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Le spectateur de Belleville
January 30, 2023 5:11 PM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 30 janvier 2023 Un théâtre cardiaque de Caroline Guiela Nguyen, en complicité avec Aurélie Charon, éditions Actes Sud, 2023. Un théâtre intense et acharné en quête de voix et de récits manquants, un théâtre d’émotion qui s’affirme comme tel, un théâtre populaire qui se doit de représenter des pans entiers du monde absents des plateaux, ainsi le théâtre cardiaque de Caroline Guiela Nguyen, où s’intriquent parcours intime et poids historique, deuil et fraternité, amour et exil, fiction et réel. Fille d’une Vietnamienne et d’un pied-noir, Caroline Guiela Nguyen fait le pari de régénérer le théâtre, et signe, avec ce livre, son manifeste artistique. Avec la complicité d’Aurélie Charon et en donnant la parole à ses équipes artistiques, l’auteure fait entendre avec force les pulsations qui font battre ses mises en scène et son écriture ancrée dans la réalité d’un présent habité par l’Histoire. Ses pièces, Kindheitsarchive, pièce sur l’adoption internationale, FRATERNITE, Conte fantastique, SAIGON …sont jouées dans plus de quinze pays dans le monde. Caroline Guiela Nguyen est auteure, metteuse en scène et réalisatrice. D’abord étudiante en sociologie, elle intègre l’école du Théâtre National de Strasbourg et à sa sortie en 2009 fonde la compagnie Les Hommes Approximatifs. Soucieuse de mettre au plateau des visages et des corps habituellement absents – oubliés ou marginalisés -, d’imaginer avec eux de grands récits de fiction, la compagnie Les Hommes Approximatifs part longuement en recherche de ses comédiens, professionnels comme amateurs. Convaincue de la puissance de la fiction, attentive à raconter le monde tel qu’il se présente. Caroline Guiela Nguyen écrit toujours en amont, en immersion dans des lieux qui captent les problématiques de notre époque, au contact de celles et ceux qu’elle nomme « experts de nos réels ». Le 19 décembre 2022, elle est nommée directrice du Théâtre National de Strasbourg et prendra ses fonctions en septembre 2023. « Caroline Guiela Nguyen invente un nouveau monde avec des univers, des langues, des grammaires, des futurs qui ne se ressemblent pas. Sur le plateau de FRATERNITE, Conte fantastique, treize comédiens parlent le bambara, le tamoul, l’arabe, le vietnamien, l’anglais ou le français. Certains jouent sur un plateau de théâtre pour la première fois. (…) Caroline Guiela Nguyen, dans ses spectacles, occupe des espaces: une chambre dans Se souvenir de Violetta, un appartement dans Mon Grand Amour, une salle des fêtes dans Le Bal d’Emma, un restaurant dans SAÏGON, un centre de soins et de consolation dans FRATERNITE, Conte fantastique. Le lieu fait parler, puis écrire. (…) » Et à chaque fois, il y a beaucoup à dire. De son côté, Aurélie Charon est animatrice radio depuis 2011. Elle a collaboré avec Vincent Josse sur France Inter et a présenté L’Atelier intérieur et Une vie d’artiste sur France-Culture. En 2013, elle crée RADIO LIVE, une nouvelle génération au micro, une expérience radiophonique et documentaire sur scène. Depuis 2017, elle anime et produit Tous en scène, sur la même station. Son premier livre, C’était pas mieux avant, ce sera mieux après, a paru aux éditions de l’iconoclaste, en 2019. Journaux et carnets de travail, lettres et entretiens avec partenaires, comédiens et interprètes, le regard de Caroline Guiela Nguyen s’inscrit pleinement dans l’immédiat d’un monde en mutation. Véronique Hotte Un théâtre cardiaque de Caroline Guiela Nguyen, en complicité avec Aurélie Charon, éditions Actes Sud, 2023. https://www.actes-sud.fr/catalogue/theatre-arts-du-spectacle/un-theatre-cardiaque Caroline Guiela Nguyen présente le livre (vidéo)
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Le spectateur de Belleville
January 26, 2023 10:12 AM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 25 janvier 2023
Kingdom, texte (Edit. Actes Sud-Papiers, 2021), librement inspiré de Braguino de Clément Cogitore, et mise en scène de Anne-Cécile Vandalem.
Un spectacle de théâtre et de cinéma inventif qui invite la Nature sur le plateau de scène : maisons en bois, rivière qui coule sur le devant de scène, grands arbres conifères à jardin, chants des oiseaux et tressaillements des petites bêtes sauvages dans les fourrés, sans oublier les deux chiens, qui arpentent les lieux, comme s’ils étaient chez eux, sans public en position d’observateur.
On aurait envie de pénétrer dans la petite maison aux petits rideaux de tulle et s’installer avec ses habitants autour de la table de bois, tous serrés les uns contre les autres comme la famille entière.
Les personnages semblent vivre dans un autre temps et dans d’autres rêves, vêtus de chemises de bucheron et portant barbe de sage, de jeunes enfants auprès d’eux, ouverts à la vie. Les anciens racontent des histoires d’enfance et de légende, de vrais contes en images vécues. Et les enfants courent dans les environs ou se tiennent la main, à l’écoute des grands- dont le grand-père, le père et oncle, la mère et tante. Les enfants ramassent du bois, si l’un triche en volant à l’autre son dû, il doit se soumettre une réparation – échange et partage : une ville presque idéale…
D’un côté la forêt, et au-delà de la barrière, le territoire de l’autre. Partie aux confins de la taïga sibérienne pour fuir le bruit du monde et reconstruire un mode de vie idéalisé, une famille, rejointe par sa branche cousine, est rattrapée par tout ce à quoi elle tentait d’échapper.
Entre guerre de territoires, braconnage, incendies, et une vie qui doit composer avec la nature et les animaux sauvages, se joue un drame épique, un conflit ancestral. Librement inspiré du film documentaire Braguino de Clément Cogitore, Kingdom – dernier volet d’une trilogie commencée avec Tristesses et Arctique – traverse trois décennies d’une histoire familiale, sous le regard d’une équipe de cinéma passée par là.
Une lutte sans merci pour la survie, un royaume dans la forêt vu à hauteur d’enfants. Á travers l’épreuve de cette nouvelle génération, captive d’affrontements qu’elle n’a pas choisis, la metteuse en scène Anne-Cécile Vandalem conte l’échec d’une utopie, d’une communauté impossible, un monde en train de disparaître et que les plus jeunes devront réinventer.
Anne-Cécile Vandalem est metteuse en scène, auteure et actrice belge. Elle fait de la fiction son genre de prédilection et s’engage dans la mise en scène et l’écriture en 2003. En 2016, Tristesses, le premier volet de sa trilogie sur la fin de l’humanité est présenté au Festival d’Avignon. Avec ce premier opus, elle impose un style, à mi-chemin entre théâtre, cinéma et musique, qui interroge notre capacité d’action sur le réel. En 2018, elle crée Arctique, le second opus de sa trilogie.
Aujourd’hui, elle présente Kingdom, le dernier volet de l’ensemble, soit l’histoire de deux familles qui se sont extraites du monde moderne pour vivre en paix avec la nature. Mais au bout de quelques années passées dans un environnement aussi hostile que merveilleux, les méfiances et les ressentiments débordent. Le partage du territoire est jugé inéquitable et le sort semble s’acharner sur l’une des deux familles. Les coutumes des uns et les pratiques des autres mettent en péril l’équilibre déjà fragile de cette nouvelle société…
Puis un jour, une barrière est posée entre les deux familles. La guerre est déclarée. A quelques mètres du champ de bataille, les enfants assistent à ce monde en train de disparaître. Sous l’oeil d’un réalisateur, la tragédie se raconte…
Histoire de retour à la vie sauvage, de canards siffleurs, d’yeux scrutateurs tournés vers la rivière, de guerres familiales, d’hélicoptères, de braconniers, d’incendies.
Ce dernier volet de la tragédie d’Anne-Cécile Vandalem traite de l’échec temporel ou comment le futur ne peut plus résonner avec la promesse d’un monde meilleur, un sujet abordé à travers le regard des enfants qui seront les adultes de ce futur en question. Au cours de ses recherches, elle a découvert le travail de Clément Cogitore intitulé Braguino ou La Communauté impossible.
Selon leur génération, les membres de la famille sont pris en étau, entre deux manières d’appréhender l’espace et le temps. Or, tous partagent le temps de l’action – le temps présent de la Taïga, un moment durant lequel on ne peut pas s’apitoyer sur son sort. A la fin de l’été, on finit les activités qui détermineront le bon maintien des moyens de subsistance pour les saisons difficiles…
Kingdom est le royaume pour lequel les deux familles se sont extraites du monde, la promesse d’une paix trouver. Il est le territoire érigé par la première famille, partagé avec la seconde, le lieu où se joue la tragédie, le récit jamais écrit par le père, et celui qui se joue au théâtre.
L’arrivée d’une équipe de cinéma est le point de départ du récit. Ils ont pris contact avec la famille avec le désir de réaliser un film. La famille a accepté de les rencontrer s’ils choisissent leur camp. Ils devront renoncer à rencontrer l’autre famille : ils n’auront qu’une seule version de l’histoire.
Les personnages de l’histoire entretiennent un rapport animiste au monde : leur rapport à l’animalité, leur gamme de sensibilité au vivant, sont immenses. Ils représentent une « géo-poétique ». La nature est pour eux la condition nécessaire de leur survie, une puissante alliance avec la multiplicité du vivant pour préserver l’équilibre. Ils permettent le décentrement du regard : ils habitent autrement le monde, et surtout pas en conquérants.
Tout est mouvement permanent, et quand le feu détruira tout, ils devront fuir. Ils quitteront la Taïga couverte de cendres.
S’impose tangiblement sur le plateau la présence des quatre enfants et de deux jeunes adultes. Les enfants ont l’âge de la génération de leurs parents quand leurs grands-parents les ont extraits de la civilisation, les projetant dans un mode vie non choisi. Résister ou échapper à leur condition, les jeunes adultes s’y emploieront, l’un par la fuite, et l’autre par l’amour.
Ils sont tous dépositaires d’un héritage trans-générationnel face auquel ils devront se positionner.
A travers ce regard de la jeunesse, est déployé le regard de celle d’aujourd’hui, la « sacrifiée » qui observe le vieux monde mourir, sans être abattue ni désemparée, « ébranlée de se voir confier la responsabilité de sauver un monde que leurs parents n’ont pas réussi à préserver ».
Le spectacle se raconte du point de vue du réalisateur et des séquences tournées en direct. Tour à tour, sous l’oeil de la caméra, les membres de la famille se découvrent, ils témoignent de leur arrivée, de leurs souvenirs, racontent leur présent et leur futur de plus en plus difficile à percevoir.
La pièce alterne les séquences vidéo – interviews et portraits filmés dans l’intimité de la maison de la famille, plans de la nature…- et les scènes de vie du réalisateur et des membres de la communauté, de la découverte de l’utopie au témoignage criant de son échec.
La musique composée par Pierre Kissling et Vincent Cahay est une présence essentielle au spectacle – éléments concrets de la scénographie sonorisés – eau qui goutte, volet qui claque, mobile entraîné par le vent, bruissement des arbres, instruments détournés, réinterprétés par un musicien en salle. La forêt primaire en tant que protagoniste existe.
Avec Arnaud Botman, Laurent Caron, Philippe Grand’Henry, Épona Guillaume, Zoé Kovacs et Federico D’Ambrosio, Leonor Malamatenios – équipe de réalisation. Et les enfants Léonie Chaidron, Juliette Goossens, Isaac Mathot, Daryna Melnyk, Ida Mühleck, Eulalie Poucet, Noa Staes, Léa Swaeles et les musiciens Vincent Cahay, Pierre Kissling.
Dramaturgie Sarah Seignobosc. Scénographie Ruimtevaarders. Lumière Amélie Géhin. Vidéo Frédéric Nicaise. Son Antoine Bourgain. Costumes Laurence Hermant. Maquillage Sophie Carlier.Assistanat à la mise en scène Pauline Ringeade et Mahlia Theismann.
Une nature sauvage, hostile et dangereuse : éléments qui indiquent le temps qu’il fait, chant des canards sauvages, cris des chiens annonciateurs d’une menace, bruits d’hélicoptère, fantômes passés, vivants et morts, battements de coeur de la vie, de l’oncle nommé Sioux, sa pulsation.
Le public est à la fois enchanté et ravi, inquiet et troublé par les ressorts inconnus de l’homme dont on voit que tous les enfants à venir, lucides et clairvoyants, auront un monde à préserver et à défendre.
Véronique Hotte
Du 31 janvier au 19 février 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, à L’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier 75017-Paris. Tél : 01 44 85 40 40 Crédit photo : Christophe Engels.
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Le spectateur de Belleville
January 14, 2023 8:13 PM
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Par Cristina Marino dans Le Monde - 14 janvier 2023 Le spectacle « Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement », créé en septembre 2021, est une réflexion sur les violences faites aux femmes.
Lire l'article sur le site du Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/01/14/au-mouffetard-a-paris-agnes-limbos-manipule-objets-et-symboles-pour-denoncer-les-feminicides_6157870_3246.html
Tout semble fait pour intriguer, et dérouter, dans la création – présentée pour la première fois en septembre 2021 au Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières (Ardennes) – de la Belge Agnès Limbos, virtuose du théâtre d’objets et fondatrice en 1984 de la compagnie Gare Centrale. Son titre lui-même, Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, que l’on croirait tout droit sorti d’un journal intime ou d’une confession dans une émission de télé-réalité. Mais aussi son dispositif scénique, qui confronte le public, dès son entrée dans la salle, à un corps de femme gisant sur la scène, tel un pantin désarticulé, avec son manteau de fourrure, son sac à main et une seule chaussure. Immobile, la « morte » semble assister à l’installation des spectateurs qui n’interrompent guère leurs conversations face à cette présence inhabituelle. Avant même le début de la représentation, le ton est donné : Agnès Limbos sait jouer à la perfection sur le décalage, le second degré, l’humour noir pour créer une sensation de malaise diffus mais omniprésent. Interpellé par une voix off, le « cadavre » (Agnès Limbos elle-même) finit par se relever, et semble ne plus savoir ni qui elle est ni où elle se trouve. Commence alors une sorte de Cluedo grandeur nature dans lequel ce personnage va tenter de comprendre comment il en est arrivé là, gisant au sol sous les yeux du public. Sont explorés successivement les multiples scénarios, inspirés des faits divers les plus glauques, qui ont pu conduire à la mort de cette femme : a-t-elle été tuée par son mari, par un amant de passage, par un cambrioleur surpris en flagrant délit… ? Est-elle une épouse infidèle ou délaissée, une célibataire, une séductrice… ? Comment a-t-elle été assassinée, à coups de couteau, de hache, ou – plus insolite – de gigot congelé, noyée dans sa baignoire, poussée du haut d’une falaise… ? La mise en scène mêle théâtre d’objets (Agnès Limbos manipule sur une table plusieurs accessoires miniatures évoquant la vie quotidienne d’une femme au foyer, la machine à laver, la baignoire, la coiffeuse, le lit, etc.), narration – entrecoupée de messages enregistrés, notamment de loufoques cours d’apprentissage de l’anglais type méthode Assimil – et apparition de différentes silhouettes (entre autres celle d’un homme qui pourrait être l’assassin). Un puzzle macabre Le public se trouve ainsi confronté à un puzzle macabre où les différentes pièces s’imbriquent les unes dans les autres pour aboutir toujours au même résultat : la victime finit par mourir. Un peu comme si les violences faites aux femmes se répétaient sans fin, quel que soit le scénario envisagé. Agnès Limbos remonte jusqu’aux sources symboliques de ces violences, jusqu’à l’enfance (plusieurs fillettes apparaissent sur scène comme autant de doubles de la femme assassinée et de proies potentielles pour des prédateurs en tous genres). Elle se joue aussi habilement des clichés et stéréotypes sexistes véhiculés par certaines versions à la Disney de contes comme Blanche-Neige ou Cendrillon à travers des objets ou personnages très connotés, comme la chaussure, la pomme, le prince charmant (qui finit par se transformer en violeur)… Même s’il peut déranger parfois par la radicalité de sa mise en scène, le spectacle d’Agnès Limbos a le mérite d’aborder de front un sujet délicat, et de faire rire (souvent jaune) de situations tragiques. La comédienne y déploie avec brio son humour grinçant et sa virtuosité à manipuler les objets du quotidien pour évoquer, avec ces quelques accessoires tout simples, une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Cristina Marino Voir la vidéo de présentation Légende photo : Agnès Limbos lors d’une représentation du spectacle « Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement », par la compagnie Gare Centrale, en août 2021. NICOLAS MEYER
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Le spectateur de Belleville
January 14, 2023 6:31 PM
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Par Véronique Hotte dans Webthéâtre - 14 janvier 2023 A Kiev, en 2015, Lucie Berelowitsch, directrice du Préau - CDN de Normandie - Vire, avait créé Antigone, un projet franco-ukrainien composé d’une équipe artistique ukrainienne et française. Les Dakh Daughters y jouaient le chœur, et l’une d’entre elles, le rôle d’Antigone. La tournée en France a débuté en 2016, et en 2021, la reprise d’Antigone, à la Grande Halle de la Villette, n’a pu se faire vu la pandémie : la période de tournée s’est transformée en création des Géants de la montagne. Une drôle d’histoire qui a trait au théâtre et à l’art, en général, domaine que privilégie l’oeuvre de Pirandello. Qu’est-ce que le rêve ? Qu’est-ce que la réalité ? Où est la vérité ? Où se tient la fiction ? Est-on soi ou bien endosse-t-on le rôle d’un personnage ? Qu’est-ce que « être » ? Une actrice-comtesse veut donner vie à l’oeuvre d’un poète mort et aimé, sacrifiant temps et biens, menant une existence errante. Avec le Comte et les fidèles de sa troupe de comédiens, elle arrive sur une île, en quête d’un théâtre : ils parviennent au frontispice d’une villa abandonnée. La scénographie d’Hervé Cherblanc est somptueuse qui retrace pour le regard les vestiges intérieurs d’une demeure jadis cossue, dont il ne resterait que les traces d’un faste révolu - petits escalier intérieur, galerie au premier étage, panneaux transparents et colorés, répartis çà et là, comme emboîtés les uns dans les autres, un patchwork indéfinissable avec ses dalles, sa marqueterie au sol. Surélevé, un petit promontoire mobile - podium encastré pour les musiciennes -, qui fraye avec les branches ancestrales et pénétrantes d’un arbre noueux au rôle de veilleur. La Villa « Scalogna » - « La Poisse » - abrite un groupe hétérogène, marginal, mystique ou idéaliste : des réfugiés au sens propre et figuré, puisque Les Dark Daughters - un groupe cabaret-punk féminin - qui fuient la guerre en Ukraine, dans la mise en scène de Lucie Berelowitsch, endossent leurs rôles à la fois de comédiennes et de musiciennes - la communauté pirandellienne. Ces femmes, accompagnées d’un homme mutique, ont investi les lieux, font de la musique, rêvent, protégées autour de Cotrone, un maître de cérémonie loufoque, marionnettiste, prêchant l’illusion et l’imagination souveraine, mettant à disposition pantins, effigies et marionnettes. Et chacun y va de son existence, s’exprimant en déclamant, en chantant, en jouant d’un instrument. Ces « parias » sont les seuls interlocuteurs des comédiens, invitant les acteurs à rester avec eux. Tous déploient devant leurs yeux leur monde magique où l’imagination crée tout - la découverte d’un entre-deux-mondes où s’accomplissent danses, déclamations poétiques et musiques. La pièce est une partition de musique live et de sonorités électroniques, composition des Dakh Daughters, entre musique traditionnelle, rituelle et rock, avec piano, batterie, contrebasse, violoncelle, violon, guitare électrique : révélation de la grandeur et la misère d’un petit théâtre de tréteaux. La comtesse Ilse refuse d’abandonner son projet de représenter en public La Fable de l’enfant échangé. Cotrone propose à la troupe de la mener chez les géants de la montagne, pour y jouer la pièce. L’acte III s’achève sur les paroles d’une comédienne de la troupe, qui entend le fracas des géants descendant de la montagne : « J’ai peur... j’ai peur. » Dans le final jamais écrit, les comédiens se font tuer par les serviteurs, incapables de comprendre le prodige de l’Art. Inventer la vérité est la devise de Cotrone, un plaidoyer pour la liberté du rêve, et passer de la fiction à la réalité : le vrai miracle n’est pas la représentation mais l’imagination du poète. Il rend la vie aux marionnettes, évoque les anges et entend des voix, dans un « arsenal de prodiges ». « Toutes ces vérités que la conscience refuse. Je les fais sortir du secret des sens, ou alors, les plus épouvantables, des cavernes de l’instinct… Je m’essaie maintenant ici, à les dissoudre sous forme de fantômes, d’évanescences. Des ombres qui passent. Avec ces amis, je m’efforce de nuancer par des lueurs diffuses la réalité même, qui est dehors, et comme des flocons de nuages bariolés, je verse l’âme dans la nuit qui rêve. » (Le théâtre de Luigi Pirandello, Pierre Lepori, Ides et Calendes, Lausanne, 2020) Vapeurs de fantômes, lucioles et souvenirs d’enfance poétique au plus près de la nature, les souvenirs sont un trésor - tels les chaussons que l’une des comédiennes a rapportés de chez elle, en quittant l’Ukraine. Partir d’une demeure, en retrouver une autre peut-être, située sur la carte du monde, destin que certains de notre temps connaissent, qu’ils soient migrants ukrainiens ou africains, etc… Un spectacle politique et poétique éminemment émouvant qui emporte haut l’adhésion du public. Les Géants de la montagne -MRIA-, un spectacle en français et en ukrainien sur-titré en français, d’après l’oeuvre de Luigi Pirandello, adaptation et mise en scène Lucie Berelowitsch, avec Les Dark Daughters - Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina - et, Jonathan Genet, Marina Keltchewsky,Thibault Lacroix,
Baptiste Mayoraz (comédien permanent au Préau), Roman Yasinovskyi. Musique Les Dark Daughters & Vlad Troitskyi avec Baptiste Mayoraz, scénographe et accessoires Hervé Cherblanc traduction Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych. Sonorisation Mikael Kandelman, costumes Caroline Tavernier, conception des pantins Natacha Charpe-Zozul & les Ateliers du Théâtre de l’Union. Du 10 au 13 janvier 2023 au TNBA - Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine. Du 19 au 21 janvier au Préau -CDN de Normandie-Vire. Crédit photo : Simon Gosselin.
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Le spectateur de Belleville
December 16, 2022 9:01 AM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde - 15 décembre 2022 La metteuse en scène et marionnettiste, qui présente « L’Etang » au Centre Pompidou, explore, dans une belle esthétique glacée, les tréfonds de l’espace mental. Lire sur le site du "Monde": https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/12/15/la-choregraphe-gisele-vienne-reveille-les-angoisses-intimes_6154618_3246.html
Une boîte blanche. A l’intérieur, un petit lit défait. Une silhouette d’ado allongé. Des bonbons multicolores jetés au sol. Une tache rouge sang. Soudain, des voix venues d’on ne sait où zèbrent l’espace. Des mots se heurtent et explosent : « Amour, mort, mère, père, noyade… » Le ton monte. Des cris stridents éclatent. Au bout d’une heure et vingt-cinq minutes de ce traitement de choc, on vous libère, taux d’anxiété au plafond, ventre serré. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Gisèle Vienne : « Mon art dit le combat que je mène » Cette expérience éprouvante mais redoutablement intense est celle provoquée par L’Etang, de Gisèle Vienne. Créée en 2020, à l’affiche du Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 18 décembre, la pièce, inspirée par le texte éponyme de l’écrivain suisse Robert Walser (1878-1956), signe l’esthétique de la metteuse en scène, chorégraphe et marionnettiste désormais repérée à l’international : glacialement belle, brutalement sophistiquée émotionnellement dévastée. Parallèlement, deux autres spectacles, This Is How You Will Disappear et Crowd, sont également en tournée à l’enseigne du programme Répertoire du Festival d’automne, offrant un observatoire de sa trajectoire. Libérer un taux d’angoisse aussi fort est rare au théâtre. Gisèle Vienne est une experte en la matière depuis ses premières créations, comme I Apologize (2004) ou Une belle enfant blonde (2005), dans lesquelles elle explorait des fantasmes extrêmes liant le sexe et la pulsion de mort. Si L’Etang n’a pas le même impact plastique, ni la même virulence psychique, il installe néanmoins un climat ravagé. Il faut dire que l’histoire, adaptée de façon très elliptique, y est pour beaucoup. Un jeune garçon, Fritz, s’interroge sur l’amour de ses parents, et en particulier celui de sa mère, jusqu’à mettre en scène et simuler sa noyade. Les dix personnages de l’œuvre originale sont ici interprétés – et c’est un exploit – par les deux comédiennes Adèle Haenel et Julie Shanahan, dont les voix sont trafiquées en direct par des effets de réverbération et de larsens hallucinants. Monologues intérieurs La narration stricte s’y perd un peu, mais le spectacle donne l’impression sidérante de pénétrer dans un espace mental irradié. Y cohabitent en temps réel les monologues intérieurs de Fritz et de sa mère, mais aussi les conversations avec la famille et les amis dans une chambre d’échos de folie. Eclatent, en mille éclats tranchants, la violence, l’inceste, le délire, l’infinie complexité de l’esprit, les gouffres d’une personnalité prise d’assaut par des pulsions, des fantômes, et qui se débat pour trouver une issue. Pas étonnant que Gisèle Vienne se passionne pour la ventriloquie, en particulier dans Jerk (2008) – un solo éberluant autour d’un tueur en série et de ses victimes, interprété par Jonathan Capdevielle entouré de cinq marionnettes, aujourd’hui disponible en film. Lire aussi : Gisèle Vienne et ses poupées cruelles Gisèle Vienne, passée par des études de philosophie ainsi que par l’Ecole nationale supérieure des arts de la marionnette de Charleville-Mézières, s’est fait connaître par son utilisation magistrale de mannequins grandeur nature que l’on retrouve au début de L’Etang. Elle convoque l’inanimé des pantins pour mieux semer la confusion entre le vrai et le faux, la réalité et l’artifice, soulignant le trouble identitaire des personnages qui manipulent les poupées aux visages souvent tuméfiés comme des êtres vivants. Elle les photographie régulièrement et les expose dans des cercueils en verre transparent. La fascination pour la catastrophe, pour l’horreur, ourle la plupart de ses œuvres centrées autour de situations traumatiques liées à l’adolescence. L’un de ses proches collaborateurs est d’ailleurs l’écrivain américain Dennis Cooper, tout en style meurtri. Les disparitions douces, brutales ou simplement suggérées font glisser les spectacles vers l’enquête policière semée de flaques de sang. Egalement en tournée, This Is How You Will Disappear (2010) raconte la virée assassine d’une ado gymnaste, de son entraîneur et d’un jeune homme rockstar. Gisèle Vienne y affûte une écriture de la commotion, sauvage comme un passage à l’acte. Lire aussi : Les perturbantes histoires sanglantes de « Jerk » Le plateau, chez cette artiste, est un champ magnétique dont on s’approche avec précaution tant on flaire le danger. Quelque chose est arrivé ou va surgir, ou les deux à la fois, et la tension est maximale. Une forêt profonde dissimule et perd le trio de This Is How You Will Disappear tandis qu’un no man’s land semé de déchets et de sacs de chips écrasées accueille la rave de Crowd (2017). Sur les accents électro de Peter Rehberg (1968-2021), ce désormais best-seller de la compagnie maintient quinze danseurs en slow motion dans un temps englué, soudain déchiré par un hurlement muet. L’indicible s’appelle Gisèle Vienne. L’Etang, de Gisèle Vienne, au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 18 décembre. Puis en tournée : du 22 au 24 février 2023, à La Chaux-de-Fonds (Suisse) et du 28 février au 2 mars 2023 à Besançon. This Is How You Will Disappear, de Gisèle Vienne, au Théâtre de la Colline, à Paris, du 6 au 15 janvier 2023. A Grenoble, les 2 et 3 mars 2023. Crowd, de Gisèle Vienne. En tournée à partir de mars 2023. Rosita Boisseau Légende photo : Adèle Haenel dans « L’Etang », de Gisèle Vienne à la Comédie de Clermont-Ferrand, le 18 janvier 2022. JEAN-LOUIS FERNANDEZ
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December 7, 2022 3:44 AM
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Par Joëlle Gayot dans Télérama - 7/12/2022 Sous la pression d’associations, le Théâtre 13, à Paris, a déprogrammé la pièce mise en scène par Lena Paugam, adaptée d’un récit de Laurène Marx. Triste affaire dont personne ne sort gagnant : ni le lieu ni les personnes trans, dont la mobilisation s’achève par une censure. Peut-on incarner une personne trans lorsqu’on n’est pas trans soi-même ? La réponse vient de tomber : c’est non. Déprogrammées par Lucas Bonnifait, directeur du Théâtre 13 à Paris, les représentations de Pour un temps sois peu, un récit autobiographique de l’autrice trans Laurène Marx mis en scène par Lena Paugam, n’auront pas lieu comme prévu du 4 au 19 janvier. La raison ? L’actrice n’est pas trans. Joué près de vingt fois en France depuis 2021, ce spectacle incarné par Hélène Rencurel n’avait jusque-là jamais posé problème. Mais sa venue à Toulouse, en novembre 2022, s’est heurtée aux contestations d’associations locales très remontées qui menaçaient de venir manifester chaque soir à Paris. Face à cette levée de boucliers, la comédienne et l’équipe du Théâtre 13 ont préféré, elles aussi, jeter l’éponge. « Je ne suis pas là pour lutter contre les trans. Je comprends et j’accompagne leur combat. L’invisibilisation de leurs corps est un problème de société. Si jouer signifie les invisibiliser encore plus, alors cela ne m’est plus possible », avoue Hélène Rencurel. Triste affaire dont personne ne sort gagnant : ni le lieu, contraint de renoncer à un projet de qualité, ni les personnes trans, dont la mobilisation s’achève par une censure. Ni l’art, à qui sont déniés son droit et sa capacité à représenter l’altérité. Un dialogue tendu Comment en est-on arrivé là ? En 2019, le collectif rennais Lyncéus passe commande à Laurène Marx. Sa pièce sera interprétée par Hélène Rencurel et mise en scène par Lena Paugam. Cette dernière se souvient des mots de l’écrivaine : « Elle m’a dit : je veux que tu montes ce spectacle mais, attention, je ne veux pas que ce soit un spectacle trans pour les trans. » Une consigne qui semble avoir évolué avec le temps. À l’hiver 2020, Laurène Marx manifeste le désir de jouer elle-même son propre rôle. Ce qu’elle fait, dans une mise en scène de Fanny Sintès, en novembre 2022, au Théâtre de Belleville, à Paris. Proche du stand-up, sa performance n’a rien à voir avec le travail, plus théâtral, déployé par Hélène Rencurel. Pourquoi ces deux spectacles, qui ne se faisaient pourtant pas d’ombre, ne pouvaient-ils coexister ? Loin de calmer la colère des associations trans, Laurène Marx se méfie à leurs côtés d’un projet perçu comme le bras armé de l’oppression : « La première fois que j’ai vu le travail de Lena et Hélène, j’ai été émue. Mais ça n’a pas duré. Je ne veux pas qu’on fantasme mon vécu. Je n’en peux plus d’entendre les gens de théâtre dire qu’on peut tout performer. C’est une façon de coloniser les arts. » Des paroles radicales qui évacuent l’ADN esthétique au profit d’une bataille politique dont l’enjeu est si crucial que l’autrice en accepte le coût : avec l’annulation, elle perdra environ 3 000 euros de droits d’auteur. “Dans le fond, je suis en accord avec les demandes légitimes des personnes trans concernées par le texte de Laurène Marx.” Pour Lena Paugam, à qui deux semaines d’exposition dans la capitale sont donc interdites, le constat est amer : « Je peux comprendre la crainte du théâtre face à la menace de manifestations. Mais il est terrible d’en arriver là alors que notre démarche a justement pour sens de dénoncer l’exclusion, la discrimination, la transphobie. Ceux dont nous défendons les idées sont ceux qui nous rejettent. Nous subissons des positionnements de principe qui remettent en question l’acte même du théâtre. » Entre l’autrice et la metteuse en scène, le dialogue est tendu. Victimes collatérales du conflit : les spectateurs. À Toulouse, au Théâtre Sorano, un échange public a été organisé. Une discussion contre-productive, pour le directeur Sébastien Bournac : « Une cinquantaine de personnes trans nous ont reproché de ne pas être assez représentées sur les plateaux. Chacun est resté campé sur ses positions. » Le lieu a beau être respecté pour ses saisons inclusives, cela n’a pas suffi à apaiser les esprits : « Le débat identitaire recouvre les questionnements artistiques que nous défendons. On nous a demandé si nous n’avions pas honte de programmer le spectacle de Lena. Bien sûr que non ! S’il devait être annulé, ce serait le théâtre tout entier qui y perdrait. » Procès en appropriation culturelle À quoi ressemblerait un théâtre amputé de sa part imaginaire et métaphorique ? Le propre des acteurs est de pouvoir tout jouer : ce qu’ils sont comme ce qu’ils ne sont pas. Mais ce n’est pas la première fois que la scène fait les frais de l’activisme militant. Depuis quelques années, les créateurs s’attirent les foudres de communautés qui défendent leur droit à se représenter elles-mêmes. En 2018, le Canadien Robert Lepage, concepteur de Kanata, avait ainsi affronté des Amérindiens furieux de voir leurs rôles pris en charge par des acteurs non autochtones. La multiplication des procès en appropriation culturelle empoisonne le monde du spectacle vivant pris en otage entre ses principes humanistes et ses aspirations artistiques. Lire aussi : Pourquoi nous ne verrons pas “Kanata”, le nouveau spectacle de Robert Lepage « On est à peu près d’accord sur le fait qu’une Blanche ne peut pas jouer une Noire mais pas au point qu’une femme cis ne puisse pas jouer une femme trans », soutient Laurène Marx, qui pointe la difficulté d’accès aux écoles pour sa communauté. Le chemin qui mène à la professionnalisation de comédiens issus de minorités est ardu. Leur précarité les expédie dans les recoins de la société. L’institution tente de lever peu à peu les obstacles. Dans les écoles de jeu, les élèves LGBTQ + ne sont plus l’exception. Leur intégration est en cours. Fallait-il réellement sacrifier un spectacle pour accélérer ce processus de cooptation ? La déprogrammation de Pour un temps sois peu en dit long sur le malaise de professionnels soumis à des revendications qu’ils cautionnent mais qui les placent en porte-à-faux. Lucas Bonnifait, directeur du Théâtre 13, affirme ne pas avoir agi « sous la contrainte de pressions ». Et ajoute : « Dans le fond, je suis en accord avec les demandes légitimes des personnes trans concernées par le texte de Laurène Marx. Maintenir le spectacle de Lena Paugam, ce serait m’inscrire aux antipodes de ce que je pense intimement.» L’argument se défend. Mais il n’est pas de bon augure. Entre la prise de conscience salutaire et une culpabilité de mauvais aloi, il n’y a qu’un pas. Un autre pas, et la censure devient autocensure. Ces pas viennent d’être franchis. Il y a de quoi s’inquiéter pour l’indépendance future du théâtre. Joëlle Gayot ----------------------- Autre article publié dans Libération : Article réservé aux abonnés Récit intime d’une femme trans, la pièce de Laurène Marx «Pour un temps sois peu», mise en scène par Léna Paugam et jouée par une actrice cisgenre, a suscité de vifs débats sur la visibilité des personnes trans. Prévue à Paris début janvier, elle a été déprogrammée. par Anne Diatkine / Libération publié le 13 décembre 2022 à 7h52 Finalement, ils ne sont pas si nombreux, les metteurs en scène, directeurs de lieu, artistes, qui acceptent de s’exprimer sur la décision pourtant exceptionnelle de déprogrammer les deux semaines de représentations parisiennes de Pour un temps sois peu, au Théâtre 13 après que des personnes trans ont exprimé en novembre, lors de deux représentations à Toulouse, leur souffrance de voir ce texte porté par une actrice cis. Peur de prendre des balles sur les réseaux sociaux ? De rajouter un peu d’huile bouillante dans une marmite déjà en surchauffe ? Il faut reconnaître que les données sont complexes et explosives. Ou peut-être trop simples. Complexe, cette histoire qui voit une autrice trans prendre au fil des mois conscience de sa force en tant que porte-parole, et de la portée de son texte autobiographique. Complexe également car l’histoire suppose qu’on étudie les non-dits, les micromouvements de chacun des protagonistes. Mais également trop simple, car c’est «un fait divers» comme nous a dit l’une de nos interlocutrices trans, peu suspecte de transphobie, dont le chien écrasé se nommerait théâtre. «Un fait divers» constitué aussi de rivalités mal placées et de réseaux sociaux stimulés. Mise en distance Pour un temps sois peu est un monologue écrit par Laurène Marx, elle-même trans, qui relate son trajet. Récit intime tissé d’injonctions à la deuxième personne, il est une commande du dynamique collectif Lyncéus qui offre aux écrivains dont ils retiennent les projets une résidence et une bourse, une publication, et la possibilité d’être mis en scène par l’un des membres du collectif. Qui dit mieux ? Au début, en effet, tout se passe bien. En 2019, Laurène Marx choisit de confier son texte à Léna Paugam, qui fait partie du collectif. Preuve de sa confiance, elle suggère à cette dernière d’en être également l’interprète. Que Léna Paugam soit cisgenre n’est alors pas un obstacle. Mais Léna juge qu’elle n’est pas assez intime avec les problématiques du texte pour endosser la double casquette d’actrice et de metteuse en scène. Surtout, elle perçoit que son apport sur le monologue, la révélation de sa théâtralité, passent par une mise en distance. Avec l’accord de Laurène Marx, le rôle est alors proposé à Hélène Rencurel, comédienne engagée, et également membre de Lyncéus. L’autrice et l’interprète se rencontrent à plusieurs reprises avant les répétitions pour explorer le texte ensemble. Un an après que son projet a été sélectionné, Laurène Marx fait part de son désir de jouer son texte. En février 2021, elle est conviée à rejoindre Léna Paugam et Hélène Rencurel pour réfléchir à une version du monologue avec deux comédiennes, dont elle-même. Un drame survient qui empêche Laurène de se déplacer et évacue l’option de travailler à trois. «Je ne me pose alors absolument pas la question» La pièce est créée au Lyncéus festival, en juin 2021, à Binic (Côtes-d’Armor). Pendant un an, elle circule sous forme de maquette dans de nombreux festivals afin de trouver les financements. L’accueil est excellent, comme en témoigne Laurence de Magalhaes, codirectrice du Rond-Point et du festival Paris l’Eté. Elle se souvient de son «choc» et de sa décision immédiate de programmer : «Je ne me pose alors absolument pas la question de savoir si c’est un problème qu’Hélène ne soit pas trans puisqu’elle ne fait en rien semblant de l’être.» En avril 2022, Laurène annonce qu’elle présentera sa propre version scénique de son écrit-manifeste au théâtre de Belleville. Léna Paugam : «J’ai dit à Laurène combien j’étais contente. Le collectif a bien sûr envie que les textes issus du festival soient repris sous de multiples formes et circulent.» En juillet, la mise en scène de Léna Paugam est présentée avec succès, d’abord au festival Paris l’Eté, puis au festival du Théâtre national de Bretagne (TNB) tout récemment en novembre. Comme Laurence de Magalhaes, Arthur Nauzyciel, à la tête du festival du TNB, reçoit de très bons retours. Pas la moindre anicroche à signaler. Quant à Laurène Marx, elle a joué sa pièce sous forme de stand-up percutant tout le mois de novembre au théâtre de Belleville – sa version, mise en scène par Fanny Sintès, promet d’être l’un des événements dans le off d’Avignon en 2023. «Prise de conscience soudaine» Pourquoi aujourd’hui la direction du Théâtre 13 a-t-elle décidé d’annuler toutes les représentations de la mise en scène de Léna Paugam ? A part quand la mort survient, ou que la sécurité n’est pas assurée, il n’y a pas d’autres exemples de suppression d’un projet porté et désiré par ceux-là mêmes qui optent pour la déprogrammation. Joint au téléphone, le directeur du Théâtre 13, Lucas Bonnifait, affirme qu’il n’a ni agi sous la pression, ni n’a été saisi d’une impulsion solitaire. Selon lui, il s’agit au contraire d’une décision mûrement réfléchie, prise avec l’équipe artistique et les diffuseurs du projet. Léna Paugam apporte une nuance de taille sur l’aspect collectif de la décision : «Si le directeur ne peut plus défendre ce projet parce qu’il doute de la légitimité politique de notre travail, alors nous ne pouvons pas jouer. Je respecte sa décision même si je trouve dommage de ne pas pouvoir présenter notre travail au public.» Lors des deux représentations à Toulouse, Lucas Bonnifait explique qu’il a été saisi d’«une prise de conscience soudaine» de la douleur des trans qui reprochent à la performance portée par une actrice cis de s’accaparer leur «vécu» pour en faire du théâtre, alors que les plateaux leur sont rarement ouverts. Durant les débats, une jeune femme trans va jusqu’à promettre : «Si j’étais comédienne, je refuserais les rôles de femmes cis.» L’accusation d’appropriation culturelle apparaît à Lucas Bonnifait suffisamment fondée pour remettre en question une proposition théâtrale qu’il a pourtant déjà vue deux fois auparavant et qui n’existerait pas sans son soutien – il codirige en effet La Loge, organisme dédié aux projets émergents. «La nature même du texte de Laurène qui parle du corps trans rend problématique qu’une actrice cis le représente», explique-t-il aujourd’hui à Libération. Un choix déchirant partagé par l’actrice Hélène Rencurel, qui estime elle aussi qu’il ne lui est plus possible de monter sur le plateau : «A Toulouse, on s’est cogné au réel. On ne peut pas s’emparer du texte de Laurène Marx comme si c’était Tartuffe ou n’importe quel texte du répertoire. Sa contemporanéité est aussi la mienne. Je ne peux pas supporter que par ma seule présence sur le plateau, j’engendre de la souffrance.» La comédienne reconnaît que cette cristallisation a été suscitée par un tout petit nombre de femmes, pas forcément représentatives de toutes les trans : «Lorsqu’on jouait à Rennes, l’actrice Alice Needle nous a écrit pour exprimer son désaccord qu’une femme cis s’empare du vécu d’une trans. A Toulouse, le premier jour, elles étaient cinq, et durant la deuxième, elles lisaient le texte de Laurène à l’extérieur devant une cinquantaine de personnes.» «Offrir aux spectateurs un espace imaginaire» Le directeur du TNB Arthur Nauzyciel, qui a programmé le spectacle de Léna Paugam à Rennes, s’inquiète que les protestations d’un si petit nombre puissent suffire aujourd’hui à faire annuler un spectacle : «A Rennes, il y avait aussi des trans parmi les spectateurs que le travail de Léna et Hélène rendent heureux.» Il poursuit : «Et il y a des trans qui n’ont pas du tout envie d’être assigné(e)s à cette place. Ou des trans et des cis qui ont besoin de voir la mise en scène de Léna Paugam avant de savoir quoi en penser. Si on se mettait à annuler des spectacles à chaque fois que des spectateurs les considèrent illégitimes, on ne pourrait plus rien programmer.» Pour lui, la décision de supprimer ces quinze représentations parisiennes, plutôt que de les accompagner de débats et d’assumer les risques de débordements et de polémiques, est «gravissime» : «C’est nier au théâtre toute capacité à offrir aux spectateurs un espace imaginaire dans lequel ils peuvent penser ce qui leur est raconté.» Il remarque : «Aujourd’hui, de plus en plus souvent, le plateau devient l’endroit où des personnes racontent leurs histoires véridiques et ne sont légitimes à prendre la parole qu’en raison de leur appartenance à un groupe. Le peu de visibilité sur le plateau de certaines minorités peut-il être résolu en interdisant à des acteurs et des metteurs en scène qui n’en font pas partie de s’y intéresser ?» Léna Paugam met en tout cas en garde contre les condamnations de principe sans avoir vu son travail. «Car précisément, Hélène ne “joue” pas le “rôle” d’une personne trans mais “porte les mots” d’une femme trans dont on raconte l’histoire… Dans cette forme de théâtre-récit, le travail de l’interprète n’est pas d’incarner un rôle ou un personnage, mais de permettre par le biais du texte de suivre une histoire racontée.» «Nous n’avons ni souhaité ni œuvré à cette annulation» Laurène Marx souhaitait-elle cette annulation, alors qu’en juillet, soit il n’y a même pas six mois, elle avait cédé les droits de son texte à Léna Paugam, en lui accordant l’autorisation des représentations partout en France à l’exception d’Avignon – où la mise en scène de Léna Paugam aurait été présentée au théâtre du Train bleu en juillet 2023 – et dans les pays de la Loire – car la compagnie Je t’accapare que Laurène Marx et Fanny Sintès viennent de fonder est basée à Nantes ? L’autrice n’a pas donné suite à nos demandes. Pour comprendre son point de vue, il est utile de regarder sa prise de parole après sa première lecture de son texte, à la Mousson d’été, fin août 2021. Avec une force incontestable, l’autrice y explique combien ce premier texte publié lui est consubstantiel, indissociable de sa voix, ses intonations, ses saccades. L’entendre, c’est «entrer dans mon crâne», dit-elle. Le statut du texte – fiction, document, témoignage, manifeste – n’est pas questionné. Dans cet entretien, Laurène Marx indique avoir proposé «timidement» de porter elle-même son récit d’emblée. Un an et demi plus tard, ses posts sur son compte Facebook sont sans ambiguïté : la semaine où le spectacle de Léna Paugam joue à Rennes, elle écrit : «Réfléchis à ça : si je ne pourrais jamais jouer une meuf cis, pourquoi toi tu pourrais jouer une meuf trans ? Si tu as des droits que d’autres n’ont pas, il faut soit que tu te battes pour qu’on ait les mêmes droits, soit que tu renonces à tes droits.» Outre que des trans jouent parfois des «meufs cis» – Marie France chez André Téchiné par exemple – on peut s’étonner que Laurène Marx et son agent n’aient pas songé à intimer, comme l’ont fait en leur temps Beckett ou Koltès, par quel type d’interprètes Pour un temps sois peu devait être joué. Peut-on jouer un texte contre le désir de son auteur, lorsque celui-ci se manifeste de manière impérieuse, avec des arguments politiques et non esthétiques ? Et réciproquement, un auteur peut-il clamer haut et fort qu’il se désolidarise des représentations alors qu’il vient d’accorder les droits de son texte ? Jeudi 8 décembre, Fanny Sintès nous envoie un texto : «Nous n’avons ni souhaité ni œuvré à cette annulation. De la même façon, aucun droit n’a été retiré pour Avignon puisque rien n’avait été acté ni signé.» Hélène Rencurel, interloquée, demande à ce qu’on lui relise l’énoncé. «Qu’on joue ou non, on aurait eu tort quoi qu’on fasse.»
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Le spectateur de Belleville
November 22, 2022 5:42 PM
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Par Christine Friedel dans Théâtre du blog - 22 nov. 2022 Dans un dispositif scénique bi-frontal, un radeau aux voiles salies et pendantes. On reconnaît aussitôt le fameux Radeau de La Méduse (1818-1819) de Théodore Géricault, avec ses plus de trente-quatre m2 d’effroi, aux corps et flots tourmentés. Une peinture exemplaire, d’une puissance et d’une exactitude qui force l’admiration depuis qu’il a été exposé pour la première fois sous la Restauration. Cécile Feuillet et sa compagnie Marée Basse se sont emparées de ce qui pourrait être l’emblème de notre époque : en deux mots, l’humanité va à la catastrophe. Voyez seulement les déceptions engendrées par les COP successives sur le climat, sans parler du pire. Avec ce Et puisque départir nous fault, l’angoisse des temps donne ceci : puisque le navire est à moitié naufragé et qu’on ne sait pas où on va, allons-y, sous la poigne ferme d’une capitaine à la ville comme à la mer. Cécile Feuillet, qui se rêve un peu en Tadeusz Kantor mort en 1990 (voir l’histoire du théâtre au XXème siècle). Presque toujours sur le plateau de ses spectacles, peut-être pour son goût de personnages-marionnettes dont on ne sait trop où est l’âme ? Dans le manipulateur ou dans l’objet ? Revenons au radeau : d’abord considérer ceux qui restent : hommes ou pantins, morts ou vifs ? Puis recruter un équipage : incompétent, trouillard, renâclant, rêveur, maladroit,. Mais tout le monde est embarqué et il faudra bien faire groupe, : c’est cela qui compte. Avec même celui qui surgira dans un éblouissement de lumière, sans pour autant être une révélation. L’histoire ? Celle de ce rafiot qui finit par recevoir un nom, à défaut de cap. Et plein de magies diverses. Au fond d’une malle, d’abord . C’est par là que commencent les jeux d’enfants et le théâtre. Et aussi sur le bureau de la capitaine qui trouve de l’énergie pour la radio du bord… en branchant la prise sur sa tête! Nous ne vous raconterons pas tout et il n’y a d’autre chronologie ici, que celle d’une dérive dans la «pétole» ou la «bonasse». La mise en scène très précise par ailleurs se soucie peu des durées, variables et pas toujours maîtrisées : la capitaine tenant à laisser une petite place à l’improvisation. Là-dessus, faire confiance au jeu de clown, à chacune le sien, risqué et forcément inégal, tantôt attendu, tantôt surprenant. Mais toujours puissant, entre la répétition de l’échec -mais pourquoi cela fait-il toujours rire ?- et des trouvailles minuscules et triomphantes. Le décor, en rien improvisé, est plutôt le septième personnage de la pièce. Héritier d’un radeau construit avec des laisses de mer sur une île grecque (Ô Ulysse !), il en a gardé le bois poli et blanchi, les voiles à moitié déchirées, les amarres embrouillées en spaghettis. Nous en sentons la matière, le toucher et cela évoque d’emblée un théâtre bricolé, aussi ancien que cet art lui-même, cousin du chariot de Thespis et de la scène roulante envolée dans Molière, le film d’Ariane Mnouchkine. L’équipage, nous nous en apercevons peu à peu, est constitué uniquement de filles : Cécile Feuillet, la capitaine, mais aussi Anaïs Castéran, Jade Labeste, Pauline Marey-Semper, Alice Rahimi, Mathilde Weil. Avec, en renfort pour la scénographie: Diane Mottis, Frank Échantillon et Julien Puginier. Et pour les costumes : Valy Montagu, la lumière : Simon Fritschi) et le son, le musicien Nikola Takov et Marion Cros. Palme d’or pour la régie-plateau. Ces acteurs sont sortis récemment du Conservatoire National d’Art Dramatique qui mérite bien ses majuscules. Son enseignement confère des responsabilités et c’est ici la première rencontre de ses ex-élèves avec un vrai public, celui souvent jeune du Théâtre de la Cité Internationale et donc à moitié acquis. Pour le reste, à elles de faire le travail, avec de petites blagues dans le décor comme ce : Merci au public, écrit sur une planchette descendant des cintres, avec la poésie de leurs objets et ce que le public doit inventer à partir de leurs grommelots. Nous entendons quand même quelques paroles, mais ce n’est pas le plus important. Voilà un spectacle à l’écart des modes… à moins que ce ne soit la prochaine. Archaïque, sans complexes comme l’indique le titre choisi mais très rigoureux dans le parti pris… Son équipage peut envisager quelques voyages au long cours. Christine Friedel Jusqu’au 26 novembre, Théâtre de la Cité Internationale, 17 boulevard Jourdan, Paris (XIVème). T. : 01 85 53 53 85. Photographie © Christophe Raynaud de Lage
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Le spectateur de Belleville
November 15, 2022 5:49 PM
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Critique de Louis Juzot dans le blog Hottello - 15 nov. 2022 Et puisque départir nous fault, conception et mise en scène de Cécile Feuillet avec la complicité de Pauline Marey-Semper. Cie Marée Basse. Et puisque départir nous fault, conception et mise en scène de Cécile Feuillet avec la complicité de Pauline Marey-Semper. Direction musicale Nikola Takov, scénographie Frank Echantillon, Cécile Feuillet, Diane Mottis et Julien Puginier, création lumière Simon Fritschi, Création sonore Marion Cros, décor et costumes Valy Montagu. Un radeau grandeur nature est au centre d’un dispositif bi-frontal, construit de bric et de broc comme le théâtre du même nom de François Tanguy. Mais la comparaison s’arrête là car l’univers poétique qui aurait pu se former progressivement autour de l’objet mythique reste encalminé. La metteuse en scène, Cécile Feuillet, en appelle pourtant à Tadeusz Kantor :« Chez ce dernier, les matières scénographiques sont brutes ; le « sur-objet » est qualifié comme « troisième type d’acteur », tout comme notre radeau constitue un personnage à part entière » . Or, passer de la théorie à la pratique comporte bien des écueils… Le scénographie et le radeau sont fort beaux – saluons Frank Echantillon, Cécile Feuillet, Diane Mottis et Julien Puginier – , c’est d’ailleurs peut-être l’erreur de fond car il agit comme un totem qui domine le jeu des acteurs et dissout la parabole existentielle et poétique que le spectacle pourrait distiller. Cécile Feuillet est un capitaine crochet ou un pirate des Caraïbes qui est sensé diriger la manœuvre, omniprésente et autoritaire comme sa parure et son positionnement initial à la Kantor l’indiquent. Chacune des autres « clownes » a choisi un personnage, empoté en général, jeu de clown oblige, sauf pour le visage qui traduit un peu d’émotion. L’une est placide et recrache de temps en temps de l’eau, le genre poisson. L’autre est une naïade qui peut se transformer en tête de proue, le genre sirène aguicheuse. Les trois dernières sont l’une, marin pêcheur en tenue de travail, l’autre, moussaillon sautillant et enjoué, et la dernière, soutière virile mais rafistolée d’attelles diverses. Elles se livrent à des parodies d’occupation en fonction de leur personnage, comme la « clowne -poisson » qui pêche tranquillement en pleine tempête. Elles font sourire par moments par leurs élucubrations et facéties autour du totem radeau ; et sous leurs costumes dépenaillés se cachent Pauline Marey-Semper, Anaïs Castéran, Jade Labeste, Alice Rahimi et Mathilde Weil. Il faut attendre le dernier tiers du spectacle pour voir s’animer et brinquebaler le radeau et ses occupants avec la tempête. Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault a inspiré ces images tempétueuses, comme le récit cruel des survivants du dit radeau. La vérité historique est bonne à rappeler, la frégate « La Méduse » s’est échouée en 1816 sur des bancs de sable, à cause de l’impéritie de son commandant, un noble royaliste nommé à la Restauration, dont l‘incompétence a conduit à tragédie, devenant un symbole politique négatif et répulsif pour les Républicains. Jules Vernes n’est pas loin et un poulpe géant vient digérer le radeau et ses occupants dans un final d’après le déluge, retour au calme et mort des participants. Quand le sur-objet tue le spectacle, La Méduse porte bien son nom qui pétrifie les marins et, il faut le dire, rend le spectateur perplexe et dubitatif après le naufrage. Louis Juzot Du 14 au 26 novembre, lundi, mardi 20h, jeudi, vendredi 19h, samedi 18h, dimanche 15 h, Théâtre de la Cité Internationale, 17 boulevard Jourdan 75014 Paris Tél :01 85 53 53 85 theatredelacite.com Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.
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Le spectateur de Belleville
May 11, 2022 9:22 AM
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Par Patrick Sourd dans Les Inrocks - 8 mai 2022 Le huis clos vertigineux d’un hôpital psychiatrique vu par Lars Norén confronté avec brio aux troubles de nos contemporain·es. Capter la réalité du monde à travers le prisme d’une communauté dysfonctionnelle touchée par la maladie mentale… Un défi que se lance Lars Norén (1944-2021) avec Kliniken et que relève Julie Duclos en réactualisant le texte pour le présenter en miroir du temps présent. Narrant les aventures d’un territoire où l’intime déraille, la pièce a été écrite en 1993. Constatant que nombre des allusions à ces années-là et à la culture suédoise nous sont étrangères, Julie Duclos précise : “Nous avons fait un travail d’adaptation, sans toucher aux dialogues ni à la structure du texte, pour que ces références nous parviennent dans toute leur actualité. La pièce doit, comme à sa création, garder sa dimension documentaire, en prise directe avec le réel.” Il serait vain d’aborder Kliniken comme un simple texte à monter. L’auteur ayant été diagnostiqué schizophrène, il s’appuie sur sa connaissance des établissements psychiatriques. Pour témoigner de cet univers borderline, Julie Duclos va à la rencontre des médecins et des infirmier·ières du centre hospitalier de Valenciennes en se proposant d’organiser un stage d’écriture avec les patient·es. “Cette imprégnation était nécessaire pour moi, et forte. S’immerger dans un hôpital, c’est se questionner sur l’endroit d’où l’on regarde (qui sera plus tard l’endroit où l’on placera le spectateur) : ne pas juger ni présumer de ce que sont les gens, mais essayer de comprendre leurs singularités, rencontrer leur humanité.” La puissance de l’expérience Cette démarche de vérité est sa ligne de conduite pour diriger les treize comédien·nes, tous·tes remarquables, qu’elle réunit sur le plateau. La pièce respecte les fameuses unités de lieu et de temps du théâtre classique. Mais on demeure sous le choc de sa modernité, avec des dialogues dont la justesse semble puisée au réel, comme retranscrits à partir des notes d’un journal de bord. Ici, autant de patient·es que de pathologies, “anorexie, schizophrénie et dépression se côtoient sans échelle de valeur ou de gravité”. Le décor cadre avec réalisme la salle commune d’une institution avec son salon pour les rencontres, son coin fumeur et des vues sur un patio extérieur. Confronté·e à des personnages qui ne cachent rien de leurs fêlures, on ne peut qu’être pris·e de vertige et se questionner sur cette prétendue normalité qui nous enferme et nous inhibe. Là réside la puissance de l’expérience proposée par Lars Norén, quand le coin du doute nous force à briser l’armure. La folie des protagonistes s’accorde avec tant de justesse au chaos de notre époque qu’on ne peut que s’interroger sur le déraisonnable de prétendre continuer à être normal·e en ces temps criminels où le monde marche sur la tête. Kliniken de Lars Norén, adaptation et mise en scène Julie Duclos, avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini… Du 10 au 26 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris.
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Le spectateur de Belleville
April 20, 2022 10:33 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 20 avril 2022 Avec « Ils nous ont oubliés » à l’Odéon, la metteuse en scène adapte « La Plâtrière », de Thomas Bernhard. Une expérience théâtrale et sensorielle à la fois puissante et étouffante. Légende photo : « Ils nous ont oubliés », d’après « La Plâtrière », de Thomas Bernhard. Adaptation et mise en scène de Sévérine Chavrier. RAYNAUD DE LAGE Les amateurs de théâtre ont leurs expressions. Elles peuvent parfois sembler bizarres, mais elles leur permettent de se comprendre sans s’expliquer plus longuement, au sortir d’une représentation. L’une d’entre elles est la suivante : « C’est du théâtre pour ceux qui aiment le théâtre. » Entendez : qui l’aiment au point de passer outre à certains défauts ou débordements. C’est le cas pour Ils nous ont oubliés, aux ateliers Berthier de l’Odéon. La représentation dure quatre heures. Le soir de la première, certains spectateurs sont partis au premier entracte – ils trouvaient le son trop fort –, d’autres au second entracte – ils se sentaient étouffés. Les raisons de ces spectateurs étaient entendables. Elles n’ont pas joué pour tous ceux qui sont restés jusqu’au bout, impressionnés par ce qu’ils voyaient, curieux de savoir où et jusqu’où ça irait. Ça – sans connotation dépréciative –, c’est du théâtre froid comme le gel en hiver, brûlant comme une quête : une adaptation du roman La Plâtrière, de Thomas Bernhard, par Séverine Chavrier. Directrice du Centre dramatique national d’Orléans, cette comédienne, metteuse en scène et musicienne, a connu un beau succès, en 2016, avec Nous sommes repus mais pas rassasiés, qui était déjà inspiré par Thomas Bernhard, mais par une pièce, Déjeuner chez Wittgenstein. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Théâtre : Séverine Chavrier et Thomas Bernhard cassent la baraque La Plâtrière est un des premiers romans de l’écrivain autrichien (1931-1989). Il s’ouvre par le récit d’un meurtre : une femme a été retrouvée morte dans son fauteuil d’infirme, dans la nuit de Noël. Elle vivait avec son mari dans une ancienne usine à chaux, achetée cinq ans plus tôt et transformée en forteresse. Un endroit infernal dans un paysage hostile. Konrad, le mari, et seul à avoir un prénom – sa femme n’est jamais appelée que « femme de Konrad » –, ne voulait surtout pas d’un « beau site », destructeur pour l’esprit, selon lui. Depuis vingt ans, il travaille à son essai sur l’ouïe, et il pense ne pouvoir écrire que dans un isolement absolu. Improvisations et ajouts Après le meurtre, Konrad est retrouvé à moitié gelé dans la fosse à purin. Ce qui s’est passé, ou a pu se passer, on le sait par un narrateur invisible. Avant d’arriver à la plâtrière, le couple avait vécu en voyageant, grâce à l’argent de la femme. Elle était déjà malade quand Konrad l’a épousée. Elle est désormais dépendante de son mari. Chacun est le tyran de l’autre, elle par ses demandes incessantes, lui par les expériences qu’il lui inflige pour étayer son étude sur l’ouïe. Toujours, Konrad se sent empêché d’écrire : les pensées ne passent pas la lisière de son cerveau, elles s’effacent devant la feuille. Tragédie de l’impuissance, enfer du couple, portrait d’une folie : telle peut se lire La Plâtrière. Tragédie de l’impuissance, enfer du couple, portrait d’une folie : telle peut se lire « La Plâtrière » Séverine Chavrier entre dans le roman comme dans un paysage qu’elle recompose. Elle ne suit pas Thomas Bernhard, elle poursuit la quête qu’il lui inspire, qui pourrait être celle d’un art de la scène total, où la musique, les sons, la vidéo, les corps et les voix s’allieraient autour d’un texte. On ne retrouve pas le style de l’écrivain dans Ils nous ont oubliés : Séverine Chavrier impose le sien, nourri d’improvisations et d’ajouts. Elle veut que le spectateur se sente englouti dans le huis clos entre Konrad et sa femme. Et elle y arrive : on n’échappe pas à « sa » Plâtrière, traversée de scènes fracassantes de beauté et d’expressivité, surtout dans la première et la dernière partie. Mais on peste aussi, devant ce qu’il faut bien appeler du nombrilisme, qui retient Séverine Chavrier de couper dans une matière trop dense et personnelle. Reste les murs abattus et troués par la neige, les vrais corbeaux et la corneille, la forêt sombre comme la mort, le musicien et les trois excellents comédiens. Reste le théâtre, au fond, avec ses illusions : « Se faire comprendre est impossible », disait Thomas Bernhard. Ils nous ont oubliés, d’après La Plâtrière, de Thomas Bernhard. Adaptation et mise en scène : Sévérine Chavier. Avec Laurent Papot, Marijke Pinoy, Camille Voglaire, Florian Satche (musicien). Ateliers Berthier, 1, rue André-Suarès, Paris 17e. Jusqu’au 27 avril. De 7 € à 36 €. Brigitte Salino
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Le spectateur de Belleville
March 27, 2022 3:16 PM
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Par Fabienne Arvers dans Les Inrocks - 17 mars 2022 La folle énergie et la sincérité des interprètes de “La Tendresse“ questionnent avec finesse les nouveaux contours de la masculinité.
Toute la salle du TGP de Saint-Denis debout pour une standing ovation à la fin de La Tendresse : c’est dire l’adéquation entre le public et le spectacle de Julie Berès, qui opère comme un miroir pour évoquer ce que c’est qu’être un homme aujourd’hui, après #Metoo, après des siècles de patriarcat, avec les bagages culturels que l’exil charrie avec lui.
Deuxième partie du diptyque démarré avec Désobéir, qui donnait la parole à de jeunes femmes, La Tendresse réunit huit jeunes hommes d’horizons différents – Afrique, Arménie, France, Iran.
“On ne naît pas homme, on le devient” Si l’écriture du spectacle a été précédée d’une large documentation, ce qui frappe et séduit d’emblée, c’est la spontanéité et le naturel avec lesquels cette bande de jeunes hommes parle de la sexualité, de leur rapport à la masculinité et à la virilité tels qu’ils les ont reçues en héritage et la remise en cause qu’ils en font. La langue est crue et n’oblitère aucun thème (le viol, la violence, la paternité, l’amour, la guerre, les bastons, l’homosexualité, l’initiation au sexe via les pornos, la drague) sans oublier de donner aussi la parole au corps. Danse classique et break dance font plus que rythmer le spectacle. La chorégraphie des corps dans l’espace, conçue comme une machine à jouer aux allures de toboggan, est aussi une manière d’assumer son identité en donnant libre cours à la beauté du geste, à l’énergie de la jeunesse et à ses valses hésitations que Julie Berès résume d’une phrase, empruntée à Simone de Beauvoir : “On ne naît pas homme, on le devient.“ La Tendresse, de Kevin Keiss, Julie Berès, Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter. Mise en scène Julie Berès. Chorégraphie Jessica Noita. Avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Schneider et Mohammed Seddiki. Au TGP de Saint-Denis jusqu’au 1er avril. Les 4 et 5 avril 2022, Festival Mythos, L’Aire Libre, Rennes. Les 7 et 8 avril, Le Quartz de Brest. Les 12 et 13 avril, Théâtre de Bourg-en-Bresse. Le 22 avril, Théâtre de Châtillon. Les 28 et 29 avril, Châteauvallon-Liberté de Toulon. Du 4 au 22 mai, Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.
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Le spectateur de Belleville
February 24, 2022 6:48 PM
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Par Guillaume Lasserre dans son blog - 24 février 2022 À partir du dernier hommage qu’un groupe de proches est venu rendre à Galia Libertad, fille d’immigrés et ouvrière au siècle dernier, Carole Thibaut tisse les fils d’une comédie humaine qui s’inscrit dans l’histoire sociale, culturelle et politique de Montluçon, petite ville du centre de la France, au XXè siècle. « Un siècle » scrute les remous de l’Histoire sur les destins de trois générations. Sous un arbre majestueux, figurant un jardin luxuriant aux premières heures du jour, est installé un immense tapis sur lequel repose le fauteuil dans lequel Galia Libertad est assise. Elle attend, en compagnie de Pierre, son dernier amour et de Jan, son premier, l’arrivée du petit groupe familial venu lui rendre un dernier hommage, un adieu qui va durer trois jours et trois nuits, un rituel de passage pour lequel ils sont venus. Ils sont tous là, comme le dit la chanson. Il y a là les deux enfants de Galia, Anisse, l’illégitime, et Stéphane, la légitime, Léa, sa petite-fille accompagnée d’Arthur, son ami qu’elle présente pour la première fois à la famille, et Pauline sa cousine, la fille de Stéphane et de Serge. Ce dernier a apporté des corbeilles de roses blanches pour l’occasion que Galia refuse, préférant les fleurs des champs qui poussent le long du chemin qui mène au cimetière. Cet homme blanc de plus de cinquante ans qui, par lâcheté sans doute, n’a jamais su faire de choix au point d’avoir une double vie, deux familles, un « homme seul » nous dit-on, semble en faire toujours trop ou pas assez. Il n’est sans doute pas étranger au choix du thème du mémoire universitaire de Pauline dont elle précise non sans humour que l’intitulé, « Performer la femme sauvage, entre chienne et louve. Itinéraire d’une lectrice de Virginie Despentes et de Clarissa Pinkola Estès », est provisoire. Entourée des siens, Galia se souvient. Elle se souvient de la solidarité, un « beau mot », entre les filles à l’usine. « On se souvient surtout des belles choses » lance-t-elle à Anisse lorsque celui-ci lui rappelle les rivalités entre ouvrières. Née en 1941, Galia est la fille d’Antonio, un républicain espagnol ayant fui le franquisme pour venir mourir en héros de la résistance, engagé dans le groupe des Espagnols, exécuté en 1944 comme les quarante-et-un autres otages de la carrière des Grises, et d’Helena, une juive polonaise ayant fui les pogroms à l’est, puis Paris au moment de l’exode de juin 1940, pour se retrouver ouvrière à Montluçon. Elle sera arrêtée le 3 septembre 1942 par des gendarmes français dans une rafle organisée par le gouvernement de Pétain, envoyée à Drancy avant d’être déportée à Auschwitz par le convoi du 15 septembre 1942, duquel seulement trois personnes reviendront. Pas elle. Si les deux évènements ont réellement eu lieu, Antonio et Helena sont des personnages fictifs. Durant trois jours et trois nuits, le temps d’une veillée, une dernière fête, « trois générations concentrent un siècle de vies, d’espoir et de désillusions[1] ». La traversée d’un siècle À travers les retrouvailles familiales autour de la figure tutélaire de Galia Libertad, Carole Thibaut compose une comédie humaine, prétexte à dérouler un siècle d’histoire d’une petite ville de province porté par les personnages de la pièce. Nommée à la direction du Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon en 2016, l’autrice rend hommage à sa région d’adoption avec « Un siècle », pièce construite à partir d’une enquête sur l’histoire sociale, culturelle et politique de Montluçon au XXè siècle, quatre années d’entretiens avec les habitants d’un territoire qui est devenu le sien. L’histoire de Montluçon est traversée par les bouleversements qui façonnent l’Occident au cours du siècle dernier, notamment le passage d’un monde rural à un monde industriel, puis postindustriel. « Grandes laissées-pour-compte des politiques de développement, ces villes moyennes et ces régions représentent pourtant la majorité du territoire national et illustrent l’évolution économique, sociale et culturelle de tout notre pays » écrit Carole Thibaut. D’autant que l’histoire de ces régions est marquée par des récits et des figures emblématiques comme c’est le cas ici avec, entre autres, Jean et Marx Dormoy, la journaliste et militante féministe Hubertine Auclert (1848 – 1914) ou les Fédérés qui firent théâtre chaque été à Hérisson de 1976 à 2003, par la volonté d’Olivier Perrier, l’enfant du pays. Si les trois premiers sont évoqués dans la pièce, le quatrième y joue carrément, Olivier Perrier incarnant Pierre. Il rappellera le passé artistique d’Hérisson, célèbre pour sa communauté de peintres de plein air, avouant qu’il ne serait jamais devenu artiste s’il n’avait pas été imprégné de la sorte. Il dirige avec Jean-Paul Wenzel et Jean-Louis Hourdin de 1980 à 2003 le Théâtre des Fédérés à Montluçon, devenu Centre Dramatique National en 1993. Ce même théâtre que Carole Thibaut dirige aujourd’hui. Il interprétait déjà le père dans la précédente création[2] de l’autrice metteuse en scène. « Pour habiter ces vies, j’ai invité des artistes aux personnalités puissantes, des camarades de scène ou/et de vie, qui pour la plupart ont une relation particulière avec ce territoire, avec qui je pouvais discuter des heures durant de la question de l’engagement, des événements du siècle, de politique » confie cette dernière. Ainsi Mohamed Rouabhi, qui incarne Anisse et avec lui les non-dits de la guerre d’Algérie, était lui aussi à l’affiche du précédent spectacle de Carole Thibaut, tout comme Valérie Schwarcz, qui joue Stéphane, avec qui elle partageait, en alternance, le même rôle. C’est une famille que l’autrice réunit ici, de celle qu’on se choisit. Quant à Monique Brun, formidable Galia Libertad, elle vit dans le bocage bourbonnais depuis 1993. La marseillaise est désormais une enfant du pays. Jean-Jacques Mielczarek – Jan – régisseur général du CDN jusqu’en 2019, monte parfois sur scène depuis qu’Olivier Perrier lui en a donné le goût. Il complète, avec la jeune Troupe permanente des Ilets, cette bande d’artistes et camarades entretenant « une relation particulière avec ce territoire », voulue par Carole Thibaut. Ils oscillent entre fiction et réalité, entre l’intime et le politique, entre les personnages imaginés à partir des acteurs qui les portent en scène et les acteurs eux-mêmes, qui se confondent alors. « L’évidence était au début d’écrire un récit chronologique, qui traverse 100 ans d’histoire. Mais je craignais l’effet ‘cours d’histoire’. Je craignais surtout le piège du théâtre utilitaire » précise Carole Thibaut pour qui au théâtre, le théâtre doit occuper la place centrale. Afin de rendre audible la grande histoire, elle choisit de raconter les petites qui lui font écho plus ou moins directement. Elle opte pour la mise en scène de vies ordinaires et observe la façon dont elles peuvent refléter le siècle passé. « Il s’agit de tenter de saisir l’impact vivant de l’histoire sur nos vies » indique-t-elle. Ainsi, Galia se souvient de Djibril, le père d’Anisse que certains croient disparu lors de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 à Paris, violemment réprimée par la police sous le commandement du préfet de l’époque, un certain Maurice Papon qui, vingt plus tôt, déportait les juifs de Bordeaux, ou que d’autres affirment qu’il avait péri dans la bataille d’Alger quelques années plus tôt. C’était plus simple que ça. « Je ne voulais pas me marier, vivre avec un homme » avoue Galia. « J’ai choisi de rester en vie » continue-t-elle. Elle avait vu ses copines « crever à petit feu », faisant la boniche après s’être mariée. Anisse se souvient lui aussi. À l’école, en 1974, la carte de l’empire colonial français était accrochée au tableau non pas en histoire mais en géographie. Il se souvient des années soixante-dix comme des années de terreur. Une voix off omniprésente permet de commander les personnages ou non, de passer d’une période à une autre, de distordre le temps. Elle s’incarne dans la voix de Carole Thibaut elle-même. Un intermède dansé fera surgir des mémoires soudain nostalgiques les refrains de chansons de Gilbert Montagné, Dalida, des « Souvenirs, souvenirs » de Johnny Hallyday ou encore Niagara et son « J’ai vu » guerrier, la mélopée de « Dreams are my reality » de Richard Sanderson, mythique bande originale du film « la Boom » (1980). « La mort finit toujours par nous avoir » Faire du réel et de la fiction une matière inextricable, tel était le pari de Carole Thibaut ici. Dans cette histoire, un siècle s’achève et un autre commence, des vies démarrent à peine alors que d’autres se terminent. Galia Libertad n’en finit pas de mourir. Elle doit pourtant accepter de partir pour permettre à sa progéniture de vivre sa propre vie. Elle se lève difficilement, interroge Pierre qui lui donne le bras à propos de ce poème sur des herbes folles ? Le blé vert ? Un poème de Verlaine. Elle perd la mémoire. « Je ne me souviens plus du visage de ma mère » dit-elle. « Nous venons du centre de la France, au nord de l’Auvergne » dit la voix off. « Nous ne parlerons pas politique ici, ce n’est pas le lieu ». Un nouvel intermède, à la fois historique et gastronomique du Bourbonnais, fait la présentation au public de produits du terroir, au premier rang desquels le fameux pâté de pommes de terre. En 1892, Jean Dormoy devient maire de Montluçon, faisant de la ville la deuxième socialiste de France. C’est l’histoire de la culture ouvrière. En quelques décennies, Montluçon passe de cinq mille à soixante-cinq mille habitants. Elle connaitra plusieurs vagues successives d’immigrés. « Il y a avait du travail partout » indique la voix off. « Il suffisait de traverser la rue ». La première guerre mondiale envoie les femmes à l’usine d’obus. À la fin de la guerre, elles sont renvoyées chez elles. Galia habite la cité Dunlop à Montluçon, dans le quartier historique de l’entreprise de pneumatiques. Cette dernière est favorisée par la bonne desserte ferroviaire, ce qui a le don de déclencher l’hilarité dans la salle tant l’abandon pat l’État des lignes de chemins de fer du centre de la France est patent aujourd’hui. Galia travaille à la Chemiserie Rousseau dont elle vivra la fermeture, non sans se battre, l’occupation de l’usine succédant aux manifestations. C’était en 1981. Quelques mois auparavant la gauche avait gagné les élections présidentielles. C’était historique. Pourtant, la gauche au pouvoir n’a rien fait pour sauver l’usine. Les clefs ont été rendues le 18 décembre 1981. Les bâtiments ont été entièrement vidés la nuit qui a suivi. Les ouvrières, sidérées, n’ont jamais compris le silence de plomb du gouvernement. Galia explique que « le mouvement des Gilets Jaunes, ça m’a fait du bien. Ça m’a redonné de l’espoir. Quand des gens se lèvent, c’est bien. Ça fait du bien ». Ce seront ses derniers mots. « Les histoires s’effacent si on ne les raconte pas ». Léa se souvient des propos de sa grand-mère. Les voix des morts se mêlent à celles des vivants, tout se mélange dans cet Eden suspendu entre deux mondes. « Galia ça vient de l’hébreu. Cela signifie La clémence de dieu. Ça l’a toujours fait rire, ça, Galia. Galia Libertad a un humour que tout le monde ne partage pas. Et elle emmerde celles et ceux qui ne le partagent pas. Elle rit fort, elle tire sur son cigarillo et elle dit ‘Je vous emmerde’ » répète plusieurs fois la voix off au cours de la pièce. Les vies sont traversées par l’Histoire du siècle à travers leur propre histoire, celle de Galia et de ses descendants, qu’ils en soient conscients ou non. A la fin de la pièce, le fauteuil de Galia se transforme en cercueil, mais à la manière des autels des morts au Mexique. « Je crois au fond que le réel n’existe qu’à travers la possibilité du récit, la vie qu’à travers notre relation à la mort, la réalité qu’à travers sa symbolique. Et le théâtre est pour moi la quintessence de cela[3] ». Carole Thibaut réussit admirablement son pari. « Un siècle » raconte par l’intime le politique, par les petites histoires la grande. Guillaume Lasserre [1] Sauf mention contraire, les citations sont extraites du dossier de presse. [2] Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars ? Texte et mise en scène de Carole Thibaut, créé au Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon le 18 novembre 2020. [3] Aurélien Péroumal, Entretien avec Carole Thibaut, janvier 2022. UN SIECLE. VIE ET MORT DE GALIA LIBERTAD - Texte et mise en scène : Carole Thibaut, assistanat à la mise en scène : Marie Demesy, scénographie : Camille Allain-Dulondel, costumes : Malaury Flamand, lumière : Yoann Tivoli, son : Margaux Robin, vidéo : Léo Derre, musique inspirée du répertoire traditionnel auvergnat : Romain « Wilton » Maurel, construction décor : Sébastien Debonnet, Jérôme Sautereau, Stéphanie Manchon, Séverine Yvernault, régie générale & participation à la conception décor : Frédéric Godignon et Pascal Gelmi. AVEC Monique Brun, Antoine Caubet, Jean-Jacques Mielczarek, Olivier Perrier, Mohamed Rouabhi, Valérie Schwarcz et la Jeune Troupe des Îlets #2 – Hugo Anguenot, Chloé Bouiller & Louise Héritier, et à l’image et/ou en voix : Claire Angenot, David Damar-Chrétien, Carole Thibaut, Marie Vialle. Créé le 19 janvier 2022 au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon. Du 7 au 26 février 2022. Théâtre de la Cité internationale 17, boulevard Jourdan 75 014 Paris
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Le spectateur de Belleville
January 31, 2022 7:19 PM
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Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore dans Transfuge - 31 janvier 2022 - numéro 155 Un corps traversé par l'Histoire
À la Colline, Joséphine Serre explore les imaginaires et les récits invisibles. À travers le diptyque Amer M. Et Colette B., elle invite à plonger dans les vies parallèles d’un Algérien et d’une Française. Vous présentez actuellement à la Colline, une fiction documentaire composée des portraits de deux êtres dont l’intimité est traversée par l’Histoire qui unit, entre l’Algérie et le France. Comment est né cette incroyable diptyque ? C’est toujours et encore une histoire de hasard. Un jour, j’ai retrouvé dans ma boîte aux lettres, un portefeuille, celui d’un inconnu. Il n’y avait plus d’argent dedans, juste des papiers et quelques documents. J’habitais dans le 11e arrondissement de Paris. Le plus probable, c’est qu’il ait été piqué et que le voleur s’en soit débarrassé en le déposant dans cette cachette de fortune. Dès que j’ai eu l’objet entre les mains, j’ai voulu savoir à qui il appartenait pour le lui rendre. J’ai découvert que le propriétaire était algérien, qu’il était arrivé en France en 1954. C’était stipulé, très clairement, sur sa carte de séjour. Ce fut le premier déclic. J’ai eu envie d’en savoir plus. Je me suis renseignée sur les dates de la guerre d’Algérie. Très vite, cela m’a fait prendre conscience de mes lacunes sur cette période de l’histoire, sur les rapports entre nos deux pays. En explorant plus avant ce que contenait ce portefeuille, j’ai commencé à imaginer qu’il était sans doute kabyle, qu’il faisait partie des gens que notre société blanche, normée stéréotypée, invisibilise et anonymise. Cela m’a ramené à des préjugés que je ne soupçonnais pas, ceux cachés au plus profond de mon inconscient. J’ai donc eu l’envie de reconstituer via le théâtre, l’histoire de cet homme. Qu’en est-il du deuxième portrait, celui de Colette B ? Dans le portefeuille de ce vieil Algérien, j’ai aussi découvert les mots pleins de tendresse d’une certaine Colette, pianiste à Radio France. J’ai voulu explorer ses quelques bribes, en savoir plus sur ces deux êtres, sur leur relation que j’ai réinventé. J’ai ainsi trouvé matière à déconstruire les modèles sociétaux que j’avais en moi. Je ne pouvais qu’écrire leurs histoires, faire suite à Amer M. avec Colette B., lui imaginer à elle aussi une vie. J’ai ainsi imaginé que Colette, amie ou amoureuse d’Amer, était une « pied-noir », une Française d’origine née en Algérie et rapatriée au moment de la guerre. Comment avez-vous reconstitué leur histoire ? Tout a commencé par une pulsion irrépressible de tout photocopier, de tout compiler avant de rendre l’objet à son propriétaire. J’ai gardé longtemps dans un coin de mon bureau, tous les documents, je les montrais de temps à autre à des amis. Ils m’ont convaincu de creuser un peu plus l’histoire d’Amer M., de lui réinventer une vie. J’ai tenté de le retrouver, j’ai suivi différentes pistes. L’ai-je retrouvé ? Il me semble. En me rendant à une des deux adresses inscrites sur les différents papiers que j’ai lus et relus, un homme lui ressemblant a récupéré le portefeuille. Il n’a pas prononcé un mot, m’a écouté, regardé, puis il est parti. C’est étrange toutes ces coïncidences, ces hasards, ces intuitions, qui se sont avérées le plus souvent exactes, ces petits miracles aussi qui ont donné naissance à ce diptyque. J’ai multiplié les hypothèses, me suis beaucoup documentée, puis j’ai laissé aller mon imaginaire. Ensuite, j’ai essayé de construire deux pièces en miroir, qui abordent des sujets corollaires. Amer M. aborde l’immigration, l’intégration. Colette B., l’histoire algérienne. Le premier est très plastique, le second plus axé sur le son, la musique. C’est un moment délicat, le passage à la scène, au plateau, c’est le prolongement logique de mon processus d’écriture. Cela permet de réajuster le texte, de le peaufiner, de donner vie aux mots. Amer M. et Colette B. de Joséphine Serre, à la Colline-Théâtre National, du 29 janvier au 20 février 2022.
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Le spectateur de Belleville
January 27, 2023 1:13 PM
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Par Christine Friedel dans Théâtre du blog - 26/01/23 King Lear Syndrome ou les Mal élevés, écriture et mise en scène d’Elsa Granat, d‘après Le Roi Lear de William Shakespeare
C’est l’histoire d’un vieux père qui a eu une attaque cardiaque (aujourd’hui, on dit A.V.C.) le jour du mariage de sa plus jeune fille, Cordelia. En prologue, il avait imaginé son propre enterrement : il va mourir, il meurt, mais non, on ne meurt pas, surtout au théâtre. Ses filles vont-elles s’occuper de lui et le recevoir chez elles ? Ni Cordelia, préférée et maudite, ni Regane, ni Goneril : pas la place, pas le temps, pas possible et les E.H.PA.D. (Etablissements Hôteliers pour Personnes Agées Dépendantes) sont faits pour ça: abriter la fin de vie des pères qui perdent la tête. Ce sera une autre vie, une nouvelle cour pour ce roi détrôné qui n’a jamais régné… Elsa Granat s’écarte résolument de Shakespeare pour mieux retrouver son esprit, sa brutalité, sa poésie et son humour. Et elle met surtout le doigt au centre du tragique : la famille, bien sûr, nid de haines et d’amour, vitrine des incompréhensions qu’on finit par appeler : destin . La metteuse en scène, dans son adaptation, balaie adaptation balaie les gendres du Roi et elle fait de Gloucester, une femme (Bernadette Le Saché, parfaite) qui prend son fils unique tantôt pour Edmond, le bâtard glorieux, tantôt pour l’honnête et sensible Edgar. Cet autre désastre de la paternité reste à l’arrière-plan. Mais les filles ! Elsa Granat les sauve, en les ramenant au plus près de la vie des «vrais gens». Les aînées sont normalement soucieuses des questions d’héritage mais la plus jeune, rejetée par son père dans un moment de délire, veut reprendre sa place de petit clown chéri… Et Lear? Il s’adapte au rythme des séances télé, goûters et activités d’éveil, infantiles, proposées avec grand sérieux par cet E.H.PA.D. Un spectacle mis en scène avec un regard à la fois satirique, très drôle et respectueux. L’aide-soignante est particulièrement touchante, tiraillée entre les hallucinantes prescriptions de son métier formulées à haute voix :« Je dois faire ceci, je fais cela, madame X, je passe derrière vous, je vais vous toucher… » -et la conscience qu’elle a de l’absurdité du système. Une solution: elle chante. On verra aussi un médecin (lointaine incarnation de Kent, le fidèle des fidèles à son Roi ?) incapable de prononcer le mot : dégénérescence. C’est un champion de l’incertitude, très angoissant pour les familles qui, elles, voudraient des réponses sûres. Mais que répondre à l’inéluctable de la vieillesse? La mis en scène n’esquive rien. Texte, jeu, scénographie de Suzanne Barbaud soignée et efficace dont chaque élément est bien pensé et parfaitement réalisé. Les interprètes, Laurent Huon (Lear) en tête, assument leur rôle avec une totale générosité, jusqu’au bout des coups de gueule, peignées entre filles, chansons de variétés qui remuent les émotions, et du silence. Elsa Granat a invité un groupe d’amateurs à rejoindre le spectacle et les a conduits, hommes et femmes -surtout des femmes car plus nombreuses en maison de retraite- à pratiquer le théâtre. Elles et ils jouent avec sobriété et justesse en s’appuyant sur un trait de comportement qui leur appartient et leur permet de dessiner un personnage. Cela fait partie de la réussite de ce King Lear Syndrome … Qui en sont les «mal élevés» ? Presque tout le monde, à l’exception d’une pensionnaire, vieille dame modèle. Personne n’écoute personne? Si, un peu. Ce n’est pas inéluctable et chacun a sa part de respiration et de générosité. Cela donne sa profondeur au spectacle, avec une vision juste et drôle, sans indulgence et sans résignation de la famille, de la vieillesse, de l’institution, d’une médecine qui ne peut pas tout, des mots d’amour arrivant à contretemps. Le spectacle est long (trois heures et demi) mais n’avons pas vu le temps passer et on s’y sent bien, tant il est riche et vrai. Mais vers la fin, quand s’installent sur le plateau de très belles images qui ramènent ce Lear vers les temps shakespeariens, nous avons faibli… En même temps, on comprend que le théâtre prend alors une autre fonction, consolatrice : non, le Temps n’existe pas, Shakespeare est de son siècle et du nôtre et plutôt que, de mort, on devrait parler de mémoire. Respect. Un spectacle à voir, évidemment. Christine Friedel Jusqu’au 29 janvier, Théâtre Gérard Philipe-Centre Dramatique National de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). T. :01 48 13 70 00. Le 2 février au Théâtre-Scène Nationale de Mâcon (Saône-et-Loire), les 7 et 8 février, au Centre Dramatique National de Normandie-Rouen (Seine-Maritime). Crédit photo : ©Simon Gosselin
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Le spectateur de Belleville
January 23, 2023 6:40 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan 23 janv. 2023 Nourries des textes et expériences de psychiatres novateurs depuis Clerambault jusqu’à Oury en passant par Deligny, sur des propositions d’Isabelle Lafon, dans « Je pars sans moi », les deux actrices traversent deux siècles à travers des textes et des destins dont la folie est l’ordinaire. Une soirée folle. Si j’en crois leurs biographies, Nous demeurons, le premier spectacle réunissant Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes mettait déjà en scène des récits de personnes aliénées de la fin du XIXe siècle. Je n’ai pas vu ce spectacle. Je les ai rencontrées un peu plus tard dans Deux ampoules sur cinq, spectacle inoubliable qui se déroulait dans le terrier du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, spectacle magique dans ce sous-sol tout aussi magique où les spectateurs éclairaient les deux actrices avec des lampes torches. A travers les écrits de Lydia Tchoukovskaia sur la grande poétesse russe Anna Akhmatova et et leurs nombreuses conversations, les deux actrices racontaient l’amitié entre Lydia et Anna. Depuis Isabelle et Johanna ne se sont jamais quittées. On retrouvait Johanna, seule avec Isabelle ou avec d’autres dans les spectacles qui allaient suivre : La Mouette de Tchekhov, Bérénice de Racine , Let me try d’après Virginia Woolf, Vues lumière, la trilogie Les insoumises regroupant le spectacle sur Akhmatova, celui sur Woolf et enfin L’Opoponax de Monique Wittig où, cette fois, Isabelle Lafon était seule en scène, et récemment Les imprudents d’après les dits et les écrits de Marguerite Duras. Et les voici de nouveau toutes les deux, seules en scène, dans Je pars sans moi, une création qui renoue avec l’approche de leur tout premier spectacle puisqu’elles puisent principalement dans des travaux du psychiatre Gaétan de Clérambault et des écrits de Fernand Deligny dont l’édition des œuvres, établie par Sandra Alvarez de Toledo, est parue aux Editions l’Arachnéen il y a quelques années. A la table chargée de livres d’Anna et de Lydia d’hier succède aujourd’hui une porte posée sur un plateau nu dont il sera plusieurs fois question. Le titre du spectacle est le début d’une phrase extraordinaire de Yanis Benhissen (extraite de Le livre de Yanis. Livre de rencontre dans les écritures avec Patrick Laupin, éditions La rumeur libre) dont la totalité dit le mouvement follement binaire du spectacle : »Je pars sans moi, Tu n’as qu‘à m’attendre là-bas ». Dedans et dehors, ici et là, avec et sans, un jeu de renversements permanents. Une folie follement douce, attentionnée. Qui coagule tout, les identités et les siècles. Johanna parle d’ une couturière de de 55 ans amoureuse d’un prêtre depuis l’âge de 17 ans. « Un prêtre magnifique qui fait penser avec ses yeux bleus à Jean Oury » (fondateurs de la clinique de La Borde qu’il dirigea jusqu’à sa mort) . On entre dans cette histoire comme dans un moulin, la couturière finit par « croquer » le sexe du prêtre resté sans voix après qu’un jour elle lui ait dit ses poèmes, raconte-t-elle au docteur Clérambault à la fin du XIXe siècle , et aujourd’hui à nous. Les temps, les siècles se mêlent, la porte dressée en arrière-plan sur la scène est comme une balise. Johanna parle longuement du psychiatre catalan François Tosquelle, Isabelle parle de son grand-père. On entre dans des histoires qui cohabitent, se mêlent, à un moment on entre dans l’hôpital psychiatrique de Saint Alban. Ça va, ça vient, ça traverse. Vers la fin, Isabelle et Johanna sortent la porte en coulisses. Après avoir si intimement surfé avec l’extrême fragilité des êtres, il est temps de danser sur le plateau nu comme un parquet de bal. Dans son texte Les vagabonds efficaces, Fernand Deligny raconte ces jours où il recevait dans un ancien théâtre qui avait été celui de Dullin. « Quelquefois, en arrivant, vers neuf heures, je voyais un mur abattu. Albert S. m’attendait, assis en face de ma table. Il avait frappé. Je n’avais pas répondu. La porte était fermée. Alors, il avait abattu le mur d’un coup d’épaule. » Ensemble ils remettait en place les planches du mur, car le propriétaire du lieu leur cherchait noise. Deligny poursuit : « Albert S avait dix-neuf ans , un mètre quatre vingts. Il était nègre et pupille de cette Assistance publique dont il cassait la figure aux directeurs départementaux. Il disait : « Tu rigoles, Deligny, tu ne ne m’en veux pas ? Tu viens boire un crème ? » Histoire de voir si je n’étais pas un peu directeur de quelque chose sur les bords et dans le fond. » Le théâtre d’Isabelle Lafon, c’est cela : « sur les bords et dans le fond ». Je pars sans moi, conception et mise en scène Isabelle Lafon, écriture et jeu Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon. Théâtre de la Colline , mar. 19h, du mer. au sam. 20h, dim. 16h jusqu’au 12 fév. Photo Laurent Schneegans
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Le spectateur de Belleville
January 14, 2023 7:24 PM
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Critique d'Eric Demey dans La Terrasse - publiée le 23/11/2022 Spectacle dense et captivant sur les renoncements de la gauche et l’avènement du sombre paysage politique contemporain, 1983 offre une lecture extrêmement intéressante de notre passé récent, autour de l’avènement du libéralisme et de l’essor du racisme anti-immigrés.
Avec quarante ans de recul, l’Histoire peut commencer. C’est-à-dire l’analyse d’un passé qui a construit notre présent. La lecture que font Alice Carré et Margaux Eskenazi du début des années 80 est forcément subjective, partiale. Certains regretteront peut-être le large kaléidoscope de situations que déployait Et le coeur fume encore, pièce sur la guerre d’Algérie et les silences qui l’entourent encore. La pièce avait révélé le talent des deux jeunes artistes et de la troupe de la compagnie Nova. 1983 est un spectacle plus radical, plus sombre, mais tout aussi riche. Conçu autour du « virage de 1983 ». Quand Mitterrand tourne le dos à ses promesses pour s’aligner sur le dogme libéral et prôner la rigueur. Mais aussi quand une marche, mal nommée « marche des beurs », rassemble à Paris plus de 100 000 personnes réunies contre le racisme. Peu avant que Jean-Marie Le Pen soit invité pour la première fois à la télé, à l’émission « L’Heure de vérité », accédant à une légitimité médiatique qui ne pose plus jamais question pour sa fille aujourd’hui. 1983 arpente ce passé et montre comment le fameux TINA (there is no alternative de Thatcher), la désagrégation des luttes sociales et la montée de l’extrême droite et du racisme sont intimement liés. Madeleine de Proust et transmission Pour cela, le duo Carré-Eskenazi reconduit les recettes qui ont fait leurs preuves dans leur précédent travail. Implication des comédiens dans un long travail de recherche documentaire, traversée de l’Histoire à hauteur d’hommes et de femmes, entrelacement des histoires individuelles, interprètes qui jouent les personnages sans tenir compte de leur sexe, leur âge ou leur couleur supposée, allers-retours entre la fiction et le réel de la représentation, le tout avec énergie, arrière-plan du rôle de l’art dans l’Histoire – notamment ici la musique de Rachid Taha – mais aussi simplicité et efficacité d’une interprétation rondement menée, variété des moyens scéniques – micro, vidéo, musique – et pluralité des approches qui permet de toujours relancer l’intérêt du spectateur. Si certains (rares) passages gagneraient à moins souligner ce qui a déjà été compris, l’ensemble fera l’effet d’une madeleine de Proust sur tous ceux qui ont vécu ces années – la naissance des radios libres, l’espoir soulevé par l’arrivée de la gauche au pouvoir, les grèves dans l’automobile à Aulnay, Poissy… – avec l’immense apport de leur éclairage rétrospectif. Mais la troupe est jeune. Aucun des interprètes n’était né en 1983. Et le spectacle veut avant tout faire œuvre de transmission d’une Histoire qui permette de mieux comprendre notre présent. Il s’adresse donc aussi aux jeunes générations et atteint parfaitement son but. Comment la lutte des classes a cédé le pas à la rivalité entre français et « étrangers », comment le racisme a pu s’installer et l’extrême-droite se retrouver aux portes du pouvoir. Le spectacle est politiquement ancré et développe une lecture politique tranchante et passionnante, à la théâtralité rafraîchissante, aussi simple que virtuose. Eric Demey / La Terrasse 1983du jeudi 1 décembre 2022 au samedi 10 décembre 2022 Théâtre de la Ville Les Abbesses 31 rue des Abbesses, 75018 Paris à 20h, le samedi 10 à 15h, relâche le 4 décembre. Tel : 01 42 74 22 77. Durée : 2h35. Spectacle vu au TNP de Villeurbanne. Le spectacle sera notamment en janvier au TGP de Saint-Denis et au Théâtre de la Cité Internationale.
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December 19, 2022 12:54 PM
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Par Eve Beauvallet dans Libération - 19/12/2022 Célèbre pour ses fresques mélodramatiques et ses castings ultra diversifiés, l’autrice, réalisatrice et metteure en scène de 41 ans a été nommée à la direction du TNS. «Une femme ! Une femme !» lisait-on dans des commentaires en feu sur les réseaux sociaux suite à l’annonce de la nomination très attendue de Caroline Guiela Nguyen à la tête du Théâtre national de Strasbourg, en succession de Stanislas Nordey, en poste depuis 2014. Comme si l’événement tenait de la navette extraterrestre aperçue au loin sur la colline. Il y a un peu de ça, bien sûr : l’autrice, réalisatrice, metteure en scène de 41 ans ne sera pas la première femme à diriger la prestigieuse institution et sa très sélecte école supérieure, puisque la metteure en scène Julie Brochen (2008-2014) avait déjà pilotée le lieu. Mais elle sera, à sa prise de fonction, la seule femme en poste à la direction d’un théâtre national, label pilier de la politique publique en matière de spectacle vivant. Les quatre autres théâtres de ce type sont actuellement (et depuis 2014) dirigés par des hommes : Stéphane Braunschweig à l’Odéon, Wajdi Mouawad à la Colline, Eric Ruf à la Comédie-Française, Rachid Ouramdane au Théâtre national de Chaillot. Enfin une femme, donc. Bonne nouvelle évidemment, mais il y en a une autre, et une meilleure peut-être ? La ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a surtout donné le poste à une artiste précieuse: « Caroline Guiela Nguyen a l’ambition de s’adresser à tous ceux qui se sentent éloignés du théâtre, pour qu’ils trouvent leur place à la fois dans le public, sur scène, ou au sein de l’école du TNS » s’est réjouit la ministre de la culture dans un communiqué. Une grande agilité Et elle est précieuse, en ce moment, cette tout juste quadragénaire, transfuge de classe fan d’Annie Ernaux. D’une part parce qu’elle adore les récits manquants et l’histoire trouée. D’autre part parce qu’elle est d’une grande agilité pour composer des équipes comme on n’en voit jamais (rarement ?) ailleurs, réunissant et passionnant autour d’un même spectacle, ou film, acteurs professionnels et gens de la société civile, individus d’âges, de sexes, d’origines, de langues (arabe, tamoul, anglais), de milieux sociaux très différents, lesquels font puissamment bloc pour défendre à l’international de grandes sagas contemporaines mélodramatiques. On voyait cette orfèvrerie à l’échelle d’une compagnie indépendante. Qui aujourd’hui, n’en ferait pas l’urgence au plus haut échelon des labels d’Etat (budget de fonctionnement du TNS : 13,5 millions d’euros) ? Voyez les castings de ses grands succès Saïgon (carton international depuis le Festival IN d’Avignon 2017), ou Fraternité (carton international depuis le Festival IN d’Avignon 2021) : une cuisinière vietnamienne y croisait un vieil acteur irakien, une rappeuse marseillaise éducatrice spécialisée et une autre qui jamais n’avait même songé franchir la porte d’un théâtre. Bouclage de boucle enchanté Cette «diversité», qui paraît chez d’autres artificielle, contrainte par un cahier des charges, relève plutôt de l’organique et de l’évidence chez cette Franco-Vietnamo-pied-noir élevée dans un microvillage de l’arrière-pays varois et qui déclarait en 2016 à Libé : «J’ai un immense plaisir à voir se croiser lors d’une création des gens que rien ne poussait à se rencontrer. C’est pas humaniste, hein, c’est l’écriture qui a amené ça.» Elle nous confiait aussi être sortie de son village du Var sans grand «capital culturel» et avoir vécu la «séparation symbolique» d’avec son milieu d’origine en entrant dans la section «mise en scène» du Théâtre national de Strasbourg, une formation très sélecte où elle s’est convaincue qu’elle aussi aimait Jon Fosse ou Claude Régy (elle en est sortie en 2008). Elle se sentira mieux auprès du metteur en scène Guy Alloucherie, qui travaillait alors dans le Nord avec d’anciens mineurs, ou de Joël Pommerat, avec qui elle travaille à la Maison centrale d’Arles. Aujourd’hui, en revenant sur les lieux de l’inhibition sociale, Caroline Guiela Nguyen semble ainsi opérer un bouclage de boucle enchanté. Dans un lieu qui, entre-temps, a accéléré sur les questions de diversité ethnique et socioculturelle sous l’égide de Stanislas Nordey. Enorme semi-remorque Sa nomination était l’un des dossiers brûlants sur le bureau de la ministre de la Culture, laquelle devait présenter à Emmanuel Macron plusieurs profils pour succéder au metteur en scène et acteur Stanislas Nordey. En effet, à la différence des autres théâtres subventionnés, les théâtres nationaux sont placés sous la tutelle directe du ministère de la Culture, mais c’est à l’Elysée que l’on tranche sur le profil de leurs patrons. D’autres noms circulaient pour la nouvelle direction du TNS comme ceux d’Olivier Py (en partance du Festival d’Avignon), ceux aussi de Sylvain Creuzevault et Julien Gosselin, deux très bons metteurs en scène de la même génération que Caroline Guiela Nguyen qui, comme elle d’ailleurs, furent un temps portés par le désir de créer – ou de tenter de le faire – des lieux alternatifs aux labels institutionnels en place. Tous trois se sont donc laissé convaincre par l’importance de voir les plus grosses maisons compter à leur tête des projets vraiment enthousiasmants. Autant qu’il est possible de manœuvrer cet énorme semi-remorque : le TNS, c’est quatre salles, des ateliers de décors et costumes, une école mais aussi un climat social à gérer, une crise énergétique à appréhender, des budgets à contenir. En étant toutefois mieux épaulée que dans de plus petites maisons sans service de ressources humaines. Elle prendra ses fonctions le 1er septembre 2023.
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December 16, 2022 7:41 AM
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Par Gilles Renault dans Libération le 15/12/2022 Subtile mise en scène de la reine d’Autriche causant Facebook et coworking, la nouvelle pièce de Nicole Genovese pulvérise les limites de l’absurde avec tendresse et cruauté. A qui ne connaîtrait pas l’univers de Nicole Genovese – ce qui, y compris parmi les habitués du spectacle vivant, doit encore représenter un paquet de gens – faisons la suggestion suivante : accorder un blanc-seing à l’auteur de ces lignes en zappant ce qui suit, afin d’en savoir le moins possible, et courir ventre à terre au théâtre des Bouffes du Nord, où se joue un des moments les plus jubilatoires de la fin d’année théâtrale, sinon de l’année tout court. Pour les autres, suivez le guide : planté au beau milieu du grandiose repaire de feu Peter Brook, le dispositif paraît riquiqui et obsolète, puisque constitué, à l’ère de la vidéo et des effets numériques, de simples tréteaux du temps jadis, surmontés d’un cadre en bois, avec, en fond d’écran, une série non moins désuète de toiles peintes que l’on effeuillera tout du long de la représentation, à mesure que l’action évoluera entre scènes d’intérieur et d’extérieur. «Brève de boudoirs» Or, raccord avec le cadre, s’assied d’abord, sur le côté, un musicien (et compositeur) en livrée, bas et souliers, qui, avec sa viole de gambe, donne le la, «proto-baroque». Avant que deux dames de haut rang – les perruques, robes à paniers et autres corsets faisant foi – ne se mettent à jacasser à l’heure du thé. Tout à leur désœuvrement, Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe ont en effet des choses à se dire. Mais, accent du Sud compris, leur échange s’engouffre sans le moindre préavis dans une gigantesque faille spatiotemporelle, où il est question d’espace de coworking, de profil Facebook, de cuisine Mobalpa. Ou de «brèves de boudoir», style : «Les gens aiment trop l’argent.» «Mais non, les gens sont comme tout le monde.» Pulvérisant les limites d’une absurdité truffée d’anachronismes – comme de purs silences quasi métaphysiques – suffisamment bien dosés pour prévenir l’essoufflement du procédé, nous voici donc, roture prosaïque, à épier dans la pénombre la condescendance veule d’une coterie que compléteront Louis XVI et le comte d’Artois. Ainsi que, histoire de finir de brouiller les pistes, Fred et Deborah, un couple méridional sans filtre, dont la beauferie ingénue renverra dos à dos monarchie agonisante et Ve République matérialiste et inculte. Poilante entreprise Précieux moment de mystification ridicule, le Rêve et la Plainte se tient donc là, corrosif et pourtant bizarrement empathique, dans ce dynamitage des codes qui, depuis ce Ciel ! Mon placard démontant en 2014 les rouages du vaudeville, singularise l’écriture de Nicole Genovese. Une poilante entreprise de démolition qui, pour imposer le nonsense, s’appuie autant sur la subtilité de la mise en scène de Claude Vanessa, complice de longue date, que sur l’interprétation de sept comédiens hors pair, dans le sillage d’un indétrônable couple royal où l’hébétude abrutie de Maxence Tual le dispute à la faconde paradoxalement «fille du peuple» de Nabila Mekkid. Le Rêve et la Plainte, de Nicole Genovese, m.s. Claude Vanessa, Théâtre des Bouffes du Nord, 75010, jusqu’au 30 décembre, puis en tournée (Cherbourg, Lorient…) Légende photo : Marie-Antoinette devise avec la princesse de Lamballe. (Charlotte Fabre)
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December 6, 2022 6:12 PM
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Par Louis Juzot dans le blog Hottello - le 3 décembre 2022 1983, conception Alice Carré et Margaux Eskenazi, assistant à la mise en scène Chloé Bonifay, scénographie Julie Boillot Savarin, lumières Mariam Rency, costumes Sarah Lazaro, son Antoine Prost, vidéo Quentin Vigier – Compagnie Nova. Alice Carré pour l’écriture et Margaux Eskenazi, pour la mise en scène, toutes deux de la Compagnie Nova, poursuivent « leur réflexion sur les identités françaises et les transmissions mémorielles », à travers le dernier volet du triptyque Ecrire en Pays Dominé. Les deux premiers, Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre et Et le cœur fume encore étaient consacrés à la négritude et la créolité, d’une part, et à la Guerre d’Algérie d’autre part, alimentés par des matériaux littéraires ou des témoignages, mettant à jour le non dit du discours hexagonal dominant pour la reconnaissance d’une parole longtemps étouffée. 1983 nous conduit au cœur de l’hexagone justement, et entremêle les récits de combats politiques et sociaux de ces années-là, quand la gauche vient d’arriver au pouvoir, et où tous les espoirs sont permis. Le combat des radios libres, celui contre la fermeture des usines automobiles Talbot à Poissy, la Marche pour l’Egalité, partie des Minguettes à Vénissieux, sont l‘occasion de croiser l’histoire collective et ses soubresauts avec l’intimité des familles ou des amis. L’enthousiasme des luttes sociales ou des initiatives que l’on qualifierait aujourd’hui de citoyennes, comme la création des radios libres, sont retraduits avec une candeur non feinte, une ingénuité un peu brute, comme la montée du racisme et des tensions sociales. Les comédiens, Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cisse, Anissa Kaki, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle , Raphaël Naasz, Eva Rami, endossent plusieurs rôles et changent joyeusement de look à vue car les scènes vives s’enchaînent rapidement. Le décor fixe joue sur plusieurs espaces permettant aux scènes de se succéder avec fluidité et au public de suivre et de relier ces différents récits comme dans un film ou une série. Quelques imitations décalées viennent s’introduire dans les histoires privées, comme celle de Jean-Marie Le Pen face à Jean-Louis Servan- Schreiber à « L ‘Heure de Vérité » ou d’Yves Montant présentant « Vive la Crise ». Indéniablement, les émissions de télévision de l’époque ont produit une source documentaire importante du spectacle, leur relecture est réjouissante ! Dans un autre registre, belle imitation de Rachid Taha et de Carte de séjour pour rappeler que les banlieues exprimaient hautement leurs revendications. Quant au fond, la thèse est assez simple : 1983 est la date de tous les reniements, François MItterrand choisissant le maintien dans le SME – Système monétaire européen -, prônant une politique de rigueur excluant toute relance économique. Pire, il va instrumentaliser l’extrême-droite pour tenter de se maintenir au pouvoir alors que le PS via SOS Racisme prend la main sur le mouvement issu de la Marche pour l’Egalité. Le cynisme l’emporte, ne reste plus que la sphère privée pour se réaliser comme ce représentant syndical qui abandonne le combat pour vivre en famille apaisée dans son petit pavillon de banlieue. C’est un peu simpliste et unilatéral, voire très discutable, mais la vitalité du spectacle et l’engagement des comédiens font passer l’exégèse politique au second plan, heureusement. Un spectacle efficace et divertissant sur un sujet qui ne l’est pas – une belle gageure en fin de compte. Louis Juzot Du 1er au 9 décembre à 20h, samedi 10 décembre à 15h au Théâtre de la Ville, Les Abbesses, 31 rue des Abbesses 75018 Paris. Tél : 01 42 74 22 77. Le 15 décembre, au Théâtre d’Angoulême. Les 5 et 6 janvier 2023 à l’Etoile, Mouvaux. Du 11 au 22 janvier 2023 au Théâtre Gérard Philipe Saint-Denis. Du 24 au 31 janvier, au Théâtre de la Cité internationale, Paris. Le 9 février, Le Forum, Carros. Le 14 février, au Théâtre du Fil de l’Eau, Pantin. Le 16 février au Théâtre du Vésinet. Du 21 au 24 février à La Comédie de Saint-Etienne. Les 7 et 8 mars au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence. Le 11 mars, Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France. Les 18 et 19 mars à La Ferme du Buisson, Noisiel. Le 29 mars la Merise, Trappes.
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November 16, 2022 6:30 PM
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Propos recueillis par Sandra Onana pour Libération - 15 nov. 2022 La cinéaste, qui s’est replongée pour son film dans ses années à l’école des Amandiers de Nanterre, revient sur la façon dont elle a dirigé ses acteurs et sur les rapports qu’entretenait le metteur en scène Patrice Chéreau avec sa troupe. Le théâtre comme question de vie ou de mort, bourrasque libertaire, emporte le septième long métrage de Valeria Bruni-Tedeschi, qui revisite sa jeunesse à l’école des Amandiers sous la direction orageuse du metteur en scène Patrice Chéreau. Rencontrée début septembre dans une chaleur d’été indien, la cinéaste prend un plaisir sensible à raconter la création de ce radieux film de troupe. Vous n’hésitez pas à maltraiter vos alter ego de fiction quand vous les jouez. Le regard posé sur Nadia Tereszkiewicz, qui vous interprète, est plus tendre. Parce que vous déléguez ce rôle à une autre actrice ? C’est vrai que c’est un alter ego inspiré de moi jeune, mais ça m’aurait bloqué de travailler en y pensant. J’essaye de filmer l’actrice que j’ai en face de moi. Je n’ai pas voulu tenir compte des gens réels dont les personnages étaient inspirés, et surtout pas laisser à Louis Garrel la responsabilité de réinventer Chéreau. Une fois la réalité fictionnée, ce n’est plus mon autobiographie, cela devient aussi celle de mes coscénaristes Noémie Lvovsky et Agnès de Sacy. Si l’on garde les noms de Patrice Chéreau et de Pierre Romans [le directeur de l’école, ndlr], c’est pour notre bon plaisir, parce qu’ils sont «musicalement» légendaires pour nous. Comment dirigiez-vous vos acteurs pour qu’ils réinventent leurs rôles ? J’ai essayé de les faire travailler sur leur solitude, leurs désirs profonds, leurs tragédies enfantines, leurs nécessités d’adulte… Je les ai dirigés comme j’essaye de me diriger, et comme j’ai été dirigée par les gens qui m’ont nourrie d’une approche émouvante et intelligente. Plus que pour mes autres films, j’ai maintenu la communication avec eux en leur parlant pendant les scènes, je leur faisais le monologue intérieur de leur personnage entre les dialogues… L’ingénieur du son était très mécontent ! C’était une façon de travailler très différente avec chacun. Comme avec plusieurs enfants, on ne les éduque pas de la même manière. Dans vos films, les metteurs en scène sont montrés comme des terreurs… Pas vous ? Comme actrice, je suis robuste, j’ai un âge où je peux supporter des expériences variées. Mais en tant que metteure en scène, la maltraitance n’est pas du tout un truc qui m’intéresse. Le maximum de ma perversion peut consister à dire «cette scène, on n’y arrive pas, on laisse tomber…», et dire «action !» quand je vois l’acteur s’écrouler. Sur ce tournage, j’ai parfois laissé Louis Garrel travailler seul avec les acteurs. Ce qui m’intéressait avec Louis en Chéreau, ce n’était pas seulement Louis l’acteur, mais Louis metteur en scène. L’élève jouée par Léna Garrel, saquée par Chéreau, évoque la violence du favoritisme dans une troupe… Y a-t-il chez vous la culpabilité d’avoir été l’élue ? Complètement. Etre aimée le plus possible me plaisait et m’angoissait. Je cherchais ce rôle de chouchoute sans me sentir à l’aise dedans. Cela m’intéresse moins de filmer une jeune femme qui est choisie pour un rôle, que de regarder celle à côté qui s’en va en pleurs. Etre l’élue et se sentir imposteur, c’est l’histoire de ma vie. On trouve toujours une façon inconsciente de se le faire payer. On tombe malade, on s’arrange pour rater la chose d’après… En jouant une femme heureuse pour Claire Denis dans Nénette et Boni, j’ai compris que le bonheur porte toujours en lui l’éventualité, presque l’obligation de le perdre. Ces dernières années, on a beaucoup déconstruit la vision romantique d’un art qui brouillerait les frontières entre la vie et le jeu, les rapports de séduction et de prédation. En est-on guéri ? C’étaient des années où le travail était dangereux, ambigu. Je critique d’ailleurs le fait qu’une école ait pu laisser circuler de la drogue entre les maîtres et des jeunes gens… Aujourd’hui, les rapports ne peuvent plus s’embrouiller. Je trouve le mouvement féministe et #MeToo nécessaires et vitaux, mais ils ne peuvent pas nous faire renoncer à nous, être humains, aux passions, aux désirs, à la noirceur, aux impulsions. Et donc au fait que dans un travail artistique, si les frontières avec la vie ne se brouillent pas un peu, on n’arrive pas bien à raconter les choses. Un metteur en scène qui désire un acteur, on peut bien dire que ce n’est pas bien moralement… il se passe quelque chose. Et sur un plateau, il faut qu’il se passe quelque chose. Montrer les faces obscures de Patrice Chéreau ne vous faisait pas peur ? Au départ, j’étais trop respectueuse du scénario, c’était un peu lisse. Chéreau aimait les défauts des êtres humains, les angles, les choses qui grincent… Il aurait détesté être représenté comme un metteur en scène bien élevé. Raconter son génie et sa face obscure n’était pas une mince affaire, mais on a besoin d’irrespect dans ce travail. On a utilisé ses écrits, qu’avait lus Pascal Greggory dans son spectacle [Ceux qui m’aiment, ndlr], et Louis a fait sa cuisine secrète de son côté. Vous auriez osé faire ce film s’il avait été vivant pour le voir ? Je pense, mais j’aurais été inhibée. Tout comme j’ai souffert de son manque, j’aurais souffert de sa présence. Mais j’aurais été plus contente, parce que j’aimerais mieux qu’il soit vivant. Je n’ai jamais cessé de faire des films en me disant qu’il allait les voir. Faire le casting de cette troupe, c’était comme revivre les auditions pour les Amandier, en passant de l’autre côté ? Exactement, on s’est retrouvé à constituer un groupe, des alchimies de physiques, d’énergies, de couleurs. C‘était une école qui ne prenait pas des êtres conventionnels, qui préférait les natures aux bons acteurs et aux bonnes actrices. Quand Sofiane Bennacer nous a envoyé sa première vidéo, j’ai eu l’impression que Chéreau l’aurait tout de suite pris. L’utopie portée dans cette école survit-elle toujours ailleurs ? Je ne sais pas si c’est une utopie, plutôt une manière de rester dans l’émerveillement. Cela existe encore bien sûr, sauf que nous, on se jetait à corps perdu dans l’avenir. Aujourd’hui, les jeunes gens ont la même énergie vitale, le même besoin d’aimer follement, mais la société leur insuffle une peur de l’avenir, une obligation de savoir leur plan de carrière, s’ils vont avoir un agent… Comme s’ils avaient un parent intérieur qui les grondait. Nous, on était sauvages dans la vie. D’ailleurs, j’ai fait un film où on ne voit pas les parents. Le majordome prédit à Stella, votre personnage, que devenir actrice la rendra folle… Cette prophétie s’est réalisée pour vous ? Folle, je ne sais pas ce que ça veut dire. J’ai des endroits de folie, ou plutôt de souffrances. Ma famille, mes amis, la psychanalyse, mes enfants me donnent une obligation de sagesse. Travailler sur un scénario ou un montage me donne des rambardes de sérénité. La folie pour moi est dans la vie. Je serais devenue folle si je n’avais pas fait ce métier. Légende photo : Valeria Bruni-Tedeschi à Paris, le 12 septembre. (Martin Colombet/Libération)
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May 30, 2022 3:19 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 30 mai 2022 L’autrice et metteuse en scène, fondatrice de la compagnie La Part des anges et pressentie pour une récompense aux Molières, s’est taillé une belle place dans le paysage du théâtre. Un, deux, trois, ou pas du tout de buste de Molière tout doré sur la cheminée du salon ? A l’heure où l’on écrit ces lignes, on ne sait si Pauline Bureau aura, lundi 30 mai au soir, gagné une ou plusieurs de ces petites statuettes que, chaque année, la profession théâtrale décerne à ceux qu’elle a jugés les plus méritants. Ce qui est sûr, c’est que, Molière ou pas, la jeune femme s’est taillé une belle place dans le paysage. Les spectacles de cette autrice et metteuse en scène de 44 ans tournent un peu partout en France, à l’image de Féminines, nommé aux Molières dans trois catégories : spectacle de théâtre public, mise en scène d’un spectacle de théâtre public et auteur francophone vivant. L’impétrante ne semble pas s’en soucier plus que cela, en cette belle matinée de printemps, où elle raconte son parcours avec la fraîcheur et le naturel que l’on retrouve dans ses spectacles. Un parcours dont elle est fière, pourtant, sans honte ni fausse modestie. Car il a été gagné et n’avait rien d’évident au départ, ni même ensuite d’ailleurs. L’histoire des femmes Le théâtre était bien loin du petit village de Picardie où Pauline Bureau a passé son enfance. « Mais les histoires comptaient déjà beaucoup quand j’étais petite : en écouter, en raconter faisait partie de la vie avec mes frères et sœurs, les amis, les voisins… » Le théâtre, lui, a déboulé dans sa vie quand, un dimanche de son adolescence, elle est allée à la Cartoucherie de Vincennes pour voir Les Atrides, mis en scène par Ariane Mnouchkine. Tout lui a plu, au Théâtre du Soleil : « Ce n’était pas seulement le spectacle, mais une ambiance générale. Le fait de voir les acteurs se maquiller avant la représentation, de manger là-bas, des plats qui ne ressemblaient à rien de ce qu’on mangeait à la maison, d’imaginer que toute la troupe vivait ensemble, dans les roulottes installées sur la pelouse… » Pauline Bureau : « Mnouchkine, c’était une femme qui mettait en scène, ce qui a beaucoup compté dans le fait que je me dise que c’était possible pour moi aussi, et même de passer à l’écriture » Surtout, quelque chose s’est noué là, pour Pauline Bureau, entre le théâtre et l’histoire des femmes. « J’ai encore un souvenir très précis de la manière dont Mnouchkine mettait en scène ces héroïnes tragiques. Je revois le sang, la force de ces femmes, la violence de Clytemnestre, et l’intelligence du regard porté sur cette violence et sur ces destins, se souvient-elle. Et puis, tout simplement, c’était une femme qui mettait en scène, ce qui a beaucoup compté dans le fait que je me dise que c’était possible pour moi aussi, et même de passer à l’écriture. » Ce lien entre les deux, les femmes et le théâtre, ne s’est jamais dénoué. Pauline Bureau l’a décliné au fil de spectacles qui sont allés voir du côté du conte, ou du théâtre documentaire, selon les projets, après avoir suivi les cours de Pierre Debauche (1930-2017) et intégré le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, dont elle est sortie en 2004. « Au départ, j’étais dans un fantasme assez banal de jeune comédienne, s’amuse-t-elle. Je rêvais de rencontrer un grand auteur-metteur en scène qui m’écrirait de grands rôles, d’intégrer une grande aventure de théâtre. Et puis, de fil en aiguille, on a fini par la créer nous-mêmes, notre grande aventure de théâtre, avec les amis avec qui je travaille encore aujourd’hui [les acteurs Marie Nicolle et Nicolas Chupin, notamment]. » Pendant ses études, au Conservatoire et ailleurs, elle s’est rendue compte qu’on ne montait jamais de textes de femmes : « Il y avait bien Duras, au loin, qui semblait inatteignable, et c’était tout… Comment s’étonner alors que je ne me sois pas imaginée écrire, et les autres filles non plus ? Il y avait forcément une difficulté à se projeter dans ce type de rôle. » Elle a créé sa compagnie en 2005, qu’elle a nommée La Part des anges. « C’est ainsi que l’on appelle la partie du liquide, dans l’alcool, qui est éphémère et qui s’évapore, explique-t-elle. Je trouvais cette image de l’éphémère très belle, par rapport au théâtre. Et puis j’avais été très marquée par Les Ailes du désir [1987], de Wim Wenders. J’aime l’idée qu’il puisse exister des anges contemporains… » On ne peut s’empêcher de songer, aussi, que l’on a longtemps appelé les avorteuses des faiseuses d’anges, alors même que la question de l’avortement traverse plusieurs spectacles de Pauline Bureau - laquelle assure ne pas avoir fait le lien consciemment. La jeune femme a d’abord mis en scène des textes existants, comme Le Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare, ou Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès. Et puis, en 2011, elle a trouvé sa voie et sa voix avec Modèles, créé avec toute une bande d’actrices, dont Laure Calamy. Après avoir tenté de parler de la condition féminine à partir de textes de Pierre Bourdieu ou de Virginie Despentes, elles se sont mises autour d’une table et elles ont détricoté leurs propres expériences, en se demandant pourquoi elles avaient honte d’en parler. Le spectacle a fait beaucoup parler. « On nous a dit : “Mais vous avez grandi dans les années 1950 ou quoi, les filles ?”, rapporte, mi-amusée mi-effarée, Pauline Bureau. Tout un mépris s’est exprimé face à la pièce et, en même temps, quelque chose d’incroyable se passait avec le public. Dans les années qui ont suivi, on s’est rendu compte que tout ce dont on avait parlé dans Modèles, que ce soient les violences gynécologiques, la charge mentale, les différences de salaire entre hommes et femmes ou les agressions sexuelles, devenait un vrai sujet. Plus personne ou plus grand monde ne ricanait, quand #metoo est arrivé, en disant que c’étaient les années 1950… » Mêler réalisme et merveilleux Après cet acte fondateur qu’a été Modèles, Pauline Bureau a pris la plume en son nom propre, en déclinant diversement sa manière bien à elle de mêler réalisme et merveilleux, qu’il s’agisse de Sirènes (2014), enquête sur les silences travaillant une histoire familiale, de Dormir cent ans (2015), conte sur les rôles stéréotypés qui enferment les garçons et les filles, ou de Pour autrui (2021), une fiction tournant autour de la gestation pour autrui. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Théâtre : « Pour autrui », un heureux événement en gestation Pauline Bureau : « Je crois aux histoires qui permettent de s’apercevoir qu’on n’est pas seul à vivre ce que l’on vit » Entre les deux, il y a eu deux spectacles-chocs, qui ont fait entrer Pauline Bureau dans la cour des grandes : Mon cœur (2017), sur le scandale du Mediator, et Hors la loi, créé en 2019 à la Comédie-Française, sur le procès de Bobigny qui, en 1972, a mené vers la dépénalisation de l’avortement. Et puis ce formidable Féminines, aujourd’hui nommé aux Molières et qui va tourner tout au long de la saison 2022-2023. Un spectacle né de « l’envie d’écrire une comédie » et qui raconte une histoire oubliée et passionnante : celle de la création de la première équipe française de football féminin, en 1968, à Reims, équipe qui gagnera la Coupe du monde en 1978. Lire aussi Foot féminin : sur les traces des pionnières rémoises A rebours de toute une tendance actuelle à la déconstruction, Pauline Bureau assume son goût pour les histoires et les personnages, qu’elle sait écrire avec talent. « C’est très important, la manière dont la fiction aide à vivre à la fois pour l’artiste qui la crée et le public qui la reçoit. Je crois aux histoires qui permettent de comprendre ce qu’on vit, de mettre des mots, de s’apercevoir qu’on n’est pas seul à vivre ce que l’on vit. C’est pour moi le grand rôle de la fiction : les histoires que l’on ne raconte pas, elles n’existent pas. Tout ce qui n’est pas raconté, qui n’a pas de place dans nos fictions, n’a pas de place dans nos vies. C’est quand même embêtant d’avoir toute une part de nos vies qui n’a pas droit de cité, non ? » Peut-être qu’un jour, dans un monde lointain, il y aura des bustes de Pauline Bureau tout dorés trônant sur des cheminées du futur… « Féminines » : en tournée partout en France de septembre 2022 à mai 2023. « Pour autrui » : tournée en mars 2023. « Dormir 100 ans » : tournée de décembre 2022 à mai 2023. Fabienne Darge Légende photo : Pauline Bureau à Paris, le 31 janvier 2019. NATAHLIE MAZEAS / ENUMERIS
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Le spectateur de Belleville
May 10, 2022 3:52 AM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 10 mai 2022 L’autrice-actrice de «Je suis une fille sans histoire», qu’elle joue à Paris, évoque son passage du livre à la scène et les obstacles rencontrés sur son parcours. Elle est une fille pleine d’histoires et nous fait partager leurs genèses, leurs constructions, ses doutes d’écrivain. Grâce à cette pièce qu’elle a déjà jouée une trentaine de fois, Alice Zeniter s’expose comme actrice pour la première fois. Sur scène, elle nous parle de son plaisir de lectrice, questionne les affects que portent les récits et le chagrin étonnamment vif qu’on éprouve à la mort de certains personnages. Elle nous explique pourquoi les récits des chasseurs de mammouth ont écrasé ceux des cueilleuses d’airelles – car oui, de tout temps, on a prétendu que la cueillette était féminine. Une conférence féministe sur la littérature qui a pris les oripeaux d’un enthousiasmant one-woman-show ? Pas vraiment, bien que la réflexion de l’autrice de l’Art de perdre soit comme toute conférence authentique nourrie de références saillantes et avenantes. Tandis qu’on écoute Alice Zeniter nous répondre au téléphone, le vent souffle dans son jardin en Bretagne. On est à Paris, et il est possible qu’elle entende de son côté un jeu de ballon dehors rythmant nos questions. Notre conversation est-elle le début d’un récit ? C’est précisément son sujet. Sur scène, quel est le moment le plus difficile pour vous ? Je ne sais toujours pas quoi faire pendant les saluts. Je n’ai pas de feuille de route. Je me sens entre deux, démasquée, sortie de mon rôle mais pas encore retournée dans mon état habituel. Quand j’étais assistante à la mise en scène, on calait toujours un moment pour répéter les saluts. Etre seule change tout, on ne peut pas s’appuyer sur l’énergie, les regards, les sourires des autres comédiens. C’est une pièce qui s’adresse très ouvertement à un public qu’on suppose jeune. Change-t-elle en fonction des lieux et des spectateurs ? Je suis une fille sans histoire a été créée juste avant la fermeture des lieux pouvant accueillir du public. J’ai commencé les représentations devant des visages masqués, dont je devinais les expressions, et j’ai été bouleversée de découvrir enfin les réactions des spectateurs sur des visages entiers. Je ne m’attendais pas à ce choc. J’aime beaucoup lorsqu’il y a dans la salle des scolaires. Les ados ont une manière propre de s’emparer à toute vitesse de ce qu’on leur propose, y compris d’un sujet aussi âpre que la narratologie. Dans le hall, après le spectacle, j’entends parfois des petits groupes qui discutent pour savoir s’ils ont déjà lu ou vu une œuvre sans résolution. Ça m’est très agréable de surprendre ces conversations. On dit parfois qu’un texte (de théâtre) ne doit pas être pédagogique. Vous faites l’inverse et vous nous embarquez. N’avez-vous pas craint d’être trop didactique ? Je ne suis pas dans la même situation que si, écrivant un roman, j’avais décidé qu’un personnage devait véhiculer mes idées. La pièce est conçue comme un moment où je partage à la fois mon amour des histoires et mes doutes à l’égard des formes qui se répètent, en produisant des hiérarchies et des valeurs dont il me semble très difficile de se dégager. Des femmes de ma génération m’ont fait remarquer le désespoir infini qu’il y a à considérer que je suis marquée au plus profond de moi-même par des récits où l’homme est tout-puissant et la femme enfermée dans la sphère domestique. Il n’existe pas de groupe témoin qui ne serait pas déformé par le récit du chasseur de mammouths ! Je suis constituée à mon insu et de manière irrattrapable par ces histoires. Je ne serai jamais libérée de leurs effets. Des personnes plus jeunes peut-être peuvent l’être. Pourriez-vous transmettre Je suis une fille sans histoire à une comédienne ? Quand on m’en a fait la proposition, j’ai été très surprise. Pourtant, cette femme que j’interprète est aussi une fiction. C’est une version améliorée de moi-même qui réussit constamment à s’exprimer. Est-ce qu’il faudrait que je réécrive les parties autobiographiques en fonction de la comédienne qui choisirait de le jouer ? Est-ce que j’accepterais de le faire ? Je ne suis pas tout à fait au clair… Philippe Caubère a continué à jouer Philippe Caubère sans transmettre son personnage… La pièce qui me paraît la plus proche de ce que je propose est Un faible degré d’originalité d’Antoine Defoort. Elle présente énormément d’informations tout en maniant des affects puissants. Elle traite des droits d’auteur dont on peut supposer qu’ils sont une notion froide et abstraite. Mais la question le brûle et lui importe au point qu’il lui est impossible de ne pas en parler. Je comprends tout à fait cet état ! Avez-vous grandi dans une famille féministe ? Pas ouvertement. J’ai été élevée par des parents qui pensaient que les femmes étaient absolument les égales des hommes et que tous ceux qui empêcheraient les filles d’avoir les mêmes chances que les garçons devaient être combattus. Mais je n’ai pas été outillée pour faire face aux obstacles que les jeunes filles peuvent rencontrer, ne serait-ce que par des discussions où ils auraient été nommés. Ou encore en me donnant accès aux textes qui les désignent. Ancienne élève à l’Ecole normale supérieure, romancière… votre parcours semble sans accroc. Avez-vous rencontré ces obstacles ? Je suis à la fois femme et fille d’immigrés. Ce que j’ai éprouvé assez banalement, c’est la peur panique d’être en situation d’imposture. J’ai ou j’avais une difficulté immense à prendre la parole dans un groupe de manière construite et forte. Tout, dans la manière dont j’avais été socialisée, me disait que je n’en avais pas le droit. Lors de mes premiers entretiens, j’étais par exemple incapable de refuser une question à côté de la plaque. Je mettais un temps fou à bricoler une réponse aimable, positive, alors que tout en moi hurlait. J’avais l’impression que j’avais déjà bien de la chance d’être publiée, de travailler comme dramaturge. Qu’il ne fallait pas, qu’en plus, je sois contrariante. Je suis une fille sans histoire de et avec Alice Zeniter, au Théâtre du Rond-Point du 11 au 29 mai.
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 8:23 AM
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Par Vincent Bouquet dans Sceneweb - 28 mars 2022 Crédit Photo Alexandre Ah-Kye La metteuse en scène revient à Thomas Bernhard et transforme sa Plâtrière en cloaque suffocant, où, au milieu d’une scénographie immersive remarquable d’organicité, l’isolement et la folie s’entremêlent et se nourrissent de façon magistrale. Il faut se la représenter cette Plâtrière pour tenter d’en comprendre la puissance ténébreuse, pour essayer de saisir le pouvoir maléfique de cette bicoque délabrée. Isolée au milieu d’un paysage enneigé, parsemé de sapins décharnés, cette ancienne usine à chaux est devenue un cloaque, une sorte de squat où, au son des chiens hurlants, cohabitent, dans une saleté remarquable, pigeons, corneilles, cafards et cadavre, dont l’odeur pestilentielle incommode des vagabonds de passage qui s’amusent, façon clowns tristes, avec des restes de déco de Noël. Visages neutralisés par un masque – style Fantômas –, ces badauds grouillants sont bien décidés à se débarrasser de cet amas de chair criblé de balles et choisissent, sans barguigner, d’appeler les autorités, avant de déguerpir telle une bande d’insectes effrayés par la lumière des gyrophares. « Ils m’ont dit qu’ils envoyaient une ambulance, mais, à ce niveau-là, elle aurait plutôt besoin d’un corbillard », s’amuse l’un d’eux, sans autre forme de compassion. Elle, c’est la femme de Konrad, « le fou » qui habitait là, mais qui a visiblement, lui aussi, pris la poudre d’escampette. A la manière de Thomas Bernhard, à qui l’on doit cet invraisemblable roman, Séverine Chavrier opère, une fois le décor planté, un retour en arrière pour mettre la main sur l’auteur du crime et plonger dans le quotidien de ce couple hors du commun. Reclus volontaire, abandonné par tous, cet effrayant tandem a élu domicile dans cet endroit sordide voilà plusieurs années. Infirme, dépendante, elle semble plus préoccupée par la maigre pitance qu’elle avalera au dîner que par les cachets qu’elle refuse de prendre. Entre deux cigarettes, elle ne cesse d’humilier son mari, à qui elle fait payer cet isolement forcé, et n’a d’yeux que pour son enfance, où tout semblait encore possible alors que plus rien ne l’est aujourd’hui. Face à elle, Konrad est pris entre deux feux, entre les désidératas de cette épouse tyrannique et la nécessité maniaque – style Jack Torrance dans Shining – d’achever sa « grande œuvre », ce « traité médico-mathématico-métaphysique » sur l’ouïe sur lequel il planche depuis vingt ans, mais dont il n’a pas écrit une traître ligne. Pour l’heure, ses recherches se bornent à une série de feuillets qu’il a entassés au fond de la cave et aux résultats de curieux exercices de phonétique et de linguistique auxquels il soumet sa femme à grand renfort d’intimidations en tout genre. Chez lui, le bruit est devenu une obsession telle qu’il cherche, à tout prix, à s’en prémunir, en déménageant à la Plâtrière, bien sûr, mais aussi en transformant cette masure inhospitalière en forteresse apparemment imprenable. Mirador dans le jardin, caméras de vidéosurveillance dans chaque recoin, collection de fusils de chasse accrochés au mur, Konrad vit comme un forcené assiégé, sous la menace – réelle ou fantasmée – de l’extérieur, de ces improbables intrus masqués qui s’invitent pour faire des travaux, chasser sur ses terres, lui servir de confidents ou se payer sa tête. Sa solitude, brisée par les livraisons Deliveroo et les visites d’une aide-soignante dilettante, il la chérie, la cultive et la désire, jusqu’à la folie, alors qu’elle paraît, irrémédiablement, et pour son plus grand malheur, lui échapper. Plutôt que de reprendre in extenso l’œuvre de Thomas Bernhard – une gageure tant elle apparaît comme une litanie ininterrompue de flux et de reflux de pensée, dopée aux circonvolutions –, Séverine Chavrier a décidé d’en conserver seulement le canevas – comme elle avait déjà pu le faire dans Nous sommes repus mais pas repentis et Les Palmiers sauvages. Aux personnages de l’auteur autrichien, elle administre un traitement de choc, une mise sous cloche scénique : elle les propulse dans la Plâtrière et les observe se débattre, comme on regarderait les flocons retombés dans une boule à neige fortement secouée. Grâce au travail scénographique de Louise Sari, à la création vidéo de Quentin Vigier, à la partition musicale de Simon d’Anselme de Puisaye, intensément interprétée par Florian Satche, et aux lumières de Germain Fourvel, comme autant d’éléments époustouflants, l’environnement devient un cocon organique capable d’influer sur le devenir des individus qu’il enserre et sur la perception des spectateurs, pleinement immergés dans ces bas-fonds suffocants. D’autant que l’impression d’enfermement est minutieusement, et de façon subjuguante, entretenue par la metteuse en scène, à travers la superposition de trois écrans, mais aussi grâce à cette maison dont l’étroitesse du sous-sol, du couloir et même de la pièce principale – en regard de l’immensité du plateau – met sous tension la moindre action. Aux confins du thriller et de l’horreur, Konrad et sa femme apparaissent alors dans toute leur monstruosité, et dans toute leur misère affective. Entre eux, ne subsiste rien de plus qu’un rapport de force quotidien, un lien dominant-dominé qui s’inverse au gré des humeurs et des événements de la journée. En commun, ils n’ont plus que la folie dans laquelle, à des degrés différents, ils plongent irréversiblement. Une descente aux enfers que Séverine Chavrier imbrique magistralement avec l’isolement, transformé en vecteur de ravages mentaux dévastateurs pour la santé psychique des êtres, comme pour leur humanité. Surtout, elle dirige d’une main de maître Laurent Papot, Marijke Pinoy et Camille Voglaire qui donnent respectivement à Konrad, sa femme et leur aide-soignante une intensité et une profondeur envoûtantes. Chacun à leur endroit, ils font montre d’une aisance fabuleuse qui concourt à faire de la Plâtrière une maison des horreurs où tout, y compris le pire, semble possible, voire probable. De cette expérience menée dans un laboratoire grandeur nature, aucun ne réchappera indemne, pas même le public qui, au sortir, mettra plusieurs minutes pour reprendre pleinement ses esprits, habilement chamboulés. Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr Ils nous ont oubliés d’après La Plâtrière de Thomas Bernhard Mise en scène Séverine Chavrier Avec Laurent Papot, Marijke Pinoy, Camille Voglaire Musicien Florian Satche Durée : 3h45 (entractes compris) Tandem Scène Nationale, Douai les 24 et 25 mars 2022 Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris du 12 au 27 avril 2022 Théâtre national de Strasbourg du 3 au 11 juin 2022 Teatro Nacional São João, Porto (Portugal) les 8 et 9 juillet 2022
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Le spectateur de Belleville
March 7, 2022 4:06 PM
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Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - 6 mars 2022 Crédit photo : Yannick Pirot
Seul ce qui brûle, d’après le roman de Christiane Singer (Albin Michel, 2006), adaptation Chantal de La Coste et Julie Delille, mise en scène de Julie Delille. Marguerite de Navarre (1492-1549) est une figure intellectuelle majeure du règne de François Ier, son frère cadet. Frappée par les deuils, la femme de lettres éprouve une inquiétude religieuse – soit l’élan de son oeuvre lyrique, poésie spirituelle, théâtre biblique ou moral. Pour elle, «Composer en vers, c’est rythmer et moduler la prière en variations infinie. » (Pierre Jourda, Encyclopedia Universalis). Cinq siècles plus tard, Christiane Singer (1943-2007), installée dès 1973 dans le château médiéval de son mari, le Comte architecte Georg von Thurn-Valsassina à Rastenberg en Autriche, écrit Seul ce qui brûle (2006), histoire dont le premier récit est dans la dix-septième nouvelle de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Libre, par-delà sa sensibilité chrétienne, imprégnée de sagesse orientale, Christiane Singer embrasse une même sensibilité spirituelle et posture existentielle. La représentation scénique de Seul ce qui brûle par Julie Delille – troisième créatrice à l’œuvre – reprend la vision de métamorphose troublante d’un couple ardent, pris de passion noire et lumineuse, non loin des loups des forêts d’Europe. Une atmosphère de château médiéval et silencieux à la Maeterlinck, où l’être solitaire est en conversation, entre trappes, estrades de bois et allées de copeaux. Sigismund, Seigneur d’Ehrenburg, et son épouse Albe s’aiment d’une passion absolue. Dans l’ardeur d’un lien possessif exalté et excessif, l’homme précipite sa chute dans la brûlure d’aimer, la jalousie rompant un équilibre fervent hors-nature. Albe s’amuse trop avec un page que Sigismund lui a concédé pour compagnon: le maître le tue et la condamne à boire dans la coupe de son crâne serti de diamants. En amour, la mesure est démesure, une existence intense entre vie et destruction. Le rituel macabre imposé à l’épouse l’enferme dans une fascination sans lumière. Expérience mystique et sentiment exalté de la vie. Or, à l’intérieur de ce mauvais rêve éveillé, le gentilhomme Bernage, envoyé en légation par le roi Charles VIII à Cologne, demande l’hospitalité dans le château du maître de maison qui le reçoit dignement. Dans le silence austère, l’hôte est troublé par la grâce de cette apparition féminine au crâne tondu, il interroge l’un et l’autre. A partir de cet échange confidentiel, Sigismund s’ouvre enfin pour devenir un autre. Expérience mystique, le sentiment exalté de la vie emporte le cœur exclusif de l’amoureux, à force de temps, en restant attentif à une nature sauvage et palpitante – les couleurs du dehors, les nuées d’oiseaux qui crient, le vent qui gémit, les cerfs. « Il m’arrivait aussi de m’enfoncer dans les forêts jusqu’à m’y perdre. Quand les fourrés devenaient trop inextricables, j’attachais mon cheval pour poursuivre à pied, me déchirant parfois aux ronces les mains et le visage », raconte Sigismund. Albe raconte, de son côté, comment elle puise sa force revigorante, fidèle à l’enseignement de sa compagne, Rosalinde, et comment elle s’élève vers la lumière, par-delà les yeux baissés, décelant les souvenirs précieux de son passé. Libre et radieuse, elle éclaire son existence à partir d’une conviction et d’un élan surgis du paysage des images préservées de son enfance et de ses rencontres. Du fond de la geôle du château, elle voit se déployer la nature, souffler le vent, passer les bêtes et crier les oiseaux, aux côtés de Balourd, grand chien fidèle, et la petite hermine Amanda, qu’elle porte sur l’épaule avant que son frère ne la tue. La fourrure que porte Sigismund figurera plus tard le chien ou encore l’hermine. Chantal de la Coste signe avec talent et vigueur la scénographie et les costumes. Alba traverse les murailles, venue de la tenture lourde et colorée d’une tapisserie d’époque, paroi translucide ou mate selon les lumières mobiles et subtiles d’Elsa Revol. La silhouette transparaît derrière le rideau qui devient aussi paroi rocheuse. La prisonnière glisse un pied blanc et nu sur un escalier de bois, accessoire et rappel des dessins d’architecture de Piranese, d’une volée de marches à une autre; elle passe les rampes puis s’élance d’un palier, sautant par-delà le vide, aérienne. Par magie instinctive, Alba semble traverser l’espace, de l’intérieur à l’extérieur. Le plateau de scène est couvert en son centre d’un sol noir lumineux qui simule une étendue d’eau – rivière ou lac -, surface aquatique qui scintille dans la nuit. Aux quatre coins, tombent des cintres des feuillages dorés, langues de feu incandescentes et brûlantes, métaphores de la flamme qui consume les amants. Existentiel et naturel, le feu signifie un foyer métaphorique rayonnant – feu de brindilles, feu d’amour, force psychique enflammée, embrasante et dévorante … Soit la vie-même qui déborde du cadre de l’enfermement où la fugitive se tient. Initiation à soi, émancipation intérieure et délivrance. Et dans la forêt, la nature est reine et privilégie, à la manière romantique, le repaire des bêtes qui peuvent communiquer entre elles et avec les hommes. Si on s’installe dans la forêt, lieu de l’errance, on tend à connaître la/sa vérité, à mieux voir les autres, les aimés, si proches de soi, alors qu’on pensait les avoir oubliés. Formation, initiation à soi, émancipation intérieure et délivrance, Alba vit. Aussi, Albe et Sigismund, et sans doute Bernage, se trouvent-ils profondément transformés par cette aventure: chacun quitte l’immanence de son humanité et transcende sa propre condition pour vivre la solennité de l’instant, écrit Julie Dellile. A la création sonore, Julien Lecreux glisse dans le volume nocturne qui submerge le spectateur, emporté par les scintillements d’une nuit inquiétante, un camaïeu de bruits et de sons dans l’étoffe d’un silence paradoxalement habité – nature qui respire, branchages qui craquent, vols d’oiseaux crissant dans le firmament, bêtes mugissantes, loups hurlants : « Nous croyons encore tenir les rênes de nos vies quand, depuis longtemps, c’est la nature et elle-seule qui nous mène. » Le spectacle est une belle ode à la vie-feu, métaphore de l’ardeur et de la passion, la manifestation d’un des sentiments humains les plus forts et les plus sensibles. Hors de la monotonie quotidienne, de la morosité des jours qui passent, de l’ennui. L’écriture de Seul ce qui brûle pourrait s’apparenter à celle de Maeterlinck, via l’esthétique de Claude Régy, vision que réinvente singulièrement Julie Delille, à sa manière : noir, silence, à la fois patience et vivacité gestuelles, clarté de la parole. La performance somptueuse des deux acteurs est admirable : la force in-tranquille et le verbe expressif de Laurent Desponds pour Sigismund, et la grâce de Lyn Thibault pour Alba, à la reconnaissance féminine accomplie, loin de la soumission aux hommes, au pouvoir et au monde, lui préférant le jeu, l’échange et l’amour. Un voyage sensible dans un rêve éveillé – écoute intérieure et langue claire – qui révèle notre dimension existentielle, contre-exemple tonique de nos temps obscurs. Véronique Hotte Du 9 au 25 mars 2022, du lundi au vendredi 20h30, samedi 18h30, dimanche 16h, relâche le mardi, au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis,59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis.Tel : 01 48 13 70 00 http://www.theatregerardphilipe.com / reservation@theatregerardphilipe.com. Le 29 mars 2022, Théâtre de Chartres, scène conventionnée d’intérêt national
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Le spectateur de Belleville
February 9, 2022 4:28 AM
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Propos recueillis par Rosita Boisseau dans Le Monde - 9 février 2022 Légende photo : Vimala Pons, aux Halles de Schaerbeek, à Bruxelles, en juillet 2021. MAKOTO CHILL ÔKUBO ET CLAIRE-MARINE CHASSAIN Dans un entretien au « Monde », l’actrice et circassienne, spécialiste du porté d’objets, explique la genèse de son premier spectacle en solo, « Le Périmètre de Denver ». Après Grande – duo inoubliable créé en 2016 avec Tsirihaka Harrivel et qui a tourné pendant quatre ans –, Vimala Pons, 39 ans, actrice et artiste de cirque, experte en portés d’objets sur la tête, se risque pour la première fois dans un solo, Le Périmètre de Denver. Elle a écrit le texte, les chansons, la musique et imaginé la scénographie de ce spectacle présenté à Paris au Centre Pompidou et au Centquatre. A quel besoin répond ce premier solo de votre carrière ? J’ai un moteur : mon illégitimité. A mes débuts, j’étais une actrice de cinéma que les gens du milieu considéraient comme une artiste de cirque, tandis que, pour ceux du cirque, je venais du théâtre, alors que ma formation est le tennis et le karaté, ainsi que la guitare classique. Je suis polymorphe, grâce à l’éducation que m’ont donnée mes parents qui saturaient mon emploi du temps d’activités ; cette identité me pousse à créer. Se sentir illégitime permet de se risquer à ce que l’on ne sait pas faire. Par ailleurs, j’avais envie d’un nouveau mode de recherche en solitaire. En groupe, on rééquilibre toujours les tensions, et je me retrouvais à faire le pitre ou à séduire. Dans ce solo, je suis moi-même parce que j’usurpe six identités. J’adore travailler seule. Je n’ai besoin de justifier auprès de personne mon instinct ou mes idées. Votre discipline est celle du port d’objets lourds sur la tête. Comment l’avez-vous choisie ? C’était en 2005. Au Centre national des arts du cirque, à Châlons-en-Champagne [Marne]. J’avais choisi le jonglage. Un jour, j’ai posé une balle sur ma tête, et je l’ai gardée en équilibre. Après, je vivais avec elle. Ce que j’aime dans cette pratique, c’est la dramaturgie de l’effort qu’elle souligne et que je tente de faire oublier. Les éléments de décor que je porte sont de plus en plus lourds. Dans le solo, les rochers pèsent quinze kilos ; la voiture, quarante… Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel, un divin duo d’équilibristes Aujourd’hui, cette discipline est un besoin comme une méditation active. C’est assez inexplicable. Le fait que ce soit surtout un moyen de transporter des choses, en particulier pour les femmes, en Asie ou en Afrique, me plaît aussi beaucoup. Quel rapport entretenez-vous avec les objets ? Il y a une sorte d’animisme qui me relie à eux. Avant chaque représentation, je vais leur parler comme à un partenaire, je leur invente une vie. Je les porte, mais ils me portent aussi. D’habitude, je travaille avec des objets que je récupère sur des décors de cinéma, comme la colonne dorique, déjà présente dans Grande –, qui est mon « doudou », mais, pour le solo, j’ai collaboré avec les ateliers de construction de Nanterre-Amandiers. J’ai imaginé ces morceaux de décor que je porte pour leurs qualités de déséquilibre. C’est à partir d’eux et pour eux que j’ai écrit l’histoire de la pièce et les différents rôles. Les objets génèrent aussi des images inédites. Comme dans la vie, où les événements ne prennent leur sens qu’après coup, je fais de la postsynchro. Lire aussi : Vimala Pons ou l’art des situations bancales Pour ce solo, vous avez écrit une pièce de théâtre avec une intrigue policière sur le thème du mensonge. Comment est né le scénario ? D’abord, je regarde trois films par jour. J’adore les policiers, notamment, d’Henri-Georges Clouzot, et les polars d’Arsène Lupin et d’Agatha Christie. J’ai vu et revu tous les Columbo. Et je suis fan de Cluedo. J’ai aussi repris un fait divers qui s’est produit à Brighton (Royaume-Uni), en 2008, dans un hôtel de thalassothérapie. Je désirais faire apparaître des figures différentes avec des âges variés. Par ailleurs, frotter une fiction à l’écriture du cirque a été un enjeu majeur : cela déplace ma spécialité de porteuse d’objets sur la tête en racontant autre chose. Quant au mensonge, auquel le titre, Le Périmètre de Denver, fait référence, car il désigne cette zone mentale que l’on ouvre en commençant à mentir, il vient du fait que je mens beaucoup et que j’aime les canulars. Le mensonge rééquilibre le réel en utilisant la force créatrice de chacun pour répondre à une situation qui ne lui plaît pas. Au port d’accessoires, vous ajoutez le strip-tease, le jeu théâtral et la chanson. Quel est le sens de cette accumulation ? Comme les jongleurs qui ajoutent des balles ou des massues au fil de leur numéro, j’aime faire plein de choses en même temps et créer la surprise. Le public pense que l’enjeu est dans un aspect, mais il est toujours ailleurs, entre les différents éléments performatifs qui avancent ensemble. On comprend tout et on ne comprend rien et cela finit par se rassembler dans une voie émotive qui crée un puzzle à l’intérieur de soi. Vous vous êtes blessée quelques jours avant de présenter votre solo, vendredi 14 janvier, au Théâtre d’Orléans. Comment gérez-vous les blessures ? Il faut être physiquement très aligné pour le port d’objets sur la tête. Cet accident m’a permis une connaissance de moi plus fine, comme auparavant, lorsque j’ai été opérée d’un ménisque. Il m’a aussi montré que je n’étais pas assez musclée au niveau des paravertébraux. Je travaille là-dessus. A la différence de ma pratique du sport qui contraint le corps, ma discipline oblige à une recherche musculaire organique. Curieusement, les radiographies montrent que j’ai un corps fait pour ma pratique : j’ai une raideur cervicale et le crâne plat. Au quotidien, je fais du gainage et je m’entraîne chaque jour, chez moi, à porter des objets, ne serait-ce qu’un livre ou une bûche. Comment vivez-vous cette performance ? Je suis dans une bulle de concentration. Je pilote de l’intérieur une narration schizophrénique. Je suis reliée par oreillette à la régie, d’où quelqu’un parfois me téléguide dans l’espace, car je vois flou avec les prothèses de visage. J’entends ma voix et la musique dans les oreilles. Après quelques représentations, j’ai trouvé le souffle de la pièce qui permet d’éloigner la panique. Faire reculer son angoisse est l’œuvre d’une vie. Pour quelles raisons proposez-vous aux programmateurs un diptyque composé de votre solo, ainsi que celui créé parallèlement par Tsirihaka Harrivel et qui s’intitule « La Dimension d’après » ? Nous travaillons ensemble depuis quinze ans. Le plus important pour nous est de conserver le lien que nous avons. Le système a tendance à dresser les artistes les uns contre les autres et à les comparer. Nous avons voulu devancer la comparaison. Nous avons deux visions, mais l’amour que nous avons l’un pour l’autre nous soutient. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés L’art de la chute selon l’acrobate Tsirihaka Harrivel Rosita Boisseau
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