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Le spectateur de Belleville
August 5, 10:32 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - Publié le 01 août 2025
RÉCIT « Le théâtre avance masqué » (5/6). « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, l’objet au cœur de plusieurs des spectacles d’Ariane Mnouchkine. Lire l'article sur le site du "Monde": https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2025/08/01/le-masque-au-theatre-du-soleil-ou-l-oracle-de-l-ame_6625900_3451060.html
Ne serait-ce pas Vladimir Ilitch Lénine ? Mais oui, bien sûr. On le reconnaît immédiatement, de même que Trotski, Staline, Churchill ou Hitler, dans le dernier spectacle du Théâtre du Soleil, Ici sont les dragons, créé en novembre 2024. Et si on le reconnaît, c’est grâce à son masque. Avec cette création qui embrasse la période de la révolution russe de 1917, la troupe d’Ariane Mnouchkine a renoué avec cet objet qui traverse tout son parcours, mais qui n’était pas réapparu, sous sa forme stricte, depuis Tambours sur la digue, en 1999. Dans son atelier niché au fond de la Cartoucherie de Vincennes (Paris 12e), Erhard Stiefel rembobine ses souvenirs, entouré des dizaines de visages qui peuplent cet antre magique. Il a 85 ans, et il travaille avec Ariane Mnouchkine depuis soixante ans. Il est le plus grand facteur de masques vivant, depuis que les Italiens Amleto Sartori (1915-1962) et son fils Donato Sartori (1939-2016) sont morts. Il a créé des masques pour Antoine Vitez, Alfredo Arias ou Arthur Nauzyciel, mais il a surtout traversé toute l’aventure du « Soleil » : le masque est au cœur du théâtre d’Ariane Mnouchkine, même s’il est loin d’avoir figuré dans tous ses spectacles. « Le masque est notre discipline de base, car c’est une forme, et toute forme contraint à une discipline. L’acteur produit dans l’air une écriture, il écrit avec son corps, c’est un écrivain dans l’espace. Or, aucun contenu ne peut s’exprimer sans forme. Je crois que le théâtre est un va-et-vient entre ce qui existe au plus profond de nous, au plus ignoré, et sa projection, son extériorisation maximale vers le public. Le masque requiert précisément cette intériorisation et cette extériorisation maximales. Un certain type de cinéma et de télévision nous a habitués au “psychologique”, au “réalisme”, au contraire d’une forme, donc au contraire de l’art ; on dispose les acteurs dans un décor, mais le plateau ne leur appartient plus vraiment. Alors qu’avec le masque ils créent leur univers à chaque instant », a posé la directrice du Soleil, dans un entretien avec la chercheuse Odette Aslan, dans Le Masque. Du rite au théâtre (CNRS Editions, 1985). Réinventer une tradition Aujourd’hui, Ariane Mnouchkine, jointe au téléphone en juillet, alors qu’elle voyage au Brésil, se souvient que ses premières émotions théâtrales sont liées à la marionnette et au masque : en l’occurrence à Guignol, et à l’Arlequin serviteur de deux maîtres, de Goldoni, mis en scène par Giorgio Strehler, vu à l’âge de 16 ans et qui l’a marquée à jamais. Après avoir fait une timide apparition dans La Cuisine, en 1967, le masque fait une entrée fracassante dans son théâtre avec L’Age d’or, en 1975. Les types de la commedia dell’arte sont convoqués et réinventés pour cette création collective qui parle directement du temps présent, avec ses exploiteurs et ses exploités. Philippe Caubère, en Arlequin, incarne Abdallah, ouvrier maghrébin immigré, tandis que les masques de Pantalon sont adoptés pour les personnages de Marcel Dassault ou d’un patron d’hôtel sordide. Le masque sera ensuite systématiquement utilisé lors des processus de répétition, et figurera dans plusieurs des spectacles légendaires du Soleil. A commencer par cette épopée shakespearienne d’anthologie menée entre 1981 et 1984, qui réunit Richard II, Henry IV et La Nuit des rois, et dans laquelle Mnouchkine transforme les guerriers anglais en samouraïs venus du pays du Soleil-Levant. Erhard Stiefel crée pour ce cycle de fabuleux masques en bois, lointainement inspirés du théâtre nô, permettant aux jeunes acteurs de jouer les vieillards, la souffrance et la mort dont ils n’ont pas l’expérience. Le masque réapparaît ensuite dans L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge (1985), plus discrètement, tout en jouant un rôle fondamental puisqu’il figure le père du roi Sihanouk apparaissant sous forme de fantôme. Erhard Stiefel s’inspire cette fois du masque balinais du Topeng Tua, personnage de vieillard respecté. A chaque fois, il s’agit de réinterpréter et de réinventer une tradition, jamais de la copier. « Il est hors de question de tomber dans le folklore », a toujours martelé la cheffe de troupe. Soixante ans d’exploration Dans les années qui suivent, Ariane Mnouchkine utilisera plutôt le maquillage, traité comme un masque – ce qu’elle appelle les « masquillages » –, ou des masques en tissu souple, réalisés par les acteurs eux-mêmes, comme dans L’Ile d’or (2021), pour leur permettre de « japoniser » leurs visages. Le masque fait son grand retour avec ces Dragons qui se présentent comme le premier volet d’une vaste fresque traversant l’histoire européenne du XXe siècle, pour tenter de comprendre le destin d’une Ukraine martyre. « Les masques ont été le point de départ de ce travail, avec une évidence bouleversante, raconte Ariane Mnouchkine. J’avais des personnages historiques, il fallait les figurer. Je ne voulais pas d’un théâtre naturaliste, je voulais trouver une forme épique, digne de la complexité de cette époque. Mais je voulais aussi des masques respirants, pour le confort des acteurs. » Erhard Stiefel s’est alors tourné vers une tout autre tradition, celle du masque tragique grec de la haute époque (2 500 avant J.-C.), ou du moins de ce que l’on en connaît, et qu’il a explorée à sa façon. « Il fallait aller vers une dimension plus réaliste, puisqu’il s’agit de masques portraits, et non pas de caricatures. J’ai eu l’idée de masques en toile de lin rigidifiée, qui permettent de travailler avec précision sur le visage. Mais en introduisant un décalage : comme dans le théâtre grec, où visiblement les masques casques étaient plus volumineux qu’un vrai visage, pour pouvoir être vus de loin, on les a surdimensionnés. Cette modification d’échelle change tout. Paradoxalement, si vous jouez Lénine avec un masque à l’échelle, le spectateur n’y croit pas, parce qu’il sait que ce n’est pas Lénine qu’il a devant lui. Alors qu’avec une tête agrandie, non réaliste, il accepte la convention théâtrale, et il s’embarque dans le voyage. » Un voyage sans pareil, c’est bien ce que le Soleil a accompli au fil de soixante ans d’exploration de l’accessoire totémique du théâtre. « Un masque, c’est à la fois un outil, une forme qui nous relie à d’autres dimensions, notamment aux dieux, et un objet d’offrande. J’ai toujours pensé le théâtre comme étant en soi une offrande, conclut Ariane Mnouchkine. Le pouvoir du masque, c’est de donner une âme à un corps : c’est un filtre magique, pour qui sait l’utiliser. En portant le masque, on devient un oracle, on utilise son corps comme les dieux grecs utilisaient celui de la Pythie, ou comme les dieux tibétains avec leurs propres oracles. » Fabienne Darge / Le Monde Le théâtre avance masqué 6 épisodes
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Le spectateur de Belleville
August 5, 10:16 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 02 août 2025 RÉCIT « Le théâtre avance masqué » (6/6). « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, l’objet utilisé par une jeune génération pour rompre avec le naturalisme. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2025/08/02/le-masque-contemporain-ou-l-agent-de-l-etrange_6626207_3451060.html
A quoi pourrait bien ressembler Lady Macbeth, aujourd’hui ? A un monstre, à un dragon, à une femme, à un homme, à un totem ? C’est un peu tout cela à la fois, dans l’image qu’a donnée d’elle le Munstrum Théâtre dans son Makbeth inspiré de la célèbre pièce de Shakespeare, créée en février. Et cela, grâce au masque porté par l’acteur Lionel Lingelser, qui incarne la Lady. L’objet fétiche est au centre du théâtre qu’invente depuis 2017 cette compagnie fondée par Louis Arene et Lionel Lingelser, comme artefact de leur théâtre superlatif et queer, travaillant au cœur des questions identitaires et du sentiment postapocalyptique. Emblématique de ce renouveau du travail masqué, le Munstrum n’est pas le seul à redécouvrir les pouvoirs de la persona. Le masque fait un retour spectaculaire dans les arts de la scène depuis quelques années, non seulement au théâtre, mais aussi dans la danse. Il est ranimé par des artistes de la jeune génération, qui fuient comme la peste un naturalisme devenu envahissant. Chez Louis Arene et Lionel Lingelser, il s’est imposé comme une évidence, pour le « théâtre physique, sensuel, brut, des antagonismes entre le rire et l’effroi » qu’ils voulaient créer, un théâtre de la catastrophe, de l’identité et de la métamorphose. « Mais on ne se reconnaissait pas dans les traditions existantes, ces masques en bois ou en cuir aux archétypes souvent très marqués. On voulait aller vers une étrangeté, une inquiétude, effacer le plus possible la frontière entre le masque et le visage, créer un trouble. Et donc effacer l’expression, pour que le masque devienne une surface de projection, avec l’idée de faire naître un peuple de poupées énigmatiques, de personnages un peu fantomatiques », expliquent-ils. « Un monstre à deux têtes » L’objet idéal du Munstrum s’est inventé dans la rencontre avec un matériau : le Podiaflux, une résine médicale servant entre autres à réaliser des prothèses orthopédiques. Plastique, simple d’utilisation, solide, il a permis à Louis Arene, qui, dans le duo, endosse le rôle de metteur en scène et de facteur de masques, d’inventer ce masque-casque qui épouse le visage tout en le transformant subtilement. Un objet qui s’hybride avec la tête de l’acteur, puisqu’il s’arrête sous le nez, laissant libre le bas du visage et l’émission de la parole, et dégageant largement les yeux et leur pouvoir expressif. Un masque pas tout à fait neutre, pourtant : « C’est par de petites touches sur le nez et les pommettes, notamment, que je travaille les personnages. L’idée de base de ces visages, c’est que cela pourrait être tout le monde. Il faut toujours que puisse s’instaurer ce trouble entre le moi et l’autre. Ensuite, tout se joue dans la manière dont le masque va être complété par le maquillage, les coiffes, les costumes… Et bien sûr par son inscription dans un jeu qui, chez nous, est très physique », précise Louis Arene. Lady Macbeth a été pensée dans la gémellité avec son époux, incarné par Louis Arene. « Pour nous, le couple Macbeth est vraiment un monstre à deux têtes. Il a donc fallu durcir le visage de Lionel, qui est plutôt doux. Il a suffi de lui faire un nez beaucoup plus crochu que le sien, pour lequel on s’est inspirés des personnages joués par l’actrice américaine Glenn Close : des femmes dures, puissantes. » Pour Lionel Lingelser, il n’y avait plus, du haut de son 1,90 mètre, qu’à s’amuser avec le « côté dragon » du personnage, pour figurer une Lady inédite et inoubliable. « Une image déréglée » Autre tête chercheuse du théâtre contemporain, Lorraine de Sagazan a elle aussi utilisé des masques dans son spectacle Léviathan, créé au Festival d’Avignon en 2024. Le choix ici était d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une création reposant sur un travail documentaire, mettant en scène des justiciables pris dans la mâchoire de ces procédures expéditives que sont les audiences en comparution immédiate. De manière saisissante, la metteuse en scène oppose les magistrats, portant des masques à la fois étranges et réalistes, aux yeux vitreux et fixes, qui figent et dépersonnalisent leur visage, et les accusés, dont la tête est recouverte de bas couleur chair qui effacent leur individualité. « Le travail masqué est apparu comme ayant d’autant plus de sens que le théâtre et la justice entretiennent un rapport étroit depuis l’Antiquité, raconte Lorraine de Sagazan. La persona, qui, dans le théâtre grec, désigne le masque et par extension le personnage, a servi de fondement au droit antique : ce droit institue une “personnalité juridique” qui sert de masque à l’individu en chair et en os ; il substitue à la personne humaine une fonction du droit. Cette dépersonnalisation que l’on peut ressentir dans un tribunal, aussi bien du côté de ceux qui rendent la justice que de ceux à qui elle s’applique, le masque permet de l’incarner de manière immédiate, avec une grande force visuelle. » « Une image déréglée par le masque », voilà ce qu’a voulu créer la metteuse en scène avec le concepteur Loïc Nebreda. Il a lui aussi fait le choix de la résine pour mouler ces visages qui ne sont pas sans évoquer le théâtre nô japonais, dans le mystère et l’étrangeté qu’ils dégagent. Le choix, en particulier et rare de nos jours, de recouvrir les yeux des acteurs par des regards vitreux et figés agit comme un agent perturbateur puissant : « Dans ces yeux qui ne bougent pas, il y a quelque chose de l’ordre de la terreur, constate Lorraine de Sagazan. La beauté du visage humain, tel que l’analysait le philosophe Emmanuel Lévinas, tient au fait qu’il est animé et mortel. Quand on l’“in-anime” apparaît une forme de monstruosité qui ne dit pas son nom. » Pour Louis Arene et Lionel Lingelser comme pour Lorraine de Sagazan, la puissance de fascination du masque vient bien de l’inquiétante étrangeté créée par la dialectique de la vie et de la mort qu’il met en jeu. « C’est vraiment un objet qui crée un trouble métaphysique, note Louis Arene. Il est le visage de la mort, figé ou sans expression, qui recouvre le vrai visage et crée ainsi une angoisse. Mais il s’anime dès qu’on lui insuffle de la vie. » Fascination, aussi, due à ce va-et-vient entre figuration et défiguration, de la part d’une humanité qui ne cesse de se demander comment elle se constitue entre le divin, l’animal et la machine. « Je crois que le masque réapparaît dans les moments où l’humanité ne va pas de soi, pose Lorraine de Sagazan. Et il semblerait bien que l’on vive un de ces moments-là. » Fabienne Darge / LE MONDE Le théâtre avance masqué 6 épisodes
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Le spectateur de Belleville
July 29, 4:51 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 29 juillet 2025 RÉCIT« Le théâtre avance masqué » (2/6). « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, le masque nô, chef-d’œuvre en bois énigmatique, conservé comme un trésor. A quoi sourit-elle, la jeune Ko-omote ? Elle vient du Japon du début du XVe siècle, et elle a la fraîcheur d’une jeune fille d’aujourd’hui et de tous les temps, avec sa malice et la rondeur encore enfantine de ses traits. Son visage (omote, en japonais) est en bois, mais la chair semble vivante, palpitante. En elle s’incarne l’art du masque nô, qui n’a cessé de fasciner par-delà les temps. Alors que le masque grec de la grande époque tragique a été irrémédiablement perdu, les masques nô ont été dès l’origine gardés et conservés comme des trésors par les familles perpétuant la tradition de ce théâtre de père en fils.
L’objet dès lors s’est inscrit comme un secret théâtral toujours à creuser et à redécouvrir, notamment chez les grands rénovateurs du théâtre du début du XXe siècle. Bertolt Brecht avait un masque nô sur son bureau. Pour Paul Claudel, diplomate au Japon dans les années 1920, la découverte du nô sera une révélation, qu’il résumera avec la fulgurance du poète : « Le drame, c’est quelque chose qui arrive ; le nô, c’est quelqu’un qui arrive. » Quelqu’un, donc un visage, donc un masque – le même mot, omote, servant à désigner les deux. « Dieu, héros, ermite, fantôme, démon, le Shité [personnage principal du drame] est toujours l’Ambassadeur de l’Inconnu et à ce titre il porte un masque » (Paul Claudel, Mes idées sur le théâtre, Gallimard, 1966).
« Le masque nô, le vrai, celui qui a été fabriqué entre le XIVe et le XVIIe siècle par des sculpteurs extraordinaires, c’est comme un stradivarius pour un musicien », pose d’emblée Erhard Stiefel, au milieu de tous les visages qui peuplent son atelier de la Cartoucherie de Vincennes (Paris 12e). Unanimement considéré comme un des plus grands créateurs contemporains de masques, Erhard Stiefel n’a pas seulement accompagné le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine dans sa recherche autour de l’objet emblématique du théâtre. Il s’est intéressé depuis longtemps au masque nô, et a été un des très rares occidentaux à pouvoir contempler de près les modèles originaux, les honmen des grandes familles qui les détiennent toujours.
« Harmonieuse fusion » « Le masque, qui est l’objet au cœur du théâtre, a toujours le même sens, depuis les Grecs, quelle que soit la tradition, et le nô ne fait pas exception : c’est un outil de communication et de transformation, poursuit Erhard Stiefel. Sauf que le masque nô, en plus, est une œuvre d’art en soi. C’est le masque de théâtre ultime, celui qui va le plus loin : c’est indépassable. »
Pourquoi ? Grâce à son mélange inédit de qualité de sculpture – sur bois d’hinoki, du cyprès japonais, enduit d’une poudre de coquillage liée à une colle de peau de poisson –, de finesse psychologique dans l’étude des visages, d’équilibre entre réalisme et abstraction, et de subtilité expressive. « Le nô est le fruit d’une harmonieuse fusion du réel et de l’irréel. Aussi les auteurs des masques eurent-ils à réaliser à leur tour ce difficile équilibre entre le rêve et la réalité. Comparés aux œuvres précédentes, les masques de nô paraissent réalistes. Mais ce réalisme est relatif, il est tamisé d’idéalisme et teinté de symbolisme », détaillait le grand japonologue François Berthier, dans un ouvrage toujours d’actualité, Arts du Japon. Masques et portraits (Publications orientalistes de France, 1981). « Ce symbolisme nuancé, accompagné d’un expressionnisme feutré, constitue l’essence du masque nô », ajoutait-il.
Le masque nô est à la fois étrange, énigmatique et familier, offrant un miroir d’émotions reconnaissables, projetées par le spectateur. Car, contrairement à ce que posait le mystique Claudel, il n’y a pas que des dieux, des démons, des esprits ou des fantômes, dans cet art théâtral. Mais aussi des personnages bien humains, définis par types, hommes et femmes, jeunes et vieux, au cœur de ce théâtre uniquement joué par des hommes pendant des siècles – quelques femmes s’y risquent aujourd’hui.
« Il glorifie le visage » Si le masque nô est bien l’« ambassadeur de l’inconnu », c’est parce que le système symbolique du Japon ancien fait voyager l’humain, par l’art du théâtre, dans ses dimensions psychiques et intimes de fantôme, de démon ou d’esprit vengeur. Le nô est un théâtre hanté, reliant toujours les humains avec les forces obscures qui les habitent, comme pour les exorciser. Claudel encore : le nô, « c’est la vie telle que, ramenée du pays des ombres, elle se peint à nous dans le regard de la méditation : nous nous dressons devant nous-mêmes, dans l’amer mouvement de notre désir, de notre douleur et de notre folie ».
Pour Véronique Brindeau, chargée de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales et spécialiste des arts de la scène du Japon, « le nô prend forme au XIVe siècle, il est donc empreint de l’esprit du bouddhisme et du shintoïsme, avec ce que cela implique de rapport à la réincarnation et à la recherche du salut. Le bouddhisme considère que l’attachement est une forme de souffrance pour l’humanité. Le salut vient du détachement. Les personnages, dans ces drames, cherchent souvent à se libérer d’incarnations anciennes, violentes et douloureuses. Ce n’est pas sans rappeler la catharsis du théâtre grec. »
Assis dans son atelier, Erhard Stiefel contemple, ému, le visage de Ko-omote, tel qu’il s’imprime dans un imposant ouvrage de nomenclature des masques de la maison Kongo, une des cinq familles japonaises dépositaires de l’héritage du nô originel. Il est l’un des deux ou trois non-Japonais, sans doute, à avoir vu ce masque de près. « Le masque nô n’est certes pas totalement réaliste, puisqu’il est plus petit que le visage, qu’il ne couvre pas entièrement, mais, pour moi, il glorifie le visage. Une jeune fille comme Ko-omote, on en croise des centaines qui lui ressemblent dans le Japon d’aujourd’hui. Et, en même temps, c’est la déesse du Soleil, celle qui a sauvé le Japon : c’est magnifique. Comme tout masque digne de ce nom, il ne se révèle pleinement que lorsqu’il s’anime au moment de son apparition sur scène. Un masque, c’est d’abord un visage, sinon c’est un objet mort, folklorique, sans intérêt. » Fabienne Darge / Le Monde
Le théâtre avance masqué 6 épisodes
Crédit photo : Grand Palais / RMN
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Le spectateur de Belleville
April 7, 5:30 AM
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Avec sa compagnie, le Munstrum Théâtre, récompensée de deux molières, le duo attire un public jeune et enthousiaste. C’est sûr, ça va déborder. Comment faire rentrer dans le cadre d’une seule page (7 100 signes TTC) la cruauté, la joie, les boyaux en papier crépon et la tragédie ? Le tout au carré, puisqu’ils sont deux à l’origine de ce beau bordel : Louis Arène et Lionel Lingelser. Leur compagnie, le Munstrum Théâtre, draine un public jeune et enflammé dans les salles. Un théâtre très physique, chorégraphié, un théâtre de masques aux images puissantes, malaisant et burlesque, où des créatures chauves aux visages blêmes et aux yeux écarquillés tentent de tracer leur pauvre voie malgré tout, dans un futur postapocalyptique (à moins que ça ne soit un passé ?), univers sombre tout à coup foudroyé par un éclair farcesque et un grand éclat de rire (à moins que ça ne soit un cri ?). Un théâtre qui tient de la commedia dell’arte, de Beckett et de David Lynch. Mais pour l’heure, le grand combat de Lionel Lingelser tient plutôt à faire fonctionner la machine à café cassée, coinçant une petite cuillère dans le clapet du porte filtre. Leur appartement, haut perché aux marges du XIXe arrondissement de Paris, est lumineux. Louis Arène est enfoncé dans le canapé, corps concentré. Lionel Lingelser va et vient, s’assure tous les quarts d’heure qu’on n’a pas soif, ni chaud. Ils sont doux, précis, cadrés. On ne fait pas rentrer un tel carnaval sur scène sans orchestrer une mécanique scrupuleuse. C’était son anniversaire la veille, Lionel Lingelser offre des merveilleux. Face à ces meringues parsemées de petites choses colorées dont on peine un peu à définir la nature, on repense à la gourmandise qu’on a ressentie, quelques semaines plus tôt, dans l’immense atelier de costumes improvisé dans le hall du théâtre de Châteauvallon (Toulon) qui accueillait le Munstrum en résidence pour leur nouvelle création, Makbeth. Il y en avait partout : une chambre à air pour une superbe coiffe élisabéthaine, une tente Quechua pour une crinoline, des combinaisons de ski pour redoubler les corps, chairs artificielles pour ajouter aux chairs humaines. Ils pensent ensemble les spectacles, jouent tous les deux, mais Louis Arène assure aussi la mise en scène. A eux deux, ils sont le Janus du Munstrum, à qui la double face permettait, dit-on, de voir en même temps devant et derrière lui. Devant : leurs spectacles parlent de l’avenir incertain, de l’effroi qui peut saisir. Dans Zypher Z, des animaux brutaux dominaient les humains. Et s’ils ont choisi Shakespeare cette fois, c’est pour la scène des sorcières, métamorphosées ici en goules pétroleuses avalant le tyran grimaçant. «Nos univers dystopiques se confrontent à l’effondrement, aux tentations autoritaires, mais jamais dans une approche mortifère, dit Louis Arène. La joie, la folie, c’est notre fuel. Tout le combat du Munstrum, c’est cette vitalité qui risque de nous être confisquée.» 40° sous zéro de Copi (récompensé par deux Molières, dont celui de meilleur spectacle du théâtre public) se finissait en transe. Laurence de Magalhaes, ex-directrice du Monfort aujourd’hui au Rond-Point, qui les accompagne depuis leurs débuts : «C’est la première fois que je voyais des hordes de lycéens et d’étudiants arriver dès 18 heures au théâtre avec leurs sandwichs. Leurs pièces peuvent être sombres mais elles clament : c’est pas grave, on y va, on fonce.» Derrière : ils ont puisé dans la longue tradition du masque un outil dont l’étrangeté immobile donne sève à leurs spectacles. Ils citent Kantor, Meyerhold ou Ariane Mnouchkine. C’est Louis Arène qui les sculpte dans une résine dont on fait les prothèses orthopédiques. «Je m’évertue à ce que mes masques soient les plus neutres possible, si ce n’est cette expression effarée, inquiète.» Ils ont découvert la technique du masque au Conservatoire où ils sont entrés à un an d’écart. Quatre heures par semaine, vêtus de noir et sans un mot. «Jouer avec un masque demande beaucoup d’humilité. Mais une fois le cadre intégré, il permet d’aller très loin dans l’excès, dit Louis Arène. Le masque, c’est une vie augmentée.» Le Munstrum est né dans la cuisine de la grand-mère alsacienne de Lionel. «Je lui ai demandé comment on disait “monstre” en alsacien. Je n’ai pas bien compris sa réponse, mais j’ai retenu “munstrum” !» Dans son spectacle solo les Possédés d’Illfurth, Lionel Lingelser a tombé le masque et a raconté son enfance, la messe, le grand-père qui trimbalait sa «poche à merde» et vivait dans une maison où un siècle plus tôt on avait exorcisé deux enfants possédés par le diable. «La religion m’a marqué, j’en ai fait des cauchemars, je voulais être le Christ, je garde l’énergie de ces mises en scène de la crucifixion dans les églises de mon village.» Les entraînements de basket chaque jour, les violences sexuelles par un garçon de son équipe. La mère adorée, esthéticienne, puis naturopathe, le père kiné qu’il entend dire à celle-ci à propos de sa joie, enfant, à se travestir : «Ça vient de ton côté, chez nous, y’en a pas des comme ça.» Il découvre le théâtre dans les clubs de vacances et au collège. Sa mère le pousse à quitter Wittenheim et à s’inscrire au Cours Florent. Pendant ce temps Louis Arène pousse à Paris près du Père-Lachaise, fils d’architectes passionnés, qu’il voyait surtout à travers la vitre du puits de lumière du salon donnant sur leur bureau au sous-sol. Au lycée Claude-Monet, il suit les cours de théâtre d’Emmanuel Demarcy-Mota et rencontre Judith Chemla, restée sa grande amie. «Je me souviens de Louis dans un Shakespeare, il irradiait comme un ange. Il dessinait beaucoup, il avait déjà ce don pour sculpter le réel, son propre corps et celui des autres.» Louis Arène découvre Bacon qui le bouleverse. On pense à ce que dit Chemla de ses spectacles : «Ce qui frappe, c’est la liberté qu’ont les corps de se désidentifier, d’oublier leur propre forme, leur visage. Avec eux, on expectore tous les monstres en les mettant sur scène.» Après le Conservatoire, il entre à la Comédie-Française, la quitte quatre ans plus tard. Quand l’un des acteurs de la troupe décline derrière son masque, ils crient : «Grands les yeux !» Ce cri d’alerte et de ralliement redonne des forces lors des longues répétitions qui s’étirent sur des journées, sur des années. «Ils se mettent dans un état d’épuisement dingue, témoigne Lucas Samain qui a adapté Macbeth. Il faut les voir entre deux scènes s’extirper d’un costume, se débarrasser du faux sang et enfiler une seconde peau avant d’y retourner.» Pourtant, quand depuis l’obscurité de la salle, Louis Arène reprend une scène qui ne lui convient pas, il dit : «Si je peux me permettre les amis…» «Ils sont la preuve qu’au théâtre ou au cinéma, on peut chercher des choses au-delà de la zone de confort, aller très loin, sans accepter les humiliations, sans blesser l’autre», appuie Judith Chemla. Mais voilà l’horizon de la page qui pointe, et ça déborde, ça déborde. Comment caser Kafka, la saison 3 de Twin Peaks, le queer, les soirées techno, l’admiration de l’un pour Alma Dufour et Marine Tondelier, le yoga avant chaque répétition, Philippe K. Dick et les Monty Python ? Sonya Faure / Libération 8 mars 1984 Naissance de Lionel Lingelser à Illfurth (Haut-Rhin). 6 juin 1985 Naissance de Louis Arène à Paris. 2024 Deux molières pour leur spectacle 40° sous zéro, de Copi. 2025 Création de Makbeth, en tournée dans toute la France. Makbeth, du Munstrum Théâtre, du 10 au 18 avril aux Célestins, à Lyon, du 29 avril au 15 mai 2025 au Théâtre Public de Montreuil, les 22 et 23 mai à la Filature, à Mulhouse, du 10 au 13 juin au Théâtre du Nord à Lille. Puis à partir de d’octobre : Malakoff, Bruxelles, Paris… Légende photo : Louis Arène (à g.) et Lionel Lingelser (à d.), au Théâtre des Quinconces, au Mans le 13 mars 2025. (Fabrice Robin/Libération)
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August 5, 10:21 AM
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Par Fabienne Darge / Le Monde - le 31 juillet 2025 RÉCIT « Le théâtre avance masqué » (4/6). « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, le masque de commedia dell’arte, avec son célèbre Arlequin, affublé d’un nez camus et d’une étrange verrue. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2025/07/31/le-masque-de-commedia-dell-arte-ou-la-marque-du-diable_6625636_3451060.html
Pourquoi Arlequin a-t-il un bouton sur le front ? C’est qu’il est un peu diabolique, l’animal. Et sa bosse est la trace laissée par la corne du Malin. L’Italie du XVIe siècle a beau être déjà largement entrée dans la Renaissance, contrairement à la France, les représentations médiévales y sont encore présentes. Avec la commedia dell’arte, qui s’invente dans la région de Padoue aux alentours de 1545, le théâtre occidental renoue avec le masque, qui avait disparu depuis l’Antiquité gréco-romaine. D’où vient la réapparition de cet artefact, dont le nom italien, maschera, désigne aussi bien l’objet que le type de personnage qu’il incarne, Arlequin, Pantalon, Pulcinella ou Brighella ? Le masque de commedia est-il emblématique de ce qui se joue dans cette charnière entre le Moyen Age et l’ère moderne ? Françoise Decroisette, professeure émérite de l’université Paris-VIII en études italiennes, voit d’abord dans cette renaissance du masque l’effet de circonstances historiques et politiques. « La commedia dell’arte se caractérise au départ par la volonté d’acteurs de se regrouper et de se structurer de manière professionnelle. Ces compagnies voulaient se démarquer du théâtre d’académie destiné à un public restreint, pour toucher une audience plus large. Ils vont donc inventer une manière de jouer beaucoup plus plastique, en repartant des personnages de la comédie classique et en les façonnant pour qu’ils soient reconnaissables par tous. D’où les masques, qui permettent aux personnages d’être immédiatement identifiables à l’œil. Mais, pour autant, tous les rôles de la commedia ne sont pas masqués : les amoureux et les femmes, notamment, ne le sont pas. » Fonction de caricature Les masques, dans la République de Venise du XVIe siècle, où règne une certaine liberté, ont d’abord une fonction de caricature, pour les personnages de vieillards ou de notables comme Pantalon, dont sont tournés en ridicule l’autoritarisme, la prétention, la cupidité et l’incompétence. « Ces troupes se moquaient de beaucoup de monde dans la société : la noblesse, les puissants, les doctes… Et pour cela elles ont été rapidement condamnées. Comme on ne pouvait pas les censurer, car elles travaillaient sans textes écrits, avec des canevas sur lesquels elles improvisaient, elles ont souvent été excommuniées et expulsées », explique Françoise Decroisette. L’Eglise voit le masque, cet objet qui se permet de changer le visage que Dieu vous a donné, d’un très mauvais œil. Singulièrement les masques de valets, les zani, dont celui d’Arlequin, qui devient peu à peu le symbole de la commedia dell’arte. Que signifie cette tête noire, au nez camus, percée de trous très petits pour les yeux, au front plissé arborant cette sorte de verrue étrange ? De là à voir dans ces masques « un travestissement diabolique, survivance métonymique de l’Homo salvaticus médiéval (mi-homme, mi-bête) », comme l’écrit le chercheur italien Siro Ferrone dans son ouvrage La Commedia dell’arte. Actrices et acteurs italiens en Europe (XVIe-XVIIIe siècle) (Sorbonne Université Presses, 2024), il n’y avait qu’un pas. Dont auraient joué en toute connaissance de cause les troupes de l’époque, pour séduire et épouvanter le public, fasciné par l’incursion dans les profondeurs de l’enfer représentée par ce visage. Pour Françoise Decroisette, l’explication, là encore, est peut-être plus simple, et historiquement ancrée. « Arlequin, c’est d’abord un acteur, Tristano Martinelli [1557-1630], qui est probablement le premier à utiliser ce nom pour le rôle du second zani. Or ce nom d’Arlequin est sans doute lié à l’Hellequin, un diablotin malveillant des légendes médiévales françaises que l’on retrouve aussi sous le nom d’Alichino dans La Divine Comédie, de Dante. Son origine est donc diabolique, mais en même temps Arlequin est sympathique, parce qu’il apparaît comme un peu idiot au départ et se révèle finalement plus futé qu’il n’en avait l’air. Pour un large public, il est l’occasion de s’identifier à un personnage un peu naïf, qui aime les femmes et qui a toujours faim – la faim est une donnée très importante, à cette époque. » « Du cuir de semelle » Par rapport aux masques grecs et asiatiques qui couvrent le visage, celui de la commedia est un demi-masque qui a été pensé pour que l’acteur n’ait pas le visage entièrement recouvert et puisse parler. Le demi-visage du comédien complète le masque, qui est donc un hybride entre le caractère diabolique et la figure et la voix humaines. Mi-homme mi-démon, et cela dans un personnage comique : on sait que la figuration humoristique du diable est un expédient populaire adopté depuis les temps les plus lointains pour neutraliser les puissances malignes. Le masque de commedia se distingue aussi de ses illustres prédécesseurs par la matière qui le constitue, puisqu’il est fabriqué en cuir. « On n’est pas sûr qu’il l’ait été dès le départ, précise Françoise Decroisette. Mais il y avait beaucoup de tanneries à Florence, ville qui a été importante dans l’histoire de la commedia dell’arte, ce qui a sans doute conduit à l’adoption de ce matériau. » Une tradition dont on avait perdu toute connaissance, jusqu’à ce que le grand facteur de masques Amleto Sartori (1915-1962) fasse un long travail pour la réinventer, quand le metteur en scène italien Giorgio Strehler a voulu monter Arlequin, serviteur de deux maîtres, de Goldoni, en 1947. « Il ne subsiste quasiment plus d’exemplaires de masques originels d’Arlequin, constate Erhard Stiefel, l’autre grand créateur de masques de la période contemporaine, qui a signé tous ceux figurant dans les spectacles du Théâtre du Soleil depuis cinquante ans. J’ai pisté ceux qui existent encore, à la bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, en Italie et à Zurich [Suisse], parce que je voulais absolument comprendre comment ils étaient fabriqués et les reconstituer. Il faut être un crack pour les reproduire, c’est une perfection totale, très compliquée à atteindre. Le matériau, c’est quasiment du cuir de semelle qui n’est pas rigidifié et qu’il faut travailler à la main pendant au moins une dizaine de jours. Il n’y a pas de coupe, la pièce est d’un seul tenant, qu’il faut ensuite mouler sur la forme en bois que l’on a d’abord sculptée. L’Arlequin me fascine, parce qu’il est emblématique du lien qu’opère le masque entre l’humain et l’animal, d’un côté, et le divin ou le démoniaque, de l’autre. » Fabienne Darge / Le Monde
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Le spectateur de Belleville
July 30, 4:41 PM
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RÉCIT - Le théâtre avance masqué (3/6). Par Fabienne Darge dans Le Monde - 30 juillet 2025 « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, le topeng, théâtre dansé balinais, à l’origine rituelle.
Mais quel est donc ce rictus ? Toute dentition dehors, le front et les yeux plissés, chevelue, hirsute, la créature est-elle en train d’éructer, est-elle possédée par un rire fou et, on l’espère, libérateur ? Le masque est celui du Sida Karya, littéralement « celui qui termine le travail », dans le topeng, l’une des formes du théâtre dansé balinais, celle qui relie au plus haut point le rituel et la vie quotidienne. Il est au cœur de tout le système de représentations balinais, et exemplaire du rôle qu’y jouent les masques aujourd’hui encore, où le topeng est toujours un art vivant.
Il vient du XVIIe siècle, ce théâtre masqué musical et dansé, qui alterne danse sacrée et jeu profane, passe du raffinement le plus subtil aux caricatures de la vie quotidienne poussées jusqu’à l’absurde, et offre en conséquence des masques d’une variété fabuleuse. « Le masque est un outil indispensable à ce théâtre en raison même de son origine rituelle, explique Kati Basset, ethnomusicologue et spécialiste du théâtre balinais. Quand il n’est pas un pur divertissement, le topeng doit être joué par des acteurs-danseurs qui ont été initiés, parce que le dernier personnage masqué, celui qui clôt la cérémonie, le Sida Karya, est un officiant. Et comme les initiés ne sont pas forcément très nombreux, et que le topeng n’est joué que par des hommes, le masque permet de passer d’un personnage, ou plutôt d’un archétype, à l’autre. »
Les masques sont donc des plus divers et codifiés selon les archétypes ancestraux que met en scène le topeng, en l’occurrence la hiérarchie féodale. Masque de roi, Dalem, lisse, blanc et fermé. Masques de prince raffiné ou fou, de princesse éplorée ou coquette et jalouse, de reine sorcière, de ministre sévère ou sage… également fermés, mais déjà moins idéalisés que celui du roi. Masques des valets, ne couvrant que la moitié du visage, pour permettre la parole, indispensable à ces personnages d’intercesseurs, et qui ne sont pas sans évoquer ceux de la commedia dell’arte. Et masques de Bondres, les gens du peuple, qui autorisent toutes les libertés et les fantaisies. « Ils représentent tous une tare, un défaut ou un handicap. Il y a l’hypocondriaque, la coquette fofolle, le feignant, le bègue… On peut en imaginer autant que l’on veut, et les Balinais ont même inventé celui du touriste, doté d’un grand nez blanc », s’amuse Kati Basset.
« Fou des cimetières » Et puis il y a le Sida Karya, autour duquel se jouent le sens et la fonction de ce théâtre masqué. Pour le comprendre, il faut revenir à cette notion d’archétypes, à la base du topeng et de ses masques. « Tout repose sur cette notion, parce que dans la culture balinaise, même la personne humaine est de l’ordre de l’archétype. Toute personne qui se croit être un individu, au sens occidental du terme, est victime d’une illusion, détaille Kati Basset. Dans cette représentation du monde, issue d’un substrat hindou, il faut penser la réalité comme un continuum gradué, et non pas comme des entités. L’illusion dans laquelle tombe l’homme, c’est de croire à des entités, et le théâtre est là pour faire remonter l’individu jusqu’à l’archétype et de là au principe, lequel est représenté par les dieux. Le théâtre sert à remettre l’homme dans cette connaissance sans même y penser, à ce qu’il soit imprégné de cette pensée de l’unité du tout, un tout qui se fractionne sans cesse et qu’il faut défractionner. On raconte aux touristes que c’est un combat entre le bien et le mal, mais ce n’est pas cela du tout ! »
Et c’est là qu’intervient Sida Karya, avec sa gueule de « fou des cimetières », comme dit Kati Basset. « C’est lui qui va permettre de réintégrer l’unité perdue. Selon le principe du tantrisme de la main gauche, il est celui qui appelle l’impur, et sait le maîtriser. Il doit faire le fou, cela fait partie de son ascèse, jouer les non intégrés, les asociaux. La lecture occidentale, biaisée, a toujours parlé d’exorcisme, mais je préfère qualifier cette opération d’endorcisme : à Bali – mot qui veut dire « retour » –, le seul véritable mal, c’est de ne pas être intégré au corps social. »
La codification du masque est donc bien ancrée, même si elle autorise de multiples variations. A Bali, les systèmes de représentations s’établissent sur des mandalas kabbalistiques, qui entre leurs quatre points cardinaux tissent des correspondances entre les archétypes de tempérament, les castes de la société et les couleurs. Etant donné la fonction du masque, le Sida Karya mêle le blanc de la pureté des prêtres et des brahmanes, le rouge du tempérament coléreux des guerriers, le jaune qui incarne le couchant, les miasmes, la dépression, et le noir qui représente la classe travailleuse.
Procéder à un sacrifice « Etant donné la place du théâtre à Bali, la tradition du masque reste très vivante aujourd’hui, avec de vrais sculpteurs, même si s’est aussi développée une industrie de l’objet pour touristes, constate Luc Laporte, lui-même fabricant, et qui a par ailleurs photographié de nombreux masques lors d’un séjour sur l’île à la fin des années 1980. Il existe toujours des masques patrimoniaux, même si le climat n’est pas très propice à leur conservation, et que les Balinais n’ont pas la même tradition de préservation que les Japonais. »
Les masques sont sculptés dans du bois d’Alstonia scholaris (quinquina d’Inde ou d’Australie), tendre mais à la fibre serrée. Avant de pouvoir l’utiliser, il faut procéder à un sacrifice, pour que la matière puisse quitter sa vie précédente et revenir à la vie dans une autre fonction. « Autrefois, les masques étaient peints, par dizaines de petites couches, avec des pigments fabriqués avec des matériaux naturels, minéraux ou végétaux : cornes de cervidés broyées, colles à l’os ou peau de poisson… Cela prenait un temps fou, évidemment, et donc de nos jours les fabricants utilisent de la peinture acrylique, expose Luc Laporte. Alors oui, quelque chose se perd, mais en même temps la tradition reste vivante, intégrée à la vie de la population. » De son côté, Kati Basset souligne : « Un bon masque topeng, c’est un masque qui est efficace en jeu, et quand il est trop précis, il perd en efficacité. Un masque, c’est une alchimie… » Fabienne Darge / Le Monde Le théâtre avance masqué 6 épisodes
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Le spectateur de Belleville
July 28, 5:33 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 28 juillet 2025 RÉCIT« Le théâtre avance masqué » (1/6). « Le Monde » revient sur cet accessoire ancien qui dissimule le visage de l’acteur pour mieux révéler son personnage. Aujourd’hui, le masque antique de l’époque d’Eschyle, dont il ne subsiste aucun exemplaire original. Lire l'article sur le site du "Monde" https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2025/07/28/le-masque-tragique-grec-ou-l-enigme-du-sphinx_6624775_3451060.html
Quel était le visage d’Œdipe ? Ou celui d’Antigone, d’Electre, de Clytemnestre ? Mystère. On peut même dire que ce mystère s’est épaissi avec le temps. Seule certitude : ce visage était un masque. Mais à quoi ressemblait-il ? On n’en sait rien, ou presque. Ecrire sur le masque de la tragédie grecque, qui signe l’invention du théâtre, au Ve siècle avant J.-C., c’est mener une enquête à trous, pleine de surprises, digne de l’énigme du sphinx. « Depuis Les Perses d’Eschyle, dont la représentation a eu lieu en 472 avant J.-C. sur les contreforts de l’Acropole à Athènes, jusqu’à la fin de l’Empire gréco-romain et l’avènement du christianisme, huit siècles plus tard, l’acteur n’a donné à voir que le masque de son personnage, affirmant par là la dimension symbolique d’une scène qui ne se voulait pas l’illusion de la réalité », explique Guy Freixe, un des grands spécialistes en France du masque de théâtre, qu’il a exploré aussi bien comme acteur, comme metteur en scène que comme universitaire. « Mais nous n’avons de ces masques que des témoignages iconographiques, des marbres sculptés, des peintures sur vases, des terres cuites trouvées dans des tombes et des répliques », précise-t-il. Aucun masque ne nous est parvenu de la grande époque d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Autrement dit, l’image que l’on a de cet objet, le plus souvent une sculpture en terre cuite avec la bouche ouverte et des yeux exorbités, est tout simplement fausse, ou anachronique, ces masques expressionnistes appartenant à une époque bien plus tardive. Le vrai visage du masque de la grande époque hellénistique est une recherche toujours en cours, qui implique des archéologues, des historiens du théâtre, des anthropologues, des historiens des religions, des créateurs de masques et même des neuroscientifiques, comme en atteste un ouvrage dirigé par Guy Freixe, Giulia Filacanapa et Brigitte Le Guen, Le Masque scénique dans l’Antiquité (Deuxième époque, 2022). « Seconde tête » Ce qui semble – à peu près – sûr, c’est que le masque théâtral se détache nettement du masque rituel, et marque par là l’invention du théâtre. Mais quid de son apparence ? L’helléniste italien Enrico Medda a mené l’enquête. « Aujourd’hui, nous savons qu’au temps d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, les masques n’avaient pas les traits marqués ni les expressions forcées qui caractérisent les masques théâtraux d’époque hellénistique, témoigne-t-il dans Le Masque scénique dans l’Antiquité. Les vases nous montrent des visages masculins et féminins dotés d’une expression naturelle. Le corpus iconographique nous fait comprendre que le masque était une sorte de “seconde tête” que l’acteur enfilait sur la sienne. Il était associé à une espèce de perruque qui contribuait à déterminer l’âge et le sexe du personnage. » Autre – quasi – certitude : « Il est raisonnable de supposer que le masque était fait de lambeaux de lin trempés dans de la colle et moulés dans du plâtre », écrivait l’universitaire et créateur de masques italien Ferdinando Falossi, disparu en 2024, dans Le Masque scénique dans l’Antiquité. « Permettant à un acteur professionnel de jouer plusieurs rôles, le masque en lin stuqué était aussi fabriqué pour des types. » Falossi faisait l’hypothèse qu’il n’existait pas un masque d’Œdipe, de Clytemnestre ou d’Electre, mais un type de l’homme jeune ou mature, de la femme mûre, du vieillard ou de la jeune fille malheureuse. Les masques n’étaient donc pas des individualités mais des types, dont l’aspect était fondé essentiellement sur le sexe, l’âge ou le statut social, tandis que le costume et la chevelure du masque couvraient le corps et le visage d’une série de signes qui rendaient le personnage immédiatement reconnaissable. Foin donc de « cothurnes [chaussures à semelle épaisse] élevés sur lesquels avancent au ralenti des comédiens hiératiques, semblables à des colonnes corinthiennes, surmontés de grands masques hallucinés aux gueules si démesurées que même la Gorgone Méduse en resterait bouche bée, s’amuse Ferdinando Falossi. Cothurnes, porte-voix, mascarons n’appartiennent pas au théâtre des Ve-VIe siècles avant J.-C ». C’est par la pratique de la création de masques, et non par la théorie, que le chercheur italien est arrivé à la conclusion que le masque grec de la grande époque est empreint d’une forme de neutralité, et qu’il a bien figure humaine, malgré la démesure des passions exprimée par la tragédie. « Traits proprement humains » « La physionomie du héros tragique est composée de traits proprement humains puisque c’est dans la sphère humaine que se développent les thématiques de la douleur, de la souffrance et de la conscience », appuie-t-il. Et ce visage est énigmatique, marqué par le mystère et l’absence. « Il nous est difficile, aujourd’hui, de penser que ces visages étaient aptes à exprimer les fortes passions, les grands sentiments ou les lamentations déchirantes qui résonnent dans les tragédies. Mais un visage presque neutre, apparemment dépourvu d’expressions, est capable de produire, avec un habile usage de la parole et du geste, un plus grand nombre d’expressions qu’un visage avec une ou deux expressions prononcées. » La leçon sera retenue, ou réinventée, des siècles plus tard, bien plus loin vers l’Orient, par le théâtre nô japonais… Alors, quel était le visage d’Œdipe ? Ferdinando Falossi donne sa réponse : « Œdipe est roi, donc un homme dans la force de l’âge. Son visage ne portera pas la marque des bouleversements causés par ses malheureuses aventures, mais, quand l’acteur quitte la scène sur cette réplique : “Ô lumière, pour la dernière fois puissé-je aujourd’hui élever vers toi mes regards”, très probablement il effectue en coulisses un changement de masque et il en met un déjà prêt, aux orbites vides et ensanglantées, à la barbe salie de sang, aux cheveux rasés, pour que le choeur puisse dire : “Oh ! oh ! malheureux, je n’ai pas la force/de te regarder seulement en face.” » A lire : « Le Masque scénique dans l’Antiquité », ouvrage dirigé par Giulia Filacanapa, Guy Freixe et Brigitte Le Guen, Editions Deuxième époque, 45 p., 42 €. Fabienne Darge / Le Monde Le théâtre avance masqué 6 épisodes
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Le spectateur de Belleville
December 16, 2011 7:54 AM
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C'est l'un des meilleurs créateurs de masques de théâtre. Erhard Stiefel, qui a notamment longtemps travaillé avec Ariane Mnouchkine, montre sa collection dans une exposition exceptionnelle. Jusqu'au 23/02/12 au Bois de l'Aune à Aix en Provence Emmanuelle Bouchez, www.telerama.fr, première parution le 10/12/09 CLIQUEZ SUR LES TITRES OU LES PHOTOS POUR LIRE LES ARTICLES COMPLETS DANS LEUR SITE D'ORIGINE
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