Par Sandrine Blanchard(Avignon, envoyée spéciale) dans Le Monde - 19 juillet 2023
Dans le « off », la pièce de la jeune compagnie Quai n° 7 résonne avec la déprogrammation de la nouvelle création de Krystian Lupa, dans le « in », pour cause de conflit avec l’équipe technique pendant les répétitions.
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Par le truchement d’une jeune compagnie de théâtre, l’affaire Krystian Lupa résonne dans le « off » d’Avignon. Pour sa première aventure dans ce vaste marché du spectacle vivant, la compagnie strasbourgeoise Quai n° 7 n’aurait jamais pu imaginer que Services – « relecture irrévérencieuse » des Bonnes, de Genet, qui nous plonge dans les coulisses d’une troupe théâtrale – se télescope avec le coup de tonnerre survenu quelques semaines avant l’ouverture du festival « in ».
Petit retour en arrière : metteur en scène polonais réputé, âgé de 79 ans, Krystian Lupa devait être l’un des invités phares du rendez-vous théâtral avignonnais. Mais sa nouvelle création, Les Emigrants, a été déprogrammée. L’équipe technique de la Comédie de Genève, où se déroulaient les répétitions, a jeté l’éponge à la suite, écrit-elle, d’une « ambiance de travail écrasante où les propos abusifs et humiliants empêchaient de produire [leur] travail ».
Les techniciens suisses auraient pu dire, comme le fait l’un des personnages de Services : « Sans nous, votre spectacle n’existe tout simplement pas. » Sur scène, les filles de Quai n° 7 sont cinq à incarner des techniciennes chargées de la lumière, du son, du plateau et de la régie d’une adaptation des Bonnes. Alors qu’elles remisent le décor et nettoient tout pour préparer la représentation du soir, ces femmes de l’ombre vont révéler, à travers une mise en abyme de la pièce culte de Genet, les abus de pouvoir et autres mécanismes de domination qui se jouent au sein de l’équipe.
« Requestionner la notion de troupe »
Empruntant les accessoires et costumes du spectacle, elles vont tour à tour imiter la metteuse en scène, leur « Madame » (la figure d’autorité, comme dans Les Bonnes), et jouer ses subalternes. Les techniciennes sont celles qui font au service de celle qui parle. En rangeant différemment cet espace et en s’emparant de tous ces objets qu’elles connaissent par cœur, elles évoquent leur quotidien professionnel et se mettent à l’imaginer autrement, à réinventer ce que pourrait être le spectacle si elles osaient parler à leur tour. Toutes profitent de ce moment d’intimité et de liberté que constitue la remise en place d’un plateau pour se confier, se révolter et s’émanciper, sans pour autant cacher leurs ambiguïtés.
« Quand Madame a le dos tourné, on fait les malignes, mais quand elle s’en prend à l’une d’entre nous, les autres se la ferment », lance la régisseuse. Car elles ne sont pas non plus sans reproche, ces techniciennes prêtes « à obéir au doigt et à l’œil à tous les ordres, même les plus débiles ». Soit par réflexe, par mauvaise habitude, soit aussi parfois par peur de perdre leur travail.
« Services, c’est un peu notre spectacle manifeste pour requestionner la notion de troupe », explique la metteuse en scène Juliette Steiner. Ce spectacle reflète en creux les interrogations de la jeune génération du théâtre, qui refuse que la création repose sur une part de souffrance. « La force de la création peut être aussi dans l’écoute, le respect des compétences de chacun, et dans la confiance vis-à-vis de l’intelligence collective entre équipe technique et artistique », résume, hors scène, Camille Falbriard, l’une des singulières comédiennes de la pièce. « Effectivement, notre création se retrouve en résonance avec l’affaire Krystian Lupa, mais elle cache aussi la question plus large de la souffrance au travail. Le monde culturel est confronté aux mêmes problématiques que d’autres secteurs professionnels », estime Juliette Steiner.
Avec Services, la compagnie avait à cœur d’interroger « comment on fait politiquement du théâtre, comment on travaille ensemble ». Camille Falbriard insiste : « Ce n’est pas un plaidoyer pour l’équipe technique, mais un questionnement sur les rapports de pouvoir et de domination qu’un système permet ou pas. » L’écriture s’est faite au plateau, avec tous les membres de la troupe, techniciennes et comédiennes, et avec l’auteur québécois Olivier Sylvestre pour la mise en texte. Toutes ont partagé leur savoir-faire. Les premières ont appris aux secondes à manipuler le son et la lumière, et les secondes ont transmis aux premières les principes de jeu.
Bouche-à-oreille
Tout a débuté en improvisation, « chacune racontant une situation humiliante vue ou vécue et aussi [les] petites lâchetés qui consistent à ne rien dire de ce que l’on ressent », raconte Ondine Trager, conceptrice lumière. Le résultat est à la hauteur de la fougue de leur jeunesse, à la fois désordonné, stylisé et truffé d’idées. A la sortie du spectacle, certains jeunes travaillant dans le milieu théâtral leur disent : « Votre spectacle donne de l’espoir, on peut travailler ensemble. »
Son premier « off » d’Avignon, la compagnie le vit comme « quelque chose d’à la fois vertigineux et joyeux ». Et surtout comme un « passage obligé » pour sortir professionnellement de leur région. Services a été joué dix-huit fois sur des scènes subventionnées du Grand-Est avant d’arriver dans la cité des Papes. « On avait un bon écho lors de la création. Les professionnels qu’on contactait nous disaient : “Prévenez-nous quand vous jouerez à Avignon ou à Paris.” » Alors la troupe est venue à Avignon, en particulier grâce à l’aide financière du conseil régional du Grand-Est. « On est logées correctement, on est payées et on dispose de bonnes conditions techniques », reconnaît Juliette Steiner. Comédiennes et techniciennes paradent dans les rues avignonnaises avec le masque de « Madame », remettent « une couche d’affiches » et communiquent sur leurs réseaux sociaux.
« C’est très exigeant, le “off”, on sent les enjeux », témoigne Camille Falbriard. Et les corps doivent s’habituer à la chaleur. Pour l’heure, à mi-parcours du Festival, la fréquentation de leur spectacle est en hausse grâce au bouche-à-oreille, et plus d’une dizaine de professionnels sont déjà venus les voir. Chaque jour, comme toutes les compagnies à Avignon, elles distribuent des tracts dans la ville. Leur pitch est rodé : « Venez assister à un avant-spectacle, cinq techniciennes remisent Les Bonnes, de Genet, et en profitent pour raconter leur histoire. »
« Services », jusqu’au 25 juillet à la Caserne des pompiers, à Avignon.
Sandrine Blanchard(Avignon, envoyée spéciale du Monde)
Légende photo : « Services » par la compagnie Quai n°7, à la Comédie de Colmar, en novembre 2021. MICHEL GRASSO
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