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Comment utiliser au mieux la Revue de presse Théâtre
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Par Philippe Lançon dans Libération - 28/11/2023 Dans une mise en scène sanglante au théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig livre avec virtuosité une version féministe de la tragédie aux amours frustrés. Andromaque, une histoire féministe d’après-guerre ? C’est la vision chic et choc de Stéphane Braunschweig à l’Odéon. Commençons par la guerre. La mise en scène la suggère sans dentelle. Sur le plancher de l’immense scène noire, il y a cette table blanche avec trois chaises blanches, dont deux renversées, signe que celle de Troie a eu lieu, avec ses désordres et ses massacres, son côté fin de banquet assassin. Au milieu, un grand cercle humide de sang où les personnages en longs vêtements sombres font floc floc en bottes et pataugas, s’aspergeant parfois dans le genre gore. Leurs postillons finissent dans la flaque, miroir humide de leur drame et de leurs dilemmes, comme les jurons du capitaine Haddock. Ce cercle d’une guerre toute fraîche rappelle l’exergue bouddhiste du Cercle rouge, le film tragique de Melville : quels que soient leurs chemins, au jour dit, inéluctablement, les hommes «seront réunis dans le cercle rouge». C’est l’endroit où, comme dit Oreste avant de conclure la pièce en devenant fou, «mon malheur passe mon espérance». C’est l’enfer. Mais la langue de Racine, dans sa troisième pièce, merveille de virtuosité transparente, sans ride et sans pitié, continue tel Orphée à fasciner ces animaux tranquilles que sont les spectateurs. Grand classique de l'âme humaine Malgré les flocs flocs et les postillons, les comédiens la disent plutôt bien, voire très bien, cette langue : «J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés, /J’ai vu trancher les jours de ma famille entière, /Et mon époux sanglant traîné sur la poussière, /Son fils seul avec moi réservé pour les fers.» C’est Andromaque, la femme d’Hector, qui parle à Céphise, sa suivante qui mime la douleur impuissante avec des battements d’albatros. Elle et son fils Astyanax sont prisonniers de Pyrrhus, fils d’Achille, lequel a tué Hector. Ils sont un butin de guerre. Pyrrhus, tout jeune, a beaucoup égorgé dans Troie envahie par les Grecs. Maintenant, à la fureur de ceux-ci, il rejette Hermione, fille d’Agamemnon et sa promise, et il veut épouser cette prisonnière qui a toutes raisons de le haïr. Il le sait et le lui dit avec un cynisme tranquille : «La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble. /Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble. /Jouissez à loisir d’un si noble courroux.» Convoiter à mort l’objet interdit : un grand classique de l’âme humaine. Le marché que Pyrrhus propose à Andromaque est simple : ou tu viens dans mon lit, ou je livre ton fils à mes potes grecs qui le tueront, en tant que dernier rejeton des Troyens. Aujourd’hui, on appelle ça du chantage, du harcèlement, du viol, bref, une manifestation criminelle du patriarcat. En 1667, Racine est plus nuancé. Dans sa célèbre épître à Madame, belle-sœur de Louis XIV, il affirme avoir adouci «un peu la férocité de Pyrrhus». Pourquoi ? Parce que les héros tragiques ne doivent être «ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants». Racine pense qu’il ne faut pas «qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation, que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire, une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute, qui les fasse plaindre, sans les faire détester». Peut-on sauver le soldat Pyrrhus ? Il y a vingt, trente ans, on le faisait encore sans problème. Mais maintenant ? Alexandre Pallu y parvient. Géant, barbu, à la fois tendu et puissant, maître de lui et hors de lui, c’est une masse d’ambiguïté sauvage ; c’est le clou du spectacle. Des femmes puissantes et impuissantes La pièce a été longtemps réduite à la fameuse phrase : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime un mort. C’était la tragédie politique des amours frustrés, toutes catégories confondues. On n’a pas forcément évolué en amour, mais on perçoit autrement ses manifestations, et, surtout, les rapports de force entre hommes et femmes. Il n’y a pas, dans Andromaque, un seul type d’amour – si amour il y a. Oreste aime Hermione comme un masochiste plaintif et désespéré. Il gémit plus qu’il n’agit. Hermione aime Pyrrhus comme une princesse orgueilleuse et humiliée. Elle finit par une leçon de mauvaise foi qui fait rire le public en détruisant Oreste. Pyrrhus n’aime Andromaque que pour la posséder. Il n’y a guère qu’Andromaque dont l’amour soit digne, mais celui qu’elle aime a rejoint le territoire fantasmatique des souvenirs. Si les absents ont toujours tort, les morts ont souvent raison. Le choix que la veuve doit faire est impossible : ou bien elle couche avec le tortionnaire de sa famille, ou bien elle sacrifie son fils. Elle décide d’épouser, puis de se tuer avant la nuit de noces. L’assassinat de Pyrrhus par les soldats d’Oreste lui évite le suicide tout en lui procurant un nouveau statut de veuve en colère, qu’elle accepte. Andromaque : deux fois vertueuse, deux fois veuve. Braunschweig insiste sur l’aspect «femmes puissantes» des deux héroïnes de la pièce, c’est de saison. De fait, Hermione et Andromaque le sont : puissantes, et impuissantes. Hermione est en tenue «sport» noire et se balade sur scène les mains les poches, d’une rage super cool, comme si elle sortait d’un café d’Oberkampf pour entrer dans un restaurant de Belleville. Cependant, plus la pièce avance, meilleure elle est. La scène où elle manipule ce souffre-douleur d’Oreste pour l’inciter à tuer Pyrrhus («Vengez-moi, je crois tout»), Chloé Réjon qui l’incarne la réussit. Celle où elle reproche au même un meurtre qu’elle a pourtant commandité devient presque un moment de comédie. Comment Racine le voyait-il, en écrivant : «Ah ! Fallait-il croire une amante insensée ? /Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? Et ne voyais-tu pas dans mes emportements, /Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?» Bonne psychologue, Hermione ; mais à la Pyrrhus : un peu tard, et vainement. Andromaque, enfin, est jouée par Bénédicte Cerruti. C’est la plus tragédienne de la troupe, la plus vibrante, la seule qui soit vêtue de blanc. Hermione se tue, Pyrrhus est tué, Oreste devient fou. La voilà seule, sur scène, face à nous, une poupée dans les bras, survivant à tout et à tous, comme rarement la vertu. Philippe Lançon / Libération Andromaque de Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig, au théâtre de l’Odéon. Jusqu’au 22 décembre. https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2023-2024/spectacles-2023-2024/andromaque-23-24
Par Nicolas Thevenot pour le site Un fauteuil pour l'Orchestre - 27 nov. 2023 Une femme se tient droite sous le grésillement d’une lampe à incandescence. Dans le crépitement lumineux, elle est flammes et cendres mêlées, buisson ardent d’un être en déshérence. Le réel et son enveloppe vacillent dans le même tremblement. La surexposition, éphémère et précaire comme la dernière allumette de la petite fille du conte, présage la disparition, l’effacement. Cette femme, gabardine rouge, chemise soyeuse violette, pantalon de flanelle grise sur bottines à talon, Yan Allegret l’épingle tel un papillon, voletant devant sa plume. D’emblée elle nous apparaît héroïne de cinéma, de la lignée inoubliable des femmes sous influences de Cassavetes, ou de celles au bord de la crise de nerfs d’Almodovar. Et comme toutes celles-là, Jeanne sera unique et incomparable, indélébile silhouette d’une femme à l’arrêt, hiératique immobilité comme une sculpture de Giacometti. Jeanne, magistrale Julie Moulier, est une figure paradoxale. Elle possède la retenue et l’inaltérabilité du marbre quand bien même elle n’est qu’effondrement. Elle est un plein alors que le vide la gagne. Elle est une force qui semble grandir de sa vulnérabilité. Elle est un insondable mystère pour elle comme pour les autres. Jeanne est une sortie de route de la banalité du quotidien. Sans crier gare elle quitte travail, compagnon et enfants. Elle prend comme « une nouvelle largeur » qu’elle s’autorise dans une vie étriquée. La puissante singularité de cette amorce dramatique s’effectue dans son absence d’explication, dans son impossibilité ou son refus à la justifier. Au célèbre « Je préfèrerais ne pas » de Bartleby succède le non moins déroutant « je peux pas » de Jeanne. Ici, nulle psychologie, seule l’intégrité de l’acte, du pas de côté. Cet irréductible point de départ dramaturgique, ou mieux dit encore : ce point d’arrêt, rappelle, dans un registre évidemment bien différent mais coulant de la même source, le film L’an 01 de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouche. Dans les deux cas, la mise à l’arrêt, le grippage de la structure productive ou familiale, opèrent une sorte de révolution anarchiste. Si la pièce écrite et mise en scène par Yan Allegret travaille l’intime et son imaginaire, elle n’en demeure pas moins politique par les tensions qu’elles articulent entre liens familiaux, amoureux et quête de l’être. Jeanne pénètre, et nous avec, un no man’s land. Un lieu déserté par ce qui fait société, où des voix peuvent naître du silence. Par sa capacité à détourer le vivant comme s’il était prélevé, à tracer ses scènes à la ligne claire, à les monter dans une économie toute musicale et organique, à effectuer ses changements d’espace par de simples rééquilibrages du plateau tout en jouant des conventions théâtrales, Jeanne évite l’écueil d’un naturalisme psychologisant et se réinvente en permanence produisant de l’extraordinaire à partir de l’ordinaire. Le vide qui gagne sous nos yeux l’esprit et le corps de Jeanne est aussi celui qui travaille le plateau et la forme spectaculaire, creusant sa profondeur sous son apparence minimaliste. Une lame de fond traverse l’héroïne, comme elle traverse le réel et l’entame, découpant dans le commun du vécu, ouvrant un passage, œuvrant à une poétique porosité entre abstraction et figuration. En cela on peut reconnaître l’attachement de Yan Allegret à la culture japonaise. On y retrouve par exemple l’inséparable douceur et violence du cinéma d’Ozu, sa façon délicate de faire advenir au cœur du présent le plus prosaïque de bouleversantes épiphanies existentielles. Et puis Jeanne recèle d’autres secrets, chemins d’évasion fantastique, inespérés, tel un marais luxuriant dans une chambre d’hôtel. Promesses d’ailleurs en soi. Les rencontres adviennent dans une pleine et consolante acceptation qui vaut aussi bien pour Jeanne que pour la forme théâtrale qui s’offre à nous. Un vieux promeneur, magnifique et lumineux Yoshi Oida, ouvre une parenthèse (d’ailleurs la nouvelle éthique de Jeanne ne consiste-t-elle pas à l’ouverture infinie de parenthèses dans le rectiligne cours de la vie ?), ce vieil homme partage son thé avec Jeanne sur le banc d’un parc et déclare que « pour inviter il faut de la place en soi ». C’est cette place ainsi nommée que Jeanne ouvre petit à petit en chacun de nous, nous rendant plus sensibles à ce qui s’offre, à chaque instant, sans en rien préjuger, nous délestant d’un trop plein d’attentes ou de narrations dont le monde nous chargent ad nauseam oblitérant notre profond désir de contemplation et d’écoute. Devant l’immense paroi, semblant construite de toute éternité au fond de la scène, toile bleutée et veinée d’énigmatiques et fascinantes cicatrices pareille à une peinture de Simon Hantaï, ou si l’on préfère à un banc d’étourneaux dans la tombée du jour, Jeanne nous invite à un sublime acquiescement devant les flots d’une vie débordant sous nos yeux de son cours. Enveloppé par les mélopées de Demi-Mondaine, faisons ce pari pascalien sur les rives du fleuve héraclitéen. Nicolas Thevenot - Un Fauteuil pour l'Orchestre Photo © Denis Meyer : Julie Moulier et Yoshi Oïda, scène de "Jeanne" de Yann Allegret Jeanne, texte et mise en scène de Yan Allegret Avec Julie Moulier, Yoshi Oida, Olga Abolina et Olivier Constant Collaboration artistique et dramaturgie : Isabelle Pillot Assistanat à la mise en scène : Lola La Rocca Création sonore et musicale : Demi-Mondaine Scénographie et lumières : Philippe Davesne et Yan Allegret Régie son : Vivien Chabin Durée : 2h10 Du mercredi 22 au samedi 25 novembre 2023 à 20h Théâtre Jean Vilar de Vitry (hors les Murs au Nouveau Gare au Théâtre) 13, rue Pierre Semard, 94400 Vitry-sur-Seine 01 43 28 00 50 https://nouveaugareautheatre.com En tournée : Jeudi 30 novembre 2023 Théâtre du Garde Chasse 93260 Les Lilas Samedi 9 décembre 2023 La Chartreuse – Centre National des Écritures du Spectacle 84000 Avignon Jeudi 22 et vendredi 23 février 2024 Espace Bernard Marie Koltès – Scène Conventionnée 57463 Metz Jeudi 28 mars 2024 Théâtre de la Tête Noire – Scène Conventionnée Écriture Contemporaine (45) 45302 Saran Samedi 27 avril 2024 Espace Culturel André Malraux 94270 Le Kremlin Bicêtre Du lundi 6 mai au samedi 11 mai 2024 Théâtre de l’Échangeur 93170 Bagnolet
Avec son dernier opus, « Jeanne », Yan Allegret Par Hélène Kuttner pour Artistikrezo - 25 nov. 2023 Avec son dernier opus, « Jeanne », Yan Allegret réalise un spectacle d’une beauté envoûtante, qui tisse le parcours d’un départ volontaire et sans raison apparente d’une mère de famille dans une ville inconnue. Acteurs puissants, scénographie élégante, texte à la poésie prégnante, voici une pièce singulière qui oscille sans cesse entre réalisme et fantastique. A découvrir vite. Une femme disparaît Jeanne, qu’incarne avec une présence saisissante Julie Moulier, quitte un beau jour le domicile familial. Alors qu’elle est censée récupérer leurs deux enfants à l’école, son mari, formidable Olivier Constant, l’appelle. Mais Jeanne, si elle daigne répondre au téléphone pour rassurer son homme, ne rentrera pas ce soir. Ni aucun autre soir, pour l’instant du moins. Jeanne, dans son imperméable rouge et son jean, campée sur ses bottines de cuir, erre dans la ville, en quête de visages et de silhouettes. Son corps et son cerveau sont bloquées sur le stade de l’absence, de la disparition, du voyage, de la fugue. Comme une adolescente qui cherche sa voie en brisant le carcan familial, Jeanne s’extrait de son quotidien géographique pour pénétrer dans un monde extérieur qu’elle va s’approprier avec ses cinq sens, partant à la rencontre d’un vieil homme, magnifiquement interprété par le grand comédien brookien Yoshi Oïda. Le marais d’une chambre d’hôtel Dans l’hôtel qui va accueillir ses nuits d’exil, l’héroïne rencontre Lou Reed, une créature des marais qui loge dans la chambre voisine. La comédienne Olga Abolina campe cette femme animale à moitié nue qui rampe et se redresse, le corps strié de traces de boue, avec une grâce et une énergie de feu follet. Le vieil homme, Lou Reed, comme Eloi le mari ou Léo, le garçon qui appelle sa mère, sont les visages de cet univers qui flotte en le réalisme le plus cru et l’onirisme le plus fantastique. Et c’est ce qui fait la réussite de cette pièce, qui tisse un fil d’Ariane en forme de boucle, sans jamais abandonner le spectateur. On suit le parcours chaotique de Jeanne, ses errances et ses arrêts dans la ville, dans la chambre d’hôtel, mais on est happé aussi par l’angoisse d’Eloi, sa fébrilité et son courage à faire face, seul, devant le vide sidéral laissé par sa femme. Amour La pièce parle aussi d’amour, ce lien vibrant et toujours présent dans les quelques échanges téléphoniques entre Jeanne et son conjoint. Et c’est ce qui rend l’histoire particulièrement singulière et attachante. Le départ de Jeanne n’est pas motivé par le désamour, il obéit à une nécessité intérieure, ce qu’Eloi semble saisir. Nous, public, formons les visages de cette ville, partenaires ébahis qui observons de près la fragilité de nos existences. Yan Allegret et Philippe Davesne ont conçu un bel espace vide qui donne sur un mur aux empreintes bleutées. Seule une table, l’appartement du couple, une porte, celle de la chambre d’hôtel, et un banc, celui du vieil homme, constituent les balises d’un réalité ordinaire. Les lumières sculptent les corps et découpent les espaces, les musiques de de Demi Mondaine, Mystic Gordon, Yann Féry et Fabrice Planquette y impriment des ambiances mystérieuses et lascives. Jeanne, Eloi, Lou Reed et le vieil homme deviennent les miroirs de nos vies et de nos rêves, comme la littérature et la poésie sont les soupapes d’une réalité qui a besoin d’imaginaire et de questionnements. Ce spectacle y répond avec grâce. Hélène Kuttner Metteur en scène : Yan Allegret Distribution : Julie Moulier, Olivier Constant, Yoshi Oïda, Olga Abolina Première accueillie par le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine mais hors-les-murs au NGAT - Nouveau Gare au Théâtre Tournée 30 novembre 2023 9 décembre 2023 22 & 23 février 2024 28 mars 2024 27 avril 2024 6 au 11 mai 2024 Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas (93) La Chartreuse, Centre National des Écritures du Spectacle avec le Théâtre des Carmes / Avignon 84) Espace Koltès, Scène conventionnée d’intérêt national à Metz (57) Théâtre de la Tête Noire, Scène conventionnée Écriture contemporaine (45) Espace Culturel André Malraux / Kremlin-Bicetre (94) Théâtre de l’Échangeur / Bagnolet (93) Du 22 Nov 2023 Au 25 Nov 2023 Réservations par téléphone : 01 43 28 00 50
Par Agnès Santi dans La Terrasse - 23 nov. 2023 Après Britannicus à la Comédie-Française en 2016, et Iphigénie aux Ateliers Berthier en 2020, c’est la troisième fois que Stéphane Braunschweig met en scène Racine. Servie par de remarquables comédiens, sa mise en scène d’Andromaque est une sublime réussite, où les tourments des affects sont imprégnés par l’horreur de la guerre. Intemporelle, la tragédie laisse émerger la puissance des dynamiques guerrières.
L’image est belle. Dans un espace nu, épuré, brille une flaque ovale rouge sang, hypnotique. Lieu exclusif de l’action théâtrale, elle signifie avec force la dévastation d’une guerre qui a emporté dans sa sauvagerie les protagonistes de la tragédie, qui les saisit, ne les lâche pas, hantant et tourmentant leur psyché. Si Stéphane Braunschweig a choisi un tel écrin pour sa mise en scène, si ses personnages marchent dans le sang, c’est qu’il considère Andromaque comme « une pièce post-traumatique », où les vainqueurs comme les vaincus sont abîmés par ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont fait. À l’écoute des passions et souffrances qui s’entremêlent et se répondent, on ne peut qu’être ébloui par la pertinence de cette lecture. La guerre semble achevée, mais les rages et vengeances qu’elle a déchaînées ne sont pas éteintes, d’autant que les illustres protagonistes ont chacun et chacune vécu la guerre de plein fouet. Pyrrhus, fils d’Achille, chef de guerre à la force brute impeccablement incarné par Alexandre Pallu, est connu pour sa violence et sa cruauté – le texte mentionne l’égorgement de la princesse Polyxène de ses propres mains. Il se voue à aimer passionnément sa captive Andromaque, à vouloir qu’elle l’aime en retour, prisonnière en son palais avec son jeune fils Astyanax. Un enfant dont la survie ou la mort est une question politique. La famille entière d’Andromaque a été anéantie, et elle demeure fidèle à la mémoire de son époux Hector, assassiné par Achille. Bénédicte Cerutti l’interprète avec une simplicité et une vérité déchirantes. Fatalité de la guerre Oreste, fils d’Agamemnon envoyé pour exiger la mort d’Astyanax, tourmenté, au bord de l’abîme, épris d’Hermione, est incarné avec fougue et finesse par Pierric Plathier. Hermione, fille d’Hélène et Ménélas, amoureuse humiliée par Pyrrhus, finit par instrumentaliser Oreste pour assouvir son désir de vengeance. Chloé Réjon l’incarne et se métamorphose de manière impressionnante, passant d’une assurance feinte à une fureur éperdue. Tous quatre sont interprétés avec une maîtrise de l’alexandrin et une précision du jeu qui laissent éclore l’émotion et libèrent la puissance dramatique de la tragédie. Jean-Baptiste Anoumon (Pylade), Boutaïna El Fekkak (Céphise), Jean-Philippe Vidal (Phoenix) et Clémentine Vignais (Cléone) complètent avec talent la distribution. Si la passion amoureuse non partagée se résume souvent en une célèbre phrase – Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, son époux mort –, la mise en scène laisse ici émerger au cœur des affects et de l’immédiat les traces et les rages d’une guerre qui ne veut pas finir. Évidemment, les guerres actuelles rappellent que la sauvagerie de la mythologie grecque n’est hélas pas seulement fictionnelle. Sobrement, intensément, le présent meurtri de la tragédie racinienne résonne ici et maintenant. Agnès Santi / La Terrasse Andromaque du jeudi 16 novembre 2023 au vendredi 22 décembre 2023 L’Odéon-Théâtre de l’Europe Place de l’Odéon, 75006 Paris Du mardi au samedi à 20h, le samedi à 15h. Relâche exceptionnelle le 19 novembre. Tel : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu. Également du 16 au 19 janvier 2024 au Théâtre national de Bordeaux, les 1er et 2 février au Théâtre de Lorient et du 8 au 14 février à la Comédie de Genève.
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 22 nov. 2023 Le metteur en scène signe une adaptation rigoureuse de l’œuvre, appuyant sur l’inéluctabilité de la tragique destinée de ses personnages.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/21/andromaque-a-l-odeon-theatre-de-l-europe-stephane-braunschweig-ancre-la-piece-de-racine-dans-une-virilite-dont-il-fait-le-proces_6201538_3246.html
« Bien mal acquis ne profite jamais », affirme le dicton. Lorsque, après des tours, des détours, des ruses, des chantages, des menaces, des promesses, des massacres, des suicides, un mariage, Andromaque obtient tout de ce qu’elle voulait – la survie de son fils Astyanax – et de ce qu’elle ne voulait pas – la couronne grecque déposée par le roi Pyrrhus sur sa tête –, elle se fige, son enfant dans ses bras, ses pieds dans une mare rouge. A quoi pense, à cet instant précis, la veuve du Troyen Hector, dont le peuple a péri sous les épées des Grecs ? Dans le regard incrédule de la comédienne Bénédicte Cerutti, un cauchemar semble se rejouer en accéléré. Une heure cinquante et cinq actes plus tôt : une mare rouge, une scène noire, une table et quatre chaises blanches. Trois couleurs enserrent la pièce de Jean Racine à l’intérieur de signes éloquents : le sang (des luttes), le deuil (de l’héroïne), la virginité (de l’enfant). Stéphane Braunschweig aménage, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, une architecture visuelle explicite qui glace le drame dans l’éternel conflit entre passion et raison. Il signe une mise en scène classique dont le parti pris rigoureux n’émeut pas, et tant mieux : aucun sentiment parasite ne vient entraver le déroulé d’une logique mathématique dont l’issue est inéluctable. Les enfants de Ménélas, Hélène, Achille et Agamemnon sont les jouets d’une histoire qui s’écrira en dépit d’eux. On a beau le savoir, on s’en étonne plus que jamais devant cette représentation. Les alexandrins de Racine forent jusqu’à l’os les états d’âme des personnages. La parole est traîtresse : dernier rempart avant la sauvagerie, elle est aussi l’instrument qui arme le coup à venir. Proférée avec efficacité par les comédiens, elle ne trébuche pas trop (sauf en de rares occasions) sur les pièges de la psychologie mais se soumet à une géographie stratégique. Au cœur du dispositif, la table des négociations où Oreste et Pyrrhus discutent en chefs de guerre du sort des prisonniers troyens. Amours mal ajustées Aux marges de la mare de sang, les trajectoires suivies par les protagonistes cartographient une guerre de territoire. Montre au poignet, Oreste (Pierric Plathier) grimpe en scène. Emissaire des Grecs, il vient réclamer la tête de l’enfant troyen. Et tenter de récupérer, au passage, Hermione (Chloé Réjon), laquelle emprunte une diagonale pour quitter des coulisses où Pyrrhus (qui ne l’aime plus) aimerait l’oublier. Pyrrhus, donc (Alexandre Pallu), en treillis militaire, foule le sol à grandes enjambées. Il est partout chez lui dans l’Epire (Grèce) mais n’est plus maître de son cœur puisque fou d’Andromaque, sa captive, victime et future reine devant qui les portes en fond de plateau s’ouvrent en grand. Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector, qui est mort : la ritournelle a retenu de la légende l’entrelacs fatidique d’amours mal ajustées. Parce que les mots ne sont pas vaporisés par les comédiens mais éjectés (parfois trop) en force de leurs corps, ils strient l’espace. Les costumes sont unanimement masculins. Le spectacle s’ancre dans une virilité dont il fait le procès, étirant la brutalité des hommes jusqu’aux rivages contemporains. « Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ? », reproche Pyrrhus à Andromaque. Impossible, alors, de ne pas penser aux coupables de féminicides qui imputent à leurs victimes la responsabilité de leur crime ; de ne pas noter le « non-consentement » maintes fois réitéré de la prisonnière à son bourreau ; de ne pas constater le masculinisme croissant d’Hermione à mesure qu’elle se réduit à son désir de vengeance. La mise en scène dépose sur ces héros pulsionnels un éclairage dur mais lucide. Une lumière crue qui ne s’adoucit qu’avec Céphise (formidable Boutaïna El Fekkak), la confidente d’Andromaque, seule à plaider pour moins de radicalité et plus de nuance, moins d’absolutisme et plus d’intelligence. Ni Racine ni Braunschweig ne prennent à la légère ce qui se passe dans l’antichambre du pouvoir. « Andromaque », de Jean Racine. Mise en scène : Stéphane Braunschweig. Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais. Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris 6e). Jusqu’au 22 décembre. Joëlle Gayot /Le Monde
Par Marie-José Sirach dans L'Humanité - 19 nov. 2023 Guillaume Cayet a écrit et mis en scène Grès (tentative de sédimentation). Un texte puissant pour dire la prise de conscience politique, le passage de l’humiliation à la révolte. Il est vigile dans un centre commercial, quelque part en France. Il fait partie de ces nouveaux prolos qui ne savent pas qu’ils sont prolos, de ces invisibles invisibilisés. Il a exercé des tas de petits boulots. Les uns plus merdiques que les autres. Ici, la paye est pas terrible mais au moins, il est au chaud en hiver, au frais en été. Derrière son écran de contrôle, il voit défiler toute une humanité cabossée, des mômes en déshérence et des familles qui remplissent des chariots de produits pas chers et pas sains. Avec ses collègues Aziz et Mohamed, ils veillent au grain. Ils sont les prunelles d’une de ces entreprises de distribution dont les chiffres d’affaires et bénéfices sont vertigineux mais qui ne tolèrent pas le vol d’un tube de rouge à lèvres ou d’un paquet de bonbons ; d’un système où les uns vigilent et les autres consomment. Une prise de conscience quand on arrive à peine à survivre Quand les chiffres sont bons, il a droit aux félicitations du manager. Le reste du temps, il reste un peu en retrait, encaisse un job peu glorieux, un paysage de parkings et de magasins qui se ressemblent tous ; la souffrance au travail de sa moitié, comme il l’appelle, dans l’abattoir du coin ; une vie à crédit et des vacances au rabais pour les gosses. Il n’est pas du genre à se faire remarquer, il n’aime pas les conflits, jusqu’à ce que, un jour, toute cette colère ravalée, ce sentiment d’humiliation et de déclassement, déborde. L’écriture de Guillaume Cayet se déploie par cercles concentriques. Les mots sont des mots témoins, des mots qui n’assènent pas mais qui racontent une vie simple, une prise de conscience quand on arrive à peine à survivre. La langue est acérée, brûlante. Elle sonne juste, on ne peut jamais la prendre en flagrant délit de démagogie. Elle est non seulement documentée, d’un point de vue sociologique, mais elle est aussi en empathie avec son personnage, jamais en surplomb. Cette colère, cette rage qui ne demandait qu’à s’exprimer, l’auteur l’a observée lors du mouvement des gilets jaunes et il s’est attaché à en reconstituer les raisons, à retrouver le moment de bascule non pas dans la violence mais dans la prise de conscience, quand on s’aperçoit qu’on n’est pas tout seul à subir. Sa mise en scène est sobre, presque austère. Quelques jeux de lumière, des images furtives de campagnes désolées, de ronds-points et de manifestants sur les Champs-Élysées, de charges policières. Seul devant son micro, le corps lourd, les pieds ancrés au sol, Manumatte prend en charge le récit. D’une voix douce, il murmure les mots retenant leur rage et les mots ne résonnent que plus fort. À ses côtés, la guitare de Valentin Durup strie l’espace de riffs rageurs, de sons mécaniques. Parfois, on entend une chanson de Rachid Taha, une chanson qu’avec ses collègues, ils aimaient écouter au bistrot du coin. Le cinéma a produit des films sur les gilets jaunes. C’est plus rare au théâtre. Grès (tentative de sédimentation) comble ce manque d’un théâtre politique qui se conjugue au présent. Marie-José Sirach / l'Humanité Jusqu’au 25 novembre, au Théâtre public de Montreuil. Le 12 décembre, à l’Agora d’Évry ; le 22 février 2024, au Théâtre Maison d’Elsa de Jarny et du 14 au 24 mai, aux Célestins à Lyon. Légende photo : Dans Grès (tentative de sédimentation), seul devant son micro, Manumatte prend en charge le récit. D’une voix douce, il murmure les mots retenant leur rage et les mots ne résonnent que plus fort. ©Pascal Aimar/Tendance Floue
par Laurent Goumarre dans Libération - 20 nov. 2023 Dans cette pièce spirituelle, Valère Novarina s’amuse avec le langage au fil d’une multitude de scènes où le décor se meut en un espace saturé. «Assez de paroles : des mots !» La déclaration sera débordée et inversée ; en trois heures de spectacle, Valère Novarina explose et expose – on y reviendra – sa langue dans tous les sens et inversement avec les Personnages de la pensée. C’est le retour de l’auteur franco-suisse au théâtre de la Colline à Paris, qu’il pratique depuis plus de vingt ans, en six créations pour des textes qui disent, persistent et signent la croyance en la Parole. Le théâtre en est sa liturgie, et sa nouvelle création ne raconte pas autre chose, cette fois en une suite de 22 scènes, tableaux, soties, appelez-les comme vous voulez, interprétés par sa bande d’acteurs, ses dix apôtres devrait-on dire – plus un : le régisseur Richard Pierre, qui prend sa part de la pièce –, totalement dévoués à porter sur le plateau la bonne et belle parole du maître. Et ils et elles sont prodigieux à faire entendre une langue qui attrape tout ce qui passe, s’invente quand les mots manquent au vocabulaire. «La quatrième personne du singulier» Ça peut paraître abstrait, ça ne l’est pas. Le verbe s’incarne dans des scènes où le burlesque côtoie le sermon, où la fantaisie ne fait pas l’économie du prêche sentencieux : «Dans notre langue – si tu veux bien, comme les Latins, ne pas distinguer le u du v – il y a une anagramme du mot “Dieu”, c’est le mot “vide”. Dans toutes nos phrases, Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement.» Plus loin, dans une énumération des définitions de Dieu, signées Lacan, Louise Michel, Sartre, ou Spinoza, le maître s’autocite : «Valère Novarina avance que Dieu est la quatrième personne du singulier.» Amen ! Singulier, Novarina l’est sans aucun doute, et ce statut il le doit à la «spiritualité» fondamentale de son théâtre qui appelle, selon les mots du personnage Personne «le règne de la parole et non la tyrannie des mots», et formule tous les sujets : la mort, le genre… Le politique aussi ? Oui, la lutte des classes dans une scène qui met en place la «théorie de la lutte des langues» où face au patron Monsieur Boucot, l’ouvrier Trigaline assène : «Mister Bouc, je n’ai plus toute ma langue à moi : alors je vais parler avec les dents !» Il y a une puissance comique chez Novarina, délirante, mais elle ne masque jamais une dimension profondément autoritaire dans la virtuosité, l’interprétation des mots, leurs faux-semblants, la création d’une autre grammaire. Parce que cet homme, cet auteur a quelque chose à dire, et qu’il va mettre tout en œuvre pour le faire entendre. C’est sa croisade, son chemin de croix. Qui l’aiment le suivent. Mais le doute s’installe, même chez ses plus fidèles disciples, quand il veut aussi le faire voir dans une pose-dépose exposition à vue de ses toiles à l’abstraction pénible. Au départ le décor est blanc, signé de deux immenses toiles vierges en fond de scène, avec sur le mode du rébus, une bicyclette à jardin, une sculpture de chien à cour ; il va bientôt être saturé de tableaux gesticulés qui auraient dû rester à l’atelier et de peintures-vidéos narcissiquement expressionnistes. Résultat, ça brouille l’espace, ça empêche la pensée. Les Personnages de la pensée, texte et mise en scène de Valère Novarina, jusqu’au 26 novembre au théâtre de la Colline, à Paris. Du 23 au 27 janvier au théâtre national populaire de Villeurbanne (Rhône). Le 30 janvier à la maison des Arts du Léman à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie). Laurent Goumarre / Libération Légende photo : La pièce de Valère Novarina est saturée de tableaux gesticulés. (photo © Tuong-Vi Nguyen)
Par Anne Diatkine, envoyée spéciale à Rennes pour Libération Dans un spectacle sculpté au laser, Gisèle Vienne met le trauma en miettes au point de brouiller nos perceptions. Une clairière, des petits bouts de roches, un épais brouillard y compris dans la salle quand on y entre. Le reflet de l’eau qui miroite sur la vase à marée basse. Ou un terrain vague. Et sur le côté, la profondeur d’une forêt, où une silhouette ne va pas tarder à se dessiner. Deux jeunes gens à l’avant d’une voiture, côté jardin. Ils écoutent la radio. On perçoit nettement leur visage à travers les vitres dans le clair-obscur. Elle rit, refait le film de la nuit de fête qui vient de s’écouler, prend la voix française d’une mauvaise doublure d’un film américain ou d’un jeu vidéo, contrefait les intonations qui émanent du poste. Elle, c’est Adèle Haenel, d’une vitalité formidable dans Extra Life, la nouvelle création de Gisèle Vienne qui ouvre le festival du TNB à Rennes. On commence par se féliciter que la comédienne n’ait rien perdu de sa puissance d’incarnation depuis qu’elle déserte les écrans. On comprend que les deux sont sœur et frère, qu’ils viennent de se retrouver après une longue séparation, une explosion familiale qui les a fait grandir chacun de leur côté. Lui, c’est Théo Livesey, déjà interprète de Gisèle Vienne dans Crowd et Kindertotenlieder. Tout le début du spectacle entre le frère et la sœur, avec la gaîté-carapace, l’excitation, les changements de voix, le tout qui se superpose à une vérité sans fard, est palpitant et parfaitement réussi. Il y a des chips qu’on grignote dans la voiture, et cette phrase de la sœur qui claque, «le propre d’un piège, c’est d’être invisible». De manière tout aussi quotidienne, le frère et la sœur ont été abusés, violés par un même oncle Jackie lorsqu’ils étaient enfants. « Visions mouvantes » La tragédie n’avait rien d’une fatalité. Il aurait fallu être capable de discerner, mettre les mots, ne pas se laisser «enfumer le cerveau», comme dit le personnage d’Adèle Haenel, par des histoires de soucoupes volantes, de «paralysie du sommeil». Ils attendent. Elle rit encore. Si les références de la fratrie sont celles du jeu vidéo, des réminiscences cinématographiques traversent l’esprit. La fureur de vivre ? Adèle Haenel dans sa voiture-refuge est un genre de James Dean au féminin. David Lynch ? La texture rêveuse des lumières créée par Yves Godin, l’utilisation de laser qui permet d’halluciner des volumes, mais également l’univers sonore conçu par Adrien Michel invitent évidemment le cinéaste. Quelqu’un va advenir, «extra life», comme dit le titre… Et peu importe qu’on soit bien incapable d’assigner un état, une identité, un genre, à l’ovni Katia Petrowick en justaucorps doré, prise dans un tunnel de laser vert strident, et sous le rythme de la musique de Caterina Barbieri. L’usage des lasers dans cette pièce est particulièrement intéressant en ce qu’ils ne sont jamais isolés du reste du dispositif lumineux. Ce que confirme le créateur des lumières Yves Godin, contacté après la représentation, qui choisit de les manipuler «à la main, artisanalement, en suivant les acteurs, sans rien enregistrer, et à 10% de leur capacité pour l’effet de volume» qu’ils produisent. Yves Godin aime chez Gisèle Vienne qu’elle ne lui impose aucune signification ni références, travaille en même temps la lumière, le son, le texte, le jeu, sans hiérarchie aucune – contrairement à d’autres spectacles où, a-t-il expérimenté, «le sens est souvent imposé, voire cadenassé». Cette absence de hiérarchisation entre les composantes du spectacle est rendue possible par un luxe extrême : le temps. Une dizaine de semaines de recherche, où il est partie prenante dès le début du projet. Dès lors, le créateur des lumières n’est plus un illustrateur. Mais plutôt quelqu’un qui conçoit des «visions mouvantes». « Pauvres choses inertes » Dans ce nouveau spectacle, Gisèle Vienne poursuit son cap entamé avec Crowd, la décomposition lente et extrême des gestes. Comme dans cette pièce sur les fins de rave, elle désarticule les mouvements, les ralentit à l’extrême, produit un genre de «slow motion» tandis que les dialogues se raréfient. Mais contrairement à Crowd, il s’agit moins de montrer comment un corps de danseurs formé de personnalités diverses inter-réagit que d’atomiser le traumatisme, le réduire en miettes. Dans les meilleurs moments, c’est à une expérience synesthésique – quand tous les sens se mélangent, l’œil écoute, les couleurs parlent – qu’on est conviée. Mais comme les états et humeurs changent, y compris lorsqu’on est spectateur, on peut aussi se sentir de plus en plus exfiltrée au fur et à mesure de la répétition obscure de la même scène par les trois acteurs. Dans le dossier de presse, dont l’interview constitue un modèle du genre par sa manière de nous claquer la porte au nez, Gisèle Vienne explique que «la dissonance formelle et les effets de collage, à travers les qualités rythmiques et esthétiques, permettent de rendre compte de différentes strates perceptives et d’inventer une forme qui constitue l’expérience présente, où se côtoient passé, présent, futur anticipé, construction du souvenir, imagination». Nous y sommes. Qu’aurait-il fallu pour qu’on reste à l’intérieur de ce trouble perceptif, plutôt que de muter vers la fin de la représentation en pauvres choses inertes ? Et bien peut-être que Gisèle Vienne radicalise encore son geste en transformant le rapport scène-salle de manière que chacun puisse éventuellement expérimenter la transe de la lenteur et la joie d’aller jusqu’au bout de ses gestes. Ces derniers temps, des metteurs en scène, tel Julien Gosselin avec Extinction en tête, ont tenté d’intégrer le public, en les invitant à participer à une fête plutôt que d’en être les spectateurs. Après les saluts, l’équipe au plateau lit au public la tribune «des acteurs et actrices de la scène culturelle française pour la défense de la Palestine» tout en engageant les théâtres à être des lieux de débats. Là encore, l’invitation trop tardive est un brin contradictoire puisque aucun semblant de débat n’est proposé, ni rendez-vous ultérieur fixé, l’équipe ne se rendant pas non plus à l’habituelle rencontre, pot de première organisé par le TNB, par ailleurs coproducteur du spectacle, où Gisèle Vienne est artiste associée. Festival du TNB jusqu’au 25 novembre. Extra Life de Gisèle Vienne au TNB à Rennes jusqu’au 18 novembre, puis du 28 au 1er décembre à Strasbourg et du 6 au 17 décembre à la MC93, puis grande tournée en 2024. Anne Diatkine (à Rennes) pour Libération
Par Anne Diatkine dans Libération - 18 novembre 2023 L’ultime création de François Tanguy, mort fin 2022, au subtil décor et à l’intrigue décousue, résume avec justesse l’univers singulier du metteur en scène. Le théâtre de Gennevilliers organise une journée d’hommage et de partage ce samedi 18 novembre. Quelle chance ! Il est encore possible d’aller voir Par autan au théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), la dernière création de François Tanguy, metteur en scène bien aimé et inspirant pour tant de ses pairs, disparu il y a un an, dans la nuit du 6 au 7 décembre, le jour même de sa première parisienne. Le théâtre organise ce samedi 18 novembre à partir de 13h30 une journée d’hommage et de partage avec le théâtre du Radeau, la compagnie qu’il avait fondé en 1977. Forcément, l’ultime œuvre prend une allure testamentaire. Nous voici donc face à toute une famille marchant malgré l’ouragan qui courbe leur corps et interdit leurs mouvements. Vraie famille ou famille de théâtre, petite troupe, qui soudainement semble en déséquilibre sur une crête alors même qu’on est dans ce qui semble être un genre de mansarde avec des parois à colmater sans fin, des vitres rafistolées, des murs palimpsestes sur lesquels s’écrit, songeait-on, une histoire du théâtre. Famille de théâtre que le mauvais vent de la mort vient de terrasser. Rêverie partagée et sensorielle La scénographie semble signer et rassembler tout l’univers de Tanguy : un intérieur, mais sans cesse transpercé, une multitude de cadres et décadrages, qui modifient et bousculent le regard, l’attirent sur des arrière-cours jusque-là invisibles. Comme souvent chez lui, textes, musiques, acteurs, ustensiles, rideaux écrus, tout est à égalité sur le plateau, sur le même plan. Cela suscite une rêverie partagée et sensorielle. Et comme toujours, rien ne fait décor, ou trompe-l’œil, au point qu’on s’était surprise à la sortie à scruter le bois du plancher du plateau comme pour en évaluer la solidité ou l’ancienneté. Personne pour nous reprocher de ne pas suivre l’intrigue ou l’histoire si jamais elle existe. Il nous avait paru entendre les récits fragmentaires de Robert Walser, l’écrivain suisse retrouvé congelé dans la neige en 1956 après une longue promenade entamée un jour de Noël à la clinique psychiatrique de Berne – oui, c’est bien lui, mais peu importe que la reconnaissance ait lieu, que l’on distingue ou non ses mots ou ceux de Shakespeare ou Tchekhov. Sur le plateau, on avait noté, comme dans nombre de ses spectacles, la grande table rectangulaire en bois, celle des banquets, meuble récurrent et élément solide, pour une mise en scène aussi mobile qu’un rêve qui s’échappe. Et il y a le vent‚ un grand vent, l’autan du titre, le vent des fous qui ravive chez le spectateur le souvenir ancien de dessins d’albums pour enfants – de Claude Ponti et d’Ungerer. On ne se serait pas risquée à évaluer précisément la temporalité durant laquelle se déroulent ces tableaux – une nuit, une saison, trente ans, une éternité ? Quant à l’époque, disons, comme les enfants, qu’il s’agit de «l’ancien temps», la fin du XIXe, le début du XXe, et que ça n’a aucune importance tant cette maisonnée, malgré ses chevaliers, sa mariée en blanc, et autres figures semblent issus le plus prosaïquement du monde, de la Fonderie, ancien bâtiment industriel, puis garage, au Mans, où vivent ou vivaient la troupe et le metteur en scène disparu. Les murs qui tiennent malgré l’autan et le jeu des acteurs paraissaient condenser l’énergie qu’il fallait à François Tanguy pour persister dans son art au fil des décennies. Après le spectacle, on avait questionné Anaïs Muller, 37 ans, qui vit avec Par autan sa première expérience avec le théâtre du Radeau. Participer à l’élaboration du spectacle – six mois de répétitions sur place quand la plupart des spectacles se bouclent en trois semaines – fut comme «entrer dans un poème», «l’esprit de Tanguy». Vivre sur place, s’imprégner des lieux, faire même l’expérience de l’ennui collectif et en tout cas d’une certaine lenteur, furent pour elle l’une des voies d’accès au metteur en scène. Le maître mot, nous avait-elle confié, était «en douceur». Douceur des déplacements, de la cavité de la voix, de cette plongée sensorielle. Un ami de François Tanguy nous avait expliqué que le metteur en scène préférait répondre aux questions en proposant des livres. Mais pas forcément immédiatement, il prenait son temps avant d’apporter un volume, qui lui semblait plus adéquat que tout ce qu’il pourrait dire. On avait cherché ensuite dans les archives du journal des entretiens avec le metteur en scène, et l’on avait fait chou blanc. Ce même ami nous disait qu’en tournée, François Tanguy avait coutume d’habiter et dormir dans les théâtres qui accueillaient sa pièce, décors ou loge. Il y reste. Par autan, de François Tanguy par le théâtre du Radeau, au T2G à Gennevilliers jusqu’au lundi 20 novembre. Légende photo : Le théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) organise une journée d’hommage et de partage avec le théâtre du Radeau, la compagnie qu’avait fondée François Tanguy en 1977. (Jean-Pierre Estournet)
Par Eve Beauvallet dans Libération - 17 nov. 2023 Bashar Murkus codirige à Haïfa, en territoire israélien, un des seuls espaces de production scénique entièrement indépendant. Refusant toute subvention du gouvernement, il reprend à Montpellier et Marseille son spectacle «Milk», qui résonne terriblement avec l’actualité. Il s’adresse en arabe aux acteurs montpellierains réunis sur le plateau, elle traduit illico en français, louvoyant comme un chat entre les respirations du jeune homme, épousant parfaitement son phrasé. Vu le niveau d’écoute et de fluidité entre eux, on pensait que les deux jeunes artistes travaillaient ensemble à Haïfa depuis des années. «C’est vrai qu’on matche bien», mais non, rectifie Sandy Ghazarian : elle est libanaise, de Beyrouth, installée en France depuis deux ans. Etudiante en master arts du spectacle, elle a juste été invitée par la Biennale des arts de la scène en Méditerranée à assister l’auteur et metteur en scène Bashar Murkus, qui ne parle que peu le français, le temps d’un stage qu’il propose ici, à Montpellier, aux comédiens de la Bulle bleue. Sandy Ghazarian, bien sûr, «adorerait» venir travailler un jour dans le Théâtre Khashabi que ce Palestinien à peine trentenaire a fondé chez lui, un des seuls espaces de production indépendant, destiné aux minorités arabes en territoire israélien. Mais la géopolitique étant ce qu’elle est, leur rencontre ne pouvait avoir lieu qu’hors des frontières de leurs pays natals. Et ainsi sourient-ils devant nous, sous les cyprès et pins parasols insolemment paisibles d’Occitanie, l’air de dire «que voulez-vous ?» A l’intérieur du théâtre résonne un des tubes les plus énergisants de Dam, célèbre groupe d’électro hip-hop palestinien. Sandy Ghazarian a choisi ce titre pour échauffer la dizaine d’acteurs français, comme une grande inspiration avant la plongée en apnée. Dans quelques minutes en effet, Bashar Murkus reprendra avec eux ces saynètes visuelles sombres et métaphoriques, hantées par des bébés en plastique aux têtes coupées et des engueulades en ombres chinoises. L’auteur et metteur en scène est «honoré» d’être invité ici, à la Bulle bleue, un établissement et service d’aide par le travail (Esat artistique) comme il en existe peu : la compagnie de théâtre est composée d’acteurs professionnels tous déficients mentaux. «Ça contrariait le récit national» Pour sa pièce Milk, suite de tableaux muets ensevelis sous des hectolitres de lait répandus sur scène, très remarquée au Festival d’Avignon en 2022, l’artiste natif de Galilée avait déjà travaillé avec une actrice professionnelle déficiente. Firielle Al Jubeh vient d’ailleurs d’atterrir à Montpellier avec le reste de l’équipe palestinienne pour reprendre ici et à Marseille cette œuvre dont la résonance avec l’actualité mondiale fracasse les tympans : sur scène, des mères pleurent leurs fils tués dans des conflits, «pleurent le lait que des enfants auraient dû boire», résumait l’auteur, l’écoulement figurant une douleur qui ne s’arrête pas. Leurs corps de tous âges côtoient ceux, inanimés, des mannequins utilisés par les étudiants en école de médecine. Evidemment, Bashar Murkus s’attend à une avalanche de questions autour de la situation à Gaza. Non, il ne les appréhende pas, répond-il en souriant poliment. Il prend juste garde «à ne pas mêler le travail artistique et la guerre dans une même réponse». Ses pièces, elles, sont tout à fait libres de parler depuis qu’il a cofondé le Théâtre et l’Ensemble Khashabi, dans la foulée d’une polémique restée comme un cas d’école du sort des artistes palestiniens en Israël. En 2014, l’auteur d’alors 22 ans avait créé Parallel Time, une pièce produite par Al-Midan, le seul théâtre public israélien alors consacré à la création palestinienne. La création de Murkus était en partie inspirée de l’histoire de Walid Daka, membre du Front populaire de libération de la Palestine, accusé d’implication dans l’enlèvement et le meurtre du soldat israélien Moshe Tamam en 1984 et condamné à la prison à vie. Première pièce traitant directement de la condition des prisonniers politiques palestiniens détenus en Israël, elle fut lue par certaines associations juives religieuses comme une apologie du terrorisme. «La droite n’a pas aimé parce que ça contrariait le récit national, se souvient Bashar Murkus. Le ministère a alors coupé ses subventions au théâtre et la municipalité a demandé le retrait de l’œuvre de son répertoire. Comme Al-Midan a refusé de céder aux pressions, le théâtre a tout simplement fermé.» A la même époque, un de ses bons amis, Arkadi Zaïdes, artiste juif alors installé en Israël, subissait des pressions du même type. Il a quitté le pays depuis huit ans et vient d’arriver lui aussi à Montpellier, le temps d’une résidence de création. Modèle économique inédit De son côté, après la fermeture du théâtre Al-Midan, Bashar Murkus lançait donc sur place Khashabi avec son collègue Khulood Basel, un groupe d’acteurs, et ce projet inédit: aucun centime du gouvernement israélien mais un modèle économique reposant sur des campagnes de crowdfunding, le soutien de fonds et de coproductions étrangères, pour des spectacles maturés longuement par les artistes, à visée internationale pour certains, à destination des communautés arabes locales prioritairement pour d’autres. Les œuvres sont jouées en arabe, surtitrées anglais, mais pas en hébreu. «Nos salles sont ouvertes à tous, et les gradins comptent aussi des spectateurs qui parlent hébreu. Mais, pour répondre à votre question, travailler à convaincre ceux qui nous sont hostiles ne figure pas dans mes missions. Je ne veux plus du tout être partie prenante de cette scène israélienne et tenter de la changer de l’intérieur. C’est une cause perdue.» Dans un article sur les limites de la création palestinienne publique en Israël publié en 2020, Najla Nakhlé-Cerruti, chercheuse au CNRS rattachée à l’Institut de recherches sur les mondes arabes et musulmans, explique que la création de Khashabi «a permis de faire émerger une pratique indépendante qui, bien que déjà existante, semble se renforcer […]. L’évolution de la pratique de cette minorité israélienne, constituée des Palestiniens qui sont restés sur leur terre à la création de l’Etat d’Israël en 1948, annonce un nouveau moment dans l’histoire du courant théâtral palestinien». L’article date de 2020. Milk de Bashar Murkus, les 16 et 17 novembre au théâtre des 13 Vents à Montpellier, dans le cadre de la Biennale des arts de la scène en Méditerranée, le 21 novembre au théâtre Joliette, à Marseille. Eve Beauvallet / Libération Légende photo : Bashar Murkus lors d'une résidence en Espagne, en avril. (Martí Albesa)
Par Nathalie Brafman et Pascale Santi dans Le Monde - 15 novembre 2023 Daniela Labbé Cabrera écrit et met en scène, entre documentaire et fiction, la rencontre de soignants avec leurs patients et leur famille.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/15/c-ur-poumon-au-theatre-de-la-tempete-la-reanimation-pediatrique-pour-scene_6200306_3246.html
C’est l’histoire de Mona, qui revient sur les lieux où son fils, Solal, a été sauvé. Un service de réanimation pédiatrique après une opération du cœur. Ce n’est pas un hasard si elle est assise au milieu du public au début du spectacle quand elle lance à Selma, l’infirmière de garde – en pause, elle dîne : « Comment vous vivez votre travail ? » Le spectateur est déjà embarqué. Daniela Labbé Cabrera, autrice et metteuse en scène de Cœur poumon, plonge aussi dans son passé à travers Mona. A la naissance, son petit garçon a dû subir une opération à cœur ouvert qui lui a sauvé la vie. Elle a donc connu ce « monde à part », dit-elle, « les limbes où se joue le duel entre la vie et la mort, règne de souffrances mais aussi de victoires, espace de soins et de réparations ». C’était en 2018. Quelques années plus tard, elle a décidé de retourner dans ce service et de mener une enquête auprès des soignants et des familles puis d’écrire une pièce sur la réparation. A la frontière entre documentaire et fiction, entre passé et présent, elle mêle la parole des soignants et celle des parents au rythme des sons, des machines et des pulsations cardiaques. Et au rythme de ses rencontres avec les infirmières, la cardiologue, l’anesthésiste, sans oublier le chirurgien, mélomane et un peu bourru. On y voit le « ballet des soignants », qui se passent le relais, tentent de réparer les cœurs – projetés d’ailleurs sur des écrans –, comme organes, mais aussi comme « lieux symboliques de l’amour et du courage », décrit Daniela Labbé Cabrera. Ceux des patients, bien sûr, les enfants, mais aussi ceux des parents et des soignants. Quinze personnages Ils s’affairent jour et nuit autour d’un enfant endormi, se battent pour sa vie, tout comme ses parents, qui veulent à tout prix ramener leur enfant des limbes. Il y a peu de place pour la joie. Heureusement, la grand-mère de Solal, incroyable Anne-Elodie Sorlin, boule d’énergie, s’improvise magicienne, chanteuse de gospel… « Une des plus belles choses dans la vie, c’est la musique, dit-elle à son petit-fils, tu ne parles pas encore, mais la musique, ça, tu comprends. » Dans ce monde à part, hors du temps, où la mort côtoie la vie, la musique surgit, et agit autant que les mots, comme une sorte de réparation des cœurs. On y entend Violaine, l’infirmière, jouer au piano un prélude de Jean-Sébastien Bach. Un moment suspendu. En dehors du chirurgien, interprété par un seul comédien, les quatre autres échangent leur rôle, tantôt famille de Solal, tantôt soignants. Au total, ils jouent quinze personnages. Daniela Labbé Cabrera n’omet pas la crise de l’hôpital, le manque de lits, et les stratégies pour ne pas refuser un bébé qui doit être opéré en urgence. Ecrite avec le dramaturge Youness Anzane, la mise en scène de Daniela Labbé Cabrera émeut, car ce spectacle, sorte de rêve éveillé, place l’humain au centre. « Cœur poumon », de Daniela Labbé Cabrera. Au Théâtre de la Tempête (Paris 12e), jusqu’au 25 novembre. Nathalie Brafman et Pascale Santi / Le Monde https://www.la-tempete.fr/saison/2023-2024/spectacles/coeur-poumon-707 Crédit photo : FRANCK FRAPPA
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 14 nov. 2023 Adaptée d’un récit de Delphine de Vigan, la pièce, présentée au Centquatre, à Paris, jusqu’au 25 novembre, est portée par la comédienne, magnifique dans le rôle d’une vieille femme atteinte d’aphasie.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/14/dans-les-gratitudes-catherine-hiegel-perd-la-memoire-avec-determination_6200066_3246.html
On ne dira jamais assez le talent de Catherine Hiegel, immense actrice née en 1946 et qui, à l’âge où quelques-uns de ses camarades affrontent la très redoutée perte de mémoire, accepte de se couler dans un rôle où il n’est question que de ça. Dans un dispositif scénique dépouillé adossé à des rideaux de plastique qui abritent des séquences de jeu superflues, son corps rivé au fauteuil, l’interprète qui a tout connu du théâtre – le contemporain, le classique, le boulevard ou la Comédie-Française – endosse le rôle de Michka, une femme âgée atteinte d’aphasie. La langue se dérobe. Michka intervertit les consonnes, se prend les pieds dans les voyelles, confond « merci » et « merdi ». L’interprète incarne si bien les symptômes de l’atteinte cérébrale que, au début de la représentation, on prend pour argent comptant l’approximation de sa profération. Elle doit être fatiguée ce soir, pense-t-on, un peu surpris devant ses bredouillements, avant de se ressaisir : c’est évidemment parce qu’elle joue à la perfection cette partition de plus en plus trouée d’un vocabulaire dont s’échappent les mots que Catherine Hiegel fait passer pour réel ce qui n’est qu’une fiction. Pensée amputée Le texte de Delphine de Vigan est, de ce point de vue, impeccable. En désossant progressivement la parole jusqu’à la vider de sa substance, la romancière écrit le drame d’une subjectivité condamnée à la mort sociale. L’héroïne, logée en Ehpad, envisage d’ailleurs le suicide comme porte de sortie à sa réclusion mentale. Cette tragédie d’une pensée amputée de ses outils de communication est le fil douloureux d’un spectacle qui n’évite pas les scories. Celles-ci sont dues à la tentative maladroite du metteur en scène, Fabien Gorgeart, de faire exister, pour elles-mêmes, dans l’histoire, deux figures adjacentes. Si la première, un orthophoniste (joué par le musicien Pascal Sangla), a toutes les raisons d’être là – fonction professionnelle oblige –, il n’en reste pas moins que ses problèmes biographiques n’apportent pas grand-chose à la fable. Quant au rôle de Marie (finement incarnée par la comédienne Laure Blatter), jeune amie de Michka qui lui rend régulièrement visite, il se densifie dans l’échange, même muet, noué entre les deux femmes, mais se dilue dès lors qu’il sort du champ de cette relation. Marie est enceinte. Marie accouche. Marie est « fille mère ». Qui sait si elle ne nouera pas une liaison amoureuse avec l’orthophoniste. Ce dernier refuse d’expliquer pourquoi il ne voit plus son père. Michka, pour sa part, voudrait, avant de mourir, remercier un couple de l’avoir recueillie lorsqu’elle était enfant. Dans ces voies parallèles et peu convaincantes qu’élabore la fiction s’immisce un cortège de clichés et de bons sentiments qui parasitent la tenue d’une représentation où Catherine Hiegel ne s’abandonne jamais à la victimisation. Ce sont la netteté, la détermination, la dureté de l’actrice, plus que les états d’âme psychologiques des personnages, qui emportent le morceau. Même grignotée par le cauchemar d’une parole en lambeaux, elle reste ce qu’elle est : un menhir. Les Gratitudes, d’après le récit de Delphine de Vigan, mise en scène de Fabien Gorgeart. Avec Laure Blatter, Catherine Hiegel, Pascal Sangla. Centquatre, 5, rue Curial, Paris 19e. Jusqu’au 25 novembre (Festival d’automne). 104.fr Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Catherine Hiegel, Pascal Sangla et Laure Blatter, dans « Les Gratitudes », mise en scène de Fabien Gorgeart, au Centquatre, à Paris, le 7 novembre 2023. Photo © JEAN-LOUIS FERNANDEZ
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Par Maïté Darnault dans Libération 28 nov. 2023 L’équipe du Théâtre Nouvelle Génération s’apprête à annoncer mardi 28 novembre le dépôt d’un recours au tribunal administratif afin de contester la légalité de la décision de l’exécutif de Laurent Wauquiez. La punition a coûté cher au Théâtre Nouvelle Génération (TNG) de Lyon : le 28 avril, la région Auvergne-Rhône-Alpes avait annoncé lors d’une conférence de presse l’amputation complète de la subvention de fonctionnement de ce centre dramatique national, qui emploie une trentaine de personnes. Le manque à gagner s’élève à 149 000 euros, qui devaient lui être accordés en 2023. Or son équipe s’apprête à annoncer, ce mardi, le dépôt le 17 novembre d’un recours au tribunal administratif afin de contester la légalité de la décision de l’exécutif de Laurent Wauquiez. De manière étonnement transparente, elle avait été présentée comme une punition en réponse aux propos tenus par Joris Mathieu, le directeur de ce théâtre, dans une tribune publiée le 18 avril sur le site du Syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), majoritaire dans la profession. «Culture de la peur» Membre de son bureau national et délégué aux labels, également vice-président de l’association des CDN, l’auteur et metteur en scène à la tête du TNG avait dénoncé une région «gouvernée par une culture de la peur» menant sous couvert d’un «projet de réorientation» ce qui s’apparente à «une entreprise délibérée de déstabilisation du fonctionnement d’institutions publiques culturelles». Ce théâtre lyonnais est notamment financé par une convention triennale d’objectifs au titre de ses missions de service public. C’est la dernière en date, co-signée en septembre 2022 par la ville de Lyon, la région Auvergne-Rhône-Alpes et l’Etat qui a ainsi été dénoncée de manière unilatérale, à peine un an plus tard, par l’équipe du très droitier Laurent Wauquiez – lequel ne cache plus ses ambitions pour l’élection présidentielle de 2027. «Pour contester cette décision, qu’elle considère totalement arbitraire et infondée, la direction du centre dramatique national a tout d’abord adressé au mois de juillet, à la présidence de région, un recours indemnitaire gracieux» afin de proposer «une résolution amiable», rappelle le TNG dans un communiqué de presse. Car «si le principe de libre administration donne toute latitude à la collectivité pour décider de l’usage de ses crédits, ses décisions par contre, dès lors qu’elles sont motivées explicitement, ne doivent pas contrevenir à l’intérêt général et ne peuvent, en aucun cas, traduire une volonté manifeste de sanctionner une prise de parole politique ou une expression syndicale», ajoute ce document. «Rééquilibrage solidaire et équitable» réclamé par la gauche Deux mois avant de saquer Joris Mathieu, la région avait déjà annoncé réduire drastiquement les subventions accordées à nombre d’institutions culturelles, en majorité situées dans les métropoles de Lyon et de Grenoble, dirigées par les écologistes et la gauche, invoquant un «rééquilibrage solidaire et équitable», afin «d’irriguer la culture jusque dans les territoires les plus éloignés». Dotée d’un budget annuel pour la culture de 60,2 millions d’euros en 2022, l’Auvergne-Rhône-Alpes se situe en avant-dernière position des douze régions françaises. La part allouée à chacun de ses 8 millions d’habitants est de 8,44 euros par an, contre une moyenne nationale de 12 euros. Mi-mai, lors du vote de ces coupes budgétaires durant la commission permanente, Stéphanie Pernod-Beaudon, première vice-présidente chargée de l’économie, avait expliqué que si en France, «la culture vivait sur le nombre d’entrées qui était réalisé par les spectacles, peut-être que finalement, la vérité populaire serait faite sur l’intérêt ou pas d’un spectacle culturel qui se tient». Ces propos avaient suscité le satisfecit du chef de file local du Rassemblement national. Quelques jours plus tard, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, dont la marge de manœuvre reste très limitée concernant les décisions d’une collectivité régionale, avait tout de même averti qu’elle compte surveiller de près «quel va être le budget [culturel] à la fin» dans le fief de Wauquiez. Le recours déposé au tribunal administratif par le TNG sera jugé au fond dans un délai de douze à dix-huit mois. Maïté Darnault, correspondante à Lyon de Libération
Publié sur le site d'Artcena - 27 novembre 2023
Une artiste pour diriger Les Ateliers Frappaz à Villeurbanne Arts de la rue LIEU Première créatrice nommée à la tête d’un Centre national des arts de la rue et de l’espace public, Nadège Prugnard mettra l’accent sur la transmission des savoirs et l’accompagnement des artistes, en particulier les auteurs.
Autrice et metteuse en scène atypique dont l’art embrasse toutes les disciplines du spectacle vivant – le théâtre, les arts de la rue, la musique, la danse et le cirque – Nadège Prugnard n’est pas novice en matière de programmation. Au sein de la Compagnie Magma Performing Théâtre, elle a toujours eu à cœur d’organiser, parallèlement à ses créations, des événements qui associent actes artistiques et pensée politique, parmi lesquels « Qu’ils crèvent les artistes ? » à l’orée des années 2000, « Du possible sinon j’étouffe » et « Les Invisibles ». « Prendre la tête d’un lieu représente une suite logique dans mon parcours et synthétise en quelque sorte toutes mes expériences passées », confie celle qui devient la deuxième artiste (après l’auteur et metteur en scène Jean-Raymond Jacob au Moulin Fondu) et surtout la première femme à diriger un Centre national des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP). Dans un contexte particulièrement tendu sur les plans de la production et de la diffusion, Nadège Prugnard y voit un atout certain. Privilégiant l’écoute et la bienveillance à l’égard de ses camarades, elle fera de l’accompagnement des artistes et de la transmission des savoirs des axes forts de son projet. Outre créer une troupe composée d’amateurs et de semi-professionnels, la nouvelle directrice des Ateliers Frappaz mettra en place des dispositifs pédagogiques (conseils dramaturgiques, techniques, sur le plan de la production...) à l’intention des artistes émergents comme en formation initiale. Les accueils en résidence représenteront un autre cadre privilégié de dialogue avec des metteurs en scène français et internationaux, que Nadège Prugnard conviera à des rendez-vous collectifs trimestriels pour échanger sur leurs besoins et difficultés, mais aussi des scénographes (le CNAREP possède un atelier de construction de décors), et des auteurs. Justifié par « cette révolution de la parole et du texte en espace public » observée depuis plusieurs années, le soutien apporté aux auteurs constituera en effet un volet important de l’activité des Ateliers Frappaz. « Nous développerons une spécificité autour de l’écriture, avec des résidences, des workshops, ainsi que des commandes, entre autres sur le passé ouvrier, industriel et migratoire, très riche, de Villeurbanne », explique sa directrice. Essentielle pour améliorer la connaissance des textes par les publics, la question de l’édition sera également creusée. Par ailleurs, des auteurs originaires de l’Europe et d’autres continents, notamment d’Afrique subsaharienne via un programme intitulé « Textes en rue » initié avec le Centre culturel de rencontre international John Smith au Bénin, viendront diffuser leurs œuvres en rue. Les autrices et créatrices, quant à elles, bénéficieront d’une attention particulière, grâce à des ateliers de recherche autour du matrimoine des arts de la rue en collaboration avec Aurore Évain et HF Auvergne-Rhône-Alpes. Nadège Prugnard prévoit aussi de reproduire un événement conçu en 2014 lorsqu’elle était associée au Théâtre d’Aurillac et consistant à rassembler 12 heures durant toutes les autrices-créatrices dans l’espace public. Concernant la diffusion, Les Ateliers Frappaz s’appuieront sur la troupe, appelée à « revitaliser » la ville et la région, et bien entendu sur « Les Invites », manifestation d’envergure régionale et nationale dont Nadège Prugnard entend accroître encore la visibilité. La première nouveauté apportée au festival résidera dans l’organisation de « débats spectaculaires » sur des thématiques esthétiques, sociales, sociétales, environnementales (les enjeux écologiques traverseront l’ensemble du projet du CNAREP) et politiques, alimentés par des interventions artistiques décalées et joyeuses et des surgissements poétiques. En outre, en marge de la programmation arts de la rue, des auteurs et autrices seront invités à « performer » leur parole dans des bars et des lieux non dédiés de Villeurbanne. Outil au service des artistes, le CNAREP sera aussi pleinement ancré dans la vie des habitants du territoire. Comme sous la direction de Patrice Papelard, qui a beaucoup œuvré dans ce sens, il mobilisera les populations lors de projets participatifs et en fera les moteurs de créations qui mettront en valeur leur histoire, leurs savoir-faire et leurs racines. Une démarche qui s’accorde parfaitement à la personnalité de Nadège Prugnard, constamment en quête de partage artistique. Crédit photo : ©Alex Nollet
Par Fabienne Pascaud dans Télérama - 26 nov. 2023 Le metteur en scène monte Racine avec un infini respect et une audacieuse liberté. Et fait d’“Andromaque” un oratorio crépusculaire où les héros sont terrassés. Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/theatre-spectacles/le-puissant-andromaque-de-stephane-braunschweig-a-l-odeon-theatre-de-l-europe-7018213.php En 1667, Racine est encore jeune, 28 ans, quand il présente pour la première fois au Louvre Andromaque, dans l’appartement de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, en présence du roi. La tragédie est secrètement sulfureuse. Sous ses alexandrins à la transparente et fiévreuse splendeur, elle annonce un autre monde, des héros tragiques différents, une nouvelle conception de la passion, qui abime, rend fou, tue. Louis XIV doit bien le saisir, lui qui a presque le même âge que Racine. Il a vécu adolescent une Fronde parlementaire et aristocratique (1648-1653) qui l’a meurtri et incité à établir un pouvoir absolu. Il a réduit à la courtisanerie les grands seigneurs d’antan ; roi dépossédé, l’Oreste d’Andromaque pourrait évoquer la déchéance du frondeur prince de Condé. Sur les traumatismes de la Fronde s’est construit un autre régime. Comme sur les ruines de Troie, dans cette troisième tragédie de Racine. L’amour devient violent Stéphane Braunschweig l’a compris et la situe dans un radical espace de cendres et de sang. Sol rouge, scène nocturne, personnages vêtus d’intemporels costumes noirs, juste ces quelques chaises et table blanches. Le deuil règne sur le plateau. Et l’insoutenable absence des vainqueurs comme des vaincus de Troie, qui pèse si fort sur les personnages de la pièce : des fils et filles (Oreste, Hermione, Pyrrhus), une veuve (Andromaque). Fils du Grec Achille – qui a tué au combat le Troyen Hector –, Pyrrhus, guerrier grec lui aussi et aujourd’hui roi d’Épire, a reçu en butin la veuve de ce dernier, Andromaque. Il est vainement tombé amoureux de celle qui est devenue son esclave et dont il souhaite faire sa reine. Sauf qu’il est diplomatiquement promis à Hermione (qui l’adore), fille de Ménélas et de cette trop belle Hélène dont le rapt provoqua la guerre ; et que, à la fureur des Grecs, vit toujours Astyanax, ce très jeune fils d’Hector et Andromaque, en qui les vainqueurs redoutent déjà un possible ennemi. Oreste, fils du roi Agamemnon – frère de Ménélas – arrive donc en ambassade réclamer la mort de l’enfant à Pyrrhus. Et essayer de séduire sa cousine Hermione, qui n’a d’yeux que pour son promis… Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime toujours le défunt Hector. Chaîne infernale de l’amour impossible. Alors, fini le culte de l’autre, le dévouement, le don de soi. L’amour devient violent, jaloux, avide, peut se transformer en haine. Même le langage chez Hermione est mensonge et assassine mauvaise foi : elle désire ou rejette sa vengeance sur Pyrrhus, se promet et se refuse à Oreste. L’amour n’est plus ici une noble valeur, mais se métamorphose en crime. Andromaque est une pièce de mort. Stéphane Braunschweig est un des rares à monter Racine avec un infini respect et cette audacieuse liberté liée à l’intelligence du texte. Il a fait d’Andromaque un oratorio crépusculaire où les héros sont terrassés. Loin de les transcender, comme dans le théâtre du vieux rival Corneille, l’amour ici les ravage. Sauf Pyrrhus (virilement servi par Alexandre Pallu) qui osera épouser Andromaque et élever Astyanax pour instaurer bonheur et paix. La mémoire de Troie, surtout, les tétanise. Elle hante Andromaque (royalement campée par Bénédicte Cerutti), Hermione (violente et garce dans la belle incarnation de Chloé Réjon), Oreste enfin, que la guerre passée et ses dégâts collatéraux vont rendre fou (il a déjà massacré Clytemnestre, sa mère, mais de cela Racine ne parle pas…). Une génération sacrifiée. Qu’il s’attaque à Molière, Pirandello ou Racine, Stéphane Braunschweig aime à montrer les êtres brisés par la grande histoire. On éprouve d’autant mieux la puissance de son spectacle qu’on subit aujourd’hui la violence d’une actualité internationale qui fait écho à la sidération de ces premiers anti-héros. Et à la nôtre. Qui eût cru que Racine, si intensément, nous parlerait encore si fort ? TTT 1h50. Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig. Jusqu’au 22 décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6ᵉ. Et du 16 au 19 janvier à Bordeaux, les 1ᵉʳ et 2 février à Lorient, du 8 au 14 février à Genève. Légende photo : Andromaque (Bénédicte Cerutti) erre dans un décor radicalement funèbre et violent. Photo Simon Gosselin
Par Rosita Boisseau dans Libération - 22 nov. 2023 L’artiste à l’écriture singulière présente « 23 fragments de ces derniers jours » et « FIQ !(Réveille-toi) », où elle mêle le break, le taekwondo et le football free-style. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/22/la-circassienne-maroussia-diaz-verbeke-se-joue-du-risque_6201778_3246.html FIQ ! (Réveille-toi !). Le titre en arabe du spectacle de Maroussia Diaz Verbèke avec le Groupe acrobatique de Tanger claque comme un coup de trompette dans les oreilles. Pas question de nous le répéter deux fois, jeudi 16 novembre. Sous le chapiteau de la Grande Halle de La Villette, 700 jeunes hurlent à fond les ballons au point de submerger les gros sons rap de DJ Dino. « Wouah, wouah, wouah ! », chaque salto est salué par des salves de cris épatés tant les quinze acrobates envoient fort – on est au cirque et on ne l’oublie jamais ! – tout en rivalisant de finesse dans une foule de surprises, de détails, de nuances. Une leçon de style et d’écriture en même temps qu’un coup de chaud, quel miracle ! Quand les arts de la piste et ses exploits se révèlent aussi un ouvrage de dentellière, il n’y en a qu’une : c’est Maroussia Diaz Verbèke. A 37 ans, cette experte en corde et voltige, à la tête de la compagnie Le Troisième Cirque depuis 2015, appartient au cercle des autrices du cirque contemporain qui ont imposé leur signature, comme Marie Molliens, Mélissa Von Vépy, Chloé Moglia ou Raphaëlle Boitel… L’ex-complice de Vimala Pons, de Tsirihaka Harrivel et d’Erwan Ha Kyoon Larcher, avec qui elle fonde le collectif Ivan Mosjoukine (du nom d’un acteur russe du cinéma muet) dont la seule et unique création intitulée De nos jours (Notes on the Circus) fit un malheur de 2012 à 2014, a défriché sa voie rien qu’à elle. Entre prouesses donnant la chair de poule, impact visuel et distribution à foison d’idées et d’images, elle est deux fois à l’affiche en cette fin d’année. A La Villette, FIQ ! (Réveille-toi !) se joue jusqu’au 2 décembre, tandis que 23 fragments de ces derniers jours, au Théâtre Silvia-Monfort, du 12 au 16 décembre, emporte six Brésiliens dans le tourbillon de sa passion ardente pour le cirque et ses fondamentaux – sans oublier « de faire fête ensemble ». « Se poser plein de questions » Lorsqu’on la rencontre, confortablement assise dans un café parisien, mardi 7 novembre, on revoit illico la silhouette nerveuse et souple de son solo Circus Remix (2017), palpitant tour de force exécuté avec grâce et brio. « J’avais très peur quand j’exécutais ce que j’appelle mon “saut de la mort” : je me lance dans le vide d’un plongeoir de 6 mètres de haut, glisse-t-elle. Je pense que l’artiste de cirque doit répondre sans faillir à la question de la peur. Comme je le dis toujours, entre la corde et moi, la première qui tombe, c’est moi. Elle m’a appris l’humilité. » Après trois ans de tournée, elle s’attaque à ces deux pièces de groupe qui attestent non seulement d’un virage dans son parcours, mais aussi de sa capacité à embarquer des troupes consistantes. Lorsque l’on sait combien les grands formats spectaculaires manquent au rayon cirque et danse contemporaine, le plaisir est d’autant plus intense. « C’est la première fois que je travaillais avec beaucoup de monde au plateau et c’était un défi, explique-t-elle. Les deux créations se sont faites entre 2018 et 2020, en partie durant la période de crise liée au Covid-19, dans ces deux pays aux antipodes que sont le Maroc et le Brésil. Cela oblige à s’ouvrir et à se poser plein de questions. » De Tanger à Brasilia, celle qui parle un peu l’arabe, couramment le portugais et l’espagnol – elle est née à Viriat, près de Bourg-en-Bresse, dans l’Ain, d’un père espagnol et d’une mère française aux racines flamandes –, liste ses interrogations, dont certaines émaillent FIQ ! « Pour quelles raisons choisit-on tel ou tel agrès ? Comment les jeunes acrobates ont-ils envie d’apparaître sur scène ? Où se situe leur envie d’exister dans un spectacle ? Quel est leur rapport à leur corps ? Aux autres ? Leur statut là où ils vivent ? », s’emballe-t-elle. Elle évoque la nudité, impossible au Maroc « où tout est dissimulé », alors qu’au Brésil « c’est le contraire ». « Le jugement se suspend quand on collabore avec des gens dans des contextes aussi différents, ajoute-t-elle. Sans compter que nous avons commencé à répéter à Brasilia dans une période politique sombre : la première année de Jair Bolsonaro au pouvoir [en 2019]. La destruction politique du pays ainsi que du milieu culturel était visible au quotidien. » Le sol couvert de débris de verre de 23 fragments de ces derniers jours atteste de cette ambiance explosive. Dialogue affûté A écouter Maroussia Diaz Verbèke, on plonge directement et joyeusement dans sa Cocotte-Minute mentale. Elle a 6 ans lorsqu’elle tombe sous le charme du film Sous le plus petit chapiteau du monde (1957) lors de vacances d’été dans les Alpes et rêve de devenir trapéziste. En 2000, elle a 14 ans et découvre La Tribu Iota, chorégraphié par Francesca Lattuada, qui lui donne « un sentiment de liberté énorme ». Depuis ses études au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, dont elle sort diplômée en 2008, elle mène un combat pour la reconnaissance du cirque. Elle le rappelle encore et toujours : le cirque a été privé de paroles « par deux décrets en France, en 1806 et en 1807, qui ont fait du cirque, l’art “de parler sans parler” puisqu’il se doit de “ne pas être du théâtre” et par voie de conséquence, “pas de la littérature” ». Sur ce socle, forte de journées entières passées à ausculter les archives à la Bibliothèque nationale de France, elle se dresse « contre Napoléon » et cette interdiction. Elle prend la parole sur scène à coups de mots écrits en direct sur des pancartes et des tableaux noirs, d’extraits d’émissions de radio remontés comme dans Circus Remix, dont la bande-son a été conçue avec Elodie Royer. Elle invente un néologisme pour affirmer la spécificité de son travail : « Circographier. » Autrement dit, écrire le cirque en tablant sur son identité historique : numéros courts, contrastés et rapides ; transitions elliptiques ; musique le plus souvent en direct et… débordement général. Dans FIQ !, qui valorise la tradition de l’acrobatie au Maroc, la virtuosité est évidemment au rendez-vous, ainsi que le dialogue affûté avec le risque, porté par des acrobates sachant tout faire dans le même élan : s’adresser au public, se soutenir les uns les autres, dresser des mâts, changer les décors et se filmer parfois en action avec un téléphone portable… « La possibilité de l’extraordinaire est liée au cirque, résume-t-elle. C’est aussi un art complet qui célèbre les différences. » Elle a invité sur la piste de FIQ ! le break, le taekwondo, le football free-style… Une flambée de magie populaire et de haute technique savante servie sur des tapis multicolores par une femme circographe qui répond ici à l’une de ses questions : « Peut-on vivre sans fil narratif et être heureux ? » Visiblement, oui. « FIQ ! (Réveille-toi !) », de Maroussia Diaz Verbèke. Jusqu’au 2 décembre au parc de La Villette (Paris 19e). « 23 fragments de ces derniers jours », de Maroussia Diaz Verbèke. Théâtre Silvia-Monfort (Paris 15e). Du 12 au 16 décembre. Rosita Boisseau
Par Laurent Goumarre dans Libération - article du 23 juin, mis à jour le 22 nov. 2023 Le collectif de Sophie Perez fait un sort burlesque à «Titus Andronicus» dans «la Vengeance est un plat», spectacle jouissif et savant sous ses airs foutraques. Ça commence en fanfare. Littéralement. Les acteurs du Zerep défilent costumés, en avant la musique, et une première chanson : «La pire pièce de Shakespeare /qui prête à rire /la plus con /la plus dingue.» Cette pièce, c’est Titus Andronicus, point de départ pour Sophie Pérez une fois encore embarquée dans une entreprise d’explosion mêlée d’admiration pour le théâtre. Il y a eu Musset en 2005 avec Laisse les gondoles à Venise – une seule réplique avait été sauvée du Lorenzaccio – ; Feydeau en 2018 pour Purge, Baby, Purge ; sans oublier le chef-d’œuvre Biopigs en 2015, une pièce qui n’en finissait pas de commencer avec une suite de débuts, de Dom Juan au Début de là, une pièce de Pascal Rambert. Cette fois, la pièce n’en finit pas de finir, ou plutôt s’offre des pauses, des moments de latence, pour une esthétique de la vacance. On a commencé tambour battant, et déjà, cinq minutes plus tard : «Entracte !!!» Les acteurs se baladent sur le plateau, Sophie Lenoir, toujours plus extraordinaire, s’installe dans la salle, se demande ce qu’on fout là encore, on pourrait bien sortir, déguster une «aubergine responsable» au bar, ou s’accorder une pause pipi. L’entracte dure le temps d’un entracte, et c’est là qu’on mesure une fois de plus la force du théâtre de Sophie Perez qui, en retournant son nom pour créer sa compagnie du Zerep en 1997, signa son projet carnavalesque : l’inversion. Immense godasse de clown Cet entracte est passionnant, dix minutes pour regarder le jeu /non-jeu de Marlène Saldana, le «rien faire» de génie de Gilles Gaston-Dreyfus et Stéphane Roger, la présence toujours très inquiétante de Françoise Klein entre Carmelo Bene et Buster Keaton, et Erge Yu dont il faudrait faire une pièce de sa vie : respectable directrice de compagnie de danse en Chine, elle se retrouve à jouer les cheffes de chantier dans un décor de colonnes qui fout le camp. Oui, parce qu’on est dans la Rome antique, il y a des colonnes, c’est le moins qu’on puisse faire. Et Perez le fait dans une scénographie plasticienne que devraient s’arracher les galeries d’art contemporain : débris d’architecture bancals, inévitable pied de colosse avec son contrepoint, une immense godasse de clown à moins que ce ne soit une des groles de Van Gogh. Car ici, tout est référencé pour un théâtre savant sous des airs foutraques. Le burlesque, l’idiotie se doivent d’être plus que beaux pour fonctionner. C’est pas artistique, c’est une question d’éthique politique. Inverser le monde, c’est le penser sublime, sinon c’est juste une révolution. Alors Perez pose des lumières vert acide et rose shocking, travaille la laideur sublime de ses masques, brode le «théâtre de la chatte» sur l’entrejambe d’une actrice comme une version miniaturisée du pénétrable Hon/Elle, femme cathédrale aux jambes écartées de Niki de Saint Phalle. Cinq atrocités par acte Mais de quoi parle-t-on ? Regardez le titre : La vengeance est un plat. Qui se mange froid ? Chaud ? Non, c’est un plat, et c’est tout. La recette ? Vous prenez Shakespeare, sa pièce «la plus con, la plus dingue», «une des plus stupides que l’on ait jamais écrites» dixit T.S. Eliot. Et vous analysez le secret de cette idiotie. La psychanalyse peut vous renseigner, Sophie Perez l’a bien compris, alors qu’elle pensait faire sa fête au grand homme, il inverse la situation ; on n’apprend pas aux grands maîtres à faire la grimace : «Les vieux chefs-d’œuvre restent des chefs-d’œuvre.» C’est le retour du refoulé, version revenge theater. Avec cinq atrocités par acte, viols, assassinats, cannibalisme, folie, Shakespeare signait avec sa première pièce son entrée dans le théâtre par la violence et le grotesque. Shakespeare, Perez, même combat : on ne monte pas du théâtre du bout des doigts, en s’essuyant les pieds, ou alors on a ce qu’on mérite : un type en pantalon framboise et cheveux de riches – Gilles Gaston-Dreyfus au sommet de son art –, qui vous dit, un drink à la main, que «Shakespare c’est cool pour les kids». Non, c’est pas cool, et puis les mots ont un sens : on monte du théâtre comme on monte un cheval. Mon royaume pour ce cheval. La vengeance est un plat de la compagnie du Zerep. A voir du 25 au 30 novembre à la MC93 de Bobigny, du 9 au 21 janvier à l’Athénée théâtre Louis-Jouvet de Paris et du 24 au 25 janvier à la Comédie de Caen.
Publié dans le magazine Usbek & Riva- 20 nov. 2023 Le théâtre n’a jamais autant puisé sa matière dans le réel. C’est du moins ce que racontent en creux trois spectacles présentés à La Villette cette saison. Le théâtre documentaire est mort ? Vive le théâtre du réel, qui au-delà de montrer et de représenter, aspire… à agir. Cet automne a été marqué par le couronnement, par le prix Femina, du récit autobiographique sur l’inceste, Triste Tigre de Neige Sinno. Et si le temps était plus que jamais à la représentation du réel ? « Le théâtre n’échappe pas à cette tendance des arts à raconter le réel au pluriel », commente Delphine Edy. L’enseignante et chercheuse est spécialiste de théâtre contemporain, et était, comme chaque année, au Festival d’Avignon pour la première édition sous la direction du metteur en scène Tiago Rodrigues. Une première édition qui a mis en lumière plusieurs formes de théâtre politique et social – « un propos très politique et ancré dans le réel », et dont deux spectacles sont repris à l’affiche de La Villette : Antigone in the Amazon de Milo Rau (présenté du 6 au 9 décembre prochains à la Grande Halle de la Villette) et Welfare de Julie Deliquet (du 3 au 5 mai 2024 à la Grande Halle de la Villette). L’institution parisienne accueillera également Le social brû(il)le du collectif Travaux Publics (du 23 au 27 avril 2024 au Pavillon Villette). Autant de propositions qui s’emparent à leur manière du réel et interrogent des écritures plus traditionnelles du théâtre. Du document, du témoin, de l’information… À l’origine, Welfare est un film documentaire de 1975 du réalisateur Frederick Wiseman qui nous immerge au cœur du système d’aide sociale américaine. Julie Deliquet en propose une adaptation théâtrale avec un regard contemporain. La pièce Antigone in the Amazon est, elle, née de la rencontre du metteur en scène, dramaturge et activiste suisse Milo Rau avec des membres du Mouvement brésilien des paysans Sans-Terre, une organisation paysanne qui milite pour une répartition plus équitable des terres. Le Social brû(il)le du Collectif Travaux publics réunit sur scène artistes et travailleurs sociaux pour explorer une question avant tout citoyenne : « Comment agir ensemble ? », à l’initiative des spectateurs de la MC93. « Le théâtre aujourd’hui peut être un moyen d’information alternatif », affirmait à la chercheuse Béatrice Picon-Vallis (voir Les Théâtres documentaires, éditions Deuxième époque, 2019) le metteur en scène américain Peter Sellars en 2003. Le plateau – de théâtre – convoque alors voix, faits réels, témoignages (des experts du quotidien), documents vidéo ou sonores. Comme l’explique la chercheuse Béatrice Picon-Vallin dans son ouvrage, longtemps, la démarche du théâtre documentaire s’apparente à celle du journalisme, à savoir informer et alerter le public, tout en adoptant une approche sensible. Historiquement, ce théâtre-document remonte au début du XXe siècle avec le « drame documentaire » d’Erwin Piscator (1929). Il « actualise les pièces qu’il monte par le recours aux images ». Il veut, explique Béatrice Picon-Vallin, que le théâtre « rattrape le journalisme en plein essor, soit aussi opérant dans la diffusion d’information ». Dans les années soixante, Peter Weiss écrit dans la même veine que Piscator L’Instruction, une pièce composée à partir de documents et de notes prises par le dramaturge. A mi-chemin entre la forme du procès et de l’oratorio, la pièce fait office de “contre-information”. Depuis, le monde a changé ; cette forme informationnelle du théâtre ne suffit plus. À contre pied de ce théâtre basé avant tout sur le document, Milo Rau, le collectif Travaux publics (et à un degré moindre, Julie Deliquet) ont d’autres aspirations : ils veulent faire bouger le monde. « Le théâtre raconte en s’emparant du réel et des questions qu’il pose » « Tous trois sont du côté de ce que Milo Rau appelle dans son livre Vers un réalisme global “l’anthropologie d’investigation” ». Dans ces trois pièces, « le théâtre raconte en s’emparant du réel et des questions qu’il pose », analyse Delphine Edy. Et pour ce faire, « on ne fait plus nécessairement appel à ce qu’on appelait à une époque, les “experts du quotidien” » (bénévoles, ouvriers, militants…) pour les faire monter sur scène et témoigner de manière brute. Le théâtre imagine des dispositifs qui permettent de recréer, de réinventer le réel. Mais contrairement à la démarche de Milo Rau et du collectif Travaux Publics, la proposition de Julie Deliquet n’est pas militante. Pour Delphine Edy, Welfare s’apparente à une forme de reenactment. « Elle reconstitue une histoire documentée, située dans une époque et un contexte social, à sa manière ». Pour la chercheuse, le fait que Julie Deliquet place l’action du centre social de Welfare dans un gymnase n’est pas anodin. Il marque de sa part un désir de fiction et un ancrage dans son présent. En France, les gymnases sont devenus pendant la pandémie un lieu de vaccination, rappelle-t-elle. Antigone in the Amazon et Le social brû(il)le explorent les réalités du “terrain”- pour reprendre une expression chère aux sciences sociales – pour mieux le changer. « Ces deux spectacles posent une autre question que celle de la représentation. Ce n’est plus « que montre-t-on ? », mais « et maintenant, que fait-on ? », analyse Delphine Edy. À l’action C’est chez Milo Rau que ce désir d’action est le plus marqué. Le premier principe de son Manifeste de Gand est à cet égard assez éloquent : « Il ne faut pas seulement représenter le monde. Il faut le changer ». « Milo Rau réfute l’idée de documentaire et cherche à « créer une disposition à l’imaginaire collectif par le détour du réel », poursuit Delphine Edy. Dans Antigone in the Amazon, cet engagement revêt plusieurs formes. À l’origine, Milo Rau a été sollicité par les membres du mouvement des paysans Sans-Terre, dont certains avaient été assassinés au Brésil en 1996 par la police militaire. Pour initier ce projet, le dramaturge filme une reconstitution de ce crime politique. Ce faisant, il affirme une politique des images, des représentations, qui s’active sur scène dans un subtil aller-retour entre vidéos projetées sur trois écrans et jeu au plateau. Milo Rau adopte aussi un mode d’action plus direct. Ses pièces sont généralement accompagnées de campagnes politiques ou d’initiatives. Un prolongement de l’invitation à militer qu’engage le metteur en scène auprès des spectateurs. Des banderoles rouges arborant les couleurs du Mouvement barraient ainsi l’entrée du théâtre de l’Autre Scène lors de la présentation du spectacle à Avignon cet été. En marge d’Antigone en Amazonie sont vendus les produits agricoles des Sans-Terre. Les droits d’auteur du spectacle sont, par ailleurs, versés au mouvement. Des initiatives qui rappellent celles autour de son film Le Nouvel Evangile, à l’instar de la coopérative de réfugiés-travailleurs agricoles qui avait vu le jour après le tournage à Matera, dans le sud de l’Italie. Dans Le social brû(il)le, le collectif Travaux publics invite le « réel » sur la scène à travers la rencontre de travailleurs sociaux et d’artistes-chercheurs. C’est la pièce-même qui incarne et nourrit l’action militante. Autrement dit, le matériau documentaire a été composé en amont, lors d’ateliers de recherche et de création participatives, d’entretiens et d’improvisations. Un exercice de pensée collective, de réflexion citoyenne et un dialogue social qui se poursuivent lors des représentations. A l’instar d’un Milo Rau qui convoque dans ses oeuvres des acteurs civils (un sénateur italien de centre-droit a ainsi incarné dans Le Nouvel Évangile le rôle de Ponce Pilate), le collectif compte poursuivre cette démarche de réflexion active en « allant jouer [la pièce] dans les écoles, les centres sociaux, sur les places publiques, et pourquoi pas, à l’Assemblée nationale ». Dans une interview récente accordée au Temps, Milo Rau expliquait que pour lui, « l’art est une forme de justice ». Tout est dit ! Légende photo : Welfare, Julie Deliquet, 2023 © Christophe Raynaud de Lage
Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog - 21 nov. 2023 Goliarda Sapienza a écrit, neuf ans durant, « L’art de la joie », l’histoire d’une femme Modesta. Le roman paraîtra après sa disparition et deviendra culte. La metteure en scène Ambre Kahan orchestre une distribution emmenée par Noémie Gantier pour porter le roman à la scène, cinq heures durant. Éblouissant.
L’actrice Noémie Gantier s’avance vers l’avant-scène, prend place derrière une petite table et, assise, lit à haute voix les premiers mots du roman de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, dont elle tient un exemplaire en main : « Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux... ». Celle qui parle, c’est la narratrice du roman, Modesta, née le Ier janvier 1900. Quand elle ferme le livre et se lève, l’actrice est devenue Modesta. Elle ne quittera pas la scène comme son personnage ne quitte pas les pages du roman, certaines pages étant constituées par le journal qu’écrit Modesta, lequel traverse aussi le spectacle. L’art de la joie s’achève six cents dix pages plus loin par une ultime scène. Alors qu’un homme, son « vieux petit ami » la baise entre les jambes comme le faisait Tuzzu « autrefois » lorsqu’elle était gamine, Modesta, devenue vieille, se demande si la mort ne sera pas un ultime orgasme. Le roman, est constitué de quatre parties. La metteure en scène Ambre Kahan -qui a l’âge de l’actrice qui incarne Modesta (plus de trente ans mais moins de quarante)- monte les deux premières parties qui forment un tout cohérent (les deux autres parties se déroulent après une ellipse temporelle), de l’enfance à l’age mûr, de l’éveil des sens à une vie sexuelle ouverte et assumée. Disons-le d’emblée, ce que la metteure en scène et l’actrice accomplissent dans une belle complicité, en cinq heures bonnes heures du spectacle (avec un entracte), embrasse pleinement le mouvement du roman, en déploie magnifiquement l’érotisme et la sensualité à travers les étapes de la vie de cette héroïne aussi soucieuse de la liberté de son corps que de son esprit, même si Ambre Kahan est un peu moins à l’aise que l’autrice pour traduire scéniquement les parties historiques qui agitent la Sicile à l heure de la montée du fascisme, la Sicile, lieu unique du roman et le cheminement de l’héroïne. La scénographie pleine de niches et de recoins d’Anne-Sophie Grac et la musique de Jean-Baptiste Cognet complètent le dispositif de cette belle machine à jouer. Sapienza fut longtemps actrice avant d’écrire et son écriture, forte en dialogues, ne l’oublie pas. Les spectateurs se divisent. Parmi ceux qui ont lu, voire relu, le roman devenu culte, certains seront comblés mais un peu frustrés de ne pas retrouver tel passage ou personnage chers, trop rapidement expédiés dans l’adaptation. C’est par exemple le cas du personnage de Tuzzu qui apparaît dès la seconde page du roman et reviendra par suite et jusqu’au bout comme un refrain, une référence, un jardin secret. C’est aussi le cas de Mimmo, le jardinier du couvent. D’autres, ne supportant pas la moindre incarnation y verront une peau de chagrin.Mais ceux qui n’ont pas lu L’art de la joie seront heureux de découvrir les mots caressants de Sapienza incarnés dans des corps amoureux. Ainsi en va-t-il souvent de l’adaptation d’un roman culte. Après avoir été déflorée par un homme qui prétendait être son père, et, après avoir provoqué la mort de sa mère et de sa sœur via la flamme d’une lampe, la jeune Modesta atterrit dans le couvent où elle sera la complice volontaire de la mort accidentelle de celle qui l’avait accueillie et mise sous sa coupe, Mère Léonora. Après quoi, la voici commençant une nouvelle vie dans la demeure sicilienne de la princesse Gaïa qui l’a recueillie. Elle y prendra une place de plus en plus grande jusqu’à prendre la place de la princesse à la mort de cette dernière et devenir « princesse » elle-même, gérant tout, multipliant amantes (à commencer par Béatrice , la fille de la maison) et amants, se mariant avec « la chose » (le fils dégénéré de la maison) tout en avançant dans la voie d’une conscience politique du monde au contact d’ hommes aimés. En contrepoint, très belle est cette volonté de la mise en scène de ne pas corseter le corps de l’actrice interprétant Modesta dite Mody, en le rajeunissant ou en le vieillissant, l’actrice est telle quelle est, jeune mais plus tout à fait, dans un temps flottant qui défie le temps, comme si le théâtre et son magasin de conventions était une ruse ou un chapeau de prestidigitateur donnant au récit théâtralisé sa vitesse et sa luminosité qui va en s’assombrissant, comme la nuit succède au jour et comme les volumes du décor du spectacle peu à peu se désagrègent, se désarticulent, se trouent. Le spectacle ne peut évidemment pas pleinement rendre compte des infinis méandres du roman. Cependant, en articulant ses puissantes lignes de force, il en préserve le mouvement profond. On peut penser et espérer que ceux qui n’ont pas lu le livre, auront envie, au sortir du spectacle, de s ‘y plonger encore et encore, de s’attarder dans ses multiples alcôves. Gordianda Sapienza a mis neuf ans à écrire L’art de la joie, livre aussi épais que magnifiquement intense, et il faut bien plus que les cinq heures que dure le spectacle pour le lire voluptueusement dans son intégralité. Il est rare de découvrir une metteure en scène avec un spectacle d’une telle envergure. C’est le cas avec Ambre Kahan qui est passée par l’école du TNB lorsque Stanislas Nordey la dirigeait, elle y avait signé un spectacle d’école d’après les écrits de Tarkos que l’on regrette de ne pas avoir vu. On l’a vu jouer dans Living ! Le dernier spectacle de Nordey avec l’école du TNB à partir des écrits de Julian Beck et Judith Malina, on l’a vue également dans un Tchekhov d’ Eric Lacascade, et puis elle a commencé à mettre en scène. En 2021, avec une large distribution, elle avait monté Ivres d’après Les enivrés d’Ivan Viripaev, spectacle qui a eu une vie trop courte, victime comme d’autres du Covid. Espérons qu’il renaisse un jour. Quant à l’actrice Noémie Gantier, formée à l’école du Théâtre du Nord, on l’a vue dans plusieurs spectacles de Julien Gosselin et de Tiphaine Raffier, la voici propulsée au devant de la scène dans un rôle écrasant qu’elle tient avec une aisance, une souplesse et une détermination stupéfiantes. Elle se tient, constamment, à la proue d’une distribution, solide et bien mise en rythme à travers la pléiade d’ambiances, où figurent plusieurs acteurs et actrices de Ivres et d’autre venus d’ailleurs, pour n’en citer qu’un, mentionnons l’ancien du Théâtre du Soleil, Serge Nicolas. Ajoutons, pour finir, que La Comédie de Valence, les Célestins de Lyon, structures auprès desquelles Ambre Kahan est artiste associée, ainsi que la MC93 ont soutenu, avec raison et de bout en bout, cette aventure merveilleusement hors normes orchestrée par une metteuse en scène jusque là peu connue. Jean-Pierre Thibaudat Créée à la Comédie de Valence , le spectacle L’art de la joie est au Théâtre des Célestins à Lyon jusqu’au 26 novembre. Il sera du Ier au 10 mars à la MC93 puis le 16 mars à l’ Azimut de d’Antony-Chatenay-Malabry, le 28 mars à l’espace Malraux de Chambéry. Et ailleurs espérons-le. A l’ occasion du prochain centenaire de la naissance de Goliarda Sapienza, le Tripode qui a republié L’art de la joie et différents textes de Sapienza comme ses Carnets ou L’Université de Rebibbia, vient de publier Destins piégés, un ensemble de nouvelles. On peut voir sur Arte un documentaire de Coralie Martin consacré à L’art de la Joie et à Goliarda Sapienza. En mai prochain, paraîtront toujours au Tripode, des correspondances inédites et une première biographie française consacrée à Sapienza. Cette maison d’édition a déjà publié Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue, par Angelo Pellegrino, son dernier compagnon qui eu la joie de voir L’art de la joie publié grace à lui, mais la tristesse que sa compagne soit décédée avant la parution du livre en Italie, puis la magnifique traduction française par Nathalie Castagné et le succès qui s’en suivit en France et allait favoriser la reconnaissance posthume de Goliarda Sapienza dans son pays.
Par Sonya Faure dans Libération - 20 novembre 2023 Inspiré du projet inachevé de savants dans les années 80, Simon Gauchet met en scène avec poésie et humour la folle expédition d’un équipage parti à la recherche de l’Atlantide et de ses propres désirs. Fin des années 80. Un groupe d’universitaires allemands décide d’organiser une expédition maritime pour retrouver la cité engloutie de l’Atlantide, «catastrophe initiale» selon l’anthropologue Dietmar Kamper, à la tête de ce projet à rêver debout. Parmi ces savants prêts à en découdre avec les fantômes, un anthropologue spécialiste des peintures rupestres, ancien prisonnier de guerre, et une historienne de l’art qui s’interroge : faut-il vraiment mettre la main sur ce qui a disparu ou peut-être même jamais existé ? Ne faut-il pas laisser l’Atlantide engloutie dans «son doute et son incertitude» ? A cette quête d’un monde submergé s’ajoute un autre projet. Sur le bateau qui les conduira vers la spectrale Atlantide, les savants de l’équipage devront se raconter, chaque matin, leurs rêves de la nuit. Caverne En 1989, le mur de Berlin tombe, la folle expédition de Dietmar Kamper est annulée. Elle n’aura jamais lieu. Il y a quelques années, la journaliste du Monde Brigitte Salino envoie à la troupe du jeune metteur en scène Simon Gauchet l’interview de Dietmar Kamper, réalisée à l’époque de son extravagant projet. L’article n’a pas fait de bruit. «Il y a des choses qu’on fait dans la vie qui n’ont aucun écho», leur a-t-elle dit. De cette expédition qui n’a été que rêvée, d’un article qui n’a jamais rien changé, Simon Gauchet et Martin Mongin, qui signe le texte de la pièce, prennent vaillamment la suite dans la Grande Marée, sur la scène du théâtre de la Bastille, dans le XIe arrondissement de Paris. C’est brillant, drôle et jamais démonstratif. Il y a un peu de Roberto Bolaño dans cette poursuite d’une quête jamais lancée, sur les traces d’intellectuels un peu vaporeux. Rassembler les tessons de souvenirs, les imaginer s’il le faut. Quand on entre dans la salle, ils sont là avant nous, cinq corps allongés, rêvant sans doute, sur le plateau. Une femme et quatre hommes, de tous les âges, quatre comédiens et un régisseur qui ne quittera pas le plateau, pièce maîtresse du spectacle. La comédienne (Cléa Laizé) écrit à l’eau, à l’éponge sur le mur noir du fond de la scène : «Essaye de te souvenir, ou à défaut invente.» On est là avec eux, la lumière baignant la salle comme la scène. Elle ne s’éteindra que lorsque nous pénétrerons dans la caverne. Car pendant les deux heures que dure la Grande Marée, on traversera ensemble des tempêtes et des déserts de pierres, on plongera dans des grottes sous-marines et dans des tréfonds de nos mémoires. Ironie douce Au XVIe siècle en Italie, des techniciens rompus à la construction maritime étaient chargés de monter les décors des plus grandes scènes, scellant le lien entre la navigation et le théâtre. On y est. Dans la tempête, dans cette «Grande Traversée», le régisseur resté au bord du plateau actionne des poulies amarrées de sacs de sable, et la toile peinte qui fait office de décor s’élève, gonfle comme une voile, s’abaisse et retombe sur les comédiens qu’elle enveloppe pour devenir un gouffre à explorer. Les acteurs, dans leur ironie douce (Cléa Laizé donc, et Gaël Baron, Yann Boudaud, Rémi Fortin), sont tous géniaux. Dans une mise en abîme permanente, ils miment la bataille des Athéniens contre les Atlantes, rejouent l’interview de Dietmar Kamper par Brigitte Salino, tout en retraçant leurs propres recherches pour monter la pièce qu’on est en train de voir – Gaël Baron qui a saisi son personnage de Dietmar Kamper en repérant cette manière très tendre de «se gratouiller la joue gauche», les cours de plongé l’été dernier au club Atlantis Diving, avec un moniteur qui ressemble à Brad Pitt mais «qui n’est pas Brad Pitt». Et si mettre à jour les traces de la catastrophe première pouvait abolir cette fatalité qui veut que l’humanité se précipite toujours vers un autre désastre ? Il est question du rapport Meadows (commandé par le club de Rome et publié en 1972 il est l’un des premiers à alerter sur le réchauffement climatique), de la capacité qu’ont les Allemands à refouler leurs traumatismes, des grands mythes qui fondent notre inconscient collectif, et de nos mythologies intimes. De «la nécessité de s’écrire des généalogies, malgré les trous et les manques». Car les boyaux des grottes qu’ils explorent, ce sont aussi les leurs. Comme les universitaires allemands l’avaient imaginé pour leur grande expédition, à chaque matinée de répétitions, les comédiens se sont raconté leurs rêves de la nuit. Et ont finalement trouvé leur Atlantide au fond des vieilles malles d’un théâtre. «Essaye de te souvenir, ou à défaut invente.» Sur le mur du fond de la scène, les mots écrits à l’eau se sont depuis longtemps effacés. La Grande Marée de Simon Gauchet jusqu’au 24 novembre au théâtre de la Bastille, à Paris. Puis du 28 novembre au 1er décembre au TU-Nantes, les 13 et 14 décembre à La Passerelle de Saint-Brieuc, puis en mai 2024 au Mont-Saint-Michel et au Tangram d’Evreux-Louviers. Légende photo : L'anthropologue Dietmar Kamper Le projet de «la Grande Marée» a été soufflé à Simon Gauchet par la journaliste Brigitte Salino, qui avait interviewé (Photo © Louise Quignon)
Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 16 nov. 2023 Nombre d’artistes qui participent à La Nuit du cirque, dont la cinquième édition a lieu du 17 au 19 novembre, disent leur attachement aux représentations itinérantes.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/16/pour-les-circassiens-un-fort-desir-de-jouer-sous-chapiteau_6200537_3246.html?fbclid=IwAR3UAbG63axGUcU3GEXP-oL1xtYUj-iNfCoO8r_KNgjuqOlX4PNdr74O7Us
Bleu, rouge, jaune. Les codes couleur du cirque claquent sur le ciel bleu. La toile multicolore du nouveau chapiteau du Plongeoir, labellisé Pôle national du cirque, hisse haut le drapeau des arts de la piste. Inauguré en 2022, cet espace permanent, conçu au Mans dans une démarche écologique par l’architecte Christophe Theilmann, sert d’écrin à une arène circulaire, des gradins de 400 places, sous une coupole en bois de 20 mètres de haut. « Il y a un confort de travail, tout en conservant le côté brut, s’enthousiasme Richard Fournier, le directeur. Mais c’est d’abord un lieu de vie, au centre duquel sont donnés des spectacles. » Représentation ou pas, une personne accueille chaque jour les habitants du quartier dans le café. Comme 216 établissements en France, en Allemagne, en Pologne, jusqu’au Burkina Faso et même à Taïwan, le Plongeoir fête, du vendredi 17 au dimanche 19 novembre, la cinquième édition de La Nuit du cirque, organisée par l’association Territoires de cirque. Depuis le premier rendez-vous, en 2019, la « Nuit » s’est multipliée par trois et additionne 275 propositions. Au Plongeoir, samedi 18 novembre, une Pyjama Party, avec dix-sept circassiens et musiciens, sous la houlette du jongleur Johan Swartvagher, rassemblera le public jusqu’au matin. « C’est une traversée sous le signe de la bienveillance, souligne Richard Fournier. Chaque spectateur se verra attribuer un ange gardien. » Entre des performances et des ateliers en tête à tête avec un artiste, un boulanger pétrira et cuira la pâte à pain en direct pour le petit déjeuner. Le Plongeoir appartient au réseau des quatorze Pôles nationaux du cirque, dont l’une des missions est de soutenir dans un espace dédié les spectacles sous chapiteau. « Défendre l’écriture circulaire sous chapiteau est crucial actuellement, affirme Richard Fournier. De plus en plus de jeunes artistes sortent des écoles supérieures avec des pièces en solo ou en duo imaginées pour des salles “en frontal”. Si l’on continue comme ça, ce qui fonde le cirque risque de disparaître. » Ajouter à vos sélectionsAjouter à vos sélections Menace sérieuse Ce cri d’alarme trouve un écho chez nombre de professionnels du cirque contemporain. Codirecteur de L’Azimut, à Antony (Hauts-de-Seine), Marc Jeancourt confirme : « Les dernières troupes issues du Centre national des arts du cirque [à Châlons-en-Champagne] qui ont acheté un chapiteau sont AOC et Galapiat, et c’était il y a plus de dix ans. La réalité du chapiteau semble déconnectée de l’enseignement. Les jeunes n’ont plus les moyens de rêver du chapiteau et ne créent plus de grandes formes circulaires. » Conséquence directe : les programmateurs font appel aux compagnies australiennes et québécoises lorsqu’ils ont envie d’une production d’envergure. Ce qui n’empêche pas les enseignes historiques françaises comme Rasposo, Trottola ou Aïtal de tourner beaucoup. Si la menace est sérieuse, la situation n’est pas si sombre. A la tête du festival Village de cirque, à Paris, Marie Chapoullié et Rémy Bovis fêtent, en septembre, les 20 ans de cette manifestation qui investit la pelouse de Reuilly avec quatre chapiteaux pour « revendiquer ce lieu essentiel de liberté et de mixité sociale ». Une centaine de toiles de compagnies de cirque contemporain sont sur les routes. « On note même, depuis six ans, un nouvel engouement pour le chapiteau », insiste Yannis Jean, délégué général du Syndicat des cirques et compagnies de création, qui rassemble 250 adhérents. Dans le même élan, l’apparition de chapiteaux insolites donne un coup de fouet à l’imagerie traditionnelle. Une yourte kirghize abrite Lulu Koren ; un silo, Boris Gibé ; le camion-théâtre du magicien Yann Frisch se balade partout, comme le chapiteau gonflable de la compagnie Ea Eo. Le rêve de chapiteau n’est pas une mince affaire. Une toile coûte entre 30 000 et 300 000 euros. Elle entraîne une économie et un mode de vie sans concession. Dans le spectacle Carmen n’est pas un opéra !, La Famille Morallès raconte cinquante ans de hauts et de bas sous la toile. Sylvie Delaire, 62 ans, a commencé le trapèze enfant dans le cirque familial, qui a fait faillite en 1983. Après différents contrats, elle a racheté en 2022 un petit chapiteau avec son mari, Bernard Delaire, qui l’accompagne sur la piste, dans la mise en scène de Jean Charmillot. « On est repartis sur les routes en réduisant tout au maximum, indique-t-elle. On a un camion et trois caravanes. C’est compliqué, l’itinérance, mais c’est ma vie, et je ne peux pas l’imaginer autrement. » Cette passion emporte également Maël Tortel, équilibriste, qui a fondé le Cirque Pardi ! en 2011. Pour maintenir à flot sa troupe de vingt-cinq personnes (dont quinze acrobates, six enfants, une institutrice, une cuisinière) et le spectacle Low Cost Paradise, il navigue entre contrats avec des lieux labellisés et autoproduction. « Pour avoir des tournées cohérentes, d’un point de vue financier et humain, je profite des trous du planning pour démarcher moi-même les mairies et nous installer dans des endroits non institutionnels, explique-t-il. Et là, on fait tout nous-mêmes : l’affichage, la billetterie… » Cet aspect tout-terrain, le collectif Cirque Queer commence à l’expérimenter. Depuis 2021, ces treize artistes et techniciennes croient dur comme fer dans le chapiteau. « Nous avions envie d’un refuge, d’une maison à nous, précise Marthe, acrobate. Nous voulions aussi nous affranchir de la dépendance des salles. Le chapiteau porte notre vision esthétique et politique, où peuvent s’entrechoquer le populaire, le familial et la désinvisibilisation des personnes queer. » Un enjeu majeur mis en scène dans Le Premier Artifice, entre cirque et freak show. Le chapiteau, une salle de représentation à l’empreinte carbone compétitive Une réflexion est menée au ministère de la culture pour étendre l’usage de cette salle éphémère à d’autres formes de spectacle vivant. Par Rosita Boisseau https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/16/le-chapiteau-une-salle-de-representation-a-l-empreinte-carbone-competitive_6200543_3246.html
Le chapiteau, outil écologiquement viable ? En dépit de sa mauvaise réputation de passoire thermique, le chapiteau commence à faire parler de lui positivement dans le contexte de crise actuel. « Si l’on approfondit la question de son fonctionnement en le comparant avec celui des salles de spectacle, il n’a besoin d’être chauffé qu’une heure avant la représentation et pendant, ce qui n’est pas le cas des théâtres, analyse Marc Jeancourt, de L’Azimut, à Antony (Hauts-de-Seine). Par ailleurs, il se pose en milieu rural et en périphérie, et il est, comme on dit, en “circuit court” : le public n’a pas besoin de prendre sa voiture pour y venir. » Ces différents aspects stimulent les réflexions des acteurs du spectacle vivant. Dans le cadre du dispositif Mieux produire, mieux diffuser, engagé par le ministère de la culture, les problématiques du chapiteau sont auscultées sous tous les angles. Un « plan chapiteaux » pour « mettre en œuvre 100 salles de spectacle sur le territoire » est sur la table. « C’est un projet culturel itinérant au service de la diversité des territoires et des habitants, précise Yannis Jean, délégué général du Syndicat des cirques et compagnies de création. Le chapiteau peut être hypercompétitif. Il peut accueillir des résidences longues d’artistes et offre de nouvelles capacités de diffusion. Il est aussi un outil proche des gens de tous les milieux. Et, lorsqu’on sait que 85 % des Français ne franchissent pas la porte d’un théâtre au moins une fois par an… Par ailleurs, si on l’installe dans un parc, par exemple, le terrain est ensuite rendu à son état initial. » Implanter cent chapiteaux (en moyenne un par département) coûterait 5 millions d’euros annuels pour couvrir les coûts de montage et de démontage. Ces enjeux, et plus précisément celui de l’empreinte carbone, sont au cœur de l’opération « Vers un éphémère durable », collaboration innovante pour la décarbonation du chauffage des structures itinérantes, portée, à partir de janvier 2024 et pendant trois ans, par le Centre international des arts en mouvement (CIAM), à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Leur proposition a été retenue dans le cadre de l’appel à projets Alternatives vertes dans les industries culturelles et créatives, de France 2030. Elle a été exposée en juin, lors d’une réunion des volets culture de France 2030, devant la ministre de la culture, Rima Abdul Malak. « Il s’agit de trouver une solution concrète pour décarboner le chauffage des structures éphémères comme les chapiteaux, qui sont aujourd’hui majoritairement chauffés au fioul, résume Chloé Béron, directrice du CIAM. Pourquoi continuer à présenter des œuvres dans ces passoires thermiques ? Pourquoi le chapiteau peut-il être considéré comme durable par essence ? Cela apparaît contre-intuitif, mais sa capacité à s’implanter n’importe où et à n’avoir une empreinte écologique que pendant un temps d’usage réduit peut être une source d’inspiration au-delà de son secteur. » La Nuit du cirque, du 17 au 19 novembre. Lanuitducirque.com Rosita Boisseau (Le Mans)
« RIEN NE ME SEPARE DE LA MERDE QUI M'ENTOURE » de VIRGINIE DESPENTES HYBRIDES & COMPAGNIE ET OÙ SOMMES NOUS 22 NOV > 26 NOV MERCREDI AU SAMEDI I 21H DIMANCHE 17H
« Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure » un spectacle adapté du texte inédit de Virginie Despentes lu le 16 octobre 2020 à la veille du couvre-feu en France. Un manifeste opératique et théâtral, utopique et dystopique, joué, slamé, chanté, dansé, incarné par des figures cauchemardesques et féériques pour porter cette parole incandescente et pleine d’espoir qui développe l’idée que nous sommes tous.tes relié.es et que rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure. Un quatuor d’artistes multidisciplinaires qui s’emparent de ce matériaux brûlant, enjoué et rebelle dans une performance musicale engagée pour donner à voir et à entendre une transformation des relations humaines à travers la douceur et la bienveillance. Pour développer de nouveaux corps collectifs révolutionnaires, pour réenchanter le monde et nous débarrasser de l’emprise tutélaire du patriarcat qui nous opprime.
Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure Un texte de Virginie Despentes
Mise en scène Véronique Ros de la Grange
Musique Furioza et Béatrice Graf
Avec Furioza, Béatrice Graf, Jacques Michel, Véronique Ros de la Grange
Collaboration artistique Jacques Michel
Scénographie Karim Baghriche
Lumière Yoann Tivoli
Maquillage-Coiffure Françoise Chaumayrac
Costumes Emilie Revel, Julie Delieutraz, Furioza, VRDLG
Diffusion Julie R’Bibo
Régie Générale et son Jean François Domingues
Régie lumière Chloé Roger
Relations publiques Valérie Leuba
Merci à Céline Goormaghtigh
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 17 nov. 2023 Du livre de la romancière sicilienne sur l’émancipation, la metteuse en scène tire un spectacle d’une maîtrise époustouflante, à voir aux Célestins à Lyon, jusqu’au 26 novembre, puis à la MC93 de Bobigny.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/17/ambre-kahan-s-empare-de-l-art-de-la-joie-et-le-monde-de-goliarda-sapienza-deferle-sur-le-plateau_6200777_3246.html
Neuf ans consacrés à l’écriture d’un livre (de 1967 à 1976), deux de plus passés à le corriger, vingt autres à encaisser les refus d’éditeurs italiens : la romancière sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996) meurt avant de voir son manuscrit vendu en librairie. Il faut l’acharnement de son mari, Angelo Maria Pellegrino, qui publie le texte dans son intégralité en 1998, pour que L’Art de la joie rencontre enfin ses lecteurs. Traduit en France en 2005 par Nathalie Castagné pour les éditions Viviane Hamy, ce monument de la littérature contemporaine laisse pantois : déroulée sur plus de six cents pages, de son enfance à sa vieillesse, la vie de l’héroïne, Modesta, est un modèle d’émancipation sociale, sexuelle, intellectuelle et féministe. Alors que s’approche le centenaire de sa naissance, et qu’un documentaire de Coralie Martin (Désir et rébellion, diffusé sur Arte.tv jusqu’au 6 mai 2024) lui rend hommage, Goliarda Sapienza fait son entrée au théâtre par la grande porte. Celle qui mène à un spectacle de très haute volée mis en scène par une artiste de 38 ans : Ambre Kahan. Ancienne élève de l’école du Théâtre national de Bretagne, actrice pour Thomas Jolly, Stanislas Nordey, Eric Lacascade ou Simon Delétang, Ambre Kahan a adapté les deux premières parties d’un récit qui en compte quatre. Ce qui donne près de six heures d’une représentation entrecoupée d’un seul entracte. L’artiste prévoit de raccourcir la durée. Pourtant, à l’issue d’un marathon haletant, le public de Valence (où a eu lieu la création) était en liesse. On le comprend : ce spectacle est bluffant. Dans un décor de hauts praticables en forme d’arches qui, déplacés à mains nues, structurent une multiplicité d’espaces (maison, chambre, couvent, terrasse, escalier, jardin, etc.), Ambre Kahan fait preuve d’une maîtrise époustouflante de la mise en scène. Images, sons, musiques, lumières, direction d’acteurs : pas une fausse note ne perturbe le cours de sa représentation. Elle s’écoule, accélère, ralentit, s’attarde sur un détail avant de repartir de l’avant. Il n’y a pas de vidéos et pas d’effets spéciaux. Aucune de ces modernités technologiques qui servent souvent de cache-misère. Le théâtre existe pour ce qu’il est : un art et un artisanat qui produit des miracles avec trois fois rien : un rideau rouge qui chute à la verticale, des pas qui foulent un sol de sable doré, une femme qui prend un bain derrière des voilages blancs. Les ambiances fluctuent. On pense aux univers de Tchekhov et d’Ibsen, à la sensualité de L’Amant de lady Chatterley, de D. H. Lawrence. Cette confiance dans l’éloquence de la scénographie rappelle le geste exubérant de Thomas Jolly. Sauf qu’ici une femme signe la mise en scène, ce qui est loin d’être anodin. Tour de force Treize formidables comédiens donnent corps à trente-deux personnages. Des hommes jouent des femmes. Des jeunes incarnent des vieillards. Le monde né sous la plume de Goliarda Sapienza déferle sur le plateau. Valse des lieux en première partie, fixité du décor pour la seconde. Ambre Kahan bascule des fondus enchaînés aux plans arrêtés qui font le net sur la société sicilienne des années 1900 : miséreux et puissants, religieuses et prostituées, intellectuels et militaires, réactionnaires et progressistes. Le quotidien des héros trépigne ou s’alanguit, au rythme d’un XXe siècle guetté par le bruit des bottes et des bombes. La première guerre mondiale menace. Au centre des tempêtes individuelles et collective, Modesta se tient droite. « Et voyez, me voici à 4-5 ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux » : debout, derrière un pupitre, Noémie Gantier lit les premières lignes de L’Art de la joie. Cette comédienne (vue à plusieurs reprises dans les créations de Julien Gosselin) ne quittera plus jamais le plateau dans les heures qui suivront. Un tour de force qui resterait à l’état de performance si l’actrice ne mûrissait pas avec Modesta, épousant le moindre de ses faits et gestes, mais absorbant surtout, à la manière d’une sœur d’armes, son besoin viscéral de liberté. La métempsycose est totale : on oublie l’interprète pour ne plus voir que l’héroïne. Née pauvre, violée enfant, Modesta est inaliénable et scandaleuse : elle regarde le feu détruire la maison familiale, où vivent sa mère et sa sœur handicapée mentale. Elle provoque la chute mortelle d’une religieuse dans un couvent où elle est hébergée. Elle laisse s’étouffer une vieille princesse qui l’a prise sous son aile et lui confie les clés de sa fortune. Elle aime la caresse des femmes et cherche le plaisir dans les bras masculins. Elle devient la riche patronne d’un domaine princier. Elle enfante. Elle avorte. Elle joue du piano, lit, se cultive, se bâtit une conscience politique. Elle ne s’excuse de rien et ne s’encombre d’aucun tabou. Elle ne parle pas la langue de la morale. Son seul maître est le désir. Son expérience de la vie est vorace. Elle est décuplée par l’ici et maintenant du théâtre qui nous place devant l’évidence : un être humain se constitue à vue, sous nos yeux. A mi-parcours, Modesta se fige : « Beaucoup de mots mentaient. Ils mentaient presque tous. » Elle a compris le cadenas qu’est une langue enseignée par la famille, la religion, la société, les hommes, induite par les morales, les idéologies et les conventions. Elle entrevoit la tâche qui l’attend : se débarrasser des mots qui aliènent, « les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation ». Ambre Kahan prend l’autrice au pied de la lettre. Mais elle élève sa représentation au-dessus d’une lecture littérale en irisant ce brûlot écrit au XXe siècle de son regard contemporain. Ce n’est pas un hasard si la metteuse en scène élabore avec soin de magnifiques scènes érotiques tout en n’occultant rien de la douleur physique subie lors d’un accouchement. Son spectacle est celui d’une femme qui ne travestit pas le féminin à grand renfort de clichés passéistes. Une femme qui sait que dévoiler l’intime, c’est faire acte politique. Ce qui était aussi le but de Goliarda Sapienza. L’Art de la joie, d’après Goliarda Sapienza, adaptation et mise en scène d’Ambre Kahan. Les Célestins, Lyon 2e. Du 17 au 26 novembre. Theatredescelestins.com ; du 1er au 10 mars 2024 à la MC93 de Bobigny. MC93.com Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Serge Nicolaï et Noémie Gantier dans « L’Art de la joie », mise en scène d’Ambre Kahan, aux Célestins, à Lyon, en novembre 2023. MATTHIEU SANDJIVY/THÉÂTRE DES CÉLESTINS
Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog - 14 nov. 2023 « La nuit c’est comme ça » est le nouveau « poème improvisé » de l’actrice Marie Payen. Une errance nocturne, accompagnée en scène par un batteur ainsi qu’un éclairagiste, et hantée par des ombres. Une inclassable rave de mots et de lueurs. Au centre du plateau de la petite scène du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, un tas de nippes. Prennent place : à gauche de la scène, le musicien et batteur Raphaël Chassin, à droite l’éclairagiste Hervé Audibert, chacun devant ses instruments. Elle, l’actrice, Marie Payen, mi déesse mi SDF, follement vagabonde, arrive par le fond obscur de la scène, du noir, de la nuit, du remugle. Ce qui va suivre s’improvise, de soir en soir ; à partir d’une écriture que l’actrice qualifie de « très particulière » puisque « sans papier ni publication » et chaque soir « remise sur l’établi ». Pas d’histoire construite donc mais une actrice qui, s’apprêtant à se lancer sans filet dans son « poème improvisé », intrigue autant qu’elle attire comme une prophétesse. La voici qui, s’approchant du tas de nippes, adosse à ses épaules une sorte de traîne informe, mi manteau de reine, mi haillon de mendiante. La suite, une heure durant, varie au soir le soir, c’est tous les soirs qu’elle improvise. A la fin, les trois, ensemble, viennent saluer le public. Marie Payen a eu une long et beau parcours d’actrice après ses années à l’école du TNS, avec des auteurs, des metteurs en scène comme Jean-François Peyret, Michel Deutsch , Chantal Morel et bien d’autres, elle a fait un bout de chemin avec la défunte compagnie Sentimental bourreau. Depuis bientôt dix ans, elle signe des spectacles très personnelles. JebRrûlE en 2014 et quatre ans plus tard Perdre le Nord (lire ici), ce dernier autour de jeunes exilés étrangers et sans papier ( sujet qu’elle connaît bien pour être très active dans diverses associations) et aujourd’hui La nuit c’est comme ça à partir de ses rencontres de rue avec des clochards, des errants, des fous. Julie Deliquet, directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis qui l’avait distribuée dans Welfare (où elle avait retrouvé Évelyne Didi qui avec le regretté André Wilms, avaient contribué à la former l’école de Strasbourg), accueille et coproduit ce nouveau « poème improvisé ». Leila Adham, dramaturge, auteure d’une thèse sur la figure du fantôme dans Hamlet, accompagne Marie Payen dans ses créations personnelles, improvisées devant elle avant de l’être devant le public. Ce que j’ai vu et entendu une heure durant avec le public d’un soir au TGP, vous ne le verrez ni ne l’entendrez un autre soir, n’en disons donc rien. En revanche, comme Marie Payen l’explique dans le programme, cette nouvelle aventure , que l’on pressent nourries d’écritures fondatrices comme celle d’Artaud ou de Beckett, et qui est redevable à de metteurs en scène qui l’ont marquée comme Klaus Michael Grüber ou Matthias Langhoff, de phares comme les Grecs et Shakespeare, s’appuie, plus directement, sur des rencontres avec des anonymes, et, particulièrement pour La nuit c’est comme ça, avec des déviants, des fous. Et l’irrécupérable Marie Payen de préciser : « Aujourd’hui, les images les plus belles et les plus sincères, sont immédiatement récupérées par le régime du marché. Donc mon travail consiste à produire quelque chose qui sera difficile à transformer en marchandise ». Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis du lun au ven sf lar 20h, sam 18h, dim 15h30, jusqu’au 17 nov. Le spectacle se donnera aux Plateaux sauvages du 22 au 30 avril.
Propos recueillis par Anne Diatkine - Libération - 13 nov. 2023 Israélien, militant de la paix, en exil en France pour pouvoir continuer à travailler, Yuval Rozman présente sa pièce «Ahouvi» («Mon amour») au théâtre du Rond-Point. Il reste sonné et déchiré par les massacres du 7 octobre, la riposte israélienne, la montée de l’antisémitisme. «Libération» l’a rencontré à Paris. Une Israélienne partie vivre à Paris, un mâle alpha français qui chante comme dans un vieux show télévisé, un chien somptueux, le tout sur un plateau blanc qui ressemble à un ring. Les spectateurs, constamment éclairés, sont disposés des quatre côtés de la scène. Tamar et Virgile se sont rencontrés par le biais d’une appli, Tamar voulait juste «faire l’amour et prendre les événements de manière plus légère», ils sont tombés amoureux, personne n’est à l’abri. La pièce les attrape cinq ans plus tard quand leur amour a fondu et les voici qui nous prennent à témoin de la dissolution de leur couple. Elle, Tamar, jouée par Stéphanie Aflalo, merveilleuse actrice, est plus dense et sympathique que lui peut-être parce qu’elle est perçue de l’intérieur par Yuval Rozman, 39 ans, yeux clairs intenses qui s’embrument à plusieurs reprises pendant l’entretien. Il signe ici le troisième volet de sa quadrilogie qui questionne l’identité israélienne et la judéité. Mais Ahouvi – «mon amour» en hébreu – jusqu’au 25 novembre au Rond-Point, est le volet qui traite le moins de la question israélo-palestinienne. Tamar, alter ego féminin du metteur en scène, est lente et oublieuse, elle s’exprime avec ses mains, rit beaucoup notamment lorsque son chien, toujours présent au plateau, exprime une affection débordante à un spectateur au premier rang. Impatient et violent, Virgile ne cesse de présenter ses excuses, ce qui ne l’empêche en rien de réitérer. Il y a des scènes formidablement réussies dans Ahouvi, bien que «le spectacle s’étire un peu comme un vieux chewing-gum qui a perdu son goût», nous glisse Yuval Rozman. Face à une telle hyperbole, il nous reste à donner l’exemple d’une scène parfaite : celle de la distribution d’un cadeau déceptif qui se révèle une vraie surprise dans un monologue plein de suspens. On rencontre Yuval Rozman au lendemain de sa première parisienne. Il exprime son malaise d’être ici à Paris à représenter une comédie sur la tragédie du quotidien, alors que sa place pourrait être «là-bas» auprès de sa famille et ses amis israéliens et palestiniens. «A Tel-Aviv, il y a tous les jours des manifestations immenses pour que le gouvernement n’oublie pas les otages mais le mot “paix” est devenu un mot indicible, presque obscène», constate-t-il. Entretien. Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé en France il y a onze ans ? Je travaillais avec des acteurs et scénographes palestiniens, on avait monté une compagnie mixte. Avec l’arrivée de Nétanyahou au pouvoir, et sa ministre de la Culture Miri Regev, il me devenait de plus en plus difficile de poursuivre mes projets. La censure la plus sommaire resurgissait. Par exemple, et c’était nouveau, la nudité était interdite sur les plateaux. J’étais proche de l’acteur palestinien Mohammad Bakri avec qui j’ai monté Cabaret Voltaire qui mettait en cause Nétanyahou, l’occupation des territoires palestiniens, et l’instrumentalisation de la Shoah à des fins politiques. Comme je refusais de jouer dans les colonies, les subventions m’ont été coupées. Mes acteurs palestiniens ne parvenaient plus à traverser les check-points en Cisjordanie. En 2013, Marseille est devenue la capitale de la culture et j’ai saisi cette occasion. Tout d’un coup, en France, je me sentais moins seul artistiquement et politiquement. Il était possible d’échanger sur le conflit israélo-palestinien sans qu’on vous somme de choisir un camp, sans être traité de traître à son pays. C’est moins vrai aujourd’hui. J’ai un conflit intérieur avec la notion de traître vis-à-vis d’Israël, à laquelle je suis si vite assigné. J’aime Israël, j’ai du désir pour ce pays. J’ai tout à fait conscience que s’il n’y avait pas le Dôme de fer, il serait en partie détruit. Vos cousines, vos neveux et nièces ont été assaillis dans le kibboutz de Kfar Aza, près de la frontière. Certains de vos amis sont morts le 7 octobre à la rave party… Comment vous sentez-vous ? En état de choc. Tout mon travail tourne autour de la critique d’Israël, mais c’est extrêmement important de condamner le Hamas en tant qu’organisation terroriste. J’ai reçu immédiatement plein de messages de mes amis palestiniens. C’est en France, paradoxalement, que certains de mes amis de gauche ou intellectuels se sont découverts incapables de condamner explicitement les actes monstrueux du Hamas. C’est la première fois de ma vie que j’efface des amis sur les réseaux sociaux pour ne plus recevoir leurs réactions. Vous dites que le mot paix est devenu imprononçable. Etait-il prononçable avant le 7 octobre ? Je le crois. Pendant quarante-trois semaines, environ 500 000 personnes étaient dans la rue tous les samedis pour protester contre la réforme judiciaire voulue par Nétanyahou. Des Israéliens, des Arabes israéliens, des gens de gauche, mais aussi de droite, des religieux… Il y avait un espoir. L’espoir que ce fou de Nétanyahou rentre chez lui. Après le 7 octobre, il y a eu un minuscule moment où l’on pouvait encore imaginer que les bombardements massifs et indiscriminés sur Gaza ne se poursuivraient pas. Puis que l’armée de terre n’allait tout de même pas pénétrer dans Gaza… Dès que les communications le permettent, j’appelle mes amis palestiniens dont certains ont perdu l’intégralité de leur famille. On pleure ensemble. Je suis de tout cœur avec eux. Comment ne pas être pris d’un sentiment d’inanité en continuant de fabriquer des objets artistiques pendant la guerre ? Ne sont-ils pas essentiels au contraire dans ce moment où la complexité a tellement de mal à s’énoncer ? Ce sont les récits singuliers qui provoquent l’empathie et permettent de sortir d’un antagonisme dévastateur. Ils sont un antidote aux slogans politiques qui détruisent le débat politique. Aujourd’hui, la place est prise par les extrêmes. Bien sûr que certains artistes sont manichéens. Mais les œuvres, les films, les livres qui m’inspirent refusent la dichotomie où il y aurait les bourreaux et les victimes, les gens bien et les monstres. Aujourd’hui, si on condamne les frappes sur Gaza, on est immédiatement accusé de ne pas bannir les crimes du 7 octobre. Mais si on souligne les atrocités du 7 octobre, c’est qu’on est aveugle aux cadavres qui s’entassent de tous côtés sur la bande de Gaza. On ne sort pas de cette alternative stérile. Dans votre dernier spectacle, on est face aux déchirements conjugaux d’une Israélienne et d’un Français… Pourquoi un Français ? Le premier volet de ma quadrilogie, TBM-Tunnel Boring Machine, met en scène une rencontre amoureuse entre un Palestinien et un Israélien, à l’endroit même où j’ai effectué durant deux ans mon service militaire avant de déserter, entachant ainsi à jamais mon identité d’Israélien. TBM est le nom des énormes machines qui servent à creuser les tunnels sous Gaza, travaux qui ont débuté en 2004 après la première Intifada. On appelait ces tunnels «les corridors de la mort». J’ai beaucoup d’amis qui y ont perdu la vie durant leur service militaire. Mais ils étaient aussi le lieu d’intenses rencontres sexuelles entre hommes. La pièce se déroule en une nuit et elle interroge le conflit israélo palestinien à travers une histoire intime, elle imagine ce qu’il adviendrait si l’on pouvait vivre ensemble, car évidemment, l’impossibilité de se déplacer rend le couple impossible. A l’époque, j’avais une relation amoureuse avec un Palestinien, on se voyait où l’on pouvait… Eprouvez-vous la montée de l’antisémitisme dans votre vie quotidienne ? Pour la première fois, j’ai peur. Depuis deux semaines, quand j’envoie des messages en hébreu, je cache mon portable. Quand je parle avec ma mère, je baisse la voix. Je suis troublé par mon propre comportement. Suis-je intoxiqué, trop sensible à ce que rapportent les médias ? A Lyon où l’on jouait The Jewish Hour, le deuxième volet de ma quadrilogie, j’ai reçu des menaces de mort. Il y a eu une enquête. L’intimidation diffusée sur Instagram et Facebook ne provenait pas d’une association propalestinienne comme ça a pu m’arriver, mais d’un juif extrémiste. On a poursuivi la tournée sous protection. En Belgique, à Anvers, il y a quelques jours, l’équipe a refusé de jouer cette pièce caustique sur la société israélienne. Mes interprètes redoutaient un attentat en dépit des policiers belges en civils dans la salle. Le théâtre avait reçu des demandes d’annulation de la part de spectateurs qui refusaient la programmation d’une pièce signée par un juif en cette période. J’ai bien noté qu’ils disaient juif, et non Israélien. On a donc déprogrammé The Jewish hour, mais surtout parce qu’il nous semblait inadéquat aujourd’hui de la représenter. Ça aurait été comme inviter un clown à un enterrement. A la place, j’ai écrit un texte que j’ai lu sur scène. Qu’est-ce qui vous frappe dans le traitement médiatique français du massacre du 7 octobre ? En France, on a très peu parlé des Arabes israéliens tués par le Hamas le 7 octobre, tout comme des Philippins, des Vietnamiens, des Thaïlandais, des Bédouins kidnappés et liquidés dans les champs juste à côté de la rave party. Mais aussi des Polonais venus en Israël pour faire des travaux de terrassement auparavant effectués par des Gazaouis quand ils pouvaient encore passer les check-points. Les tueurs fanatisés - dont beaucoup étaient payés et sous kétamine et qui n’étaient pas tous Palestiniens- ont massacré tous ceux qui étaient sur leur passage. Dans Ahouvi, votre héroïne dit qu’elle veut faire l’amour et éprouver de la légèreté face aux événements. Comment cette phrase résonne pour vous aujourd’hui ? Les morts nous entourent, les cadavres s’entassent. En Israël, tout le monde connaît quelqu’un qui a perdu la vie à la rave party, ou dans les kibboutz ou pris en otage. Mais à Tel-Aviv, les fêtes ont repris comme un geste politique. Plusieurs artistes et des DJ organisent ces événements festifs et payants, dont les gains sont redistribués aux familles endeuillées dans le besoin. Le corps a besoin de s’exprimer, de danser, peut-être encore plus en temps de guerre. Quelle issue selon vous ? Je ne crois pas en la possibilité de deux Etats avec une frontière supposée étanche. Ce serait une paix provisoire. Je continue d’espérer en un seul Etat qui donne un même passeport et les mêmes droits à tous ses citoyens – juifs, chrétiens, musulmans. C’est une utopie ancienne partagée par un petit groupe considéré en Israël comme la gauche extrême. Mais j’y tiens… Pour le dernier volet de la «quadrilogie de ma terre», je travaille avec des ornithologues palestiniens et israéliens. J’essaie de chercher l’espoir, la beauté, la douceur à travers une bande d’oiseaux de différentes espèces. On sera confronté au point de vue des oiseaux qui traversent la beauté folle des paysages de Cisjordanie et se demandent pourquoi les humains ne peuvent en faire autant. Ahouvi, de Yuval Rozman, au Rond-Point jusqu’au 25 novembre Légende photo : Yuval Rozman. (a.a-m/a.a-m)
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