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Le spectateur de Belleville
September 13, 2019 9:45 AM
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Par Marin de Viry dans Le Figaro - 5 septembre 2019 CHRONIQUE - Georgia Azoulay parvient à glisser une touche de comique dans le texte grave de Virginia Woolf. Le célébrissime Les Vagues, de Virginia Woolf, ni roman, ni poème, mais «playpoem» selon l’auteur lui-même, rassemble trois hommes et trois femmes autour d’un personnage mort. Ce texte splendide est au fond une réflexion poétique sur la dignité, ce centre de la personne attaqué de toutes parts, en vagues successives et incessantes, par la mort, et qui se défend comme il peut. Georgia Azoulay, au Théâtre de Belleville, propose une nouvelle facette de l’œuvre. Elle l’actualise en y incorporant, si l’on peut dire, plus de social contemporain. Les personnages cherchent leur centre, leurs limites, leur caractère, quelque chose d’un peu stable qui pourrait les définir à leurs propres yeux. Ils sont constamment tentés d’abandonner leur quête de singularité, de se dissoudre, de se distraire, de basculer dans la folie. Individuellement et collectivement, il s’agit de gagner un combat perdu d’avance contre la mort. Cela ne rend ni le texte de Woolf ni la pièce tristes, mais les oblige à mélanger la drôlerie de la bataille et l’angoisse de la défaite annoncée dans la trame de nos vies. Georgia Azoulay a une lecture très précise de l’œuvre de Woolf. Une lecture en trois tiers. Un tiers philosophique: la lutte de l’être contre son indifférenciation. Il veut persister, se définir, se situer, développer un caractère, rencontrer son âme. Et enfin, trouver une posture pour faire face à l’éternité, représentée par cet océan hostile dont la surface de vagues érode l’âme. Quête chaotique du solide Un tiers sociologique: la «société liquide» de Zygmunt Bauman fait son entrée dans la lecture du texte de Woolf. Le but de la société contemporaine, pour Bauman: tout rendre liquide, y compris l’identité. Tout noyer dans l’échange en «cash», y compris l’irréductible, l’intime. L’horizon de la fin de l’originalité, le «tous pareils» létal, sinistre, se déploie comme une menace à l’horizon, tout au long du spectacle. Paradoxalement, le néant futur de la société exerce une pression énorme sur le psychisme des personnages. La fatigue du vide, le travail de sape de la nuit donnent sa feuille de route à l’éclairagiste. Georgia Azoulay tire des scènes comiques, bien servies par des acteurs doués, jeunes et fringants Un tiers poétique et burlesque: la fragilité de la perception est au cœur de l’expérience des personnages. On ne sait plus quelle était la couleur des lèvres de l’ami disparu, ses propres enfants sont interchangeables avec d’autres enfants futurs, on débine la robe de son amie pour oublier qu’on n’a jamais su soi-même comment s’habiller. De cette quête chaotique du solide, de l’aspérité, du détail qui reste, du quant-à-soi durable, Georgia Azoulay tire des scènes comiques, bien servies par des acteurs doués, jeunes et fringants, qui sont chacun très psychologiquement typés, comme dans le texte de Woolf. Thomas Ducasse (Bernard), apathique et enténébré, est tout en silence souffrant et en défaite secrète ; Alexandra d’Hérouville (Rhoda), fine mouche pleine de ressentiments, incarne la malignité et son langage naturel, la vacherie. Théophile Charenat (Louis) est parfait en conformiste raté. Marie Guignard (Suzanne) joue très bien une dépressive profonde en permanence à la limite du passage à l’acte. Pénélope Levy (Néville), exaltée et incohérente, fait la mouche qui tape contre la vitre, ou un soprano qui se rate en haut de la portée. Enfin, Laura Mélinand, en peste joueuse, indifférente, discrètement mais férocement matérialiste, est excellente. Quand cette troupe se rassemble pour les scènes collectives, l’interaction délirante entre les personnages marche à plein. Au total, ce spectacle est-il recommandable? Oui, à la condition que vous soyez un brin cérébral, que vous ne vous fâchiez pas aux quelques clins d’œil un peu appuyés aux effets scéniques contemporains qui font de-ci, de-là, un peu de bruit et de longueur - petites coquetteries cryptiques dont on pourrait faire l’économie - et que la postérité du texte sublime de Woolf vous intéresse. Les Vagues , durée: 1 h 20, jusqu’au 27 septembre au Théâtre de Belleville, Paris (XIe). Tél.: 01 48 06 72 34.
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Le spectateur de Belleville
September 6, 2019 7:01 PM
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Par Philippe Chevilley / Les Echos | Le 06/09/19
L'adaptation âpre et serrée du roman d'Yves Ravey par Sandrine Lanno et Joël Jouanneau fait mouche. Le duel absurde entre Philippe Duclos (le censeur d'un collège) et Grégoire OEstermann (le professeur principal) au sujet d'un chahut d'élèves prend des allures épiques. Une troublante farce noire pour aborder la rentrée. Le Théâtre du Rond-Point attaque la saison fort à propos avec une rentrée des classes. Et pas n'importe laquelle : au « Cours classique », où on ne plaisante pas avec l'ordre, la discipline et le respect de l'institution scolaire. Partant d'un incident anecdotique - un prof d'anglais chahuté par ses élèves à la piscine municipale - la pièce fidèlement adaptée du roman d'Yves Ravey (Les Editions de Minuit, 1995) embarque le spectateur dans un récit kafkaïen qui provoque le rire mais finit très mal.
Les deux élèves meneurs qui ont sauté sur leur prof dans l'eau sont accusés de tentative d'assassinat, puis le prof humilié, qui répond au nom délicieux de Monsieur Pipota, est soupçonné d'avoir provoqué le chahut en arborant une tenue ridicule (maillot bigarré et bonnet de bain rouge), le prof principal, Conrad Bligh, est quant à lui mis en cause pour son laxisme... La folle machine répressive de la technostructure éducative s'emballe. Le spectacle oscille entre comédie grinçante et drame glacé, thriller psychologique et pamphlet libertaire, théâtre de la menace et manifeste absurde.
La metteuse en scène Sandrine Lanno, avec la complicité de Joël Jouanneau, s'est livrée à une adaptation fine et serrée du roman, orchestrant un duel faussement feutré entre le professeur principal pusillanime Bligh (Grégoire OEstermann) et le censeur implacable Saint-Exupéry (Philippe Duclos). Le troisième acteur est le public, voué au rôle muet d'élèves ou de membres de la commission d'enquête. Pas de fioritures : l'univers scolaire est symbolisé par un bureau, par une porte dressée dans le vide et par un long chemin pavé de petits carreaux de céramique, surélevé en fond de scène.
MÉDIOCRITÉ HUMAINE La mise en scène se concentre sur le jeu des comédiens. Philippe Duclos est remarquable dans le rôle terrible du grand inquisiteur qui défend l'institution en piétinant hommes et enfants : cauteleux, madré, cruel, froid et tranchant comme la lame d'une épée. Grégoire OEstermann lui donne avantageusement la réplique, d'abord en adoptant une posture ironique et bonhomme, puis en affichant une lassitude et une résignation poignantes.
Ce n'est pas seulement à une critique de notre système d'éducation qu'on assiste, mais à une mise en relief éclatante de la médiocrité humaine. Maître et élève sont aspirés dans le vide d'une transmission factice, muée en soumission abrutissante. La chute de la maison scolaire emporte tout sur son passage. Il vaut mieux en sourire... « Le Cours classique » est sans doute un bon remède pour exorciser les angoisses de la rentrée.
« LE COURS CLASSIQUE » Théâtre d'Yves Ravey, Joël Jouanneau et Sandrine Lanno.
Paris, Théâtre du Rond-Point
du 4 au 29 septembre (01 44 95 98 21). Légende photo : Le censeur inquisiteur (Philippe Duclos) face au professur principal désabusé (Grégoire Oestermann). © Giovanni Cittadini Cesi
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Le spectateur de Belleville
July 24, 2019 4:01 PM
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Par Anne Diatkine envoyée spéciale à Avignon - Libération — 24 juillet 2019 Emouvante et drôle, la pièce de Tamara Al-Saadi met en scène la dualité d’une jeune fille tiraillée par son désir d’intégration et le renvoi constant à ses origines irakiennes.
Comment représenter sur un plateau un espace mental, une pure intériorité ? Comment montrer spacialement le déroulé d’une vie qui débute à Bagdad durant la première guerre du Golfe et se poursuit en France, dans une ville jamais nommée ? Comment faire entendre à la fois l’oubli d’une langue, en l’occurrence l’arabe, et sa persistance continue, qui ne cesse de déborder alors que les mots ne sont plus que des sons ? Comment exposer sur scène le temps dans son épaisseur et la cohabitation de tous les âges de sa vie ?
Pulsions Cela s’appelle Place, comme la place qu’on prend ou qu’on laisse, qui se refuse ou qu’on s’interdit, et c’est l’heureuse surprise du «in» en cette fin de Festival, quand beaucoup de professionnels ont déjà déserté les lieux. Toutes ces questions, on suppose que la Franco-Irakienne Tamara Al-Saadi, a dû se les poser pour concevoir ce qu’elle nomme, comme Elise Noiraud pour le Champ des possibles, une autofiction scénique centrée sur le moment de bascule vers l’âge adulte. Et la jeune metteure en scène, auteure et actrice y a répondu par le vide.
Pour exposer l’effervescence mentale, autant commencer par ranger. Sur le plateau, il n’y a rien, ou pas grand-chose : une simple chaise-coque en plastique, identique à celle sur laquelle les spectateurs sont assis, quand la représentation commence. Une chaise vide, une place, sur laquelle le père de Yasmine, revenu mutique de prison, s’installera et ne bougera pas, il se fera oublier. Ce sont des scènes qui surgissent, pour dire l’épopée subjective de l’exil et le deuil de la langue. Des scènes de la vie familiale fugitives et obsédantes, comme la conjugaison du verbe «avoir» déclamée par Yasmine à sa grande sœur qui veut que sa cadette s’assimile.
Tamara Al-Saadi, 33 ans, dont ce n’est pas le premier spectacle, rend l’étrangeté et l’ostracisme par une matière sonore distendue, les voix aiguës dans la cour de récréation, les syllabes qui s’étirent. Peu importe qu’il soit peut-être trop explicite de mettre sur le plateau deux Yasmine, pour dire la déchirure dans sa langue et l’antagonisme des pulsions, puisque ça marche et que la confrontation des deux jeunes filles est souvent drôle, notamment quand la Yasmine excellente élève (formidable Marie Tirmont) s’interdit radicalement de prendre un café avec un étudiant qui lui plaît tandis que l’autre Yasmine (non moins épatante Mayya Sanbar) se bat physiquement contre cette version stricte d’elle-même.
Dossier A un certain moment, un nuage de sable tombe des cintres et submerge le plateau devenu à la fois désert et oubli - et on s’étonne que la scénographie devienne si belle avec si peu, quelques chaises et cette pluie. Parfois, les deux versions du même personnage coïncident presque, quand elles chantent a cappella un poème d’Aragon, en se décalant légèrement, et cette impossibilité à coller avec soi-même provoque une émotion forte.
La réussite de Place, lauréat du prix du jury et du prix des lycéens du festival Impatience 2018, tient aussi à sa drôlerie, qui échappe à la caricature alors qu’on sait bien que les rendez-vous à la préfecture pour obtenir une carte de résident ou déposer un dossier de naturalisation s’y prêtent. «Vous parlez français ?» demande l’employé à la jeune fille à laquelle il s’adresse depuis une demi-heure dans cette langue et dont l’oubli de la langue maternelle est précisément la boule noire.
Anne Diatkine envoyée spéciale à Avignon Place de Tamara Al-Saadi En tournée à la rentrée. Du 23 au 28 novembre au CentQuatre, 75019. Rens.: www.104.fr Des scènes de la vie familiale fugitives et obsédantes. Photo Christophe Raynaud De Lage
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Le spectateur de Belleville
July 20, 2019 7:38 PM
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Propos recueillis par Fabienne Darge dans Le Monde - le 05 juin 2019 L’auteure-metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen revient sur le succès international rencontré par son spectacle « Saïgon ». Depuis sa création au Festival d’Avignon, le 8 juillet 2017, Saïgon, la pièce de Caroline Guiela Nguyen, a connu un succès comme on en voit peu, tournant en France et à l’étranger – partout en Europe, d’Athènes à Moscou, en Chine, au Vietnam et en Australie – pendant deux ans. Ce spectacle magnifique, qui aborde les blessures de la colonisation et de l’histoire franco-vietnamienne par le biais de l’intime, est repris aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris (6e), avant de repartir en tournée. Parallèlement, Caroline Guiela Nguyen présente un spectacle en appartement, Mon grand amour. Entretien avec l’auteure-metteuse en scène qui, à 38 ans, fait figure de nouvelle étoile du théâtre français, non sans évoquer une Ariane Mnouchkine d’aujourd’hui.
Avez-vous été surprise par le succès de « Saïgon » ? En quoi est-il révélateur, selon vous ? On ne s’attendait pas à rencontrer un tel enthousiasme de la part du public, non, avec un spectacle joué en partie en vietnamien, avec des acteurs amateurs… Mais je pense que c’est justement ce qui a fait le succès de Saïgon : on y raconte une histoire qui n’avait pas été racontée, avec des êtres humains que l’on n’a pas l’habitude de voir sur les plateaux. Apparemment, cette histoire avait manqué à beaucoup de monde, et pas seulement en France et au Vietnam.
Comment expliquez-vous l’écho que « Saïgon » a eu à l’international ? Jamais je ne me suis dit, pendant la création, qu’on allait raconter une histoire universelle. Je n’aime pas ce mot, je trouve qu’il est aujourd’hui totalement perverti. Au contraire, on est partis d’une histoire singulière, celle de cette femme qui tient un petit restaurant vietnamien à Paris. Ce qui a été infiniment émouvant, c’est de voir à quel point cette histoire précise renvoyait des échos que ce soit en Chine, en Suède ou en Hollande : on a vu que l’histoire venait se loger en plein cœur chez beaucoup de spectateurs. En Europe, je pense que la pièce résonne fortement par rapport aux histoires coloniales, mais aussi sur la question actuelle de l’exil. En dehors des frontières de l’Europe, j’ai senti que Saïgon réveillait des interrogations sur la manière dont l’histoire de l’Europe s’est construite.
Comment se sont passées les représentations à Ho Chi Minh-Ville, ex-Saïgon ? Très bien. Nous avons pu jouer le spectacle dans son intégrité, sans censure. Les représentations ont été très chargées en émotions. Pour les comédiens viets kieu [Vietnamiens de la diaspora], qui n’étaient jamais retournés au pays, notamment. Les Vietnamiens se posent énormément de questions sur le sort de ces derniers. C’était comme s’ils avaient devant eux la part manquante de leur histoire, en une sorte de négatif des représentations françaises. Le spectacle, qui peut agir comme une forme de réconciliation entre le Vietnam et la France, a eu ici la valeur d’une réconciliation entre les Vietnamiens et les Viets kieu. On a senti que les enjeux étaient très forts.
Pensez-vous faire un théâtre politique ? J’ai été très étonnée du débat qui a eu lieu en France sur la question de savoir si notre théâtre est politique ou non. On l’a soupçonné de ne pas l’être : parce qu’on part d’histoires intimes, que l’on n’a pas peur de l’émotion, que l’on passe une chanson de Sylvie Vartan dans le spectacle ? Partout hors de France, la dimension politique est apparue comme évidente. Dans un monde où les mots se vident de leur sens, Saïgon montre que, derrière chaque personnage, il y a une histoire : qu’est-ce qu’être en exil, ne pas se sentir chez soi, perdre sa langue maternelle, vivre dans une autre culture ? Le spectacle redonne un visage aux acteurs de cette histoire.
D’où part votre réflexion sur les « récits manquants », les visages, les corps manquants dans le théâtre français ? De mes années à l’école du Théâtre national de Strasbourg. L’exercice même de l’école veut que l’on soit avec des jeunes de notre âge, de milieu plus ou moins homogène. Je sentais que mon imaginaire était en panne dans ce contexte. Je suis allée faire une pièce avec des dames en maison de retraite, et tout s’est débloqué chez moi. Là, j’avais un autre grain de voix, d’autres histoires, d’autres visages, un autre lieu, un autre rythme. Cette expérience m’a ouverte sur ce que je voulais faire : rencontrer des gens qui allaient venir peupler mes récits. Mes spectacles ne partent jamais de « sujets », je ne me dis jamais : « Je vais faire un spectacle sur la colonisation ou sur le deuil » – cela, c’est totalement abstrait, pour moi. En revanche, je rencontre des personnes, des lieux – un restaurant, un appartement –, et je me dis : « J’ai envie de raconter des histoires avec eux. » C’est très concret : la rencontre m’amène vers un sujet, que je déplie ensuite.
Pourquoi cet attachement au récit, aux personnages, et ne pas aller vers une forme documentaire ? Quel est le rôle de la fiction dans votre théâtre ? Parce que l’imaginaire est le lieu même du politique, contrairement à ce que l’on croit souvent. J’aime beaucoup cette expression du langage courant : « Je n’arrive pas à m’imaginer » – par exemple : « Je n’arrive pas à m’imaginer ce que c’est que de prendre un bateau et de quitter son pays. » Eh bien justement, le théâtre – ou le cinéma, en tout cas la puissance du récit – nous permet de continuer à imaginer l’humain. Quand on parle de migrants, d’intégration, d’identité, on a l’impression que, derrière ces mots-là, il n’y a personne. L’endroit qui peut être profondément politique, c’est de refaire apparaître des gens, de créer de l’imaginaire : remettre des êtres, des visages, des corps, derrière des mots abstraits. C’est quand on n’arrive plus à imaginer l’humain que l’on tombe dans les pires dérives. L’imaginaire me paraît être l’outil le plus urgent à remettre en marche aujourd’hui.
Que pensez-vous de la crispation actuelle autour des débats sur les questions postcoloniales ou décoloniales, comme lors de l’affaire de l’interdiction des « Suppliantes », d’Eschyle, à la Sorbonne ? On a fait appel à moi pour signer la lettre-tribune intitulée « Pour Eschyle » [publiée dans Le Monde du 11 avril, et signée notamment par Ariane Mnouchkine et Wajdi Mouawad]. Et je n’ai pas signé. Parce que je pense que cette lettre est d’une naïveté incroyable. Ce qui me gêne terriblement, c’est qu’en en faisant uniquement un débat de censure, on annule le débat réel, qui me semble capital pour la France d’aujourd’hui, sur la représentation des diversités. Je suis la première à m’élever contre les interdictions. Il faut que les spectacles se jouent. Mais il faut aussi entendre ce qui se joue dans des événements comme celui-ci : ce que cela remue, ce que cela crée comme violence, comme peine, comme incompréhension. Si on étouffe ce dialogue-là, on va dans le mur. Franchement, je crois qu’il y a autre chose à faire que d’écrire des lettres pour Eschyle. Il y a à écrire des lettres, des récits pour nous, pour les générations et le théâtre à venir.
Saïgon, de et par Caroline Guiela Nguyen. Les Ateliers Berthier-Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 17e, du 5 au 22 juin. Puis tournée jusqu’en mai 2020, en France et à l’étranger. Mon grand amour, dans un appartement du 13e arrondissement de Paris, du 16 juillet au 3 août, dans le cadre du festival Paris l’été.
Légende photo : Caroline Guiela Nguyen, auteure-metteuse en scène, Paris, le 4 juin. Frédéric STUCIN / PASCO / POUR LE MONDE
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Le spectateur de Belleville
July 16, 2019 4:27 AM
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par Jean-Pierre THibaudat dans son blog BalaganEn voulant jeter dans un même panier « Alice aux pays des merveilles », « La chasse au Snark », d’autres textes de Lewis Carroll, la riche vie de dernier , ses jeux de mots anglais et des explications en français, Macha Makeïeff perd non seulement ses œufs mais aussi son panier. Dans sa préface à La chasse au Snark, sorte de discours de la méthode du texte qui suit, Lewis Carroll raconte que l’Homme à la Cloche (l’un des personnages du livre et du spectacle dont il va être question) avait pour habitude, deux fois par semaine, de retirer le beaupré du bateau pour le vernir. Mais au moment de le remettre en place, le plus souvent personne à bord ne se souvenait à quelle extrémité du bateau il fallait le fixer. « De sorte que, le plus souvent, le beaupré finissait fixé, d’une manière ou d’une autre, en travers du gouvernail » écrit Carroll. Seul l’Homme à la Barre se rendait immédiatement compte de cette erreur mais la règle 42 du Code natal, précise Carroll, est stricte sur ce point « personne n’est autorisé à parler à l’Homme à la Barre ». L’Homme à la Cloche , conseillé par Lewis Carroll, avait parfait la règle en ajoutant « l’Homme à la Barre ne sera autorisé à parler à personne ». Si bien qu’il fallait attendre un prochain vernissage pour espérer voir « une navigation digne de ce nom ». Un lent fiasco Le spectacle de Macha Makeïeff Lewis versus Alice ressemble à cette histoire. C’est un navire dont le gouvernail n’est jamais à la bonne place et qui vogue dans tous le sens. Cela pourrait s’apparenter à une recherche du nonsense cher à l’auteur anglais mais la multiplicité des gouvernails, de leur vernissage, et de leur mise en place hasardeuse rend la navigation du navire impraticable. Bref, ce spectacle (trop) riche en costumes (Macha Makeïeff), en masques d’animaux et bestioles empaillées, en coiffures (Cécile Kretschmar), en mélodies (Moriaty), en musique (Clément Griffault) et en lumière (Jean Bellorini) est un constant galimatias qui tourne au lent fiasco. Macha Makeïeff est victime de son ambition. Avec sa collaboratrice Gaëlle Hermant, elle a voulu rassembler les oeuvres disparates de Lewis Carroll (à l’exception de ses essais mathématiques). Prenant Alice aux pays des merveilles comme fil conducteur, elle y associe des morceaux de La chasse au Snark, Sylvie et Bruno et De l’autre côté du miroir. Résultat : un terne et froid éparpillement . C’est un peu comme si dans un même spectacle on associait Le mythe de Sisyphe, L’Etranger, Les Justes tout en y mêlant la vie de Camus C’est d’ailleurs ce que fait Macha Makeïeff en mêlant à son montage erratique des pans de la vie de son auteur pleine de surprises et de facettes. C’est au mieux , par endroits, un magasin, de curiosités anglaises un peu vieillottes comme l’exposition qui accompagne le spectacle au premier étage de la maison Jean Vilar Mais ce n’est pas tout. On sait les difficultés de traductions de certains textes de Lewis Carroll, l’usage qu’il fait de mots inventés, de mots-valises qui sont un casse-tête pour les traducteurs. Makéïef croit s’en sortir en circulant entre l’anglais original et le français, via également des sous-titres parfois explicatifs. Mais cela ne fait qu’ajouter à la confusion ou à l’effet d’entassement que procure le spectacle qui accumule sans articuler. Quatre crises Enfin, Makeïeff souhaite touiller le tout dans le creuset d’un théâtre musical, cela nous vaut quelques beaux interludes dans les coins d’un décor à étage, mais l’effet d’entassement s’aggrave. Tous ces éléments, loin de s’épauler, se paralysent mutuellement. Les comédiens font ce qu’ils peuvent mais ils ne peuvent pas grand-chose. On cherche la folie, l'extravagance et la poésie de l’auteur, sa surprenante tendresse, on est face à une metteure en scène tétanisée par ce qu’elle met en branle. Comme La chasse au Snark, son spectacle est divisé en crises (Lewis versus Charles, Un bonheur l’enfance ?, Oxford a mille ans, Lewis versus Alice ). Elle s’en tient à quatre, ce qui est déjà beaucoup. Mais la crise carrollienne c’est autre chose. Prenons l’exemple de la huitième et dernière crise de La chasse au Snark sous titrée « la disparition ». Lewis Carroll fait feu de tout bois. Contentons de citer la première strophe traduite par le grand Jacques Roubaud (édition bilingue Folio) : « Il le chassèrent avec un dé à coudre ils le chassèrent avec passion Ils le poursuivirent avec des fourchettes et de l’espoir Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer Ils le charmèrent avec des sourires et du savon. » Magnifique, non ? Quel théâtre tirer de cela ? Il faudrait un Artaud, lequel s’était attelé à traduire l’intraduisible Jabberwocky de Lewis Carroll. Lewis versus Alice à la Fabrica jusqu’au 22 juillet, 18h. Tournée à la rentrée : TGP de Saint Denis du 27 sept au 13 oct, le Quai d’Angers su 17 au 19 oct, les 13 et 14 nov au Grand R de la Roche-sur-Yon, , les 21 et 22 , Théâtre Liberté à Toulon,n du 27 nov au 7 déc à la Criée de Marseille, du 11 au 13 déc à Bayonne, du 19 au 21 déc à Nice puis en janvier du 7 au 11 aux Célestins de Lyon. Légende photo : Scène de "Lewis versus Alice" © Christophe Raynaud de Lage
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July 7, 2019 2:46 PM
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Par Christine Friedel dans Théâtre du blog 7 juillet 2019
Le Massacre du Printemps, texte et mise en scène d’Elsa Granat
D’un bout à l’autre de sa vie, comment faire ? De l’attente d’un bébé, jusqu’à la mort de la grand-mère, ou du père, ou de la mère, comment s’en sortir vivante ? Ce spectacle créé il y a deux ans au Studio d’Alfortville où Elsa Granat faisait partie de la troupe des Tchekhov montés par Christian Benedetti.
Cette pièce est un patchwork d’émotions, souvenirs, révoltes et rencontres. Comment faire, lorsque l’oncologue ne parle au mourant que “protocole “, “décharge“, “accord“, “institution“ ? Comment faire, quand c’est ma grand-mère à moi, la seule qui sait vraiment m’aimer, qui s’en va comme ça, dans la souffrance, avec ces “effets secondaires ». Lesquels ne sont, bien sûr, pas traités en priorité ? Et cette infirmière chanteuse, comment tient-elle le coup?
Elsa Granat et son équipe donnent toute leur attention aux émotions de la vie, y compris chez l‘oncologue obligée de les nier avec une telle force qu’elle en tombe en syncope… Une écriture morcelée, inégale, un peu énigmatique mais avec de jolis moments de poésie : comme la vie elle-même, on dira, où le sort de tous concerne chacun.
La scénographie est de la même eau: suggestive, ludique –ça commence par les restes d’une fête d’anniversaire- et représente sans montrer. On appréciera particulièrement le jeu culotté des comédiennes, sœurs de tourments et de sourire et l’intervention du son comme éveilleur de mémoire. Un moment délicat, même si le titre tire un peu fort sur la corde du jeu de mots.
Christine Friedel
Théâtre du Train Bleu, 40 rue Paul Sain, Avignon à 11 h 50.
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July 6, 2019 6:09 PM
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Par Gilles Renault envoyé spécial de Libération à Lyon — 4 juillet 2019 Lorraine de Sagazan propose une relecture actualisée du «Platonov» d’Anton Tchekhov, sa première pièce restée inachevée.
On avait quitté Lorraine de Sagazan fin 2016, sur le dispositif trifrontal d’Une maison de poupée, cette adaptation moderne du texte d’Ibsen - autopsiant le dévissage en règle d’un couple bourgeois - qui confirmait, après un Démons de Lars Norén accaparé avec pas moins d’aplomb, les excellentes dispositions de la jeune metteure en scène, un temps assistante de Thomas Ostermeier. La revoici désormais en mode quadrifrontal. Une manière, dira-t-on, de resserrer encore plus l’étreinte : d’une part, en cadenassant la relation de proximité avec le public - qui, du reste, sera une fois de plus interpellé ou pris à témoin à intervalles réguliers - et, d’autre part, en convertissant l’espace scénique en une arène d’où nul protagoniste ne pourrait s’évader - une interprétation métaphorique corroborée, dans la deuxième partie du spectacle, par ces longs filets de sable s’écoulant à la verticale pour recouvrir le plateau et les corps.
Nobliau Troisième relecture d’un grand texte par Sagazan, l’Absence de père est en réalité la version primitive du Platonov de Tchekhov, qui écrit en 1878 sa première pièce de théâtre. Un texte qui circulera dans l’indifférence à Moscou, jusqu’à disparaître tout bonnement, avant de ressusciter en 1923, après la mort de son auteur, sous le nom du personnage central, un nobliau de province déshérité, séducteur bravache devenu instituteur de village à la surprise, mâtinée de déception, de ses proches. Etude d’un microcosme désenchanté, vaguement vénal ou raccroché aux branches d’amours perdues ou vouées à le devenir, Platonov est une longue pièce labyrinthique (et inachevée), où le lecteur pourrait autant se perdre que les personnages dont on scrute la dégringolade.
«Quand Tchekhov écrit Platonov, il a 20 ans, avec l’augmentation de l’espérance de vie, cela correspond à environ 35 ans, selon moi», extrapole Lorraine de Sagazan, dans un entretien avec Géraldine Mercier, secrétaire générale des Nuits de Fourvière, où la pièce était créée fin juin. «C’est un moment où l’on s’interroge sur sa propre vie, poursuit-elle. Est-ce que je peux faire table rase et tout recommencer, renverser ma propre situation et ma propre vie, ou est-ce que je suis en train d’écrire définitivement les choses ? C’est la douloureuse question que pose Platonov. C’est ce qui nous habite aussi, puisque c’est l’âge de la distribution.» Laquelle compte ici huit personnages (notamment interprétés par Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Antonin Meyer-Esquerré et Benjamin Tholozan, déjà sur la brèche lors des précédents spectacles de la compagnie du même nom).
Mari et femme, frère et sœur, anciens amants, veuve ou «simples» amis entremêlés, chacun a des comptes à régler avec le passé, autant qu’il ou elle peine à se projeter dans un avenir d’autant plus incertain que le présent n’offre aucune garantie, voire chancelle. «C’est pas de l’ennui mais c’est pas de l’amour», dit l’un, à propos d’une relation sentimentale. «Hamlet avait peur de rêver, moi j’ai peur de vivre», concède l’autre, entre deux escarmouches verbales («Si t’étais satisfait de ta vie, tu ne t’en prendrais pas au premier venu»), puisque, passé les effusions, le temps se couvre à mesure que l’amertume et le doute strient une atmosphère où le sarcasme affleure souvent sous la repartie.
Fil rouge A la matière première tchekhovienne, consciencieusement triturée, s’ajoutent les confessions intimes des comédiens, déroulant en fil rouge des souvenirs de filiation personnels, ainsi que de nombreuses références contemporaines (un air fredonné d’Yves Simon, une allusion à Kim Jong-un…) liées à une période caractérisée par un sentiment de grande confusion. Laquelle finit par gagner trop littéralement le plateau, dans un dénouement tragique enseveli sous les hurlements et les gesticulations scellant la mort des idéaux.
Gilles Renault envoyé spécial à Lyon L’Absence de père d’après Anton Tchekhov m.s. Lorraine de Sagazan. Du 26 au 28 juillet au festival Paris l’été, du 4 au 11 octobre à la MC93 de Bobigny et en tournée. Légende photo : La pièce a été créée fin juin à Lyon. Photo P. Victor. Artcompress
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Le spectateur de Belleville
June 10, 2019 5:02 AM
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Par Guillaume Lasserre dans son blog Un certain regard sur la culture. 10.06.2019 Rebecca Chaillon transforme les plateaux des salles de spectacle en terrain de football féminin et compose une performance sportive et artistique qui se fait politique lorsque le match dévoile ses codes. «Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute» se réapproprie le sport le plus populaire du monde pour raconter une histoire politique des corps.
Elle nous observe depuis la tribune installée au fond du plateau recouvert de terre, transformé en stade de football, fume, boit, se fait livrer six pizzas qu'elle commence à engloutir. Elle reste silencieuse, le regard rivé sur le public, la clope au bec, le pack de Kro à portée de main. Rebecca Chaillon soigne son entrée, à la fois spectatrice et actrice de ce qui vient. Le spectacle commence à la troisième bière, lorsque la parole d'une "Barbie Foot" retentit, ouvrant le match. La voix suave, sexy, entrainante est associée à un corps longiligne, féminin, dynamique, court vêtu, bref conforme aux représentations qui peuplent les fantasmes phallocrates. La bien-nommée Fifoune, l'équipe imaginaire composée des onze joueuses de foot et de performeuses professionnelles, entre sur le terrain / plateau au son de "On est bonnes, on va te bénir le gazon" et les femmes commencent leur échauffement en musique. Les fausses barrières censées ceinturer le terrain, servent d'appuis aux étirements, avant de prendre des allures de barres de salle de danse. Ces dames sont renvoyées à la place qui leur est assignée dans un imaginaire collectif façonné par la domination masculine. "J'aime par le foot." Les premiers mots de Rebecca Chaillon sont sans appel. Elle qui a appris à faire du vélo sur le tard, a évité soigneusement l'effort pendant les récréations, n'est pas faite pour le sport, préférant jouer avec ses Barbie après s'être débarrassée de Ken, rapidement suicidé. Elle développe une fascination pour Surya Bonaly, "sa Barbie noire". Plus tard, elle réalisera : "J’ai compris que Surya avait été adoptée par une famille blanche et que le patinage ne faisait pas partie du bagage culturel que mes parents avaient ramené de la Martinique."
"J'aime pas le foot"
"Je ne sais pas courir, c'est mon grand frère qui vient me chercher en mobylette parce que ma mère a peur de sa voiture. Mais où est ce que les garçons apprenant à faire de la mobylette ? Et moi, est-ce que j’aurai peur comme ma mère ?" Le problème est posé. Il est double : "J’ai ingurgité des Chocapics dans un lait bien blanc et des kilos de racisme j’ai ingurgité..." Rebecca Chaillon, "femme artiste lesbienne noire et ronde de 30 ans", comme elle se définit-elle même, ramène sur scène les questions sociétales qui la préoccupent. En matière d'inégalité, le football et son cortège d'écueils misogynes, homophobes, racistes, en fait un bon observatoire. Les "Dégommeuses", "équipe de foot majoritairement composée de lesbiennes et de personnes trans qui a pour objectif de lutter contre les discriminations dans le sport et par le sport" comme elles se définissent elles-mêmes, passent du terrain à la scène pour prendre part au débat initié par Rebecca Chaillon. A la fois drôle, pertinent et percutant, le spectacle s’appuie sur l’extraordinaire vitalité de ses performeuses, improvisant un haka sur l'air de "Wannabe" des Spice Girls ou s'embrassant sur la bouche au lieu de se serrer la main en début de match. Un baiser de quatre minutes quarante-quatre secondes, dont la durée correspond aux deux équipes de vingt-deux joueuses, était alors de rigueur. Du pur fairplay, sans aucune ambiguïté... comme le montre ce baiser devenu langoureux, puis désir des chairs avant qu'un coup de sifflet ne vienne sonner la fin de la fable. Le signal pour des coéquipières devenues hooligans à l'homophobie revendiquée, pour se défouler sur ces deux corps en les frappant de leur maillot qu'elles tordent à la manière d'un nerf de bœuf pour faire plus mal encore. Le public assiste médusé à un véritable lynchage. Tout à coup, la farce prend une tournure glaciale. Au deuxième coup de sifflet ce sont les crachats qu'elles doivent essuyer. Ceux-ci se transforment peu à peu en jeux d'eau non dépourvus d'une certaine sensualité. Le couple s'affuble alors de lunettes de plongée et d'un bonnet de bain, finissant de dissiper par l'humour le malaise engendré précédemment. C'est la fin de l'entraînement, le moment de la douche. Il faut bien que chacune se lave de la scène précédente. Durant tout le spectacle, les corps sont montrés, exhibés avec fierté, des corps interdits désormais triomphants. Rebecca Chaillon, nue, renverse les codes de la Venus hottentote, dont le physique était censé correspondre à une sauvagerie supposée, revendiquant cette figure, la libérant de son statut d’esclave, de bête de foire. Fière de son corps, elle le met en avant, l'assume, le rend beau, désirable. Elle prend des allures de mère nourricière quand, alors qu’elle est installée au sommet de la tribune, chacune vient réclamer une part de son corps. Ce sont les seins que l'on suce, les mains, les pieds, les cuisses. La scène parait cannibale comme si chacune voulait conserver un morceau de la reine en elle. Sur le tableau lumineux s’inscrivent les noms des joueuses du football français, de toutes les joueuses, qui sont repris à haute voix, scandés, précédés d’un « je suis » par les performeuses sur scène qui, tour à tour, rendent hommage à ces championnes de l’ombre.
Seule au milieu du plateau qui lui sert de terrain, une joueuse jongle. Plus elle lance et rattrape le ballon de manière continue, plus la clameur monte. Elle retombe dans un soupir de déception à chaque fois que la balle s'écrase au sol. Parmi ses coéquipières, une supportrice plus zélée que les autres vit pleinement l'instant. Elle bascule soudain. Ce moment précis où une situation chavire brusquement lorsque, enduite de peinture bleue banche et rouge, elle abandonne peu à peu les chansons grivoises pour des champs plus xénophobes, affichant un racisme de plus en plus violent et assumé ("We are racist and we like it") avant de mimer les gestes d’un singe. Nouveau malaise. "Elle est où la guenon?" s’exclame-t-elle. Le message s'adresse forcément à Rebecca Chaillon qui fait apparaitre un paradoxe: la quasi absence des personnes racisées dans un spectacle qui précisément questionne le racisme.
Occuper le terrain (de sport)
La conversation s’anime. Un débat s’engage La pièce lorgne alors du côté du théâtre documentaire. La discussion se recentre sur la place des femmes dans le sport. Elle s'ouvre sur une déclaration pour le moins misogyne de Pierre de Coubertin "S’il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libres à elles, pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se regroupent autour de telles compétitions n’y viennent pas pour le sport." Il est question d’argent, de salaires. Ici plus qu'ailleurs l'inégalité est patente, entre salaires de millionnaires et joueuses parfois amateures. La binarité fictionnelle du genre conditionne les êtres afin qu’ils ne débordent pas du cadre qui leur est imparti. Il faut maintenant « déboulonner les statues ». "On m'empêche de l'avoir, l'amour du foot" déclare Rebecca Chaillon lorsqu’elle pointe les contradictions d’un sport plaisir mu depuis longtemps en sport business. Le sport n’est pas une affaire de femmes. Il ne tient pas compte de la survenue des règles "pourquoi on n'adopte pas un calendrier lunaire?" s’exclame Rebecca Chaillon. L'institution sportive est conditionnée au virilisme. Il y a un truc de virilité, on n'aime pas le féminin. Mais on n'aime pas non plus les femmes trop masculines, forcément suspectes car elles remettent en cause la suprématie des hommes, à l'image de la championne d'athlétisme sud-africaine Caster Semenya dont l'apparence, la voix, ont conduit la fédération à la contraindre à un test de féminité. Les lesbiennes apparaissent comme dominantes. Dans les stades, les banderoles arc-en-ciel sont interdites, refusées alors que celles arborant le mot "enculé" pullulent. Le débat se clôture sur les commentaires franco-espagnols enflammés du match diffusé sur le grand écran avant que, protégée par un casque de football américain, Rebecca Chaillon ne rejoigne le centre de la scène. C'est la séance de tirs au but. Le filet de protection du public installé, les joueuses tirent sans concession sur l'artiste. La scène est violente. La pièce oscille constamment entre le jeu sportif et ses dérapages, jamais loin. Fin du match. Au cours d’une scène dans laquelle le ralenti marque l'emphase, Rebecca Chaillon retire, dans un geste sensuel, la veste qui recouvre un bustier à paillette. Elle apparaît soudain, entre glamour et kitch, patineuse. Si la glace fictive a fondu, l’artiste glisse dans une nuée de paillettes. Les joueuses se font fontaines humaines. Chaillon tutoie son idole, touche à son rêve. Elle n'imite pas Surya Bonaly, elle est le temps d'un instant la championne de patinage artistique admirée depuis l’enfance.
Performance à la fois sportive et artistique, éminemment subversive, pièce au titre évocateur, "Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute" est avant tout l’histoire d'une réappropriation, celle d'un sport sans cesse confisqué aux femmes, le football, domaine réservé aux mâles hétérosexuels par excellence. Cette occupation passe par une histoire politique des corps. Ceux, dissidents, non conformes, interdits, celui gigantesque de Rebecca Chaillon qu’elle n’hésite pas à mettre à mal, triomphent ici, prennent le pouvoir. Ce qui frappe c’est l’affirmation de corps et d’identités plurielles de femmes, mis en avant avec une certaine fierté dans ce monde du football. Se réapproprier son corps, voilà l’une des vertus positives du sport. Comme dans chacune de ses propositions théâtrales, Rebecca Chaillon emprunte à la fois à l’intime et au politique pour porter à la scène, abordée comme le lieu de la parole, de l’urgence, l’agora, les questions qui traversent notre société, menant le combat, ici la bataille face aux stéréotypes à l’œuvre dans le milieu du ballon rond. Elle intègre l’équipe de foot féministe et militante les Dégommeuses pour éprouver l’intimité des corps dans un contexte sportif. Ensemble, elles contre-attaquent en apposant à ce sexisme ordinaire leurs voix, celles de ceux qui le subissent, pour mieux le dénoncer. Avec sa poésie sans fard, abrupte, franche, Rebecca Chaillon déstabilise autant qu’elle rassure, car en investissement en tant que femme le football, sport masculin par excellence, elle révèle la misogynie qui préside à la place du sport dans l’imaginaire collectif.
"Où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute", Entretien avec Rébecca Chaillon, Le Phoenix Scène nationale de Valenciennes // la Scène nationale d'Orléans © la Scène nationale d'Orléans OU LA CHEVRE EST ATTACHEE, IL FAUT QU'ELLE BROUTE - de Rebecca Chaillon, Compagnie Dans le ventre
Production déléguée CDN de Normandie-Rouen. Co-production cie Dans Le Ventre, Mains d’Oeuvres, le Carreau du Temple, le Phénix- Scène Nationale Valenciennes, CDN de Normandie-Rouen, La Ferme du Buisson scène nationale de Marne la Vallée, et le 232U- Théâtre de Chambre.
Nouveau Théâtre de Montreuil du 3 au 6 juin juin 2019 Salle Maria Casarès 63, rue Victor-Hugo 93 100 Montreuil
Scène nationale d'Orléans, le 13 juin 2019 Boulevard Pierre Ségelle 45 000 Orléans Légende photo : "Où la chèvre est attachée il faut qu'elle broute" de Rébecca Chaillon © Sophie Madigand
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Le spectateur de Belleville
June 4, 2019 5:09 PM
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Par Belinda Mathieu dans Télérama 03.06.2019 Dans “Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute”, l’auteure et metteuse en scène tacle le sexisme et l’homophobie dans le milieu du ballon rond. Une pièce à voir sans tarder au Nouveau Théâtre de Montreuil.
Performeuse gargantuesque, Rébecca Chaillon se donne toute entière sur scène, n’hésitant pas à mettre son corps à rude épreuve. Elle dévorait des kilos de viande rouge crue sur sa partenaire de scène, dans « Monstre d’amour » » (2015) ; enroulait ses jambes dans le cellophane et s’enduisait de peinture et de paillettes pour « l’Estomac dans la peau» (2016). Avec sa compagnie, « Dans le ventre » qu’elle a monté en 2006, elle file la métaphore gloutonne tout en questionnant des thématiques qui lui sont chères : la lutte contre le sexisme et les LGBTQ-phobies. En 2016, elle rejoint pour une saison et demi l’association les Dégommeuses, à la fois équipe de foot et association militante qui fait la promotion du football masculin, tout en luttant contre « le sexisme, les LGBT-phobies et toutes formes de discriminations. »
À partir de son expérience ce collectif, elle monte Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute, une pièce ironique et subversive qui prend à bras le corps les stéréotypes prégnants dans l’univers du ballon rond. Assise sur des gradins, bière à la main, elle est spectatrice et actrice d’une performance déjantée, où onze joueuses de l’équipe fictive de la « fifoune » - composées de performeuses professionnelles et de joueuses rencontrées aux « Dégos » – scandent des slogans féministes et LGBTQ, ou remixent Wannabe des Spice Girls façon Haka. A la veille de la Coupe du Monde féminine de football, rencontre avec la trentenaire autour de la sous-représentation du football féminin.
Pouvez-vous expliquer le titre de la pièce, « Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute » ? Je voulais intégrer le mot "brouter" dans le titre de la pièce, car c’est à la fois une insulte lesbophobe, et ça signifie dominer une équipe sur le terrain. En faisant quelques recherches, je suis tombée sur cette expression qui m’a paru coller avec le spectacle. Elle résonnait avec la place que l’on donne aux femmes dans le foot à mes yeux : on doit se débrouiller dans le petit espace qu'on nous a assigné. La chèvre est aussi symboliquement intéressante, elle évoque un mauvais joueur, en même temps ça renvoie à un animal de ferme un peu bête et au diable.
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser au football ? En France, le foot est un territoire viril par excellence. On apprend le foot aux petits garçons, alors qu’on apprend la danse aux petites filles… C’est complètement culturel, parce que physiquement, c’est tout à fait accessible aux filles. La preuve, aux États-Unis le soccer est souvent considéré comme un sport de « gonzesses, de pédales, et d’enfants ! » En me penchant sur ce microcosme, je me suis rendu compte que c’est un concentré de plusieurs discriminations : homophobie, racisme, agisme, transphobie, handiphobie… Et en même temps le foot est un monde qui fait rêver. Pour les personnes racisées et les classes populaires, c'est un moyen d’émancipation et d’ascension sociale. Même si j’adresse surtout des questions qui touchent au genre, j'ai gardé ces questions à l’esprit en montant Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute.
C’était aussi une manière de se réapproprier un espace occupé majoritairement par des hommes ? Oui, complètement. Sur scène, je monte sur le terrain, je prends de la place, je parle de foot... Tout ce que je n’avais pas le droit de faire quand j’étais petite ! J’avais aussi envie de mettre en scène des corps de femmes dans l’effort, qui expriment de la violence et qui même s’ils sont parfois nus, ne sont pas érotisés.
Justement, dans votre pièce, vous reprenez cette phrase Pierre de Coubertin : « S’il y a des femmes qui veulent jouer au football ou boxer, libres à elles, pourvu que cela se passe sans spectateurs, car les spectateurs qui se regroupent autour de telles compétitions n’y viennent pas pour le sport. » Le football féminin, ça n’intéresse pas vraiment ? Les femmes qui jouent au foot dérangent, pour plein de raisons : on attend d’elles qu’elles soient belles, coquettes, tout sauf masculines… Et il y a toujours une suspicion de lesbianisme qui plane sur elles. Pour autant, je pense que le foot féminin a le potentiel pour intéresser le public, il souffre seulement d’un manque de représentation. Comme il n’y a pas de vrai budget, pas de promotion, ça n’attire pas les foules. Et ce manque de public ne favorise pas la visibilité… C’est le serpent qui se mord la queue !
Inversement, nous sommes bombardées d’images de foot masculin, on connaît la vie des joueurs, leurs femmes... L’Histoire française explique cette invisibilisation. Pendant la Grande Guerre, les femmes ont commencé à jouer quand les hommes étaient au front. Toutefois, à leur retour, la discipline a été vue d’un mauvais œil. Le foot était un sport de soldats, et les femmes devaient se concentrer sur leur « rôle » de procréatrice. Puis le foot a été jugé dangereux pour leur santé, notamment celle de leur système reproductif, donc on leur a interdit de jouer (en France en 1932 — ndlr).
Cette année, la Coupe du Monde féminine a-t-elle enfin plus de visibilité ?
Oui, les choses bougent. Tous les billets ont été vendus pour le match d’ouverture, il y a un vrai engouement du public ! En 2015, déjà, le Mondial avait suscité de l'intérêt vers la fin. Même s'il y avait des choses à revoir au niveau du traitement médiatique, comme les commentaires sur leurs physiques, par exemple. Je pense cependant que ce sera différent cette année. Il ne faut pas oublier que #Metoo est passé par là, les mouvements féministes, afro-féministes et intersectionnels se sont fait entendre. Certains vont sûrement y réfléchir à deux fois avant de balancer des remarques sexistes !
A VOIR : Du 3 au 6 juin à 20H au Nouveau Théâtre de Montreuil, Salle Maria Casarès, 63 rue Victor Hugo à Montreuil.
Réservations sur le site du Nouveau Théâtre de Montreuil ou par téléphone 01 48 70 48 90
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Le spectateur de Belleville
May 26, 2019 4:51 AM
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Comédienne, réalisatrice, metteuse en scène, Zabou Breitman, 59 ans, multiplie les projets au théâtre et au cinéma. Son premier film d’animation, Les Hirondelles de Kaboul, d’après le roman de Yasmina Khadra, coréalisé avec Eléa Gobbé-Mévellec, vient d’être présenté au Festival de Cannes dans la sélection Un certain regard. Parallèlement, son spectacle enchanteur, Logiquimperturbabledufou, est actuellement repris au théâtre du Rond-Point. A la rentrée, Zabou Breitman mettra en scène La Dame de chez Maxim, de Feydeau, au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Elle fait aussi partie des cinq candidats à la succession d’Irina Brook à la direction du Théâtre national de Nice.
Je ne serais pas arrivée là si… Si je n’avais pas eu des parents si particuliers, si atypiques. Un papa très cultivé, issu d’une famille bourgeoise de médecins originaire de Russie, devenu comédien et scénariste. Une mère originaire du Québec, issue d’une famille pauvre de onze enfants, qui a eu une éducation catholique raide, dure, et avait un désir de se sauver, un désir de liberté. C’était une révoltée. Elle rêvait d’être comédienne, a été premier prix de conservatoire à Québec. Lui, après la guerre, avait envie de voyager. Il est parti au Canada, est tombé amoureux et s’est marié avec ma mère. Tous deux étaient en rébellion contre leur famille, ils se sont échappés. Et tous deux étaient très féministes. Mon père me disait tout le temps : « Je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas faire les mêmes trucs qu’un garçon. » Grâce à lui, je sais fabriquer plein de choses et j’ai tout lu.
Tout ? Tous les genres : de la science-fiction à la bande dessinée, de Gotlib, Hara Kiri, Charlie Hebdo à la comtesse de Ségur, Les Trois Mousquetaires, Jules Verne, Victor Hugo. Mon père me répétait : « Ce qui compte, ce n’est pas ce que tu lis, mais que tu lises. » Je ne serais pas arrivée là si je ne m’étais pas énormément ennuyée. On avait quitté Paris, je me suis retrouvée dans un prieuré du XIIIe siècle, enfant unique, avec personne. Alors je lisais beaucoup. J’ai tellement lu que je n’arrive plus à lire. Mes parents m’ont fabriquée de tout ce qu’ils étaient : lui plutôt Courteline, Feydeau, Hugo, Racine, Shakespeare, elle, plutôt Goldoni et Tchekhov.
Lors de votre discours à la cérémonie des Molières en 2018, vous avez dit, en parlant de vos parents, que « le métier les avait abandonnés »… Parce que je ne serais pas arrivée là si, après le grand succès qu’ont connu mes parents avec le feuilleton télévisé Thierry la Fronde – écrit par mon père et dans lequel ma mère jouait le rôle de la compagne du héros –, il n’y avait pas eu leur échec. Oui, ils ont été abandonnés. Et cet échec a été fondamental dans ma construction.
Que s’est-il passé ? En 1968, ils ont été extrêmement actifs. A tort ou à raison, ils étaient purs et durs. Ma mère suivait, un peu dans la soumission. Enfant, j’ai baigné dans l’engagement politique. Des organisations comme Secours rouge, Comité Gavroche… J’ai pleuré quand ma mère m’a annoncé que la Sorbonne avait été reprise. Cet élan était beau, mais, quand vous voyez vos parents détruits par ça et que, pour finir, parce qu’ils n’ont plus de travail, vous vous retrouvez à vivre dans un truc pas chauffé, il y a une désillusion. Ils ont lâché et ont été lâchés. Mais je n’en souffrais pas vraiment. Pourtant il y avait des Noëls où il n’y avait rien. J’étais plus triste pour eux que pour moi.
Ces parents si particuliers, qu’est-ce qu’ils vous ont le plus appris ? Mon père me disait : « Ce qui compte, c’est l’histoire horizontale. Quand tu as une date, regarde ailleurs dans le monde à la même date ce qui s’est passé. C’est comme cela que tu comprendras l’histoire. » Ma mère, elle, était plus en retrait. Comme tous les gens qui ont été brimés dans leur enfance, elle ne se sentait pas légitime. Sa beauté était son garde-fou, son arme. Elle me parlait des femmes, lisait les romancières. Je ne me rendais pas compte qu’il fallait lutter, ça m’est apparu bien plus tard. Elle me disait régulièrement : « Tu as de la chance. » Et cela m’exaspérait. Mais oui bien sûr, j’ai de la chance d’avoir toujours été autorisée et libre. Mais je ne l’ai pas compris avant qu’elle meure dans la misère, détruite.
Quelles étaient vos envies durant votre jeunesse, vous projetiez-vous dans un univers artistique ? Non, pas du tout. J’ai été une bonne élève jusqu’à 13 ans, puis j’ai lâché l’affaire. Je m’emmerdais lors des dissertations. Grâce à ma mère, qui gardait tout, j’en ai retrouvé une, dont le sujet était : « Partir, c’est mourir un peu. » A la fin de mon devoir, j’avais écrit une histoire drôle : au Moyen Age, on laissait les gens dans les cachots, on les torturait, et ces martyrs finissaient par mourir, se décomposer. Moralité : « Martyr, c’est pourrir un peu ! » Cela amusait mon père ! Ma mère, c’était plutôt : « Quand même, tu exagères. » Mais j’ai toujours aimé les histoires drôles. Parce que j’adore la disjonction. Dans tout ! La disjonction permet de jouer avec le lecteur ou le spectateur, elle suscite la connivence. Dès que ça devient trop sérieux, j’ai toujours envie de déconner. On a le droit, c’est l’esprit humain.
Pourquoi être allée passer cette audition pour une émission pour enfants, « Récré A2 » ? Parce que je n’avais pas d’argent. J’étais en fac, il me fallait un petit boulot. Une dame qui avait participé à Thierry la Fronde et qui travaillait sur Antenne 2 a dit à mon père que Jacqueline Joubert (directrice de l’unité jeunesse) recrutait. Donc j’y suis allée. Le surnom de Zabou vient de Récré A2. Mes parents l’utilisaient souvent et comme il y avait déjà une Isabelle dans l’émission, on a opté pour Zabou, persuadés que cela plairait aux enfants. Je m’amusais beaucoup à écrire mes sketchs.
C’est grâce à la télé que vous allez faire du cinéma ? Jacky, avec qui je travaillais dans Récré A2, était copain avec Ramon Pipin du groupe Odeurs. C’est lui qui m’a incité à passer l’audition du film Elle voit des nains partout ! (1982). Mais je ne me suis jamais dit que j’avais trouvé ma voie. Tout n’est qu’une succession de choses, tout le temps.
Mais il y a eu quand même un moment capital, votre rencontre avec Roger Planchon. Ce rôle d’Angélique qu’il vous a donné dans « George Dandin », de Molière, a été, avez-vous dit, un « détonateur »… Je ne pense pas qu’il existe de détonateur. Il n’y a que des choses qui font écho. Ce que disait Planchon m’inspirait tellement ! Rétrospectivement, il a été capital. Planchon était venu me voir jouer La Vie à deux, de Dorothy Parker, adaptée par Agnès de Sacy. Après le spectacle, il me propose un rôle. Je lui dis : « Oui, mais c’est pour quoi ? » Il m’explique qu’il s’agit d’Angélique dans George Dandin. Je lui réponds : « Pardon, mais on peut tellement s’emmerder dans le classique, on ne comprend pas toujours ce qui s’y dit. » J’étais totalement inconsciente ! Il me sourit et réplique, la main sur le cœur : « Alors on va faire en sorte de ne pas s’emmerder. » Quelle classe ! Ensuite, j’allais à toutes les répétitions, même celles où je ne travaillais pas. Juste pour l’écouter. Quand je n’y arrivais pas, il me disait : « Ce n’est pas grave, ce n’est pas encore passé au cœur. Laisse faire. » Je comprends encore mieux aujourd’hui à quel point tout ce qu’il disait était fondamental.
Isabelle Breitman, Zabou et finalement Zabou Breitman, pourquoi avez-vous décidé d’ajouter votre patronyme à votre nom de scène ? Mon père avait choisi Jean-Claude Deret, du nom de sa mère, ce que faisaient beaucoup d’acteurs à l’époque. Et puis, au sortir de la guerre, Jean-Claude Deret, cela faisait moins juif que Breitman. En 1983, alors que je tourne l’ineffable Gwendoline, de Just Jaeckin, je fais des photos sur le tournage, et, sur les conseils d’un ami, je les vends à France Soir magazine. Jean-Marie Cavada, alors responsable de Parafrance, le distributeur du film, m’appelle et m’explique qu’il y avait une exclusivité avec une agence photo. Catastrophée, je m’excuse mais il me dit à plusieurs reprises : « Vous avez fait ça pour l’argent. » Je réponds non et je sens un petit venin arriver. Il ajoute : « Ça ne m’étonne pas, c’est quoi votre vrai nom déjà ? » J’ai senti comme un poison dans le corps, j’ai eu mal au ventre. J’ai refusé direct d’être victime, j’ai repensé à mon grand-père paternel juif, mais profondément laïque. Jamais je ne m’étais vue juive, sauf ce jour-là. J’ai rétorqué : « Pardon ? ! » Il a poursuivi : « Je me comprends très bien. »
Je ne voulais pas en parler. Cela a mis dix ans avant que je le raconte, lors d’une interview, à André Asséo. Quand l’article est paru, Cavada a fait un scandale, des démentis. Je m’en fous. Je sais ce qui s’est passé, ce qui s’est dit très exactement. Et j’ai repris mon nom : Zabou Breitman. Cela a été un acte volontaire, la décision la plus forte que j’ai prise. La première fois que j’ai vu mon nom écrit entièrement sur une affiche a été pour La Jeune Fille et la mort, d’Ariel Dorfman.
Votre carrière est très éclectique, il est difficile de vous ranger dans une case. Est-ce assumé ? C’est assumé et involontaire. J’aime faire plein de choses, je n’y peux rien. Au lieu de rester à « ce serait bien de faire ça », je le fais ! Je suis toujours partante et fonctionne beaucoup à l’instinct. Pourquoi ne ferions-nous pas ce qu’on a envie de faire ? Mais le syndrome de la bonne élève, rendre un beau truc, reste très fort. Je lutte et travaille pour y arriver. Je suis bordélique dans ma vie mais obsessionnelle dans le travail.
« Des gens », « Se souvenir des belles choses », « Logiquimperturbabledufou », d’où vous vient votre attirance pour ces histoires aux êtres fragiles, empêchés ? C’est peut-être dû au rythme de ma vie. J’ai eu une enfance extraordinaire, puis la fracture épouvantable vécue par mes parents a sans doute laissé des traces. Par exemple, ce qui me rend dingue, c’est l’approximation dans l’exécution, que les gens ne soient pas extrêmement appliqués à faire bien quelque chose. Parce qu’à ce moment-là on est dans le cynisme, dans l’absence de l’être humain. Pourquoi s’appliquer autant alors qu’on va tous crever ? Mais parce que, précisément, on peut le faire. Le gâchis me lamine. Au « bon, ben, tant pis », je réponds tout le temps, « non, tant pis pas ». J’adore me dire « si, c’est possible » et me battre pour faire les choses.
Votre premier film en tant que réalisatrice, « Se souvenir des belles choses », vous l’avez écrit avec votre père et avez obtenu le César de la meilleure première œuvre… Avec mon père, on a toujours écrit ensemble. Mais quand j’ai reçu le César, je ne l’ai même pas nommé, même pas remercié. Je m’en suis voulu. J’en suis encore malade. Peut-être est-ce parce qu’il disait souvent « Ah, tu es bien ma fille », comme si je ne faisais rien par moi-même. Peut-être ai-je voulu lui mettre une petite pâtée, lui rendre la monnaie de sa pièce !
En 2012, vous bousculez, avec Laurent Lafitte, l’antenne de France Inter avec l’émission parodique sur la santé « A votre écoute, coûte que coûte ». Avec Laurent, on a fait Des Gens, pièce tirée de deux documentaires de Raymond Depardon. Je l’avais repéré lors d’un tournage avec Gilles Lellouche. Il avait beau avoir un tout petit rôle, je me disais : « Mais il est dingue cet acteur ! » Puis il a fait son one-man-show extraordinaire, Laurent Lafitte, comme son nom l’indique. On est devenus très amis et un jour, Philippe Val, alors directeur de France Inter, voit son spectacle et lui propose une carte blanche. Mais Laurent avait une idée autour d’une émission de service et me la propose. Nous avons commencé à écrire. On s’est tout permis ! On a tellement ri ! Le standard a explosé plusieurs fois !
Avez-vous toujours ce besoin de mener un projet ? Oui, absolument. Mon père disait toujours : « Si on n’a pas de projet, on meurt. » A chaque projet, je pense très fort à lui. Particulièrement pour Logiquimperturbabledufou, il aurait adoré.
Que ce soit contre l’homophobie ou contre les violences conjugales, vous n’hésitez pas à vous engager. Qu’est-ce qui vous pousse ? Quand j’étais petite, mon père m’expliquait : « Tu noteras toujours que la xénophobie, l’antisémitisme, l’homophobie et la misogynie ont les mêmes ressorts d’intolérance. » Cela m’a marquée. Si je peux faire quelque chose, il faut être là. Mais à cause de ce que j’ai vécu enfant, confrontée à la politique beaucoup trop jeune, j’aborde les choses différemment. L’engagement c’est aussi jouer, faire un film. Tout compte, tout est politique. L’engagement, c’est une attitude générale.
Au cinéma : Les Hirondelles de Kaboul, sortie en salle le 4 septembre
Sur scène : Logiquimperturbabledufou, au Théâtre du Rond-Point à Paris, jusqu’au 2 juin
La Dame de chez Maxim, au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris, à partir du 10 septembre
Thélonius et Lola, création à la Maison de la culture d’Amiens, en octobre
Légende photo : Zabou Breitman, chez elle, à Paris, en mai 2018. JULIEN PEBREL / MYOP
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Le spectateur de Belleville
May 18, 2019 7:53 PM
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Publié sur le site d'ARTCENA Caroline Guiela Nguyen, lauréate du Prix de dramaturgie Jürgen Bansemer et Ute Nyssen 2019
Caroline Guiela Nguyen reçoit le Prix de dramaturgie Jürgen Bansemer et Ute Nyssen 2019 du Goethe-Institut Paris pour Saïgon, sa dernière pièce jouée dans le monde entier et prochainement présentée à nouveau à Paris.
Le Prix de dramaturgie Jürgen Bansemer et Ute Nyssen 2019 du Goethe-Institut Paris a été attribué à Caroline Guiela Nguyen pour Saïgon, une pièce qui évoque la vie en Indochine au sortir de la guerre en 1956 ainsi que la situation de la diaspora vietnamienne en France en 1996.
Fondatrice de la compagnie Les Hommes approximatifs, l’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen connaît actuellement beau succès dans le monde entier avec sa dernière pièce, Saïgon, qui sera présentée à Paris, à Odéon – Théâtre de l’Europe, du 5 au 22 juin 2019. À noter que Caroline Guiela Nguyen a été lauréate de l'Aide à la création pour deux dramaturgies plurielles : en 2013 pour Elle brûle (en collaboration avec Mariette Navarro) et en 2017 pour Saïgon.
Décerné tous les ans (cette année pour la 11e fois), ce prix doté de 15 000 euros a pour objectif d’apporter un soutien aussi bien aux auteurs de langue allemande qu'aux auteurs étrangers traduits en allemand dont les œuvres sont déjà jouées, en les aidant pour une reconnaissance active et en les motivant à pousser plus loin leur expérimentation.
Photo © Olivier Metzger
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Le spectateur de Belleville
April 26, 2019 4:07 PM
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Propos recueillis par Agnès Santi, publié le 22 avril 2019 dans La Terrasse N° 276
Pauline Bureau crée à l’invitation de la Comédie-Française Hors la loi, à partir du célèbre Procès de Bobigny qui en 1972 ouvrit une brèche vers la légalisation de l’avortement.
Votre écriture se fonde sur le réel. Pourquoi ?
P.B.:Je trouve fascinant de porter à la scène des histoires réelles pour en dégager les lignes de force, la poésie, l’engagement et les combats qu’elles représentent. Ce qui m’intéresse surtout, c’est explorer les liens complexes qui se tissent entre les champs intime, psychologique, juridique et sociétal, c’est la manière dont nos vies sont façonnées par la loi, la culture et les normes sociales. Les créationsModèles (2011) sur la construction des identités féminines, Dormir Cent ans (2015) sur le passage à l’adolescence, Mon Cœur (2017) sur l’affaire du Mediator : chacune à leur manière, ces pièces nous ont conduits à une prise de conscience, partagée avec les spectateurs. Hors la Loi, créé à l’invitation de la Comédie-Française, s’avère très éclairant. La façon dont le corps des femmes est traité par la loi, dictant ce qui est bon ou pas pour elles, est une question passionnante. Aborder des sujets tabous sur le plateau, des sujets qui rendent honteux et coupables, cela fait du bien à tout le monde. Cette appréhension par la scène a un effet cathartique. Lorsqu’on se documente, il est d’ailleurs stupéfiant de constater que la réalité est toujours plus folle que ce que l’on croyait. Créer à partir du réel, cela implique de prendre le risque de la rencontre. On accepte d’être changé, les choses se complexifient. Le plateau devient un point de rencontre, avec des êtres et une pensée en mouvement.
« ABORDER DES SUJETS TABOUS SUR LE PLATEAU, DES SUJETS QUI RENDENT HONTEUX ET COUPABLES, CELA FAIT DU BIEN À TOUT LE MONDE. » La question du féminin traverse vos spectacles…
P.B.:La création deModèles en 2011 a entraîné pour moi une prise de conscience, m’a permis de comprendre quelle était ma place en tant que femme. C’est un spectacle fondateur, qui interroge les petites filles que nous étions et les femmes que nous sommes devenues. Ce questionnement très concret m’a rendu beaucoup plus sensible aux inégalités entre hommes et femmes. Cet axe de recherche invite à déjouer toutes sortes de mécanismes d’autocensure puissants. Un tel champ d’investigation est un terreau fertile. D’autant qu’être actrice ou metteure en scène implique de dépasser le fantasme qu’on a de soi, génère un travail d’ouverture d’esprit, de lucidité, sans se laisser enfermer dans un perfectionnisme mortifère. Il s’agit d’une quête, toujours en mouvement, comme la vie…
Comment avez-vous appréhendé la question de l’avortement clandestin dans Hors la loi ?
P.B. : Le point de départ du spectacle, c’est une interview passionnante de Marie-Claire Chevalier, que nous avons réalisée aujourd’hui à propos de l’épreuve qu’elle a traversée adolescente. C’est son histoire qui est à l’origine du Procès de Bobigny, qui s’est tenu en octobre 1972. Alors qu’elle n’avait que 16 ans, elle fut violée par un camarade de classe, dénoncée, arrêtée et accusée pour ce qui constitue alors un crime : l’avortement. Gisèle Halimi la défend en une plaidoirie qui se fait tribune publique contre une loi assassine, qui a entraîné la mort de dizaines de milliers de femmes. Les minutes du procès sont sidérantes. Nous nous sommes rendus compte que lorsque les langues se délient, on découvre quasi dans chaque famille une histoire d’avortement clandestin. Le spectacle éclaire les croisements qui opèrent lorsqu’une histoire individuelle rejoint la grande Histoire. Il est fascinant d’observer comment la construction de la loi reflète l’état de la société, et le théâtre est un endroit adéquat pour dévoiler l’expression de l’intime et ses répercussions.
Propos recueillis par Agnès Santi
Hors la loi Pauline Bureau Théâtre du Vieux-Colombier
A PROPOS DE L'ÉVÉNEMENT Hors la loi de Pauline Bureau du Vendredi 24 mai 2019 au Dimanche 7 juillet 2019 Théâtre du Vieux-Colombier 21 rue du Vieux Colombier, 75006 Paris mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 15h. Tél : 01 44 39 87 00.
Légende photo : Pauline Bureau, auteure et metteure en scène de la création Hors la loi. Photo © Paul Allain
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Le spectateur de Belleville
April 19, 2019 3:00 PM
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Par Fabienne Arvers dans Les Inrocks La metteure en scène Célie Pauthe replace l'œuvre de Strauss dans le contexte de sa représentation dans un camp de concentration. On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. Ce titre du livre de Robert Bober est resté gravé en nous et surgit, de nouveau, au moment d’écrire sur la mise en scène que propose Célie Pauthe de La Chauve-Souris de Johann Strauss, réalisée avec des chanteurs et musiciens du monde entier, en résidence à l’Académie de l’Opéra de Paris. Parce qu’elle en offre une double lecture.
Celle de l’opérette, bien sûr, fantasque et parée de mille couleurs, dans laquelle on suit les péripéties d’un homme qui doit partir en prison mais décide plutôt de se rendre au bal masqué donné par un prince. Et celle aussi, surtout, de sa représentation donnée en 1944 au camp de Terezin, en actuelle République tchèque, par les prisonniers enfermés par les nazis.
Film de propapande
En introduction à l’opérette, on entend la voix de Célie Pauthe replaçant son projet dans ce contexte historique, rappelant que les nazis avaient fourni un certificat d’aryanité posthume à Strauss pour qu’Hitler puisse continuer d’écouter ses valses qu’il aimait tant…
Découvrant que La Chauve-Souris faisait partie du répertoire donné par les détenus de Terezin où étaient enfermés les meilleurs musiciens d’Europe, Célie Pauthe ancre sa mise en scène dans ce souvenir à vif qui fut l’objet d’une propagande abjecte à travers le film réalisé alors sur ordre des autorités nazies, Le Führer offre une ville aux Juifs.
Projeté au cœur de l’opérette, commenté par un acteur, avec un arrêt sur image cadrant le regard d’une détenue saisi dans un miroir, il est alors le témoin muet mais implacable d’une vérité de l’histoire qui échappe à toute manipulation.
La Chauve-Souris de Johann Strauss, direction musicale Fayçal Karoui, mise en scène Célie Pauthe. Le 26 avril, Compiègne. Du 15 au 17 mai, Amiens. Du 22 au 24 mai, Grenoble
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Le spectateur de Belleville
September 8, 2019 6:59 PM
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Par Armelle Héliot dans son son blog. 7 septembre 2019 Publié comme un roman « Le Cours classique » est adapté par Joël Jouanneau et Sandrine Lanno qui dirige Philippe Duclos et Grégroire Oestermann. Plongée éprouvante dans le monde de l’enseignement.
Auteur de romans publiés aux éditions de Minuit, dramaturge dont les pièces ont été mises en scène par Joël Jouanneau, Michel Dubois, Jean-Michel Ribes, notamment, Yves Ravey est un écrivain original et très intéressant.
Le Cours classique que nous découvrons au Rond-Point n’est pas une pièce de théâtre, mais est présenté comme un roman. Joël Jouanneau et Sandrine Lanno l’ont adapté et cette dernière signe la mise en scène, dirigeant deux comédiens ultra-sensibles, Philippe Duclos et Grégoire Oestermann.
L’espace, ouvert, libre, qui laisse deviner le grand rectangle bleu d’une piscine, des carrelages colorés, et qui installe à jardin un bureau de professeur, face à la salle et au public, pris à témoin. Une scénographie de Camille Rosa, des lumières de Dominique Bruguière.
Pris à témoin comme si l’on s’adressait à une classe. Comme si l’on était devant des professeurs en conseil d’urgence. Les spectateurs dans un monde qu’ils ont, à un moment de leur vie, traversé, celui de l’école.
Yves Ravey est professeur d’arts plastiques et de lettres. Il connaît donc très bien les institutions d’enseignement.
On ne sait pas s’il connaît l’établissement dans lequel nous plongeons, le Collège Trinité, mais on est frappé par ce qui sonne juste, ici, malgré la violence de la crise…
Plonger. Il en est question. Un professeur d’anglais au patronyme un peu étrange, Monsieur Pipota, a accompagné les élèves à la piscine. Il s’est mis en maillot de bains et a coiffé un bonnet, accessoire obligatoire. Il est rouge, ce bonnet, mais la couleur importe peu, ici.
Evidemment les élèves jugent ridicule l’enseignant et, par jeu, certainement, lui font boire une copieuse tasse en s’asseyant, littéralement, sur la tête du prof qui traverse le bassin d’une brasse précautionneuse.
Ils manquent le noyer.
L’ont-ils fait exprès ? Sont-ils des criminels en puissance ? Ou simplement des adolescents braques ?
L’heure est grave pour le supérieur des études, Jean-François Saint-Exupéry. Il s’empare de cette « affaire » et développe tout son goût de l’autorité et ce jusqu’à la perversion la plus venimeuse…
On ne voit que deux personnages. D’une part ce directeur qui a le droit d’exercer une autorité administrative et morale sur ses confrères et les élèves. Il surgit quand il le veut dans la classe de Conrad Bligh, professeur de lettres. Philippe Duclos donne au premier une ambiguïté fuyante, quelque chose de déstructuré physiquement –tout long, tout mou, tout flottant- et une voix de serpent qui siffle et hypnotise comme il terrorise chacun.
Un délirant, en fait. Un grand malade.
Le professeur à serviette de cuir et livres à partager, c’est Grégoire Oestermann. Lui aussi est extraordinaire et a travaillé aussi bien ses postures, ses regards que sa voix. On voit croître en lui, à toutes petites touches, une voussure qui s’accentue, une voix qui faiblit, l’incompréhension, la peur devant la folie de son collègue –il la comprend, lui- et on devine le désespoir qui le gagne. L’abandon, le renoncement.
Monsieur Pipota n’est pas mort, bien que très choqué. Mais Bligh, lui, va de plus en plus mal.
Pas de leçon, si l’on ose dire. Pas de discours. Des répliques qui semblent anodines mais sont chargées de venin par Saint-Exupéry.
L’adaptation est très bonne et conserve le sel même de l’écriture d’Yves Ravey. La direction d’acteurs est excellente –ils sont tous deux des virtuoses. Mais on pourrait hausser très légèrement le ton –au fond du théâtre, les spectateurs doivent tendre l’oreille et ce n’est pas bien. On pourrait sans doute également gagner quelques minutes. Précipiter subtilement certains mouvements.
Mais, tel quel, ce Cours classique est le plus intéressant des spectacles que nous ayons vu depuis deux semaines de « rentrée ». Il y a un propos, une forme, une écriture. Deux grands comédiens qui bouleversent. Mais attention, parfois, on rit ! C’est la férocité qui fait rire ou la cruauté. Mais on rit ! Rien de sinistre. Mais une tragédie taillée dans un présent que l’on connaît.
Théâtre du Rond-Point, salle Jean-Tardieu, à 21h00 du mardi au samedi, dimanche à 15h30, relâche exceptionnelle mardi 10. Durée : 1h40. Jusqu’au 29 septembre. Tél : 01 44 95 98 21.
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Le spectateur de Belleville
July 27, 2019 5:52 AM
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SÉLECTION par le Service culture du Monde 27 juillet 2019
Dans le « in » comme dans le « off », les journalistes du « Monde » qui ont couvert la 73e édition du festival ont sélectionné des œuvres marquantes, à découvrir partout en France en 2019 et 2020.
Parmi l’incroyable diversité des propositions du Festival d’Avignon, dans le « in » comme dans le « off », côté danse ou côté théâtre, nos journalistes ont fait une sélection de spectacles qu’elles ont le plus aimés et qui sont programmés à travers toute la France dans des tournées en 2019 et 2020.
« Le Syndrome du banc de touche » de et par Léa Girardet
Léa Girardet dans la pièce « Le Syndrome du banc de touche ». PAULINE LE GOFF Comment résister quand on ne réussit pas dans le métier qu’on a choisi ? Léa Girardet en sait quelque chose : elle a connu l’humiliation de s’entendre dire, par les agents artistiques ou Pôle emploi, qu’elle était une comédienne « moyenne », et qu’elle devait peut-être envisager une reconversion. Elle aurait pu s’effondrer, elle a tenu, en pensant à l’entraîneur de football Aimé Jacquet, qui, lui aussi, s’est fait humilier avant de mener l’équipe de France à la victoire, lors du Mondial 1998. Et ce sont ces deux histoires parallèles qu’elle raconte dans Le Syndrome du banc de touche.
Seule en scène, drôle, énergique et émouvante, Léa Girardet prouve que, oui, tout espoir n’est jamais perdu. Le message a rempli d’enthousiasme la salle du Théâtre du Train bleu, dans le « off » d’Avignon, où le spectacle a été joué, et Léa Girardet le fera entendre dans plus de 25 villes françaises à partir de la rentrée. Brigitte Salino
Laval, le 18 septembre. Brest, du 15 au 19 octobre. Beauvais, du 4 au 9 novembre. San Francisco (Californie), du 17 au 23 novembre. Saint-Quentin (Aisne), du 19 et 20 décembre. www.scene2-productions.fr « Phèdre ! » de François Gremaud
Romain Daroles interprète le texte de François Gremaud, qui est lui-même une réinterprétation de la pièce de Jean Racine. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE Oui, c’est bien Phèdre, celle de Racine. Mais telle que vous ne l’avez jamais entendue. Si elle s’appelle Phèdre ! avec un point d’exclamation, qui autrefois était appelé « point d’admiration », c’est parce qu’elle est vue par le Suisse François Gremaud. Cet as du théâtre décalé imagine un conférencier fou d’amour pour la tragédie, qui vient faire partager sa passion au public. Il est tellement pris par son sujet qu’il en oublie les règles de l’art : il use de jeux de mots à la noix de coco et de citations de refrains de chansons populaires (« Colchique dans les prés, c’est la fin de Médée », « Alexandrin, Alexandrie, Alexandra »), et affiche une fausse naïveté à la Bourvil.
Dans ce rôle, le comédien Romain Daroles fait merveille : les rires fusent dans la salle, mais cela n’empêche pas sa Phèdre ! d’offrir une connaissance magnifique de Phèdre à tous, et à tous les âges. Un régal, à voir en France et en Suisse en 2019-2020. B. Sa
Lire aussi Festival d’Avignon : « Phèdre ! », avec un point d’admiration Montbéliard (Doubs), du 20 au 23 novembre. Cognac (Charente,) les 26 et 27 novembre. Saint-Médard-en-Jalles (Gironde), du 3 au 6 décembre. Vevey (Suisse), du 9 au 13 décembre. www.2bcompany.ch « Le Fantôme d’Aziyadé » de Florient Azoulay et Xavier Gallais, d’après Pierre Loti
C’était au temps où, en 1877, Pierre Loti, jeune officier de marine, rencontrait Aziyadé à Istanbul. Le Bosphore ressemblait de jour à un Canaletto, des lanternes fouillaient nuitamment les rues étroites, des lueurs trouaient le ciel des soirs de ramadan, des regards interdits s’échangeaient… Un grand amour était né. Puis Pierre Loti, appelé par son service, dut quitter Istanbul, où il revint, dix ans plus tard, pour retrouver Aziyadé. En vain…
Les deux livres qui racontent cette histoire, Aziyadé et Fantôme d’Orient, ont été réunis en un seul, Le Fantôme d’Aziyadé, par Florient Azoulay et Xavier Gallais, qui joue seul. En ravivant la « mémoire endormie » de Pierre Loti et, avec elle, la nostalgie de la géographie d’une ville qui recouvre la peau d’un amour, le comédien fait entendre, de sa voix douce, le grain proche et lointain du souvenir. C’est magnifique. B. Sa
Lire aussi Festival d’Avignon : Xavier Gallais donne voix au souvenir de Pierre Loti Paris, Théâtre Lucernaire, du 12 janvier au 8 mars 2020. « O agora que demora. Le Présent qui déborde. Notre Odyssée II » d’après Homère, mise en scène Christiane Jatahy
Dans cette 73e édition du festival placée sous le signe des odyssées, la Brésilienne Christiane Jatahy a triomphé avec sa vision d’Homère. Ce n’est pas une pièce qu’elle a proposée, mais un spectacle d’agitprop communautaire : projeté sur un grand écran, un film, tourné au Liban, en Palestine, en Afrique du Sud et au Brésil, montrait des Ulysse d’aujourd’hui privés d’Ithaque – une terre et une maison où ils seraient chez eux – et des comédiens jouant des passages de l’Odyssée.
Pendant la projection de ce film, qui durait deux heures, les spectateurs étaient invités à participer, en dansant par exemple, ou en imitant le bruit de la pluie en tapant d’un doigt dans la paume de la main – ce qu’ils firent avec un plaisir fou. On peut s’interroger sur la portée de la démarche de Christiane Jatahy, mais on ne peut nier la force d’attraction de son spectacle, qui abolit les frontières de la scène pour parler des frontières de la terre. B. Sa
Lire aussi Au Festival d’Avignon, Christiane Jatahy présente son odyssée intérieure Paris, au Centquatre, du 1er au 17 novembre. Strasbourg, au Maillon, du 4 au 6 décembre. En tournée en France en 2020. « Le Sublime Sabotage » de et avec Yohann Métay Yohann Métay s’est fait connaître avec La Tragédie du dossard 512, spectacle singulier dans lequel il racontait avec brio une épopée physique, celle de la folle course de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc. Après quelque 900 représentations, cet ancien professeur d’éducation physique formé à la ligue d’improvisation a rendu son maillot mais n’en a pas fini avec la scène. Sa nouvelle création, Le Sublime Sabotage, présentée au festival « off », constitue une belle surprise et confirme le talent de ce comédien.
Dans cette épopée comique de la création, Yohann Métay raconte sa quête éperdue du spectacle que tout le public attendrait, sa soif d’absolu, sa peur de rater. A chercher l’impossible, forcément il se perd. Mais l’échec pathétique se transforme en un spectacle à la fois burlesque et existentiel sur le cauchemar du temps qui passe. Sincère, inventif et bien écrit, ce « sublime sabotage » est d’une formidable liberté. Sandrine Blanchard
Paris, Théâtre Lucernaire, du 1er octobre au 18 décembre. Grenoble, du 3 au 5 octobre. Troyes, les 13 et 14 décembre. « Féministe pour homme » de et avec Noémie de Lattre Noémie de Lattre est une féministe qui a l’art de parler aux hommes. Ecrit avant le coup de tonnerre de l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo, son one-woman-show – qui a rencontré cet été à Avignon le même succès qu’à Paris – ne cherche pas à donner de leçon ou à opposer les sexes mais simplement, et efficacement, à expliquer le féminisme pour les nul(le)s, à ouvrir des pistes de réflexion sur la condition féminine.
Tour à tour enjouée ou tourmentée, cette comédienne pleine de charme alterne des séquences burlesques et d’autres d’émotion. C’est (très) drôle, intelligent et mis en scène avec précision. Dans une ambiance de cabaret, Noémie de Lattre se dévoile dans tous les sens du terme, assumant le croisement entre confession, manifeste et stand-up. S. Bl
Paris, à La Pépinière-Théâtre, à partir du 7 octobre, tous les dimanches à 19 heures et lundis à 20 heures. « aaAhh Bibi » avec Julien Cottereau, mise en scène Erwan Daouphars
Quel bonheur de retrouver Julien Cottereau dans une nouvelle création. Après Imagine-toi et Lune-air, ce clown-mime-bruiteur-acteur a choisi le « off » d’Avignon pour présenter aaAhh Bibi, nouvelle pépite de poésie, de nostalgie et de drôlerie qui ravira enfants et adultes. Dans cet hommage à son papy qui l’appelait Bibi, Julien Cottereau nous emmène dans une histoire de passation entre un vieux et un jeune clown, une aventure initiatique entre rêve et réalité où tous les éléments (le feu, l’eau, l’air…) et toutes les disciplines circassiennes (équilibrisme, acrobatie, jonglerie, etc.) sont réunis pour construire un univers idéal et sans frontière.
Bourré d’empathie et de bienveillance, cet artiste, longtemps membre du Cirque du soleil, a su garder un pied dans l’enfance, une imagination débordante et une incroyable énergie. Eternel rêveur, il fabrique un monde peuplé de rires et de tendresse qui dégage une humanité réconfortante. S. Bl
Lire aussi Avignon : Julien Cottereau, en équilibre sur la corde de l’enfance Paris, Théâtre Lucernaire, du 6 novembre 2019 au 12 janvier 2020. « Le Champ des possibles » de et avec Elise Noiraud
C’est le dernier volet de la trilogie intimiste d’Elise Noiraud, et le meilleur. Dans Le Champ des possibles, l’un des succès mérités du festival « off », cette comédienne livre une partition particulièrement aboutie sur les affres du passage à l’âge adulte. Son seule-en-scène, à la force émotionnelle et à la drôlerie irrésistibles, nous raconte une histoire d’émancipation a priori banale – les premiers pas d’une jeune provinciale débarquant à Paris – mais qui se transforme en comédie humaine universelle, où se mêlent névroses familiales, espoirs déçus, désirs enfouis et rencontres déterminantes.
Passant avec une aisance bluffante d’un personnage à l’autre, Elise Noiraud nous renvoie à nos propres souvenirs de jeunesse et nous force à nous interroger sur ce qui a fait de nous des adultes. Bien sûr, c’est le personnage de sa mère qui constitue le fil rouge du spectacle. De cette relation faite d’amour véritable et de non-dits redoutables, la comédienne tire des séquences d’une justesse et d’une sincérité bouleversantes. S. Bl
Festival d’Avignon : le bouleversant récit d’émancipation d’Elise Noiraud A Billère (Pyrénées-Atlantiques), le 19 décembre, au théâtre de Lacaze. A Pont-Sainte-Maxence (Oise), le 31 janvier 2020, pour jouer l’intégrale de sa trilogie sur la scène de La Manekine. « Outside » de et par Kirill Serebrennikov
Assigné à résidence pendant presque deux ans, libéré en avril mais toujours sous le coup d’une interdiction de territoire, le metteur en scène et cinéaste russe Kirill Serebrennikov a signé le spectacle le plus fort de cette édition 2019. Un geste artistique d’une liberté souveraine, mêlant théâtre, danse, musique et photographie. L’artiste y interroge sa situation de dissident de manière intime et singulière, au regard de la destinée d’un autre irrécupérable : le photographe chinois Ren Hang, qui s’est suicidé en 2017, à la veille de ses trente ans. Fabienne Darge
Lire aussi Festival d’Avignon : Kirill Serebrennikov s’évade en beauté Tournée à venir lors de la saison 2020-2021 « Nous, l’Europe, banquet des peuples » de Laurent Gaudé et Roland Auzet
Face à une Europe de Bruxelles désincarnée, face aux désenchantements qui collent aux basques d’une construction européenne toujours fragile, l’écrivain Laurent Gaudé et le metteur en scène et compositeur Roland Auzet opposent l’énergie jubilatoire d’un spectacle total. Le poème dramatique remonte le cours de l’histoire du continent jusqu’à l’invention de la locomotive à vapeur, tandis que la mise en scène chorale met à l’épreuve du plateau un peuple européen en miniature, celui que forment de formidables performeur(se)s et des amateurs de tous âges. F. Da
A Amiens, les 7 et 8 octobre. Tournée en 2020 avec de nombreuses dates. « Final Cut » de et par Myriam Saduis
Actrice, metteuse en scène et désormais auteure, Myriam Saduis raconte l’histoire d’une folie familiale. La sienne, ou plutôt celle de sa mère, prise dans les rets de la grande histoire. Ou comment cette mère, une Italienne de Tunisie, a pendant toute son enfance caché à sa fille l’existence de son père, parce qu’il était arabe. Partant du plus intime, Myriam Saduis tisse avec une constante justesse de ton un spectacle bouleversant sur la manière dont l’histoire, en l’occurrence celle de la colonisation, peut briser la raison des individus. F. Da
A Paris, Centre Wallonie-Bruxelles, les 9 et 10 octobre. Puis tournée en Belgique et en France sur la saison 2020-2021 « Pelléas et Mélisande » de Maurice Maeterlinck, par Julie Duclos
De l’œuvre maîtresse du poète symboliste belge, écrite en 1892, la jeune metteuse en scène Julie Duclos livre une version qui tient en équilibre la poésie et le mystère, et un regard contemporain sur cette « tragédie du quotidien » qui met en jeu une jeunesse empêchée de vivre dans un monde trop vieux. Les clapotis de l’âme humaine s’y font entendre tout autant que les échos de notre monde de peurs et d’exils, en un geste de mise en scène où la vidéo, le son, la scénographie, la lumière jouent à part avec les – excellents – acteurs. F. Da
Lire aussi « Pelléas et Mélisande » : une jeunesse empêchée dans un monde trop vieux A Reims, du 16 au 18 octobre. A Rouen, les 14 et 15 novembre. A Lille, du 27 au 30 novembre. A Besançon, les 17 et 18 décembre. Tournée en France en 2020. « Vies de papier » par la compagnie La Bande passante
Un jour d’automne, Benoît Faivre et Tommy Laszlo, de la compagnie La Bande passante, dont la spécialité est le théâtre d’objets documentaires, sont tombés sur un étrange album photos, au marché aux puces des Marolles, à Bruxelles. En remontant le fil de l’histoire de la jeune Allemande qui en était au cœur, ils ont remonté celui de l’histoire européenne, telle qu’elle s’est nouée avec la seconde guerre mondiale, et celui de leurs propres histoires familiales. De toute cette matière, ils font un spectacle beau comme une vaste lanterne magique, un festival de papiers découpés aussi délicat que vertigineux. F. Da
Lire aussi : « Vies de papier » : une vie dessinée grâce à un album photos A Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), les 26 et 27 septembre. A La Courneuve (Seine-Saint-Denis), le 11 octobre. A Fécamp (Seine-Maritime), le 15 octobre. A Avranches (Manche), les 17 et 18 octobre. Aux Lilas (Seine-Saint-Denis), le 7 novembre. A Bruxelles, du 14 au 16 novembre. A Calais (Pas-de-Calais), du 28 au 30 novembre. A Commercy (Meuse), le 6 décembre. En tournée en 2020. DANSE
« Outwitting the Devil » d’Akram Khan
Il veut désormais raconter des histoires, parler des mythologies d’hier et d’aujourd’hui, s’engager pour dire le monde comme il va. Avec sa nouvelle pièce Outwitting the Devil, pour six interprètes, créée dans la Cour d’honneur du Palais des papes, le danseur et chorégraphe britannique d’origine bangladaise Akram Khan met en scène un récit apocalyptique autour du désastre écologique.
Il s’appuie sur un fragment, retrouvé en Irak en 2011, des douze tablettes de L’Epopée de Gilgamesh qui évoque la destruction de la forêt et de ses animaux par le jeune Gilgamesh. Le héros devenu vieux se souvient. Elliptique, cette fresque au rythme lent, sertie dans une scénographie calcinée, compte sur la danse guerrière et tourbillonnante, dessinée au muscle près des danseurs, pour raconter la violence des pulsions. Rosita Boisseau Lire aussi Festival d’Avignon : Akram Khan invoque les ombres de la Cour d’honneur Paris, Théâtre de la Ville, du 11 au 20 septembre. « Oskara » de Marcos Morau
« Oskara », pièce pour cinq interprètes masculins chorégraphiée par Marcos Morau. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE Avec Oskara, pièce pour cinq interprètes masculins chorégraphiée par Marcos Morau, la compagnie basque Kukai Dantza, fondée en 2001, réussit un très joli coup : tresser au plus fin la tradition basque avec le geste contemporain en distinguant superbement la beauté du folklore. Un homme en train de mourir remonte le temps en renouant à travers la danse avec ses racines, les figures anciennes du carnaval de son enfance. Il fait corps dans des rondes, des chaînes qui le relient à son patrimoine et à ses ancêtres.
Le répertoire chorégraphique somptueux atteste de la richesse complexe des traditions basques. Des chants a capella accompagnent la pièce, irriguant la traversée initiatique du personnage. Visuellement très élégant, Oskara est un merveilleux ambassadeur de la culture basque. R.Bu
Lire aussi Festival d’Avignon : « Oskara », l’intrigant pas de deux entre traditions basques et danse contemporaine Arcachon (Gironde), le 20 septembre. Ponferrada (Espagne), le 10 octobre. « Multiple-s » de Salia Sanou
Salia Sanou, 50 ans, invite trois artistes, la danseuse et chorégraphe Germaine Acogny, l’écrivaine Nancy Houston et le musicien-compositeur Babx, à partager le plateau avec lui dans Multiple-s. Pour chacun, il ouvre une parenthèse délicatement particulière. Dans les pas de « Maman Germaine », il se souvient de sa formation en tant que jeune interprète né au Burkina Faso. Face-à-face avec Nancy Huston, il s’interroge sur le nomadisme et l’identité, la langue et l’imaginaire. Côte à côte avec Babx, il s’immerge dans les textes d’Aimé Césaire et Gaston Miron tout en se laissant aller à un petit numéro copain-copain léger et burlesque.
Au passage, on retrouve la danse pulsante, ondulante et profondément enracinée de Salia Sanou qui s’était éloigné pendant sept ans des plateaux pour mettre en scène des pièces de groupe. Opus intimiste et doux, Multiple-s se savoure pour ce qu’il est : un moment heureux avec des amis. R. Bu
Lire aussi Danse : tendre voyage identitaire pour Salia Sanou A Floirac (Gironde), le 16 octobre. Puis en tournée en 2020 dans toute la France. « Ordinary People » de Wen Hui et Jana Svobodova
La chorégraphe chinoise Wen Hui et la metteuse en scène tchèque Jana Svobodova se sont bien rencontrées. Ensemble, elles ont conçu le spectacle Ordinary People, avec quatre complices chinois et cinq tchèques. Danseuse, musicien ou ouvrier-retraité, nés entre 1942 et 1988, ces interprètes se sont livrés au jeu des confidences entre souvenirs personnels et commentaires sociétaux, superposant leurs parcours et leurs vies dans deux pays aux histoires chahutées par le communisme.
Entre les places Tiananmen, à Pékin, et Venceslas, à Prague, les thèmes de la liberté, de la peur, de la censure circulent, auréolés pour chacun des témoignages, tous directs et simples, d’une couleur singulière. La musique rock jouée par tous les performeurs, les danses partagées des Chinois et des Tchèques font de cette pièce documentaire un réel moment d’échange. R. Bu
Lire aussi Festival d’Avignon : la Chine et la République tchèque, si loin et si proches pour les « Ordinary People » Paris, Théâtre des Abbesses, du 5 au 9 novembre. « Näss » de Fouad Boussouf
Näss (« les gens » en arabe), créé en 2018 par Fouad Boussouf, provoque une transe irrésistible à partir des chansons du groupe marocain des années 1970 Nass El Ghiwane mais aussi des atmosphères récoltées par le chorégraphe Roman Bestion, expert en musique nord-africaine, à Marrakech, à Salé (Maroc) et dans les rues de Tunis.
Entre hip-hop et inspirations traditionnelles marocaines, comme par exemple les rondes berbères ahidous, sept hommes décollent dans des envolées successives toujours plus ardentes. L’une des dernières images en dit long sur la tension du spectacle : les danseurs, au bord de l’épuisement, continuent de sauter sur place comme s’ils ne pouvaient plus s’arrêter. Avec cette pièce, actuellement en tournée dans le monde entier, Fouad Boussouf a inscrit le nom de sa compagnie Massala en haut de l’affiche. R. Bu
Lire aussi Festival d’Avignon : avec « Näss », la danse passe de la transe à l’extase Saint-Jean-de Védas (Hérault), le 22 octobre. Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 15 novembre. Mulhouse (Haut-Rhin), les 20 et 21 novembre. Les Ulis (Essonne), le 22 novembre. Saint-Quentin-en-Yvelines (Yvelines), les 29 et 30 novembre. Tournée mondiale et dates françaises en 2020. « Inging » de Simon Tanguy
Simon Tanguy, passé par une formation de philosophie, de clown, de danse contemporaine, touille tous ses talents dans Inging, une performance surprenante sur la parole et le geste en direct. Pendant quarante-cinq minutes, il monologue sans s’arrêter, tout en se faufilant entre les spectateurs rassemblés autour de lui sur le plateau.
Léger et rapide, il enclenche une logorrhée réjouissante, jetant dans le bouillon de sa pensée des propos philosophiques, des commentaires quotidiens, des confidences personnelles… Inging reprend, façon Simon Tanguy, la performance créée en 2010 par la new-yorkaise Jeanine Durning. Le dispositif – un bureau, un ordi – est le même, mais le contenu évidemment différent est nouveau à chaque représentation. R. Bu
Lire aussi Au Festival d’Avignon, Simon Tanguy danse sur le flot des mots Inging, de et par Simon Tanguy A Toulon, les 21 et 22 septembre.
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Le spectateur de Belleville
July 24, 2019 1:14 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde le 22 juillet 2019 L’édition 2019, trop dominée par les questions politiques et sociologiques, a manqué de gestes artistiques forts.
Le Festival d’Avignon tire le rideau mardi 23 juillet (dans sa version « in », le « off » se poursuivant jusqu’au 28 juillet) avec un concert d’Arnaud Rebotini et du Don Van Club, qui vont interpréter, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, la bande originale de 120 battements par minute, le film de Robin Campillo. Le rideau se referme, donc, sur une édition 2019 qui a suscité nombre d’insatisfactions et d’interrogations et qui devrait afficher des chiffres de fréquentation en légère baisse – même si ceux-ci seront bons, comme ils le sont systématiquement depuis une quinzaine d’années, en tournant autour de 95 % de taux de remplissage.
Les chiffres en eux-mêmes ne disent pas grand-chose, sinon que l’appétit de théâtre est toujours énorme dans notre pays. Ils ne disent pas l’essoufflement qui marque cette 73e édition du festival fondé par Jean Vilar : une forme d’épuisement de la ligne tenue par Olivier Py depuis son arrivée à la tête d’Avignon, en 2014, qui consiste à placer les enjeux politiques et sociétaux au cœur de la programmation, plutôt que les enjeux artistiques.
Notion de « spectacle sur… » En Avignon, le spectacle programmé en ouverture dans la Cour d’honneur du Palais des papes donne toujours le la du Festival. Avec Architecture, l’auteur et metteur en scène Pascal Rambert, 57 ans, est apparu lui-même comme à bout de souffle, en signant une pièce à la fois boursouflée et sans relief, et laissant ses excellents acteurs (Emmanuelle Béart, Marie-Sophie Ferdane, Stanislas Nordey, Denis Podalydès…) se dépatouiller avec des personnages sans consistance.
La suite du Festival a semblé partir dans tous les sens, sans être structurée par une réelle pensée de programmation. Cette édition était pourtant placée sous le signe des odyssées d’hier et d’aujourd’hui, et de l’histoire européenne. Deux thèmes qui ont produit des spectacles forts, avec Le Présent qui déborde. Notre odyssée II, de la Brésilienne Christiane Jatahy, et Nous, l’Europe, banquet des peuples, de Laurent Gaudé et Roland Auzet.
Mais, plus les années passent, plus l’on s’interroge sur la notion de « spectacle sur… (les migrants, les femmes battues, le harcèlement à l’école, la révolution cubaine, la vie des abeilles…) ». La remarque est également valable pour le « off », d’ailleurs, où l’accent est de plus en plus mis, là aussi, sur les thématiques sociologiques.
Lire la critique : Festival d’Avignon : Kirill Serebrennikov s’évade en beauté A ces interrogations, c’est un artiste dissident, le metteur en scène et cinéaste russe Kirill Serebrennikov, qui a répondu superbement, en signant, avec Outside, non pas un spectacle « sur » son arrestation et son assignation à résidence par le FSB, les forces de sécurité intérieure russes, ni « sur » son homosexualité, sans doute au cœur du problème, mais bien un véritable geste artistique, partant d’une intimité et d’une singularité.
Avec Outside, le bien nommé, Serebrennikov a offert le spectacle le plus puissant et le grand succès de cette édition, défiant les codes de la bienséance, du bon goût et de la bien-pensance avec une liberté souveraine. Le Festival a présenté d’autres beaux spectacles, comme le Pelléas et Mélisande très réussi de la jeune Julie Duclos, ou Sous d’autres cieux, de Maëlle Poésy, et Le reste vous le connaissez par le cinéma, par Martin Crimp et Daniel Jeanneteau, spectacles plus inégaux mais délivrant des moments magnifiques. Ou encore le Phèdre ! frais et subtil de François Gremaud. De même que, du côté de la danse, les créations d’Akram Khan dans la Cour d’honneur, Outwitting the Devil, et de Wayne McGregor, Autobiography.
Avec « Outside », Serebrennikov a offert le spectacle le plus puissant et le grand succès de cette édition
Mais on s’interroge sur l’absence à Avignon, plus criante d’année en année, des grands maîtres européens du théâtre. Où sont passés les Platel, les Castellucci, les Lupa, les Ostermeier et autres Marthaler, lesquels ne font pas des spectacles « sur » un thème, ce qui ne les empêche pas d’offrir une pensée sur le monde ? Que dirait-on si la direction du Festival de Cannes décidait de se passer des Pedro Almodovar, Ken Loach et autres Nanni Moretti ?
Lire aussi « Pelléas et Mélisande » : une jeunesse empêchée dans un monde trop vieux Cette question est rendue plus aiguë encore par la présence de « découvertes » internationales qui n’ont pas leur place dans un festival de ce niveau, à l’image de La Maison de thé, du metteur en scène Meng Jinghui, premier spectacle chinois présenté à Avignon, et qui ne restera dans les annales que pour cette raison. On s’interrogera par ailleurs sur le choix d’exposer de jeunes artistes émergents, comme Clément Bondu ou Tommy Milliot, dans une manifestation dont ce n’est pas la vocation.
Théâtre d’intervention Quant à Olivier Py, souvent critiqué depuis qu’il est devenu pape d’Avignon pour avoir utilisé le Festival comme plate-forme pour ses propres créations, il s’est fait modeste dans cette édition, en ne produisant qu’un spectacle jeune public, L’Amour vainqueur, et un Macbeth philosophe travaillé en prison avec des détenus du centre pénitentiaire Avignon-Le Pontet.
Mais la présentation de ce Macbeth, après Hamlet et Antigone les années précédentes, pose une question délicate et complexe : le rendu de ce travail, absolument incontestable sur le plan politique, doit-il être systématiquement présenté au Festival d’Avignon ? Est-ce là, de manière répétée et non exceptionnelle, le lieu de cette forme de théâtre d’intervention, qui évacue tout débat possible sur les aspects artistiques ?
« Que peut faire le théâtre pour le monde ? Du théâââtre ! », clamait Olivier Py, par la voix de l’inénarrable Michel Fau, dans une de ses propres pièces, datant de 2006, Illusions comiques. Il semblerait bien qu’il ait changé d’avis depuis qu’il dirige le Festival d’Avignon. Ce revirement n’est pas solitaire, il est dans l’air d’un temps qui demande à nouveau à tout prix à l’art d’émettre un message, d’avoir une fonction sociale bien définie et bien nette.
Le chercheur Olivier Neveux, professeur d’esthétique et d’histoire du théâtre à l’ENS de Lyon, s’interroge sur cette tendance dans un livre passionnant, Contre le théâtre politique (Ed. La Fabrique). « Contre » au sens du « tout contre » de Sacha Guitry : Olivier Neveux n’est pas un tenant d’un art déconnecté du réel. Mais il alerte : peut-être que ce qui serait vraiment politique, aujourd’hui, ce serait de reconnaître à l’art sa juste place.
Fabienne Darge (Avignon)
Légende photo : Odin Lund Biron dans « Outside » de Kirill Serebrennikov, le 15 juillet 2019 à Avignon. GERARD JULIEN / AFP
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July 17, 2019 5:57 PM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan, mars 2017 Elsa Granat est une femme de belle compagnie. Elle accompagne des rôles quand elle les joue, des actrices quand elle les dirige ; dans sa pièce « Le Massacre du printemps », elle accompagne la fin de vie de ses parents atteints d’un cancer tout en attendant un enfant. Un épatant théâtre éclaté.
Une femme enceinte est allongée sur un relax. Elle nous dit que depuis qu’elle attend un enfant elle n’a jamais autant rêvé de celle qui l’a enfantée, elle. Et qui ne verra jamais l’enfant qu’elle porte et auquel elle parle en nous parlant. Sa mère, elle l’a accompagnée tout au long d’un cancer incurable, lors de son hospitalisation. Au lendemain de l’enterrement de la mère, c’était au tour du père. Un cancer lui aussi. Nouvelle hospitalisation, nouvel accompagnement.
« Vous avez fait les démarches ? »
C‘est tout cela qui revient dans le corps de celle qui en porte un autre, à demi endormie sur un relax. Comme un débordement d’images incertaines, de mots enfouis, un trop-plein fait de brisures, d’éclats, de secousses, de contractions. Les eaux de sa mémoire chavirée se déversent en déployant des figures. La sienne d’abord, celle d’Edith (qui sonne comme Œdipe) qui se (dé)compose ainsi : la femme enceinte de 34 ans, la jeune Edith de 25 ans (Edith Proust, pugnace), la vieille Edith de 90 ans (Jenny Bellay, détonante) qu’elle est devenue d’un seul coup à travers les épreuves de ces deux cancers successifs, figure qui est aussi comme un écho de la mère morte. Et les figures côtoyée par les Edith à l’hôpital : une aide-soignante (Clara Guipont), un médecin oncologue ou cancérologue (Hélène Rencurel, à la nervosité troublante) et un musicothérapeute (Antony Cochin, qui veille aux sons du spectacle).
Elsa Granat a écrit le texte et le met en scène tout en interprétant le rôle de la femme enceinte. Elle est vraiment enceinte et c’est un trouble qui ajoute au trouble de l’introspection, d’autant que tout se passe le jour de son anniversaire. On glisse ainsi d’une Edith l’autre comme autant de composants d’un être pluriel. La mère, puis le père, on ne les verra pas, ni ne les entendra. Le lit d’hôpital est là au fond, on ne voit que ceux qui sont à son chevet ou le personnel médical qui passe en coup de vent lâchant des mots benoîtement assassins : « Vous avez fait les démarches ? Nous, on ne la gardera pas ici », dit l’aide-soignante. Incompréhension, refus. L’oncologue : « Mais on n’a pas le choix. On n’est pas équipé ici. »
« Tout se mélange dans ma tête »
La femme enceinte, outre le creusement de sa vie, entre dans celles de ces êtres étrangers en blouse blanche dont elle imagine les ressorts, les envies, les fantasmes ou se remémore les propos. La pièce ouvre ainsi des ressacs, se construit en étoile, loin de toute linéarité, multipliant les possibilités d’Edith, entre rêve et souvenirs, jusqu’à faire dialoguer deux Edith entre elles. Elsa Granat tente ici une dramaturgie éclatée des plus passionnantes bien qu’inégalement accomplie sans doute parce que la femme enceinte – qu’elle est et qu’elle joue – en est insuffisamment le pivot affirmé. Mais c’est là peut-être un regret de spectateur car Elsa Granat est une actrice de premier ordre et la voir en scène est toujours un ravissement.
On l’a vue dans les Tchekhov montés par Christian Benedetti, (lire ici), au Théâtre de Vanves dans le Platonov de Benjamin Porée (lire ici). Elle a magnifiquement mis en scène Roxane Kasperski dans son monologue Mon amour fou racontant la vie d’une jeune femme auprès d’un compagnon maniaco-dépressif (lire ici).
A la jeune oncologue qui, pressée, vient de sortir de la pièce, la femme enceinte, court-circuitant les temps et les identités, dit : « Je t’en supplie, donne-moi quelque chose. Pas un lexomil. Donne-moi un tout petit peu de temps. Une minute. Un bout de toi. Un truc à toi. Avant que je te déteste définitivement. N’importe quoi. Un souvenir. Une anecdote. N’importe quoi. » Alors l’oncologue revient et raconte un souvenir. C’est une femme qui flirte trop quotidiennement avec la mort pour ne pas trébucher. S’évanouir. Et ainsi de suite.
Vers la fin, la femme enceinte s’adresse au public : « Je vous avais prévenus, mes rapprochements sont impardonnables. Tout se mélange dans ma tête. » Sans fard, Elsa Granat met en scène la confusion, le trouble qui l’habitent. Tout finira par un jeu d’enfant.
Théâtre-Studio d’Alfortville, du lun au ven 20h30, sam 17h et 20h30, dim et jeu 9 relâche, du 3 au 15 mars. Teaser vidéo du spectacle Au Théâtre du Train bleu jusqu'au 24 juillet, 11h50 les jours pairs Légende photo : scène du spectacle "Le massacre du printemps" © Franck Guillemain
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July 7, 2019 7:22 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde le 8 juillet 2019 A Avignon, Julie Duclos fait résonner la pièce de Maurice Maeterlinck avec notre monde d’aujourd’hui.
Maurice Maeterlinck (1862-1949), l’ogre rêveur des lettres belges, est doublement présent à Avignon cette année. Et c’est bien : dans le fracas et le bavardage incessant du monde actuel, on aime à retrouver cette œuvre qui s’approche des clapotis de l’âme humaine, dans ses silences et ses secrets. En ce début de festival, la jeune metteuse en scène Julie Duclos s’attaque à Pelléas et Mélisande, l’œuvre maîtresse du poète symboliste belge, écrite en 1892. Puis la non moins jeune Céline Schaeffer – avec sa République des abeilles – livrera sa vision de La Vie des abeilles, œuvre plus méconnue du maître, qui obtint le prix Nobel de littérature en 1911.
La jeune femme a débarrassé la pièce du bric-à-brac symboliste qui lui est souvent attaché
C’est un beau Pelléas que celui de Julie Duclos, qui, comme tel, a été fort bien accueilli par le public à l’issue de la première, le 5 juillet, à La Fabrica d’Avignon. La jeune femme, qui figure désormais parmi les metteurs en scène qui comptent en France, a débarrassé la pièce de tous les clichés qui l’encombrent, du bric-à-brac symboliste qui lui est souvent attaché. Elle repart du texte et de lui seul, de sa poésie brute et concrète, des échos qu’il renvoie à notre monde d’aujourd’hui.
Pelléas est aussi pour elle l’occasion d’affirmer un geste de mise en scène où la vidéo, le son, la scénographie, la lumière jouent à parts égales avec les acteurs. C’est d’ailleurs d’abord par l’image que Julie Duclos, cinéphile avertie, attaque son spectacle, en un étonnant montage de plans en noir et blanc de paysages de brume ou de neige d’une beauté à couper le souffle. Et c’est encore à l’image, en couleurs cette fois-ci, que commence l’histoire, qui voit le prince Golaud, chassant le sanglier dans la forêt, tomber sur une jeune femme comme surgie de nulle part : Mélisande.
Un château sans soleil Mélisande qui a ici la beauté brune de l’actrice qui la joue, l’excellente Alix Riemer, Mélisande dont on ne sait pas d’où elle vient, ni ce qu’elle a subi avant d’échouer dans cette forêt. Golaud (Vincent Dissez) l’emmène au château de son grand-père, le roi Arkel, et l’épouse. Dans cet univers d’eaux dormantes, le drame, ou plutôt la « tragédie du quotidien » chère à Maeterlinck, se noue. « Je ne suis pas heureuse », se lamente Mélisande dans le château sans soleil. Mélisande et Pelléas (Matthieu Sampeur), le jeune demi-frère de Golaud, tombent amoureux l’un de l’autre, en un amour interdit qui déclenchera la jalousie irrépressible de Golaud, et les perdra tous deux.
Julie Duclos la fait entendre autrement, cette pièce souvent montée de manière assez éthérée. Tout en respectant totalement le texte, sa musicalité et son mystère, elle rend plus présentes les circonstances dans lesquelles prend place l’amour des deux jeunes gens. Un château, forteresse assiégée et grotte obscure, qui se meurt. Une guerre qui rôde, avec son corollaire, la famine, et des réfugiés qui s’aventurent jusqu’aux portes du château. Une jeunesse empêchée de vivre dans un monde trop vieux.
Les personnages sont d’ailleurs vêtus de costumes tout à fait contemporains, banals, ordinaires. La scénographie, une sorte de double boîte ouverte à étage, permet à Julie Duclos, grâce à la lumière et à l’image, de créer nombre d’atmosphères différentes, d’opérer des cadrages, d’alterner plans larges et gros plans, de faire entrer la forêt ou la mer qui entourent le château.
Entre trivial et sublime Entre ciel et terre, entre rêve et réel, trivial et sublime, jouant avec les légendes et les mythologies, le théâtre de Maeterlinck n’est pas simple à interpréter, mais Julie Duclos, dans sa direction d’acteurs, a su trouver une forme de simplicité et d’évidence. Sa distribution est parfaite, où brille d’abord le grand Philippe Duclos, qui n’est autre que le père de la jeune femme, dans le rôle du roi Arkel, celui qui dit : « Je suis très vieux, et cependant je ne suis pas encore parvenu à voir clair en moi-même. »
Vincent Dissez donne une sensibilité, une complexité au personnage de Golaud, qui n’est pas qu’une simple brute
Vincent Dissez donne une sensibilité, une complexité au personnage de Golaud, qui n’est pas qu’une simple brute. Quant aux deux amoureux, ils sont dans une forme de fragilité magnifique et offerte, deux enfants perdus qui aimeraient trouver leur île déserte, mais seront rattrapés par la société.
« Voici ce que je voudrais faire, écrivait Maeterlinck en 1898 : mettre des gens en scène dans des circonstances ordinaires et humainement possibles, mais les y mettre de façon que par un imperceptible déplacement de l’angle de vision habituel apparaissent clairement leurs relations avec l’inconnu. » Maeterlinck est un guide inégalable pour mener vers les territoires les plus silencieux de l’âme humaine.
Pelléas et Mélisande, de Maurice Maeterlinck. Mise en scène : Julie Duclos. Festival d’Avignon, La Fabrica, les 6, 7, 9 et 10 juillet, à 18 heures. Durée : 2 heures. Puis tournée saison 2019-2020 en France ; à Paris, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, du 22 février au 21 mars 2020.
Légende photo : Alix Riemer (Mélisande). Guillaume Malichier
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July 7, 2019 2:44 PM
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Craquante et touchante, à rire et à pleurer dans sa robe de mariée cousue de sacs en plastique, se triturant les doigts, se tordant la bouche et levant les yeux au ciel comme le ferait une petite fille espiègle - elle qui est devenue, avec le temps passant sur ses rêves inassouvis, "sans âge" -, ce personnage lunaire inventé de toutes pièces par Serge Valletti est ni plus ni moins fabuleux.
En elle se cristallisent les aspirations et frustrations mises à nu de ceux et celles qui, n'ayant pu vivre dans la réalité ce à quoi ils aspirent, trouvent dans un imaginaire aux confins de la folie, "la raison" d'être au monde.
Catherine Marnas, avec la même comédienne (Martine Thinières qui semble être née pour incarner ce rôle tant elle l'endosse comme une seconde peau), remet subtilement en jeu dix-sept ans après sa création "Mary's à minuit", tragi-comédie où le goût des autres, cher à Serge Valletti, s'exprime avec un subtil humour mâtiné de cruauté douce (l'oxymore semble ici de mise).
Tout commence avec une chanson populaire de Stone & Charden s'échappant du 45 tours que Maryse a glissé avec gourmandise dans son mange-disque. Mimiques à l'appui, entourée de cinq mannequins portant des robes de mariée, projetant ses rêves de midinette sur une scène parsemée de vinyles, elle dialogue silencieusement, divaguant au gré des aventures sentimentales lovées au creux des sillons.
Puis, coupant le son, elle se met à nous parler droit dans les yeux : "On m'a dit que j'avais de beaux yeux, de jolies jambes ? S'il veut me sauter qu'il le dise. Quand je baise, je ferme les yeux !". Dans cette rupture soudaine de ton, le clivage de Maryse tonitrue : certes, elle rêve au prince charmant mais son langage peut se faire cru pour dire qu'au-delà de sa naïveté et de ses errances mentales, elle n'est pas dupe des conduites des hommes… et de ses siens désirs.
Son champion élu qu'elle baptise Maclaren - n'a-t-il pas une belle voiture décapotable qu'il range sous les fenêtres de l'immeuble qu'elle habite ? - a une drôle de conduite : il semble s'ingénier à rater les rendez-vous quotidiens qu'elle lui fixe dans sa tête… Ce qui n'empêche aucunement Maryse le lendemain soir de l'attendre avec la même frénésie impatiente. Une vie passée à attendre le prince charmant, une existence nourrie par l'invention de la vie des autres, ça pourrait paraître fou… mais, pourquoi pas après tout ? Franchir la ligne ténue qui sépare le réel du récit qu'on s'en donne, pour s'évader dans le monde qu'on se crée, est-ce si déraisonnable que ça ? C'est distrayant à souhait, ça suffit à remplir une vie.
Sa vie, ses vies, elle les invente comme on dit d'un trésor… Quand elle l'a rencontré, lui, tout a changé… Sur les mots de Michel Polnareff, "Je te donnerai tous les bateaux tous les oiseaux tous les soleils petite fille de ma rue", elle virevolte avec sa robe de mariée immaculée. "Il" lui faisait des caresses "suggestives", s'il avait su ce que cela lui "suggérait", il l'aurait prise pour folle… La lucidité traversant la folie pour mieux la renverser dans son contraire. L'absurde comme révélateur de la réalité. Le grand jeu… "De toute façon, le docteur, il a dit Vous avez le droit, c'est inaliénable, il a dit".
Quand les mots viennent à déraper, ils disent l'essentiel. Elle, elle se prépare pour être prête quand il viendra la chercher. Bien sûr, il a toujours quelque chose à faire, il dit qu'il passera demain. Mais au fond d'elle, elle a toujours l'espoir qu'il viendra, qu'il la prendra dans ses bras. Alors elle se tient prête chaque soir… Et puis soudain la lucidité troue la folie éveillée.
Mais la folie est une notion fragile, n'est-on pas toujours le fou de quelqu'un ? Alors L'été indien de Joe Dassin et ses mots bleus, "Tu sais je n'ai jamais été aussi heureux que ce matin-là", recolore sa vie pour faire effraction dans ses idées un peu sombres.
Et puis la lucidité cruelle la rattrape encore, cette fois sans échappatoire possible. Retirant sa perruque rousse, le visage ravagé, Maryse apparaît face à nous sans la protection du "dé-lire" qui la tenait jusque-là à l'abri d'elle-même. "La vie risque de passer, je n'aurais vu que du feu…". Noir. Personnage de papier, plus vrai que les copies du monde réel qui l'a inspiré, Maryse navigue à vue entre raison vacillante et folie lucide. Ce qu'elle nous dit dans sa verve qu'elle cultive comme un art de vivre et qui la fait tenir debout, nous touche au plus profond en rentrant en résonance avec des lignes de faille dissimulées sous le vernis de notre moi-peau policé avec soin.
Mais si "Mary's à minuit" est si convaincante, c'est qu'au-delà de l'humour mordant de l'écriture de Serge Valletti, elle a rencontré son double en son interprète. Quant à la mise en jeu proposée par Catherine Marnas, elle participe pleinement à la création troublante d'un univers à la fois féérique, ouvrant les portes d'une douce folie teintée de nostalgie diffusée par les chansons populaires des années soixante-dix, et porteur de vérités humaines enfouies. En effet, la logique souterraine à l'œuvre dans les épisodes de folie de l'héroïne shootée aux errances de son imaginaire débordant, a à voir avec nos existences réelles. L'absurde est bien plus sensé qu'on veut bien se le dire ordinairement.
"Marys' à minuit" Photo © Frédéric Desmesure. Texte : Serge Valletti. Mise en scène : Catherine Marnas. Avec : Martine Thinières. Scénographie et lumière : Carlos Calvo assisté de Clarisse Bernez-Cambot Laberta. Son : Catherine Marnas assistée de Jean-Christophe Chiron. Régie générale : François Borne. Construction décor : Nicolas Brun, Maxime Vasselin, Cyril Bablin. Costumes : Édith Traverso assistée de Kam Derbali. Texte publié aux Éditions L' Atalante. Durée : 1 h 05. À partir de 14 ans.
•Avignon Off 2019• Du 5 au 28 juillet 2019. Tous les jours à 11 h, relâche le mardi. Théâtre des Halles, Salle Chapiteau 4, rue Noël Biret. Réservations : 04 32 76 24 51. >> theatredeshalles.com
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June 17, 2019 6:36 PM
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Sur la page de l'émission UNE SAISON AU THÉÂTRE par Joëlle Gayot, sur France Culture LE DIMANCHE DE 15H30 À 16H00 Lien pour écouter l'entretien avec Pauline Bureau - 30 min.
Nous sommes en 1972 en France : Marie-Claire, 17 ans, est jugée pour avortement clandestin car, ne l'oublions pas, à cette époque avorter était illégal. Ne pas oublier : c'est un enjeu de Pauline Bureau qui met en scène "Hors la loi". Nous en parlons dans Une saison au théâtre.
Pauline Bureau (2019)• Crédits : © Nathalie Mazéas C’est l’intime qui amène le politique : le politique et militantisme, en ce qui concerne le féminisme mais aussi certainement d’autres engagements, c’est dans le corps que ça se passe, c’est là que l’engagement est le plus fort et le plus irréductible. Ce n’est pas la même chose de s’engager sur quelque chose de mental et sur son propre corps. Pauline Bureau
Vous pensiez avoir quitté l’âge des cavernes, en avoir terminé avec l’obscurantisme et tourné le dos aux mœurs rétrogrades ? Erreur. Regardez ce qui se passe en Alabama, aux Etats-Unis, en 2019.
En 2019, aux Etats Unis, Etat de l’Alabama, l’avortement est redevenu un crime sauf si la mère encourt un danger vital. L’IVG n’est plus autorisée, même en cas de viol ou d’inceste.
En France, actuellement il y a aussi un recul de la pratique de l'avortement, nous ne sommes pas tout à fait exemplaires. En France, une femme ne dispose pas encore de son corps comme elle le souhaite, il y a encore pas mal de monde pour lui expliquer ce qu'il faut qu'elle fasse avec son ventre. Pauline Bureau
Triste épisode et de sinistre augure qui nous ramène en boomerang vers la France, et les combats menés pour la légalisation de l’IVG, combats âpres, courageux, nécessaires, portés par Simone Veil et avant elle, par l’avocate Gisèle Halimi dont les propos résonnent avec force aujourd'hui encore :
« Nous voulons qu’en dernier ressort la femme et la femme seule soit libre de choisir. Nous considérons que l’acte de procréation est un acte de liberté et aucune loi au monde ne peut obliger une femme à avoir un enfant si elle ne se sent pas capable d’assumer sa responsabilité. »
"Hors la loi", écrit et mis en scène par Pauline Bureau (2019)• Crédits : ©Brigitte Enguérand, coll.CF Marie-Claire Chevalier a 15 ans. Elle est victime d’un viol et fait le choix d’avorter dans la clandestinité. C’est Gisèle Halimi qui sera son avocate lors d’un procès mémorable qui s’est tenu en 1972 au Tribunal de Bobigny.
En France, l’avortement concerne une femme sur trois, c’est donc une expérience communément partagée et au demeurant, on trouve très peu d’échos de cela, très peu d’échos au théâtre, on n’en parle pas. On parle de la vie, de la mort, mais quand elles deviennent concrètes - sang, fausse-couches, avortement, ces questions deviennent des angles-morts. Pauline Bureau
Cette histoire est entrée dans l’enceinte des théâtres. Écrite et mise en scène par Pauline Bureau, sur la scène du Vieux Colombier à Paris, une pièce intitulée Hors la loi zoome arrière sur le drame vécu par l’adolescente et le bascule de son cas personnel vers un enjeu universel.
Ce spectacle, remarquable, est au centre de notre émission et avec lui la façon dont le théâtre est à la fois mémoire, témoin et visionnaire des sociétés. Vous êtes bien dans une Saison au théâtre, vous y êtes avec Pauline Bureau.
J’avais envie et besoin de parler d’une grossesse qui n’aboutit pas, envie et besoin de parler d’agression sexuelle sur laquelle on ne met pas de mot car on ne sait pas en mettre. Pauline Bureau
"Hors la loi", écrit et mis en scène par Pauline Bureau (2019).• Crédits : ©Brigitte Enguérand, coll.CF A VOIR A DÉCOUVRIR Hors la loi, écrit et mis en scène par Pauline Bureau au Théâtre du Vieux Colombier, Comédie Française
"Avorter est toujours un drame, cela restera toujours un drame". Simone Veil prononce son discours en faveur du droit à l'avortement, à l'Assemblée Nationale le 26 novembre 1974 :
À ÉCOUTER AUSSI Réécouter Avortement : jusqu'à 99 ans de prison pour les médecins dans l'Etat de l'Alabama 16 MIN
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Le spectateur de Belleville
June 9, 2019 4:55 AM
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Par Pierre Pinelli dans Télérama - 05.06.2019 : Chaque année, des milliers de Japonais font le choix de disparaître dans la nature, sans laisser d’adresse. Au Théâtre de la Tempête, la comédienne Delphine Hecquet met en scène une pièce sur le phénomène qui touche la péninsule nippone.
En avril 2015, Delphine Hecquet s’est éclipsée. Douze jours au Japon pour un projet fou : interroger des Japonais sur le phénomène des « évaporés ». Chaque année sur l’archipel, un nombre effrayant d’individus — cent-mille selon la police — choisissent de disparaître sans laisser d’adresse. Ils s’évanouissent volontairement dans la nature. Certains ont même recours aux services d’« évaporateurs » !
De quoi susciter bien des questions, a fortiori chez une trentenaire native de Bordeaux, comédienne (formée au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique), auteure et metteuse en scène de théâtre, travaillée par le thème de l’identité. « Qui n’a pas imaginé une fois de claquer la porte sur sa vie ? L’évaporation est une rupture violente, le résultat d’un empêchement, d’une voie sans issue apparente… »
Briser le tabou À phénomène sidérant, approche hardie : Delphine Hecquet se rend sur place sans parler un mot de japonais. Elle rédige des questions qu’elle fait traduire et les soumet, face caméra, à qui comprend sa phonétique et accepte de briser le tabou. Sept quidams, c’est peu et beaucoup, ne s’enfuient pas en entendant l’impudente prononcer le mot « jōhatsu » (« évaporé »). Qui plus est, Delphine n’y comprenant goutte, devra attendre son retour pour faire traduire les réponses ! Tout cela aurait pu tourner au… vaporeux, s’il n’avait effectivement donné lieu à la création d’une pièce reprise en juin au Théâtre de la Tempête.
Ne parlons pas d’œuvre documentaire. N’imaginons pas plus percer le mystère de ces défections inouïes. « Je ne suis pas du tout spécialiste de ces questions, souligne Delphine Hecquet. Ce qui m’interpelle dans ce phénomène des évaporations, ce sont les fictions qu’il déclenche. J’ai écrit deux questionnaires, l’un pour évaporé et l’autre pour proche d’évaporé, en demandant à ces gens de choisir l’un des deux et d’imaginer les réponses. Il s’agissait d’inventer un personnage, ce qui les protégeait de toute confession trop intime. Pour ma part, foncer ainsi dans l’inconnu, aller jusqu’à éprouver mon propre sentiment d’évaporation, est la meilleure façon qui soit d’éveiller mon imaginaire. L’errance m’inspire. »
Comme peut happer ce vertigineux « jōhatsu », signifiant autant la disparition qu’il ne désigne le passage de l’état liquide à l’état gazeux. « Dans la pièce, une jeune femme fille dit de son père qu’il s’est évaporé et non pas qu’il a disparu. Il s’est métamorphosé comme l’eau se change en vapeur »
“Pourquoi reviens-tu ? Je ne t’aime plus, je t’ai trop attendue” Place donc à la fiction. Celle d’un journaliste français parti enquêter dans ce pays où l’échec se vit comme un déshonneur. C’est le fil rouge de la pièce et le regard occidental. À ses côtés sur scène, et à l’écran, interprétés par des comédiens japonais, des femmes et des hommes, plus là, toujours là. « Ceux qui restent m’intéressent sans doute plus que ceux qui sont partis. Quelles histoires s’invente-t-on pour accepter l’absence de l’autre ? Que faire du deuil impossible d’un évaporé ? Dans la pièce, il y a cette fille qui revient neuf ans après son évaporation. “Pourquoi reviens-tu ? Je ne t’aime plus, je t’ai trop attendue”, lui dit sa mère. »
Mêlant jeu dramatique, force poétique, scènes dansées et projections vidéo, la pièce est dite en japonais. Les surtitres en français sont projetés de manière à faire partie intégrante du décor. La marque d’un processus de création original. « A mon retour du Japon, j’ai dirigé les comédiens un mois en improvisation. Après quoi, j’ai pu écrire la pièce dans le cadre du Centre national des écritures du spectacle à Villeneuve-lès-Avignon. Le texte a ensuite été traduit en japonais. Les comédiens sont ré-intervenus. Il y a eu parfois de longues discussions. Certaines choses sont intraduisibles en japonais ou à l’inverse, difficiles à exprimer en français. De même qu’il n’a pas été évident de mettre en scène des acteurs dans une langue que je ne maîtrise pas du tout ! Il a fallu trouver par quels chemins passer. Quand on ne peut pas dire, on montre », sourit Delphine Hecquet qui creuse ainsi la question de l’identité. « C’est le sujet principal de la pièce. D’un côté, les évaporés choisissent de redéfinir leur identité. De l’autre, ceux qui restent, les proches, sont eux aussi forcés de se définir autrement, brutalement. En définitive, c’est une question universelle : comment nous construisons-nous ? »
A VOIR : Les Évaporés, texte et mise en scène Delphine Hecquet. Du 5 au 23 juin, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du champ de manœuvre, 12ème, du mar. au sam. à 20h30, dim. à 16h30, tarifs : 22 €, 16 €, 13 € et 10 €
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Le spectateur de Belleville
May 31, 2019 7:02 PM
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Par Philippe du Vignal dans Théâtre du blog - 30.05.2019 © Brigitte Enguérand, coll.CF
Hors la loi, texte et mise en scène de Pauline Bureau
Tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) en 1972, c’est à dire hier, pour certains d’entre nous et un temps déjà historique pour la plupart des spectateurs. L’avocate Gisèle Halimi défendait avec grand talent mais aussi courage et ténacité, Marie-Claire Chevallier, une jeune fille de seize ans, qui, violée l’année précédente par un garçon de son lycée, avait subi un avortement clandestin à l’époque car strictement interdit par la loi de 1921! Aucun autre choix possible! En France, quelques médecins ou gynécologues pratiquaient l’I.V.G. dans le plus grand secret et des tarifs élevés… Ou quand on avait beaucoup d’argent, ce qui n’était pas souvent le cas, il fallait aller faire un petit tour aux Pays-Bas, en Suisse ou en Angleterre. Ou se procurer via l’étranger un médicament abortif ou solution bien connue de toutes les femmes dans les campagnes, boire de l’infusion de rue censée provoquer des contractions pour expulser le fœtus. Bien entendu, la pilule-interdite en France était réservée à celles qui avaient le bonheur d’avoir des relations aux Etats-Unis. Quatre solutions impossibles quand on était pauvre, habitant en banlieue et sans relations. Avec donc, à la clé, des milliers de mortes par an, victimes d’hémorragie et/ou de septicémie, la société y compris des femmes et surtout les évèques de l’Eglise catholique à l’époque encore toute puissante, refusant de voir cet état de fait. Non, ce n’était pas au Moyen-Age (enfin si !) mais il y a à peine cinquante ans dans notre douce France…
Marie-Claire et sa petite sœur Martine vivent dans un petit appartement avec leur mère employée à la R.A.T.P. qui les élève seule. Dans l’insouciance de ses quinze ans, elle a des copains et un jour, un certain Daniel l’entraîne dans sa chambre, histoire de lui faire écouter un disque et la force à avoir une relation sexuelle avec lui. Un mois plus tard, verdict sans appel du médecin: Marie-Claire est enceinte mais ne veut pas d’enfant aussi jeune. La chaîne de solidarité féminine fonctionne et sa mère obtient assez vite d’une collègue, une «adresse», comme on disait alors. Un certaine Madame Bambuck arrive donc un jour dans l’appartement avec ses outils et pratiquera cet avortement en posant une sonde. Veuve et malade, elle a grand besoin d’argent, comme elle le dira plus tard au procès. L’affaire aurait pu peut-être s’arrêter là, mais, deux mois plus tard, le Daniel en question qui a maille à partir avec les flics pour une autre affaire, a peur d’aller en prison et, en échange de la destruction du P.V., dénonce Marie-Claire et sa mère qui seront menottées et placées en garde à vue comme leurs amies. La jeune sœur est confiée à une voisine… Vous avez dit sordide ? Fin de cette première partie…
Ensuite et heureusement, une jeune avocate Gisèle Halimi prend les choses en main, alors que vient de paraître dans Le Nouvel Observateur le manifeste des 343. Celui d’avocates comme elle, mais aussi d’écrivaines, enseignantes, actrices, journalistes… dont Ariane Mnouchkine, Delphine Seyrig, Simone de Beauvoir… qui déclarent avoir subi un avortement et/ou en avoir été complices. Elles réclament aussi le libre accès aux moyens anticonceptionnels et la liberté d’avorter. Du jamais vu et qui n’est pas du goût du Ministre de la Justice du gouvernement Chaban-Delmas qui ne comptait pas une seule femme, juste une secrétaire d’Etat, Marie-Madeleine Dienesch….au Ministère de la Santé publique et de la Sécurité sociale.
Gisèle Halimi (91 ans) qui a reçu il y a quelques années la Grand Croix de la Légion d’honneur, avait fondé en 1971 un mouvement féministe avec Simone de Beauvoir et Jean Rostand. Cette jeune avocate passionnée met alors au point, avec intelligence et sensibilité, une remarquable stratégie face aux quatre hommes de ce Tribunal correctionnel: ne pas pleurnicher, ne pas chercher à émouvoir mais passer à l’attaque et transformer ce procès en tribune contre une loi injuste qui tue autant de femmes: «Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements ! Croyez-vous que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là ? Ces quatre femmes devant ces quatre hommes.» Bien vu! Gisèle Halimi pointait le doigt avec habileté là où cela faisait vraiment mal: sur une réalité quotidienne, que la classe politique et judiciaire, composée presque seulement d’hommes, ne voulait pas voir. Un ami médecin hospitalier pleurait en nous racontant avoir vu dans les années 70 arriver des femmes avortées dans des conditions épouvantables et atteintes d’un tel degré de septicémie que l’on ne pouvait plus rien faire pour elles…
Au tribunal, on fait défiler à la barre les accusées mais l’avocate a aussi fait appel à des témoins comme Delphine Seyrig, Simone de Beauvoir : « »On exalte la maternité, parce que la maternité c’est la façon de garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage », un homme politique des plus clairvoyants, Michel Rocard, un grand chercheur et professeur Jacques Monod, Le professeur Paul Milliez,, médecin et catholique disant « qu’il n’y avait pas d’autre issue honnête ». « Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français.» Ils sont tous venus témoigner en faveur de Marie-Claire et des accusées et montrent que cette loi injuste est aussi ingérable: toute femme qui ne veut pas avoir d’enfant se fait avorter, même au péril de sa vie. Mission accomplie et haut la main. Le procès a un retentissement considérable avec de grandes manifestations de rue à Paris… Gisèle Halimi obtient la relaxe pour Marie-Claire, le sursis pour sa mère et la relaxe pour les deux amies complices. Simone Veil, deux ans plus tard, fera promulguer par l’Assemblée Nationale, malgré des torrents d’injures personnelles de certains députés hommes, le droit à l’interruption volontaire de grossesse… Voilà ce que raconte ce spectacle très ancré sur la réalité…Gisèle Halimi défendra aussi en 78, Anne Tonglet et Araceli Castellano, victimes d’un viol collectif: grâce à elle encore une fois, deux ans plus tard, le viol et les attentats à la pudeur n’étaient plus considérés comme des délits mais bien comme des crimes. Ce qui aurait dû être fait depuis longtemps.
Pauline Bureau s’est appuyée pour écrire ce texte sur une sources des plus sûres: le témoignage de Marie-Claire Chevalier et sur de nombreux livres, documents d’archives et minutes du procès de Bobigny. «Hors la loi, dit-elle, mélange les faits réels tels qu’on les lui a racontés ou tels qu’elle a lus, ce qu’elle a ressenti de cette histoire sans que cela ne soit jamais clairement dit et ce qu’elle extrapole, laissant libre cours à ses obsessions et son histoire personnelle. » Le procès de Bobigny avait donné lieu à un téléfilm en 2006 avec Anouk Grinberg et Sandrine Bonnaire mais à notre connaissance, n’avait jamais été porté à la scène. Et cela donne quoi, quand Pauline Bureau s’y met et dirige des acteurs du Français? Une incontestable réussite. On sent que le thème lui a tenu à cœur et qu’elle a mis toutes les chances de son côté en choisissant bien ses collaborations. D’abord, avec une scénographie exemplaire signée Emmanuelle Roy qui déjà travaillé avec elle à plusieurs reprises. Cela se passe d’abord dans une cuisine triste d’un HLM avec une grande fenêtre sur une cour minable, et on entrevoit deux chambres, puis celle de Daniel. Puis transformation complète avec une rare fluidité pour situer un commissariat, ou plus tard le Tribunal correctionnel. C’est très efficace et là-haut sur son nuage, Guy-Claude François, le scénographe d’Ariane Mnouchkine et qui l’a formée à l’Ecole nationale des Arts Déco peut être fier d’elle. Même choses pour les costumes d’Alice Touvet tout à fait exemplaires : on sent le tissu de qualité médiocre, la mauvaise coupe, les chaussures bon marché qui font mal aux pieds et le mal-être qui s’en dégage. Côté dramaturgie, le spectacle a un peu de mal à prendre son envol, sans doute à cause de dialogues un peu plats mais la metteuse en scène- et c’était indispensable- situe les choses avec une grande précision. Cela commence avec le récit d’un dame d’une soixantaine d’années (Martine Chevallier) celle qui a été autrefois la jeune Marie-Claire Chevalier, et avec des moments de la vie quotidienne de cette mère (Coraly Zahonero) qui élève seule Marie-Claire et Martine (Claire de la Rüe du Can et Sarah Brannens), puis la scène du viol, la relation affectueuse entre la mère accablée et la fille en proie à des vomissements, l’amitié et la complicité absolue de la voisine madame Duboucheix (Danièle Lebrun) qui l’aidera financièrement, l’arrivée puis l’intervention de Madame Bambuck, (de nouveau Martine Chevallier), une faiseuse d’anges assez inquiétante sous un aspect bienveillant. Dont on sent bien que sa présence est à la fois souhaitée et redoutée. Puis la convocation au commissariat de Daniel (Bertrand de Roffignac), interrogé par des flics aussi cyniques que brutaux (Alexandre Pavloff et Laurent Natrella) et leur irruption dans l’appartement en menaçant la jeune fille et sa mère… La réunion d’un comité féministe dans un petit bureau sous les toits où Gisèle Halimi reçoit des paquets avec un petit cercueil noir: ici tout est dit et sonne juste sans hyperréalisme et les interprètes (qui jouent souvent plusieurs rôles) dès qu’ils arrivent sur le plateau, sont tous remarquables et absolument crédibles. Grâce à un jeu sobre -aucune criaillerie- d’une parfaite unité et à une direction d’acteurs exemplaire.
Mais nous avons trouvé la suite encore beaucoup plus forte: elle reproduit en effet l’essentiel de cette lamentable affaire qui n’a pas grandi l’image de la Justice française. Décor de boiserie classique des tribunaux de l’époque la plupart construits au XIX ème siècle. Juste une barre et un banc pour les prévenus: l’adolescente, sa mère, ses collègues de la RATP et la femme qui avait pratiqué l’avortement. Avec leur accord, l’avocate transformera vite la défense en tribune et dénoncera l’injustice de la loi de 1920 interdisant l’avortement. Marie-Claire fut relaxée. Ce procès eut un retentissement considérable. Grâce à Gisèle Halimi et à plusieurs personnalités comme entre autres Michel Rocard, le prix Nobel de médecine Jacques Monod, grâce aussi au Manifeste des 343 dont la grande comédienne Delphine Seyrig… la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse fut adoptée trois ans plus tard…
Dans Mon Cœur (voir Le Théâtre du Blog) autour du scandale du Mediator, Pauline Bureau avait aussi mis en scène (voir Le Théâtre du Blog), l’histoire exemplaire d’une autre femme, Irène Frachon, ce médecin, lanceuse d’alerte qui avait dévoilé cette sinistre affaire dont avaient profité financièrement pas mal de gens. Ici, le personnage de Gisèle Halimi est incarné avec un jeu exceptionnel par Françoise Gillard. Quelle plaidoirie efficace où chaque mot est pesé. Pas de Président présent mais juste la voix de Laurent Natrella, un peu comme venue d’outre-tombe auquel l’avocate répond parfois avec une belle insolence. Belle idée de mise en scène qui laisse la part belle aux prévenus et aux témoins mais qui renforce aussi la puissance même invisible de la Justice. On voit ainsi à la barre Delphine Seyrig, Simone de Beauvoir apporter leurs témoignages et revendiquer comme Gisèle Halimi, être des hors-la-loi. Là aussi quels textes ! Et Michel Rocard, avec juste ce qu’il faut de caricature de sa fameuse diction, vient défendre admirablement la cause des femmes. Dont cinq mille mortes chaque année dans notre pays! des suites d’un avortement sans véritable stérilisation. Il y a enfin comme le professeur Monod ( Alexandre Pavloff) qui explique en détail sa position quant à la conscience du fœtus. Tout cela avec une grande dimension politique, alors que le Président et le Procureur posent des questions banales, voire déplacées…
On sent assez vite aussi que le Président va être dépassé par les événements et que la loi qu’il défend à tout prix, n’en a plus pour très longtemps à faire des ravages humains. Et pour une fois, les images vidéo de Nathalie Cabrol, celles des manifs de l’époque pour le droit à l’IVG sont d’une rare efficacité, comme l’envahissement des murs par les 343 noms projetés sur les murs des 343 femmes qui avaient signé le fameux manifeste…
Les procès historiques ont souvent été mis en scène au théâtre, notamment ceux de la Révolution de 1789. Mais aussi ceux qui ont trait aux grandes causes de la vie en société et aux rapports de dominant à dominé, à partir d’une histoire authentique qui a fait date dans l’Histoire. Ici, on a droit à une sorte d’avant Me Too… il y a encore en France des réactionnaires qui sont contre le droit à l’avortement, comme François-Xavier Bellamy, très à l’aise contre le droit à l’I.V.G : « Une conviction personnelle que j’assume ». Sans commentaires… Et en Pologne, pays encore dominé par l’Eglise catholique, ce n’est pas mal non plus : le nombre d’avortements légaux est passé d’environ 130. 000 dans les années 1980, à moins de 2. 000 dans les années 2010 : les Polonaises ont en effet recours à des avortements par pilule importées ou par opération clandestine, ou encore vont à l’étranger… L’histoire bégaie. Et l’Alabama a adopté le 15 mai dernier un texte très restrictif sur l’avortement, même s’il a de fortes chances de ne jamais pouvoir être appliqué. Et d’autres Etats américains comme le Missouri ont déjà voté pour une limitation des I.V.G.
Hors la loi est sans aucun doute un des meilleurs spectacles de la Comédie-Française depuis longtemps et le meilleur aussi créé cette saison et même s’il est un peu long (plus de deux heures), on ne s’ennuie jamais et il a été chaleureusement applaudi, toutes générations confondues. Et il peut agir comme une piqûre de rappel : aucun droit, nous le savons, n’est définitivement acquis, même en France, le pays des Droits de l’homme et donc de la Femme… Mais la salle est petite et Hors la loi ne se joue pas longtemps, mais on peut espérer que cette pièce fera l’objet d’une reprise et pourra aussi être vue en direct dans des cinémas comme d’autres de la Comédie-Française. Elle le mérite amplement.
Philippe du Vignal
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier (Paris VI ème). T. : 01 44 58 15 15
Le texte de la pièce paraîtra aux éditions Actes Sud-Papiers.
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Le spectateur de Belleville
May 24, 2019 5:19 PM
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Par Philippe du Vignal dans Théâtre du blog 22 mai 2019 Iliade, d’après Homère, mise en scène de Pauline Bayle
C’est la deuxième reprise à Paris de ce spectacle créé il y a déjà presque quatre ans. au Théâtre de Belleville, et dont nous avions déjà dit tout le bien Vingt-quatre chants et un peu plus de quinze mille vers d’une épopée pour dire les horreurs d’une guerre de Troie qui dure depuis neuf ans, et où on va croiser, pendant six jours et six nuits, les destins de mortels, ces fabuleux Grecs : Agamemnon, son frère Ménélas, Achille, Ulysse, Ajax le grand, Patrocle, Diomède, Hélène, des Troyens comme Priam, Hécube, Hector, Andromaque… et des immortels comme Zeus, Thétis, Héra, Poséidon. Cette épopée quelles qu’en soient les nombreuses adaptations, continue de faire rêver plus de vingt siècles après, au théâtre comme au cinéma…
Cela commence dans le hall du théâtre- vieille et efficace recette pour mettre le public de son côté- mais bon. On a droit à la fameuse colère d’Achille qui, dit Homère, « jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leur corps en proie aux oiseaux comme aux chiens ; ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus». A propos de cette fameuse Grecque, la belle Hélène, enlevée par Pâris, le Troyen, à Ménélas, frère d’Agamemnon le puissant roi grec.
Pauline Bayle, elle, a voulu, dès le début du spectacle, mettre l’éclairage sur le thème de la guerre qui, dit-elle, «pendant des millénaires, a constitué le prolongement naturel de l’être humain, une sorte d’issue certes fatale, mais inévitable de l’existence (…) où des héros mettent tout en œuvre afin d’échapper à leur condition de mortel, tout étant sans arrêt rattrapés par elle.» Quand elle a préparé son spectacle, elle ne pouvait encore prévoir cette autre guerre toute aussi violente que furent les attentats à Paris comme ailleurs… et qui ne semble pas près de s’arrêter ! Il y a aussi des chœurs où Pauline Bayle a repris des phrases de personnages comme Ulysse, Agamemnon, Diomède et Hector et d’autres glanées un peu partout dans cette extraordinaire épopée, comme ces mots étonnants d’Hélène au chant VI : « Zeus nous a chargés d’une mauvais part pour que plus tard, nous soyons chantés par les hommes qui viendront ». Le spectacle est aussi celui de récits de guerre comme ceux d’Ulysse et Agamemnon, Diomède, Hector, et de dialogues entre Hélène et son beau-frère Hector, entre Hector et Andromaque, ou encore Ulysse et Achille. Les dialogues entre les dieux: Héra, Poséidon, Aphrodite… proviennent eux d’improvisations et vont vers le burlesque, du côté de La Belle Hélène de Jacques Offenbach et de La Guerre de Troie n’aura lieu de Jean Giraudoux. Il y a aussi des récitatifs de listes de noms comme sur les monuments aux morts, ceux de la guerre de Troie que Pauline Bayle a repris mais en les accumulant. C’est efficace, les noms grecs sont si beaux mais parfois un peu long ! Enfin, elle aurait eu tort de se gêner; après tout, l’immense Eschyle l’avait fait avant elle, avec le récit du messager des Perses, pour le plaisir évident de faire entendre la liste de ces commandants perses, acteurs et victimes de cette guerre avec les Grecs.
Les interprètes ne sont plus les mêmes sauf une. Et cela fonctionne toujours ? (Le spectacle est parfaitement rodé) Mais parfois semble-t-il… un peu moins bien. Il y a surtout, vers la fin, des scènes formidables de vérité comme ce dialogue entre Hector et Achille. Et Pauline Bayle sait créer aussi des images très fortes, comme cette scène où Achille, le guerrier exemplaire asperge le sol avec le sang de deux éponges pressées. Là, avec quelques chaises, un peu de lumière et quelques effet musicaux mais surtout avec cinq jeunes comédiens efficaces, on entre dans le vrai théâtre. En privilégiant le récit oral sans que cela nuise jamais au jeu, Pauline Bayle confirme aussi qu’elle est une très bonne directrice d’acteurs. Ce que l’on aime moins : ces changements très rapides des personnages joués alternativement par filles et garçons qui donnent un peu le tournis … Ce procédé facile, très mode et qui a beaucoup servi, ne facilite en rien l’accès à cette lecture personnelle de l’Iliade et le spectateur non averti peut s’y perdre facilement, malgré la liste des personnages grecs et troyens collées au mur du fond… Belle et efficace idée. On remarquera au passage qu’il n’y a aucune femme chez les Grecs. Les acteurs habillés de noir, s’affublent parfois de perruques féminines. Pourquoi pas? En tout cas, ces costumes dans leur sobriété sont plus efficaces que ceux de L’Odyssée présentée juste après, et les éclairages aussi. Malgré ces réserves, cette Iliade, est jouée par de jeunes comédiens qui mouillent leur chemise et qui sont les mêmes dans Odyssée où on les entendait mal au soir de la première. C’est un spectacle intelligent, plein de générosité et d’invention et on y entend toute la force poétique d’Homère. Avec juste quelques accessoires comme un tapis rectangulaire de papier, une dizaine de seaux noirs et cinq chaises. La mise en scène, très rigoureuse et métaphorique n’est jamais bavarde et fait entendre la violence de la guerre téléguidée par les Dieux, c’est à dire sans que les mortels puissent vraiment en comprendre les raisons majeures. Quoi, hélas, de plus actuel ? Et le public, très jeune pour une fois, était très impressionné par ce beau travail théâtral et l’a applaudi chaleureusement. Notre amie Elisabeth Naud vous parlera très vite d’Odyssée, second volet de ce spectacle qui est aussi mis en scène par Pauline Bayle.
Philippe du Vignal
La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, Paris (X ème). T. : 01 40 03 44 30.
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Le spectateur de Belleville
April 27, 2019 8:09 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde le 26.04.2019 A l’affiche de trois pièces à la Comédie-Française ce printemps, la comédienne puise au plus profond d’elle-même les émotions de ses personnages.
Sourire radieux, classe naturelle, yeux bleus où passent des tristesses cachées, qui ne seront surtout pas affichées, délayées, livrées en pâture. Une forme de modestie foncière, à rebours de l’esprit actuel, qui consiste à se vendre en permanence.
Et pourtant, elle est en ce moment la prima donna de la troupe de la Comédie-Française, l’actrice dont tout le monde – les amateurs, les spécialistes, ses camarades de la troupe, Denis Podalydès en tête – dit : elle peut tout jouer. Une prima donna en jean et en pull, qui, dans la vie, cultive le naturel, la fraîcheur et la simplicité.
C’est Elsa Lepoivre, 46 ans, dans tout l’épanouissement d’un talent tranquillement mûri par l’amour profond du théâtre comme artisanat et comme art. Cette saison, à la Comédie-Française, elle aura simplement été à l’affiche de quatre productions : Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, où elle a repris le rôle-titre initialement tenu par Guillaume Gallienne ; Fanny et Alexandre, d’après Ingmar Bergman, mis en scène par Julie Deliquet ; Les Damnés, le spectacle créé par Ivo van Hove à partir du scénario du film de Luchino Visconti. Ivo van Hove qu’elle retrouve en cette fin de saison avec une nouvelle création, Electre/Oreste, à partir de deux pièces d’Euripide, où elle joue le double rôle de Clytemnestre et d’Hélène.
« Quand on sent véritablement le retour d’émotion, la catharsis que l’on provoque, c’est d’une force inouïe »
« J’ai voulu faire du théâtre, eh bien j’en fais ! », s’amuse cette grande gigue blonde, abonnée depuis quelques années aux rôles tragiques, mais qui n’aime rien tant que faire le clown en coulisses. Etre à l’affiche de quatre productions, cela signifie, dans le système de l’alternance propre à la Comédie-Française, jouer tous les soirs, et assurer jusqu’à quatre représentations le week-end.
Lire la critique : « Fanny et Alexandre » par la grande porte Une passionnante mosaïque de la condition féminine La définition de l’acteur comme « athlète affectif », selon Antonin Artaud, semble avoir été inventée pour elle : il ne s’agit pas seulement de se livrer à une performance, mais de réactiver à chaque représentation les émotions et les énergies propres à chacun des personnages, à la manière dont on le regarde, l’interprète.
En même temps, les rôles qu’endosse Elsa Lepoivre cette saison, à la suite de tous ceux qu’elle a joués ces dernières années, composent une passionnante mosaïque de la condition féminine, ce qui n’est pas tout à fait un hasard chez cette petite-fille d’institutrice féministe. De Lucrèce Borgia à Clytemnestre, à la fois monstres et victimes, de Sophie von Essenbeck dans Les Damnés (rôle pour lequel elle a obtenu le Molière de la meilleure actrice en 2016), manipulatrice machiavélienne, à Emilie Ekdhal, femme solaire prise au piège d’un mari pervers dans Fanny et Alexandre.
Pour des rôles pareils, il faut à chaque fois aller puiser en soi, au plus profond de douleurs, de pulsions et d’émotions intimes. « C’est tout sauf anodin, et cela ne laisse pas indemne, constate Elsa Lepoivre. Mais quel bonheur d’avoir cet exutoire… De pouvoir se servir de ses émotions pour les transformer et les offrir en partage. Je note que toutes les partitions que je joue cette saison sont des partitions de mères. Et cela me trouble, parce que c’est une chose que j’aurais aimé vivre, mais qui n’a pas été possible pour moi. C’est assez bouleversant, de me dire que grâce au théâtre je peux aller farfouiller là-dedans, et donner quelque chose de cela, le temps d’un spectacle. Quand on sent véritablement le retour d’émotion, la catharsis que l’on provoque – c’est flagrant avec Lucrèce, notamment –, c’est d’une force inouïe. C’est pour livrer quelque chose d’aussi intime que je fais ce métier. Mais je ne me noie pas dedans : après la représentation, je vais boire un coup pour me remettre de mes émotions. »
Une humanité inouïe Les vengeresses, les « monstresses », les diaboliques, les maléfiques, les pures victimes, les femmes qu’on oublie dans un coin, comme Catherine dans Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, qu’elle a interprétée sous la direction de Michel Raskine en 2008 : à toutes, elle donne une humanité inouïe, dans l’intelligence profonde du parcours de ces femmes, de ce qui les a menées là, à la violence, à la défaite ou aux seconds rôles de la vie.
Lire le portrait dans « M » : Elsa Lepoivre, le théâtre dans la peau Et c’est bien ainsi qu’elle aborde Clytemnestre, qu’elle retrouve après l’avoir jouée, dans la version de Sénèque, sous la direction de Denis Marleau, en 2011, et qu’elle répète, avec ses camarades (une distribution éblouissante : Suliane Brahim, Christophe Montenez, Denis Podalydès, Loïc Corbery…), sur un plateau que le metteur en scène flamand a voulu envahi par la boue.
« Ivo van Hove, qui, lui, part d’Euripide, ne voit pas Clytemnestre avec les yeux de la haine que lui portent ses enfants Electre et Oreste. Au contraire, il la voit comme une figure maternelle assez douce qui arrive chargée de son propre drame – avoir tué son mari Agamemnon parce qu’il avait sacrifié sa première fille, Iphigénie. Le spectacle raconte vraiment cet éternel drame des places occupées par chacun dans une famille, dans une fratrie, et ce qu’elles suscitent. »
Le tragique lui « colle à la peau » Comme tout(e) grand(e) comédien(ne), Elsa Lepoivre est bien une vivante bibliothèque des émotions humaines, qu’elle cultive et exorcise à travers le théâtre. Et elle aime les rôles de pure composition à la folie. Rien n’a pu lui faire plus plaisir que lorsque des spectateurs fidèles lui ont avoué ne pas l’avoir reconnue dans La Maison de Bernarda Alba, de Federico Garcia Lorca, où elle jouait la Poncia, une vieille servante de 70 ans, ou dans Les Ondes magnétiques, de David Lescot, où elle était irrésistible en animatrice de radio libre.
« J’adore ça, disparaître complètement dans les rôles. Je crois que j’aime l’autre – l’autre dans les autres, et l’autre en moi. Et j’aime la comédie, aussi, que j’ai beaucoup jouée à mes débuts avec Pierre Debauche. J’en plaisante régulièrement avec Eric Ruf, en lui demandant quand il compte me mettre dans un petit Feydeau… Mais voilà, depuis quelques années, le tragique me colle à la peau ». Sans doute parce qu’elle est capable de toute la démesure requise, en l’assortissant de multiples nuances.
Elle est actrice jusqu’au bout des ongles – des ongles qui, ce jour-là, sont vernis en orange, pour être assortis à la couleur du décor des Damnés, qu’elle jouera le soir. Le lendemain, elle enlèvera cette laque sophistiquée pour entrer dans la peau d’Emilie Ekdhal ou de Clytemnestre.
Elle ne s’interdit rien, y compris les rêves de jouer aussi des rôles d’hommes – après tout, le très conservateur tournant des XIXe et XXe siècles a bien vu Sarah Bernhardt interpréter Hamlet ou Lorenzaccio, et Maria Casarès le roi Lear, dans la pièce mise en scène par Bernard Sobel. Ni l’envie de jouer un jour le rôle de Gena Rowlands, une de ses idoles, dans Opening Night, de John Cassavetes. Une actrice qui joue une actrice, jouée par une actrice qui, dans la vie, n’a pas besoin de (sur)jouer l’actrice, tant elle l’est, profondément, avec autant de rigueur que de passion.
Elsa Lepoivre en dates 1972 Naissance à Caen
1995 Admission au Conservatoire national supérieur d’art dramatique
2003 Entrée dans la troupe de la Comédie-Française
2016 Molière de la comédienne pour Les Damnés, mis en scène par Ivo van Hove
2018-2019 Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, mis en scène par Denis Podalydès ; Fanny et Alexandre, d’après Ingmar Bergman, par Julie Deliquet ; Les Damnés, d’après Visconti, et Electre/Oreste, d’Euripide, par Ivo van Hove.
« Electre/Oreste », d’Euripide. Mise en scène : Ivo van Hove. Comédie-Française, Salle Richelieu, 1, place Colette, Paris 1er. Tél. : 01-44-58-15-15. A 20 h 30 ou 14 heures, en alternance, jusqu’au 3 juillet. De 5 € à 42 €.
Elsa Lepoivre est également à l’affiche des « Damnés » d’après Luchino Visconti, jusqu’au 2 juin, et de « Fanny et Alexandre », d’Ingmar Bergman, jusqu’au 16 juin, à la Comédie-Française.
Fabienne Darge Légende photo : Elsa Lepoivre à la Comédie-Française à Paris, le 19 avril. CLAUDE GASSIAN POUR "LE MONDE"
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Le spectateur de Belleville
April 21, 2019 7:30 AM
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Trissotin ou Les Femmes savantes de Molière, mise en scène de Macha Makeïeff
Nous vous avions déjà parlé il y a trois ans déjà de ce spectacle au titre d’origine qui, depuis, a été joué un peu partout en France. Les jeunes Clitandre et Henriette s‘aiment mais Philaminte, la mère de cette dernière, et sa belle-sœur Bélise, admirent Trissotin, mauvais poète (et une sorte de cousin de Tartuffe). qui lorgne l’argent de cette famille bourgeoise. Le beau Clitandre en a pincé longtemps pour l’intelligente Armande mais elle l’a repoussé. Il s’est alors consolé avec sa sœur Henriette et ils veulent se marier… Bien entendu, Armande, jalouse, cherche à empêcher le mariage des amoureux. Le mari de Philaminte, Chrysale et son frère Ariste, sont, eux, plus lucides et favorables à ce mariage mais lâches et impuissants devant cet hypocrite pantin tout en noir aux cheveux très longs qui les fascine. Et Chrysale a bien du mal à contredire Philaminte qui veut absolument offrir sa fille à Trissotin.
Trois contre trois! Qui va gagner? L’intelligente Armande est, elle, jalouse de voir sa sœur s’envoler avec son ancien amoureux et semble vouloir régler ses comptes. Le mariage d’Henriette et Clitandre est donc compromis mais Chrysale, devenu enfin plus ferme, tiendra enfin tête à sa femme, avec l’aide de Martine, la servante renvoyée par Philaminte (car elle ne respectait pas les règles de la grammaire !) et qu’il a réengagée. Ariste, lui, en bon deux ex-machina, arrivera à prouver, (mais grâce à de faux documents !), la duplicité de Trissotin qui sera ainsi mis en échec. Et Henriette pourra donc épouser son cher Clitandre…
Cette comédie écrite par Molière en 1672, donc un an avant sa mort, a quelque chose d’assez amer. Mais c’est surtout une satire de ses contemporains où il dénonce une société corsetée. Et le grand dramaturge met habilement le doigt où cela fait mal: la misogynie, les méandres de la sexualité mais aussi l’évidence de la libido chez la célibataire endurcie mais érotomane de cette folle de tata Bélise, tout cela sur fond de dot et de placements d’argent. Dépassée, et totalement vieillotte, cette histoire? Que nenni ! Cela rappelle l’histoire de ce Thierry Tilly qui dut répondre de séquestration et violences volontaires sur personne vulnérable et d’abus frauduleux. Il y a quelques années, il était arrivé à détourner argent et château d’une riche famille bordelaise où il s’était introduit…
Molière montre ici le délire d’une mère et de sa fille, sous l’influence d’un gourou faux intello, séducteur ridicule. Mais ce dangereux stratège vise aussi la dot d’une des filles pour arriver à ses fins et profiter cyniquement d’un confort bourgeois: «Pourvu que je vous aie, il n’importe comment». Cela a au moins le mérite de la clarté et nous rappelle étrangement les mots cyniques d’un ami de nos parents:« L’une ou l’autre, qu’importe, c’est la maison qui m’intéresse. »
Et notre grand auteur parle aussi d’une nécessaire émancipation des femmes et a écrit une pièce aussi souvent comique que pathétique, où fleurissenrt mensonges, stratégies amoureuses ou pseudo-amoureuses, manipulations et surtout incapacité du père à prendre ses responsabilités. La critique sociale est virulente quand il montre cette maisonnée où tout part en vrille et où on est parfois tout proche de la folie pure et d’un désastre final avec une jeune et belle Henriette, possiblement sacrifiée, par bêtise, à Trissotin.
Macha Makeïeff a composé une sorte de galerie de personnages à la fois pittoresques, ridicules et parfois touchants. Et il y faudra, comme dans Tartuffe, un coup de théâtre avec l’astucieuse manipulation d’Ariste pour rétablir un ordre social en faillite. «Toquée, comme elle dit, de Molière, la metteuse en scène avoue être fascinée par cette langue «si forte, puissante et difficile, inventive et musicale, écrite en alexandrins sonores». Et elle a parfaitement réussi à faire entendre cette «pièce immense». En mettant surtout l’accent sur le personnage de Trissotin et en montrant comment ces femmes intelligentes, sont soumises soit aux délices d’un certain pédantisme, soit au sexe, à la puissance maternelle, à la jalousie, et qui veulent se faire une place dans un monde d’hommes…Bref, personne n’est épargné: les femmes sont souvent manipulatrices comme Trissotin, et les autres hommes, toutes générations confondues, assez peu courageux…
Tout cela, bien vu et finement interprété. La metteuse en scène bouscule les repères traditionnels et a situé les choses plutôt du côté de la farce, dans les années 60 : costumes déjantés et gags en série séries, comme ce téléphone mural qui ne fonctionne pas, et une scénographie qui rappelle celles des spectacles qu’elle avait conçus et mis en scène avec Jérôme Deschamps. Avec, entre autres, des portes battantes comme celles de leur fameux Lapin-Chasseur.
Sur le plateau, très second degré comme dans nombre de leurs spectacles précédents, une vingtaine de chaises, fauteuils et banquettes disparates et souvent d’une rare laideur (cela a depuis été souvent copié (voir dans Le Théâtre du blog, La Volupté de l’Honneur). A cour, une sorte de laboratoire vitré où Philaminte et Bélise se livrent à des expériences de chimie. Bélise notamment verse un liquide transparent dans une éprouvette, qui, en se transformant en fumée blanche, prend la forme d’un phallus !
Où en est ce spectacle quelque trois ans après? Il y a grosso modo, les mêmes et grandes qualités. Macha Makeieff sait diriger ses comédiens et Marie-Armelle Deguy est toujours aussi remarquable en Philaminte, comme Geoffroy Rondeau (Trissotin) à la formidable présence, Karyll Elgrichi réussit à imposer brillament le personnage secondaire de Martin) et Vanessa Fonte crée un belle et fragile Henriette. Mais ce n’est plus Thomas Morris, comédien et chanteur lyrique qui joue Bélise mais Anna Steiger :excellente, comme Vincent Winterhaller (Chrysale). Tous sont absolument crédibles et attachants, même quand ils sont ridicules, dès qu’il entrent sur le plateau, et le plus petit rôle est bien tenu, avec une belle unité de jeu et de solides arrangements musicaux de Jean Bellorini. Et le spectacle commence plus vite.
Du côté des réserves, il y a toujours des gags inutiles et Macha Makeieff aurait pu épargner à son Arthur de fils, de nettoyer les vitres très en hauteur debout sur une échelle ou de trimballer sans raison des valises, en entrant et sortant sans cesse par des portes battantes. Et il y a toujours des expériences de chimie un peu longuettes comme le dialogue entre Trissotin et Vadius qui aurait pu être un peu coupé, et cette étagère toute en hauteur et chargée de livres qui se décroche comme dans la plus pure tradition des Deschiens. Comme si Macha Makeieff semblait ne pouvoir résister à s’emparer d’un gag. Rien de grave mais cela casse un peu le rythme et pollue visuellement un travail de grande qualité…
Mais presque quatre siècles plus tard, la pièce reste d’une rare intelligence, grâce à Macha Makeïeff qui n’a en rien triché, comme le font souvent les metteurs en scène quand ils essayent de monter des classiques. On sent qu’elle aime vraiment Molière. Mais là dans cette salle pas très sympathique, il faudrait d’autant plus qu’elle resserre les boulons : il y a parfois de sérieuses baisses de rythme et la diction est parfois un peu relâchée… Macha Makeïeff avait eu raison de faire appel à Valérie Bezançon qui avait fait travailler les alexandrins de ce texte fabuleux Mais on ne voit plus son nom dans le programme Par ailleurs, le bas du décor est devenu sale et mériterait un coup de peinture : il n’y a pas de détails dans une mise en scène réussie…
Malgré ces réserves, Macha Makeieff, trois ans après, continue à gagner le tiercé : nous offrir de très bons comédiens, nous faire rire (ce n’est pas un luxe en ce moment : on est à deux pas de Notre-Dame !) et nous faire entendre cette langue française formidable qui nous appartient à tous. Comme un trésor vivant, sans que nous en soyons toujours bien conscients, avec, ici, jeux de mots savoureux à la clé: «Quand on se fait entendre, on parle toujours bien, dit Martine à Bélise qui réplique: « Veux-tu toute ta vie, offenser la grammaire? » Ce à quoi, Martine lui répond : «Qui parle d’offenser grand’mère ni grand’père ? » Et Chrysale avoue : «Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.»
Le public, (pas très jeune, malheureusement: les places ne sont pas données!), est ravi. Allez (re) découvrir cette pièce montée en farce. Et entendre notre langue, comme disait Antoine Vitez. Alors que des slogans imbéciles en anglais continuent à s’épanouir sur les affiches publicitaires du métro. Ce qui ne paraît déranger en rien les ministres de la Culture qui se sont succédé depuis quelques années…
Philippe du Vignal
Jusqu’au 10 mai, La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, Paris (X ème). T. : 01 40 03 44 30.
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