ».
Au moment du texte où Heidegger discute l’eschatologie de l’Être – et bien sûr dans la supposition que tu serais d’accord avec mon « résumé » de cette première thèse de la parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre –, je vois un point où la pensée de Heidegger et ta pensée de l’histoire finies’accordent en se désaccordant – tu parles de l’histoire finie au lieu d’une fin de l’histoire ; tu l’expliques comme « histoire achevée », comme une « histoire qui concerne sa fin et qui la présente, depuis son commencement (ou bien comme une catastrophe ou comme apothéose, ou bien une accumulation infinie ou comme une soudaine transfiguration) » (Communauté désoeuvrée, p. 261). Mais, tu le dis, « l’histoire finie est l’arrivée du temps de l’existence, ou de l’existence comme temps (…) » (p. 260-261). Et encore : « [L’histoire finie] est “essentiellement” exposée, infiniment exposée à sa propre arrivée finie comme telle » (p. 261).
Comment le sens eschatologique de l’être – le rendre présent de l’autre dans la fin sans fin du même (au-delà d’une catastrophe, apothéose, accumulation ou soudaine transfiguration) – se distingue-t-il du temps de l’existence ? Comment différencier la fin de l’histoire de l’histoire finie ? Ou encore : comment « l’arrivée du temps de l’existence » se montre, se phénoménalise ? Est-ce que le schéma heideggerien de la « trahison » phénoménologique, d’un se-montrer dans le propre rétrécissement de ce qui se montre en se cachant, le sens « aléthéique » de la vérité pourrait être compris avec ta formulation disant que « l’histoire finie est l’arrivée du temps de l’existence, ou de l’existence comme temps », ou est-ce qu’il cache un autre sens ?
La « fin de l’histoire » entendue comme l’aboutissement (ou la cessation) d’un processus n’a bien sûr rien à voir avec cette « arrivée du temps de l’existence » : toute la différence tient au processus, lequel est nécessairement orienté et progressif alors que le temps de l’existence est entièrement « naissance / mort » ou mieux « naître / mourir ». Exister c’est naître / mourir en quelque sorte sans fin à l’intérieur de la finitude d’un « naître / mourir » accordé à chacun comme sa Jemeinigkeit.
Mais alors on se détache forcément du processus… et c’est pour moi une question non résolue : jusqu’où se détacher du processus ? Jusqu’où affirmer chaque présent et donc le temps de l’existence comme présent renouvelé alors qu’il n’est pas possible de méconnaître les changements d’époque et avec eux les changements des conditions et peut-être des modes d’existence ?
Mais est-ce que les changements d’époque et des conditions et modes d’existence doivent être compris comme « processus » ? Est-ce que le processus, le rapport entre un antérieur et un postérieur recouvre tous les sens possibles d’un changement ?
Pour Heidegger il semble bien : il y a aggravation constante – Platon-Rome-Renaissance-Leibniz…, etc. Mais justement dans cette époqualité processuelle il se détourne du christianisme, c’est-à-dire du mouvement par lequel il y a eu un dédoublement entre deux « mondes » c’est-à-dire entre ce monde-ci où on peut si on veut toujours voir la poursuite de l’ontologie (comme technologie, phénoménologie, etc.) et l’« autre monde » qui est justement « dehors » et « monde » en tant que « dehors », donc « autre que le monde » et à cet égard « événement » toujours recommencé au présent et indépendant de tout processus. Tout se passe comme si Heidegger reportait sur « Seyn » ce qui incombait là à « Christ » : la différence tiendrait à un seul mot, « caritas »… Mais là nous sommes très loin de notre texte !
La discussion de Heidegger aboutit dans une sorte d’appel d’écoute – qu’on pourrait appeler de « catacoustique », en suivant le sens donné par Rousseau à ce mot dans son Dictionnaire de Musique (Catacoustique : science qui a pour objet les sons réfléchis ou cette partie de l’Acoustique qui considère les propriétés de l’Écho) – d’un seul mot où se joue, pour lui, la destinée de l’Occident. Il s’agit du mot eon, un mot qui se prononce comme écho d’une série d’échos de traduction. (On pourrait même dire que le mot clé dans la « parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre » c’est justement le mot kata, « selon, d’après » (kata tèn tou chronou taxin, kata to chreôn), et que ce que Heidegger fait dans sa lecture c’est une « catacoustique » du kata).
Heidegger arrive lui aussi à l’existence – à l’eon – quand il discute l’eschatologie de l’être et de l’histoire – histoire de l’être, l’eschatologie de l’être. Et c’est autour de ce mot – eon – que s’énonce le deuxième noyau des questions du texte, celui autour de la question de « la confusion qui plane sur la différence entre être et l’étant ».
« Das Geschick des Abend-landes hängt an der Übersetzung des Wortes eon. »
« La destinée de l’Hespérie (du pays du couchant) dépend de la traduction d’un seul mot, eon. »
L’eon : autour de ce participe présent, autour de la participation du, au présent se trame la destinée de l’Abend-land. Heidegger insiste cependant que la destinée « occidentale » (sans oublier que Abend-Land doit être compris comme au-dessus de la différence entre Occident et Orient) dé-pend de la « traduction » de ce mot. Ici on pourrait parler d’une « traduction occidentale ». Dans cette affaire de traduction, il s’agit de la perte d’une « quantité négligeable », d’un epsilon, ε, d’une sonorité, où l’eon devient on. En allemand, l’affaire se joue selon un mouvement inverse où cette « quantité négligeable », ε, se rajoute à la fin des formes verbales comme seiend, weilend, anwesend, während, pour les substantiver en « Seiende, Weilende, Anwesende, Währende ». Une lecture minutieuse de « la parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre » révèle toute une herméneutique de cet e qui note ce qui n’est que respiration, aspiration, souffle, et prononciation (Heidegger revient pas mal de fois dans le texte à la question de « la prononciation de la parole », sur le sens de « parole » comme prononciation et écoute). « La parole de la pensée ne se laisse traduire que dans le dialogue de la pensée avec son parlé (sein Gesprochenes). La destinée occidentale « dé-pend » (hängt an) de cette traduction, insiste Heidegger, et cette traduction se fait déjà dans la langue grecque, dans la langue allemande, dans les langues, en tant que glissement de sens, et même comme une sorte de glissement de respiration et aspiration. Paul Celan pourrait nous aider ici quand il écrit dans son discours Der Meridian : « Atem : Richtung und Schicksal », et nous fait penser à comment la destinée « occidentale » – celle de la clôture métaphysique du besoin de retour à un soi-disant soi-même, celle « du vide de l’universel qui empêche toute pensée de respirer » (« […] die Leere des Allgemeinen, die jedem Denken den Atem versagt », Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, 1930/43, p. 5) – est la phénoménalisation d’une clôture historique étouffante, qui empêche toute pensée, c’est à dire, toute vie de respirer.
Ce qui, me semble-t-il, est ici décisif, c’est que le glissement minime de ce « e » est lui-même précisément mouvement historique / historial. Si on doit se rapporter à l’« arriver » (je préfère ne plus utiliser le couple historial / historique) à partir – « inévitablement » comme il a été dit – de « ce qui se passe », alors cela veut dire que la traduction occidentale nous dit quelque chose : il se passe une élision du « e » de « eon » et c’est justement cette élision qui nous fait remarquer ce « e ». Toute l’opération de Heidegger repose sur ce point : parce que « être » est devenu « étant » en déposant son caractère infinitif (actif, transitif) nous sommes appelés à prêter attention à ce caractère, même si nous ne pouvons pas bien le comprendre (par définition, s’il est « perdu » : mais nous sommes aussi obligés de nous demander s’il est vraiment perdu ou bien s’il n’est pas justement mis au jour par ce mouvement).
Mais ici – dans ce détour qui peut sembler un peu « formaliste » autour d’un epsilon – je voudrais te poser encore une autre question, à savoir, comment comprendre en fait les discussions de Heidegger tant ici dans le texte comme dans d’autres textes du Tournant sur le sens du présent. C’est une question sur le sens verbal de l’eon, du seiend, anwesend, weilend, während, sur quoi le texte de « La parole… » consacre pas mal de pages. Car il semble que dans « la parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre » ce qu’il semble être en train de dire, c’est ce qu’il n’arrive pas à dire, ce qu’il ne peut pas dire, ce que ni l’allemand et ni le grec ne peut pas dire, à savoir, le sens gérondif de l’être, si par gérondif nous comprenons ici l’être en train d’être, l’être en étant être. L’eon semble plus proche de ce sens, plus que le participe présent sous la forme on. Tu as toujours insisté sur le sens « transitif » de l’être, mais je me demande si le sens de l’eon ne serait pas plutôt une tentative de dire le sens gérondif-transitif de l’être. La discussion sur la traduction de l’eon grec, qui dégage et s’engage avec la perte de cette « quantité négligeable », de cette « voyelle » impensée, et la traduction faite par Heidegger de cette longue histoire de trahisons, veut montrer la perte de sens d’être comme « en train d’être », l’histoire de l’avalement du gérondif, au moment où il est com-pris, défini (le moment philosophique) comme « toujours » étant en train d’être. La gérondivité (si je peux dire ainsi) se perd dans sa propre prononciation. Ici, dans cette perte du sens gérondif qui définit le sens gérondif lui-même, il serait possible de comprendre la genèse du schème du retour à soi, du schème de la provenance, de l’origine, comme l’obstinée tentative (occidentale ? européenne ?) de capturer et fermer cet « en train de… » dans un état-étant.
Cette perte de la gérondivité comme vérité du gérondif demande à être précisée car elle me paraît ambivalente : d’un côté le gérondif, qui n’est qu’une sorte de déclinaison de l’infinitif, serait le « se faisant » du « faire » de tel verbe mais en se présentant comme « se faisant » (en se faisant se faisant) il déposerait l’activité-transitivité du verbe ; d’un autre côté, là où l’infinitif seul (être, parler, manger) retient sa dynamique propre en-deçà de toute activation (manger se tient devant moi, inerte, et vire au concept), en revanche le gérondif (mangeant) est forcément en acte et ne peut pas être posé là, inerte.
Je ne sais pas si tu vises les deux côtés ensemble ou plutôt un des deux. Il est difficile, à mon sens, de ne retenir qu’un des deux, et c’est pourquoi l’« obstinée tentative » dont tu parles serait à la fois recherche de l’origine et réouverture de l’impossible unité (et position) de l’origine : car si l’origine est « être » alors le gérondif est originaire ce qui veut dire que « étant » se précède et se succéde toujours-déjà…
Il semble que la pensée de Heidegger a perdu ce qu’elle était censée penser – le sens et la vérité de l’être – au moment même qu’elle a posé la question de l’être à la différence avec l’étant.
Tout à fait, surtout en accentuant bien « différence avec » et même mieux en français « d’avec » ou encore « entre ». Différence entre être et étant (qui n’est qu’une synonymie de « différence de l’être et de l’étant ») suppose deux étants distincts… (l’un peut être dit « suprême », cela ne change rien).
Car la question est justement celle de l’étant de l’Être, das seiende Sein, c’est à dire du sens gérondif de l’Être, qui se retire dans la question philosophique sur l’être de l’étant et des étants. Et si la grande question à se poser était en fait sur l’étant d’être, l’en-train-d’être de l’Être ? Serait-ce cela ce que tu comprends comme « l’histoire finie est le tenant lieu de l’existence » ?
Oui.
La destinée de l’Abend-Land « dé-pendrait » donc de cette traduction, de ces glissements, de cette surdité pour entendre une « quantité négligeable », ce « presque rien » de l’en-train-d’être de l’Être. Mais dans quel sens « destinée » ? Dans quel sens « Abend-Land », et en plus, qu’est-ce que Heidegger a à dire par rapport à l’Europe et qu’avons-nous à chercher dans sa pensée aujourd’hui ?
Dans la parole de Heidegger sur la parole d’Anaximandre, dans cette parole de la parole, l’Abend-Land se dit avec trait d’union – un trait fait signe d’une « union » entre le soir, la veille, le couchant et le pays, c’est à dire, un site qui est géo-chrono-politique. La veille, le soir, le couchant comme un site géo-chrono-politique donne à penser. Comment comprendre ce site ? Dans un fragment de Sappho, on trouve une pensée de la veille sur la veille, qui peut-être pourrait nous aider ici (frag. 121, Belles-Lettres) :
véspere pánta féron ósa
fainolis eskédas’auws
férres oin, féres aiga, féres d’apu
máteri paida
étoile du soir (vespera), toi qui
ramènes tout ce qu’a dispersé
l’aurore brillante, tu ramènes la
brebis, tu ramènes la chèvre,
tu ramènes l’enfant à sa mère
Le verbe de Sappho féro ne dit pas vraiment « ramener » mais plutôt « amener ». Heidegger parle de l’Abend-Land en tant que l’âge à venir – comme l’âge de l’a-venir, l’a-venir comme le sens de l’âge. Est-ce que cette veille-pays (l’Abend-Land) est pensée ici comme un mouvement différent du mouvement « occidental » de retour, de reconduction à un principe, une cause, une essence, une identité, une origine – ou il ne serait qu’un retour à ce retour ?
C’est bien ce qui demeure peu clair chez Heidegger. Il me semble pourtant que, à travers ce texte même sur Anaximandre et l’ensemble de son œuvre, il a toujours été en recherche d’un « retour à ce qui n’est pas encore arrivé » si on peut dire. « Retour » paradoxal, donc, qui ne veut être ni « progrès » ni « régression ». Mais « retour » parce qu’il y a un envoi derrière nous, parce qu’il y a une histoire (au sens ordinaire). Cette histoire est là comme la transmission de la parole d’Anaximandre : une parole indissociable de tout le complexe philologico-archéologique que Heidegger rappelle et utilise. Pourtant, jusqu’à quel point revient-on à quelque chose puisqu’on est dans la traduction, qui suppose l’histoire – grec, latin, allemand et même histoire de la langue allemande (si on veut regarder de près le mot Brauch et en somme le brauchen de Brauch ) – et que cette histoire ne revient pas en arrière.
Retourner voudrait dire ainsi se tourner vers, tourner l’attention, écouter ce qui n’est pas arrivé en tant que ce n’est rien qui puisse arriver, c’est-à-dire un étant, quelque chose de dicible ? Tu veux dire que « ça » nous arrive, que l’arriver nous arrive, qu’il nous arrive non au sens d’un revenant comme l’a peut-être voulu Derrida (dans ses discussions sur le spectre, le hantise de l’Es spukt) ? À mon avis, ta proposition de laisser derrière le couple « histoire / historial » et de transposer la pensée vers l’« arriver » et la « venance » (ou voudrais-tu dire plutôt « provenance » ?) de l’arriver est la réponse la plus philosophique que notre époque peut donner à la question du sens d’être comme évènement. Arriver me semble plus juste qu’advenant (C. Romano) car il explicite les rives, les dérives de l’être.
Mais pour revenir à la question : pourquoi ce glissement ontologique du eon au on serait-il la destinée européenne occidentale ?
Pour essayer de répondre à cette question il faut poursuivre dans le texte comment ce trait d’union – Abend-Land (veille / soir-pays) – énonce au même moment un trait de désunion entre Europe et Abend-Land, Hespérie, une tension qui devient un motif central dans la pensée de Heidegger d’après et avec ses lectures de Hölderlin. Dans le texte de « La parole… », Heidegger nomme l’Europe deux fois. La première fois, en se demandant qui nous sommes, nous « les plus tardifs des tardifs », il cite Nietzsche en corrigeant Spengler et sa pensée du déclin du monde historique occidental.
Ce qui signale très clairement le désir d’opposer le « destin » dont il veut parler à un « déclin ».
C’est un passage du Voyageur et son ombre où Nietzsche parle de la possibilité d’un « état sublime de l’humanité (…), là où l’Europe des peuples n’est plus qu’un oubli obscur, mais où l’Europe vit encore en une trentaine de livres très vieux, jamais vieillis » (p. 393). « Europa der Völker » – ce qui pourrait être compris ou bien comme l’Europe définie par les / ses peuples et donc par la logique d’inclusion / exclusion, appartenance / non-appartenance, identité / différence, ou bien comme l’« Europe » qui émerge chaque fois qu’un peuple, européen ou non, se définit comme tel, ce qui serait une variation du sens précédent. L’Europe est nommée ici de toute façon comme le mot indicatif d’une lutte entre le propre et l’étranger. Le vivre encore de l’Europe – au-delà d’une telle lutte – dans une trentaine des livres… apporterait-elle une « autre » Europe ? Vivre dans quelques livres ?
« Lutte entre le propre et l’étranger » : si tu as raison, il faut penser que Heidegger ne veut ici rien privilégier du côté des peuples (ni grec, ni allemand en particulier – et de fait c’est l’occasion de relever le recours à Augustin à propos de la fruitio, recours au latin plutôt insolite dans un texte entièrement guidé par la « traduction occidentale ») et veut parler d’un Abend-Land, comme l’écrit Heidegger (le traducteur français en rajoute en choisissant « Hespérie », ce qui alourdit d’une poéticité inutile mais qui témoigne de la difficulté : parler de l’Europe parce que c’est bel et bien le lieu de l’histoire (et de l’historial… l’espace-temps où s’est décidé un cours des choses dont nous ne pouvons nous tenir quittes) et que pourtant ce n’est pas cette Europe avec toute son histoire déroulée devant nous (derrière nous) qui peut d’elle-même donner à penser ce qui arrive avec elle ou ce qui arrive comme elle sans pourtant être elle. Abend-Land dit alors le pays d’un soir qui serait indépendant et des pays (peuples) et du soir / matin (Occident / Orient).
L’autre passage où Heidegger nomme l’Europe dans le texte de la « parole » est le suivant :
« Est-ce que l’Abend-Land deviendra par delà Orient et Occident, à travers l’Europe, le lieu de l’histoire future plus initialement destinée ? ».
Dans quel sens « à travers l’Europe »? En fait quelle est la pensée de Heidegger sur l’Europe ? En 1936, dans une autre conférence tenue aussi à Rome sur le rapport entre philosophie et l’Europe, où il cite d’ailleurs aussi la « parole d’Anaximandre », on peut relire quelques pensées très proches de la Rektoratsrede et de la pensée de Husserl sur le rapport entre l’Europe et la philosophie. Dans cette conférence résonne : l’Europe c’est la philosophie ; l’Europe c’est l’histoire.
Par contre, dans sa lecture d’Erde und Himmel de Hölderlin, on trouve une pensée plus proche de ces discussions dans « La parole… ». Dans cette lecture d’Hölderlin, Heidegger répond à la question de Valéry sur quand l’Europe viendra-t-elle à ce qu’elle est. Heidegger dit que peut-être l’Europe serait déjà devenue ce qu’elle est, « le cerveau du corps de la terre », rien d’autre qu’un « technischer, industrieller, planetarischer, interstellarischer Herrschaftsbezirk ». L’Europe serait devenue ce qu’elle est, le domaine d’un pouvoir de tout et du tout-pouvoir du pouvoir, le domaine de l’usage universel, d’un Brauch, non seulement de tout mais surtout un usage de l’usage, usé par l’usage, où la production est devenue production de la production plutôt que des produits, mais où le tout-pouvoir de tout peut tout sauf ne pas pouvoir, où le tout-contrôle de tout n’arrive pas à contrôler le contrôle. L’Europe serait devenue ce qu’elle est, « l’organisation technique de l’opinion mondiale », le « medium », le moyen, le monde de l’« à travers l’Europe ». (L’Europe, pas le centre du monde mais le monde de l’« à travers où… ».) Est-ce que nous serions devant l’européisation du monde (Husserl) ou devant « une angoisse planétaire surgie de l’Europe » (comme l’a proposé p. Trawny dans un article à paraître sur l’Europe) ? Est-ce que nous serions ainsi devant « un devenir angoisse du monde » qui surgit de la fin sans fin d’une aurore qui offusque plutôt qu’elle ne brille, lorsque l’Europe se montre comme ce qui se perd dans son non-pouvoir-perdre ?
Comment donc envisager ou même s’interroger sur la possibilité d’un autre commencement de l’Être, ou encore plus, d’un autre commencement d’être ? Comment la veille tomberait d’un jour qui ne finit pas de finir ? Comment l’Abend-Land pourrait-il ar-river ? Et pourquoi toujours insister sur le « à travers » l’Europe ? Comment dans cette fin qui ne cesse pas de finir – dans ce retour au retour, dans ce « looping » de l’Europe qui s’accomplit dans le capitalisme « global » de l’équivalence générale serait-il possible de parler d’un « avenir authentique » ? Quel « avenir authentique » « à travers » (dia), après, d’après (kata) l’Europe si une demande ou appel d’« avenir authentique » – de genèse de l’Europe ne sait pas se réaliser autrement que comme destruction non seulement des autres mais de l’Europe ? Si un « avenir authentique » pour l’Europe dit l’avenir d’une autre Europe dans la même Europe, l’autre dans le même, comment adresser cette « vision » authentique de l’Europe dans l’Europe brisée, une Europe qui se réalise en excluant l’Europe de l’Europe ? Si la destinée de l’Europe se montre comme la clandestinité de l’Europe dans l’Europe, où sa maitrise est devenue esclave de sa propre maîtrise, où le destin de chacun ne se fait que clandestinement, où le vide de l’universel s’est universellement vidé dans son universalisation, où trouver les signes de vie ? Et si l’Europe n’était en elle-même que rien ?
Ta question peut aussi s’énoncer de cette façon : puisque l’Europe est aussi le nom de l’histoire du monde, ou du monde devenu historique, est-il possible de penser le rapport à l’ « arriver » (qui vient d’un dehors de l’histoire et va vers un dehors) à partir de l’histoire, donc de l’Europe ? Ou : l’histoire mène-t-elle quand même non pas à un but mais à un point – à une succession de points sans doute – où le continuum historique s’interrompt et s’ouvre vers un ailleurs ?
J’ajouterais alors pour ma part que Heidegger méconnaît peut-être le fait qu’il y a plus d’un point (ou moment) d’ouverture : par exemple le christianisme, le capitalisme, l’industrie, la démocratie, la cybernétique ouvrent peut-être chacun une possibilité qu’en même temps ils ferment (cette ambivalence renvoyant à l’ambivalence du Brauch sur laquelle tu ne t’es pas arrêtée : tu n’as parlé que de l’usage technicien et non du brauchen en tant que chreôn qui ouvre sur Moira comme dit le texte : c’est-à-dire que la « destinée » se comprend comme ce que, ailleurs (dans les pages sur le Brauch que tu as évoquées), Heidegger explicite comme Brauch de l’homme par l’être – ou, donc, par l’Ereignis.
Emploi, usage, mobilisation, affectation, destination, besoin, réquisition, sollicitation de l’homme par le « arriver » ? du « ça se passe » par le « ça arrive » (est-ce le même « ça » ?...) ?
D’autre part il faut ajouter que c’est un terme très utilisé en allemand. Il est remarquable que dans les textes de Heidegger – par exemple – on en trouve un nombre considérable d’occurrences sans valeur conceptuelle particulière.
L’usage technicien dont j’ai parlé semble montrer le sens du brauchen en tant que chreôn, me paraît-il, car il semble répondre à la question de comment l’usage de l’homme par l’être – « c’est à dire sa destinée » – se rend présent. L’ambivalence du Brauch ne revient pas seulement à ce qu’elle rassemble « usage » et « besoin de » mais aussi l’usage technicien et l’usage de l’homme par l’être. Si on opposait ces deux usages du mot Brauch, on perdrait le rapport, qu’on pourrait appeler tragique, entre la vérité d’être et le « désarroi du destin présent du monde ». Heidegger va proposer la traduction de Brauchpar le vieux allemand Bruch, qui traduit de sa part le frui latin, la jouissance. Comment penser la jouissance de l’être dans « le désarroi du destin présent du monde », un destin toujours présent ?
Il reste pour moi une difficulté à se raccorder avec le motif de la « nécessité » mais ce serait encore une autre affaire… À mon sens tout cela met au jour en même temps l’impossibilité de penser en termes de « traduction » ou du moins l’exigence de… traduire le mot « traduction » lui-même (des Grecs à nous, de l’allemand moderne à l’allemand ancien – et retour, etc.). Mais essayons de serrer de plus près la réponse de Heidegger pour elle-même.
Quelle est la réponse de Heidegger ?
Il répond avec d’autres questions aussi difficiles. D’abord il se demande si ça n’est pas un salut. « Est-il un salut ? Seulement si le péril est. Le péril est lorsque l’être même va à l’ultime et retourne à l’oubli qui provient de lui-même ». Avec l’ultime s’introduit le motif d’une extrémité de l’être où phénoménalisation et non-phénoménalisation coïncideraient. Pas un retour à / aux Grecs, à la parole originaire par la citation et la récitation, mais le « re-tour de l’oubli qui provient de lui-même ». Mais dans quel sens « re », si ce « re » devait être ou impliquait l’auto-référentialité du retour à soi (et toute la mythologie du phénix et du Protée des transformations) ?
Il s’agit d’un retournement de l’oubli : donc retourné en mémoire ou peut-être plutôt en ce qui s’écarte du couple mémoire-oubli et qui serait un autre mode de devenir que l’histoire… le temps de l’existence comme présent renouvelé.
Mais tu as raison quand même avec le « re » car le « re » du « retournement » vaut comme celui du « retour » : on revient à… – cette fois à une face cachée, à ce qui était oublié… Et pourtant, ce qui « était oublié n’est rien d’autre que ce qui s’est oublié… (« être » lui-même… qui justement n’est ni ne fut ni ne sera jamais lui-même).
Heidegger se demande encore vers la fin du texte :
« In welcher Sprache setzt das Abend-Land über ? »
« En quelle langue l’Abend-Land se transpose ? »
La traduction de Brockmeier – est : « En quelle langue l’Hespérie se traduit-elle ? »
Au milieu du texte de « La parole… », il préannonce une espèce de réponse en proposant que « La parole de la pensée ne se laisse traduire que dans le dialogue de la pensée avec son parlé » (« Der Spruch des Denkens läßt sich nur in der Zwiesprache des Denkens mit seinem Gesprochen übersetzen »). On peut comprendre cette traduction comme la transposition plutôt qu’un transport vers l’entre le penser et le prononcer, et ainsi une transduction dans une « langue-entre », dans une « entre-langue »
Il propose à la fin une traduction de la parole d’Anaximandre, qui coupe la parole, qui laisse des mots hors de la parole, et transpose les mots de la parole pour cette langue intermédiaire, cette langue entre penser et prononcer. En fait, tout le texte de la parole se montre comme un essai de transposition des mots de la parole pour une langue de l’entre. Je pense plutôt à la transposition musicale…
Oui mais peut-on faire de la musique avec la langue des concepts ? Ici les mots grecs et allemand (et latins aussi…) sont des concepts. Je dirais que Heidegger joue à poétiser les concepts et à conceptualiser les résonances des langues… mais c’est une façon de tricher ! Il y a là un écart irréductible…
Sa traduction « finale » du fragment anaximandrien est :
« […] tout au long du maintien (de l’usage) : ils laissent quant à eux avoir lieu accord donc aussi déférence de l’un pour l’autre (en l’assomption) du discord ».
« […] entlang dem Brauch ; gehören nämlich lassen die Fug somit auch Ruch eines dem anderen (im Verwinden) des Un-Fugs ».
Ici, il essaye de penser, au moins pour ma part, ce « retour amont » comme déploiement de l’être même, lorsqu’il se demande : « et si l’être, en son déploiement, maintient (use, fait usage de) l’essence de l’homme ? ».
Pour moi, il y a ici une difficulté qui tient à la traduction, à cette traduction du grec en allemand, traduction qui demande à être elle-même pensée selon la pensée de la parole, donc à être re-traduite selon une autre langue qui ne peut être en fin de compte que la langue interminable reprise plus avant et aussi bien repliée sur soi qui est la langue du discours de Heidegger toujours en train de se relancer elle-même plus loin que toute signification linguistique, provoquant d’ailleurs en outre des effets chez ses traducteurs, comme ici la traduction de Brauch par « maintien » qui est contraire à toute compréhension du terme allemand et ne fait que retenir de manière très pauvre un aspect limité (le maintien comme maintenance, si je devine bien).
Cette traduction par « maintien » veut garder le rapport entre chreôn et cheir, la main, mais alors on oublie complètement le sens de Brauch et on est pris dans une sorte de vertige de traduction et d’intraduction.
Oui, on pourrait gloser : seyn tient les hommes dans sa main, il les manœuvre (et il faudrait comprendre cela de manière spinozienne : l’homme n’est pas libre, seul deus sive natura l’est…).
Au bout du compte, la traduction que fait Heidegger de la « parole » d’Anaximandre revient à énoncer que selon l’usage (que l’arriver / seyn fait de l’homme) tout se tient ensemble en se respectant mutuellement et en surmontant le conflit… En un sens, c’est un message bien pauvre ! Il dirait que ce n’est pas un « message »… mais qu’est-ce donc ? Qu’est-ce que cette « parole » que son traitement geschicklich transpose en une sorte d’oracle, obscur comme tous les oracles, non pas obscur de sens mais obscur quant au rapport de ce sens avec le « désarroi » contemporain ?
Si on est méchant, on dira : Heidegger est en train de dire que d’origine la Grèce nous dit qu’en dépit de tout et à travers son propre oubli, l’être déploie sa vérité qui à travers l’histoire européenne laisse scintiller une trace d’avenir de l’être inoublié ou bien plutôt une trace toujours-déjà présente et repérable bien que toujours en même temps s’effaçant et se dissimulant.
Si on est bienveillant on dira : Heidegger prend congé de l’histoire comme destin et tente de penser, devant un destin s’accomplissant comme unique conquête-et-désarroi planétaire (il ne faut pas oublier que l’Europe est ici emportée dans le planétaire et que donc l’Abend-Land doit être lui aussi planétaire mais par-delà la polarité Orient-Occident : en fait il faudrait aussi réinterpréter le « planétaire »).
… dans cette version bienveillante, voudrait-il prendre congé de l’histoire comme destin pour penser ce que ce terme n’a jamais pu penser, à savoir, l’arriver ?
Oui, on pourrait pousser la bienveillance jusque là ! Il faudrait en outre se demander ce que veut dire cette distinction entre lecture « bienveillante » et lecture que j’ai dite « méchante » de manière précipitée mais certainement sous l’effet de l’agressivité considérable qui se déploie envers Heidegger pour une raison qu’on comprend très bien (et que nous partageons toi et moi), mais qui tout de même passe à côté du problème le plus profond. Ce n’est pas le lieu d’en parler, mais j’aimerais dire au moins ceci : « La Parole d’Anaximandre » témoigne d’une conscience de l’état du monde qui à bien des égards n’a pas changé pour nous… cela n’est pas indifférent ! Mais ne nous arrêtons pas maintenant là-dessus.
Dans toute cette discussion, il est en question pour Heidegger le « désarroi du destin présent du monde » (p. 449), la Wirrnis, comprise comme une Wirrnisqui est devenue elle-même verworrene, « madness became mad » (Melville, Moby Dick). Et toujours – et tout le temps – cette pensée que la vérité de l’être se montre, se trahit, se phénoménalise dans ce désarroi – et que « les théories de la nature, les doctrines de l’histoire ne délient pas ce désarroi. Elles embrouillent tout irrémédiablement, car elles se nourrissent de la confusion qui plane sur la différence entre être et étant ».
Mais et si la confusion était encore plus confuse que ça ? Et si elle était la confusion entre étant et en-train-d’être, c’est-à-dire entre étant et étant, seiend et Seiende ? Et si il s’agissait de l’impossibilité européenne d’entendre et faire attention à cet en-train-d’être et de le prendre en charge dans les mains comme une main qui prend soin d’un oiseau tremblant ? l’impossibilité européenne d’entendre l’en-train-d’être, le sens gérondif de l’être, ce qui ne laisse aucun vestige, qui traverse léger comme un souffle l’air de l’être ?
Ici tu es déjà toi-même plus loin que Heidegger – et peut-être aussi plus éloignée de lui, c’est difficile à trancher – car tu mets d’autres mots à la place des siens. Tu ne prétends pas traduire ni Anaximandre, ni Heidegger, tu enchaînes d’autres mots, d’autres phrases.
(Je me / te demande s’il est possible de quitter le texte de Heidegger en le laissant dans la main comme un oiseau tremblant de sens… Je ne saurais pas répondre…)
Oui, il y a un tremblement de sens. Heidegger est comme au bord de parler-penser autrement, de passer d’une « trace de l’origine » à autre chose, à un « en train de… » qui pourrait être sans origine. Mais il semble pour finir empêché de faire cela : il l’esquisse mais il faut qu’il se rattache à la provenance – à l’Historial. Il lui faut obstinément retracer – et c’est pour cela qu’il lui faut une trace (le mot revient plusieurs fois). Une trace dans notre langue de ce dont la langue d’Anaximandre est elle-même déjà la trace. Mais si nous pouvons reconnaître la trace (moderne) de la trace (grecque) et ainsi reconnaître en dépit de tout ce dont la trace grecque est trace, alors pourquoi devons-nous chercher ? Il y a là un cercle vicieux.
C’est bien pourquoi le Brauch peut traduire le chreôn et ce dernier peut parler de ce qui nous arrive et de cela que ça arrive – à travers ce qui se passe et jusqu’au plus désemparé de ce qui se passe… Être gebraucht, usité, pratiqué par usage (tradition), employé, utilisé, manipulé comme un instrument nécessaire, ce serait correspondre à ce qui nous arrive…
À ce point, on se dit qu’il en dit trop et pas assez…
Est-ce que une pensée du sens gérondif-transitif (en train d’être avec le « sans » de l’être) …
… « avec le sans » – with the without – c’est toi qui as inventé ce tour il y a quelques années : en compagnie du « sans », que tu employais alors plutôt pour parler de l’être-avec dans un « rapport sans rapport », mais qu’ici tu emploies pour dire que l’être (je dirais plutôt « être », sans article) est « sans » (ou est un « sans ») c’est-à-dire sans étance, sans substance, sans fond ni faîte… sans « histoire » peut-être aussi mais arrivant, venant et partant, passant… (pardon ! j’ai l’air de jouer sur « pas sans »… ce n’était pas prémédité ; mais après tout pourquoi pas ? pourquoi être-sans ne serait-il pas aussi bien « pas sans », c’est-à-dire « avec » ? l’avec de toutes choses… mais je m’égare…)
… pourrait « perdre », laisser derrière loin, c’est à dire, oublier et même découvrir la mémoire comme « des longs silences d’un abandon lucide » (selon le vers de la poétesse brésilienne Marly de Oliveira) – oublier la métaphysique des transformations, des révolutions – et « outrar-se », s’autrer (pour évoquer ce verbe créé par Fernando Pessoa ?).
Ce serait « s’outrer » en français, passer outre soi-même ?
Le verbe inventé par Pessoa dirait plutôt, devenir autre en faisant de l’autre un verbe, pas « s’outrer » qui serait trop dépendant du soi-même
Est-ce que ces questions nous aideraient à questionner la primauté dans la philosophie contemporaine de la trace, du reste, du résidu et nous proposer une pensée de l’en-train-d’être-avec-le-sans ?
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Ne veux-tu finir le texte avec un mot ou deux, ou plusieurs ?
Diogène Laërte a raconté que des enfants s’étaient moqués d’Anaximandre en l’entendant chanter, et que, l’ayant appris, il dit : « Il nous faut donc chanter mieux – pour les enfants ». Peut-être voulait-il dire que la philosophie a du mal à chanter. Tu as dit avant que l’écart entre la langue des concepts et le chant est très grand et doit se garder. Mais quand je lis tes textes, ils me disent une autre chose. Ils me disent que la transmission des concepts n’est pas possible sans une voix, la voix d’une pensée. Dans ce sens, je pourrais dire que tu as d’une manière ou d’autre entendu l’admonestation des enfants grecs pour mieux chanter. Car tu chantes mieux les concepts – et pour les enfants. Alors, chante, chante beaucoup !
Soit… puisque tu le demandes si aimablement. Je ne peux plus chanter, ma voix est usée – gebraucht cela peut aussi vouloir dire « usé » (en français il y a un écart très mince entre « usité » qui veut dire « en usage dans la langue » et « usé » qui est « fatigué, épuisé », pas loin de verbraucht , épuisé, consommé…) – mais pour un enfant, oui, cela peut m’arriver.
Sommes-nous usés, épuisés par notre histoire d’être, par cette civilisation qui sans destination est arrivée à nous, nous les égarés, les perplexes (à cet égard, nul doute que le sentiment dont témoigne Heidegger à la fin de ce texte est resté le nôtre et s’est même aggravé) ? Ou bien sommes-nous en mesure de nous comprendre comme employés, mis en œuvre et mis en jeu par cet « arriver », justement, qui nous expose une façon inédite d’exister-sans, comme tu aimes le dire : sans recours, sans principe ni fin, mais alors aussi peut-être sans trace ou dans le savoir que la trace s’efface, comme le soulignait Derrida qui fut grand lecteur de Heidegger ?