Your new post is loading...
Your new post is loading...
Comment utiliser au mieux la Revue de presse Théâtre
Quelques astuces pour tirer profit de tous les services de la Revue de presse théâtre Les publications les plus récentes se trouvent sur la première page, mais en pages suivantes vous retrouverez d’autres posts qui correspondent aussi à l’actualité artistique ou à vos centres d’intérêt. (Navigation vers les pages suivantes au bas de la page) Les auteurs des articles et les publications avec la date de parution sont systématiquement indiqués. Les articles sont le plus souvent repris intégralement. Chaque « post » est un lien vers le site d’où il est extrait. D’où la possibilité de cliquer sur le titre ou la photo pour lire l’article entier dans son site d’origine . Vous retrouverez la présentation originale de l'article : les titres, les photographies et les vidéos voulues par le site du journal ou l’auteur du blog d’où l’article est cité. Pour suivre régulièrement l’activité de la Revue de presse : vous pouvez vous abonner (bouton bleu turquoise INSCRIPTION GRATUITE ) et, en inscrivant votre adresse e-mail ou votre profil Facebook, recevoir des nouvelles par mail des publications les plus récentes de la Revue de presse Vous pouvez aussi, si vous êtes inscrits sur Facebook, aller sur la page de la revue de presse théâtre à cette adresse : https://www.facebook.com/revuedepressetheatre et vous abonner à cette page pour être tenu à jour des nouvelles publications. sur X (anciennement Twitter), il y a un compte "Revue de presse théâtre" qui propose un lien avec tous ces posts, plus d'autres articles, brèves et nouvelles glanés sur ce réseau social : @PresseTheatre https://twitter.com/PresseTheatre Vous pouvez faire une recherche par mot sur 12 ans de publications de presse et de blogs théâtre, soit en utilisant la liste affichée ci-dessus des mots-clés les plus récurrents , soit en cliquant sur le signe en forme d’étiquette à droite de la barre d’outils - qui est le moteur de recherche de ce blog ("Search in topic") . Cliquer sur le dessin de l'entonnoir (Filtres) et ensuite taper un mot lié à votre recherche. Exemples : « intermittents » (plus d’une centaine d’articles de presse comportant ce mot) « Olivier Py» ( plus de cinquante articles ), Jean-Pierre Thibaudat (plus de cent articles), Comédie-Française (plus de cent articles), Nicolas Bouchaud (plus de cinquante articles), etc. Nous ne lisons pas les "Suggestions" (qui sont le plus souvent jusqu'à présent des invitations, des communiqués de presse ou des blogs auto-promotionnels), donc inutile d'en envoyer, merci ! Bonne navigation sur la Revue de presse théâtre ! Au fait, et ce tableau en trompe-l'oeil qui illustre le blog ? Il s'intitule Escapando de la critica, il date de 1874 et c'est l'oeuvre du peintre catalan Pere Borrel del Caso
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 10, 5:11 AM
|
Par Igor Hansen-Løve dans Les Inrocks - Le 9 septembre 2024 Christian Hecq et Valérie Lesort aux Célestins, le seul en scène de Solal Bouloudnine au Théâtre Lepic ou encore le spectacle de Kurō Tanino au Festival d’automne… Quels spectacles vont faire le mois de septembre ? Notre sélection.
Les Sœurs Hilton, par Christian Hecq et Valérie Lesort Valérie Lesort et Christian Hecq forment un tandem du genre inclassable. Un peu metteur·euses en scène. Un peu magicien·nes. Grand·es créateur·ices d’univers enchanteurs. elle et il sont au théâtre ce qu’est Tim Burton au cinéma ; parfaitement singulier·ères, et immédiatement identifiables. Dans leur dernière création, elle et il mettent en scène l’histoire vraie des sœurs siamoise Hilton, abandonnées à leur naissance, transformées en bête de foire par leur mère adoptive, triomphantes sur les planches de Broadway et sur les écrans de cinéma, avant qu’elles ne sombrent dans l’oubli et la misère. En les plaçant dans un décor de cirque, Valérie Lesort et Christian Hecq traiteront des thèmes de la différence, du handicap et des phénomènes d’emprise. Du 19 au 29 septembre, aux Célestins, Théâtre de Lyon et du 10 octobre au 3 novembre aux Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. La Fin du début, par Solal Bouloudnine Cet excellent comédien reprend son seul en scène au fil duquel il raconte sa découverte de la mort, à travers celle de Michel Berger. Solal Bouloudnine est en quelque sorte l’esprit de Woody Allen dans un corps des Chiens de Navarre (dont il fut l’un des membres). On aime son jusqu’au-boutisme punk, et son humour grinçant. On aime aussi cette autodérision salvatrice propre à l’humour juif, qu’il travaille avec singularité et intelligence. À partir du 23 septembre, au Théâtre Lepic. À Paris, 18e Maître obscur, par Kurō Tanino Retour au Festival d’automne de l’artiste japonais après The Dark Master (2016). Kurō Tanino met en scène des acteur·ices français·es dans un établissement de réadaptation à la vie quotidienne dirigée par une IA solitaire. Cet ancien psychiatre de formation cherche à comprendre comment les machines changent notre comportement, de quelle façon nous nous robotisons à leur contact, et quelle peut être la dimension poétique de cette interaction. Sur le papier, ce projet évoque le film Her de Spike Jonze. On a hâte de découvrir ce huis clos futuriste sur scène. Du 19 septembre au 7 octobre. Au théâtre de Gennevilliers En tournée : les 16 et 17 octobre 2024 au Centre Dramatique National Orléans / Centre-Val de Loire – Les 6, 7 et 8 novembre 2024 à Bonlieu Scène Nationale d’Annecy – Du 5 au 7 février 2025 à la Comédie de Genève Grand-peur et misère du IIIe Reich Rendez-vous à Rennes, pour la dernière création de l’excellente Julie Duclos (Kliniken, Pelléas et Mélisande…), artiste associée au TNB et impliquée dans l’école du théâtre. Dans ce spectacle prochainement programmé à l’Odéon et en tournée dans toute la France, il sera question des répercussions du nazisme sur la vie de gens ordinaires, de 1933 à 1938. Signé Bertolt Brecht, le texte est composé de plusieurs tableaux réalistes : un juge, un couple, des parents… Elle mettra en scène les rapports impossibles entre les êtres sous le fascisme : la paranoïa, le mensonge et la peur. Du 24 au 3 octobre. Au Théâtre National de Bretagne
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 9, 4:03 AM
|
Propos recueillis par Fabienne Pascaud dans Télérama - 9 septembre 2024 Il a ébloui le monde en orchestrant les cérémonies des Jeux de Paris 2024. Alors que la parenthèse olympique se referme, le metteur en scène fait le bilan de deux années de travail fortes en émotions. Quatre cérémonies olympiques durant, il aura étonné, enchanté, rassemblé tous les publics. De Paris, de France, du monde. Magicien d’une démesure généreusement partagée. Comme au théâtre, où monter l’intégrale du Henri VI de Shakespeare en dix-huit heures n’a pas fait peur à Thomas Jolly, 42 ans aujourd’hui. Pour le Centre dramatique d’Angers qu’il dirige jusqu’en 2022, il y ajoute même Richard III, qu’il interprète avec insolence : vingt-quatre heures de spectacle fracassant. Thomas Jolly quittera quand même Angers. Le bosseur inspiré au style tout ensemble ténébreux et flamboyant est trop demandé. Pour la comédie musicale Starmania, pour l’opéra Roméo et Juliette à l’Opéra Bastille. Et vient encore la nomination à la direction artistique des jeux Olympiques ! Il démissionne pour ne pas troubler davantage ses équipes. L’artiste a tous les courages, et pas seulement une énergie passionnée et un imaginaire délirant. Il l’a prouvé cet été. Vous avez fait rayonner les JO. Êtes-vous sportif ? Pas du tout. Pas de sport en salle, pas de piscine. Du ruban, autrefois, ma passion ; mais j’étais le seul garçon. J’avais déjà arrêté la danse enfant, quand j’avais appris que je ne porterais pas de tutu ! Quand j’entends les sportifs parler du geste parfait, de la qualité de la respiration, de la concentration, je vois des points communs avec les acteurs, et une même philosophie. Il ne s’agit pas de prôner la perfection du corps, mais l’épanouissement de l’être au monde. Pourquoi ne ferions-nous pas nous aussi une coupe du monde du spectacle vivant ? Comme au temps des Grecs. Les gradins des JO ressemblent à ceux d’un théâtre. La direction artistique des JO a-t-elle été votre aventure la plus excitante ? La plus dense, la plus vertigineuse, la plus complexe, oui. C’est Thierry Reboul, directeur exécutif de Paris 2024, qui a eu la magnifique idée de la cérémonie d’ouverture sur la Seine, de sortir la suivante des stades où cela se faisait traditionnellement pour mettre les festivités dans la ville, épreuves sportives comprises. En septembre 2022, quand il m’en a proposé la direction artistique, j’ai immédiatement pensé que j’en étais incapable, mais j’ai eu confiance en sa folie. Ce projet démesuré n’avait pas d’équivalent et paraissait irréalisable vu la somme des contraintes climatiques, techniques, patrimoniales, financières, sécuritaires. Bizarrement, je me fais davantage confiance quand je ne maîtrise pas l’aventure au départ. J’aime travailler, et un travail acharné permet toujours de trouver. Avez-vous conçu les quatre cérémonies comme des mises en scène de théâtre ? J’aime raconter des histoires. Dans mes spectacles, je donne toujours une place énorme à la fiction. Le théâtre est le seul art qui donne plus de poids au « croire » qu’au « savoir ». Mais quelle histoire raconter pour ces JO, sachant que nous allions travailler sur la Seine devant des lieux symboliques, Conciergerie, Notre-Dame ou l’Assemblée nationale ? Comme au théâtre, où je pars toujours d’un texte, je me suis vite entouré d’auteurs complémentaires et différents que j’estimais – la scénariste Fanny Herrero, la romancière Leïla Slimani, l’historien Patrick Boucheron et un jeune dramaturge qui a souvent travaillé avec moi, Damien Gabriac. L’essentiel de notre récit devait tourner autour de cette simple thématique : « Bonjour à tous les pays, bienvenue en France, voilà ce que nous sommes. » Mais qu’est-ce que la France ? Emmanuel Macron, qui m’avait reçu à l’Élysée pour me féliciter de ma nomination par le CIO, m’a répondu : « Un récit en perpétuel mouvement dans le grand récit mondial. » Exactement ce que je pensais déjà. Commence alors avec les auteurs la période la plus excitante, la plus libre : l’écriture collective des cérémonies qu’il s’agissait de concevoir globalement sans plaquer de clichés. La pluralité crée de l’unité, c’est une leçon que j’ai tirée des JO : l’adhésion populaire qu’ils ont suscitée vient de là. Selon quelle ligne maîtresse ? Saisir dans chaque cérémonie ce grand « nous » qui nous constitue. S’adresser au plus grand nombre, sans exclure personne : mon obsession depuis que je fais du théâtre. C’est en affirmant nos différences respectives que naîtra en effet la fierté d’appartenir à une collectivité qui les respecte. Comme je le disais en jouant naïvement sur les mots dès la présentation de mon projet au CIO, en août 2022 : « Des Jeux, un nous. » Autrement dit : « Des je, un nous. » La pluralité crée de l’unité, c’est une leçon que j’ai tirée des JO : l’adhésion populaire qu’ils ont suscitée vient de là. « Grâce à votre cérémonie, je me suis enfin senti intégré », ou encore « grâce à votre spectacle, je me suis reconnu », ou « la soirée m’a fait pleurer, je suis fier d’être français »… J’ai reçu des milliers de messages. Cette fierté retrouvée m’a bouleversé, et donne sens à notre métier d’artiste : moins on exclut, mieux on rassemble en profondeur. Avez-vous connu des désaccords lors de l’écriture ? Non. Seul le réel a rendu certaines idées impossibles. Comme la reprise de cette « rue de l’avenir » qui avait enchanté l’Exposition universelle de Paris en 1900 : un tapis roulant de 3,5 kilomètres installé sur un viaduc autour du site avec neuf stations. Impossible aussi, à cause du vent, cette forêt de montgolfières porteuses d’écrans de cinéma au-dessus du jardin des Tuileries. La vasque imaginée par Mathieu Lehanneur l’a remplacée. Des installations de miroirs sous la tour Eiffel, des ballets nautiques dans la Seine ont été aussi irréalisables. Et le survol de la flamme portée par Zinédine Zidane suspendu à un hélicoptère à trop basse altitude au-dessus de Paris – il était OK. Nous avons beaucoup discuté aussi du choix des dix statues de femmes ayant marqué l’histoire de France, d’autant que notre projet initial était de rétablir la parité avec les deux cent soixante statues d’hommes célèbres que compte Paris ! Impossible d’en installer autant… Pourquoi aimez-vous la démesure ? Je m’ennuie si je ne me lance pas de défis. Et j’avoue qu’un théâtre de cinquante places me fait plus peur que la Cour d’honneur du palais des Papes, à Avignon. Dans un espace gigantesque, on n’entend pas tousser, respirer les spectateurs. Enfin, affronter la démesure me rapproche de l’essence même du théâtre : ces tragédies grecques jouées à Athènes devant vingt mille personnes, ce théâtre populaire et politique qu’imagina après guerre Jean Vilar. Je voulais faire revivre cette démesure. Devenir l’artisan, avec toutes les équipes, d’une cérémonie d’ouverture qui aura touché 326 000 spectateurs sur les quais de Paris et 24,4 millions de téléspectateurs en France a été pur vertige. Nous avons même battu le précédent record d’audience télé hexagonal : la finale France / Argentine du Mondial de football 2022 ! Qu’en gardez-vous aujourd’hui ? La sensation d’avoir vécu une expérience artistique que je ne connaîtrai plus. Le bonheur d’avoir perçu dans l’engouement du public une force fédératrice et le désir, la capacité de faire mieux société ensemble. Grâce au spectacle vivant. N’oublions pas que les premières cités grecques ont bâti simultanément un stade et un théâtre. Sport et scène étaient aussi essentiels à la cité. Que s’est-il passé ? Si le sport, plus que le théâtre, s’est adapté à la marchandisation et au capitalisme, on a mesuré aux JO combien le spectacle pouvait fédérer et unir. « Allez au public ! » recommandait Jean Vilar. Après guerre, les pionniers de la décentralisation culturelle ont tout inventé pour le conquérir. Au fil des ans, beaucoup d’entre nous ont hélas considéré que le travail était fait sans imaginer d’autres formes pour s’adapter à la société nouvelle. Je n’ai jamais accédé à mes rêves de la manière que je souhaitais. Et du côté des politiques ? La plupart d’entre eux cherchent à longueur de programmes à définir ce que sont les Français. Or le succès de nos cérémonies a montré que le sentiment d’unité nationale ne renaîtra que si l’on pose d’emblée notre diversité et non une définition restrictive. Voyez la polémique déclenchée par la montée sur le podium de l’athlète voilée marathonienne néerlandaise Sifan Hassan. Sans prendre parti, je trouve bien que son sourire étincelant fasse réfléchir et participe à la circulation des idées. La violence commence quand s’arrête la pensée. Le « bashing » qui a précédé les Jeux vous a-t-il atteint ? Les dénigrements, le « bashing » traversés ont été identiques à Londres en 2012. Tant que rien n’est concret, la magie des JO est difficile à imaginer. Même si le CIO avait annoncé que ceux de Paris révolutionneraient le genre : parité chez les athlètes hommes et femmes, mise en parfait miroir des jeux Olympiques et Paralympiques, fin du déroulement classique des cérémonies, si ennuyeux. D’autant que, pour la première fois, elles étaient organisées au cœur de la cité, passé et présent conjugués sur une Seine dépolluée pour l’occasion. Mais l’ambiance était à la crise sociale, politique surtout après les élections européennes et législatives. Peut-être ce contexte nous a-t-il été favorable. Nous avions tous besoin de retrouver une unité malmenée. À lire aussi : Cérémonie d’ouverture des JO : Thomas Jolly victime de cyberharcèlement, une enquête ouverte Finalement, vous n’aurez jamais pu répéter une cérémonie ? Non, je les ai découvertes en temps réel face à un mur de cinquante écrans dans la salle de commandement, une sorte de régie d’où sont envoyés les top départ des séquences et prises les décisions urgentes avec Thierry Reboul. Je n’ai même pas entendu les réactions du public. J’aurai mis en scène un spectacle vivant sans le vivre. Ni suivre sa réalisation télévisée qu’on me dit décevante, sur laquelle nous avions pourtant tant répété. Mais pas de regret, quand on prépare une fête, le plus important est que les invités s’amusent, tant pis pour celui qui fait les courses, la cuisine et le ménage après. Bien sûr j’avais vu répéter tous les morceaux, mais dans des ateliers. Tout s’est ensuite monté en kit. Certes on avait « l’animatique », la 3D, qui nous permettait de nous balader visuellement partout pour anticiper la mise en scène, mais ça n’a pas empêché les effets de réel. La pluie a annulé la séquence des breakers, skateurs et BMX comme l’évocation de Louis XIV et de Napoléon. Vous en avez pleuré de désespoir ? J’étais hébété. J’ai tout de suite vu que les artistes se surpassaient pour triompher des éléments. La pluie rendait notre travail héroïque. La cantatrice Axelle Saint-Cirel a expliqué qu’elle avait à peine cligné des yeux, une heure durant sur le toit du Grand Palais, pour ne pas faire couler son maquillage. Et tous ces danseurs qui auraient pu glisser. Mais moi, après ces années d’investissement — démission du CDN d’Angers, déménagements à Paris, éloignement de ma famille, de mes amis —, j’ai revu brutalement mon parcours. Avais-je fait les bons choix ? C’est l’émotion qui a provoqué cette réflexion ? J’étais à un moment culminant de ma vie artistique et tout m’était contraire. Comme lorsque je candidatais à l’école du Théâtre national de Bretagne et que ma lettre de candidature avait été égarée. Comme lorsque, sorti de cette école, je fus un des rares à n’être engagé nulle part, forcé de créer ma compagnie à Gaillon. Et toujours échouant, même le succès venu, à diriger les institutions dont je rêvais : Théâtre national de Bretagne, Théâtre national populaire de Villeurbanne, Théâtre national de Strasbourg, Odéon. Je n’ai jamais accédé à mes rêves de la manière que je souhaitais. Je voulais jouer avec le monde, et le monde se jouait de moi. Où trouver ma place ? J’apparais fugitivement en Quasimodo lors de la cérémonie d’ouverture sur les toits de Notre Dame… Rétrospectivement, je remercie la pluie. Non seulement elle nous a reliés dans la difficulté, mais à moi qui veux toujours tout maîtriser, l’existence a rappelé que c’était elle qui décidait. Tant mieux. J’adore être un funambule entre les risques, les aléas. Je fais du théâtre pour travailler au présent, avec le vivant. Aviez-vous imaginé que certaines séquences provoqueraient de tels scandales ? Pas du tout. D’abord, il ne s’agissait pas de Marie-Antoinette, mais d’aristocrates emprisonnées qui vivaient la Révolution française depuis la Conciergerie. Qu’on ait pu penser à une apologie du terrorisme qui a coûté la vie à Samuel Paty m’a consterné. Je voulais juste théâtraliser la Révolution à l’extrême, comme on le faisait au début du XIXe siècle sur le « boulevard du crime », à Paris. En plus, à ce moment-là, sur la façade de la Conciergerie se déchaînait aussi le groupe de death metal Gojira, tandis que Marina Viotti passait sur le bateau symbolisant Paris et sa devise Fluctuat nec mergitur (« Il est battu par les flots mais ne sombre pas ») tout en chantant Carmen et la liberté de l’amour. L’idée était de mélanger les formes, les genres pour témoigner d’un gigantesque bouleversement, d’un peuple acquérant ses droits dans la violence. À lire aussi : Une cérémonie généreuse et insolente, le pari follement réussi de Thomas Jolly Certains ont aussi cru voir une caricature de La Cène de Léonard de Vinci avec des drag-queens. Loin de moi d’y avoir pensé. Je voulais figurer les dieux de l’Olympe, mais un zoom de caméra malencontreux a fixé la scène en banquet alors qu’il s’agissait juste d’un catwalk de défilé de mode. Et qui dit banquet, en France, fait immédiatement référence à la Cène. Quant aux drag-queens, le cabaret, le transformisme font totalement partie de notre culture ! Je ne suis pas un provocateur, je ne l’ai jamais été : je cherche trop à n’exclure quiconque. En plus, comment aurais-je pu faire la satire des chrétiens tout en faisant retentir Notre-Dame ? Ce serait incohérent. On ne peut jamais anticiper la réception des images. Alors que Jeanne d’Arc et la déesse gauloise Sequana confondues étaient censées chevaucher la Seine et porter le drapeau sur ce magnifique cheval d’acier, certains ont vu un cavalier de l’Apocalypse. Vous avez été victime de centaines de menaces homophobes, antisémites sur les réseaux sociaux… Nous sommes plusieurs à en avoir reçu dans l’équipe. Mais je ne veux plus en parler, les messages de remerciements furent plus nombreux. Pourtant j’ai porté plainte. Pour l’exemple. La République doit protéger tous ses enfants et personne ne doit tolérer d’être harcelé par les ouvriers du chaos. Traité de pédale quand j’ignorais même ce que cela signifiait, je l’ai trop été durant toute ma petite enfance. Quelles qualités faut-il pour être directeur artistique ? De l’obstination, du flair pour recruter sa garde rapprochée et ses équipes, de la combativité. Avez-vous subi des pressions du président de la République, de la maire de Paris ou des grands sponsors ? Aucune. Je ne dépendais de toute façon que du CIO. L’art peut créer de l’unité dans la diversité. Mais une fois cela posé, que fait-on maintenant ? Emmanuel Macron avait évoqué Aya Nakamura. C’était mon choix premier, et elle chante Aznavour — et non pas Piaf comme il le souhaitait. J’admire depuis toujours son travail sur la langue française. Pour moi, elle va chercher ses mots dans les profondeurs de l’imaginaire et allie à son dialecte malien à la fois Pierre Guyotat et Valère Novarina. Voilà pourquoi je voulais la faire sortir de l’Institut de France et rencontrer la Garde républicaine, autre symbole de notre pays. J’ai adoré cette séquence. Finalement, que vous restera-t-il des JO ? Un grand apaisement. Le spectacle a permis aux gens de se sentir vivants et ils ont trouvé ça beau de se sentir vivants ensemble, en même temps. Preuve que la culture peut faire nation en donnant sa place à chacun. Ce constat est merveilleux pour nous les artistes. L’art peut créer de l’unité dans la diversité. Mais une fois cela posé, que fait-on maintenant ? Et vous, que faites-vous ? Rachida Dati comme Anne Hidalgo m’ont fait de magnifiques propositions que je ne vous dirai pas. Moi, j’ai aussi fait une contre-proposition. Et peut-être vais-je me lancer dans un livre. J’ai besoin de partir en vacances et de digérer l’héritage immatériel des JO. Le succès comme la lumière sont souvent difficiles à vivre. Même si, depuis longtemps, j’ai appris à m’en passer. On garde la vasque sur les Tuileries ? Non ! La beauté du spectacle vivant, c’est l’éphémère. Lui seul permet d’entrer dans la légende, d’être sacralisé. À l’image de tous ces spectateurs qui se taisaient quand s’élevait dans le ciel la vasque olympique. Pareil silence ne se reproduira plus si ce moment devient quotidien. Je sais maintenant que la pluie a rendu la cérémonie bien plus belle. Propos recueillis par Fabienne Pascaud / Télérama Thomas Jolly en quelques dates 1982 Naissance à Rouen. 2006 Crée La Compagnie Piccola Familia. 2014 Henri VI, de Shakespeare. 2018 Thyeste, de Sénèque, à Avignon. 2020-2022 Dirige le Centre dramatique national d’Angers. 2022 Directeur artistique des cérémonies des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024. Starmania, de Michel Berger et Luc Plamondon, à La Seine musicale. 2023 Roméo et Juliette, de Charles Gounod, à l’Opéra Bastille. Légende photo : Thomas Jolly dans le jardin des Tuileries (domaine du musée du Louvre, à Paris), auprès de « Thésée combattant le Minotaure », de Jules Ramey. Photo Jean-François Robert pour Télérama
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 6, 6:39 PM
|
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 6 septembre 2024 Dans un décor aux airs de laboratoire, Roland Auzet met en scène l’histoire fictive d’un faiseur de tsar du XXIᵉ siècle qui nous entraîne dans les arcanes du fascisme. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/09/06/le-mage-du-kremlin-une-plongee-glacante-au-c-ur-du-pouvoir-russe_6305788_3246.html
La Russie n’est pas un pays où il fait bon vivre, ainsi que le suggère la mise en scène glacée du Mage du Kremlin par Roland Auzet. Librement adapté du roman de Giuliano da Empoli (Gallimard), dont la sortie, en avril 2022, avait été saluée par le Grand Prix du roman de l’Académie française, ce spectacle ouvre par une note de franche gravité la saison de la Scala Paris. Presque deux heures d’une représentation qui se veut sérieuse sur l’état politique délétère de la Russie contemporaine. L’analyse du régime poutinien, sa dimension fasciste, ses épigones dispersés un peu partout dans le monde : le projet n’incite pas à la légèreté, alors que bien des autocrates se tiennent en embuscade de part et d’autre de l’Europe. On sourit d’autant moins que la mise en scène use et abuse d’artifices vidéastes et sonores pour amplifier la portée dramatique du propos. Le spectacle s’inscrit dans un dispositif impressionnant de froides vidéos, de lumières aveuglantes ou de projections stroboscopiques agressives. Une scénographie dont la force de frappe visuelle prend avec autorité le public en otage. L’image ne se fait pas discrète, alors même que les mots dits par les comédiens se dérobent à la compréhension. Or des mots, il y en a beaucoup qui déferlent en français, voire s’éructent en russe (pas toujours traduit), sur le plateau de la Scala. Des torrents de phrases qui ne parviennent pas à s’émanciper de leur matrice littéraire. Enigme insondable Le style de Giuliano da Empoli, qui flambe à l’écrit, alourdit à l’oral la profération des acteurs. Pourtant équipés de micros HF, et dirigés sur scène comme s’ils jouaient un épisode de série télé, ils doivent braver de tortueuses logorrhées et courent derrière les points finaux en quête d’oxygène. Pour certains, cette traversée relève d’un infernal marathon. Ce qui n’aide pas à saisir la portée des discours théoriques énoncés sur la Russie d’hier et d’aujourd’hui. Mais il serait injuste d’imputer aux seuls interprètes les difficultés d’approche que pose le texte. Le problème est plus vaste. Sommes-nous, en effet, capables d’appréhender en deux heures la nature profonde d’un pays dont l’histoire passée ou actuelle nous est étrangère ? Tsarisme, communisme, URSS, perestroïka et pour finir Vladimir Poutine : qu’il évolue en démocratie ou subisse la dictature, le peuple russe tient, mais, courbé ou debout, il ne se laisse pas facilement décrypter. L’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch a eu beau livrer un portrait édifiant de la Russie post-soviétique dans son livre La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013), sa réalité reste une énigme insondable. C’est cette énigme que soulève le roman de Giulano da Empoli et que relaie, au risque de s’y engloutir, le spectacle. Voici donc l’histoire fictive d’un faiseur de tsar du XXIe siècle. Il s’appelle Vadim Baranov. L’homme n’a pas existé. Le romancier lui a inventé une biographie, des convictions et des reniements. Mais il aurait pu être l’un de ces oligarques qui, en 2000, une fois actée la chute de Boris Eltsine, ont propulsé Poutine du KGB au Kremlin, l’ont installé à la présidence, l’ont fabriqué à leur idée avant de comprendre que leur créature s’était émancipée et qu’ils avaient perdu le contrôle pour de bon. Strates cadenassées du pouvoir Découpé en trois périodes, le temps présent encadrant un flash-back vers les années 2000, le spectacle convoque les souvenirs de Vadim Baranov, qu’incarne, avec un sens aigu du tragique, le comédien Philippe Girard. Sur un parquet d’un noir luisant où s’exhibe, entre canapés chics, tables basses et piano demi-queue, le salon feutré des élites, la foule des protagonistes surgit. Journalistes, horde de motards à la solde du chef (les Loups de la nuit), écrivain (Edouard Limonov), chef de la milice Wagner (Evgueni Prigojine), ou encore milliardaire affairiste (Boris Berezovsky, à qui l’acteur Hervé Pierre prête sa bonhomie en trompe-l’œil). Tous ont été (ou sont encore) complices du régime. Certains (dont Berezovsky) ont basculé dans l’opposition. Et sont morts. Suicide, assassinat, maladie, on ne sait pas. Le Mage du Kremlin entraîne ainsi le lecteur dans les strates cadenassées d’un pouvoir dont Poutine seul détient les clés, tandis qu’autour de lui ses sbires sèment le chaos en Ukraine ou ailleurs. On comprend l’envie de Roland Auzet d’en découdre au théâtre avec de telles figures et, au-delà, de donner corps aux processus du fascisme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le décor aseptisé a des airs de laboratoire où les âmes seraient disséquées. Pas un hasard non plus si les acteurs prennent lourdement le public à partie en le scrutant dans le blanc des yeux pour faire passer le message : plus personne n’est à l’abri du danger (on s’en doutait un peu). Mais cette mise en scène se heurte surtout à une sorte d’aporie. Comment glisser de l’humain dans un contexte où cet humain n’est qu’une variable d’ajustement ? Comment créer, sur scène, le sentiment de la vie, quand le sujet même du propos est la négation de l’individu ? Ce paradoxe-là n’est pas résolu. Le Mage du Kremlin. D’après le roman de Giuliano da Empoli (Gallimard, 2022). Adaptation et mise en scène : Roland Auzet. Avec Karina Beuthe Orr, Philippe Girard, Andranic Manet, Hervé Pierre, Irène Ranson Terestchenko, Stanislas Roquette, Claire Sermonne, et, à l’écran, Jean Alibert et Anouchka Robert. La Scala Paris. Jusqu’au 3 novembre. https://lascala-paris.fr/programmation/le-mage-du-kremlin/ Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Boris Berezovsky (Hervé Pierre, à gauche) et Vadim Baranov (Philippe Girard) dans « Le Mage du Kremlin », d’après le roman de Giuliano da Empoli, adapté et mis en scène par Roland Auzet, à la Scala Paris, le 14 août 2024. © THOMAS O’BRIEN
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 4, 12:00 PM
|
Par Emmanuelle Bouchez, Fabienne Pascaud, Kilian Orain dans Télérama - paru le 3 septembre 2024 Reprise d’une pièce d’Eschyle, de Marguerite Duras ou bien l’adaptation du premier roman de Panayotis Pascot, la rentrée théâtrale s’annonce prometteuse. Notre sélection à Paris et dans toute la France.
SEPTEMBRE “Les Sœurs Hilton”, mis en scène par Christian Hecq et Valérie Lesort Elles ont réellement existé, les deux sœurs Hilton de la prochaine fantasmagorie circassienne des Hecq-Lesort. Elles ont été exhibées dans les foires, et jusqu’à Broadway, les héroïnes siamoises (1908-1969) du couple désormais irrésistible du spectacle vivant. Qu’ils émerveillent dans Vingt Mille Lieues sous les mers (2015), fassent frissonner et rire dans La Mouche d’après David Cronenberg (2020), La Petite Boutique des horreurs d’Alan Menken (2022) ou Le Bourgeois gentilhomme (2021), Christian Hecq, 60 ans, sociétaire surdoué de la Comédie-Française, et son inventive épouse plasticienne-comédienne et metteuse en scène Valérie Lesort, 49 ans, réussissent à tous les coups de magiques divertissements. C’est qu’ils haïssent l’ennui. Et aux personnages normaux, préfèrent les handicapés de la vie. « Pas d’humour sans horreur, susurre Christian Hecq. Les monstres fascinent, effraient, font rire puis culpabiliser d’avoir ri. Quelle mine de sentiments ! » À lire aussi : Christian Hecq et Valérie Lesort : “Nous sommes devenus une sorte de monstre à deux têtes” Entre music-hall et cabaret, seront ainsi célébrées les deux sœurs abandonnées à la naissance par une mère célibataire qui voyait une punition divine dans leur difformité. Plus maligne, sa patronne Mary Hilton (qu’interprète Christian Hecq) réalise la fortune à tirer des deux ravissants bébés, vite ravissantes jeunes filles. Elle les adopte, leur fait apprendre chant et danse : de quoi triompher dans les tournées de cirque de par le monde. Sans toucher un sou. Si Tod Browning les immortalise dans Freaks (1932), le cinéma parlant aura raison de leur gloire. Strip-teaseuses puis caissières d’épicerie, Daisy et Violet meurent dans la misère. « Finalement la troupe de cirque leur offrait une existence sociale, une famille, à l’heure où l’on enfermait les gens différents. J’ai voulu lui rendre hommage. Et à notre troupe aussi, fondée en 2016 avec Christian, et où abondent les artisans de génie capables de créer l’illusion : Les Sœurs Hilton est sa première production. » Il faudra en effet de la virtuosité à la costumière et scénographe Vanessa Sannino pour les quatorze changements de costumes des sœurettes, attachées du début à la fin d’un spectacle burlesco-tragique, où devraient se conjuguer épouvante, rire et tendresse. Défenseurs de la différence, Hecq et Lesort sont eux-mêmes très différents. Ils ne visent qu’à susciter la joie dans des spectacles qui parlent à tous. – F.P. --------------------------------------------------------------------------- “Portrait de famille, une histoire des Atrides”, mis en scène par Jean-François Sivadier Le metteur en scène a choisi quatorze comédiens issus de la promotion 2023 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. En seront pour leur frais les pisse-vinaigre qui imaginaient colossalement ennuyeuse et sinistre l’antique saga des Atrides. L’atroce et mythique famille grecque — déjà portraiturée par Eschyle, Sophocle, Euripide, Sénèque et jusqu’à Racine — n’a jamais lésiné en effet sur le cannibalisme, les fratricide, viol, inceste, infanticide, sacrifice humain, matricide, violences conjugales en tout genre. De quoi transformer en foudroyante matière à théâtre ces tourments insensés. Adapté et mis en scène dans de baroques décors de bric et de broc par Jean-François Sivadier — avec quatorze éblouissants jeunes comédiens de la promotion 2023 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique —, le spectacle brosse avec une fantaisie délirante des destins hors norme, aux fondements de notre culture occidentale. De la guerre de Troie à la naissance de la démocratie, en passant par moult épisodes rougeoyants de sang et transgressions variées, la bande conduite par Sivadier, maître d’un théâtre d’émotions exigeant et accessible à tous, nous entraîne dans de joyeuses terreurs, d’oniriques affrontements entre privé et politique, hommes et dieux. – F.P. Portrait de famille, une histoire des Atrides, d’après Eschyle, du 18 au 29 septembre, au Théâtre de la Commune, Aubervilliers (93) ; les 4 et 5 octobre à Sainte-Maxime (83) ; les 13 et 14 novembre à La Rochelle (17) ; les 7 et 8 février 2025 à Poitiers (86) ; les 12 et 13 février à Antony (92) ; les 19 et 21 mars à Béthune (62) ; du 19 au 29 juin au Rond-Point, Paris 8ᵉ. ------------------------------------------------------------------------- “Who’s Afraid of Representation ?”, mis en scène par Rabih Mroué et Lina Majdalanie En 2007, le couple d’auteurs-acteurs libanais Rabih Mroué et Lina Majdalanie était invité pour la première fois au Festival d’automne, à Paris, avec ce spectacle qu’ils reprennent aujourd’hui tel un manifeste. Dans leur théâtre, les guerres libanaises, pendant lesquelles ils ont grandi, font toujours irruption. Aussi confrontent-ils ici le récit d’une tuerie perpétrée au Liban dans les années 1970 au mouvement du body art, dans lequel, à la même période, des artistes placent le corps au centre de leurs performances, quitte à le mettre en danger. À la limite de l’acrobatie, cet art de l’équilibre participe de leur façon de fabriquer du théâtre, entre ironie et tendresse, tout en mettant les pieds dans le plat. – E.B. ---------------------------------------------------- “La serva amorosa”, mis en scène par Catherine Hiegel Catherine Hiegel a joué en 1992 le rôle qu’Isabelle Carré s’apprête à jouer sous sa direction. 1992. Alors sociétaire de la Comédie-Française, Catherine Hiegel est une Serva amorosa stupéfiante. On connaissait peu jusqu’alors cette comédie de l’Italien Carlo Goldoni (1707-1793) que Jacques Lassalle monte avec noirceur. La servante Coraline y est totalement dévouée à un jeune maître que son père, manipulé par une seconde épouse, s’emploie à déshériter. Éprise du fils en secret, Coraline s’acharne à le rétablir dans ses droits et… à rendre possible l’amour de ce dernier pour sa maîtresse. La tragique générosité d’un de ces personnages du peuple, que le réaliste Goldoni fut un des premiers à mettre en scène, se révèle sublime. Comment Catherine Hiegel dirigera-t-elle Isabelle Carré dans son rôle d’autrefois ? Tout est possible et la pièce, magnifique. – F.P. ---------------------------------------------------- “Grand-peur et misère du IIIe Reich”, mis en scène par Julie Duclos Le titre de cette pièce, écrite entre 1935 et 1938, ne suscite rien d’amusant. Et pour cause : Bertolt Brecht y dévoile la mécanique fasciste à l’œuvre dans la société allemande. L’auteur allemand explore la manière dont l’idéologie mortifère s’immisce dans le quotidien, la parole, la chair, jusqu’à modifier considérablement les rapports entre les personnes. Mis en scène par Julie Duclos, ce spectacle à la scénographie épurée fera la part belle aux acteurs et devrait fortement entrer en résonance avec notre actualité. – K.O. Grand-peur et misère du IIIe Reich, de Bertolt Brecht, du 24 septembre au 3 octobre, Théâtre national de Bretagne, Rennes (35) ; les 9 et 10 octobre, Quimper (29) ; les 16 et 17 octobre, Grenoble (38) ; les 4 et 5 décembre, Lorient (56) ; du 10 au 12 décembre, Saint-Étienne (42) ; du 18 au 20 déc., Reims (51) ; du 11 janv. au 7 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6ᵉ… ---------------------------------------------------- “La Symphonie tombée du ciel”, mis en scène par Samuel Achache L’acteur-auteur-musicien et metteur en scène Samuel Achache nous avait déjà réjouis avec Sans tambour… Il a fini par monter son orchestre, ironiquement baptisé La Sourde. Avec Ève Risser, Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang, ses trois talentueux complices, à la fois compositeurs et improvisateurs, il poursuit l’idée d’une dramaturgie nourrie par la musique. Et, pour exprimer les rêves ou les expériences sensibles, s’appuie cette fois sur des témoins rencontrés dans des maisons de retraite, des prisons ou des lieux du quotidien. Une façon d’unir toutes les « voix » dans un grand élan consolateur, puisque tel est le pouvoir de la musique. – E.B. -------------------------------------------------------------------- “Sur tes traces”, de et par Gurshad Shaheman et Dany Boudreault Les deux récits sont dits simultanément sur scène, aux spectateurs de naviguer entre les deux. Ils sont partis durant un mois sur les traces l’un de l’autre, et en ont tiré deux fascinants monologues. Au moyen de casques distribués à l’entrée, les spectateurs pourront librement naviguer entre les deux récits, dits simultanément sur scène. Le Franco-Iranien Gurshad Shaheman, 46 ans, et le Canadien Dany Boudreault, 41 ans, se dévoilent sous un jour peu commun. Et soulèvent une question aussi vertigineuse que passionnante : peut-on réellement connaître quelqu’un ? Pour tenter d’y répondre, les deux artistes ont rencontré, chacun de leur côté, parents, amis ou ex-compagnons à travers le monde, récoltant autant de fragments qu’une identité peut en compter. En résulte une expérience émouvante, et forcément unique. Chapeau ! – K.O. ---------------------------------------------------- “Le Mage du Kremlin”, mis en scène par Roland Auzet Le protagoniste de la pièce est un homme de l’ombre de Poutine. Dès sa parution en 2022, l’ouvrage de Giuliano da Empoli Le Mage du Kremlin a affolé les libraires — et s’est vendu, en France, à plus de cinq cent mille exemplaires. Le voici transposé au théâtre, sous la direction de Roland Auzet avec l’assentiment de l’écrivain italo-suisse. On retrouvera sur scène Philippe Girard dans le rôle de Vadim Baranov (cet homme de l’ombre de Poutine, personnage fictif et principal de l’ouvrage), ainsi qu’Hervé Pierre, ancien sociétaire de la Comédie-Française, qui jouera l’homme d’affaires Boris Berezovsky, artisan de l’arrivée de Poutine au Kremlin. Autour d’eux, Karina Beuthe Orr, Andranic Manet, Stanislas Roquette, Claire Sermonne et Irène Ranson Terestchenko incarneront l’incroyable galerie de visages qui composent le roman. L’idée de voir ces fascinants personnages prendre chair au théâtre nous égaye fortement. – K.O. ---------------------------------------------------- “L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt”, de et par Géraldine Martineau On en rêvait depuis des lustres : voir traduit à la scène le destin extravagant de sa plus fabuleuse championne, Sarah Bernhardt (1843-1923). L’actrice et metteuse en scène Géraldine Martineau s’y est collée, choisissant pour incarner la comédienne qui a tout réinventé la très étonnante Estelle Meyer dans un spectacle où dix artistes joueront trente-cinq personnages. Brièvement prostituée, plus longuement actrice sans talent, Sarah a forgé son art par un travail acharné, un sens de la communication hors pair, une ambition vorace qui lui a fait prendre jusqu’à la fin tous les risques. Elle n’avait peur ni de se travestir pour incarner les héros du répertoire, ni de défendre le capitaine Dreyfus, ni de lancer de jeunes auteurs tel Rostand, ni de diriger des théâtres, ni de multiplier les amants ou de se lancer dans d’interminables tournées pour gagner de l’argent. Un génial phénomène que portait l’amour fou de la scène… – F.P. L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt, Jusqu’au 31 décembre, Théâtre du Palais-Royal, Paris 1er, en alternance avec la pièce Edmond, à partir du 6 octobre. ---------------------------------------------------- À lire aussi : Festival d’Avignon : où voir les pièces du IN à la rentrée 2024 et en 2025 OCTOBRE “L’Amante anglaise”, mis en scène par Jacques Osinski Sandrine Bonnaire, tête d’affiche de la pièce. Dans la petite ville fictive de Viorne, les morceaux d’un cadavre se retrouvent dispersés à bord de trains passant sous le viaduc d’où ils ont été jetés. Comment ? Pourquoi ? Voilà un mystérieux thriller psychologique façonné par Marguerite Duras. La romancière, disparue il y a vingt-huit ans, s’est inspirée d’un fait divers, en a tiré une première pièce de théâtre, Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1960). Elle réitéra sept ans plus tard avec cette sordide histoire, publiant L’Amante anglaise, roman qu’elle adapta l’année suivante au théâtre. Jacques Osinski s’en empare aujourd’hui. Le metteur en scène, qui avait fait sensation la saison dernière avec la reprise de Fin de partie, a choisi pour tête d’affiche la comédienne Sandrine Bonnaire. Elle sera accompagnée sur scène par Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann. Le trio devrait donner souffle et relief à la langue durasienne. – K.O. ---------------------------------------------------- “Le Suicidé”, mis en scène Stéphane Varupenne Cette pièce géniale du dramaturge russe Nicolaï Erdman (1900-1970), écrite en 1928, n’a pas eu la chance d’être mise en scène par son ami Vsevolod Meyerhold, contrairement à son autre farce tendue par la même ironie absurde, brillante et libre, Le Mandat, trois ans plus tôt — la violence des purges staliniennes s’étant vite abattue sur la société soviétique. On y voit un pauvre chômeur (interprété par Jérémy Lopez) courtisé par toutes les strates de la société, qui veulent en faire leur « héraut » depuis que court le bruit de son envie de suicide. Ce pauvre « héros »-là n’en demandait pas tant… Stéphane Varupenne, sociétaire de la Comédie-Française qui avait endossé avec succès le rôle de Gainsbourg dans Les Serge (repris cette saison, tant mieux !) réalise ici sa première mise en scène d’envergure. – E.B. Le Suicidé, de Nicolaï Erdman, du 11 octobre au 2 février, Comédie-Française, salle Richelieu, Paris 1ᵉʳ. ---------------------------------------------------- “Dolorosa, Trois anniversaires ratés”, mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo C’est la première création que signe l’artiste argentin Marcial Di Fonzo Bo au Centre dramatique national d’Angers, qu’il dirige depuis septembre 2023. Nul doute que cet acteur à la puissance mystérieuse, metteur en scène audacieux — Copi, Genet, Loren, Minyana, Crimp ou Lorèn —, y impose son univers à l’ironie acidulée et à la noire mélancolie. Il aime les écritures contemporaines. Aux Trois Sœurs, d’Anton Tchekhov, il a préféré la variation très actualisée qu’en a tirée l’Allemande Rebekka Kricheldorf, 50 ans. Sous leurs patronymes allemands, le mal-être d’Olga, Macha, Irina, leur inadéquation au présent, n’en résonnent que plus fort. Bourgeoises sans but, elles errent à la villa Dolorosa et dans la société de leur temps. Mais du pire, Marcial du Fonzo sait l’art de faire rire… – F.P. Dolorosa, Trois anniversaires ratés, de Rebekka Kricheldorf, du 1ᵉʳ au 4 octobre, Le Quai-CDN d’Angers (49), reprise du 25 au 28 fév. 2025 ; du 6 au 8 nov. à Bordeaux ; du 5 au 15 mars au Rond-Point, Paris 8ᵉ ; du 19 au 27 mars à Rennes (35) ---------------------------------------------------- “Contre”, mis en scène par Constance Meyer et Sébastien Pouderoux Quand le théâtre s’inspire du cinéma pour mieux s’interroger sur l’art… Sébastien Pouderoux, sociétaire de la Comédie-Française, et Constance Meyer, réalisatrice, projettent leurs propres intuitions, sensations, réflexions, sur le couple le plus créatif du cinéma américain des années 1960-1970 : la sublime comédienne Gena Rowlands et John Cassavetes, son talentueux réalisateur de mari, qui tournèrent ensemble une dizaine de longs métrages dont Une femme sous influence (1974). Le film et son tournage servent d’argument à ce spectacle, où les déboires d’une femme au foyer en quête d’émancipation et le combat d’un couple défendant mordicus son indépendance face à l’industrie hollywoodienne se répondront en miroir. À l’affiche, Sébastien Pouderoux lui-même, Marina Hands, Nicolas Chupin ou Dominique Blanc… Alléchant ! – E.B. “Contre”, du 25 septembre au 3 novembre, Comédie-Française, salle du Vieux-Colombier, Paris 6ᵉ. ---------------------------------------------------- “Le Spleen de l’ange”, mis en scène par Johanny Bert Vers quel monde va nous entraîner Johanny Bert, avec cette création pour « anges, humains et marionnettes » ? Si son adaptation récente de La Ronde, de Schnitzler, était délicieusement provocatrice, ce nouveau spectacle s’annonce, lui, très onirique. Seul en scène, il sera à la fois comédien-chanteur et manipulateur de marionnettes, ces petits êtres qu’il connaît comme personne jusqu’à les rendre si étrangement familiers. Johanny Bert dit s’être inspiré – de loin – du film de Wim Wenders Les Ailes du désir (1987) pour raconter l’histoire d’un ange qui, lassé de l’immortalité, voudrait bien devenir « humain ». Pour l’aider à s’incarner, violon, violoncelle et vibraphone vont résonner sur scène et y prendre, eux aussi, leur place. Prometteur. – E.B. À lire aussi : Théâtre et danse : nos coups de cœur des grandes salles parisiennes pour la saison 2024-2025 NOVEMBRE “La Mouette”, mis en scène par Stéphane Braunschweig Stéphane Braunschweig a monté pour la première fois cette pièce en 2001. Alors tout jeune directeur du Théâtre national de Strasbourg, en 2001, Stéphane Braunschweig avait monté La Mouette. Vingt-trois ans plus tard, le désormais ex-directeur de l’Odéon, 60 ans, remonte ce classique d’Anton Tchekhov (1860-1904). L’auteur russe lui plaît. En 2020, il avait mis en scène Oncle Vania dans un geste centré sur l’environnement, prenant pour appui l’inquiétude écologique du personnage du Dr Astrov. Même philosophie ici. Cette nouvelle proposition réunira, autour d’un lac asséché, Sharif Andoura, Jean-Philippe Vidal, Boutaïna El Fekkak ou encore Jules Sagot, qui jouera l’écrivain Treplev. Stéphane Braunschweig n’a pas l’habitude de remonter des pièces qu’il a déjà portées sur scène. Mais en relisant La Mouette, la petite pièce écrite par Treplev, dans l’acte I, a retenu son attention. Esquissant un monde allant vers sa destruction, elle fait pleinement écho aux enjeux de notre temps. Voilà une porte d’entrée toute trouvée pour le metteur en scène, qui va s’employer à intégrer l’immense pièce de Tchekhov dans celle, brève, de son personnage. Périlleuse inversion dramaturgique… Gageons que cette nouvelle Mouette à la sauce Braunschweig saura déployer tout en grandeur l’envergure du génie de l’auteur russe. – K.O. ---------------------------------------------------- “Pessoa – Since I’ve Been Me”, mis en scène par Bob Wilson Robert Wilson fait évoluer sept personnages dans un cabaret étrange. Un spectacle testamentaire, tant il synthétise, autour de Fernando Pessoa (1888-1935), le génie de Robert Wilson, 82 ans ? La mélancolique poésie de l’écrivain aux soixante-douze hétéronymes colle à son art ultra stylisé. « Mes pensées sont toutes des sensations. Je pense avec les yeux et avec les oreilles et avec les mains et avec les pieds », déclare ici un personnage au visage blanc. Bob Wilson n’a cessé lui aussi de créer des spectacles qui mettent les sens en éveil, où l’espace naît des lumières, et la perception du temps, d’un jeu sculptural et purement sonore de comédiens aux voix amplifiées, lentes ou accélérées. Dans cet étrange cabaret, sept personnages chantent, dansent, brassent les langues dans de joyeux vertiges. « Rien n’est savoir ! Tout est fiction ! Vis entouré de roses, aime, bois. Et tais-toi. Le reste n’est rien », répète Pessoa. – F.P. ---------------------------------------------------- “Les Fausses Confidences”, mis en scène par Alain Françon C’est la troisième fois qu’Alain Françon s’empare d’une pièce de Marivaux. Il a monté les contemporains comme les classiques, la tragédie comme le vaudeville. Alain Françon, 79 ans, est un de nos maîtres de théâtre, capable de faire entendre le verbe et ses résonances dans le corps, dans l’âme et dans l’inconscient. C’est un bonheur d’entendre un texte qu’il met en scène, d’en saisir des sens et échos insoupçonnés. Il s’attaque pour la troisième fois aux duplicités sentimentales, aux douloureux arrangements amoureux et sociaux de Marivaux. Avec une troupe comme toujours exceptionnelle : Dominique Valadié, Georgia Scalliet, Pierre-François Garel, Gilles Privat entre autres… À travers l’histoire d’une riche veuve bourgeoise, Araminte, que tous convoitent — toujours des histoires d’argent chez Marivaux ! — il saura nous faire sourire des cruautés du désir et des malheurs du bonheur. – F.P. ---------------------------------------------------- “Une trilogie new-yorkaise”, mis en scène par Igor Mendjisky Paul Auster vient de disparaître, et l’audacieux metteur en scène Igor Mendjisky, habitué des sagas généalogiques (la vie de son père lui avait inspiré un spectacle plein de charme) et des jeux de miroirs entre réalité et illusion (il a monté Le Maître et Marguerite, de Boulgakov), plonge avec gourmandise dans la Trilogie new-yorkaise du grand écrivain américain. Pour donner corps à l’univers des trois romans parus entre 1985 et 1987, il fera aussi l’acteur, épaulé et entouré par son équipe habituelle de complices (Ophélia Kolb, Gabriel Dufay, Thibault Perrenoud…) où s’est aussi glissé Pascal Greggory. Un pari que cette enquête monstre, en forme d’introspection aussi sombre que métaphysique, mise en scène en moins de trois heures ! – E.B. ---------------------------------------------------- “La prochaine fois que tu mordras la poussière”, de Panayotis Pascot Le phénomène littéraire La prochaine fois que tu mordras la poussière, avec plus de deux cent mille exemplaires vendus, débarque au théâtre. À sa sortie en août 2023, l’humoriste Panayotis Pascot, 26 ans, y dévoilait publiquement son homosexualité, analysait sa relation aux hommes, et à son père en particulier, ainsi que son douloureux cheminement après une interminable dépression. C’est à son frère Paul auteur-metteur en scène et comédien, que le jeune homme a confié cette adaptation. Sur scène, il sera incarné par Vassili Schneider, tandis que Yann Pradal jouera son père. Populaire, notamment parmi les jeunes et la communauté gay, le livre avait su créer l’émotion. On lui présage donc un beau succès au théâtre. – K.O. ---------------------------------------------------- “Marius”, mis en scène par Joël Pommerat Ressusciter un mélo de Pagnol dans le Marseille de 2024 : c’est le défi réussi de Joël Pommerat, inspiré créateur de Cendrillon, Ça ira (1) Fin de Louis ou Contes et légendes. Les détenus de la maison d’arrêt d’Arles, avec lesquels il a commencé le projet, trouvaient pourtant démodés la pièce comme le film. Mais il les a convaincus, dès 2017, des enjeux de Marius : la filiation, l’engagement, l’amour, la fuite, la réussite. Dans la version reprise au Festival d’automne, comédiens professionnels et ex-détenus incarnent à merveille l’histoire de ce Marius si attiré par l’ailleurs qu’il quitte lâchement père et fiancée (César et Fanny). Jean Ruimi est un César d’une puissance impressionnante. Tous redonnent une violence, une émotion frémissante à la tragédie du Vieux-Port. Tous jouent comme s’il était question de vie et de mort. Le théâtre redevient brûlant. – F.P. Marius, de Marcel Pagnol, mise en scène Joël Pommerat, du 29 novembre au 8 décembre, MC 93, Bobigny (93) ; 12 au 14 déc., Saint-Quentin-en-Yvelines (78) ; 18 au 19 déc., Noisiel (77) ; 8 au 12 janv., Marseille (13) ; 29 au 31 janv., Limoges (87) ; du 4 au 5 mars, Alès (30)… ---------------------------------------------------- “Les Forces vives”, de et par Camille Dagen Camille Dagen a créé sa pièce au Théâtre du Maillon, à Strasbourg, en mars dernier. C’est l’une des plus brillantes femmes de lettres de notre histoire. L’écrivaine Simone de Beauvoir a légué quantité d’ouvrages — Le Deuxième Sexe, Cahiers de jeunesse, Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge ou encore La Force des choses. Et c’est grâce à cette matière littéraire que Camille Dagen et Emma Depoid plongent dans les Mémoires de cette pionnière et tentent d’en restituer le destin. En trois heures et trente minutes avec entracte, cette foisonnante traversée, vivifiante expérience scénique créée en mars dernier au Théâtre du Maillon, à Strasbourg, devrait rappeler l’extraordinaire écrivaine et penseuse du féminisme qu’était Beauvoir. – K.O. Par Emmanuelle Bouchez, Fabienne Pascaud, Kilian Orain dans Télérama
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 3, 11:27 AM
|
Par Catherine Robert dans La Terrasse - 28 août 2024 Dans une nouvelle distribution, Pauline Bayle reprend son adaptation de la deuxième partie d’Illusions perdues, qu’elle dirige avec une maestria époustouflante. Un chef-d’œuvre, à voir absolument ! En octobre 1917, Proust disait, dans une lettre à René Boylesve, son « admiration infinie » pour Illusions perdues. Un siècle plus tard, Pauline Bayle signe une version théâtrale de ce roman qui provoque le même enthousiasme ! Après avoir déjà très largement prouvé son intelligence de l’adaptation et sa maîtrise de la mise en scène en portant la geste homérique au plateau, Pauline Bayle a récidivé avec le récit de l’ascension, du triomphe et des déboires de Lucien de Rubempré. Elle réussit un spectacle d’une force, d’une beauté, d’une tenue et d’une qualité dramaturgique exceptionnelles. Voilà une pièce qui réussit à lier une insolente audace artistique à une accessibilité totale. L’excellence à la portée de tous : peu d’artistes méritent une telle estampille ! Sur le plateau nu, il suffit de quelques chaises pour faire surgir la conférence de rédaction de Finot, et d’une petite estrade pour faire renaître la scène du Panorama-Dramatique où Coralie séduit Lucien. Le meilleur de Balzac, et plus encore ! Le théâtre, « trône de l’illusion », disait Balzac : rarement plus brillants princes l’ont occupé que les cinq complices de cette exploration des heurs et malheurs d’un poète de province monté à Paris pour y conquérir la gloire et se brûler les ailes… « Balzac, grand, terrible, complexe aussi, figure le monstre d’une civilisation et toutes ses luttes, ses ambitions et ses fureurs. » disait Baudelaire. L’ascension et la chute de Rubempré se passe sous la Restauration. Serait-ce parce que cette période se termina par les Trois Glorieuses ou seulement parce qu’elle se caractérisa par le règne des petits esprits, étriqués, mesquins, égoïstes et médiocres : toujours est-il que ce que décrit Balzac résonne étonnamment à notre époque. Gabegie politique et mise à l’encan de la culture : l’actualité du propos est stupéfiante et le choix des costumes, du phrasé et de la gestuelle contemporaines renforcent cette évidence. « C’est l’œuvre capitale dans l’œuvre » disait Balzac à Madame Hanska à propos d’Illusions perdues. De cette œuvre capitale, Pauline Bayle et les siens font un chef-d’œuvre ! Catherine Robert / LA TERRASSE Illusions perdues du samedi 7 septembre 2024 au dimanche 6 octobre 2024 Théâtre de l’Atelier 1 place Charles Dullin, 75018 Paris du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 16h. Tél : 01 46 06 49 24. Durée : 2h30. Spectacle vu à l’Espace 1789 de Saint-Ouen.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 3, 6:33 AM
|
Propos recueillis par Catherine Robert dans La Terrasse - 28 août 2024 Trente ans après avoir incarné Coraline, la servante au grand cœur de Goldoni, Catherine Hiegel en confie le rôle à Isabelle Carré. Une pièce pétrie d’humanité où triomphent les femmes et brillent les petites gens. Qui est Coraline, la servante aimante ? Catherine Hiegel : J’ai joué ce rôle il y a longtemps, dans la très belle mise en scène de Jacques Lassalle à la Comédie-Française : c’est un rôle complet, ce qui est rare au théâtre, un personnage d’une grande richesse, très beau à interpréter. Il y a tout à jouer dans ce rôle : Coraline finit même en homme, travestie en clerc de notaire. C’est un rôle de lumière et d’obscurité, de franchise et de secret. Coraline est amoureuse de son jeune maître mais s’interdit cet amour, même si elle se compromet socialement en habitant avec lui. Pour lui, elle piège sa méchante marâtre qui essaie de le déshériter et s’offre, à la fin, le luxe de refuser sa main. « Vive notre sexe et que crève sur l’heure qui ose en dire du mal. » : telle est la dernière réplique. La première fois que je l’ai dite, j’étais, à la fin du spectacle, seule face au public, la lumière éclairant les visages du premier rang. Mes yeux sont tombés, parfait hasard, sur le visage de Gisèle Halimi. J’ai eu un trou ; je suis restée en suspens, trop émue par cette coïncidence. Elle m’a téléphoné le lendemain et m’a invité chez elle pour partager un couscous ! Nous sommes devenues amie grâce à cette réplique. C’est la force de cette coïncidence, liée à la justesse du regard de Goldoni, que je voudrais retrouver, surtout en ce moment où, même si le féminisme a fait avancer la cause des femmes, il reste bien du travail à faire ! « C’est un rôle complet, ce qui est rare au théâtre, un personnage d’une grande richesse, très beau à interpréter. » Quelle est la particularité du regard de Goldoni ? C.H. : Son regard sur les gens est pétri d’humanité et cette humanité traverse la pièce. Chez lui, c’est le doux observateur que j’aime, celui qui sait faire parler les petites gens : il n’est pas question dans cette pièce de héros, de puissants, de maîtres, mais de commerçants, de valets, du peuple, du monde du travail, sans sarcasme ni caricature. Cette pièce signe le triomphe de la femme sur la perversité du monde, mais ce triomphe est d’une grande élégance. Ce rôle est un cadeau pour une actrice et Isabelle Carré, qui est capable d’être lumineuse et secrète, et qui a en elle autant de douceur que d’ombres, a tout pour en explorer la complexité. Quel cadre choisissez-vous pour cette exploration ? C.H. : La grande difficulté chez Goldoni, c’est qu’on change de lieu à chaque tableau. Catherine Rankl, qui peint les toiles de façon éblouissante, a merveilleusement résolu ce problème. Elle s’est inspirée de Pietro Longhi et de Tiepolo et a inventé un système ingénieux pour qu’alternent les tableaux de façon très légère. On a ainsi l’impression d’un glissement irrésistible jusqu’à la fin de la pièce : la manipulation à vue des décors fait écho à la machination de l’intrigue. On passe de manière très fluide de la rue à la maison d’Ottavio, de la boutique de Pantalon à la mansarde où vivent la serva et son jeune maître. À cela, s’ajoute le travail de Renato Bianchi, un des plus grands costumiers européens, que j’ai connu à la Comédie-Française. C’est une chance inouïe de travailler avec cet homme et avec tous les artistes réunis dans ce spectacle. Propos recueillis par Catherine Robert / La Terrasse La Serva amorosa du mercredi 25 septembre 2024 au mardi 31 décembre 2024Théâtre de la Porte Saint-Martin18, boulevard Saint-Martin, 75010 Paris Du mercredi au vendredi à 20h ; samedi à 16h et 20h30 ; dimanche à 16h. Tél. : 01 42 08 00 32. https://www.portestmartin.com/la-serva-amorosa Photo : Catherine Hiegel © Giovanni Cittadini
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 2, 5:23 PM
|
Par Philippe Chevilley dans Les Echos - le 2 septembre 2024 SPECTACLE - Géraldine Martineau met en scène sa propre pièce consacrée à l'icône de l'art dramatique, à Paris, au Théâtre du Palais-Royal. Pari osé, mais réussi… Spectacle insolent et féministe porté par l'interprétation brillante d'Estelle Meyer et de ses neuf partenaires, « L'Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt » augure d'une bonne rentrée théâtrale. Représenter sur scène « L'Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt » s'annonçait comme une sacrée gageure. Le biopic, au théâtre comme au cinéma, s'avère souvent académique et fastidieux. S'attaquer, qui plus est, à l'une des icônes de l'art dramatique, c'était prendre le risque d'en éteindre la flamme et de décevoir à jamais les amateurs. Géraldine Martineau n'a pas eu peur de se brûler les ailes. Elle a pris la plume pour faire d'une folle vie de théâtre une pièce insolente et féministe, promise, on l'espère, à un long succès au Théâtre du Palais-Royal. Les étoiles semblent parfaitement alignées pour son spectacle : le directeur du théâtre, Fan du projet, Sébastien Azzopardi, est un descendant de « la Divine ». Et la reprise en alternance d'« Edmond », succès d'Alexis Michalik consacré à Edmond Rostand, apparaît comme un heureux hasard : l'auteur de « Cyrano » a écrit « L'Aiglon » pour Sarah Bernhardt. Gender fluid avant l'heure, la comédienne surdouée affectionnait les rôles d'hommes. Non pour singer la gent masculine mais pour montrer qu'elle en était l'égal(e) et qu'elle entendait comme eux, jouir de sa liberté… La pièce fait feu de tout bois : riche en situations baroques - du passage au couvent à la tournée américaine -, sentimentale sans excès, engagée dans son propos à la fois féministe et antiraciste (l'actrice d'origine juive fut l'objet de violentes attaques antisémites). Rien de didactique ou de compassé dans l'écriture. La fantaisie est reine, les dialogues vifs et cinglants, et les chansons qui émaillent la représentation, portées par une violoncelliste et un pianiste affûtés, donnent à l'ensemble un petit air de comédie musicale rafraîchissant. Estelle Meyer, divine interprète Géraldine Martineau a opté pour une large distribution : dix artistes incarnent en scène pas moins de 35 rôles : famille de l'actrice, prétendants et amants, metteurs en scène, Hugo, Rostand… Pour interpréter la Divine, elle a fait le bon choix d'une actrice-chanteuse au talent complet. Estelle Meyer est parfaite dans le rôle, mélange de détermination et de fragilité. Sans essayer d'imiter le phrasé daté de Sarah Bernhardt (comme en témoignent les enregistrements historiques), elle restitue son intensité, sa forte présence et son caractère bien trempé. Du grand art… Dans son sillage, ses partenaires nous embarquent dans une réjouissante farandole, ode au théâtre et à ses artistes. Mention spéciale à Isabelle Gardien, tout en intelligence et en nuances dans le rôle de Madame Guérard, à la fois gouvernante et coach de Sarah, et à Sylvain Dieuaide, aussi à l'aise en aristocrates libidineux que dans la peau du fils Bernhardt au fil des ans… La mise en scène de Géraldine Martineau est rythmée et offre quelques jolis tableaux, comme ce bal masqué à Bruxelles. L'esthétique classique du décor et des costumes ne dépareille pas avec les ors du théâtre. Parti sur les chapeaux de roues, le spectacle souffre néanmoins de quelques longueurs et d'un brin de folie dans les scènes de liaison. Mais l'ensemble est tout de même fort réjouissant. Géraldine Martineau a sorti Sarah Bernhardt du cercueil où elle aimait dormir et l'a ressuscitée en lui rendant justice et panache. Une femme à l'extraordinaire destinée, libérée par le théâtre. Philippe Chevilley / Les Echos L'EXTRAORDINAIRE DESTINÉE DE SARAH BERNHARDT de Géraldine Martineau 1 h 30. Du 27 août au 31 décembre (en alternance avec « Edmond » à partir du 8 octobre) au Théâtre du Palais-Royal (Paris) Texte publié à L'Avant-Scène Théâtre, 120 p., 14 euros. Légende photo : Sarah Bernhardt (Estelle Meyer) dans son costume d'Aiglon déjeune avec son fils Maurice (Sylvain Dieuaide). (© Fabienne Rappeneau)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 1, 5:17 AM
|
Par Brigitte Salino dans Le Monde, publié le 28 août 2024 Dans la série d'été : « Les batailles du théâtre » (3/6). A la création en 1966, une galaxie d’opposants, notamment issus des rangs de l’extrême droite, s’en prend violemment à ce joyau noir auquel peu de metteurs en scènes osent se confronter par la suite. Mais une nouvelle génération prend aujourd’hui le relais.
Lire l'article sur le site du "Monde" https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/28/avec-la-piece-les-paravents-de-jean-genet-l-heritage-toujours-a-vif-de-la-guerre-d-algerie_6297651_3451060.html
Cernée par des cars de police, la place de l’Odéon, à Paris, est envahie par une foule de manifestants où s’affrontent deux camps : les partisans des Paravents et ses détracteurs, repérables à leurs drapeaux bleu-blanc-rouge. Ils hurlent : « Genet au poteau ! », « Genet pédé ! » D’une fenêtre du théâtre, Jean Genet les regarde. Il rit, leur lance un bras d’honneur. Le metteur en scène, Roger Blin, est à ses côtés. Il jubile aussi, mais il se tient sur le qui-vive. Chaque soir, les représentations sont perturbées, parfois très violemment, et les forces de l’ordre doivent intervenir. Annoncée comme l’événement théâtral de l’année 1966, la création des Paravents vire à l’événement politique. Jean Genet a écrit Les Paravents en 1961, mais Roger Blin attend cinq ans avant de monter la pièce. Le temps que la guerre s’achève, et de trouver un théâtre assez solide pour financer une production lourde, engageant une soixantaine de comédiens. Jean-Louis Barrault, alors directeur de L’Odéon-Théâtre de France – tout un symbole, que les adversaires de Genet ne se priveront pas d’exploiter –, accepte. Il sait qu’il risque gros. La France justement vit dans les débris de la guerre d’Algérie : Les Paravents sont créés quatre ans après les accords d’Evian qui, le 18 mars 1962, ont signé la fin de la colonisation. La pièce de Genet est habitée par des soldats, des « putains », des colons, et puis Saïd et sa mère, les plus pauvres des pauvres. Si pauvres que Saïd n’a pu s’acheter que la femme la plus laide. Il rêve de travailler de l’autre côté de la mer et de devenir riche. En attendant, il vole, indifférent au bruit du monde autour de lui, où les armes claquent. L’Algérie n’est pas citée dans Les Paravents, mais on y est, tout du moins dans un pays colonisé, au bord de l’insurrection. Genet, qui se défend d’avoir écrit une pièce politique, n’est tendre ni pour l’impérialisme des colons, ni pour la morale révolutionnaire. Pour lui, la révolte s’aliène dans la révolution. « Ne gauchissez pas ma pièce », dit-il à Roger Blin – un des signataires du « Manifeste des 121 », publié le 6 septembre 1960, qui réclame le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie. Blin connaît bien Genet. Il a créé Les Nègres en 1959. Il coupe dans Les Paravents afin de réduire la représentation à quatre heures, et décide de faire jouer sur le plateau une scène que Genet situe en coulisses : des soldats pètent sur le visage de leur lieutenant qui va mourir, pour qu’il respire une dernière fois l’air de France. C’est la scène qui va tout déclencher. Echauffourées sévères La presse est convoquée le quatrième jour. Les critiques sont tranchées, entre admiration (Le Monde, Le Figaro littéraire, Combat…) et répulsion. « Et Barrault appelle ça le Théâtre de France ! », titre Minute, l’hebdomadaire à la ligne éditoriale alors antigaulliste. Le Figaro accuse Barrault de « souiller le théâtre français ». « Je me suis fait gravement chier (comme dirait l’auteur) à la pièce du pétomane Jean Genet », persifle Le Canard enchaîné. Les milieux d’extrême droite n’attendaient que cela. Des membres de l’Organisation armée secrète, des élèves de l’école de Saint-Cyr, d’anciens combattants de 1939-1945, d’Indochine et d’Algérie… Une galaxie d’opposants lance l’attaque le soir de la douzième représentation. Ils sifflent, jettent des chaises et des bouteilles depuis les balcons. Un commando envahit l’allée centrale, lance des fumigènes. Bagarre. Un tapissier est légèrement blessé. Jean-Louis Barrault, qui joue La Voix, fait baisser le rideau de scène et prend la parole : « Au nom de la liberté humaine, je vous demande le calme. » La pièce reprend avec la réplique de Maria Casarès : « Et maintenant, causons un peu. » Les Paravents, qui ont commencé le 16 avril, sont perturbés jusqu’à la dernière, le 7 mai, avec des lancers d’œufs, de boulons ou de tomates… sans compter les menaces de mort. Les contre-manifestants s’organisent, des militants et des étudiants protègent le spectacle. Parmi eux, Daniel Cohn-Bendit et Patrice Chéreau. Les échauffourées sont sévères, mais toutes les représentations vont jusqu’au bout, devant des salles combles. Le 5 mai, Le Monde annonce que le député centriste du Morbihan Christian Bonnet demande au Parlement le retrait des subventions au Théâtre de France. Le 27 octobre, alors que la pièce est reprise depuis le 14 septembre et que des associations d’anciens combattants réclament son « retrait immédiat et définitif », la commission des finances de l’Assemblée nationale adopte l’amendement déposé par Christian Bonnet. André Malraux, alors ministre de la culture sous la présidence de De Gaulle, monte au créneau pour défendre Jean-Louis Barrault et Les Paravents. Devant les députés, il livre, le 6 octobre, un discours qui fait rêver aujourd’hui : « L’argument invoqué “Cela blesse ma sensibilité, on doit l’interdire” est un argument déraisonnable. L’argument raisonnable est le suivant : “Cette pièce blesse votre sensibilité. N’achetez pas votre place au contrôle. On joue d’autres choses ailleurs.” » Le 6 novembre, Malraux assiste à une partie de la dernière des Paravents, dont les représentations s’arrêtent plus tôt que prévu, le préfet de police de Paris déclarant qu’il ne pouvait plus assurer la sécurité. Joyau noir Il faut attendre dix-sept ans avant que la pièce soit reprise, par Patrice Chéreau, à Nanterre-Amandiers, en 1983. Pourquoi tout ce temps ? Parce que l’éclat de la création des Paravents reste dans les mémoires, et peut-être aussi, tout simplement, parce que le théâtre de Genet est un joyau noir auquel peu osent se confronter. Pas Chéreau. La guerre d’Algérie est fondatrice de son engagement à gauche. Ce fut son premier combat politique : élève au lycée Louis-le-Grand, il allait à toutes les manifestations. Qu’il présente Les Paravents l’année même où il arrive à Nanterre, là où les émigrés algériens s’entassaient dans des bidonvilles pendant la guerre d’Algérie, prend son sens. Roger Blin assiste à la première des Paravents de Chéreau, qui se donne dans la grande salle, maquillée en un cinéma décrépi. Il y a une alerte à la bombe, la salle est évacuée, puis le spectacle reprend. Deux autres alertes suivront. Aucune ne sera revendiquée. Le temps des commandos d’extrême droite est loin : la police soupçonne « un individu isolé voulant faire le malin », se souvient Philippe Coutant, l’administrateur de l’époque. Lycéen aux Ulis (Essonne), Arthur Nauzyciel vient voir le spectacle avec sa classe : « On est la génération “Touche pas à mon pote”, le mouvement né après l’élection de François Mitterrand en 1981. On parle alors des banlieues mais pas de travail de mémoire, ni de réparation. A Nanterre, je vois un plateau “colonisé” par des acteurs arabes qui jouent les Arabes, tandis que les comédiens jouant les colons sont dans la salle et les allées. Un choc. Cette inversion modifie mon regard sur la guerre d’Algérie. » Arthur Nauzyciel, 57 ans, dirige aujourd’hui le Théâtre national de Bretagne, à Rennes, et il vient de mettre en scène Les Paravents. Il a aussitôt pensé à cette pièce quand Stéphane Braunschweig, le directeur de L’Odéon-Théâtre de l’Europe (et non plus Théâtre de France) lui a proposé de faire un spectacle. Nauzyciel trouve magnifique de faire revenir Les Paravents sur leur scène natale. Nécessaire aussi : « On a besoin de fiction pour comprendre le monde, et Genet passe par la fiction. Il réinvente l’Algérie pour mettre au jour les rapports dominants-dominés, et il honore les personnages les plus misérables en leur donnant une langue fabuleuse. » Histoires familiales Une génération sépare Nauzyciel de Margaux Eskenazi, Baptiste Amann et Louise Vignaud. Chacun a consacré une pièce à la guerre d’Algérie. Plutôt que de remonter la fiction de Genet, ils préfèrent écrire eux-mêmes et fouiller le réel, relier ce qu’ils vivent aujourd’hui à ce qui s’est passé hier. « Le combat de notre génération est celui de la décolonisation, explique Margaux Eskenazi, et on ne peut pas la comprendre sans passer par la guerre d’Algérie. » Juive algérienne par sa famille maternelle, elle grandit en Seine-Saint-Denis. « Je n’avais à la maison qu’un aspect de l’histoire, celle du paradis perdu. Au lycée, toutes mes amies étaient arabes, subsahariennes ou d’outre-mer, et j’aimais cette France métissée. Mais c’était comme s’il y avait deux morceaux du puzzle qui ne pouvaient pas s’assembler. » Etudiante, Margaux Eskenazi découvre Aimé Césaire et Kateb Yacine, une autre histoire de la colonisation que celle qu’on lui racontait. En 2020, dans Et le cœur fume encore, elle recadre ce que l’on appelait « les événements », en s’appuyant sur des documents, archives et récits. « Pendant les répétitions, on s’est rendu compte que tout le monde avait un lien avec la guerre d’Algérie », constate Margaux Eskenazi. Louise Vignaud aussi. Pieds-noirs, pieds-rouges, militants pour ou contre l’indépendance : des histoires familiales, longtemps tues, sont ressorties. « Dans mon équipe, précise Louise Vignaud, il y en a un dont le grand-père fabriquait des chars, l’autre dont le père était à la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. » C’est cette manifestation, suivie d’une nuit au cours de laquelle des dizaines d’Algériens furent tués par la police, que la metteuse en scène fait revivre dans la pièce Nuit d’octobre, écrite avec Myriam Boudenia et créée en 2023. « La guerre d’Algérie s’inscrit dans une histoire de la colonisation qui se traduit par une pensée raciste systémique toujours à l’œuvre. C’est pour cela que l’on s’y intéresse », explique Louise Vignaud. Baptiste Amann, lui, a été marqué par son enfance dans un quartier populaire d’Avignon, où ses parents étaient travailleurs sociaux. Il a appris la guerre d’Algérie à travers les microrécits de familles d’origine algérienne. « Je voyais comment la colonisation se poursuivait par la ghettoïsation et la stigmatisation. Mes amis étaient tiraillés entre les valeurs enseignées à l’école et celles transmises dans leurs familles. Ils me racontaient comment les questions du Moyen-Orient ou du foulard généraient des débats avec leurs parents, qui en même temps leur demandaient de s’assimiler. » En 2016, Baptiste Amann a créé le premier volet d’une trilogie, Des territoires – une sœur et deux frères qui voient leur quartier se replier sur des crispations identitaires. En 2023, il a présenté l’intégrale de sa trilogie au Festival d’Avignon, où il n’avait jamais vu de spectacle avant d’aller dans un lycée du centre-ville. « Il y avait deux mondes, comme quand j’étais enfant : ceux qui viennent des quartiers manger une glace, et ceux qui vont au spectacle. Je n’ai jamais idéalisé le théâtre dans sa capacité à changer le monde, mais je me disais : il y a encore du travail. » Ce n’est pas Jean Genet qui le contredirait. Brigitte Salino / LE MONDE Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Légende photo : Maria Casarès et Jean-Louis Barrault, dans la pièce de Jean Genet « Les Paravents », à Paris, le 16 avril 1966. BRIDGEMAN IMAGES
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 1, 4:50 AM
|
Par Brigitte Salino dans Le Monde publié le 31 août 2024 Dans la série d'été « Les batailles du théâtre » (6/6). En 1988, la pièce de l’écrivain suscite une tempête en dénonçant l’antisémitisme toujours vif en Autriche. Un sujet particulièrement sensible en France mais dont le théâtre a du mal à s’emparer.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/31/avec-place-des-heros-de-thomas-bernhard-la-dechirante-mise-en-scene-de-l-antisemitisme_6300331_3451060.html
Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. C’est un scandale magistral, à l’autrichienne. Il croise le théâtre et la politique, et éclate à l’automne 1988, avec la création d’une nouvelle pièce de Thomas Bernhard. Elle a été commandée à l’écrivain par le metteur en scène Claus Peymann, directeur du Burgtheater de Vienne – l’équivalent de la Comédie-Française – qui fête son centenaire. Seul son titre est connu : Place des Héros (Heldenplatz, en version originale), du nom de la place de Vienne où, le 15 mars 1938, une foule enthousiaste est venue acclamer Hitler après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Thomas Bernhard et Claus Peymann veulent que le contenu de Heldenplatz reste secret jusqu’à la première, prévue le 14 octobre, jour du jubilé. Ils demandent la discrétion la plus absolue à l’équipe de production. En vain. A Vienne, le théâtre fait partie de la vie quotidienne, et les journaux sont à l’affût. Ils annoncent que quatre comédiens du Burgtheater refusent de jouer la pièce, dont des extraits finissent par paraître : « L’Autriche est un cloaque sans esprit ni culture. » Les Autrichiens ? « Six millions et demi de débiles fous furieux. » Le président ? « Un menteur. » Le chancelier ? « Un boursicoteur. » L’antisémitisme ? « La haine des juifs est la nature la plus pure des Autrichiens (…). Il y a maintenant plus de nazis à Vienne qu’en 1938. Ils reviennent (…). Ils sortent de tous les trous (…). Ils n’attendent que le signal pour pouvoir agir tout à fait ouvertement contre les juifs. » Ces extraits mettent le feu aux poudres. Ils ravivent une blessure encore vive : l’affaire Waldheim. Né en 1918, Kurt Waldheim a mené une carrière de diplomate qui lui a valu une reconnaissance au plus haut niveau : de 1972 à 1981, il a été secrétaire général de l’ONU. En 1986, il fait campagne pour être élu président de son pays quand la presse révèle ses compromissions avec le régime nazi. Incorporé dans la Wehrmacht en 1941, Waldheim a été envoyé sur le front de l’Est où il a été blessé, puis il a été soigné à Vienne. Dans son autobiographie, Dans l’œil du cyclone (Ed. Alain Moreau, 1985), il écrit qu’il n’est pas retourné sur le front, mais qu’il est resté à Vienne où il a poursuivi ses études de droit jusqu’à la fin de la guerre. Pays bâillonné par l’hypocrisie catholique Les documents produits par les journaux le contredisent. Kurt Waldheim a servi de 1942 à 1945, son unité a été sous les ordres d’Alexander Löhr, « le boucher des Balkans », qui a commis des atrocités en Bosnie, et il a assisté à la déportation massive des juifs de Cordoue et de Salonique. Ces révélations indignent la communauté internationale et enflamment l’Autriche. Kurt Waldheim se défend en plaidant que, comme tous les « bons » Autrichiens de sa génération, il n’a fait « que son devoir ». Il est finalement élu, le 8 juin 1986, avec près de 54 % des voix, mais l’Autriche doit pour la première fois affronter son passé antisémite, qu’elle avait soigneusement enfoui. En rappelant ce passé, Place des Héros déclenche une tempête jusqu’au sommet de l’Etat. Si le chancelier, Franz Vranitzky, fait savoir que « les insultes de certaines personnes ne peuvent pas [l]’atteindre », Kurt Waldheim estime que la pièce ne devrait pas être jouée dans un théâtre national, parce qu’elle constitue « une insulte au peuple autrichien ». Le ministre des affaires étrangères réclame la censure. La ministre de l’enseignement, de l’art et du sport défend la liberté de la création, tout en précisant qu’à la place de Thomas Bernhard elle n’aurait pas écrit la pièce. Seule l’adjointe à la culture de la mairie de Vienne, qui, elle, a lu Place des Héros, dit qu’une interdiction serait catastrophique pour l’Autriche en tant que nation de culture. Ce n’est pas la première fois que Thomas Bernhard dénonce les relents nazis de son pays, avec lequel il entretient une relation ambivalente. Il a alors 57 ans, c’est une gloire européenne de la littérature qui n’a cessé, dans ses romans et récits (une quinzaine), et ses pièces (une vingtaine), de fustiger une certaine Autriche bâillonnée par l’hypocrisie catholique, engluée dans une médiocrité provinciale, dirigée par une classe politique veule. Les partisans de la censure échouent Claus Peymann, qui a créé quasiment toutes les pièces de Thomas Bernhard, s’est mis à dos une partie de la troupe du Burgtheater, qui ne supporte pas sa « clique des Prussiens » – Claus Peymann est allemand, il a été nommé à Vienne en 1984, où il est arrivé avec ses propres acteurs. Cette bronca attise le scandale autour de Heldenplatz, qui vaut à Thomas Bernhard des flots de haine. Un jour qu’il marche dans une rue de Vienne, un homme lui dit qu’on devrait l’abattre. Thomas Bernhard passe son chemin, sans lui répondre. Mais quelques jours plus tard, il riposte, à sa façon : il durcit le ton de sa pièce. « J’ai trouvé encore plus abominable », dit-il à Claus Peymann. La bataille fait rage, mais les partisans de la censure échouent. La première de Heldenplatz a finalement lieu, avec trois semaines de retard, le 4 novembre. Elle met en scène un professeur de philosophie qui a fui l’Autriche avec sa famille, en 1938. Il a passé des années en Angleterre avant de revenir à Vienne, où il s’est installé dans son ancien appartement, donnant sur la place des Héros. La pièce commence le jour de son enterrement. Il s’est jeté par la fenêtre, alors qu’il allait repartir pour l’Angleterre : il ne prévoyait pas que « les Autrichiens après la guerre seraient beaucoup plus haineux et encore plus antisémites qu’avant la guerre ». Thomas Bernhard salue à la fin de la première, qui se passe sans problème. Il a gagné, sa pièce est jouée. Ce sera la dernière. Il meurt quatre mois plus tard, le 12 février 1989. En France, Place des Héros est créé en 1991 au Théâtre national de la Colline, mis en scène par le Franco-Argentin Jorge Lavelli. En 2004, elle entre au répertoire de la Comédie-Française, dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel. « Je ne voulais pas, se souvient ce dernier, réduire la pièce à une histoire de l’Autriche de Waldheim, passer pour un donneur de leçons – regardez, les Autrichiens sont de méchants antisémites – ni laisser entendre qu’on était impeccables en France. Je voulais mettre les spectateurs face à la douleur de la famille de la pièce, à travers laquelle se reproduit une histoire sans fin d’exode et d’antisémitisme. Place des Héros en parle d’une manière universelle, métaphysique. Sans cela, je ne l’aurais pas montée. » Tout est là : comment en parler ? L’universitaire Chantal Meyer-Plantureux travaille sur la question de la représentation du juif. Dans Les Enfants de Shylock ou l’antisémitisme sur scène (Complexe, 2005), elle montre comment l’antisémitisme a contaminé la vie théâtrale des années 1880 à la seconde guerre mondiale, que ce soit dans le registre du boulevard ou celui de l’avant-garde. On ne compte pas les pièces qui furent écrites, ou détournées, pour exhiber et dénoncer le « type juif ». « Beaucoup de pièces sont traversées par la peur de l’autre, explique Chantal Meyer-Plantureux. Le juif, c’est quelqu’un dont on pense qu’il ne fait pas partie de la même culture, des mêmes coutumes – aujourd’hui, ce serait le môme de banlieue, ou le musulman. On ne le connaît pas, on ne le comprend pas, donc quand on le prend pour sujet, il est le fantasme de nos propres peurs. » « On ne traite pas assez la question en France » Après 1945, les pièces antisémites sont rarissimes. Encore plus depuis la loi mémorielle du 13 août 1990, qui réprime « tout acte antisémite, raciste ou xénophobe ». Mais dans le répertoire, il est une œuvre à part, rappelle Chantal Meyer-Plantureux, Le Marchand de Venise, de Shakespeare, « qui suscite toujours des polémiques ». En raison du personnage de Shylock, usurier juif, impitoyable avec ses débiteurs. Destin unique que celui de cette pièce, qui fut une des plus jouées dans l’Allemagne nazie, où elle a servi de propagande antisémite, en caricaturant Shylock, et qui est aussi régulièrement représentée en Israël, dans les théâtres nationaux. En France, la dernière fois où il a été à l’affiche d’un centre dramatique national, à Tours, en 2017, dans une mise en scène de Jacques Vincey, le Conseil représentatif des institutions juives de France avait distribué un tract aux spectateurs pour les mettre en garde contre l’antisémitisme de la pièce. Jacques Vincey avait discuté avec l’auteur du tract, et les choses s’étaient calmées. Stéphane Braunschweig, lui, n’a pas eu de problèmes quand il a présenté la pièce au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, en 1999. Mais les deux metteurs en scène reconnaissent que monter Le Marchand de Venise pose problème dans la France d’aujourd’hui. Surtout depuis le massacre en Israël du 7 octobre 2023, et la riposte qui a suivi. Jacques Vincey ne le reprendrait pas de peur de « rajouter de l’huile sur un feu épouvantable ». De son côté, Stéphane Braunschweig trouve que Shakespeare traite de l’antisémitisme d’une manière extrêmement subtile : « Si Shylock n’est pas un juif cupide et sanguinaire, il joue avec les clichés de l’antisémitisme. Dans un monde où la subtilité et la complexité des idées ne sont pas dominantes, on va dire, je me poserais la question avant de mettre en scène la pièce. » Margaux Eskenazi, 37 ans, est d’une génération qui la sépare de Jacques Vincey et de Stéphane Braunschweig. Et, comme nombre de femmes de son âge, elle préfère écrire ses propres pièces plutôt que de puiser dans le répertoire. Elle prépare pour 2026 la création de Kaddish, inspirée par l’œuvre du Prix Nobel de littérature le Hongrois Imre Kertész (1929-2016). « C’est parti de mon identité juive et du fait que je ne me reconnaissais pas dans ceux qui font l’amalgame entre l’antisémitisme et l’antisionisme. En écrivant sur l’Holocauste, Kertész parle de l’antisémitisme en Europe. Et c’est intéressant, parce que je trouve qu’on ne traite pas assez la question en France. » Des recherches universitaires ont montré que si, effectivement, il y a eu nombre de livres et de films sur l’antisémitisme, depuis 1945, peu de pièces ont été écrites sur le sujet. On les doit notamment à Liliane Atlan, à Armand Gatti, et surtout à Jean-Claude Grumberg. Dans le paysage théâtral, l’auteur de L’Atelier (1979), Zone libre (1990) ou La Plus Précieuse des Marchandises (2019) est l’exception magnifique. Même s’il ne se voit pas comme tel. « Pourquoi j’écris sur l’antisémitisme ? Parce je suis né en 1939 et que j’ai grandi avec. Parce que je suis fils de déporté, et que je vis dans le pays où les flics français ont arrêté mon père. » Brigitte Salino / LE MONDE Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Légende photo : Le dramaturge Thomas Bernhard et le directeur du Burgtheater Claus Peymann, après la première de « Place des Héros », à Vienne, le 4 novembre 1988. VOTAVA / APA-PICTUREDESK VIA AFP
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 30, 12:49 PM
|
Par Brigitte Salino dans Le Monde - Publié le 29 août 2024 Série "Les batailles du théâtre (4/6) « Les batailles du théâtre » (4/6). Inspirée de l’histoire du tueur en série italien Roberto Succo, la pièce suscite une violente polémique à sa création en France en 1991. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/08/29/avec-roberto-zucco-de-bernard-marie-koltes-les-ondes-de-choc-du-fait-divers_6298574_3246.html
Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Les avis de recherche dans le métro sont rarissimes. Bernard-Marie Koltès en voit un, placardé à la station Anvers, à Paris, en février 1988. Il s’arrête, regarde. Une grande affiche, avec une photo en noir et blanc. Pas très nette. Le visage d’un jeune homme au regard pénétrant, insaisissable. Le texte précise qu’il est recherché pour le meurtre d’un inspecteur principal et pour la tentative d’assassinat d’un inspecteur divisionnaire. Il y a aussi son signalement, mais pas son nom : la police ne le connaît pas. Que se passe-t-il dans la tête de Koltès quand il voit cette affiche ? « Je ne sais pas », dira-t-il. Quelques semaines plus tard, alors qu’il regarde les informations à la télévision, il voit de nouveau le jeune homme. Filmé à Trévise, en Italie, sur le toit d’une prison, d’où il nargue et insulte journalistes et policiers. Il se déshabille, montre ses muscles, prend des poses de culturiste. Et le voilà qui saute, en direct. Il tombe dans le vide. Cette fois, Bernard-Marie Koltès sait. Il écrira une pièce. Vite. Il est pressé, il a le sida. Il demande à ses amis de chercher de la documentation. Il y en a peu. Quelques coupures dans Libération sur la cavale d’un « tueur fou ». Les quelques minutes vues à la télévision. Il faudra du temps pour que soit levée l’énigme du meurtrier recherché par toutes les polices d’Europe. Il s’appelle Roberto Succo. Né en avril 1962, à Mestre, près de Venise, il est le fils unique d’un père policier et d’une mère tricoteuse. Le 8 avril 1981, il les tue. Roberto Succo a 19 ans. Il s’enfuit. Arrêté trois jours plus tard, déclaré schizophrène par les psychiatres, il n’est pas jugé parce que « incapable d’entendre et de vouloir », selon la justice italienne, mais condamné à dix ans d’internement dans un hôpital psychiatrique. Il passe le bac et obtient, en 1985, un régime de semi-liberté pour suivre des études de géologie. Il doit rentrer tous les soirs, devrait être accompagné, mais on lui fait confiance. Un jour, il ne rentre pas. Le 17 mai 1986, Roberto Succo commence sa cavale. Il part pour Toulon, vit de vols et de petits boulots. Il va souvent en Savoie. Le 3 avril 1987, près d’Aix-les-Bains, il tue le policier André Castillo et s’enfuit avec l’arme de ce dernier. Le 27 avril, une jeune femme, France Vu-Dinh, disparaît au bord du lac d’Annecy. Son corps ne sera jamais retrouvé. Le même jour, un médecin de 27 ans, Michel Astoul, disparaît près de Sisteron. Son corps décomposé est retrouvé près de Chambéry. Il a été abattu avec l’arme d’André Castillo. Le 27 octobre, Succo viole et tue Claudine Duchosal, 40 ans, au bord du lac d’Annecy. Le 28 janvier 1988, il abat l’inspecteur Morandin, à Toulon. Et ce, sans compter d’autres violences et agressions, sur l’axe Toulon-Savoie-Suisse, pays où il se réfugie un moment. La police aura beaucoup de mal à relier ces meurtres, viols et disparitions, et à en trouver le nom de l’auteur : pendant ses deux ans de cavale, Roberto Succo réussit à vivre sans autre identité que les surnoms qu’on lui attribue, « l’homme au treillis » ou « l’assassin de la pleine lune », et les prénoms qu’il se donne : Kurt, Fred ou André. Démagogie et récupérations En voyant l’avis de recherche, une adolescente de 16 ans reconnaît l’homme qu’elle a fréquenté pendant un an. Son témoignage permet d’identifier Roberto Succo, qui est arrêté à Trévise, en Italie, le 28 février 1988. C’est là qu’on le voit filmé sur le toit de la prison. Après sa chute, on le croit mort. Il est blessé. Transféré dans la prison de Livourne, il se suicide le 9 mai 1988. Il a 26 ans. Bernard-Marie Koltès ne cherche pas la vérité sur Roberto Succo, il s’en inspire pour construire un personnage. « Pour moi, expliquera-t-il, Succo est un mythe (…). Le meurtre, chez lui, est un non-sens. Il suffit d’un petit déraillement, d’une chose qui est un peu comme l’épilepsie chez Dostoïevski : un petit déclenchement, et hop, c’est fini. » Koltès garde des éléments disparates de la vie de Succo : le meurtre de la mère, l’assassinat d’un policier, l’histoire d’amour avec l’adolescente. Il puise également dans le drame de Gladbeck : en août 1988, en République fédérale allemande, deux gangsters qui avaient braqué une banque furent filmés en direct par les télévisions, pendant les deux jours de leur cavale avec prises d’otages. Koltès rencontre aussi une journaliste, Pascale Froment, qui mène une enquête sur Succo – il en naîtra un excellent livre, Je te tue. Histoire vraie de Roberto Succo. Assassin sans raison (Gallimard, 1991). Koltès intitule sa pièce Roberto Zucco, avec un Z, et non un S. Il ne la verra pas jouée. Il meurt le 15 avril 1989. La création mondiale a lieu juste un an plus tard, à Berlin, dans une mise en scène de Peter Stein. En France, la pièce est produite en 1991, au Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne (Métropole de Lyon), dans une mise en scène de Bruno Boëglin. Le spectacle est ensuite joué à Nice. Il est prévu le 8 et le 9 janvier 1992, à la Maison de la culture de Chambéry. C’est là qu’éclate l’affaire. Elle commence des semaines avant ces dates, et oppose la liberté de création au respect de la vie privée – en l’occurrence la douleur des familles des victimes. C’est ce point sensible que met en avant la veuve de Michel Castillo, le policier tué près d’Aix-les-Bains. Pour elle, c’est trop tôt et trop près : quatre ans à peine séparent les meurtres commis par Succo dans la région, dont Chambéry est le centre. Dominique Jambon, le directeur de la Maison de la culture, souligne que son « premier souci est de respecter la douleur des familles » tout en rappelant qu’« il n’y a aucune glorification d’un assassin » dans la pièce. Pourtant les médiations tournent à l’aigre. Les prises de position caricaturales prennent le pas sur le débat éthique. Les syndicats de policiers embraient. Le plus violent, l’Union des syndicats catégoriels de la police, demande « l’interdiction pure et simple de la pièce », qui « fait offense à un collègue tué ». A Chambéry, l’ambiance est irrespirable avec son lot de démagogie, récupération, manipulation, surenchère… Le conseil d’administration de la Maison de la culture reçoit des appels anonymes et même des menaces de mort. Une pétition contre le spectacle est signée par 1 700 personnes, dans une ville de 55 000 habitants alors. La veuve de Michel Castillo annonce qu’elle viendra le soir de la première devant le théâtre, avec ses filles. Louis Besson, maire socialiste de Chambéry, exclut de faire intervenir la police pour protéger les représentations, que Dominique Jambon décide finalement d’annuler. Tribune salée Ce n’est pas fini. La représentation à Paris de Roberto Zucco, prévue du 5 au 29 février 1992, déclenche une tempête médiatique. La pièce doit être jouée au Théâtre de la Ville, qui appartient à la municipalité. Jacques Chirac, alors maire, et Gérard Violette, le directeur du théâtre, se rencontrent longuement, le 7 janvier, pour évoquer l’affaire de Chambéry. Il n’est pas question d’interdire la pièce, mais, deux jours plus tard, Roger Planchon, le directeur du TNP, où Roberto Zucco a été créé une bonne année plus tôt, signe une tribune salée dans Le Monde, dans laquelle il estime que les représentations sont déjà menacées par une « mafia » de policiers agissant dans l’ombre. La machine médiatique s’emballe, les enjeux politiques entre la gauche au pouvoir et la droite dominant la Mairie de Paris exacerbent le débat sur la liberté de création. Les communiqués et tribunes remplissent les pages culturelles des journaux, et finalement s’éteignent. Bruno Boëglin rappelle dans Libération que Patrice Chéreau, qui avait rendu Koltès célèbre en créant ses pièces précédentes, qualifiait celle-ci de scandaleuse, avant d’ajouter : « Ce mot peut être beau et fort, il faut l’expliquer davantage. » Trente ans plus tard, le sujet n’est pas épuisé. Au contraire, il rebondit, avec un théâtre qui aime toujours plus s’emparer du quotidien des gens et de faits divers récents : comment les mettre en scène en tenant compte de ceux qui les vivent, ou de leur entourage ? Le Français Mohamed El Khatib et le Suisse Milo Rau s’intéressent particulièrement à ces questions. Formés à la sociologie, marqués par Pierre Bourdieu, ils pratiquent un théâtre qui puise dans le réel. Pas celui que l’on est habitué à voir sur scène ; celui, plus invisibilisé, des vies anonymes ou des violences subies par des citoyens lambda dans l’Europe d’aujourd’hui. Et ils se donnent des règles pour l’aborder, la première étant de ne pas se réfugier dans la solitude de l’auteur. Qu’il mette en scène une femme de ménage, dans Moi, Corinne Dadat (2015), des supporteurs du club de foot de Lens, dans Stadium (2017), des enfants de parents séparés, dans La Dispute (2019), des parents ayant perdu un enfant, dans C’est la vie (2017), ou l’amour dans les Ehpad, dans La Vie secrète des vieux, présentée, en juillet, au Festival d’Avignon, Mohamed El Khatib écrit toujours à partir de témoignages qu’il fait valider par leurs auteurs, lesquels, sauf rares exceptions, viennent jouer leur propre rôle sur le plateau. « Théâtre de la catharsis » Désacraliser le geste artistique, remettre en question la notion de bon goût, changer le regard : tel est le credo de Mohamed El Khatib, qui se défend d’instrumentaliser les gens : « Je fais en sorte, au contraire, que chaque spectacle soit une œuvre d’émancipation, qu’elle suscite du désir chez ceux qui sont en scène. Qu’ils puissent se dire : oui, c’est possible. J’ai besoin de sentir qu’on fait presque œuvre d’utilité publique. » Milo Rau, lui, revendique un « théâtre de la catharsis ». Il n’a pas froid aux yeux. Dans Five Easy Pieces (2018), il dirige des enfants qui rejouent l’affaire Dutroux. Dans La Reprise (2018), il reconstitue le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi, commis près de Liège (Belgique), en avril 2012. Dans Familie (2020), une vraie famille, deux comédiens et leurs deux filles adolescentes, passe une soirée sans histoires, et se pend à la fin, comme le fit une famille, près de Calais (Pas-de-Calais), en 2007. Dans la dernière pièce en date, Les Enfants de Médée (2024), des enfants jouent les quatre filles et le fils de Geneviève Lhermitte, que leur mère a égorgés en 2007… Pour Milo Rau, le fait divers est à notre siècle ce que la tragédie fut pour la Grèce antique : il naît du hasard, comme ce hasard fou qui fit se rencontrer Œdipe et son père. Mais il ne se passe plus sous le regard des dieux : « Dans notre époque d’extrêmes solitudes, il se passe sous le regard du public. » Et avec l’accord des familles des victimes. Milo Rau ne fait pas de spectacle sans les prévenir, et il les associe au travail. Il arrive que ses pièces soient interdites. Familie l’a été aux Etats-Unis, au motif qu’elle peut inciter au suicide, La Reprise au Brésil, par certains maires proches de l’ex-président Jair Bolsonaro. Cela ne modifie pas la ligne suivie par Milo Rau : « Quelque chose a beaucoup changé depuis Koltès et Roberto Zucco, explique-t-il. L’approche est devenue beaucoup plus collective. A l’époque, un auteur pouvait écrire seul, et laisser éclater le scandale. Aujourd’hui aussi il y a des scandales, mais on les affronte ensemble, avec les victimes et leurs proches. » Brigitte Salino / Le Monde Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Légende photo : Roberto Succo, sur le toit de la prison de Trévise (Italie), en mars 1988. SIPA
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 28, 4:12 AM
|
Par Sonya Faure dans Libération - 16 juillet 2024 La pièce plonge dans trois comparutions immédiates comme dans un cauchemar sans issue. Fuyant le réalisme documentaire, elle incarne la dureté et l’humiliation de ces procédures ultrarapides. Un corps, un ventre peut-être, une membrane rose chair qui nous enveloppe – quelle chaleur sous ce chapiteau. Un organe en tout cas qui dévore, déglutit et régurgite des hommes et des femmes vidés de leur substance, pantins dégingandés aux traits floutés. Condamnés. Les autres, avocats et magistrats en robes, défilent et nous regardent derrière des masques inquiétants tels de gros poissons le long de la paroi d’un aquarium. Avec Léviathan, créé au Festival d’Avignon, Lorraine de Sagazan s’engouffre dans la question de la violence judiciaire. Pendant plusieurs mois, avec Guillaume Poix qui signe le texte de la pièce, elle a assisté aux longues journées de comparutions immédiates, ces audiences qui font défiler des dizaines de prévenus au lendemain de leur garde à vue, accompagnés d’avocats commis d’office qui ont à peine eu le temps de prendre connaissance du dossier, devant des juges excédés par le nombre d’affaires à gérer – car alors il est plus juste de parler de gestion que de justice. Expéditives, les comparutions immédiates ne devaient être, à leur création en 1983, qu’exceptionnelles. Elles sont un lieu commun judiciaire aujourd’hui. «Un petit peuple de précaires plus ou moins violents», des hommes dans leur grande majorité, des sans domicile fixe souvent, qui se retrouvent dans une même pièce à attendre leur tour de passer dans le box. «On ne s’est pas lavé depuis plusieurs jours à cause de la garde à vue. Ça pue. La comparution immédiate, elle a une odeur», dit un triste Monsieur Loyal, le seul interprète à ne pas être masqué, dans un coin du chapiteau. L’impressionnante réussite de Sagazan est de faire avec Leviathan tout autre chose que du théâtre documentaire, tout autre chose qu’un âpre réalisme plus évident quand on parle de tribunaux. On est loin aussi de Délits flagrants, film essentiel de Raymond Depardon sur le sujet, loin et pourtant au même endroit, à ce lieu précis de la souffrance et de l’injustice qui prend ici la moiteur d’une cauchemardesque absurdité. Trois comparutions, deux hommes, une femme, se succéderont. Ils ont volé, insulté, conduit une moto sans permis. Trois fois, au terme de leur passage devant la juge, s’inscrira sur l’écran au fond de la scène, le nombre de minutes que celui-ci aura duré. Dix-neuf minutes, seize minutes, dix-neuf minutes… Trois fois leur peine s’inscrira – six mois, douze mois, huit mois de prison ferme. Et la présidente du tribunal qui ne cesse d’agrafer des documents, d’oblitérer des destins – crac, crac, crac. Double de chiffon Leviathan est une œuvre à la beauté plastique saisissante et inquiétante. Avec les masques réalistes qui redoublent leurs visages et les figent, les juges et les avocats deviennent les prêtres et prêtresses d’une terrible religion se nourrissant de sacrifices humains. Les prévenus ont les traits brouillés par des collants, comme lorsqu’on braque une banque, alors qu’ils n’ont volé que des vêtements d’enfants. Tels des zombies, un homme danse au ralenti avec son double de chiffon, une femme fait avancer avec peine la poussette d’une enfant qu’elle n’a plus. Sur l’écran, les images d’un jeune adulte zonant sur le tourniquet d’un square pour enfants redoublent avec beauté l’image du même homme, dans la salle du tribunal, qui se tortille en tentant de retenir son pantalon qui tombe – lors de la garde à vue, les policiers ne lui ont pas rendu sa ceinture. Il est d’ailleurs étonnant de pouvoir dire à quel point les acteurs parviennent à être excellents, donnant intensément à voir la singularité de leur personnage (Victoria Quesnel notamment dans le rôle de la juge pas loin de la crise de nerfs), malgré les masques et la mécanique de leur danse macabre. La pièce de Lorraine de Sagazan est une proposition forte pour envisager le monstre judiciaire, la justice pénale du quotidien tel qu’elle se donne à voir en France. On peut douter (mais c’est secondaire) de la nécessité de chanter l’une des audiences, en un Opéra de quat’sous tragique, discuter du rôle de cet homme sans masque, le seul à ne pas être un acteur professionnel mais un témoin distillant les éléments documentaires. Que dit-il aussi ? Qu’il ne faudra pas compter sur lui pour jouer son rôle, qu’on ne rattrape pas le temps qu’on a perdu à jamais. «J’utiliserai pas le théâtre pour rejouer ma vie, il n’y aura pas de restitution, pas de réparation.» Le voilà qui ferme le spectacle, ce grand carnaval triste et morbide. Aucune issue alors hors du chapiteau de chair, autre qu’un long, très long silence. Léviathan de Lorraine de Sagazan, dans le cadre du Festival In d’Avignon, les 16, 18, 19, 20 et 21 juillet à 18heures au Gymnase de lycée Aubanel à Avignon. Puis en tournée. Le spectacle s’accompagne de l’installation Monte di pieta, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein, à la Collection Lambert d’Avignon jusqu’au 21 juillet. Les 20 et 21 juillet, entre 11h et 16h30, l’installation est activée par une performance poétique mêlant récits et improvisation à travers des textes de Laura Vazquez. Sonya Faure / Libération Légende photo : Trois comparutions, deux hommes, une femme, se succéderont. Ils ont volé, insulté, conduit une moto sans permis. (Christophe Raynaud de Lage)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 27, 12:30 PM
|
Par Joëlle Gayot dans la série d'été du Monde « Les batailles du théâtre » (1/6), article publié le 26 août 2024 En 2011, le metteur en scène affronte la colère de groupes religieux extrémistes avec « Sur le concept du visage du fils de Dieu ». Cette contestation fait entrer le théâtre dans un champ de mines où, accusé d’offenser des croyances ou des minorités, il doit rendre des comptes. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/26/au-theatre-le-retour-d-une-censure-qu-on-croyait-evanouie-avec-l-italien-romeo-castelluci_6295680_3451060.html La police qui protège des artistes et veille sur leurs spectacles ? Cette scène ne s’est pas déroulée sous une autocratie mais à Paris, la ville des Lumières. Elle n’a pas eu lieu une fois mais trois fois. Elle ne se conjugue pas au passé antérieur mais a surgi en 2011 puis en 2014, sur le parvis de théâtres. Le 20 octobre 2011, au Théâtre de la Ville, à Paris, l’artiste italien Romeo Castellucci présente Sur le concept du visage du fils de Dieu, un spectacle précédé d’une rumeur sulfureuse. Ce créateur de fastueuses cérémonies plastiques s’adonnerait au sacrilège en insultant la religion catholique. On voit dans sa pièce un vieillard dysentérique nettoyé par son fils. Et puis, affiché en fond de plateau, le visage géant du Christ : le Salvator Mundi d’Antonello de Messine, un tableau de la Renaissance. L’image est bombardée de pseudo-grenades par des enfants ; escaladée et lacérée, la peinture finit maculée de faux excréments. Jugé blasphématoire par des chrétiens fondamentalistes qui ont tenté – en vain – de le faire interdire par la justice, le spectacle va se heurter, chaque soir, à des perturbations. « C’était une attaque fasciste », juge Romeo Castellucci, qui se souvient d’un « tribunal idéologique » devant lequel il fallait tenir coûte que coûte. « Si nous avions renoncé, ils auraient gagné. La défense de l’art, quel qu’il soit, est un principe fondamental. » Fondamental mais contesté avec virulence par Civitas, mouvement d’extrême droite et catholique intégriste (dissout par le gouvernement en octobre 2023). Certains de ses membres payent leur place, s’introduisent dans le théâtre et envahissent le plateau en brandissant une pancarte : « Christianophobie, ça suffit ! » A l’extérieur, sur la place du Châtelet, leurs camarades se prosternent, les mains jointes, quand ils ne balancent pas des boules puantes ou du gaz lacrymogène pour dissuader le public d’entrer. Si aucune représentation n’est annulée, un scénario proche du chaos se réitère chaque soir, contraignant la direction du Théâtre de la Ville à placer les représentations sous la protection de CRS. Intégristes ulcérés Deux mois plus tard, le 8 décembre 2011, bis repetita à Paris. Rodrigo Garcia et sa pièce Golgota Picnic, présentée au Théâtre du Rond-Point, sont dans le collimateur. Civitas ne digère pas la charge au vitriol de ce trublion argentin fustigeant un christianisme coupable à ses yeux d’avoir sacrifié ses valeurs humanistes. L’auteur et metteur en scène, qui rebaptise Jésus « El Puta Diablo » (« la pute du diable »), n’y va pas de main morte. Sur la scène, un comédien est allongé bras en croix. Autour de lui, un amoncellement de petits pains. Sur son corps, une plaie dans laquelle pullulent les billets de banque. Une centaine d’intégristes ulcérés viennent s’agenouiller devant la porte du Rond-Point. Au soir de la première parisienne, 800 policiers veillent. L’entrée du public s’effectue au goutte-à-goutte. « J’ai honte de présenter une œuvre d’art avec de telles mesures de sécurité », confiera Rodrigo Garcia. Trois ans plus tard, le 27 novembre 2014, alors que la nuit tombe sur le Théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), des manifestants massés derrière des barrières attendent les visiteurs du spectacle Exhibit B, du Sud-Africain Brett Bailey. Ils brandissent des pancartes : « Exhibition pour les privilégiés », « Respectez nos ancêtres », « Non au racisme déguisé », « Décolonisons les imaginaires ». Il ne s’agit pas, cette fois, de catholiques d’extrême droite mais de militants racisés ou décoloniaux, souvent de gauche, qui exigent l’arrêt d’un spectacle qu’ils jugent raciste. Ils vont même en justice mais seront déboutés. Ils dénoncent aussi un artiste qui s’approprie leur histoire. Il est vrai que Brett Bailey, concepteur d’une performance dans laquelle il entend dénoncer le colonialisme, est Blanc. Dans les sous-sols du théâtre, il a installé douze « tableaux vivants », soit des performeurs et comédiens noirs, certains à moitié nus, dans des rôles d’esclaves ou représentant des scènes issues de l’histoire coloniale et postcoloniale. « Zoo humain » La déambulation s’accomplit dans un silence total imposé par Bailey mais, à l’extérieur, le vacarme fait rage. Les manifestants, en majorité des afro-descendants, se disent indignés par un « zoo humain » qui donne des Noirs une image dégradante et confisque leur douleur. Des membres de la Brigade anti-négrophobie font le coup de poing, entraînant l’annulation d’une des représentations. Les forces de l’ordre restent aux aguets jusqu’au dernier jour du spectacle. Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia, Brett Bailey : en trois ans, trois artistes d’envergure internationale accusent le coup de la contestation et sont sommés d’interrompre leurs spectacles. Murs de CRS à l’entrée des salles, portiques de sécurité, fouille des sacs : le spectateur a l’impression de franchir la douane. L’art entre dans un nouvel âge. La décennie qui suit verra des dizaines d’œuvres ou de spectacles pris dans des polémiques ou des tentatives de censure, pilotées par des groupes ou des communautés arguant ici de leurs identités bafouées, plus loin de leurs croyances profanées, dénonçant ailleurs des appropriations culturelles. Les exigences qui pleuvent depuis la société civile sifflent la fin de la partie pour la liberté de création. Le théâtre se heurte à ceux qui s’estiment, par sa faute, victimes d’abus, de trahisons ou de dépossessions. Les contestataires se recrutent partout dans l’éventail du champ politique, de l’extrême droite à la gauche radicale. Une palette trop large pour que les luttes y soient amalgamées. Tout oppose en effet un catholique intégriste, pour qui Dieu est intouchable, et un afro-descendant excédé par l’usage d’un « blackface ». Basculement vertigineux Selon Sylvie Chalaye, historienne et anthropologue, les manifestations contre le spectacle Exhibit B marquent un tournant fondamental. Car elles corrigent un retard historique : « Dans les années 1960, le metteur en scène Jean-Marie Serreau a construit une troupe cosmopolite de onze nationalités. Il voulait travailler à la décolonisation des imaginaires, faire entendre la voix des afro-descendants. Il a monté des textes d’Aimé Césaire ou de Kateb Yacine. Mais à sa mort, en 1973, tout se referme : la France traverse une crise économique, le chômage s’envole, on invente des questions migratoires liées aux enjeux économiques. Le théâtre se replie. Ne restent alors que Peter Brook et Ariane Mnouchkine pour encourager la diversité au théâtre. » Sylvie Chalaye, à qui on doit l’essai Race et théâtre. Un impensé politique (Actes-Sud, 2020), dénonce depuis longtemps l’usage du « blackface » et les successions d’acteurs blancs engagés pour jouer des Noirs (par exemple le rôle-titre d’Othello, le général maure shakespearien). Elle milite aussi pour la présence de Noirs sur scène et à la direction des théâtres. Pour l’historienne, les incidents de 2014 devant le Théâtre Gérard-Philipe résultent d’un désir qui a enfin pu et su s’exprimer : « C’était une levée de boucliers d’afro-descendants de France révoltés dont le ras-le-bol s’est traduit par une explosion de colère. Comment ne pas les comprendre, alors que l’installation de Brett Bailey, sous couvert d’évoquer la souffrance des personnes racisées, confisquait aux artistes noirs l’expression même de leurs douleurs ? En transformant des acteurs ou des figurants en objets, pour le plaisir de spectateurs en majorité blancs, en posant de surcroît ce geste à Saint-Denis, ville multiculturelle, Bailey a mis le feu aux poudres. Cette réaction contre lui a été salvatrice. » Salvatrice, peut-être. Mais assortie d’actions dont la radicalité peut inquiéter. Qui aurait cru qu’au XXIe siècle réapparaîtrait sur les scènes le couperet de la censure ? Suivant un basculement vertigineux, ce n’est plus l’Etat que l’on retrouve à la manœuvre pour interdire des œuvres (depuis juillet 2016, le principe de la liberté de création est inscrit dans la loi), mais des groupes divers qui font pression, menacent sur les réseaux sociaux, vont en justice parfois, en appellent à une « censure militante ». « Guérillas culturelles » A la différence de Sylvie Chalaye, l’universitaire Isabelle Barbéris ne fait pas de distinction : « Les censures de droite et de gauche ont tendance aujourd’hui à se recouper. Cette conjoncture entre les extrêmes impose une forme de cadre moral sur les œuvres. » Autrice de Censures silencieuses (à paraître en octobre aux éditions PUF), l’essayiste observe avec inquiétude les soubresauts d’un microcosme secoué par des « guérillas culturelles » où le jeu consiste à toujours accuser l’autre. Aussi Isabelle Barbéris dénonce tout autant « la censure qui défendrait la juste représentation de minorités dominées » que « celle émanant de groupements d’intérêts réactionnaires et conservateurs ». Entre ces deux pôles prospère désormais une sorte de chaos où l’art est pris en tenaille, tout en devant rendre des comptes. Dernier exemple en date : la représentation du banquet de Bacchus à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques conçue par l’homme de théâtre Thomas Jolly. Le corps nu et peint en bleu, Philippe Katerine prenait la pose au milieu d’un groupe de drag-queens. Confondu avec une parodie de la Cène (le dernier repas du Christ), ce tableau s’est attiré les foudres de l’extrême droite française et a choqué la Conférence des évêques de France qui a déploré des « scènes de dérision et de moquerie du christianisme ». Les partis pris artistiques de la cérémonie ont à ce point attisé les haines au point que Thomas Jolly, injurié et menacé de mort sur les réseaux sociaux, a porté plainte pour cyberharcèlement. Planant au-dessus de ce champ de mines se profile le spectre d’une autocensure aiguisée par la peur de blesser ou celle d’être pris dans une polémique. « L’autocensure est galopante. Elle se repère dans l’uniformisation des programmations », affirme Isabelle Barbéris, pour qui « les représentations sont de plus en plus dans le discours et de moins en moins dans l’image. Cela génère un art parfois donneur de leçons ». Faudra-t-il désormais apposer aux esthétiques transgressives un cartel explicatif ? « Dans une époque d’immense incertitude, nous projetons sur les œuvres d’art notre besoin de reconnaissance. Nous refusons la médiation par l’image qui dérange ou qu’on ne reconnaît pas », constate Isabelle Barbéris. Pour elle, ce climat délétère découle d’une absence regrettable : celle d’un Etat qui, n’ayant aucune politique ou vision culturelle, renonce peu à peu à son service public d’art et de création. « L’art produit une pensée, une pensée produit une critique, une critique produit une conscience », rappelle Romeo Castellucci. Cette belle suite d’évidences n’a-t-elle pas la tête sur le billot de l’époque ? Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Gianni Plazzi et Sergio Scarlatela dans « Sur le concept du visage du fils de Dieu », de Romeo Castellucci, lors du festival d’Avignon, le 19 juillet 2011. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP
|
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 10, 5:27 AM
|
par Copélia Mainardi pour Libération - 9 septembre 2024 Le Moulin de l’Hydre, ancienne filature normande reconvertie en lieu de résidence théâtrale, accueillait ce week-end son festival annuel. Le metteur en scène y a présenté sa dernière création, un détour prometteur par la comédie. Il est des lieux qui façonnent le destin d’une troupe, où s’ancrent les aventures passées et à venir, où se fondent les contours des âmes qui les font grandir. L’auteur et metteur en scène Simon Falguières a projeté dans le Moulin de l’hydre des rêves aussi larges que les épais murs de pierre qui le soutiennent. Cette ancienne filature de coton à la frontière de l’Orne et du Calvados est son île d’utopie : une «fabrique théâtrale», inaugurée en mai après deux ans et demi de chantier participatif colossal. Espace de création, de stockage, de construction, d’hébergement, le Moulin est le fruit d’un rigoureux travail de bâtisseurs, habitués des aventures collectives et des projets déraisonnables. Les fenêtres de la grande salle de répétition offrent une vue imprenable sur le bien nommé mont de Cerisy-Belle-Etoile, contre les flancs duquel semblent appuyés les gradins de la scène extérieure. Au fond du jardin serpente le Noireau, dont le glou-glou a des airs de seconde bénédiction. C’est la troisième année que s’organise ici un festival de rentrée, soit deux jours de spectacles et concerts qui rassemblent presque autant de monde que compte d’habitants la petite commune ornaise de Saint-Pierre d’Entremont – environ 660 personnes. Il faut pour s’y rendre sillonner les routes sinueuses de cette Suisse normande vallonnée et surtout ne pas craindre la pluie – aujourd’hui torrentielle, de l’aveu de locaux qui n’en sont pourtant pas à leur première averse. Concert écourté, spectacle mis sur pause, public massé sous des barnums et autour de braseros, taux d’humidité record : les conditions un peu âpres font partie de l’expérience. Ni lumière ni décor Les gradins sont pourtant pleins à craquer quand débute Molière et ses masques, la nouvelle création de Simon Falguières, auteur et metteur en scène de 36 ans révélé par son Nid de cendres, une épopée théâtrale de treize heures écrite par ses soins qui avait conquis le public avignonnais il y a deux ans. Ni lumière ni décor cette fois, seulement du jeu, des costumes, et basta : du pur théâtre de tréteaux, démontable en un rien de temps et exportable un peu partout. Molière, le «plus connu des chefs de troupe français», a passé la moitié de sa carrière sur les routes et c’est donc en itinérance que son histoire se racontera. La petite troupe se produira dans les villages du coin en septembre avant de partir dans la Meuse et, au printemps, de gagner Caen à pied, cheminant le long de l’Orne aux côtés de qui voudra. Si ces formes nomades sont généralement économes en moyens humains, ce n’est pas le cas ici : il fallait à Falguières un minimum de six acteurs, des fidèles de la première heure, aussi enthousiastes à raconter l’histoire d’une troupe qu’ils l’ont été à construire la leur, désormais constituée en compagnie, Le K. Maîtrise d’équilibriste Le choix, forcément, interroge : pourquoi Molière, figure tutélaire d’un théâtre classique vu et archi-revu ? «C’est un passe-droit, reconnaît-il. Pour la vie de Molière jouée sur la place du village, les gens se déplacent. Peu de noms font le même effet.» Pragmatisme mis de côté, l’auteur reconnaît s’être pris aux jeux des parallèles entre cette époque et la nôtre, et avoir trouvé dans le XVIIe siècle, «période de changements climatiques, de résurgences obscurantistes et d’instabilité politique», une puissante matière théâtrale qui puise aux sources de l’épopée, du tragique, mais surtout de la comédie. «De nature optimiste», selon ses dires, mais jusqu’ici plutôt adepte des formes graves, Falguières a voulu se frotter à ce genre et ses contradictions, en livrant une farce sur celui qui les abhorrait autant qu’il y excellait. La comédie requiert une maîtrise d’équilibriste, mais cette proposition resserrée et efficace, tenue de bout en bout et en parfaite adéquation avec ce qu’elle prétend être, a vite balayé nos réserves. Les comédiens, tous excellents, jonglent entre les masques, les rôles et les registres sans que jamais leur valse n’étourdisse : seul déborde le plaisir du jeu, dans lequel naît le rire. C’est la troisième année que s’organise ici un festival de rentrée, soit deux jours de spectacles et concerts qui rassemblent presque autant de monde que compte d’habitants la petite commune ornaise de Saint-Pierre d’Entremont – environ 660 personnes. Avec son Molière (Anne Duverneuil dans le rôle-titre), Simon Falguières affirme son goût pour un «théâtre populaire» – expression galvaudée, mais qui recouvre une réalité avec laquelle il entend renouer sans polémiquer – et s’enracine un peu plus dans ce bocage normand qui l’a vu grandir. En parallèle de son travail d’écriture et de mise en scène, il mène de lourdes démarches administratives pour subventionner les prochains travaux du Moulin, qui n’en est qu’à ses débuts : la suite prévoit la création d’un théâtre intérieur, qui gardera les murs de pierre, les grandes fenêtres (rendues occultables)… Et tentera une ouverture sur la forêt, dans l’esprit du Théâtre du Peuple de Bussang. «Nous ne sommes pas Molière, mais notre art est le même», nous met-on en garde dans le prologue. Nous voici avertis : un chef de troupe peut en cacher un autre. Molière et ses masques, mise en scène Simon Falguières. Avec Antonin Chalon, Louis de Villers, Anne Duverneuil, Charly Fournier, Victoire Goupil, Manon Rey. En itinérance autour du Moulin les 13-14 septembre, avec Transversales Scène conventionnée de Verdun la semaine du 23 septembre, et avec la Comédie de Caen sur la saison 2024-25. Légende photo : Les comédiens, tous excellents, jonglent entre les masques, les rôles et les registres sans que jamais leur valse n’étourdisse. (Xavier Tesson)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 9, 6:16 AM
|
Les cérémonies orchestrées par le metteur en scène ont célébré les corps – des sportifs, des interprètes et aussi celui, collectif, du public. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/09/09/paris-2024-le-spectaculaire-marathon-creatif-de-thomas-jolly_6308386_3246.html
En dramaturge subtil, Thomas Jolly, 42 ans, aura su écrire les temps des quatre cérémonies de ces Jeux olympiques (JO) et paralympiques comme autant de chapitres d’un récit dont il a été l’auteur principal. La beauté de Paris, la célébration d’une France qui n’est pas une mais multiple, l’utopie fédératrice des Jeux, l’inclusion des personnes en situation de handicap… Tout en basculant de la Seine à la place de la Concorde pour boucler la boucle au Stade de France (Seine-Saint-Denis), la trame imaginée par le metteur en scène a associé de plus en plus étroitement le sport, la musique et la danse. Au bout du bout, c’est vers une célébration du corps qu’auront tendu les étapes de ce marathon créatif. Corps des sportifs, corps des interprètes en scène et, enfin, corps collectif du public, qui, après avoir écouté Aya Nakamura et Céline Dion, lors de la cérémonie d’ouverture des JO le 26 juillet, puis chanté en chœur de grands tubes iconiques français, s’est dressé pour danser, bras levés, la nuit du 8 septembre, au Stade de France à l’occasion de la cérémonie de clôture des Jeux paralympiques. Le producteur Romain Pissenem s’inquiétait de la possibilité de « rendre le spectacle immersif » même pour ceux qui sont « perchés en haut des gradins ». Cette préoccupation fut une obsession identique chez Thomas Jolly. Sauf qu’en ce qui concerne ce dernier, le désir de toucher chaque personne assise dans la salle déborde le lieu géographique de la représentation pour gagner celles et ceux qui n’en franchissent pas les portes. S’il faut toucher les présents, il faut surtout convaincre les absents de venir. Ce que Romain Pissenem appelle « spectacle immersif », le metteur en scène le nomme, pour sa part, « théâtre populaire ». Intellect et l’émotionnel Depuis qu’il met en scène, Thomas Jolly cherche à rallier le plus grand nombre de spectateurs. Et y parvient. La jeunesse, au premier chef, qui plébiscite des spectacles que ne renieraient d’ailleurs pas des chanteurs rock rompus aux concerts live. Fumigènes, jets de laser, lumières qui sculptent l’espace, bandes-son musicales et comédiens qui se jettent dans la bataille des mots et des actions sans jamais s’économiser. Qu’il propose un marathon shakespearien d’une durée de dix-huit heures (Henri VI) ou qu’il revisite l’opéra rock Starmania, en convoquant, entre autres effets pyrotechniques, l’hologramme de France Gall, l’artiste provoque l’intellect et l’émotionnel. Les larmes, les rires, l’effroi, l’émerveillement, il n’y a pas de sentiments devant lesquels il recule. Et pas de défis, aussi démesurément olympiques soient-ils, qui ne l’effraient. Le défi a brillamment été relevé. Vidéo : les grands moments de la cérémonie d'ouverture des JO (4 mn30) Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Lors de la cérémonie de clôture des Jeux paralympique Paris 2024, au Stade de France, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 8 septembre 2024. MATHIAS BENGUIGUI POUR « LE MONDE »
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 8, 4:26 AM
|
Par Hélène Kuttner dans Artistik Rezo - 7 septembre 2024 Le metteur en scène Roland Auzet donne à voir, dans une libre adaptation théâtrale, le roman magistral de Giuliano da Empoli, succès mondial qui fut couronné du grand prix du Roman de l’Académie française. Une plongée dans les eaux glacées du pouvoir russe en compagnie d’un spin Doctor qui raconte la fin d’Eltsine, le passage du totalitarisme au capitalisme sauvage jusqu’à l’avènement d’un nouveau Tsar, Vladimir Poutine. Incarnée par de brillants comédiens, la pièce de deux heures prend place dans une scénographie qui multiplie les écrans et les micros de manière quasi oppressive.
Maitre du temps La Russie fascine autant qu’elle effraie. L’écrivain italien Giuliano da Empoli en a démonté brillamment les mécanismes politiques, la terrible machinerie d’oppression populaire, à travers une fresque éblouissante qui se déploie sur plusieurs décades, des années 1990, celles de la libéralisation des moeurs et du pouvoir, jusqu’à la reprise en main autoritaire de l’ex-fonctionnaire du KGB, devenu Président de toutes les Russies, Poutine. Ce que détaille avec un génie historique et une gourmandise pleine d’un humour très noir l’auteur, ce sont les intrigues, les manoeuvres des personnages qui ont oeuvré à l’édification d’un Tsar moderne, avec la propagande télévisuelle, les réseaux sociaux, les cadeaux de cour aux flatteurs. Un personnage énigmatique, Vadim Baranov, autrefois metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, devient progressivement l’éminence grise de Poutine, surnommé le Tsar. Ce personnage fictif est très inspiré de Vladislav Sourkov, amateur de rap, artiste et homme d’affaires, qui fut l’homme de l’ombre de Poutine. Comment des poètes deviennent de véritables loups féroces ? Comment des machines, des écrans manipulés, des ambitions démesurées, qui n’ont d’égal que le mépris cynique vis à vis des masses populaires, parviennent à édifier des gouvernants tout puissants qui menacent violemment notre monde ? Une mise en scène cinglante et crue Dans une scénographie constituée de miroirs et d’écrans, des lumières éclatantes nous aveuglent, tandis que des les panneaux lumineux s’affichent en rouge et en noir. Le sol est noir de jais, les canapés modernes d’un blanc cru : des studios de télévision, des appartements à la froideur clinique font surgir une faune de personnages grouillant dans les sphères du pouvoir et des médias. Il y a là Baranov, qu’incarne avec fureur le grand comédien Philippe Girard, que vient interviewer un journaliste français, Pierre Barthélémy, joué par Stanislas Roquette. Ksénia, la femme de Baranov, une vestale russe qui le met systématiquement en joue, manie l’agressivité comme un couteau suisse. Irene Ranson Terestchenko, excellente pianiste, campe la jeune femme, tandis qu’Hervé Pierre incarne le rond et sympathique Boris Berezovsky qui perdra la vie par trop de candeur. Claire Sermonne, qui joue et chante merveilleusement en russe et en français, et Andranic Manet, physique terrifiant de magnétisme, qui incarne à la perfection le jeune Poutine, complètent avec Anouchka Robert, la blonde Anja, et Jean Alibert, Prigogine, ces personnages hors normes. Catch verbal Du naufrage du Koursk, le sous-marin nucléaire qui explosa mystérieusement dans la Mer de Barents, en laissant sans vie 118 membres de l’équipage en août 2000, à la terrible guerre de Tchétchénie, pour arriver aujourd’hui à l’invasion de l’Ukraine, qui se trouvait en germe dans le livre avec l’invasion de la Crimée, les événements traumatiques agissent comme des claques violentes, en réponse à une paranoïa permanente qui fait voir au Tsar des ennemis partout. Les comédiens virtuoses prennent en charge ces histoires, dans des discours parfois débordants de mots qu’ils s’échangent comme des combats de catch, laissant parfois le spectateur exsangue. Il se trouve que le son, la musique, les projecteurs qui multiplient effets de lumières stroboscopiques et vidéos d’archives, viennent amplifier l’outrance des discours et la violence des ruptures scéniques. Malgré tout, l’effervescence des effets spéciaux et la lourdeur du texte, le spectateur aguerri et curieux trouvera dans ce spectacle de quoi nourrir ses interrogations sur la longévité du totalitarisme russe, et sur la spécificité des pouvoirs totalitaires dont nulle démocratie n’est à l’abri. Il pourra savourer l’incroyable paradoxe entre l’appétence russe à la soumission à un tyran, et une sophistication éminente de la pensée qui tend à nier l’individu. Face à un Occident en perte de repères, la Russie reste nostalgique d’Ivan le Terrible. C’est un combat sans limites. Hélène Kuttner / Artistik Rezo Auteur : Giuliano da Empoli Metteur en scène : Roland Auzet Distribution : Hervé Pierre, Karina Beuthe Orr, Philippe Girard, Andranic Manet, Stanislas Roquette, Claire Sermonne, Irène Ranson Terestchenko Du 04 Sep 2024 Au 03 Nov 2024 Réservations par téléphone : +33 (0)1 40 03 44 30
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 6, 11:27 AM
|
Par Samuel Douhaire dans Télérama - 30 août 2024 L’actrice fait le récit du tournage du film “Romance” et révèle le viol subi lors d’une scène du film. Un nouveau témoignage saisissant sur l’emprise exercée, cette fois de la part d’une cinéaste, sur une jeune comédienne. Après Judith Godrèche, Isild Le Besco ou encore Sarah Grappin (liste, hélas, non exhaustive), une autre actrice ayant percé à l’écran dans les années 1990 révèle l’emprise dont elle a été victime à ses débuts. Avec une différence de taille : le grand nom du cinéma d’auteur français que met en cause Caroline Ducey est une femme. Dans La Prédation (nom féminin), la comédienne raconte comment Catherine Breillat l’a « détruite » pendant le tournage, puis lors de la sortie en salles, de Romance (1999). À travers cette chronique d’une jeune femme en quête radicale du plaisir sexuel, la réalisatrice de Parfait Amour ambitionnait de « montrer qu’il existe un au-delà de la représentation du sexe, que l’on ne voit jamais dans les films pornographiques et où se tiendrait la beauté ». Avec un joli sens de la provocation, elle avait confié un petit rôle à un certain Rocco Siffredi, la superstar du cinéma X… Caroline Ducey, alors âgée de 21 ans, était fière d’être au centre d’une œuvre qui, elle en était persuadée, « devait promouvoir la liberté des femmes à disposer de leur corps, sans soumission ». Or, le tournage « a été en totale contradiction avec les prétendus enjeux féministes » du film. Pendant la préparation puis lors des premiers jours sur le plateau, la réalisatrice va entretenir le flou sur les nombreuses scènes de sexe prévues dans le scénario, malgré les demandes d’explication répétées de sa jeune comédienne. Pour Caroline Ducey, il n’a jamais été question que ces séquences soient non simulées. Arrive le jour du tournage de « l’inconnu dans l’escalier », une scène très forte où son personnage couche avec un homme qui doit la brutaliser. Une heure avant la prise de vues, l’actrice entend que la scène est désormais désignée comme celle « du viol »… qui ne sera pas du cinéma : Caroline Ducey affirme avoir subi un cunnilingus par surprise de son partenaire (un acteur non professionnel recruté dans un club d’échangisme) avec l’assentiment, voire à l’instigation de Catherine Breillat. Qui aurait ensuite masturbé le jeune homme « pour qu’il maintienne son érection » entre deux prises… Dépression et toxicomanie Dans des pages glaçantes, puis poignantes, l’actrice détaille les conséquences de ce traumatisme sur sa vie et sur sa carrière, la plongée dans la dépression et la toxicomanie l’ayant peu à peu éloignée du cinéma. Ses tentatives, infructueuses, pour porter plainte. Son incapacité à parler durant vingt-cinq ans, pendant lesquels elle est passée « par toutes les étapes de la déconsidération » , autant « par fierté et par déni d’être victime – pour ne pas mourir » que par peur de tout perdre : « Ma jeunesse, mon dénuement, mon absence de protection, je ne faisais pas le poids. [L’âge de Breillat,] sa fortune, sa notoriété, ses soutiens… on aurait eu ma peau pour de vrai. » Des mots qui rappellent ceux d’autres jeunes comédiennes abusées par des réalisateurs tout-puissants… Caroline Ducey raconte ensuite sa longue et patiente reconstruction qui est, d’abord, passée par une demande d’explications à la cinéaste, longtemps restée sans réponse. Jusqu’à ce que, après des années sans contact, elle reçoive en juillet 2023 un message de Catherine Breillat. Dans son livre, Caroline Ducey reproduit alors les échanges sidérants entre les deux femmes, où, entre autres amabilités, Breillat la compare à Myriam Badaoui, la mythomane de l’affaire Outreau, « qui est finalement une figure pathétique [qui] s’est prise au jeu du mensonge pour en surajouter ». L’actrice, de son côté, a des mots très durs sur la cinéaste, comparée à « un vampire » en quête de « chair fraîche », qui a « tout simplement commis un crime sur [sa] personne en abusant de [sa] confiance »… À lire aussi : #MeToo cinéma : Caroline Ducey et Marianne Denicourt, des paroles enfin entendues ? Dans son parcours de résilience, Caroline Ducey a heureusement découvert les poèmes et écrits intimes de Marilyn Monroe, qu’elle a adaptés pour un spectacle et qui lui ont permis de reprendre confiance. Avant, dans la foulée de la libération de la parole impulsée par le mouvement #MeToo, d’écrire ce récit intense non pas « pour détruire [Breillat] et son œuvre », mais pour « enfermer » sa propre douleur, « réunir le temps fracturé et dépasser l’effroi ». Et, au-delà de Catherine Breillat, interpeller tous les artistes sur leur responsabilité : « Que fait-on du pouvoir symbolique, social, financier, affectif dont on dispose ? […] L’utilise-t-on pour la création, l’utilise-t-on pour jouir de détruire l’autre, l’utilise-t-on pour assouvir une vengeance, l’utilise-t-on pour faire subir à d’autres ce que l’on a subi soi-même ? » Samuel Douhaire / Télérama La réponse de Catherine BreillatCatherine Breillat a réagi au livre de Caroline Ducey dans les colonnes du Nouvel Obs, qui revient sur le tournage de Romance. Selon la réalisatrice, les séquences avec des actes sexuels non simulés avaient été « acceptées » par la jeune actrice, « mais ce n’était pas stipulé dans son contrat, elle était donc libre de ne pas les tourner ». Catherine Breillat réfute tout viol sur le tournage et, quand la comédienne se souvient l’avoir vue masturber un acteur entre deux prises, la cinéaste annonce son intention de porter plainte pour diffamation – « C’est une accusation délirante qui vise à me nuire et à me rabaisser ». Breillat précise enfin : « Seul le film compte et Caroline y est sublime. Je ne doute pas que le cinéma soit un art carnivore et même anthropophage, mais je réfute les mots de “trahison”, de “prédation”, et tout ce fatras populiste bien dans l’air irrespirable de ces temps rétrogrades, où l’on essaie de faire plier le cinéma d’auteur sous le joug d’un totalitarisme puritain. » PLUS D'INFOS -
Titre La Prédation -
Auteur Caroline Ducey -
Editeur Albin Michel -
Prix 16.9 € -
Collection Documents Légende image : Dans ce récit intense, Caroline Ducey raconte son incapacité à parler durant vingt-cinq ans, ses tentatives, infructueuses, pour porter plainte.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 4, 5:44 AM
|
Par Sandrine Blanchard dans Le Monde - 3 septembre 2024 L’ardente comédienne et chanteuse interprète la légendaire tragédienne dans une pièce écrite et mise en scène par Géraldine Martineau.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/09/03/au-theatre-du-palais-royal-a-paris-sarah-bernhardt-reenchantee-par-estelle-meyer_6303034_3246.html
Elle s’appelle Estelle Meyer et pourrait bien devenir l’une des figures majeures de la rentrée du théâtre privé parisien. En choisissant cette ardente comédienne et chanteuse pour le rôle-titre de sa nouvelle création, L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt, Géraldine Martineau, autrice et metteuse en scène, a réussi son casting. Il fallait une sacrée personnalité pour incarner « la Divine » Sarah Bernhardt (1844-1923), la légendaire tragédienne, interprète notamment de Phèdre et de L’Aiglon, dont les funérailles attirèrent à Paris une foule de quelque 400 000 personnes. Raconter en une heure cinquante l’incroyable parcours de celle que Jean Cocteau (1889-1963) qualifia de « monstre sacré » relève du challenge. Sur la scène de l’historique Théâtre du Palais-Royal, à Paris, on est tout de suite saisi par la singularité d’Estelle Meyer. Sa voix, sa manière d’être, sa présence, tout chez elle dégage une fougue généreuse, une puissance baroque mais sans esbroufe. Autour d’elle, accompagnés de Florence Hennequin au violoncelle et de Bastien Dollinger au piano et à la clarinette, virevoltent sept comédiennes et comédiens interprétant avec aisance trente-quatre rôles. Une troupe parfaitement accordée et joliment costumée par Cindy Lombardi pour un récit mis en scène avec une épatante fluidité. De sa scolarité au couvent de Grandchamp à Versailles à sa tournée américaine, de sa démission fracassante de la Comédie-Française à la direction du Théâtre des Nations (devenu Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt), de son audition au Conservatoire à sa rencontre avec Victor Hugo (1802-1885) qui l’encensera, une succession de tableaux, ponctués de très réussis intermèdes chantés, déroule les épisodes marquants de la vie artistique et surtout intime d’une femme en avance sur son temps. Si la logique de cette pièce est chronologique et biographique, elle ne se veut pas exhaustive mais centrée sur la soif de liberté et les combats de Sarah Bernhardt. Femme pionnière Le rythme de ce spectacle à la fois exigeant et accessible à tous est à l’image de l’impétuosité de cette artiste hors norme : fantaisiste et plein de vitalité. On ne s’ennuie jamais à suivre l’épopée de cette femme pionnière qui n’avait que faire des conventions et du qu’en-dira-t-on, prête à jouer des rôles d’hommes, à partir aux quatre coins du monde, à diriger avec poigne des théâtres. Estelle Meyer y est pour beaucoup tant elle sait, au fil de ce parcours de vie trépidant, alterner les émotions, distiller ce qu’il faut d’humour ou de douleur, et éviter toute caricature du modèle. Si cette pièce rend un bel hommage à cette figure théâtrale dont on mesure l’incroyable force de caractère, elle pèche parfois par manque de contextualisation. Le poids de l’époque conservatrice et patriarcale n’apparaît malheureusement qu’en filigrane. La traversée de deux guerres dans lesquelles elle s’engagea à sa manière – installant une infirmerie dans le Théâtre de l’Odéon en 1870 et participant à une tournée théâtrale pour soutenir le moral des soldats en 1916 –, la lutte contre l’antisémitisme et sa défense de Dreyfus au côté de Zola sont rapidement évoquées. En revanche, sa relation avec son amour de fils, Maurice – formidablement interprété à tous les âges par l’espiègle Sylvain Dieuaide –, ou avec ses sœurs offre de très beaux moments d’intimité. Après l’adaptation de La Petite Sirène, d’Andersen, et de La Dame de la mer, d’Ibsen, pour la Comédie-Française, Géraldine Martineau, 39 ans, confirme son talent de metteuse en scène mais aussi d’autrice, et sa capacité à sans cesse se renouveler. Elle offre à Estelle Meyer un rôle sur mesure dans lequel cette artiste polymorphe (récemment remarquée dans son spectacle Niquer la fatalité), à l’allure de gitane et au timbre de voix inoubliable, peut déployer toute son humanité. Quant à Sarah Bernhardt, elle revient à la mode un siècle après sa mort. En 2023, une exposition a été consacrée à ce modèle féminin d’émancipation au Petit Palais, à Paris. Et le 18 décembre sortira Sarah Bernhardt, la Divine, le nouveau film de Guillaume Nicloux avec Sandrine Kiberlain. On pourrait aisément reprendre la devise de la tragédienne : « Quand même ! », il était temps de redonner vie à cette artiste flamboyante. Sandrine Blanchard / LE MONDE « L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt », texte et mise en scène de Géraldine Martineau. Avec Estelle Meyer, Marie-Christine Letort, Isabelle Gardien, Blanche Leleu, Priscilla Bescond, Adrien Melin, Sylvain Dieuaide, Antoine Cholet, Florence Hennequin, Bastien Dollinger. Théâtre du Palais-Royal, Paris 1er. Jusqu’au 22 décembre. Tarifs : de 18 € à 65 €. Le texte de la pièce est publié par L’Avant-Scène théâtre agrémenté des croquis des costumes (120 p., 14 €). Légende photo : Estelle Meyer (deuxième à gauche) dans le rôle de Sarah Bernhardt, dans « L’Extraordinaire Destinée de Sarah Bernhardt », mise en scène par Géraldine Martineau, au Théâtre du Palais-Royal, à Paris, le 24 août 2024. FABIENNE RAPPENEAU
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 3, 7:23 AM
|
Par Hélène Kuttner dans Artistik Rézo - 1er sept. 2024 Au Théâtre du Palais Royal, Géraldine Martineau met en scène le mythe de la comédienne intégrale, avec la passion et l’expertise mêlées à l’écriture d’une formidable pièce. La comédienne et chanteuse Estelle Meyer donne corps à la star, avec une vitalité et un talent explosif, entourée d’une brochette de comédiens virevoltants et sensibles. Une création qui rend la rentrée effervescente.
L’invention d’une star Qu’est-ce qu’une star ? Selon Sarah Bernhardt, l’impact d’un comédien doit être évalué à l’aune d’un personnage qui s’identifie à un nom, un être qui évoque un souvenir ». Le mystère, la multiplication des poses et des images, la liberté extrême, sont les éléments de la définition de la star, dont Greta Garbo et les producteurs américains se saisiront au début du XX° siècle. En 1844, en plein milieu du XIX° siècle, naît une petite fille toute rousse au tempérament de feu, à la sensibilité ardente, qui va marquer l’éternité du sceau de son talent. Du collège religieux où elle reçoit une éducation stricte, elle n’aura de cesse de clamer son libre-arbitre, son désir de liberté et d’appropriation de tous les codes sociaux. Celle qui a 16 ans obtient le prix de tragédie au Conservatoire, rentrera à 17 ans à la Comédie Française qu’elle quittera, à la suite d’une rixe avec une sociétaire, un an plus tard. Après des débuts plus glorieux à l’Odéon, notamment dans le rôle de la reine de Ruy Blas que lui offre en mains propres le grand Victor Hugo, la voici revenant à la Comédie Française dont elle deviendra sociétaire. Pour en démissionner cinq ans plus tard. La vie fabuleuse, la carrière fulgurante de Sarah, qui enflammera aussi le public dans le monde entier, Europe, Amérique du Nord et du Sud, ne va pas une utilisation judicieuse de la publicité et de la photographie, dont les Nadar, Félix et Paul, seront les ardents serviteurs et amis. Une météorite chevauchant deux siècles « Madame Sarah Bernhardt présentait ce phénomène de vivre à l’extrémité de sa personne, dans sa vie et sur les planches » écrivait le poète Jean Cocteau. Celle qui s’évanouissait dans la Dame aux Camélias, qui tenait à braver le public londonien avec une jambe amputée, ne semblait reculer devant rien pour assouvir la perfection de son art et le don d’elle même. On sait moins que Sarah, lors des guerres de 1870 ou en 1914, s’est livrée corps et âme dans le feu du conflit en installant une infirmerie dans le théâtre de l’Odéon. Qu’elle a subi de lourdes attaques antisémites, auxquelles elle a résisté avec force. Mettre en scène une telle vie, à cheval entre le 19° siècle encore classique et le 20 siècle bouillonnant, relevait donc d’un défi total, que Géraldine Martineau, qui fit un passage remarqué, elle aussi, à la Comédie Française, relève avec panache. Dans l’écrin velouté d’or et de rouge du splendide théâtre du Palais Royal, l’histoire d’une star déploie des tableaux plus que vivaces : entourée de ses soeurs et d’une mère fantasque, le pied de nez au pensionnat tenu par des nonnes, le face à face avec la mort, l’émancipation au Conservatoire et le scandale de la Comédie Française où sa personnalité fait déjà des ravages, avant de s’affirmer avec les plus grands et sur les plus grandes scènes du monde. C’est Estelle Meyer, comédienne au talent puissant et sauvage, à la personnalité hors-normes, qui vient habiter littéralement le personnage en y inventant son double moderne. Une troupe haute en couleurs Et elle est formidable de liberté, d’énergie et de générosité, cette comédienne qui porte le rôle d’une vie en une heure et quarante cinq minutes, avec un humour et une bonne humeur toujours en berne. Car elle le fait avec une simplicité et un naturel évident, sans chichis, dans des costumes épatants et une chorégraphie de Caroline Marcadé qui embarque toute la troupe brillante de toutes les personnalités qui la constituent. Marie-Christine Letort, extravagante Youle, la mère de Sarah, épaulée par Isabelle Gardien, ex-sociétaire de la Comédie Française, qui incarne la chaleureuse Madame Guérard. Blanche Leleu et Priscilla Bescond sont les inséparables et fantaisistes sœurs. Coté garçons, Sylvain Dieuaide campe avec ferveur le fils chéri de Sarah, Maurice, avec Adrien Melin et Antoine Cholet pour camper les autre personnages. Mais la musique ici est très présente avec un savant duo, Florence Hennequin au violoncelle et Bastien Dollinger au piano et à la clarinette. Ça chante et ça danse, sans une seconde d’ennui, et c’est la qualité de ce spectacle tout public, précis et historique, qui redonne à Sarah Bernhardt toute sa lumière et son panache pour le bonheur de tous. Hélène Kuttner / Artistik Rezo L'Extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt Texte : Géraldine Martineau Mise en scène : Géraldine Martineau Distribution : ESTELLE MEYER, MARIE-CHRISTINE LETORT, ISABELLE GARDIEN, PRISCILLA BESCOND, BLANCHE LELEU, SYLVAIN DIEUAIDE, ANTOINE CHOLET, ADRIEN MELIN, FLORENCE HENNEQUIN ET BASTIEN DOLLINGER Du 27 Août au 30 Déc 2024 Réservations par téléphone : 01 42 97 40 00 Légende photo : Estelle Meyer ©Fabienne Rappeneau
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 2, 5:38 PM
|
Avec son spectacle «Mérou», l’humoriste non-binaire fait de son identité de genre une force et un étendard pour garder la tête hors de l’eau. Le rendez-vous a lieu dans un café à quelques pas de la Nouvelle Seine, à Paris, où il joue tous les vendredis soir. Au premier coup d’œil, ça a tout l’air d’un attrape-touristes mais Lou Trotignon y a ses habitudes. On l’attend, découvrant d’abord un bout de tissu noir pailleté, puis le reste de sa silhouette. Il est en retard, la faute aux embouteillages. Le voilà arrivé en Uber pour éviter les regards sur sa tenue, il a la trouille «d’avoir l’air gay» et d’en subir les conséquences. Ceux qui viennent voir Mérou, son spectacle sur sa non-binarité, connaissent cette crainte. Ils disent qu’ils ont appris à compter sur leurs propres forces. Ils disent qu’ils ont trouvé repère et compréhension dans son humour. Comme le fut la lettre de Michael Tolliver, extraite des Chroniques de San Francisco, dans les années 80. Assigné femme à la naissance, Lou Trotignon se retrouve dans le mérou, ce poisson d’abord femelle puis mâle à la fin de sa vie – lui ne se reconnaît dans aucun genre. On le laisse parler de cette découverte aquatique. On le voit se soulever hors de l’eau, une Doc Martens noire sur la chaise, avant de replonger. Il nage à contre-courant, ses membres heurtent les «haters» en essayant de s’éloigner du rivage de la «normativité, de l’hétérosexualité». Une lumière crue passe à travers le feuillage des arbres de la terrasse. Il respire, revient à la surface avec nous en glissant deux mots sur son petit copain trans. Il fume une roulée qu’il tente de rallumer après avoir tiré quelques taffes. Nous demande du feu, s’en excuse. «Tu me disais quoi ?» On est dans les années 2000 et Lou Trotignon s’amuse à apprendre par cœur les sketchs du Jamel Comedy Club et de Florence Foresti. «Classique.» Puis, dans les années 2010, il intègre «sur dossier» Sciences-Po Paris. Il dit que c’est sur pression familiale et scolaire qu’il a fait ses études là-bas, avant de se casser à la Sorbonne un mois plus tard. «J’ai suivi des cours de philo, ça m’emmerdait.» Il ajoute : «On se demande si la table existe, si le mot existe, ces pensées deviennent vite déprimantes.» Il se met à rire. D’un rire gras, joyeux, attirant la sympathie, faisant oublier une adolescence douloureuse. Il explique : «Je me sentais coincé. Si je ne suis pas qui je veux être, je vais crever.» Le confinement passe, il arrête la fac pour suivre des cours de stand-up. Certains, parfois, ont cru bon de reprocher à Lou Trotignon son «humour communautaire». Lui, s’en moque, il ne «peut pas plaire à tout le monde» et crée en 2022, comme un pied de nez, un plateau «communautaire» à la Mutinerie, bar queer parisien. Il ne s’agit pas de faire rire mais de performer au sein d’une «famille choisie» et de démanteler les blagues des «privilégiés», surtout de jeter aux oubliettes l’oppresseur masculin. Lou Trotignon ne parle plus à son père, ancien scénariste de la série Palace devenu media trainer pour les politiciens. Pour quelles raisons ? Il ne s’étend pas sur le sujet – ni sur sa mère, scénariste –, «cela ne s’est pas fait du jour au lendemain». L’humoriste bataille, aidé par une thérapie et le rire, contre cette enfance «pas bien vécue» à Rambouillet (Yvelines). «On ne cessait de me répéter qu’une femme ne devait pas parler fort.» Pas seulement : elle ne doit pas courir, ne pas prononcer d’injures, ne pas se mettre en colère sans craindre de frôler «l’hystérie». Toutes les jeunes filles connaissent cette histoire, sans cesse répétée par l’école, la société et leurs parents. Lou Trotignon rejette ces diktats. Il y a pourtant eu des moments où ses certitudes vacillaient. Au début de sa vingtaine, il voulait être une «femme parfaite» pour correspondre à l’idée qu’avait son père de la féminité. Il a fait du strip-tease. «Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour rendre fier son papa ?» se marre-t-il sur scène. Il connaît les gestes – ou bien est-ce Bambi, son personnage ? –, qu’il doit faire pour obtenir un tête à tête payé 1 000 euros l’heure avec un homme. Le temps d’une soirée, il est cette femme «fatale» et attirante glissant une fraise dans la bouche du client, heureux. Avant de comprendre, grâce à des «bouquins féministes», qu’il faut envoyer valser les codes. Peut-être même partir au combat, façon «guérillière». Pour Lou Trotignon, la guerre débute ado avec la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir offert par son ex-belle-mère, sa «deuxième maman». «Ça m’a bouleversé», aujourd’hui encore car, à 27 ans, l’âge n’est plus à la discrétion. Il suffit de regarder son torse pour s’en rendre compte. La cicatrice est longue, rouge, s’étend sous ses tétons. Elle semble tendre sa peau. En l’exposant sur son Instagram ou sur les plateaux télés, Lou Trotignon ne contourne pas les difficultés. Il les traverse pour ceux agressés, insultés, tués dans l’impunité générale. Il dit : «Je n’ai jamais voulu être un homme dans les normes. Je suis fier d’avoir une trace de ma non-normativité sur mon corps après deux ans de procédure à être infantilisé et surveillé. Peu importent les commentaires, si afficher ma mammectomie peut apporter à un mec trans la représentation dont il a besoin.» Avant lui, il y a eu Ocean, réalisateur et acteur. «Il a ouvert la voie en sortant un doc sur son parcours qui m’a aidé à comprendre que j’étais trans.» Mais c’est sa grande sœur, trans également, qu’il doit remercier. «Avant, je ne pensais pas qu’on y avait le droit. Pour moi, c’était réservé aux autres, à ceux que je voyais être filmé de manière malaisante dans l’émission Tellement vrai.» Lou Trotignon n’a pas été le premier comme on peut le lire dans les journaux, il a repris la lutte de ses aînés invisibilisés. Il y a derrière une apparence innocente une volonté de mettre les imbéciles au défi. Ceux qui lui ont demandé un soir de représentation, à ses débuts, «t’es un mec ou une meuf ?» ou qui l’ont suivi un vendredi en sortant de la Nouvelle Seine. D’eux, il veut s’éloigner en politisant sa notoriété. «Il ne conçoit pas l’idée d’avoir autant de temps de parole sans en faire quelque chose», éclaircie Mahaut Drama, humoriste et amie. On a vu Lou Trotignon sur France Inter marteler : «Je prendrai vos mots et je les brandirai en étendard car je suis trans, je suis pédé, je suis gouine. Je suis homme, je suis femme. Nous sommes vos collègues, nous sommes vos voisins, nous sommes vos amis, nous sommes vos enfants.» On se doute bien que Lou Trotignon a voté NFP aux dernières élections, après y avoir appelé sur ses réseaux sociaux. En espérant «créer des connexions». Pour faire entendre raison, il faut du temps et de l’espace. Il va jusqu’à performer lors de séminaires d’entreprise, «c’est là où je fais principalement ma thune». Combien ? S’en rallume une autre, dit qu’il n’a pas de tabou avec l’argent, avant de lâcher : «1 600 euros par mois.» Cela le conduit à penser que sa présence est importante «dans des endroits comme le Jamel ou le Paname Café pour éduquer le public, ajoute Mahaut Drama, il ne faut pas laisser la peur prendre le dessus, Lou est nécessaire». Toujours «sans contrefaçon», comme il l’a tatoué sur son avant-bras. par Charline Guerton-Delieuvin dans Libération 14 Juillet 1997 Naissance. Octobre 2023 Tremplin jeune de France Inter. Juillet 2024 Festival Off d’Avignon. 13 septembre Reprise de Mérou à la Nouvelle Seine (Paris). Légende photo : L'humoriste Lou Trotignon à Paris le 28 juin 2024. (Audoin Desforges/Libération)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 2, 4:21 PM
|
Article d'Anaïs Héluin dans La Terrasse - 28 août 2024 Avec son adaptation de la fresque romanesque à succès Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, Roland Auzet nous mène poétiquement dans les arcanes, dans la métaphysique du pouvoir.
Écrit avant le début de la guerre en Ukraine, Le mage du Kremlin (Éditions Gallimard, 2022), est apparu pour beaucoup comme une explication de la situation géopolitique actuelle. De votre côté, pourquoi ce désir d’adaptation du roman ? Roland Auzet : Cela s’inscrit pour moi à la suite de mes créations Nous l’Europe, banquet des peuples (2019) que j’ai écrit en collaboration avec Laurent Gaudé et Après la mélancolie (2022) d’après le poète chinois Luo Ying, où je m’intéresse à notre histoire contemporaine en choisissant des écritures fortes. Car souvent la parole des poètes est confisquée au profit de la seule voix médiatique pour ce qui est du regard sur le monde d’aujourd’hui, et je suis persuadé que c’est un grand manque, qu’il faut défendre leur point de vue. C’est ce que j’ai voulu faire avec mon adaptation du Mage du Kremlin, réalisée en collaboration avec l’auteur dont la rencontre a été pour moi déterminante. En quoi cette grande fresque centrée autour de la figure de Vadim Baranov – seul personnage de fiction du livre, mais inspiré par un homme réel, Vladislav Sourkov qui fut l’homme de l’ombre de Vladimir Poutine – vous est-elle apparue comme pouvant faire théâtre ? R.A. : La liberté d’adaptation qu’offre le roman, et que m’a permise l’auteur, m’a beaucoup stimulé. J’ai structuré le spectacle en trois grandes époques, en trois tableaux qui composent ce que j’appelle une « dramaturgie de saut » : on passe d’aujourd’hui à un flash-back, avant de revenir au présent pour analyser les conséquences du passé. Ce qui donne au spectateur la possibilité d’entrer vraiment dans l’espace-temps. « Le mage du Kremlin appelle pour moi un corps-à-corps avec les mots. » Quel type de jeu souhaitez-vous que défende votre belle distribution, où cohabitent des artistes de générations différentes ? R.A. : Le mage du Kremlin appelle pour moi un corps-à-corps avec les mots, ce que j’ai pu observer chez beaucoup d’acteurs russes lorsque le théâtre m’a mené dans ce pays. Chez les comédiens d’une soixantaine d’années qui jouent les tableaux actuels – Hervé Pierre, Philippe Girard, Karina Beuthe-Orr – aussi bien que chez les plus jeunes – Stanislas Roquette, Claire Sermonne, Andranic Manet, Jean Alibert, Irène Ranson Terestchenko –, je recherche cette capacité à exprimer le fracas. En quoi les arcanes du pouvoir russe que décrit le roman peuvent-ils selon vous toucher un public français ? R.A. : Si Giuliano da Empoli écrit sur le pouvoir russe, c’est d’après moi pour traiter de la métaphysique du pouvoir davantage que d’un contexte géopolitique particulier. C’est pourquoi il me semble si intéressant de le lire et de le monter. On peut y voir la Russie comme le laboratoire de ce qui nous attend peut-être… Propos recueillis par Anaïs Heluin pour La Terrasse Le mage du Kremlindu mercredi 4 septembre 2024 au dimanche 3 novembre 2024La Scala Paris13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris à 17h ou 21h. Durée : 1h40. Tel : 01 40 03 44 30. https://lascala-paris.fr Crédit photo : © Archipel Roland Auzet
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 1, 5:01 AM
|
Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 30 août 2024 Dans la série d'été « Les batailles du théâtre » (5/6). En 1830, le drame fait entrer avec fracas l’idéal romantique sur les scènes. Depuis, des auteurs ont su imposer d’autres façons de représenter et de jouer, mais sans scandale.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/30/depuis-hernani-de-victor-hugo-deux-siecles-de-revolutions-dramaturgiques_6299566_3451060.html
Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Victor Hugo ne ménage ni ses effets ni sa peine pour que son Hernani, drame passionnel créé le 25 février 1830 à la Comédie-Française, s’accompagne d’un vacarme monstre afin d’en assurer le lancement en fanfare. « Je remets ma pièce entre vos mains, entre vos mains seules, écrit-il à ses camarades romantiques. La bataille qui va s’engager à Hernani est celle des idées, celle du progrès. C’est une lutte en commun. Nous allons combattre cette vieille littérature crénelée, verrouillée. Saisissons-nous de ce drapeau usé hissé sur ces murs vermoulus et jetons bas cet oripeau. Ce siège est la lutte de l’ancien monde et du nouveau monde, nous sommes tous du monde nouveau » (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, 1863). Quels sont ces mondes anciens dont le poète et dramaturge prétend s’émanciper ? Et de quel monde nouveau se revendique-t-il ? Chef de file du romantisme français, dont il a, en 1827, théorisé le genre dans sa Préface de Cromwell, Hugo milite pour un style débarrassé de ses oripeaux. Il a 27 ans et le désir d’un théâtre vibrant, grotesque, pathétique, lyrique, trivial, inconvenant, excessif. En un mot : vivant. Avec Hernani, drame en cinq actes et plus de 2 000 vers, il torpille le classicisme et anéantit les règles de lieu et de temps qui ordonnent encore au XIXe siècle la marche des tragédies. L’histoire de la pièce n’a rien de révolutionnaire. En 1519, Hernani gagne l’amour de Doña Sol, que lui cède son rival, le roi d’Espagne, mais il est tué au soir de ses noces et sa promise le suit dans la mort. La forme, en revanche, décoiffe. Hugo balaie déjà l’unité de lieu et de temps. Les scènes se passent en Espagne et en Allemagne, les héros courent d’une ville à l’autre, ce qui suppose une multiplicité de décors. Et puis la langue navigue du prosaïque au poétique, les vers sortent de leurs gonds. « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », s’amuse le poète. Hugo enfin prend ses aises avec la stature politique d’un roi dominé par son rival, qui le traite de « petit » ou de « chétif ». Eminente spécialiste de l’auteur, Anne Ubersfeld (1918-2010) écrit dans son Dictionnaire du théâtre (Albin Michel, 1998) : « La vigueur provocante du style, l’audace des situations, la grandeur paradoxale des personnages, l’amour impossible, la présence permanente de la mort ravirent une jeunesse qui voyait dans l’œuvre (…) l’étendard enfin brandi de la liberté dans l’art. » Hernani est un manifeste pour un théâtre total adressé à un public populaire et moderne. Un tel manifeste se doit de faire scandale. Pour la première, Hugo convoque ses soutiens, qui investissent la Comédie-Française sept heures avant le lever de rideau. Des célébrités comme Alexandre Dumas et Gérard de Nerval, des inconnus aussi, sont priés de faire la claque. Chauffés à blanc par l’attente, ils chahutent aux balcons. Honoré de Balzac aurait même reçu un trognon de chou sur la tête. Les défenseurs hugoliens, vêtus de gilets rouges taillés sur mesure, surjouent les « flamboyants » face aux « grisâtres » et autres « chauves » néoclassiques. Soirée houleuse « Il suffisait de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une représentation ordinaire ; deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations mêmes – ce n’est pas trop dire – étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre », témoignera le poète Théophile Gautier (Histoire du romantisme, 1874). La soirée est houleuse et son issue triomphale. Hugo fait entrer avec fracas l’idéal romantique sur les scènes. Pendant un siècle, jusqu’à 1927 exactement, Hernani est repris quasiment chaque année à la Comédie-Française. Et puis l’intérêt des artistes, de moins en moins sensibles aux audaces formelles de l’auteur, s’émousse. A peine plus de dix mises en scène depuis les années 1950. Plus personne ne s’indigne d’un roi qui, demandant « Quelle heure est-il ? », témoignait d’un intérêt pour la vie ordinaire choquant et trivial à l’époque. En 1985, tout en saluant la mise en scène d’Antoine Vitez au Théâtre national de Chaillot, le critique Michel Cournot constate que « les cartes ont beaucoup changé ». La bataille d’Hernani a vécu. Au XXe siècle, pourtant, des auteurs ont su faire bouger les lignes et imposer par la seule force de leur écriture d’autres façons de représenter et de jouer le théâtre. Pas de scandale désormais. Pas de déchaînement de foule au soir d’une création. Le théâtre ayant perdu de son impact dans la société, les torsions exercées sur la dramaturgie s’adressent à un public plus confidentiel. Elles n’en sont pas moins décisives dans l’art de mettre en scène ou d’interpréter. Parmi les rénovateurs, surgit d’abord le nom de Samuel Beckett (1906-1989), qui en finit pour de bon avec les trois unités : après le temps et le lieu torpillés par Hugo, l’Irlandais expédie l’action aux orties. « Ce dernier verrou saute en 1948 lorsqu’il écrit En attendant Godot, raconte l’universitaire Catherine Naugrette, autrice de l’ouvrage Le Théâtre de Beckett (Ides et Calendes, 2017). Dans Godot, par définition, il n’y a pas d’action. Cette rupture est fondamentale du point de vue de la dramaturgie. » Pour les acteurs, jouer ce théâtre de l’attente pure est une épreuve formatrice. Une ascèse. « Certains refusent de disparaître derrière une sorte de masque neutre, d’autres doivent accepter d’être anonymisés ou de jouer dans des postures physiques impossibles », commente Catherine Naugrette. Les metteurs en scène doivent manœuvrer sur un territoire ultraverrouillé. Les didascalies beckettiennes font autorité : impossible d’esquiver ses consignes de jeu, de postures, de décors ou de costumes tant les ayants droit français veillent. Théâtre dépouillé de son superflu Les contraintes ne freinent pas les élans vers une œuvre pourtant insondable, où les questions oscillent entre absurde et métaphysique. Toutes œuvres confondues, près de 550 représentations de Beckett auraient été données en 2023. Les artistes reviennent aux pages de l’Irlandais « comme à un grand classique ou une tragédie grecque », affirme Catherine Naugrette, qui voit en lui « un pilier et un fondateur ». L’écrivain dépouille le théâtre de son superflu. Après Godot, créé en 1953, Fin de partie (1957) et Oh les beaux jours (1961), il rétrécit de plus en plus l’univers scénique. « Il veut faire de l’échec l’argument même de la représentation », dit Catherine Naugrette. Exit la psychologie des personnages, l’opulence de descriptions, le flux de dialogues. Exit les corps en scène. Ce théâtre à l’os chemine vers l’anéantissement jusqu’au radical Pas moi (1972), monologue dans lequel ne subsiste qu’une bouche qui éructe. Impressionné, le philosophe Gilles Deleuze notait : « Il a épuisé au fur et à mesure tous les langages, les formes, les modalités, jusqu’au bout, et c’est remarquable » (Quad, de Beckett, suivi de L’Epuisé, de Deleuze, Editions de Minuit, 1992). Comment l’écriture dramatique de la fin du XXe siècle pouvait-elle rebondir après cette tabula rasa ? Le trop-plein de Valère Novarina sera une des réponses au vide beckettien. Un trop-plein gorgé de mots en cascades, de listes de néologismes, de phonèmes exotiques et d’inventaires délirants qui déferlent sous la plume de cet écrivain de 77 ans. Ce dernier « a produit de l’inouï dans l’écriture et il est à l’origine d’une vraie révolution poétique », assure Céline Hersant, autrice de L’Atelier de Valère Novarina, recyclage et fabrique continue du texte (Garnier, 2016). Une révolution qui n’est pas née ex nihilo : « Ses pièces sont des objets non identifiés qui anéantissent la fable avec des personnages qui deviennent des figures parlantes, ce qui est typiquement beckettien. » L’exercice exige des performances d’acteur – on les nomme les « novariniens ». Aux avant-postes de cette tribu, on trouve André Marcon, qui a créé, en 1985, Le Monologue d’Adramélech, et à qui nous avons demandé comment il restitue une écriture quasi rabelaisienne : « Cette langue permet de renouer avec le corps. Elle lui dicte sa loi, le dirige dans l’espace. J’ai parfois l’impression d’être un musicien de jazz qui improvise, joue fortissimo un soir et, le lendemain, pianissimo. Mes marges de manœuvre sont très grandes. » Oralité débridée Qu’il soit homme ou femme, jeune ou vieux, l’interprète novarinien est un « corps tuyau » dont l’anatomie est vampirisée par les mots. Il se repère à son endurance, son oralité débridée, le don absolu de sa personne à des monologues qui pulvérisent les records de longueur. « Il faut du souffle, des corps et des gueules particulières », explique Céline Hersant. Alpha et oméga de représentations qui s’organisent autour de lui, l’acteur est la voix des auteurs, lesquels assument de plus en plus la fonction de metteur en scène. Et pour cause, l’architecture de leurs phrases provoque les formes esthétiques et sort les spectacles de leurs zones de confort. Plus réformateur que révolutionnaire, Joël Pommerat, 61 ans, est de ceux qui auront métamorphosé le théâtre en l’exfiltrant loin de ses rivages littéraires pour l’amener vers une terre de taiseux. Au commencement n’est pas le verbe, rappelle cet auteur et metteur en scène, mais la présence, le corps, la voix et le geste de l’acteur. « J’ai assumé de plus en plus ma critique d’un théâtre de la parole. » Depuis toujours, Pommerat affirme écrire des spectacles. Pas des pièces. Ce projet, nourri d’images déployées dans l’espace et rivalisant avec les mots, a gagné, le temps passant, une envergure politique. En dotant ses comédiens d’un lexique limité – mots maigres et verve en berne –, Pommerat leur fait incarner des femmes et des hommes souvent muselés et à qui manque la rhétorique. « Avoir les outils du langage est un levier du pouvoir. Pourquoi le théâtre ne donnerait-il pas plus de place à ceux qui ne savent pas dire ou disent mal ? », s’étonne-t-il. Le résultat est saisissant : sur ses plateaux, le peuple des invisibles a droit de cité. Il apparaît dans sa diversité et surgit d’autant mieux que les acteurs, sonorisés, pianotent sur les nuances en évitant l’artifice de la profération. Banalité ciselée de la prose, virgules pesées au trébuchet, jeu de l’acteur au plus proche du réel : la grâce désenchantée de l’écriture de Pommerat est un terreau fertile où naissent des humanités complexes qui peuvent enfin se faire voir, entendre et comprendre. Rien d’étonnant à ce que ce théâtre de la rupture, comme en son temps celui de Victor Hugo, rencontre l’adhésion populaire. Joëlle Gayot / LE MONDE Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Légende image : Dessin de Paul Albert Besnard montrant la première représentation d’« Hernani », de Victor Hugo, à la Comédie-Française, à Paris, en 1830. PHOTO JOSSE / BRIDGEMAN IMAGES
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 30, 6:49 PM
|
Par Cristina Marino dans Le Monde - 29 août 2024 Le comédien, conteur et metteur en scène, tétraplégique à la suite d’une chute, revient sur la scène du Théâtre du Nord-Ouest, à Paris, pour narrer la mythique quête de la Toison d’or.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/08/29/avec-gerard-probst-la-passion-de-conter-au-dela-du-handicap_6298580_3246.html
Gérard Probst a toujours eu en lui la passion de raconter des histoires, et ce depuis l’époque où il a suivi le cours Simon (de 1965 à 1969) puis des stages auprès d’Ariane Mnouchkine, Jacques Lecoq (1921-1999), Catherine Dasté ou Carlo Boso. Quand une chute dans les escaliers l’a laissé tétraplégique, il s’est battu pour pouvoir remonter sur une scène et continuer à vivre sa passion en la partageant avec son auditoire. Dans le cadre de l’Olympiade culturelle et en parallèle avec la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Paris 2024, mercredi 28 août, Gérard Probst a enfin concrétisé son rêve de revenir sur les planches, avec la première d’une série de neuf représentations (jusqu’au 17 septembre) de sa nouvelle création La Quête de la Toison d’or dans la petite salle (accessible de plain-pied) du Théâtre du Nord-Ouest, à Paris. Quoi de mieux, en effet, que de se glisser dans la peau d’un héros de la mythologie grecque comme Jason, pour faire oublier, le temps d’un spectacle, la situation de handicap et embarquer le public dans le récit d’aventures extraordinaires à bord du navire Argo en compagnie des Argonautes, ses célèbres compagnons de route. Voix mélodieuse Un pari un peu fou que le comédien a relevé avec panache et un brin d’humour en déclarant, dès le début de la représentation, à propos de son fauteuil roulant : « Moi qui ai toujours rêvé d’arriver en voiture jusqu’à la scène, je suis comblé. » Pendant un peu plus d’une heure, seule compte la voix de Gérard Probst, restée intacte, mélodieuse et envoûtante, pour conter les exploits de Jason, l’homme avec une seule sandale, qui doit affronter une série d’épreuves afin de rapporter la Toison d’or au roi Pélias et récupérer ainsi le trône du royaume d’Iolcos dérobé à son père. Pour les mener à bien, il reçoit en particulier l’aide de la fille du roi de Colchide, Médée, tombée amoureuse du jeune Argonaute. Une femme au destin tragique marqué par une succession de meurtres, dont ceux de ses propres enfants. Mais ceci est une autre histoire que Gérard Probst pourra raconter lors d’un prochain spectacle. Cristina Marino / LE MONDE La Quête de la Toison d’or, par Gérard Probst. Théâtre du Nord-Ouest, 13, rue du Faubourg-Montmartre, Paris 9e. Les 29 et 30 août, puis les 1er, 2, 3, 4, 7 et 17 septembre à 18 h 30. Dans le cadre de l’Olympiade culturelle. Tarifs : 11 €, 13 € et 25 €. Légende image : Affiche du spectacle. THÉÂTRE DU NORD-OUEST
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 28, 7:50 AM
|
par Jean-Marie Durand dans Les Inrocks - 27 août 2024 Les théâtres font leur rentrée, et annoncent un programme prometteur, malgré la fragilisation du secteur. Tour d’horizon.
Publié le 27 août 2024 à 10h36
Tout est fini : les festivals de l’été sont derrière nous, comme l’hypershow de Thomas Jolly lors de la cérémonie d’ouverture des JO, qui jouait avec tous les codes du spectacle vivant – parade populaire, cabaret parisien, comédie musicale, théâtre politique, performance vocale, danse sous la pluie… Mais tout recommence aussi : le spectacle continue, avec la rentrée théâtrale. Non sans une certaine inquiétude, par-delà la nostalgie d’un monde réanimé par Thomas Jolly. Car comme le révélait en mars dernier une enquête de l’Association des professionnels de l’administration du spectacle, la saison 2024-2025 devrait compter 54 % de représentations de moins que la précédente. Fragilisées par les coupes budgétaires dans le spectacle vivant, 40 % des compagnies ne pensent même pas pouvoir maintenir les emplois de leurs équipes administratives. Cette crise économique qui impacte le monde du spectacle formera l’un des sujets de discussion les plus forts de l’année à venir, en espérant que la gauche, si elle arrivait enfin au pouvoir, prenne à bras-le-corps cet enjeu culturel pour rassurer un peu la famille appauvrie du théâtre. Un programme riche En attendant – catastrophes ou miracles –, la nouvelle saison démarre en septembre sur les chapeaux de roues avec plusieurs spectacles excitants, souvent très politiques, (comme le dévoile notre nouveau supplément sur la rentrée scènes). À l’image de Julie Duclos, qui monte la pièce mythique de Bertolt Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich, au Théâtre national de Bretagne à Rennes, du 24 septembre au 3 octobre, ou de Rébecca Chaillon, qui présente son nouveau spectacle Whitewashing (prolongeant son formidable Carte noire nommée désir), au Théâtre de la Criée à Marseille, dans le cadre du festival Actoral, les 25 et 26 septembre. À l’image aussi de Christian Hecq et Valérie Lesort évoquant aux Célestins-Théâtre de Lyon, du 19 au 29 septembre, la vie des Sœurs Hilton, monstres de foire du film Freaks, et de Gwenaël Morin adaptant Don Quichotte, de Cervantès, au Théâtre Paris-Villette, du 26 septembre au 12 octobre, avec Jeanne Balibar dans le rôle-titre. Mohamed El Khatib questionnera la sexualité des ancien·nes dans La Vie secrète des vieux aux Abbesses, du 12 au 26 septembre, avant de monter Stand-up au Théâtre du Rond-Point du 15 au 19 octobre. Pluraliser le monde Ce même théâtre du Rond-Point accueillera du 18 au 29 septembre l’Argentine Marina Otero avec sa trilogie fiévreuse Fuck Me, Love Me et Kill Me. Sans oublier, en danse, le spectacle de François Chaignaud et de Geoffroy Jourdain, In Absentia, à l’abbaye de Royaumont, le 8 septembre, ou celui de Saša Asentić, Dis dis contact, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, du 12 au 15 septembre. Par le recours à l’imagination, au récit et à fable, le théâtre peut, comme le soulignait récemment dans Libération Frédérique Aït-Touati, autrice de Théâtres du monde : Fabriques de la nature en Occident (La Découverte), “poursuivre son travail de reconfiguration et de pluralisation des mondes et lutter contre l’unification et l’amincissement du nôtre”. Les scènes qui nous attendent en septembre proposeront d’autres cérémonies, qui même sans la dimension festive de Jolly, travaillent aussi à cette idée de pluraliser nos mondes. Délaissant la Seine, nous resterons pour autant attaché·es à ces scènes ouvertes à la fable et à l’imagination.
Légende photo : “Fuck Me” de Marina Otero (© Matias Kedak © Sofia Alazraki)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 27, 1:06 PM
|
Par Joëlle Gayot dans la série d'été du Monde « Les batailles du théâtre » (2/6), article publié le 27 août 2024 « Les batailles du théâtre » (2/6). En 1662, date de la création de la pièce, l’envol du personnage d’Agnès vers la liberté est un pavé projeté sur le patriarcat. Longtemps négligée ou minorée, la force émancipatrice de l’héroïne s’impose avec le mouvement #metoo.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2024/08/27/quand-moliere-s-attaquait-a-la-querelle-des-sexes-avec-l-ecole-des-femmes_6296830_3451060.html Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. « Le petit chat est mort. » Cette réplique d’Agnès a volé la vedette à un vers moins fameux, mais plus vénéneux de L’Ecole des femmes : « Je vous épouse, Agnès. » Acte III, scène 2 : la messe est dite, Arnolphe a parlé. Ce tuteur autoproclamé d’une enfant de 4 ans, cloîtrée entre les murs d’un couvent jusqu’à ce qu’il l’en sorte pour l’enfermer chez lui, ce barbon sûr de lui endosse, d’une phrase, d’une seule, les habits du mari. Arnolphe a 40 ans, et Agnès 17. Peu lui importe : sa petite protégée a été éduquée pour devenir une idiote qui ne le cocufiera pas. Cette comédie de Molière passerait-elle sans encombre sous les radars des combats actuels contre les violences sexistes et sexuelles ? Qu’on se rassure. La tentative de prédation sera déjouée par une postadolescente qui se révélera moins sotte que ne le supposait son geôlier. On peut même lire la pièce comme le récit d’une émancipation féminine, sexuelle et intellectuelle, qui a, du reste, déclenché, en son temps, une interminable querelle dont l’auteur a su se défendre avec un talent de grand communicant. Que se passe-t-il le 26 décembre 1662, lorsque Jean-Baptiste Poquelin donne ses cinq actes versifiés devant un Louis XIV hilare, dit-on, « jusqu’à s’en tenir les côtes ». Trop de rires, justement, de la part de Son Altesse. Ce succès déplaît aux frères Pierre et Thomas Corneille, à la troupe concurrente de l’hôtel de Bourgogne, et enfin aux dévots, furieux d’entendre, ânonnées par Agnès, des maximes du mariage parodiant, selon eux, les préceptes religieux. A mesure qu’elles montent en puissance, les critiques volent de plus en plus bas. Un comédien, Montfleury, envoie une requête au roi où (rapporte Racine dans une lettre à son ami Le Vasseur) il accuse le dramaturge d’avoir « épousé la fille et d’avoir autrefois couché avec la mère ». Molière vient en effet de se marier avec Armande, la fille de son ancienne compagne Madeleine Béjart. La querelle littéraire vire à la calomnie, on hurle au plagiat, à l’indécence, à l’impiété. Des feux de paille, relativisait toutefois l’historien Georges Forestier (1951-2024), spécialiste de l’œuvre, pour qui Molière, seul, a créé l’esclandre en provoquant frondeurs et censeurs. En réponse à ses détracteurs, il écrit La Critique de l’école des femmes, puis L’Impromptu de Versailles. Ce fin stratège sait souffler sur les braises. La cabale porte ses fruits : l’envol d’Agnès vers la liberté, hors des griffes d’Arnolphe, est un pavé projeté sur le patriarcat. D’autant qu’au XVIIe siècle, on ne plaisante pas avec la toute-puissance masculine. Sortant d’une éclipse de près de trois cents ans, la pièce rebondit, en 1936, sur les planches du Théâtre de l’Athénée, où Louis Jouvet la remet au goût du jour. Représentations triomphales, jeu sobre de Jouvet en Arnolphe, décors légendaires de Christian Bérard, réception élogieuse. Dans les commentaires, rien ne détaille ce rapport trouble entretenu par un homme d’âge mûr avec une très jeune femme. Multiples relectures « Lorsque Jouvet met le texte en scène, c’est lui qu’on vient voir », et pas Madeleine Ozeray en 1936 ou Dominique Blanchar en 1950 dans le rôle d’Agnès, explique l’universitaire et dramaturge Anne-Françoise Benhamou. « En revanche, lorsque, en 1973, Jean-Paul Roussillon [1931-2009] propose sa version à la Comédie-Française, avec Isabelle Adjani, c’est elle qu’il met au centre et que le public veut découvrir. » La bascule est d’autant plus forte que deux comédiens, Michel Aumont et Pierre Dux, se partagent alternativement le rôle d’Arnolphe face à Adjani, ce qui atténue la mise en vedette du héros. Grâce à Roussillon, en conclut Anne-Françoise Benhamou, Agnès devient un personnage qui intéresse. « Il a fallu ce spectacle, réalisé dans un moment de féminisme actif, les années 1970, pour transformer le regard sur elle et sur la pièce. » Cette adaptation est le prélude à de multiples relectures de l’œuvre. Une soixantaine depuis 1973, dans le théâtre public comme privé. Si la plupart sont tombées dans les oubliettes, d’autres font date. Dominique Valadié est de la distribution des « quatre Molière » montés en tir groupé, en 1978, par Antoine Vitez (1930-1990) : Le Misanthrope, Dom Juan, Le Tartuffe et donc L’Ecole des femmes. Pour cette dernière pièce, Vitez ne tranche pas entre le féminisme et la misogynie du texte. Il veut aller à l’os de l’écriture. Comme le souligne alors Colette Godard dans Le Monde, il entend « retraverser les couches d’interprétations accumulées depuis trois siècles ». Sans qu’Agnès soit effacée, Arnolphe reprend de l’importance, et sa douleur est mise au jour. Dominique Valadié, qui incarnait Agnès, se souvient de son partenaire, Didier Sandre : « Il était jeune et beau. Il jouait un Arnolphe dont l’âge n’importait pas. Seule comptait l’innocence d’Agnès. Une jeune fille se livrait, sans retenue, à celui qui pour elle était un père ou un grand frère. Mais Arnolphe, peu à peu, était gagné par une souffrance terrible. Il y avait quelque chose de profondément tragique entre cet homme qui voulait façonner une femme, la rendre idiote au sens de pure, et l’émancipation de cette femme. » « Arnolphe est la légalité » Le psychanalyste Jacques Lacan, quant à lui, préfère disserter sur la nature authentiquement comique de l’amour dans L’Ecole des femmes sans pour autant contester la sincérité des émotions du héros : « Il préfère encore être cornard (…) plutôt que de perdre l’objet de son amour. » (Le Séminaire, livre V, Seuil, 1998.) Cette thèse est reprise à la volée par le metteur en scène Eric Vigner qui, en 1999, privilégie une approche onirique et poétique de L’Ecole des femmes : « Si Arnolphe est présenté comme un pervers, ça n’a aucun sens de monter la pièce, dit-il aujourd’hui. Cet homme a un projet personnel et utopique. Il éduque cette jeune fille en étant mû par une pensée à la Descartes : je pense, donc je suis. Il fait d’elle une femme, et elle devient un être complet. Parce qu’il réussit son projet, ce projet lui échappe. Alors il préfère la donner à son jeune rival, Horace. » Qu’on le blâme ou qu’on l’encense, Arnolphe prend toute la lumière, d’autant qu’Agnès ne parle que dans six scènes sur les trente-deux que compte la comédie. Même Coline Serreau, l’une des rares femmes à avoir monté la pièce, plaide sa cause : « Arnolphe me touche infiniment. Il est la légalité. Ni un escroc ni un fourbe, pas même un illuminé, mais un homme qui pousse jusqu’à l’absurde un système. Il affirme pouvoir acheter un être humain. Il en a le droit (…). Il est l’Occident. Il a le savoir, le pouvoir, la technologie (…). On voit où ça le mène : au désastre » (Le Figaro, 10 mars 2006). Coline Serreau ajoute : « Il ne comprend pas son naufrage. » A quel moment le héros, Arnolphe, que le critique du Monde Michel Cournot n’hésitait pas, en 2001, à qualifier de « pédophile », à propos d’une mise en scène de Jacques Lassalle, cesse-t-il de monopoliser l’attention des metteurs en scène ? Pas simple d’oxygéner un répertoire qui confine le féminin dans les marges. « Tant que l’on montera des pièces du théâtre classique avec des distributions genrées, les femmes seront toujours reléguées au rang d’accessoire », explique Reine Prat, autrice d’Exploser le plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture (Rue de l’Echiquier, 2021). Le théâtre, écho de l’indépendance de la femme Il n’est pourtant pas d’usage qui tienne, face aux préoccupations contemporaines : en 2014, réitérant le geste d’Antoine Vitez, Gwenaël Morin monte les « quatre Molière », sauf que les filles y jouent les hommes (et inversement), la distribution résultant d’un tirage au sort effectué, chaque soir, par les comédiens. Moins tapageuse, mais plus révolutionnaire sera l’approche, en 2019, de Stéphane Braunschweig à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le mouvement de libération de la parole des femmes est passé par là. Le hashtag #metoo incendie les réseaux sociaux. Les mécanismes de l’emprise et la notion de consentement s’imposent. Le spectacle de Braunschweig s’inscrit dans un contexte où la relation hommes-femmes se redéfinit. Sur le plateau, Agnès (interprétée par Suzanne Aubert) apparaît sur un écran vidéo. Elle est filmée dans la chambre où l’assigne Arnolphe (Claude Duparfait). Même mutique, elle impose sa stature, sa présence et son poids de réalité. Elle n’est pas une coquille vide, mais un sujet pensant. Pour Anne-Françoise Benhamou, collaboratrice artistique de Stéphane Braunschweig, il n’était pas question de sous-traiter l’héroïne : « Dès le début du spectacle, nous avons voulu montrer son point de vue, rendre sensible son malaise, sa compréhension, même confuse, que rien ne va dans la situation où elle se trouve. C’était une façon de renverser d’emblée les perspectives. » Pour Anne-Françoise Benhamou, L’Ecole des femmes porte un enjeu politique plus profond : restaurer la subjectivité des personnages féminins issus du répertoire et de la tradition. « Il est temps de cesser de prendre la domination comme une évidence, mais de l’observer depuis les consciences des héroïnes féminines en pointant leurs endroits de lutte et de résistance. » Sans nier la violence qui lui est faite, le personnage d’Agnès ne peut plus se réduire à un statut victimaire : quatre siècles après son écriture, la comédie de Molière coïncide avec une évolution des mœurs qui encourage l’indépendance de la femme plutôt que sa soumission. Le théâtre dans son ensemble se fait du reste l’écho de cette avancée. Les héroïnes des textes contemporains sont cheffes d’entreprise, responsables politiques, célibataires ou sans enfant. En un mot : autonomes. Quant aux héroïnes classiques, elles ont beau dépendre d’hommes dont elles sont les épouses, les filles ou les mères, elles sont animées de vies intérieures. Ce sont ces vies échappant au contrôle masculin que les artistes d’aujourd’hui cherchent à révéler par leurs mises en scène. Que pensent-elles, que vivent-elles, que veulent-elles ? Ces questions-là sont loin d’être vaines. Retrouvez tous les épisodes de la série « Les batailles du théâtre » ici. Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Pierre Dux et Isabelle Adjani, dans « L’Ecole des femmes », de Molière, mis en scène par Jean-Pierre Roussillon, à la Comédie-Française, à Paris, en mai 1973. ANGELO MELILLI/ROGER-VIOLLET
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
August 26, 12:21 PM
|
Par Thibaut Sardier et Sonya Faure dans Libération - 26 août 2024 La chercheuse au CNRS et metteuse en scène, qui a travaillé avec Bruno Latour, montre dans son dernier essai comment la séparation «nature» et «culture» s’est aussi inventée dans les théâtres italiens au XVIIe siècle. Le monde dans lequel on vit, c’est avant tout des histoires qu’on se raconte. Et les pensées écologiques sont formelles : pour lutter contre le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité, il va non seulement falloir réfléchir à des solutions techniques et à des programmes politiques, mais aussi changer de mots pour décrire et se représenter le monde. La révolution écologique aura donc aussi lieu… au théâtre. Metteuse en scène et historienne des sciences, proche de Bruno Latour avec lequel elle a beaucoup travaillé, Frédérique Aït-Touati en est persuadée. Dans Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident (La Découverte, 2024), elle montre comment la séparation moderne entre «nature» et «culture» s’est aussi inventée dans les théâtres italiens, où la mise au point de décors de fond de scène et l’invention de machines pour représenter des tempêtes ont réduit le monde non humain à un simple décor. Pour la spécialiste, tout ne se joue pas dans la tête des philosophes ou les laboratoires des scientifiques, et pour créer un monde nouveau, les arts vont devoir venir à la rescousse… L’idée qu’il va falloir réinventer nos modes de vie pour lutter contre les crises écologiques est désormais admise. On ne sait pas toujours comment s’y prendre, mais on entend beaucoup parler de «bifurcation». Est-ce un bon mot pour parler des changements urgents à entreprendre ? Il est intéressant que ce mot revienne aujourd’hui pour désigner un geste politique : ce sont les jeunes «bifurcateurs» qui décident de ne pas suivre la ligne tracée, qui pensent que ce n’est pas parce qu’ils ont été formés pour travailler dans les grandes entreprises qu’ils sont obligés de le faire. C’est une puissance historique qui se réveille. Ce mot vient de loin : il y a un siècle, le philosophe britannique Alfred North Whitehead (1861-1947) l’utilisait pour parler de la séparation qui s’est opérée au XVIIe siècle entre la nature et les humains, lorsqu’on a commencé à tout diviser : esprit et corps, science et imaginaire… Peut-être sommes-nous sur le point de vivre une autre bifurcation, qui contredirait la première, puisque ce rapport dualiste à la nature et au vivant est remis en cause. La «bifurcation» serait une sorte de «révolution» ? Oui, si on tient compte de tous les sens du terme. Il y a la révolution politique, bien sûr. Mais il y a aussi le sens astronomique, lorsqu’une planète commence un nouveau cycle autour de son étoile. Les révolutions scientifique, sociale et politique vont souvent de pair. Notre période, comme le XVIIe siècle, semble bien être en train de basculer. On sent que les choses bougent, et les jeunes qui choisissent un autre mode de vie le sentent aussi. Il ne s’agit pas de revenir aux périodes antérieures, mais de continuer à chercher ce qu’elles peuvent nous apprendre. Parmi ces pistes à reconsidérer, il y a justement l’idée que la nature est vivante, et qu’elle ne peut plus être considérée comme le simple décor du théâtre de nos vies… La nature tremble aujourd’hui, s’agite sous nos yeux : elle refuse d’être traitée comme l’arrière-plan inerte des activités humaines. L’idée que «la nature n’est plus un décor» apparaît dans un nombre considérable de textes, de Michel Serres à Bruno Latour en passant par Isabelle Stengers… Cette phrase est le point de départ de mon enquête. J’ai choisi de la prendre au sérieux en faisant l’hypothèse que la rupture de la modernité, bien connue et bien étudiée en sciences, en mathématiques, en philosophie, est aussi une rupture esthétique. Cette «nature décor» émerge dès la Renaissance avec l’histoire de la peinture, grâce à la perspective et au paysage. Dans les salles de théâtre, elle prend des formes très singulières : c’est une nature mécanisée. Dès la fin du XVIᵉ siècle en Italie, elle devient littéralement un décor à travers la création de toiles peintes, puis de mécanismes qui animent de spectaculaires machines de scène. Il y a un lien très fort entre les débuts de la science moderne où la nature est reproduite dans des laboratoires, et sa mise en scène dans les coulisses des théâtres : dans les deux cas, ce sont des petits mondes contrôlés. Que change le théâtre italien par rapport aux autres traditions théâtrales ? Il invente la salle fermée et la scène qui sépare les comédiens des spectateurs : le «quatrième mur». Cette clôture implique de reproduire la nature à l’intérieur d’une boîte noire. On met en scène les puissances de la nature qui nous dépassent, comme les nuages et les tempêtes. Le scénographe italien Nicola Sabbatini (1574-1654) théorise cela en expliquant comment faire surgir la Lune, ouvrir des gouffres, avec des poulies, des cordages et des toiles peintes. Ce faisant, on redirige notre attention : de l’admiration pour les choses de la nature à l’admiration pour l’ingénieur. Pourquoi avoir choisi de travailler sur les machines de théâtre plutôt que sur les textes des pièces ? Parce que derrière ces machineries se révèle un rapport à la nature comme machine. De Francis Bacon (1561-1626) à Leibniz (1646-1716) en passant par René Descartes (1596-1650) et Fontenelle (1657-1757), de nombreux philosophes du XVIIe siècle utilisent cette métaphore : «La nature est un théâtre, on peut donc la reproduire par la technique». Il faut se souvenir que le théâtre est alors un lieu de modélisation, d’invention esthétique et politique extrêmement puissant. Au même moment, la science moderne invente le laboratoire. J’ai voulu faire l’histoire de cette étonnante coïncidence. Chez Descartes, la première formulation de sa physique (dans le Monde, qu’il ne publie pas de peur de connaître le même sort que Galilée condamné en 1633) est présentée comme une fable, comme un spectacle. Il imagine comment l’Univers entier s’est formé : c’est une cosmogonie, une nouvelle genèse. Mais on découvre, au fil des textes, que cette genèse fabuleuse se transforme subrepticement en une description réaliste du fonctionnement de la nature. La matière est décrite comme un ensemble de petites machines sans capacité d’action propre. Un nouveau récit s’amorce, séparant définitivement la matière de la vie. Descartes commence par un petit théâtre et termine avec une théorie de la matière : on est passé de la fiction à la physique. Faut-il «canceller» Descartes, responsable de la réification de la nature ? Ce serait un très mauvais procès à lui faire et lui donner une influence beaucoup trop grande. Il n’y a pas une cause unique, bien sûr, à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Lorsqu’on fait de Descartes le responsable, c’est notre culte du grand homme qui continue à nous aveugler. Dans tous les changements de monde, c’est la superposition de transformations scientifiques, philosophiques, esthétiques et économiques qui opère. Le XVIIe siècle nous donne un bon exemple de cela. Une nouvelle cosmologie se met en place, ainsi qu’une nouvelle conception de la Terre, qui s’articule à une nouvelle physique. Ces bouleversements scientifiques vont être repris par le pouvoir, qui trouve son intérêt dans cette cosmologie centraliste, puis dans un grand récit d’expansion spatiale et économique qui sera déployé au XVIIIe et au XIXe siècles. Le théâtre peut-il à nouveau, aujourd’hui, contribuer au changement de nos représentations du monde, pour mieux faire face aux crises écologiques ? Ce qui est à l’œuvre dans le théâtre contemporain, c’est un profond travail de reconfiguration des relations entre humains et autres que humains, entre le monde biotique et abiotique [où la vie est impossible, ndlr], entre le temps humain et le temps géologique… Le monde ordonné et hiérarchisé dans lequel notre génération est née est en train d’être complètement bousculé. C’est l’occasion de repenser la scénographie classique de l’homme face à une nature à exploiter. Ce temps de redéfinition, d’ébullition, de potentialités est fascinant. La scène est un laboratoire précieux pour faire place à ces mondes inconnus, ou méconnus. C’est ce qui nourrissait nos réflexions, avec Bruno Latour, lorsque nous avons créé la Trilogie terrestre. Dans le troisième volet, Viral, créé en pleine pandémie au printemps 2021, on se demandait ce que signifiait partager la scène avec les virus. Dans mes dernières mises en scène, je continue à explorer l’idée que l’espace et les choses sont eux-mêmes des personnages. Earthscape interroge nos manières d’habiter le monde grâce à une maison faite uniquement de sons. Dans le Bal de la Terre, les corps en mouvement des danseurs et des spectateurs composent un paysage vivant. Il n’y a plus de décor dans ces pièces, mais des récits, des danses et des interactions qui se déroulent autour et au milieu des spectateurs, et avec eux. La mise en scène de la cérémonie d’ouverture des JO 2024 à Paris vous semble-t-elle porter des pistes intéressantes pour réinventer le théâtre ? Avec ses défilés, banquets, succession de tableaux vivant dans l’espace public, cette cérémonie m’a rappelé une ancienne tradition théâtrale, celle des mystères médiévaux, pendant lesquels toute la ville se réunissait pour assister à un spectacle dans les rues. Transformer la Seine en scène, c’était donc une proposition à la fois logique et audacieuse par rapport à l’idée du théâtre clos : le point de vue était diffracté, la pluie était présente, incontrôlable, et les puissants n’avaient pas plus que les autres accès à l’intégralité du spectacle. La cérémonie d’ouverture démontre avec éclat que le spectacle vivant n’est pas une forme fixe, aux conventions figées, mais une manière plastique, joueuse. Qu’un spectacle puisse mettre en émoi la fachosphère, être censuré dans plusieurs pays, susciter tant de débats, rappelle que les arts n’ont rien d’anecdotique, qu’ils façonnent, plus et mieux que d’autres discours, les imaginaires et les désirs. Avec la cavalière remontant la Seine sur un bateau invisible, et l’envol final de la flamme, j’ai retrouvé le goût des inventions merveilleuses où se croisent science, art et politique depuis la Renaissance. C’est une veine joyeuse et irrévérencieuse qui nous rappelle la puissance politique du spectaculaire, de la fête et du plaisir. En 2015, six mois avant la COP 21 de Paris, Bruno Latour et vous aviez monté le Théâtre des négociations, au Théâtre des Amandiers à Nanterre, avec des étudiants de différents pays. De quoi s’agissait-il ? C’était à la fois une expérimentation politique et une tentative pour donner à voir, par le théâtre, ce que Bruno appelait «le Parlement des choses». Nous avons voulu représenter les êtres et les entités qui étaient en jeu dans les négociations climatiques : non seulement les Etats-nations, mais les fleuves, les animaux… Nous voulions tester la puissance de la fiction, sa capacité à ouvrir brusquement la question politique à d’autres êtres. Comme dans un gigantesque jeu de rôle, chaque étudiant représentait une force en présence – un Etat, le lobby des hydrocarbures ou le fleuve Amazone, et, pendant trois jours, les négociations ont débordé dans les couloirs, les jardins, les bureaux, les ateliers… C’est ce qui m’a passionnée : la question écologique percute le théâtre au point d’en modifier les formes. Le théâtre est donc devenu, à cette occasion, un laboratoire esthétique, mais aussi philosophique et politique. Bruno Latour y a mis à l’épreuve certaines des idées qu’il développera ensuite dans Face à Gaïa, Laurence Tubiana a proposé d’y tester des protocoles de négociation qui allaient être appliqués dans la délégation française quelques mois après. Dix ans plus tard, on peut voir à quel point cette idée matérialisée par la fiction scénique, celle d’une assemblée des êtres de la nature et de leur légitimité à être représentés, politiquement ou juridiquement, a pris de l’ampleur, et n’a cessé d’être débattue, élargie, affinée, et parfois mise en œuvre… Faut-il littéralement détruire les théâtres pour les reconstruire différemment ? Surtout pas. Ils font partie des lieux où s’élabore une pensée collective, démocratique, forte, comme pendant les semaines de mobilisation avant les élections législatives. Mais il faut continuer à étendre les espaces dans lesquels nous pensons le monde. Espaces numériques, urbains, ruraux, espaces d’exposition, espaces sonores : partout où l’imagination, le récit et la fable peuvent se glisser, le théâtre peut poursuivre son travail de reconfiguration et de pluralisation des mondes, et lutter contre l’unification et l’amincissement du nôtre. Observer les métamorphoses simultanées des scènes politiques, scientifiques et esthétiques du passé nous permet d’aiguiser notre regard sur les bouleversements que nous vivons aujourd’hui. On diffracte les points de vue et les lieux du spectacle, on invente des laboratoires d’un genre nouveau pour explorer autrement la Terre. La planète entière est devenue une terre inconnue à découvrir, une scène de théâtre potentielle, à ciel ouvert. Propos recueillis par Thibaut Sardier et Sonya Faure dans Libération
|