Sacrés mushi ! Des rites consacrés aux insectes | Insect Archive | Scoop.it

"Les Japonais, pour la plupart, font peu de différence entre les insectes konchû, catégorie scientifique définie par la biologie de manière a-culturelle, dans une visée universaliste, et les mushi, « ethnocatégorie », « culture dépendante » par définition. Différence d’autant moins aisée à concevoir qu’il existe un travail de « sape éducationnel » dans les collèges et lycées envers les mushi : « l’ancienne dénomination des insectes », « une catégorie non scientifique sans intérêt », « à partir de maintenant on parle d’insectes, je ne veux plus entendre parler de mushi en classe ! »."

 

Ateliers, n° 30 (avril 2006), pp. 166-191.

Auteur Érick Laurent - Université des sciences économiques de Gifu, département d’anthropologie culturelle, Japon

 

"Cette assertion semble avoir été peu remise en question par les ethnologues japonais eux-mêmes. Les Japonais se sont d’ailleurs peu intéressés aux mushi d’un point de vue académique ou intellectuel. Si folkloristes et historiens ont étudié les rites concernant les mushi, si les mushi dans la littérature ont attiré quelques lettrés marginaux, ils ne constituèrent presque jamais leur centre principal d’intérêt. Même les fameux manuels de sciences naturelles, honzôgaku, n’ont consacré, à ma connaissance, aucune étude centrée sur les mushi per se ou leur classification. Les chercheurs japonais n’ont pas semblé enclins à considérer que le groupe des mushi puisse constituer une « ethnocatégorie », c’est-à-dire qu’ils n’ont ni vu (ou n’ont pas pu voir) la spécificité japonaise inhérente aux mushi en tant que groupe, ni saisi l’étrange homogénéité culturelle qu’ils recèlent.

 

Dès lors, il leur était impossible de considérer en même temps les « mushi de l’intérieur », qui habitent les corps, et les « mushi de l’extérieur », qui vivent dans les champs ou les maisons. Ils sont pourtant désignés par les mêmes termes génériques, et les prérequis intellectuels sous-jacents qui en gouvernent l’utilisation jusque dans le quotidien, sont similaires. Le lien logique n’est pas visualisé, conceptualisé, rendu conscient.

 

Les mushi constituent en effet la catégorie la plus intrigante de la zootaxinomie populaire japonaise (Laurent, 1998 : 107-148 ; 2002 : 1-5). Cette catégorie englobe, outre l’ensemble des insectes ainsi que la plupart des autres arthropodes (sauf les crabes, crevettes, écrevisses et groupes apparentés), quelques mollusques, des groupes moins connus d’invertébrés, des larves de batraciens, voire des reptiles. Seule, la richesse de l’entomofaune ne peut expliquer l’intérêt que les Japonais manifestent pour les mushi et qui s’exprime dans de nombreux registres de la culture : nourriture, récolte-chasse-pêche, économie (commerce, industrie touristique, travail d’appoint), médecine (traditionnelle), croyances populaires (symbolique saisonnière, rites, amulettes), phénomènes artistiques, etc. Dans le registre profane, les mushi constituent pour l’essentiel une catégorie esthétique et ludique. Par ailleurs, ils restent des animaux à connotations négatives, comme incite à le penser leur présence en des lieux considérés comme sales (toilettes traditionnelles, aliments en putréfaction, cadavres), leur grouillement, l’imprévisibilité de leurs déplacements ainsi que les mystères qui les entourent : cycles de développement ontogéniques divers et complexes, cycles récurrents d’apparition pour les criquets par exemple, longue durée de leur vie cachée sous terre ou dans l’eau, apparitions soudaines selon la saison ou le moment de la journée. Cette étrangeté se trouve sans doute à l’origine de l’ambivalence inhérente à la catégorie mushi. C’est cette ambivalence qui sera envisagée ici, à travers l’étude des pratiques rituelles, qui mettent surtout en évidence le caractère négatif des mushi (Laurent, 1998 : 520-521, 529-531 ; 2002 : 1-3). En effet, chose rare de par le monde, certains rituels leur sont entièrement consacrés.

 

Il semble en l’occurrence a priori possible de discerner deux principaux groupes de mushi. D’une part, les « nuisibles »1, de la rizière notamment, dont il convient de se débarrasser2 par des méthodes mécaniques (récolte, écrasement…), chimiques (notam­ment épandage d’huile de baleine3), ou au moyen de procédés magico-religieux, tels le rite d’expulsion, mushi okuri, les rites funéraires pour les mushi, mushi kuyô ; les procédés et instruments à usage préventif, mushi yoke, etc. D’autre part, la croyance, taoïste à l’origine, en la présence dans le corps humain de « trois vers » ou « trois êtres » (sanshi) a donné lieu à divers rites pour tenter de les apaiser (Kôshin machi) voire de les éliminer (kan no mushi). Les croyances s’inscrivent toutes dans un vaste ensemble conceptuel attribuant aux mushi un rôle considérable dans la vie corporelle et psychique.

 

Si les deux catégories de mushi apparaissent différentes, les attitudes de crainte et de méfiance que les uns comme les autres inspirent, face aux dommages réels qu’ils occasionnent et aux dangers potentiels qu’ils représentent, incitent à les considérer ensemble. Pour la clarté du propos et de l’analyse, on envisagera cependant successivement des « mushi extérieurs » et des « mushi intérieurs ».

 

Ce texte ne propose pas un inventaire exhaustif des rites dans lesquels le mushi joue un rôle, mais précise, par l’étude de deux groupes d’exemples significatifs, la place des mushi dans la culture4. Les données de base de ce travail sont essentiellement issues d’enquêtes de terrain."

 

  • Érick Laurent, « Sacrés mushi ! Des rites consacrés aux insectes », Ateliers [En ligne], 30 | 2006, mis en ligne le 08 juin 2007, consulté le 17 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/ateliers/84 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ateliers.84

 

[Image] Monastère de Kumedera (Kashihara, département de Nara) (Crédit : E. Laurent).