Le philosophe Franck Fischbach vient d’être désigné lauréat du Prix 2025 des Rencontres philosophiques de Monaco, pour son livre Faire ensemble. Reconstruction sociale et sortie du capitalisme (Éditions du Seuil, 2024). Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne, il s’inspire de Marx et de l’idéologisme allemand pour proposer une critique renouvelée du travail et des effets du capitalisme sur nos sociétés. Grand entretien. Les Rencontres philosophiques de Monaco se sont déroulées du 10 au 15 juin 2025, en partenariat avec Philosophie magazine. Nous proposons cet entretien en accès libre, mais vous pouvez soutenir la rédaction du journal en vous abonnant par ici ! Vos premiers travaux portent sur l’idéalisme allemand, mais vos ouvrages plus récents portent davantage sur le travail. Comment s’est construit ce double intérêt ?Franck Fischbach : En effet, j’ai commencé par des travaux d’historien de la philosophie et je me suis spécialisé en philosophie allemande. Mais ma lecture des philosophes allemands classiques (Hegel, Schelling, Fichte) n’a jamais été déconnectée des enjeux sociaux et politiques de notre temps : j’ai d’emblée pensé qu’il y avait dans les Principes de la philosophie du droit (1820) de Hegel ou dans les Considérations sur la Révolution française (1793) de Fichte des ressources pour penser des enjeux politiques et sociaux de notre temps. J’avais bien conscience dès le départ que la descendance de Hegel, via Marx et la théorie critique de l’École de Francfort, conduisait jusqu’à notre temps… D’autant plus que je découvrais au même moment, c’est-à-dire au début des années 1990, l’œuvre du plus récent représentant de l’École de Francfort, Axel Honneth, dont la pensée se présentait à l’époque, au moment de la parution de La Lutte pour la reconnaissance, comme un « retour à Hegel », après le « retour à Kant » opéré par le principal représentant (avant Honneth) de la même tradition, à savoir Jürgen Habermas. La jonction se faisait ainsi entre « mes » auteurs allemands classiques et la pensée sociale contemporaine. Si vous ajoutez à cela le moment que nous vivions à la fin des années 1990 et au début des années 2000, à savoir une période marquée à la fois par la mondialisation néolibérale et par les luttes altermondialistes, vous avez un contexte qui m’a conduit vers Marx comme vers celui que je pouvais lire à la fois comme le continuateur de la philosophie allemande classique et comme l’inspirateur de la théorie critique de la société : au croisement des deux dimensions, il y avait la question du « travail » et des nouvelles « aliénations » aux travail.“En France, la philosophie sociale a été victime de la manière dont la sociologie s’est constituée, à la fin du XIXe siècle, essentiellement contre la philosophie. Tandis qu’en Allemagne, sociologie et philosophie se sont dès le départ nourries l’une l’autre” Franck Fischbach Vous êtes notamment connu pour avoir rédigé un Manifeste pour la philosophie sociale, en 2009. En quoi consiste cette philosophie ?Alors que l’expression même de « philosophie sociale » s’enracine dans la pensée française de la fin du XVIIIe siècle et est contemporaine de la Révolution française, la philosophie sociale comme telle est restée longtemps très largement souterraine en France, alors qu’elle était clairement identifiée dans d’autres traditions nationales, notamment en Allemagne. On peut dire que la philosophie sociale a été chez nous la victime de la manière dont la sociologie s’est constituée, à la fin du XIXe siècle, essentiellement contre la philosophie – tandis qu’en Allemagne, la sociologie et la philosophie non seulement ne se sont pas opposées, mais ont même fait mieux que cohabiter en se nourrissant l’une l’autre dès le départ (c’est évident chez Georg Simmel et Max Weber). Sans être donc identifiée comme telle, la philosophie sociale a néanmoins existé en France comme une manière de pratiquer la philosophie à la fois en étant informé des résultats produits par les sciences sociales et en maintenant ouverte une dimension évaluative et normative permettant une critique de ce qui, dans les sociétés existantes et sous la forme de rapports de domination et/ou d’exploitation, contredit la possibilité d’une vie humaine digne et accomplie pour le plus grand nombre. La philosophie sociale a ainsi irrigué en France des traditions philosophiques différentes, en particulier le marxisme sous ses formes hétérodoxes (avec Henri Lefebvre, Cornelius Castoriadis, Guy Debord) et la phénoménologie (chez Beauvoir, Sartre ou encore Merleau-Ponty). Les philosophes sont parfois accusés d’être trop “hors sol”. Diriez-vous que la philosophie a besoin de la sociologie pour approcher la vérité ?Tout dépend de quels objets s’occupe le philosophe. S’il s’occupe de questions purement métaphysiques, le fait qu’il soit « hors sol », comme vous dites, n’est sans doute pas très dérangeant. En revanche, dès que le philosophe s’occupe de réalités qui font l’objet d’une approche par d’autres disciplines, la moindre des choses est de tenir compte et même de s’approprier les résultats de ces autres disciplines : c’est vrai d’un philosophe de l’esthétique dont on ne voit pas comment il pourrait ignorer les travaux des historiens de l’art. C’est évident aussi dans le domaine de la philosophie des sciences : comment un philosophe pourrait-il dire quoi que ce soit d’un tant soit peu sérieux dans le domaine s’il est ignorant de l’état des sciences de son temps ? Il en va de même en philosophie sociale : on ne peut dire, en tant que philosophe, des choses sérieuses au sujet des formes sociales de vie ou des rapports sociaux, si l’on est ignorant de sociologie, de théories économiques, d’anthropologie, mais aussi (aujourd’hui) d’études de genre et de race. De même, que serait une philosophie sociale complétée d’un volet écologique qui prétendrait se passer de tout ancrage dans les sciences de l’environnement et les sciences de la Terre ? En ce qui me concerne, pour m’en tenir aux ressources les plus récentes que j’ai trouvées en dehors de la philosophie pour nourrir mon travail, je mentionnerais les travaux de Tim Ingold en anthropologie et ceux du géochimiste Jérôme Gaillardet.“Dès que le philosophe s’occupe de réalités qui font l’objet d’une approche par d’autres disciplines, la moindre des choses est de tenir compte et même de s’approprier les résultats de ces autres disciplines” Franck Fischbach Notre époque traverse une crise importante sur le travail : perte de sens, menaces de l’IA, burn-out... En quoi votre “critique de la production” permet-elle d’expliquer ces transformations à l’œuvre ?Je pense que la question du travail est revenue comme un boomerang : en gros, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, on a cru en avoir fini avec le travail, au point qu’on a même pu parler de « fin du travail » (Jeremy Rifkin). Jusqu’à ce qu’on comprenne que le sens véritable des transformations du travail depuis le début des années 1980 avait été d’orchestrer non pas sa fin grâce à la technologie, mais l’intensification du taux d’exploitation de la force humaine de travail grâce aux nouvelles techniques managériales. Pour ma part, afin d’essayer de comprendre quelque chose à ce qui non seulement n’était pas la fin du travail, mais au contraire le retour de l’exploitation sous des formes renouvelées, je suis remonté à Marx, et j’y ai trouvé une distinction qui m’a semblé très utile entre « le travail » et « la production », distinction à laquelle Marx est lui-même parvenu quand il a eu renoncé à l’idée d’une suppression du travail. Cela lui a permis d’approcher la question de savoir ce qui arrive aux activités humaines de travail et à celles et ceux qui travaillent quand ils et elles sont soumis à ce que j’appelle un « impératif productif », c’est-à-dire à des processus qui aboutissent à nier la dimension qualitative des travaux effectués (ce que Marx appelait leur « valeur d’usage ») et à ne plus les considérer que comme des moyens d’accumuler quantitativement de la valeur. Les phénomènes pathologiques que vous mentionnez sont des conséquences de cela. Vous avez croisé les pensées de Marx et de Spinoza pour offrir une approche renouvelée de la philosophie du travail. En quoi Spinoza permet-il de mieux comprendre les ressorts du capitalisme ?Les traces de spinozisme dans la pensée de Marx sont surtout perceptibles dans ses œuvres de jeunesse, notamment dans les Manuscrits de 1844. L’approche de la réalité humaine comme d’une réalité naturelle, des êtres humains comme d’« êtres naturels » et de l’homme comme d’une « partie de la nature » (pars naturae chez Spinoza, Teil der Natur chez Marx), tout cela constitue un faisceau d’indices allant dans le sens au moins d’une inspiration spinoziste (mais qui était sans doute dans l’air du temps) du jeune Marx. Toutefois, cela a-t-il un intérêt autre que purement historique ? Oui, parce que ce spinozisme latent permet de mieux comprendre la façon dont Marx a théorisé l’aliénation du travail. À savoir non pas comme la négation de quelque chose de spécifiquement humain (et qui serait lié au fait que l’homme devrait être vu comme une exception à l’ordre commun de la nature), mais plutôt comme la séparation de ces vivants naturels (et donc de ces êtres de besoins) que sont les êtres humains à l’égard des conditions objectives de leur vie, c’est-à-dire à l’égard des conditions – tant naturelles que sociales et historiques – sans lesquelles ils ne peuvent déployer et affirmer à partir d’eux-mêmes l’activité vitale qui est la leur. “On a fini par comprendre que les transformations du travail depuis le début des années 1980 n’allaient pas vers sa fin grâce à la technologie… mais vers l’intensification de l’exploitation de l’homme grâce aux nouvelles techniques managériales” Franck Fischbach En quoi la pensée de Marx, critiquée ou minorée par certains auteurs actuels, reste-t-elle actuelle selon vous ?Pour ce qui est d’abord du diagnostic, je dirais que la pensée de Marx est beaucoup moins minorée aujourd’hui qu’elle ne l’a été antérieurement, notamment dans les années 1980 et 90 : il y a eu depuis une vraie « Marx-Renaissance », notamment en raison du fait que les contradictions du mode de production capitaliste se sont considérablement accentuées au point de devenir difficilement contestables, y compris pour les défenseurs de ce mode de production et de cette organisation sociale. Il y a bien sûr eu la crise financière de 2007-2008 mais, beaucoup plus fondamentalement, ce mode de production apparaît de plus en plus évidemment comme celui qui scie la branche sur laquelle toutes les sociétés humaines sont assises, ou qui nie la condition fondamentale d’existence de toutes sociétés humaines, à savoir leur propre environnement naturel et donc, dans celui-ci, les ressources et les conditions bio-géochimiques sans lesquelles il n’y a pas de vie sociale humaine viable. Parlons de votre nouveau livre, Faire ensemble. Vous y écrivez que “de sérieuses menaces pèsent sur la vie sociale”. En quoi la France est-elle en danger ?Il ne s’agit pas seulement de la société française, mais de la société tout court, ou du « noyau social » de nos sociétés. Ce noyau social suppose l’existence d’individus humains dont les vies ne soient pas séparables ou dissociables les unes des autres, donc aussi d’individus qui soient capables d’entretenir et de prendre soin des relations qu’ils entretiennent non seulement les uns avec les autres, mais aussi avec ce qui, dans leur environnement naturel, constitue des conditions de leur vie – comme aussi avec les autres vivants, avec lesquels les vies humaines sont irréductiblement liées. Ces relations sociales fondamentales sont inséparables de toutes les activités par lesquelles les êtres humains reproduisent leur vie et les conditions de leur vie. Je pense que c’est ce noyau social, constitué de ces relations et de ces activités, qui voit son existence menacée par les formes que prend la poursuite du développement capitaliste : il tend à rompre ces liens, à empêcher qu’on les entretienne, il fabrique ou tend à fabriquer des êtres qui, n’étant plus vraiment sociaux, ne seront plus non plus vraiment humains.“Le noyau social de nos sociétés est menacé par le développement capitaliste, qui tend à rompre nos liens, empêcher qu’on les entretienne, et tend à fabriquer des êtres plus vraiment sociaux, donc plus vraiment humains” Franck Fischbach Qu’entendez-vous par l’expression “contradiction fondamentale entre production économique et reproduction sociale” ? Est-ce là le nœud du problème, qui conduit à ce sentiment d’un faire collectif empêché ?Toute société humaine est confrontée à la nécessité de se reproduire en tant que société, c’est-à-dire de persévérer dans son être, mais dans les sociétés historiquement antérieures aux sociétés capitalistes, la production économique était subordonnée à la reproduction de la société : cela veut dire qu’on produisait des choses dont l’utilité était de satisfaire les besoins sociaux des individus membres de la société, une satisfaction des besoins qui permettait que cette société perdure dans le temps, c’est-à-dire se reproduise. Le fonctionnement de type capitaliste est caractérisé par le renversement de ce rapport : la reproduction sociale y est désormais subordonnée à la production économique. Autrement dit, la production économique s’est émancipée de la reproduction sociale, cette transformation fondamentale ayant été permise par le fait que la production elle-même a subi une modification majeure consistant en ce qu’elle ne vise plus prioritairement la production de biens et de services utiles à la satisfaction des besoins sociaux, mais celle de choses de valeurs, c’est-à-dire de marchandises dont la vente et l’achat permettent l’augmentation de la quantité de valeur accumulée. Les relations dans lesquelles les individus entrent les uns avec les autres pour reproduire leur vie et assurer les conditions de cette reproduction ne sont dès lors plus essentiels : ce qui est essentiel, ce sont les rapports d’échange. Ce qui est central dans nos sociétés, ce ne sont pas les relations de complémentarité des hommes entre eux en tant qu’être sociaux, ce sont les rapports d’échanges de marchandises – ce qui signifie l’imposition aux relations qualitatives interhumaines de rapports d’échange eux-mêmes subordonnés à une logique purement quantitative d’accumulation. Vous distinguez, dans les pas de John Dewey, le “faire communauté” du “faire société”. Faut-il faire le deuil de l’idée de communauté, aujourd’hui ?Non, il ne faut pas faire le deuil de l’idée de communauté, au contraire ! Cette idée peut encore ouvrir un horizon désirable, à une double condition : ne pas la comprendre comme signifiant un retour en deçà des sociétés modernes et l’articuler à un « faire ensemble » (ce qui permet de ne pas la substantifier). Aux relations sociales directes en face-à-face propres aux communautés prémodernes, les sociétés modernes ont substitué des rapports sociaux qui consistent essentiellement en la mise en contact et en la combinaison des individus entre eux, donc en des interactions dans lesquelles les individus se trouvent sans qu’ils l’aient voulu. Il est vrai que ces rapports sociaux impersonnels possèdent l’avantage de dispenser les individus d’avoir à entretenir constamment leurs relations sociales et le courant de mutualité sur lequel repose la vie sociale, mais en même temps, ils les déshabituent de le faire, voire les en empêchent. Dans les sociétés modernes, les individus font ensemble, c’est-à-dire peuvent former un ensemble social, mais sans devoir faire quoi que ce soit ensemble. À force cependant de ne plus rien avoir à faire ensemble, c’est la société qui se défait, surtout quand elle est soumise en même temps au coups de boutoir de la logique productive et accumulative capitaliste (voir ci-dessus). C’est le point où nous en sommes : les conséquences de ce « comportement associatif » non voulu, non organisé, sont aujourd’hui tellement négatives (sur nos vies et sur le vivant dans son ensemble) qu’il devient urgent de passer des simples interactions sociales à la « communauté d’action » (Dewey), des rapports aux relations, des actions seulement combinées à l’action véritablement mutuelle. “La reproduction de la société est désormais subordonnée à la production économique. Dans les sociétés historiquement antérieures au capitalisme, c’était le contraire : la production économique était au service de la reproduction de la société” Franck Fischbach Comment peut-on “refaire ensemble”, alors que l’extrême droite menace partout dans le monde et que l’économie numérique disloque les relations sociales autant que les activités humaines ?Il faut clairement dire que l’extrême droite est porteuse d’un projet de dislocation des relations sociales, selon votre très juste expression. C’est pourquoi partout où elle passe, elle introduit le chaos dans la société : le désordre social, c’est elle. L’extrême droite et les fascismes (anciens et nouveaux) sont porteurs de l’inverse du faire ensemble : ils posent que les individus sont trop différents pour pouvoir encore faire ensemble, qu’il faut donc revenir à des communautés sans différences, que le faire ensemble n’est possible qu’entre des individus qui se ressemblent – alors que c’est très exactement l’inverse qui est vrai. Le faire ensemble suppose la complémentarité des individus entre eux ; or des individus ne peuvent se compléter, c’est-à-dire être complémentaires les uns des autres, qu’à la condition d’être irréductiblement différents les uns des autres ! C’est pourquoi justement il faut – pour lutter contre l’extrême droite – prendre appui non pas sur une quelconque théorie dont l’abstraction signera l’impuissance, mais sur les pratiques qui attestent par expérience cette complémentarité entre des individus dissemblables. Ces pratiques sont quotidiennes, elles ont lieu par exemple sur le lieu de travail à chaque fois qu’il n’est plus question de savoir qui est quoi ou qui vient d’où, mais qui fait quoi, c’est-à-dire qui possède tel savoir-faire complémentaire des savoir-faire des autres. Franck Fischbach vient de recevoir le Prix 2025 des Rencontres philosophiques de Monaco pour son ouvrage Faire ensemble. Reconstruction sociale et sortie du capitalisme, paru en 2024 aux Éditions du Seuil. 424 p., 25€, disponible ici.
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Scooped by
Marco Bertolini
June 15, 6:23 AM
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Franck Fischbach revisite la philosophie du travail et l'importance vitale du "faire ensemble". Pour une sortie heureuse du capitalisme.