 Your new post is loading...
 Your new post is loading...
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 15, 2021 12:23 PM
|
Propos recueillis par Emmanuelle Bouchez - Télérama - 15 oct. 2021 Après le cinéma, l’édition ou la musique émerge enfin un #MeToo dans le théâtre. L’actrice et comédienne, qui avait déjà raconté à “Télérama” avoir été victime de harcèlement au début de sa carrière, livre un propos éclairant sur ce mouvement et les spécificités de la scène. Trente ans de métier, à parts égales, dans les deux milieux du théâtre et du cinéma. Depuis ses débuts en 1993 comme très jeune pensionnaire de la Comédie-Française jusqu’à sa récente et magnifique prestation dans Bajazet, la tragédie de Racine mise en scène par l’Allemand Frank Castorf, Jeanne Balibar ne cesse d’illuminer les scènes. Celle qui a aussi magnifiquement incarné Barbara dans le film de Mathieu Amalric et fut « césarisée » pour ce rôle en 2018 est aujourd’hui en plein tournage, à Paris, d’une série réalisée par Olivier Assayas pour la chaîne américaine HBO. Elle a pris le temps de se confier longuement sur le mouvement #MeTooTheatre, qui a fait irruption ces jours derniers sur les réseaux sociaux, quatre années après avoir explosé dans le monde du cinéma. Elle explique la nécessité de ces initiatives et revient sur les étapes difficiles qui ont quelquefois jalonné sa carrière. Vous sentez-vous solidaire du mouvement #MeTooTheatre ? Non seulement solidaire mais aussi très reconnaissante ! Depuis le mouvement #MeToo au cinéma, comme beaucoup d’actrices de ma génération, je ressens une grande gratitude à l’égard des jeunes femmes qui ont mis toutes ces questions sur la place publique. Cela nous a toutes aidées à comprendre ce qui nous était parfois arrivé. À le mettre en mots, à le réfléchir, à le décrypter – à retirer de la « crypte » un certain nombre de souvenirs plus ou moins refoulés dans lesquels on avait quelquefois enfermé toutes ces violences. Mes propres débuts au théâtre, de ce point de vue, ont été catastrophiques. #MeTooTheatre dénonce l’omerta qui a régné jusque-là : le mot est-il approprié ? Ce mot n’est pas trop fort. Il ne vaut pas seulement pour les harcèlements sexuels ou moraux mais pour toutes les maltraitances liées aux hiérarchies de pouvoir s’exerçant sur un plateau. Nous sommes de temps à autre témoins de comportements qui terrorisent tout le monde. Très peu d’entre nous sont en position de les dénoncer, car nous craignons de ne plus travailler. Par ailleurs, ces révélations sur les réseaux sociaux, en occupant l’espace médiatique, ne doivent pas servir d’alibi au ministère de la Culture pour ne pas étudier de près la place des femmes dans nos métiers. “Il faut protéger les femmes sans pour autant transformer l’art de la représentation en simple exécution d’un cahier des charges réglementé.” À quoi pensez-vous en particulier ? Y a-t-il réellement une invisibilisation progressive des femmes sur les plateaux ? À partir de quel âge ? Quelles sont leurs responsabilités dans l’institution théâtrale ? Comment sont-elles traitées quand elles en partent ? Je pense précisément au cas de Julie Brochen, metteuse en scène renvoyée de la direction du Théâtre national de Strasbourg en 2014, alors qu’elle était, après la nomination de Muriel Mayette à la Comédie-Française, la deuxième femme à diriger l’un des cinq théâtres nationaux. À ce moment-là, le pouvoir politique n’a eu aucun problème à congédier brutalement une femme. On l’accuse d’avoir laissé le théâtre dans le rouge, fait dont elle a été blanchie ensuite par un rapport de la Cour des comptes. Sa subvention pour avoir « servi » dans un théâtre national a été réduite d’un tiers par rapport à celle de ses prédécesseurs. Cela a été un énorme traumatisme pour nous toutes, pas seulement pour moi, qui ai beaucoup travaillé avec elle… Quelle différence entre les mouvements #MeToo des arts du spectacle et ceux du reste de la société ? Notre art consiste à nous dénuder. De nombreux penseurs l’ont théorisé, Artaud par exemple : au théâtre et au cinéma, on révèle son « intérieur » : ses humeurs – au sens physique et médiéval comme au sens psychologique du terme. La représentation, grâce au jeu d’acteurs et d’actrices, doit pouvoir laisser déferler la sexualité, le désir, l’obscénité. Car si l’on n’est plus dans un contexte où nous pouvons faire apparaître Priape, les Érinyes ou Dionysos et une certaine ivresse, alors on n’est plus dans la fonction anthropologique qui est la nôtre : montrer l’humanité dans ses débordements. Telle est l’énorme difficulté : il faut protéger les femmes sans pour autant transformer l’art de la représentation en bréviaire, ou en simple exécution d’un cahier des charges réglementé. Ne l’oublions-pas non plus, le théâtre exprime tous les sentiments et parle d’amour. Lui aussi est ambivalent : idéal, salvateur, consolateur, comme dévorateur, castrateur et destructeur. Alors comment travailler dans et avec l’excès ? À toutes ces questions très épineuses, il n’y a pas de réponses simples. Vous évoquez des débuts catastrophiques : quelles violences avez-vous subies ? Je n’en fais pas mystère, j’en ai d’ailleurs parlé lors d’un précédent entretien avec Télérama, quelques mois avant #MeTooCinéma. J’entre, en 1992, au Conservatoire de Paris pour y faire ma première année. À l’époque je vis avec Éric Ruf depuis déjà deux ans. On y a été reçus en même temps avec le nombre de voix maximum tous les deux. Au bout de trois mois, Catherine Hiegel, professeure, et Marcel Bozonnet, directeur, conseillent à Jacques Lassalle, alors administrateur de la Comédie-Française, de nous engager directement. J’ai rendez-vous avec lui. Il ne me parle que de mon père, philosophe. Une manière d’instiller tout de suite le doute sur les raisons pour lesquelles il m’engage. Pendant toute la durée du travail sur Dom Juan, présenté l’été suivant dans la Cour d’honneur d’Avignon, où je jouais le rôle d’Elvire, il a exercé à mon égard un harcèlement moral insoutenable. Répétant à l’envi que j’étais « nulle », qu’il n’y avait rien à faire pour que je sorte quelque chose de valable. À toutes les séances. À tel point qu’Éric, également dans la distribution, et Olivier Dautrey, autre acteur de ma génération, ont décidé d’assister à toutes mes répétitions, dans l’espoir que cela me protégerait de cette violence. Roland Bertin, acteur phare distribué dans Sganarelle, essayait lui aussi de jouer les pare-feux, sans succès. Ces maltraitances n’étaient pas ouvertement sexuelles de la part de ce vieux monsieur sur la toute jeune femme de 23 ans que j’étais, mais enfin, c’était des insultes et des humiliations constantes. Des choses qui m’empêchaient de travailler, tellement j’étais apeurée… Et pour compléter ce joyeux tableau, Andrzej Seweryn, qui tenait le rôle de Dom Juan, me cognait vraiment dans la première scène une fois sur dix, au lieu de faire semblant. La situation de l’actrice confrontée à un acteur qui « oublie » de se maîtriser dans les scènes de bagarre est assez répandue. “Voir des abus sans en être soi-même directement victime est très violent, cela doit être dit.” Cette violence du metteur en scène semblait instituée, alors ? Oui ! Dans la maison, on me disait régulièrement : « Ne le prends pas personnellement, c’est comme ça avec toutes les actrices qui ont le premier rôle. » Après cette expérience désastreuse, avez-vous été confrontée à d’autres abus ? Désastreuse, mais pourtant extraordinaire quand même sous bien des aspects… Tout de suite après ce Dom Juan, j’ai fait une autre expérience traumatisante, lors d’un tournage au cinéma : être témoin d’une situation identique, entre une femme réalisatrice cette fois et un vieil acteur. Elle l’insultait sans cesse. Pendant deux mois, je me suis sentie salie d’être ainsi complice à force de ne rien dire. Voir des abus sans en être soi-même directement victime est très violent, cela doit être dit. Comme il faut souligner que les comportements inacceptables ne sont pas l’apanage exclusif des hommes. En tant qu’artiste de la scène, comment gardez-vous votre intégrité ? La confiance en soi est la meilleure barrière. Par exemple, si un metteur en scène me dit aujourd’hui « t’es nulle », je saurai répondre : « Il ne fallait pas m’engager. » Mais quand c’est leur premier ou deuxième engagement, les débutantes n’ont pas beaucoup de points où s’appuyer pour réfuter l’argument et se rassurer. Digérer l’expérience Elvire a été long ? Un jour, j’ai fini par me rebeller, avant la reprise à la Comédie-Française. Le jour de la dernière répétition, tous les photographes étaient là, salle Richelieu. Et il a balancé dans son micro : « Mademoiselle Balibar, jouer la comédie ne consiste pas à poser pour des photos ! » Or j’avais fini par réussir à préserver mon plaisir de jouer, celui dont la comédienne Madeleine Marion – la grande pédagogue du Conservatoire – m’avait fait découvrir l’étendue et la puissance. C’était ça mon socle inentamable de confiance en moi ! Après sa phrase odieuse, j’ai hurlé qu’il était un connard, qu’il devait arrêter de me faire chier. C’était retransmis sur tous les écrans dans les loges, à la cantine, parmi tous les services. Les techniciens sont venus me dire : « Bravo, t’as bien fait ! » Tout cela s’est passé dans l’enceinte de la Comédie-Française : il ne me serait jamais venu à l’idée de le divulguer à l’extérieur. Les troupes peuvent-elles avoir un effet régulateur ? Peut-être dans les collectifs éphémères, parce que les troupes où l’on reste des années ensemble sont des marmites à névrose, donc pas très protectrices des femmes. Cela dit, elles sont de formidables outils et produisent des œuvres de grande qualité. Que ce soit celle d’Ariane Mnouchkine ou d’Ingmar Bergman ou de la cinéaste Josée Dayan, qui a constitué une famille de complices dans un système où ça n’existe pas d’habitude. “La séduction est en jeu à chaque seconde. Sur un plateau de théâtre comme sur un plateau de cinéma.” En Allemagne, les choses se jouent-elles autrement ? En Allemagne, je ne connais que le travail avec le metteur en scène Frank Castorf. Je suis partie à la Volksbühne de Berlin, qu’il dirigeait alors, pour jouer dans son adaptation de La Cousine Bette, de Balzac. C’était il y a huit ans et nous sommes tombés amoureux. Depuis, nous avons fait dix spectacles ensemble. Dans son cas à lui, s’il est un artiste attentif à représenter sur scène l’hypersexualisation des rapports sociaux, dans sa pratique de metteur en scène ou de directeur de théâtre, il est en revanche totalement irréprochable. Pour la simple raison que la stratégie de séduction qu’il a adoptée dans l’existence n’est pas celle du prédateur. Il attend qu’on vienne à lui. C’est d’ailleurs moi qui l’ai dragué. La séduction est-elle toujours en jeu sur une scène ? À chaque seconde. Sur un plateau de théâtre comme sur un plateau de cinéma. La culture patriarcale a proposé aux hommes un modèle de prédation en leur mettant dans la tête que c’était séduisant d’être l’homme qui prend les femmes. Il faut travailler là-dessus, même si ça va être difficile de se débarrasser du marquis de Sade. Et de toute une culture érotique. Car on ne peut pas vivre dans une société du XXIe siècle qui à la fois désenclave la pornographie et l’intègre à tous les arts picturaux, et en même temps l’interdit aux arts du spectacle. Cela signifierait que le théâtre et le cinéma seraient les seuls arts à ne pas utiliser des formes qui ont été travaillées pendant des siècles. Il faut que ce soit possible de me demander à moi, la comédienne, de jouer en scène avec un stéréotype fétichiste. De quelle nature sera ce geste ? Je ne suis pas sûre de le savoir moi-même. Est-ce possible d’être au clair avec tout ça, quand il s’agit de travailler en laissant parler l’inconscient ? La seule chose dont je serai certaine c’est de mon envie de le faire ou pas. La limite est celle-ci : ça doit pouvoir être proposé, et ça doit pouvoir être refusé. Pourquoi le mouvement #MeTooTheatre n’arrive-t-il que maintenant, longtemps après celui du cinéma ? Aucune idée, car je ne vois pas en quoi, sur ce sujet, les deux milieux peuvent se différencier. Une chose me frappe cependant : la concomitance de ces « MeTooSpectacle » avec la levée du secret sur les abus commis au sein de l’Église catholique. Ce n’est pas un hasard, car le théâtre comme le cinéma sont des arts de la représentation du monde par le jeu dont les deux grosses matrices sont la Grèce antique d’un côté et la liturgie catholique de l’autre. Il y a une fonction dionysiaque dans le théâtre et le cinéma mais on y trouve aussi une fonction ecclésiale. On va à une sorte de messe quand on entre au théâtre et au cinéma. Les comédiens en sont les officiants et les metteurs en scène, peut-être les évêques. La prochaine étape de cette prise de conscience est de comprendre combien les arts du spectacle d’un côté, et l’éducation de l’autre – de l’école à l’université –, sont des avatars de l’Église catholique. À eux trois, ces piliers de la culture occidentale sacralisent chacun à leur manière des histoires, des axiomes moraux, des vertus, tout un corpus de textes et de pensées à partir desquels on essaye de se connaître et de se rêver soi-même. Le théâtre, en cherchant à être populaire, ne s’est-il pas donné pour mission de transmettre la bonne parole littéraire ? Cette comparaison n’est qu’une intuition de ma part, mais il me semble qu’elle pourrait être féconde. Jeanne Balibar : ”Mes hommes, mes meilleurs ennemis” Entretien vidéo À voir Bajazet, mis en scène par Frank Castorf, avec Jeanne Balibar, du 2 au 5 décembre 2021 Légende photo : Jeanne Balibar, « non seulement solidaire mais aussi très reconnaissante » de #MeTooTheatre. Photo Rudy Waks / Modds
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 11, 2021 8:27 AM
|
Propos recueillis dans L'Humanité - 11 octobre 2021 La comédienne réagit au mouvement #MeTooTheâtre, qui a suscité 6 000 messages de soutien et une centaine de témoignages sur les violences sexuelles dans le milieu du spectacle vivant. Entretien. JUDITH HENRY Comédienne Jeudi 7 octobre, un tweet de la youtubeuse Marie Coquille-Chambel, qui affirme avoir été violée par un acteur de la Comédie-Française, a suscité une vague de témoignages sous le hashtag #MeTooTheâtre. Ce mouvement fait suite à plusieurs scandales dans le milieu du théâtre. En 2019, le metteur en scène Jean-Pierre Baro a démissionné de ses fonctions de directeur au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été visé par une plainte pour viol, classée sans suite. En 2020, l’ancien professeur de théâtre à l’université de Besançon Guillaume Dujardin a été condamné à quatre ans de prison dont deux avec sursis (le procès en appel est en cours). Le 29 septembre, l’ancien directeur du Centre dramatique de Nancy et metteur en scène Miche Didym a été placé en garde à vue et entendu dans le cadre d’une enquête préliminaire pour viol. Sa garde à vue a été par la suite levée mais l’enquête se poursuit. Le SFA-CGT (Syndicat des artistes CGT) a réagi dans un communiqué intitulé « Affaire Michel Didym : stop à l’impunité » et rappelle qu’il existe une cellule d’écoute et d’accompagnement des victimes de violences sexuelles et sexistes (mise en place par des syndicats d’employeurs et d’employés, dont la CGT). Comédienne de théâtre et de cinéma, Judith Henry joue et met en scène le spectacle Je ne serais pas arrivée là si… (en tournée jusqu’à fin décembre), d’après les entretiens menés par Annick Cojean avec une trentaine de femmes, Christiane Taubira, Gisèle Halimi, Françoise Héritier, Virginie Despentes… Elle parle de la peur, de la nécessité d’écouter les victimes, dont la parole est souvent décrédibilisée, et de la responsabilité des producteurs qui continuent de faire travailler des artistes visés par des plaintes pour viol. Pourquoi le mouvement #MeToo arrive-t-il si tard dans le milieu du théâtre ? Judith Henry Les hommes visés par des plaintes pour viol ou qui font l’objet d’enquêtes préliminaires ne sont pas connus du grand public et n’ont pas de rayonnement national. On a donc l’impression que ces affaires n’ont pas d’incidence concrète. Il y a une espèce d’omerta dans la profession : tout le monde fait comme si de rien n’était et les affaires tombent aux oubliettes. Malgré les dépôts de plainte, ces hommes continuent de faire leur travail et leurs spectacles continuent d’être produits. Comme la plupart des plaintes pour viol sont classées sans suite (76 %, selon les chiffres de 2017), tout le monde se dit que ces artistes ont été innocentés. Mais ce n’est pas le cas, la plainte a simplement été classée sans suite. Nous, comédiennes et comédiens, sommes dans une situation compliquée car il peut nous arriver de travailler avec un acteur ou un metteur en scène mis en examen, ou d’avoir un partenaire qui va jouer dans le spectacle d’un de ces hommes. Nous sommes obligés de nous situer, nous en parlons entre nous, mais ce n’est pas à nous de le faire. Ce sont les producteurs de spectacles qui doivent se remettre en question. Comment expliquez-vous cette omerta dans le milieu théâtral ? Judith Henry Le théâtre est un milieu encore plus petit que le cinéma, les gens ont peut-être peur des conséquences d’une prise de parole. J’ai partagé sur mon compte Instagram le communiqué de la CGT spectacle intitulé « Affaire Michel Didym : stop à l’impunité ». Je n’ai eu que 22 likes. Cela me fait rire, mes camarades ont peur d’être diabolisées ou blacklistées. Quand j’étais jeune comédienne, dans les années 1990, on n’en parlait pas du tout. Quand un acteur essayait de nous coincer dans les coins sur un tournage et qu’on arrivait à s’en sortir sans trop prendre de coups, on se disait qu’on avait réussi à déjouer la situation. On ne disait pas qu’on avait vécu une agression sexuelle et on ne savait pas que cela pouvait se dire. Cela m’est arrivé plusieurs fois et je ne me suis jamais dit que ce n’était pas normal. Cela m’a un peu dégoûtée du cinéma, j’en avais assez d’être une proie pour des hommes qui me voyaient ainsi parce que j’étais une jolie jeune fille. Mais je ne m’en suis rendu compte il y a seulement quatre ou cinq ans. Encore aujourd’hui, certaines collègues actrices trouvent que les jeunes femmes vont trop loin parce qu’elles ont fait un signalement contre un enseignant d’une école de théâtre. Je trouve au contraire que c’est bien qu’elles n’aient plus peur. Ces affaires peuvent libérer la parole et donner confiance aux jeunes filles. Elles auront des armes pour se défendre. Que faire, dans les théâtres, dans les écoles, pour améliorer les choses ? La parole des femmes est-elle encore décrédibilisée ? Judith Henry Il faut parler, dire que cela peut arriver. J’ai lu récemment qu’une enquête avait été ouverte à la suite d’une étude menée auprès des étudiants de l’école CentraleSupélec qui déclarent une centaine d’agressions sexuelles et de viols entre élèves lors de l’année 2020-2021. Ils ont témoigné parce que c’était fait de manière anonyme. L’école avait mis en place des dispositifs contre les violences sexuelles mais ça n’a pas suffi. Je trouve délicat de laisser en place des gens inquiétés dans ces affaires, c’est un désaveu pour les personnes qui ont porté plainte. On parle de la mort sociale des artistes, mais on ne dit rien de celles qui ont dû arrêter de travailler, changer de métier ou déménager, qui ont mis plusieurs années avant de porter plainte. On parle de la présomption d’innocence, mais il faut aussi en parler pour les femmes dont la parole est facilement décrédibilisée, y compris par les autres femmes. Pourquoi ne croit-on pas la parole des femmes dans ces affaires ? Vous jouez Je ne serais pas arrivée là si…, l’adaptation théâtrale des entretiens menés par la journaliste Annick Cojean avec de grandes figures féminines… Comment leurs mots résonnent-ils avec l’actualité ? Judith Henry Ils résonnent énormément. Quand Annick Cojean interroge l’anthropologue Françoise Héritier sur #MeToo, elle dit : « Que la honte change de camp est essentiel. Et que les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #MeToo pour se signaler et prendre la parole me semble prometteur. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires : comprendre que nous n’étions pas seules ! » Elle dit aussi qu’on a trop souvent accepté l’idée d’un désir irrépressible chez les hommes. Dans beaucoup de ces entretiens, les violences sexuelles sont présentes de manière directe ou indirecte. Nina Bouraoui parle de l’agression sexuelle dont sa mère a été victime lorsqu’elle avait 8 ans et dit à quel point ce traumatisme a été constitutif de sa propre vie. Virginie Despentes dit combien le viol l’a marquée, a orienté sa vie et son écriture, et qu’on n’en sort jamais indemne. Légende photo : Manifestation des membres de la compagnie de comédiennes Théâtre MeToo, en 2017. Mathieu Menard/Hans Lucas
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 1, 2021 4:39 PM
|
par Elisabeth Franck-Dumas et photos Lucile Boiron dans Libération publié le 1er juin 2021 à 19h53 De son intimidation devant l’œuvre de Duras à son rapport à son image et au temps qui passe, rencontre avec l’actrice principale de «Suzanna Andler». Nous sommes chez Charlotte Gainsbourg et Rita le bull-terrier de 9 mois se fait les dents sur notre casque à vélo. Puis l’entretien est interrompu par l’entrée inopinée d’un jeune homme qui cherche du fromage au frigo (pas sûr qu’il y en ait), puis par une charmante petite fille revenant de l’école qui s’excuse poliment et que sa mère embrasse, puis le jeune homme recommence des pitreries qui la font glousser… Bref c’est très nature, une rencontre avec Charlotte Gainsbourg. Mais la comédienne l’est aussi, dans son tee-shirt noir et son jean, en contrôle sûrement, mais avec une manière très délibérée de parler, lente, franche, sans toutefois vouloir donner l’impression de faire un cadeau de ses confidences (merci). C’est sans doute qu’elle a dû beaucoup réfléchir, Charlotte Gainsbourg, à ce qui lui est arrivé, à ce qui lui arrive encore, et développer une intelligence des situations, un recul, lui permettant d’en parler plutôt librement. Peut-être est-ce pour cela qu’elle ne nous a jamais semblé aussi juste dans un film, ce Suzanna Andler de Benoît Jacquot. Comment est-ce que Benoît Jacquot vous a parlé de ce projet ? Il m’a envoyé le texte, sans introduction. On cherchait à retravailler ensemble après Trois cœurs. Je l’ai lu, j’ai tout de suite réagi en disant que j’avais très envie d’essayer, mais j’avais peur, vu la relation qu’il avait eue avec Duras [le cinéaste a été son assistant sur trois films, ndlr], qu’il ait une envie très définie et que je ne sois pas à la hauteur. Du coup, il est venu me voir à New York, on a fait une lecture, pour voir. Et ça a été assez facile, on a fini, on est allés déjeuner, c’était simple. Il voulait que je le fasse, et que j’en aie envie. Je savais aussi que le tournage allait être très très court, il prévoyait deux jours de répétitions et quatre jours de tournage, ça allait être tellement rapide que c’était tout un concept. Pourquoi cette crainte de Duras ? J’avais peur du texte, peur aussi de pas avoir assez de connaissance. Je n’avais pas tout lu d’elle – la Douleur très jeune, et l’Amant, que j’avais aimés, mais je n’avais pas de recul sur son écriture. Je ne connaissais pas son théâtre du tout, j’avais peur de ne pas avoir les bonnes clés. J’ai commencé à travailler avec un coach que je connaissais depuis quinze ans, et puis il est mort. Je me suis sentie orpheline, de ne plus savoir comment faire sans lui… Mais il n’y a pas eu d’hésitation de ma part, seulement de l’intimidation. Alors j’ai préparé le film comme on prépare une pièce de théâtre, en apprenant le texte à l’avance. On allait faire deux scènes par jour, des scènes vachement longues, et je n’ai pas du tout une bonne mémoire. J’ai vécu dans le stress le mois qui précédait, avec une gymnastique au quotidien, à rabâcher les mots. Mais c’était une manière de me les approprier. Vous l’avez trouvé difficile, ce texte ? Non, j’avais l’impression qu’il y avait une musique qui était très évidente, qui pouvait m’appartenir. Les didascalies ne m’ont pas encombrée, elles étaient comme les indications d’un metteur en scène qu’on enregistre et qu’on évacue. Je me suis sentie très libre, j’avais l’impression qu’il se passait autant de choses dans les silences que les mots, que sa musique était aussi entre les lignes. C’était tellement agréable à jouer ! Et puis on faisait des plans-séquences, mais sans l’angoisse des plans-séquences – moi, j’ai très peur des plans-séquences, le fait qu’on puisse se planter met une pression terrible – mais je savais que Benoît allait monter. Je pouvais prendre autant de temps que je voulais. J’ai tendance à être lente, donc quand on m’autorise à être lente, ce n’est qu’une histoire de plaisir. Vous aviez vu les films de Duras ? Non. J’ai vu l’interview que Benoît a faite d’elle, c’est tout. Je me souviens, et j’en ai un peu honte, qu’il y a très longtemps j’ai joué Jane Eyre, et que ce n’était pas un de mes livres de chevet. J’ai découvert le roman au moment de faire le film. Mais ça m’a enlevé beaucoup d’appréhension et de trac, et peut-être est-ce pareil avec Duras – le fait de ne pas être très bien éduquée, je crois que c’était un plus. Maintenant, je suis folle de son écriture. J’ai lu Lol V. Stein, la Vie matérielle et Barrage contre le Pacifique. J’ai l’impression qu’il y a une proximité, je ne saurais pas juger son écriture, mais elle a quelque chose d’évident. Vous avez vu le film, qu’avez-vous pensé ? J’étais saoulée de moi-même ! [Rires] Je n’ai jamais été filmée autant, sous tous les angles. Je pensais que Lars [von Trier] m’avait filmée sous tous les angles, mais là, ce qui donne cet effet c’est le temps, c’est d’être autant de temps à l’écran. J’en ai été flattée, et en même temps saoulée, mais ça m’a amusée de ressentir ça. Je n’ai pas été mortifiée de me voir. Vous arrivez à juger ce que vous faites ? Je regarde les moments que je n’aime pas, que je pense avoir ratés. Et là il y en a un, un gros, que je trouve très forcé, je hurle, c’était dans les didascalies mais je déteste ce moment. Je me juge durement, je vois quand ça ne marche pas, mais maintenant je ne suis plus crispée comme j’ai pu l’être avant, du début à la fin d’une projection. Qu’est-ce que ça vous fait de vous voir à l’écran, depuis si longtemps ? J’ai tenu mon image à distance. Le fait d’avoir été très complexée très jeune, de ne pas ressembler assez à ma mère, a fait que je me trouvais très moche. J’avais une difficulté à me regarder. Je n’ai jamais été satisfaite, et je pense que c’est plus facile de vieillir comme ça. Même si c’est vrai aussi que je n’arrive pas à passer dans la catégorie quinquagénaire, ça me fout une trouille bleue. Pour une femme, il n’y a rien de facile, qu’on ait été sublime ou pas. Du coup, je ne m’aime toujours pas, et je demande souvent à ce qu’on juge pour moi. Je ne vais pas me voir au combo pendant un tournage. Il faut que ce soit encore, naïvement, des moments volés, comme si de rien n’était. Volés ? C’est quand même un peu se prostituer aussi, il y a un peu de ça, jouer à ne pas savoir qu’on vous regarde et à vous offrir. Il y a quelque chose d’un peu tordu. Les actrices vont dire que c’est tout l’art de jouer, mais moi je le prends autrement, parce que je n’ai pas l’impression de faire beaucoup d’efforts. Enfin pour le texte, si, c’était vraiment du boulot. Vous aimeriez recommencer avec quel autre cinéaste ? Lars ! Je n’arrête pas de lui demander mais pour l’instant, pff… Ce n’est pas d’actualité. Ses films sont les moments les plus forts que j’ai connus comme actrice, et dont je suis la plus fière. J’ai eu la chance de tourner coup sur coup avec lui, donc ça m’a mise en période de manque. J’ai ça avec Yvan [Attal, son mari] bien sûr, et avec Benoît, on parle de continuer à trouver des projets à part, ce genre de tournage un peu éphémère. Desplechin aussi, j’ai très envie. Je suis beaucoup moins gênée maintenant, avant j’étais timide, j’avais l’impression d’aller mendier si je disais que j’avais envie de travailler avec tel ou tel. Aujourd’hui je m’en fous complètement, je trouve ça normal. Vous venez de réaliser votre premier film aussi, un documentaire sur votre mère. Ça donne une forme de puissance, de passer de l’autre côté ? Ah oui ! Tout à coup je me suis dit : «Mais alors donc, je peux faire des films !» Mais je n’en suis pas encore là. Le seul cinéma qui pourrait s’offrir à moi, ce serait des choses très personnelles. Le documentaire a pris forme de manière tellement hasardeuse et chaotique… Cela fait quatre ans que j’ai commencé à la filmer, puis j’ai arrêté parce que ça ne lui plaisait pas, puis je suis revenue à la charge. Et après, c’est moi qui allais mal, ça n’avait rien à voir avec elle, mais là, c’est elle qui m’a beaucoup aidée et a été plus volontaire. Tout cela a fait qu’il y a tous ces moments très différents, je ne savais pas ce que ça allait donner. J’avais peur de ne pas avoir le bon bagage, la bonne éducation, de ne pas maîtriser les outils. Mais en fait, j’ai réalisé que je peux continuer à être instinctive, ça marche. C’est un autre genre de film, pas très maîtrisé, mais ça marche. A côté de ça, le cinéma que j’aime par-dessus tout, c’est Billy Wilder, très maîtrisé, très écrit… C’est comme avec les acteurs. Je ne me mets pas dans la même catégorie que certaines actrices que j’estime par-dessus tout, comme Meryl Streep, qui maîtrisent le jeu, s’en amusent, peuvent passer d’une comédie à un drame. Je ne suis pas dans cette catégorie. Mais ça me va aussi.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
February 11, 2021 3:09 PM
|
Par Sandrine Blanchard dans Le Monde 11 février 2021
RÉCIT Alors que théâtres, cinémas ou musées sont fermés depuis cent jours, nous avons suivi la ministre de la culture, qui peine à donner des perspectives au secteur. « Je suis vidée. Ces rencontres, c’est tripal. » Vendredi 5 février, 16 h 30, salon de la préfecture de la Somme. Roselyne Bachelot vient d’échanger pendant deux heures avec une vingtaine d’acteurs culturels amiénois. Un dialogue courtois mais chargé d’inquiétude et parfois d’émotion. Au bord des larmes, la directrice du Zenith d’Amiens, Céline Garnier, a évoqué les conséquences sociales de la mise à l’arrêt de sa salle de spectacle depuis mars 2020. « Les licenciements commencent. Nous serons les derniers à rouvrir. Je table désormais sur janvier 2022… », se désespère-t-elle. « Vos difficultés ne m’ont pas échappé, tente de la consoler la ministre de la culture. L’humoriste Jérémy Ferrari, que j’aime beaucoup, habitué des Zenith, m’en a parlé. » En guise de réconfort, la préfète Muriel Nguyen offre à Roselyne Bachelot une boîte de macarons Jean Trogneux, du nom du célèbre confiseur picard, père de Brigitte Macron. Tout sourire, Roselyne Bachelot saisit son téléphone portable pour laisser un message : « Emmanuel, même en déplacement, je suis obligée de penser à toi ! Bisous. » Puis elle se met à l’écart pour appeler Olivier Véran. « Je vais organiser une réunion ce lundi avec des responsables de musées et monuments. Cela aurait de la gueule de faire quelque chose ensemble. Bisous. » Elle raccroche, se persuadant de « tenir le bon bout », en ayant obtenu, pour la première fois, la participation du ministre de la santé pour évoquer les dispositifs sanitaires nécessaires en vue d’une réouverture. A ceux qui s’interrogent sur son degré d’influence pour défendre le secteur culturel plongé depuis un an dans une crise sans précédent, Roselyne Bachelot veut prouver qu’elle est en contact direct avec les « poids lourds » de l’exécutif. « Avec Olivier Véran, je travaille en partenariat, avec Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, je mène un travail d’influence », résume cette femme aguerrie aux rouages politiques. « Je suis une combattante, martèle-t-elle. Je sais la colère, le désespoir, l’incompréhension du monde de la culture, je suis au cœur de cette tragédie. » Mais avec quelle marge de manœuvre ? Voilà sept mois que l’ex-chroniqueuse sur France Musique et sociétaire des « Grosses Têtes » sur RTL a accepté, à 74 ans, de prendre les rênes de la Rue de Valois en pleine pandémie de Covid-19. Et voilà plus de cent jours que les lieux culturels (musées, monuments, cinémas, théâtres, salles de spectacle et de concerts) sont à l’arrêt, profondément meurtris d’avoir été classés « non essentiels ». Alors forcément, on se pose des questions sur le poids politique d’une ministre confrontée à une situation totalement inédite. Et qui ne cesse, à défaut de donner de la visibilité sur un calendrier de réouverture, de plaider pour un « modèle résilient de fonctionnement des lieux culturels » dont on peine à comprendre le sens et les contours. Le temps d’une semaine, Le Monde l’a suivie. Elle a accepté d’entrouvrir son agenda et les portes des salons du ministère où s’enchaînent rendez-vous, réunions et visioconférences. Une manière d’occuper le terrain, de « rester à l’écoute » en attendant une décrue du Covid-19. Lundi 1er février : « Je milite pour la réouverture des musées » « Et si on se commandait des cafés pour nous donner de la jambe ? », lance Roselyne Bachelot, tout de rose pâle vêtue. En ce lundi matin, dans le bureau de sa directrice de cabinet, Sophie-Justine Lieber, c’est « réunion agenda » avec son équipe rapprochée. Le planning de la semaine (où apparaissent des rendez-vous avec l’ambassadeur de France en Italie Christian Masset, l’écrivaine Leïla Slimani, le directeur de l’Opéra de Lyon Serge Dorny, etc.) s’étale sur une feuille A3. Temps fort : un déjeuner le lendemain à Bercy avec Bruno Le Maire pour négocier de nouvelles mesures sectorielles. Au menu : budget, élargissement du fonds de solidarité, et s’assurer que, en cas de reconfinement, les librairies resteront ouvertes et les tournages, répétitions et résidences d’artistes seront maintenus. « Il faut que j’actionne le PR [président de la République] sur cette affaire. » Autre sujet brûlant : l’impatience des musées. Une première tribune réclamant leur réouverture immédiate a été publiée dimanche 31 janvier dans Le Monde. « Je milite pour leur réouverture, dès que la situation sanitaire le permettra. Le texte prêche une convaincue. Est-ce un bon appui, cette pétition ? Stéphane Bern, Luc Ferry, je n’ai que des potes parmi les signataires ! Faut-il recevoir une délégation ? », demande la ministre. « Avec ce qui se passe en Italie où des musées rouvrent, c’est un bon timing », l’encourage son directeur adjoint de cabinet. C’est l’heure de la réunion de cabinet. Dans le grand salon des Maréchaux, la ministre retrouve ses directeurs et conseillers sectoriels pour faire le point sur les dossiers en cours. « Les acteurs des arts visuels montent au créneau très fort », s’inquiète Roselyne Bachelot après l’appel au boycott du prochain Festival de la bande dessinée d’Angoulême. « Les artistes-auteurs sont très éprouvés par la crise », confirme un membre de son cabinet. « Leur accès aux droits sociaux est vraiment défectueux. J’ai bon espoir que ce soit réglé rapidement », poursuit la ministre. A condition que la réunion interministérielle promise aboutisse. La Rue de Valois est plus que jamais tributaire du bon vouloir de Bercy et du ministère du travail. Roselyne Bachelot : « Je plaide pour que la première étape de réouverture concerne les musées et les monuments, avant que les cinémas et les salles de spectacle puissent suivre » Autre sujet d’inquiétude : les intermittents du spectacle. Face à une crise qui s’éternise, il faut tenter d’éviter la colère sociale et maintenir l’espoir. Pour gagner du temps, Roselyne Bachelot annonce qu’une mission est confiée à André Gauron. D’ici au 30 mars, ce conseiller, maître honoraire à la Cour des comptes, devra poser un diagnostic sur leur situation au-delà de l’année blanche. « Ce qui me mobilise, c’est d’éviter les trous dans la raquette comme on a pu le voir avec les guides-conférenciers », souligne la ministre. « Le nom d’André Gauron a plutôt rassuré les organisations syndicales », note sa conseillère sociale. Rare sujet de satisfaction : le lancement de la chaîne télévisée Culturebox destinée au spectacle vivant. « Merci, on a tordu la main de la technostructure, le projet a été monté à une vitesse extraordinaire », se félicite la ministre. Quelques heures plus tard, Roselyne Bachelot a rendez-vous avec Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille, chargée d’une mission sur la politique de l’art lyrique en France. L’art lyrique, la passion de la ministre. Elle tient à être « informée de la progression des travaux » et n’espère « pas simplement un diagnostic mais des propositions opérationnelles ». Elle a pointé quelques réactions de mécontentement sur les réseaux sociaux. Alors, elle donne un conseil à Caroline Sonrier en usant, comme elle aime le faire pour détendre l’atmosphère, d’une étonnante formule : « Comme mon grand-père le disait : mieux vaut avoir des gens dans sa tente et qui pissent dehors que l’inverse. » Mardi 2 février : « Encouragez les festivals à programmer leurs événements » 10 h 30. Retour dans le salon des Maréchaux. Le cabinet est réuni au complet pour une visioconférence avec les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Sur deux grands écrans, apparaissent les visages de vingt-deux directrices et directeurs chargés de mettre en œuvre, sur les territoires, la politique ministérielle. « Vous êtes en première ligne pour expliquer aux acteurs locaux les mesures prises de fermeture, ce qui n’est pas toujours évident, j’en conviens, lance Roselyne Bachelot. Mais la situation sanitaire est grave, les perspectives incertaines. » La route va être très longue avant le retour à la normalité. « La visibilité de réouverture nécessite de pouvoir sortir de ce haut plateau supérieur à 20 000 cas de Covid par jour où nous nous situons. Le processus de réouverture sera ensuite nécessairement progressif. Je plaide pour que la première étape concerne les musées et les monuments, avant que les cinémas et les salles de spectacle puissent suivre », détaille la ministre. Seul élément rassurant : selon une récente étude du ministère, les établissements culturels recevant du public (ERP) « concerneraient au maximum entre 1,3 % et 2,2 % des déplacements en transports en commun habituels. Cela doit rassurer sur l’impact d’une réouverture sur la circulation du virus ». Se refusant à imaginer un été sans festival, elle appelle les directeurs des DRAC à « encourager les responsables de festivals à programmer leurs événements, en dépit des incertitudes, et à les accompagner dans la mise en place de modèles plus sécurisés, avec des jauges réduites et des flux de circulation adaptés ». Quant aux expérimentations de concerts tests en jauge debout à Paris et Marseille, prévues en mars, elles sont suspendues « aux modalités scientifiques, sanitaires, juridiques et pratiques » discutées avec le ministère de la santé mais aussi au feu vert des préfectures concernées. Surtout, Roselyne Bachelot enjoint à ses interlocuteurs d’« exécuter le plan de relance » en identifiant les projets à financer dès cette année. « Il faut veiller à l’exécution très rapide des 460 millions d’euros de budget pour empêcher d’éventuelles réallocations au bénéfice d’autres ministères », prévient-elle. Entravée par la crise sanitaire, elle doit malgré tout mener à bien la promesse présidentielle d’un Pass culture pour les jeunes de 18 ans. « Vous devez convaincre tous les acteurs culturels, y compris – et peut-être surtout – les plus petits d’entre eux, de rejoindre l’aventure du Pass culture. Sa généralisation ne sera une réussite que si son offre reflète la diversité de la vie culturelle de chaque territoire », insiste-t-elle auprès des DRAC. Pour conclure, Roselyne Bachelot aborde « un sujet qui [lui] tient particulièrement à cœur : la lutte contre les violences et le harcèlement à caractère sexuel et sexiste. Nous devons être exemplaires en la matière. Continuez à encourager les victimes à sortir du silence ». Jeudi 4 février : « Résilient, ce n’est peut-être pas le bon mot » Roselyne Bachelot reçoit dans son bureau, prenant plaisir à montrer son nouvel aménagement. Elle a fait venir du Mobilier national un ensemble signé du designer Pierre Paulin, bureau (qui fut celui de François Mitterrand lors de son second septennat), buffet et table basse laqués bleu avec des filets d’aluminium roses. « Je trouve cela assez féminin », dit-elle. Comment s’est passé, la veille, son déjeuner avec Bruno Le Maire ? « Pas mal », dit-elle en souriant. Mais elle nous interrompt très vite lorsqu’on lui demande comment elle vit la mise à l’arrêt des lieux culturels. « Ce n’est pas parce que les salles sont fermées que le ministère ne fonctionne pas. Il n’y a pas que le Covid. Je suis à la tête d’une administration où des dizaines de décisions se prennent au quotidien. Comme, par exemple, les nominations, les projets structurants pour l’avenir du secteur ou encore les signalements de violences sexuelles au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. » A quatre reprises depuis sa nomination, elle a utilisé cet article − qui oblige toute autorité constituée, officier public ou fonctionnaire, à saisir le procureur de la République s’il prend connaissance d’un délit − pour signaler des faits impliquant des artistes ou des professionnels de la culture. L’ancienne ministre de la santé dit avoir « une vision holistique de la société française. Il est impossible d’oublier le contexte : Les malades et les morts du Covid. Je porte aussi cette réalité, il ne faut pas être dans le déni ». Certains de ses proches ont été touchés par le virus, comme son « ami » Frédéric Mitterrand. La veille, elle s’est entretenue avec Emma Lavigne, directrice du Palais de Tokyo, initiatrice d’une lettre ouverte signée par une centaine de responsables de musées et de centres d’art demandant de pouvoir entrouvrir leurs portes. « Rouvrir Tokyo, Orsay ou le Louvre, ce n’est pas compliqué, mais rouvrir tous les musées, c’est une autre histoire, pointe-t-elle. La comparaison avec l’Italie l’agace : « Il y a une tendance à l’instrumentalisation avec ce qui nous arrange. L’Italie a deux fois moins de cas de Covid que nous et leurs musées n’ouvrent pas le week-end. » Mais la période actuelle ne devient-elle pas désespérante ? « Mon grand-père dirait : “vous pleurez la bouche pleine”. Mais, quand je regarde ma propre vie, oui ce qui nous arrive, les masques, les tests, l’impossibilité d’embrasser nos anciens, c’est inimaginable. » La « combattante », de moins en moins considérée comme telle par le milieu culturel, essaie de se rassurer : « J’ai le sentiment intime que tout cela va s’arrêter, on va y arriver. » Et ce « modèle résilient » qu’elle ne cesse de vanter, qu’est-ce que c’est ? « Ce n’est peut être pas le bon mot », reconnaît-elle. « Face à un virus, il faut sortir de la loi du tout ou rien, du ouvert ou fermé, et tenir compte de la spécificité des lieux culturels. Entre la Philharmonie et le Théâtre de Poche Montparnasse, les problématiques sont différentes. Avec le ministère de la santé, nous travaillons à des protocoles sanitaires adaptables qui permettraient d’absorber les variations de la situation sanitaire. » Sacrée usine à gaz… On repense au billet moqueur de Charline Vanhoenacker intitulé « 24 heures dans la vie de Roselyne Bachelot » entendu le matin même sur France Inter. La chroniqueuse y évoque « l’élaboration d’une mission de réflexion autour de l’étude des dispositifs de levier pour des mesures transversales »… La crise du Covid-19, analyse la ministre, « a agi comme un coup d’acide sur nos modes de vie et comme un accélérateur de changements qui étaient sous-jacents. L’appétence du public pour le numérique était déjà en route ». Tentant de relativiser l’impact sociétal d’un secteur culturel en partie à l’arrêt, elle rappelle que « 52 % des Français n’assistent jamais à un spectacle vivant. Tout cela invite à repenser le modèle et à réfléchir à la répartition sociale et territoriale de la politique culturelle ». En oubliant que les cinémas ont fait 210 millions d’entrées en 2019. Vendredi 5 février : « La culture ne meurt jamais » Arborant un masque siglé Palais de Tokyo, Roselyne Bachelot arrive à 10 heures à la Maison de la culture d’Amiens. Une délégation d’intermittents du spectacle souhaite la rencontrer. Sa conseillère sociale leur propose une réunion, mais sans la ministre. Ils refusent « ce mépris ». Pendant ce temps, Roselyne Bachelot prend « un bol d’air » en découvrant des artistes au travail malgré la fermeture au public : jeunes danseurs, musiciens de l’Orchestre de Picardie, comédiens répétant la nouvelle pièce prometteuse d’Anne-Laure Liégeois, Fuir le fléau, et élèves de l’association Orchestre à l’école. A chaque fois, la ministre filme avec son téléphone portable un extrait des prestations. « La culture ne meurt jamais », dit-elle. Interrogée sur le régime d’intermittence du spectacle, Roselyne Bachelot jure de « protéger et même d’améliorer ce système cardinal de l’art et de la création ». Elle le répète à nouveau l’après-midi, en préfecture, lors d’une réunion avec des directeurs de théâtre, de cirque, de cinéma, de festival et des libraires d’Amiens. L’ambiance y est disciplinée. François Ruffin, député (La France insoumise) de la Somme est là. Il écoute, silencieux. Prenant sa « casquette » d’élu du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) Laurent Dréano, directeur de la Maison de la culture d’Amiens, demande que l’éventuelle réouverture des musées s’accompagne de perspectives pour les salles de spectacle et les cinémas. « Pourquoi ne pas raisonner par publics plutôt que par structures ? Et permettre à tous les lieux d’accueillir au moins les scolaires, les jeunes, les catégories les plus fragiles ? », suggère-t-il. Roselyne Bachelot quitte Amiens avec, parmi les cadeaux reçus, le fac-similé du discours d’André Malraux lors de l’inauguration de la Maison de la culture amiénoise en 1966. Il y est écrit : « La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. » Roselyne Bachelot filme une lecture dirigée par la metteuse en scène Anne-Laure Liégeois. Amiens, le 5 février 2021. AXELLE DE RUSSE POUR « LE MONDE »
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 21, 2020 5:02 PM
|
Par Christophe Mey, France Bleu Besançon, France Bleu - 21 octobre 2020 Le tribunal judiciaire de Besançon a condamné ce mercredi le metteur en scène et professeur de théâtre bisontin Guillaume Dujardin à 2 ans de prison ferme et 2 ans avec sursis. Il était poursuivi pour agressions sexuelles, chantage sexuel et harcèlement sexuel sur d'anciens étudiants et étudiantes. Quatre ans de prison, dont deux ans assortis d'un sursis probatoire, c'est la peine prononcée ce mercredi par le tribunal judiciaire de Besançon à l'encontre de l'homme de théâtre bisontin Guillaume Dujardin. Le metteur en scène, fondateur du festival de Caves à Besançon, a été reconnu coupable d'agressions sexuelles, harcèlement sexuel et chantage sexuel sur des étudiants. Des faits commis entre 2014 et 2017 alors qu'il était professeur de théâtre à l'université de Franche-Comté. Neuf anciennes étudiantes et un ancien étudiant s'étaient portés partie civile lors du procès le 7 octobre dernier au cours duquel le procureur de la République de Besançon Etienne Manteaux avait requis cette même peine de 4 ans de prison dont deux ans ferme, il a donc été suivi par le tribunal à un détail près : Guillaume Dujardin a été relaxé des accusations concernant l'une des jeunes femmes. Il devra indemniser les 9 autres victimes, pour des sommes allant de 5.000 à 15.000 euros chacune, il a également l'obligation de se soigner, l'interdiction d'entrer en contact avec les victimes, et son nom sera inscrit au FIJAIS (fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles et violentes). Un jugement historique pour l'avocate des parties civiles L'avocate des parties civiles, Maître Anne Lassalle, salue un jugement historique pour le monde du théâtre: "c'est la première fois en France qu'un professeur de théâtre est reconnu coupable devant dix parties civiles et j'espère que la décision sera suivie par d'autres juridictions, d'ailleurs des dossiers sortent" note Maître Lassalle, "je pense qu'aujourd'hui c'est le début d'une réelle réflexion que le théâtre doit mener sur son enseignement". Le metteur en scène, qui n'était pas présent à l'audience, a désormais 10 jours pour faire appel du jugement s'il le souhaite, son avocat, Maître Mikaël Le Denmat, s'est refusé à tout commentaire. Si Guillaume Dujardin ne fait pas appel, il sera prochainement convoqué par la justice pour être écroué. Légende photo : L'avocate des victimes Me Anne Lassalle et le procureur de la République de Besançon Etienne Manteaux à la sortie de l'audience. © Radio France - Christophe Mey
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 9, 2020 6:27 PM
|
Par Joëlle Gayot dans Télérama - Publié le 09/06/20
Affaires Polanski et Matzneff, polémiques sur l’appropriation culturelle, crise des Gilets jaunes, Covid-19… Depuis quelque temps, l’image de l’artiste tout-puissant est écornée. Doit-il plus s’engager ou rester en retrait pour retrouver prestige et crédibilité ? Le Covid-19 sonnera-t-il le glas de l’artiste ? Abasourdi par le confinement qui l’a assigné à demeure, privé de son public et expédié dans la précarité, il est devenu une espèce menacée. De tous côtés surgissent des récusations de son statut et de sa toute-puissance. Les créateurs ne sont pas à la fête. Procès en appropriation culturelle : en 2019, le metteur en scène Philippe Brunet est accusé de racisme par des associations d’étudiants de la Sorbonne pour avoir grimé de noir le corps et le visage des interprètes blanches des Danaïdes dans Les Suppliantes d’Eschyle. Appels à ne plus séparer l’homme de l’artiste dans les affaires Roman Polanski et Gabriel Matzneff : les créateurs sont désormais sommés de rendre des comptes. Leurs œuvres sont jugées à l’aune de critères qui n’ont rien d’esthétiques. Elles sont révoquées au nom de la morale ou dénoncées comme illégitimes. Fabienne Brugère, philosophe de l’art spécialisée en esthétique, prend acte : « Au tournant des années 2010, est apparue l’idée, portée le plus souvent par des groupes activistes, que l’artiste n’est pas au-dessus des lois et des comportements moraux auxquels les femmes et les hommes ordinaires sont socialement tenus. Il est un justiciable comme un autre. Les interventions peuvent aller jusqu’à la mise en cause d’expositions. Ce fut le cas, en 2017, au Metropolitan Museum of Art de New York : une pétition a exigé le retrait de Thérèse rêvant, une toile de Balthus suspecte d’inciter à la pédophilie. » “Après la Révolution française, on voit la montée en puissance des écrivains, des poètes, des peintres, des sculpteurs et des compositeurs de musique.” Nathalie Heinich, sociologue Si le mythe du démiurge transgressif à qui tout est permis était amené à se dissoudre dans les remous du XXIe siècle, il emporterait avec lui près de deux siècles d’histoire. Le temps qu’a mis la France pour lui bâtir le socle sur lequel a été édifiée sa statue. « Après la Révolution française, rappelle la sociologue Nathalie Heinich, on voit la montée en puissance des écrivains, des poètes, des peintres, des sculpteurs et des compositeurs de musique. À partir des années 1830, ils acquièrent un prestige qu’ils n’avaient pas jusque-là. La prééminence accordée à l’élite aristocratique s’est déplacée sur celle des créateurs, pourtant sans argent ni pouvoir, mais jouissant d’un grand prestige parce que ne devant son talent qu’à elle-même et à ses propres dons. C’est donc une élite adaptée aux idéaux démocratiques, et en marge. Voilà pourquoi elle continue d’être très forte dans les imaginaires. » Ce prestige a de beaux restes mais vacille. Dans une France où l’élite – politique, intellectuelle, culturelle – suscite les colères populaires, l’immunité de l’artiste n’est plus garantie. Il n’a plus tous les droits. D’autant moins que de cette marge qui lui valait le respect, il a dérivé vers une sorte d’autarcie. On le voit ainsi rarement prendre part aux mouvements sociaux. À l’exception d’Ariane Ascaride, d’Annie Ernaux, de Vincent Lindon, d’Ariane Mnouchkine ou de Joël Pommerat, quelles sont les figures médiatiques qui prennent la plume pour défendre les travailleurs ou s’insurger contre les injustices ? La mobilisation des artistes transparaît dans leurs œuvres plus que dans des tribunes publiques. Appréciée pour ses textes engagés, la chanteuse Jeanne Cherhal essaye « de ne pas parler à tort et à travers ». Sans s’enfermer dans une tour d’ivoire : « Le rôle de l’artiste est de se positionner. Mais ma façon de le faire passe par le filtre de mes chansons. Je suis plus à l’aise en chantant un texte sur l’excision qu’en signant un éditorial dans la presse. Nous n’avons pas tous la puissance d’analyse et la pertinence de Vincent Lindon. » On compte sur les doigts des deux mains les descendants de Victor Hugo, écrivain et tribun qui haranguait l’opinion depuis l’Assemblée nationale. Au point qu’en janvier 2019, tandis que les Gilets jaunes défilaient sur les Champs-Élysées, il fallait se rendre à l’évidence : seul Thomas Ostermeier injectait leur révolte à même son spectacle, Retour à Reims. Ostermeier, un metteur en scène allemand ne cachant pas son engagement à gauche et qui est, de plus, l’héritier d’une histoire de théâtre marquée par le communisme à travers la figure du dramaturge Bertolt Brecht (1898-1956), fondateur du Berliner Ensemble. Pas sûr que dans le XXe siècle théâtral français, la lutte contre le capitalisme ait produit de tels maîtres à penser. L’artiste hexagonal, enfant du dadaïste Marcel Duchamp (1887-1968) plus que du marxiste Bertolt Brecht, a fait de l’art pour l’art son Graal. De quoi s’éloigner de ses contemporains pour se vouer à une pratique narcissique. Jusqu’à frôler le point de rupture avec un monde qui a appris peu à peu à se passer de lui. Pour se reconnecter aux gens, revenir au centre d’une société qu’il n’éclaire plus de ses lumières, doit-il se convertir à un art engagé ou social ? Jouer les missionnaires militants ? Pour Stéphane Brizé, cinéaste attentif aux dérives du libéralisme, comme le prouvent La Loi du marché et En guerre, « l’art accomplit sa mission quand il crée des émotions. Il est ce qui exalte notre condition d’humain. Il peut le faire en témoignant, en questionnant et en dérangeant. Mais les causes dites politiques au sens premier du terme — c’est-à-dire la vie de la cité — ne sont pas ses seuls endroits de légitimité. L’intime, les rêves, les relations entre les individus, le temps qui passe : l’art peut et doit se saisir de tout ce qui est notre vie. » Le rôle des créateurs n’est sans doute pas de coller au présent pour en faire le sujet de leurs œuvres. Metteur en scène dont les adaptations de Michel Houellebecq (Les Particules élémentaires) ou de Roberto Bolaño (2666) ont marqué les esprits, Julien Gosselin ne se considère pas comme un passeur de messages : « J’essaye de me poser des questions qui sont des questions de vérité avec ce que je ressens intimement. Mon métier n’est pas de relayer esthétiquement ou pédagogiquement une forme de pensée contemporaine. En France, les gens ont tellement peur que le théâtre disparaisse qu’il leur faut sans cesse le défendre en montrant son côté utile. » Subventionnant ses artistes de théâtre, la France pose aussi des limites à ce magnifique système : comment conserver son intégrité lorsqu’on dépend des subsides de l’État qui, en retour, vous demande de jouer les assistantes sociales ? Pour Fabienne Brugère, « on transforme de plus en plus l’artiste en médiateur culturel. Or, dans l’art règnent une transgression et l’introduction d’un désordre dans le monde. On ne les retrouve pas dans la culture, davantage du côté d’une vision policée de l’humain. » “Si l’État de mon pays veut subventionner ses artistes, il faut qu’il le fasse, c’est important. Mais je n’ai aucun compte à lui rendre.” Julien Gosselin, metteur en scène Métamorphosé en éducateur qui doit panser les plaies des citoyens, l’artiste pactise avec la bien-pensance. Et se perd. À ce jeu, l’ingratitude n’est-elle pas un mal nécessaire ? Julien Gosselin n’hésite pas : « Si l’État de mon pays veut subventionner ses artistes, il faut qu’il le fasse, c’est important. Mais je n’ai aucun compte à lui rendre. » Une radicalité à laquelle fait écho Stéphane Brizé : « Le politique a des comptes à rendre à ses électeurs sur ses engagements pris. L’artiste ne promet rien. Il impose et il partage. » En 2015, Thomas Schlesser, critique et historien d’art, en-joignait aux créateurs de se préoccuper de l’intérêt général. Cinq ans plus tard, il dresse le bilan : « À l’époque, l’art tournait en rond dans une forme de nombrilisme esthétique. Il se préoccupait davantage de lui-même que du devenir des sociétés et de l’écoute du public, bref de problématiques relevant de l’intérêt général, par exemple, les thèmes scientifiques ou biologiques de notre temps. » Paru en 2016, L’Univers sans l’homme (éd. Hazan) appelait à un « retour du sérieux de la part des artistes ». Retour, depuis, spectaculairement opéré, au point de sidérer l’historien : « Nous sommes tombés dans l’excès inverse comme on l’a vu aux dernières biennales de Venise ou de Lyon avec une monomanie d’enjeux contemporains d’ampleur universelle et une propension presque caricaturale à ne s’occuper que de questions politiques. » Entre le néant et le trop-plein de messages, l’artiste cherche à faire entendre sa voix. Pas facile dans une société qui cultive, regrette le plasticien Pascal Convert, « une simplification, façon BFMTV, qui nous envahit, handicape notre pensée et nos capacités de création ». Sculpteur et auteur de films documentaires, il sait de quoi il parle. En 2018, son travail sur les bouddhas de Bamiyan (trois statues monumentales détruites en Afghanistan par les talibans) n’a pas été sélectionné pour la Biennale de Venise. La raison ? « Après les attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan, en plein contexte d’élection présidentielle française, il était hors de question d’avoir des Afghans dans le pavillon français de la Biennale. Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, a tranché en ce sens. » Comme quoi l’art, lorsqu’il met les pieds dans le plat de l’actualité, agace le politique. Ce qui prouve qu’il n’est pas moribond. “Les artistes se politisent, mais autrement”En 2006, le metteur en scène Claude Régy (1923-2019) s’exclamait : « Si les artistes ne dérangent pas, si les artistes ne font pas crier, ce n’est pas la peine qu’ils existent, ils n’ont qu’à être épiciers ! » Quatorze ans plus tard, qu’ont à nous dire ces créateurs qui ne vendent ni fruits ni légumes mais partagent avec nous des œuvres censées transfigurer le réel et stimuler nos consciences ? Qu’ont à transmettre les auteurs, les metteurs en scène de théâtre, les plasticiens, les chanteurs qui puisse, encore, nous faire hurler ? Au Festival d’Avignon qu’il dirige depuis 2013, Olivier Py note un changement de taille : « La lutte des classes n’est plus la seule grille de lecture. La société s’est élargie au monde. Aujourd’hui, les artistes s’intéressent à des sujets sociétaux comme les droits des LGBT, le nouveau féminisme, ou à la mondialisation à travers les migrants. Ils se politisent mais autrement. » Du péril écologique à la défense des minorités, tous prennent désormais le pouls d’un monde qui va mal. Et transforment des enjeux consensuels en cérémonies théâtrales où la recherche d’empathie et d’œcuménisme flirte avec l’angélisme. Auteur d’un essai magistral, Contre le théâtre politique (éd. La Fabrique), Olivier Neveux scrute le paysage avec lucidité : « On nous a raconté l’histoire du théâtre au XXe siècle comme relevant de deux grandes catégories : le théâtre d’art et le théâtre politique. Sous-entendu : le premier était dépourvu de politique. Et le second ne se posait pas de questions d’art. Manière erronée de présenter les choses que nous payons encore aujourd’hui, à l’heure où nous devrions inventer d’urgence un théâtre d’art politique. »Théâtre d’art politique : le triptyque ne veut pas dire que doivent surgir des représentations militantes. Il ouvre plutôt la porte à des projets dont la forme saura déranger. Auteur d’une chanson érotique (69) sur son dernier album, Jeanne Cherhal avoue : « Je ne me mets aucune barrière pour aborder un sujet. Dans mon cas, s’il y a transgression, elle est dans la forme, bien plus que dans le fond. » Cette forme est-elle encore à venir ? Dans le domaine des arts plastiques, les remous du monde sont tels qu’ils la figent sur place. Conséquence : rien ne s’invente. Les créateurs semblent sidérés par l’accumulation inouïe de crises. Pour le plasticien Pascal Convert, « dans une époque passionnante et tragique où les conflits se multiplient entre hommes et femmes, dominants et dominés, riches et pauvres, contexte où l’on voit surgir les Gilets jaunes, les affaires #MeToo, ou même le Covid-19, il est étrange de constater que les formes d’art contemporaines sont à l’arrêt et quasi aplaties. Si les thématiques changent, la forme, elle, change peu. » Voués à coller à un réel qui les prend constamment de vitesse, les artistes passent plus que jamais par l’intime pour tenter de dire l’universel. « La fibre chanson sociale, poing levé, lutte des classes n’est plus d’actualité. » Jeanne Cherhal, chanteuse féministe pourtant « biberonnée » au répertoire libertaire de François Béranger, préfère « revendiquer dans ses textes une liberté dans sa façon d’être au monde plutôt qu’aborder de front des sujets politiques ». Si ses prises de position féministes sont connues, elle refuse tout prosélytisme : « Quand je commence une chanson, je n’ai pas de sujet, c’est la matière des mots qui m’apporte le sens. » Une méthode à laquelle elle ne déroge pas. Sauf quand des événements la mettent hors d’elle. Alors elle prend la plume et livre des textes « épidermiques ». Sa façon de crier, pour éviter de pleurer. Joëlle Gayot / Télérama Sortir 09/06/2020 Légende photo : En 2019, alors que les Gilets jaunes défilent sur les Champs-Élysées, seul l’Allemand Thomas Ostermeier injecte leur révolte à même son spectacle, Retour à Reims. @ Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
December 10, 2019 6:07 PM
|
Par Patrick Sourd dans Les Inrocks - 06/12/19 Transformant ses personnages en animaux de laboratoire, Galin Stoev revisite l’œuvre de Marivaux et exacerbe à plaisir l’amoralité de ses chassés-croisés amoureux. Avec une Mélodie Richard grandiose en entremetteuse glamour. Avec comme cheval de bataille le scandale de l’offrande du corps des femmes du peuple au bon plaisir des mâles de la noblesse, Marivaux inscrit La Double Inconstance à la croisée de l’intime, du sexuel et du politique. Sous les apparences d’une comédie cruelle, c’est par le rire qu’il fait entendre son plaidoyer à charge. Dans sa ligne de mire, le lointain héritage d’un asservissement sexuel remontant au Moyen Age, le droit de cuissage, pratique qui autorise le seigneur à déflorer les filles de son servage avant leurs épousailles.
Ciblant les représentants progressistes d’un XVIIIe siècle où ce droit coutumier connaît une forme de désuétude, le dramaturge part du principe que la nature a horreur du vide pour démontrer qu’avec l’apparition du libertinage, associant les plaisirs de l’esprit à ceux du corps, cette jouissance de classe n’est que différée par l’invention sophistiquée d’un parcours de manipulations qui aboutit au même résultat.
Ici, Marivaux s'intéresse au cas d’un prince qui se flatte d’avoir renoncé au droit de cuissage et proclame haut et fort n’accueillir dans son lit que celles qui le désirent. Le dramaturge relativise cet effet d’annonce pour chroniquer par le détail la stratégie de ce maître décidé à faire voler en éclats l’amour sincère qui unit un jeune couple préalablement exfiltré de son milieu paysan, dans le but de jouir de la belle ingénue avec son consentement.
Sous l'œil d'une kyrielle de caméras L’eau a beau avoir coulé sous les ponts depuis 1723, les dernières révélations du mouvement MeToo prouvent que le combat contre les violences sexuelles des puissants est loin d’être gagné.
Chez Galin Stoev, La Double Inconstance devient une sensuelle épopée, une fête galante qui pourrait se dérouler de nos jours. La splendide scénographie d’Alban Ho Van transforme les sous-sols d’un château en inquiétant laboratoire d'expérimentation, où le reconditionnement des êtres se renforce de la surveillance d’une kyrielle de caméras.
Galin Stoev exalte jusqu’au vertige les zones d’ombre d’une pièce dont l’auteur, se laissant emporter par son talent, en arrive à prêcher contre sa chapelle
Devenus des sujets d’étude exhibés derrière les glaces d’un vivarium, Silvia (Maud Gripon) et Arlequin (Thibaut Prigent) font figure de jouets entre les doigts experts de Flaminia. Irrésistible dans le rôle de celle qui mène la danse de ce bal de dupes pour le compte du prince (Thibault Vinçon), Mélodie Richard s’avère d’une perversion grandiose, offrant à son maître l’oie blanche sur un plateau d’argent, tandis qu’elle réserve à un usage strictement personnel le plaisir de plumer en douceur son nigaud de promis.
Galin Stoev exalte jusqu’au vertige les zones d’ombre d’une pièce dont l’auteur, se laissant emporter par son talent, en arrive à prêcher contre sa chapelle. Au risque que notre morale s’y brûle aussi les ailes, on ne peut que tomber sous le charme de cette fable où un désir sans foi ni loi définit simplement l’amour comme le plus indéfendable des passe-temps.
La Double Inconstance de Marivaux, mise en scène Galin Stoev, avec Mélodie Richard, Maud Gripon, Thibaut Prigent, Thibault Vinçon... Les 12 et 13 décembre, Le Parvis Scène nationale Tarbes-Pyrénées. En tournée jusqu’en juin
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
November 5, 2019 5:21 PM
|
Par Marine Turchi dans Mediapart - 3 novembre 2019 L’actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel » lorsqu’elle était âgée de 12 à 15 ans. Son récit est conforté par de nombreux documents et témoignages. Mediapart retrace son long cheminement, de la « prise de parole impossible » au « silence devenu insupportable ». Le cinéaste conteste « catégoriquement » les faits.
D’abord, il y a eu la « honte », profonde, tenace, indélébile. Puis la « colère », froide, qui ne l’a pas quittée pendant des années. Et enfin l’apaisement, « petit à petit », parce qu’il a bien fallu « traverser tout cela ». En mars 2019, la colère s’est ravivée, « de manière plus construite », à l’occasion du documentaire de la chaîne HBO sur Michael Jackson, qui révèle des témoignages accablants accusant le chanteur de pédocriminalité, et met à jour une mécanique d’emprise.
« Ça m’a fait changer de perspective sur ce que j’avais vécu, explique l’actrice Adèle Haenel, parce que je m’étais toujours forcée à penser que ça avait été une histoire d’amour sans réciprocité. J’avais adhéré à sa fable du “nous, ce n’est pas pareil, les autres ne pourraient pas comprendre”. Et puis il a aussi fallu ce temps-là pour que je puisse, moi, parler des choses, sans en faire non plus un drame absolu. C’est pour ça que c’est maintenant. »
Ce matin d’avril 2019, la comédienne prend le temps de choisir chaque mot pour raconter. Elle marque de longues pauses, reprend. Mais la voix n’hésite pas. « Je suis vraiment en colère, dit-elle. Mais la question ce n’est pas tant moi, comment je survis ou pas à cela. Je veux raconter un abus malheureusement banal, et dénoncer le système de silence et de complicité qui, derrière, rend cela possible. » Raconter s’est imposé comme une nécessité, parce que « la poursuite du silence était devenue insupportable », parce que « le silence joue toujours en faveur des coupables ».
Adèle Haenel a décidé de poser publiquement les mots sur ce qu’elle « considère clairement comme de la pédophilie et du harcèlement sexuel ». Elle accuse le réalisateur Christophe Ruggia de comportements sexuels inappropriés entre 2001 et 2004, alors qu’elle était âgée de 12 à 15 ans, et lui de 36 à 39 ans. À Mediapart, l’actrice dénonce « l’emprise » importante du cinéaste lors du tournage du film Les Diables, puis un « harcèlement sexuel permanent », des « attouchements » répétés sur les « cuisses » et « le torse », des « baisers forcés dans le cou », qui auraient eu lieu dans l’appartement du réalisateur et lors de plusieurs festivals internationaux. Elle ne souhaite pas porter l’affaire devant la justice qui, de manière générale, selon elle, « condamne si peu les agresseurs » et « un viol sur cent ». « La justice nous ignore, on ignore la justice. »
Contacté par Mediapart, Christophe Ruggia, qui a refusé nos demandes d’entretien, n’a pas souhaité répondre à nos questions précises. Mais il a fait savoir, via ses avocats, Jean-Pierre Versini et Fanny Colin, qu’il « réfut[ait] catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d’attouchement sur cette jeune fille alors mineure ». « Vous m’avez fait parvenir cette nuit [le 29 octobre au soir, dans la foulée du coup de fil de son avocat – ndlr] en 16 points un questionnaire fleuve sur ce qu’aurait été la relation professionnelle et affective que j’ai entretenue, il y a plus de quinze ans avec Adèle Haenel dont j’ai été le “découvreur” de son grand talent. La version, systématiquement tendancieuse, inexacte, romancée, parfois calomnieuse que vous m’avez adressée ne me met pas en mesure de vous apporter des réponses », a-t-il réagi dans une déclaration écrite.
Notre enquête, menée pendant sept mois, auprès d’une trentaine de personnes, a permis de rassembler de nombreux documents et témoignages confortant le récit de l’actrice, dont des lettres dans lesquelles le réalisateur lui fait part, entre autres, de son « amour », qui « a parfois été trop lourd à porter ». Plusieurs personnes ont tenté, sur le tournage, puis au fil des années, d’alerter sur l’attitude du réalisateur avec la comédienne, sans être entendues, selon elles.
Christophe Ruggia, 54 ans, est devenu l’une des voix du cinéma indépendant français, autant – sinon plus – par ses engagements militants, que par sa filmographie. Il a notamment défendu la cause des réfugiés, des intermittents ou encore du cinéaste Oleg Sentsov, emprisonné cinq ans en Russie. Coprésident de la Société des réalisateurs de films (SRF) jusqu’en juin, il est décrit par ceux qui le côtoient comme une « pasionaria qui veut sauver le monde », « un réalisateur d’une intensité permanente », dont les films mettent en scène des enfants aux itinéraires cabossés.
C’est dans son deuxième long métrage, Les Diables (2002), qu’Adèle Haenel a fait ses débuts. Aujourd’hui, à seulement trente ans, elle affiche déjà deux césars et seize films au Festival de Cannes, sous la direction de cinéastes prestigieux tels que les frères Dardenne, Céline Sciamma, André Téchiné, Bertrand Bonello ou Robin Campillo.
L’histoire commence en décembre 2000. Adèle Haenel a onze ans, ses journées se partagent entre sa classe de cinquième à Montreuil (Seine-Saint-Denis), ses cours de théâtre et ses entraînements de judo. En accompagnant son frère à un casting, c’est elle qui décroche le rôle pour Les Diables. « La gosse était exceptionnelle, il n’y en avait pas deux comme elle », se souvient Christel Baras, la directrice de casting du film, restée amie avec sa recrue.
À l’époque, la fillette, comme ses parents, est sur un petit nuage. « C’était un conte de fées, c’était complètement hallucinant que cela nous tombe dessus », résume son père, Gert. « Je me sens gonflée d’une importance nouvelle, je vais peut-être faire un film », écrira la comédienne dans ses carnets personnels, rédigés a posteriori, en 2006, et que Mediapart a pu consulter. Elle y évoque la « nouveauté », le « rêve », le « privilège » d’« être seule sur scène, au centre de l’attention de tous ces adultes », « de sortir du lot ». Sa « passion » du théâtre. Et ses « petites discussions avec Christophe [Ruggia] », qui la « raccompagnait dans sa voiture », « [l’]invitait toujours à manger au restaurant », alors qu’elle avait « eu honte la première fois » parce qu’elle n’avait pas assez d’argent pour payer.
« Pour moi, c’était une sorte de star, avec un côté Dieu descendu sur Terre parce qu’il y avait le cinéma derrière, la puissance et l’amour du jeu », explique aujourd’hui l’actrice. Sa famille – classes moyennes intellectuelles –, « devient tout d’un coup exceptionnelle », se souvient-elle. « Et moi je passe du statut d’enfant banal à celui de promesse d’être “la future Marilyn Monroe”, selon lui. » À la maison, Ruggia est reçu « avec tous les honneurs ». « C’était un bon réalisateur, de gauche, il venait de faire Le Gone du Chaâba, un très bon film. On lui faisait confiance », raconte sa mère, Fabienne Vansteenkiste.
Le scénario des Diables, dérangeant et ponctué de scènes de nudité, ne rebute pas les parents. Le film met en scène l’amour incestueux de deux orphelins fugueurs, Joseph (Vincent Rottiers) et sa sœur Chloé (Adèle Haenel), autiste, muette et allergique au contact physique. Il aboutit à la découverte de l’amour physique par les deux préadolescents. Christophe Ruggia n’a jamais fait mystère du caractère en partie autobiographique de ce film, « un compromis entre une dure réalité vécue par [ses] deux meilleurs amis et la [sienne] », a-t-il dit dans la presse.
Le réalisateur Christophe Ruggia avec l'actrice Adèle Haenel, sur le tournage du film "Les Diables". © Extrait du making-of du film. La performance des deux jeunes acteurs à l’écran a été obtenue grâce à un travail de six mois en amont du tournage. Ces exercices particuliers, menés par le cinéaste et son assistante réalisatrice – sa sœur Véronique Ruggia –, étaient destinés à « les mettre en confiance pour qu’ils puissent jouer des choses difficiles : l’autisme, l’éveil à la sensualité, la nudité, la découverte de leur corps, expliquait-il à l’époque (TéléObs, 12 septembre 2002). Tous les trois, nous avons développé des connivences extraordinaires ». Au total, de la préparation à la promotion du film, c’est « près d’une année où les enfants sont détachés de leur famille, analysait-il alors. Les liens sont alors très forts ». Plusieurs proches de l’actrice en sont persuadés, « l’emprise » du metteur en scène s’est nouée dans ce « conditionnement » et cet « isolement ». « Emprise » qui aurait ensuite ouvert la voie, selon l’actrice, à des faits plus graves, après le tournage. Parmi les vingt membres de l’équipe du film sollicités, certains disent « ne pas avoir de souvenirs » de ce tournage ancien ou bien n’ont pas souhaité répondre à nos questions. D’autres assurent n’avoir « rien remarqué ». C’est le cas, par exemple, du producteur Bertrand Faivre, de l’acteur Jacques Bonnaffé (présent quelques jours sur le tournage), ou de la monteuse du film, Tina Baz. Restée proche du cinéaste, cette dernière le décrit comme « respectueux », « d’une affection formidable », « avec un investissement absolu dans son travail » et une « relation paternelle sans ambiguïté » avec Adèle Haenel.
À l’inverse, beaucoup dépeignent un réalisateur à la fois « tout-puissant » et « infantile », « immature », « étouffant », « vampirisant », « accaparant », « invasif » avec les enfants, s’isolant dans une « bulle » avec eux. Neuf personnes décrivent une « emprise », ou bien un fort « ascendant » ou encore un rapport de « manipulation » du cinéaste avec les deux comédiens, qui le percevaient comme « le Père Noël ».
Sur le tournage, qui débute le 25 juin 2001, Christophe Ruggia aurait réservé un traitement particulier à Adèle Haenel, âgée de douze ans, « protégée », « soignée », « trop couvée », selon plusieurs témoignages recueillis. « C’était particulier avec moi, confirme l’actrice. Il jouait clairement la carte de l’amour, il me disait que la pellicule m’adorait, que j’avais du génie. J’ai peut-être cru à un moment à ce discours. »
« J’ai toujours vu leur grande proximité », atteste l’acteur Vincent Rottiers – resté ami avec le cinéaste. Il se souvient qu’« Adèle n’arrêtait pas de le coller, comme une première de la classe avec son prof » et que « Christophe prenait plus de temps avec elle, la mettait en conditionnement ». « Il n’y en avait que pour elle, au point que j’étais parfois jaloux. Mais je me disais que c’était spécial parce qu’elle jouait une autiste. Avec le recul, je le vois autrement. »
Éric Guichard, le chef opérateur, n’a constaté aucun « geste déplacé » mais dit avoir « rarement » vu « une relation si fusionnelle » entre le cinéaste et la jeune comédienne, qui était « habitée par son rôle », « subjuguée par Christophe, très investie » et « ne se confiait qu’à lui ». Il décrit un « ascendant évident » de Ruggia, mais qu’il a placé « au niveau de la fabrication d’un film de cinéma » et attribué « à la difficulté du personnage d’Adèle ».
Pour la comédienne Hélène Seretti, engagée comme coach des acteurs sur le tournage et qui n’a jamais perdu le contact avec Adèle Haenel, le cinéaste « collait trop » la fillette. « Il était tactile, mettait ses bras sur ses épaules, lui faisait parfois des bisous. Il lui demandait par exemple : “Et toi tu prends quoi à manger ma chérie ?” », se remémore-t-elle. Petit à petit, je me suis dit que ce n’était pas une relation qu’un adulte devrait avoir avec un enfant, je ne le sentais pas clair, ça me gênait. » « Pas tranquille », elle dit être restée « en alerte ». Mais elle est cantonnée à un rôle de « nounou », loin du plateau. « Christophe Ruggia avait un rapport privilégié avec les deux enfants, donc il m’avait clairement dit : “Tu ne t’en occupes pas, j’ai travaillé des mois avec eux pour préparer ce tournage.” Quand il préparait les scènes, il me tenait à l’écart », prétend-elle.
Dexter Cramaix, qui travaillait à la régie, se souvient des relations entre le réalisateur et ses deux jeunes acteurs comme n’étant « pas à la bonne place », « trop affectives » et « exclusives », « au-delà du purement professionnel ». « Entre nous, on se disait que quelque chose n’était pas normal, qu’il y avait un souci. On dit souvent des metteurs en scène qu’ils doivent être amoureux de leurs actrices, mais Adèle avait douze ans. »
Laëtitia, la régisseuse générale du film – qui a quitté le tournage sur la fin, après un « burn-out » –, confirme : « Les rapports qu’entretenait Christophe avec Adèle n’étaient pas normaux. On avait l’impression que c’était sa fiancée. On n’avait quasiment pas le droit de l’approcher ou de parler avec elle, parce qu’il voulait qu’elle reste dans son rôle en permanence. Lui seul avait le droit d’être vraiment en contact avec elle. On était très mal à l’aise dans l’équipe. » Edmée Doroszlai, la scripte (lire notre Boîte noire), explique avoir fait part du même ressenti à l’un de ses collègues : « Je lui ai dit : “Regarde, on dirait un couple, ce n’est pas normal.” » Elle assure avoir « tiré la sonnette d’alarme » en constatant « l’épuisement et la souffrance mentale des enfants ». « Ça allait trop loin. Pour les protéger, j’ai fait arrêter plusieurs fois le tournage et j’ai essayé de contacter la DDASS. » « Il manipulait les enfants », estime le photographe Jérôme Plon, qui a quitté le tournage au bout d’une semaine avec l’impression d’un « fonctionnement quelque peu gourou » et d’un cinéaste prenant « un peu possession des gens ». Inquiet, il dit en avoir parlé « à une amie psychanalyste pour enfants ».
« Je ne bougeais pas, il m’en voulait de ne pas consentir »
Comment distinguer, sur un tournage, la frontière subtile entre une attention particulière portée à une enfant qui est l’actrice principale du film, une relation d’emprise et un possible comportement inapproprié ? À l’époque, plusieurs membres de l’équipe peinent à mettre un mot sur ce qu’ils observent. D’autant qu’aucun d’entre eux n’a été témoin de « geste à connotation sexuelle » explicite du cinéaste à l’égard de la comédienne. « J’oscillais tout le temps entre “Ça ne va pas du tout ce qui se passe” et “Il est peut-être juste fasciné”, se rappelle Hélène Seretti, 29 ans alors. J’étais jeune, je ne me faisais pas confiance. Aujourd’hui ce serait différent. »
La régisseuse, Laëtitia, s’est elle aussi prise à douter : « C’est très compliqué de se dire que le réalisateur pour qui on travaille est potentiellement abusif, qu’il y a manipulation. Je me disais parfois : “Est-ce que j’ai rêvé ? Est-ce que je suis folle ?” Et personne n’aurait l’idée de s’immiscer dans sa relation avec les comédiens, d’oser dire un mot, car cela fait partie d’un processus de création. D’où les possibilités d’abus – qu’ils soient physiques, moraux ou émotionnels – sur les tournages. »
Deux membres de l’équipe du film affirment à Mediapart avoir été tenus à l’écart après avoir formulé des inquiétudes par rapport à l’actrice. Hélène Seretti raconte qu’elle se serait « mis à dos » le cinéaste en exprimant ses doutes. Un matin, elle saisit l’occasion d’une « sale nuit » passée par la comédienne, après que sa mère l’eut questionnée sur le comportement de Christophe Ruggia, pour s’entretenir avec le cinéaste. « C’était compliqué de vraiment nommer les choses face à lui, j’ai essayé d’expliquer qu’Adèle n’allait pas bien, que ç’allait trop loin, qu’on ne pouvait pas continuer comme ça. Il m’a répondu : “Tu veux foutre en l’air mon film, tu ne te rends pas compte le rapport privilégié que j’ai avec eux.” » À partir de là, elle prétend qu’il ne lui « a plus adressé la parole » et que « la suite du tournage n’a pas été simple ». Elle dit avoir tenté d’évoquer ses craintes auprès de plusieurs membres de l’équipe. « C’est le cinéma, c’est le rapport avec l’acteur » ; « Le réalisateur, c’est le patron », lui aurait-on répondu. « On n’osait pas contester le metteur en scène, j’avais peur et je ne savais pas quoi faire ni à qui m’adresser », analyse-t-elle aujourd’hui.
La directrice de casting, Christel Baras, affirme, elle, qu’elle aurait été « évincée » des répétitions, après une remarque à l’été 2001, avant le tournage. « On était dans l’entrée de l’appartement de Christophe [Ruggia]. Adèle était assise sur le canapé plus loin. Il voulait que je m’en aille, que je les laisse. J’étais très mal à l’aise, dérangée, c’était la manière dont il la regardait, ce qu’il disait. Je me suis dit : “Là, ça dérape” », relate-t-elle. « Je n’ai pas imaginé quelque chose d’ordre sexuel à l’époque, précise-t-elle, mais je voyais son emprise sur la gamine. »
En partant, elle aurait « regardé droit dans les yeux » le cinéaste en le mettant en garde : « C’est une petite fille, une petite fille ! Elle a douze ans ! » Après cet épisode, Christophe Ruggia lui aurait dit qu’il ne la « voulai[t] plus sur le plateau ». Une décision qu’elle a interprétée, quelques années plus tard, avec le recul, comme « un bannissement », parce qu’elle était « dangereuse ». La directrice de casting, à la forte personnalité, a-t-elle été jugée trop envahissante sur le tournage, ou faisait-elle écran à la relation exclusive qu’aurait voulu instaurer le réalisateur avec sa comédienne ?
Après la sortie du film, le « malaise » de Christel Baras sera en tout cas renforcé quand elle recroisera, « deux ou trois fois », la fillette chez le cinéaste. Notamment un samedi soir, en passant à l’improviste chercher un DVD. « Il était 20 heures/20 h 30, j’étais gênée, et j’ai dit : “Qu’est-ce que tu fous là, Adèle, rentre chez toi, tu as vu l’heure enfin ?” », se souvient-elle. Selon elle, « Adèle était sous emprise, à chaque fois, elle y retournait. » Christel Baras retravaillera ensuite avec le réalisateur sur un autre film, avec des adultes.
Nos témoins invoquent la posture du « réalisateur tout-puissant » pour expliquer que personne n’ait essayé de s’élever contre son comportement. Les uns racontent avoir eu peur que leur contrat ne soit pas renouvelé ou d’être « blacklistés » dans ce milieu précaire ; les autres disent avoir mis son attitude sur le compte du « rapport particulier du metteur en scène avec ses comédiens », de ses « méthodes de travail » pour « susciter le jeu de ses acteurs ». Et la plupart disent avoir été préoccupés par un tournage qu’ils décrivent comme « difficile », « harassant », « avec peu de moyens financiers » et « six jours de travail par semaine ».
La mère de l’actrice elle-même s’est questionnée. À Mediapart, Fabienne Vansteenkiste raconte le « malaise » qui l’a envahie lors de sa venue sur le tournage, à Marseille. « Sur le Vieux-Port, Christophe était avec Adèle d’un côté, Vincent de l’autre, ses bras passés par-dessus l’épaule de chacun, à leur faire des bisous. Il avait une attitude bizarre pour un adulte avec un enfant. » Sur le moment, elle ne dit rien, pensant qu’elle ne « conna[ît] pas le milieu du cinéma ». Mais sur la route du retour, inquiète, elle s’arrête à une station essence pour trouver un téléphone et appelle sa fille pour lui demander « ce qui se passe avec Christophe ». « Adèle m’a envoyée sur les roses, sur l’air de “Mais, ma pauvre, tu as vraiment l’esprit mal placé” », se souvient sa mère. La nuit qui suit, la collégienne fera une inhabituelle crise de nerfs. « Je n’étais absolument pas calmable, je criais comme une sorte d’animal, j’étais blessée. Le lendemain j’étais mal à l’aise sur le plateau, on a refait la scène plein de fois alors qu’elle était simple », raconte Adèle Haenel. Hélène Seretti n’a pas oublié cet épisode : « Il y avait une dichotomie en elle, elle sentait le trouble – sans pouvoir encore le nommer –, et en même temps elle répétait qu’elle voulait aller au bout de ce film. »
C’est après le tournage, achevé le 14 septembre 2001, que la relation exclusive du cinéaste, âgé de trente-six ans, avec l’actrice de douze ans, aurait « glissé vers autre chose », affirme Adèle Haenel. Selon son témoignage, des « attouchements » auraient eu lieu à l’occasion de rendez-vous réguliers, le week-end, dans l’appartement parisien du réalisateur, où la conduisait parfois son père. Christophe Ruggia, qui possède une DVDthèque fournie, prend en main la culture cinématographique de la jeune comédienne, lit les scénarios qu’elle reçoit, la conseille. D’après son récit, le cinéaste « procédait toujours de la même façon » : « des Fingers au chocolat blanc et de l’Orangina » posés sur la petite table du salon, puis une conversation durant laquelle « il dérapait », avec des gestes qui « petit à petit, prenaient de plus en plus de place ». Les souvenirs d’Adèle Haenel sont précis : « Je m’asseyais toujours sur le canapé et lui en face dans le fauteuil, puis il venait sur le canapé, me collait, m’embrassait dans le cou, sentait mes cheveux, me caressait la cuisse en descendant vers mon sexe, commençait à passer sa main sous mon T-shirt vers la poitrine. Il était excité, je le repoussais mais ça ne suffisait pas, il fallait toujours que je change de place. » D’abord à l’autre extrémité du canapé, puis debout vers la fenêtre, « l’air de rien », ensuite assise sur le fauteuil. Et « comme il me suivait, je finissais par m’asseoir sur le repose-pied qui était si petit qu’il ne pouvait pas venir près de moi », détaille-t-elle.
Pour l’actrice, il est clair qu’« il cherchait à avoir des relations sexuelles avec [elle] ». Elle souligne ne pas se souvenir « quand s’arrêtaient les gestes » du cinéaste, et explique que ses « caresses étaient quelque chose de permanent ». Elle raconte la « peur » qui la « paralysai[t] » dans ces moments : « Je ne bougeais pas, il m’en voulait de ne pas consentir, cela déclenchait des crises de sa part à chaque fois », sur le registre de la « culpabilisation », affirme-t-elle. « Il partait du principe que c’était une histoire d’amour et qu’elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j’étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu’il m’avait donné. À chaque fois je savais que ç’allait arriver. Je n’avais pas envie d’y aller, je me sentais vraiment mal, si sale que j’avais envie de mourir. Mais il fallait que j’y aille, je me sentais redevable. » Ses parents, eux, « ne se posent pas de questions ». « Je me dis, elle regarde des films, c’est super bien qu’elle ait cette culture cinématographique grâce à lui », se souvient sa mère. Vincent Rottiers explique que lui aussi se rendait « souvent » chez Ruggia, pour parler « cinéma et actualité », parfois « avec des amis » : « C’était devenu la famille, Christophe. Mon père de cinéma. » « Adèle était parfois déjà là quand j’arrivais, je me disais que c’était bizarre, je me posais des questions, mais sans comprendre. » Christophe Ruggia, lui, « réfute catégoriquement » auprès de Mediapart tout « harcèlement quelconque ou toute espèce d’attouchement ».
Selon l’actrice, le réalisateur aurait eu les mêmes gestes dans un autre huis clos : celui des chambres d’hôtel des festivals internationaux, que le cinéaste a écumés avec ses deux jeunes acteurs après la sortie du film, en 2002 : Yokohama (Japon), Marrakech (Maroc), Bangkok (Thaïlande). Photos, étiquette de l’hôtel, programmes, critiques de presse : dans un classeur bleu, la comédienne a tout conservé de cette « promo » au cours de laquelle elle a découvert avec fascination, à treize ans, l’avion, la plage, les buffets luxueux, les flashs qui crépitent, les autographes à signer. Mais elle n’a pas non plus oublié les « stratégies » développées pour échapper à des « attouchements » dans la « promiscuité » des chambres d’hôtel : « Quand je rentrais dans une pièce, je savais où me mettre, de telle sorte qu’il ne vienne pas me coller. » Elle détaille le large rebord de fenêtre de l’hôtel Inter-Continental de Yokohama, en juin 2002, sur lequel elle s’asseyait, « parce qu’[elle] ne voulai[t] pas être sur le lit à côté de lui ». « Mais il venait vers moi, il me collait, il essayait de me toucher, il me disait “je t’aime” », raconte-t-elle. Elle évoque les « déclarations » et les « I love you » de Christophe Ruggia, ouvertement, « dans les fêtes », ses « scènes de jalousie extrêmes ». Mais aussi l’état d’« angoisse » qu’elle ressentait : « Un matin, je me suis réveillée et j’ai commencé à “paranoïer”, je me suis dit : “Je ne me suis pas endormie dans ce lit.” » Sur plusieurs séries de clichés du festival, que Mediapart a retrouvés, on voit le réalisateur en smoking tenir par la hanche l’actrice, robe longue de soirée et dents de lait manquantes.
Adèle Haenel se rappelle aussi une scène qui se serait déroulée au festival de Marrakech, en septembre 2002 : le cinéaste aurait piqué une « colère » en découvrant qu’elle avait « mangé le petit chocolat offert par l’hôtel » alors qu’il lui faisait « une déclaration d’amour, dans sa chambre ». « Il m’a mise à la porte, puis l’a rouverte. Il me disait qu’il m’aimait, qu’il était complètement fou. Je me suis retrouvée là-bas avec ce drame. J’ai fait une nuit blanche pour la première fois de ma vie. »
En juin 2004, âgée de quinze ans, elle part seule avec Christophe Ruggia au festival du film français de Bangkok. Elle se souvient d’avoir encore repoussé sa main qui « serrait [sa] hanche, dans les tuk-tuk ». « Ça l’a énervé, et il voulait que je me sente coupable », raconte-t-elle. Dans une lettre adressée à la comédienne le 25 juillet 2007, le cinéaste revient sur ce « voyage super à plein de moments, mais qui [l’]a complètement déstabilisé » et les « “problèmes” qui [lui] étaient apparus en Thaïlande ». De quels « problèmes » parlait-il ? Questionné sur ce point, Christophe Ruggia n’a pas répondu.
Cette année-là, il avait écrit un scénario « pour [elle] », dont les personnages principaux s’appelaient « Adèle et Vincent », et qu’il voulait lui « offrir […] le jour de [ses] seize ans », dit-il dans sa lettre. Il explique avoir été « terrifié » à l’idée que la comédienne ne veuille pas participer à ce nouveau film, « à cause de [lui] (vu comment [elle] [l]’avai[t] traité à certains moments là-bas) », écrit-il. Selon l’actrice, le metteur en scène exerçait alors un contrôle important sur elle. Jusqu’à régenter des choses anodines, dit-elle, comme son tic de passer la langue sur sa lèvre. « Il m’avait dit d’arrêter, sur le mode : “C’est trop sexy, tu ne te rends pas compte de ce que tu me fais.” »
« Christophe Ruggia m’avait confié avoir eu des sentiments amoureux pour Adèle »
Plusieurs documents et témoignages recueillis par Mediapart confortent le récit d’Adèle Haenel. D’abord les confessions qu’aurait faites Christophe Ruggia lui-même, au printemps 2011, à une ex-compagne, la réalisatrice Mona Achache. « Il m’avait confié avoir eu des sentiments amoureux pour Adèle », lors de la tournée promotionnelle des Diables, explique à Mediapart la metteuse en scène, qui n’est pas une connaissance d’Adèle Haenel. Elle affirme qu’après l’avoir questionné avec insistance, il aurait fini par lui relater une scène précise : « Il regardait un film avec Adèle, elle était allongée, la tête sur ses genoux à lui. Il avait remonté sa main du ventre d’Adèle à sa poitrine, sous le tee-shirt. Il m’a dit avoir vu un regard de peur chez elle, des yeux écarquillés, et avoir pris peur lui aussi et retiré sa main. » Mona Achache raconte avoir été « sonnée » et « mal à l’aise » par « sa manière de raconter l’histoire » : « Il se sentait fort, loyal, droit, d’avoir su retirer sa main. Il essayait d’en faire de l’humour en me disant que lui était perdu d’amour et qu’elle le faisait tourner en bourrique. » Face à ses questions, le cinéaste se serait montré « un peu fuyant », « minimisant la chose ». « Il ne se rendait pas compte qu’avoir interrompu son geste ne changeait rien au traumatisme qu’il avait pu causer en amont, se souvient-elle. Il ne remettait pas en question le principe même de ces rendez-vous avec Adèle, ni la genèse d’une relation qui rende possible qu’une enfant puisse être alanguie sur ses genoux en regardant un film. Il restait focalisé sur lui, sa douleur, ses sentiments, sans aucune conscience des conséquences pour Adèle de son comportement général. » « Sidérée », la réalisatrice explique l’avoir quitté brutalement ensuite, sans lui avoir mentionné la raison, et souhaité ne plus le revoir.
Elle dit avoir « gardé le silence », car il ne lui « semblait pas juste de parler à la place d’Adèle Haenel » d’autant qu’elle ne savait que ce que « Christophe Ruggia avait bien voulu [lui] dire ». À l’époque, elle s’en ouvre tout de même à une amie proche, la cinéaste Julie Lopes-Curval. « On était chez Mona, elle m’a confié qu’il n’avait pas été net avec Adèle Haenel, confirme à Mediapart la réalisatrice. Elle ne m’a pas tout dit, mais elle était gênée de quelque chose. Il y avait un malaise, c’était évident… » Questionné sur le récit de Mona Achache, Christophe Ruggia n’a pas répondu.
D’autres témoignages viennent renforcer celui de l’actrice. Comme les inquiétudes exprimées à deux reprises par Antoine Khalife, qui représentait Unifrance au festival de Yokohama en 2002. D’abord en janvier 2008, au festival de Rotterdam, auprès de la réalisatrice Céline Sciamma, venue présenter son film Naissance des pieuvres, dans lequel Adèle Haenel tient l’affiche. « Je ne le connaissais pas, il me dit : “J’aime beaucoup votre film, par ailleurs j’ai été très soulagé d’avoir des nouvelles d’Adèle Haenel, content de voir qu’elle n’était pas morte”, affirme la cinéaste. Il me dit qu’il s’est beaucoup inquiété pour elle, il me raconte Yokohama avec force détails, Christophe Ruggia qui la faisait danser au milieu de la pièce, qui était déclaratif. Il était marqué. »
Dix mois plus tard, en marge d’un événement Unifrance à Hambourg, Antoine Khalife s’ouvrira aussi à Christel Baras, lors d’un trajet en voiture. « Il me dit : “Je suis très content de te voir, parce que j’ai toujours été très embêté de quelque chose : j’ai fait la promo des Diables à Yokohama, je n’ai jamais compris ce rapport que Christophe Ruggia avait avec cette jeune actrice. On ne pouvait pas lui parler, pas s’approcher d’elle. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?”, rembobine la directrice de casting. Je me suis dit : “Voilà, je ne suis pas folle.” » Contacté, Antoine Khalife n’a pas souhaité s’exprimer.
Autre élément : deux lettres adressées par le réalisateur lui-même à la comédienne, en juillet 2006 et juillet 2007, démontrent les sentiments qu’il a nourris à son égard. Dans ces courriers, que Mediapart s’est procurés, Christophe Ruggia évoque son « amour pour [elle] » qui « a parfois été trop lourd à porter » mais qui « a toujours été d’une sincérité absolue ». « Tu me manques tellement, Adèle ! », « Tu es importante à mes yeux », « La caméra t’aime à la folie », écrit-il, en expliquant qu’il devra « continuer à vivre avec cette blessure et ce manque », tout en espérant une « réconciliation ». « Je me suis même demandé plusieurs fois si finalement ce n’était pas moi qui allais arrêter le cinéma. Je me le demande encore parfois, quand j’ai trop mal. »
Quelque temps plus tôt, en 2005, Adèle Haenel désormais lycéenne, a en effet signifié à Christophe Ruggia qu’elle cessait tout contact avec lui, après un énième après-midi passé à son domicile. « Ce jour-là, je me suis levée et j’ai dit : “Il faut que ça s’arrête, ça va trop loin.” Je ne pouvais pas assumer de dire plus. Jusque-là, je n’avais pas mis les mots, pour ne pas le heurter, pour ne pas qu’il se voie lui-même en train d’abuser de moi. » Selon la comédienne, le réalisateur aurait ce jour-là manifesté de l’embarras. « Il ne se sentait pas bien, il m’avait dit : “J’espère que ça va.” »
Benjamin, son petit ami pendant les années lycée, confirme : « Il y a eu une rencontre chez Christophe Ruggia qui a changé des autres, qui l’a contrainte à m’en parler. Elle a été perturbée. » La comédienne, qui avait au départ totalement « cloisonné ses deux vies » et cultivait, d’après le jeune homme, « une gêne, un sentiment de honte, de culpabilité » s’agissant de Ruggia, lui relate à cette occasion les « déclarations d’amour culpabilisantes » du réalisateur, son « emprise permanente » et « des scènes où elle avait été mal à l’aise, seule, chez lui ». Le lycéen lui met alors « la pression » pour qu’elle coupe tout lien.
Pour Adèle Haenel, c’est « l’incompréhension, même maladroite », de son ami qui « a été l’étincelle pour [lui] donner la force de partir ». « J’avais rencontré ce garçon, commencé à avoir une sexualité et la fable de Christophe Ruggia ne tenait plus. »
À l’époque, l’adolescente, déboussolée, « ne vo[it] pas d’autre issue que la mort de lui ou [elle], ou bien le renoncement à tout ». C’est finalement au cinéma qu’elle renoncera. La comédienne affirme avoir adressé, début 2005, une lettre au metteur en scène, dans laquelle elle lui explique qu’elle ne « veut plus venir chez lui » et qu’elle « arrête le cinéma ». Un courrier qui aurait été écrit avec le sentiment de « renoncer à énormément de choses » et à « une partie d’[elle]-même », confie-t-elle à Mediapart : « J’avais le jeu dans les tripes, c’était ce qui me faisait me sentir vivante. Mais pour moi, c’était lui le cinéma, lui qui avait fait que j’étais là, sans lui je n’étais personne, je retombais dans un néant absolu. »
De son côté, le réalisateur, qui lui écrira avoir reçu sa lettre « en plein cœur », tente de renouer le contact, via sa meilleure amie, Ruoruo Huang, alors âgée de dix-sept ans. « On a déjeuné ensemble à la Cantine de Belleville, se souvient cette dernière. Moi, je n’étais au courant de rien. Au milieu de la discussion, il m’a dit qu’Adèle ne lui parlait plus, il a essayé d’avoir des nouvelles et implicitement de faire passer un message. »
Adèle Haenel quitte son agent, ne donne suite à aucun scénario ni casting, et coupe les ponts avec le milieu du cinéma. « J’ai choisi de survivre et de partir seule », résume-t-elle. Cette décision radicale la plonge dans un « énorme mal-être » : dépression, pensées suicidaires, et une « peur » viscérale de croiser le cinéaste. Ce qui arrivera à trois occasions – dans une manifestation aux abords de la Sorbonne en mars 2006, dans une boulangerie en 2010, au Festival de Cannes en 2014 – provoquant chez elle, selon deux témoins, « une panique », « un chamboulement », « une réaction intense ». « J’ai continué à avoir peur en sa présence, c’est-à-dire concrètement : le cœur qui bat vite, les mains qui suent, les pensées qui se brouillent », détaille l’actrice. Elle évoque dix années « à bout de nerfs », où elle ne tenait « presque plus debout ».
Ses carnets personnels portent la trace de ces angoisses. En 2006, l’adolescente, âgée de dix-sept ans, y relate le « bordel monstrueux dans [sa] tête », et dit avoir besoin d’écrire « pour [se] souvenir, pour clarifier les choses », car elle a « un peu de mal à [se] rappeler exactement ce qui s’est passé ». À l’année 2001, on peut lire : « Je deviens un centre d’intérêt. » Suivi, pour 2002, de ces annotations : « Festival + Christophe chelou => je me sens seule, bizarre. » Puis : « 2003 : j’ai un secret, je ne parle jamais de ma vie. Je suis dans un monde d’adultes. […] 2005 : Je ne vois plus Christophe. » « Parfois je pense que je vais réussir à tout dire […] Je ne peux pas m’empêcher de penser à la mort », écrit-elle en 2006.
Pourquoi son entourage n’a-t-il pas perçu ces signaux ? Sa famille y a d’abord vu une crise d’adolescence. Son frère Tristan dit avoir mis « l’éloignement » et les « colères » de sa sœur sur le compte de « la puberté », non sans avoir remarqué « quelque chose de bizarre » dans le comportement du réalisateur, et sa disparition soudaine : « À un moment, Christophe n’était juste plus là. » Ses parents soulignent la confiance aveugle faite au réalisateur pendant toutes ces années. Son père dit « avoir pris conscience bien plus tard de l’emprise que Christophe Ruggia avait sur elle. Pour Adèle, il était l’alpha et l’oméga, et tout d’un coup, elle n’a plus rien voulu savoir de lui. Mais c’était difficile de parler avec elle à l’adolescence ». Sa mère explique avoir été absorbée par un travail prenant et les soucis du quotidien : « À l’époque je suis prof, je fabrique aussi des films publicitaires, je m’engage en politique et je ne suis jamais là. »
« Comme souvent, tout le monde a fermé les yeux » C’est en constatant l’effroi de l’adolescente lors d’un appel reçu sur le téléphone de la maison, en février 2005, qu’elle dit avoir « compris » qu’il y aurait « eu un abus ». « Adèle s’est tendue d’un coup, elle m’a dit, terrorisée : “Je ne suis pas là ! Réponds que je ne suis pas là !” Quand elle a vu que c’était une de ses amies, elle s’est détendue et a pris l’appel. Je lui ai demandé : “Tu as eu peur que ce soit Christophe ?” Elle m’a dit : “Oui, mais je ne veux pas en parler.” » « Très inquiète », sa mère essayera plusieurs fois de mettre le sujet sur la table, sans succès.
« Je me suis sentie si sale à l’époque, j’avais tellement honte, je ne pouvais en parler à personne, je pensais que c’était de ma faute, explique aujourd’hui l’actrice, qui craignait aussi de « décevoir » ou de « blesser » ses parents. « Le silence n’a jamais été sans violence. Le silence est une immense violence, un bâillonnement. »
La comédienne explique s’être plongée « à fond » dans les études, « pour que plus jamais personne ne pense à [sa] place. J’aurais pu apprendre la boxe thaïe, j’ai fait de la philo ». Durant ce long cheminement, elle dit n’avoir reçu « de soutien de personne » et avoir traversé « la solitude, la culpabilité ». Jusqu’à sa rencontre avec la réalisatrice Céline Sciamma et son retour au cinéma avec Naissance des pieuvres, décrit par nombre de ses proches comme un pas vers la « renaissance ». C’est Christel Baras, « malade de ce gâchis et d’avoir recruté Adèle pour le film de Christophe Ruggia », qui la recontacte pour ce film, en 2006. La directrice de casting en est certaine, « c’est un rôle pour Adèle. Avec ce film, on va renouer, tout le reste sera derrière nous, ce ne sera que du positif ». « Là, il n’y a que des femmes, et la réalisatrice est extraordinaire », glisse-t-elle à l’adolescente, qui vient de fêter ses dix-sept ans. « Je suis revenue, fragile, mais je suis revenue », commente Adèle Haenel.
En acceptant le rôle, la comédienne fait immédiatement part à Céline Sciamma de « problèmes » survenus sur son précédent film et se confie pour la première fois. « Elle me dit qu’elle a envie de faire le film, mais qu’elle veut être protégée, car il lui est arrivé quelque chose sur son film précédent, que le metteur en scène ne s’est pas bien comporté, explique la réalisatrice. Elle ne rentre pas dans les détails, elle s’exprime difficilement, mais elle me parle des conséquences que cela a eues, sa solitude, son arrêt du cinéma. Je comprends que je suis dépositaire d’un secret. »
Ce « secret » se dévoile à la fin du tournage de Naissance des pieuvres, auquel participent deux membres de l’équipe des Diables : Christel Baras et Véronique Ruggia, coach des actrices. Céline Sciamma se souvient d’avoir découvert, effarée, que les deux femmes « se demandaient, inquiètes, jusqu’où c’était allé, si Christophe Ruggia avait eu des relations sexuelles avec cette enfant ». « Chacune vivait avec cette question depuis des années, et restait dans le secret et la culpabilité par rapport à cette histoire. Je voyais aussi l’admiration et l’emprise que générait Ruggia, parce que c’est le réalisateur, leur employeur, leur frère, leur ami. » Lors de leur conversation, mi-octobre 2006, Véronique Ruggia se serait « effondrée, très affectée », affirme la réalisatrice. Elle lui aurait demandé « si Adèle avait dit non », ajoutant : « On a le droit de tomber amoureux, mais par contre quand on dit non, c’est non. »
Céline Sciamma, qui débute alors une relation amoureuse avec Adèle Haenel, dit avoir elle-même « pris complètement conscience de la gravité des faits » en visionnant un soir Les Diables avec l’actrice, qui n’avait jamais pu le revoir. « C’était très impressionnant, se rappelle-t-elle. Adèle pète un plomb, s’évanouit, hurle. C’était d’une douleur… Je ne l’avais jamais vue comme cela. »
La réalisatrice de 27 ans l’encourage à « ne pas faire silence là-dessus, ne pas rester dans l’impunité, prendre la parole ». « L’idée émerge d’en parler à Christophe Ruggia, mais aussi aux responsables autour de lui, et aux gens qui nous entourent. »
Adèle Haenel décide de parler : à Hélène Seretti, à Christel Baras, à Véronique Ruggia. Parfois en minimisant la réalité du ressenti, des actes et des conséquences – comme beaucoup de victimes dans ce type d’affaire. Elle se souvient de sa « confusion » en se confiant à Véronique Ruggia. « On a parlé longtemps, chez elle. Je n’étais vraiment pas bien, embarrassée de devoir lui dire cela, je n’arrivais pas trop à parler, et j’ai beaucoup excusé Christophe, en disant : “Non, mais c’est pas grave, il était juste un peu détraqué”, se remémore l’actrice. Véronique était affectée, elle avait honte et culpabilisait je crois, mais il fallait quand même relativiser la gravité de la chose. »
Contactée, Véronique Ruggia confirme en avoir discuté avec Adèle Haenel et Céline Sciamma. « Je suis tombée des nues », se remémore-t-elle, expliquant avoir compris qu’il n’y avait « pas eu de passage à l’acte ». Elle concède un « trouble » dans ses souvenirs : « Ça m’a tellement choquée que j’ai certainement mis un mouchoir sur la mémoire de plein de choses. Moi, j’ai été traumatisée de cette histoire aussi, d’avoir été là sans voir des choses que peut-être il y avait. » Elle se rappelle que l’actrice lui avait dit « en avoir parlé à Christel [Baras] et avoir posé la question : “Mais que faisaient les adultes sur ce tournage ?”, etc. » « Moi, j’ai découvert beaucoup de choses ce jour-là, dont je n’avais absolument pas eu conscience. » « J’en avais parlé avec mon frère au moment où Adèle m’avait fait ces déclarations-là », indique-t-elle, sans vouloir en dire plus, avant de « discuter avec lui ». « Je préfère qu’il vous parle. » (lire notre Boîte noire)
Adèle Haenel affirme avoir déposé, en 2008, avec sa compagne Céline Sciamma, un nouveau courrier dans la boîte aux lettres de Christophe Ruggia, dans laquelle elle prétend avoir fait part du problème. « La lettre dénonçait la fiction de Ruggia et racontait les événements dans leur vérité crue et cruelle, confirme la réalisatrice. Adèle décrivait les faits, les gestes, les stratégies d’évitement. Elle le mettait face à ses actes. C’était déflagratoire. » Ce courrier restera sans réponse. Questionné sur ces deux points, Christophe Ruggia n’a pas répondu.
Six ans plus tard, en 2014, Céline Sciamma est élue à la tête de la Société des réalisateurs de films (SRF) avec Christophe Ruggia. Elle confie à plusieurs membres de l’association son « malaise », mais ne souhaite pas agir à la place d’Adèle Haenel. De son côté, la comédienne tente de raconter son histoire à des connaissances communes siégeant à la SRF, sans être entendue, selon elle. « Ce qui a aussi longtemps rendu la parole impossible, c’est qu’on me répétait, avant même que je dise quoi que ce soit, que Christophe était “quelqu’un de bien”, qu’il avait “tellement fait pour moi” et que sans lui je ne serais “rien”, relate-t-elle. Les gens ne veulent pas savoir, parce que cela les implique, parce que c’est compliqué de se dire que la personne avec qui on a rigolé, fumé des cigarettes, qui est engagée à gauche, a fait cela. Ils veulent que je sauve les apparences. » L’actrice raconte avoir ainsi essuyé, au fil des années, des remarques oscillant entre le malaise, le déni et la culpabilisation. Des ami·e·s du monde du cinéma, parfois même féministes, fermant la discussion d’un « Tu ne peux pas dire ça » ou « C’est un saint ». Son père l’incitant « à pardonner » et ne surtout pas médiatiser l’affaire.
D’autres ont, depuis, proposé leur aide. « J’ai honte, je n’ai pas pris la mesure, pas compris. Qu’est-ce qu’on peut faire ? », a demandé plus récemment la réalisatrice Catherine Corsini, actuelle coprésidente de la SRF. La cinéaste explique à Mediapart avoir « appris il y a deux ans qu’Adèle avait voulu dénoncer un comportement inapproprié de Christophe Ruggia auprès de membres de la SRF », qui ne savaient pas quoi faire. « Pour beaucoup, c’était inimaginable. Et il était difficile d’intervenir sans savoir ce qu’Adèle Haenel voulait faire. Céline Sciamma souffrait de la situation. » Lorsqu’elle a eu vent, en avril, du témoignage de l’actrice en détail et de sa « souffrance », elle a été « bouleversée ». « Comme souvent, tout le monde a fermé les yeux ou n’a pas posé de questions. Cela doit chacun nous interroger individuellement. »
Publication du compte Instagram de la SRF. Année après année, le réalisateur sera réélu au conseil d’administration de la prestigieuse SRF et en sera plusieurs fois le coprésident ou vice-président entre 2003 et 2019. Il cosignera par exemple le communiqué se félicitant du « vent de changement » après l’affaire Harvey Weinstein, ou celui s’interrogeant sur les « prises de position » de la Cinémathèque française après la polémique autour de ses rétrospectives de Roman Polanski, accusé de viols, et Jean-Claude Brisseau, condamné pour harcèlement sexuel. Adèle Haenel et Céline Sciamma affirment avoir alerté une autre personne : le producteur de Ruggia, Bertrand Faivre, le 8 décembre 2015, en marge de la remise du prix de l’IFCIC, au China Club, à Paris. Ce soir-là, le producteur engage la conversation sur Les Diables. Il s’étonne que l’actrice ne parle jamais de ce premier film aux journalistes. Il se félicite surtout d’avoir, au festival de Marrakech, protégé la fillette d’un photographe réclamant une séance photo seul avec elle. « Il se vantait de m’avoir sauvée du comportement potentiellement pédophile de ce photographe. Du coup, c’est sorti d’une traite, je lui ai rétorqué : “Il se trouve que non, tu ne nous as pas protégés !” Puis j’ai dit que Christophe Ruggia s’était mal comporté avec moi », se rappelle l’actrice, à l’époque âgée de vingt-six ans.
Haenel comme Sciamma n’ont pas oublié le trouble du producteur : « sidéré », « perturbé », « il n’en revenait pas », « il disait : “Ce n’est pas possible.” » « Si, elle vient de te le dire extrêmement clairement, entends-la, lui répond, dans un aparté, Céline Sciamma, selon son témoignage. Maintenant tu sais. Il va falloir que tu te poses les questions. »
« Dans ma situation actuelle, je ne peux pas accepter le silence » Questionné par Mediapart, Bertrand Faivre se souvient d’avoir été « stupéfait » de « la colère » et de la « violence » d’Adèle Haenel, mais soutient que rien « d’explicite » n’a été formulé et que Céline Sciamma aurait « minimisé les choses ». « Je sors de cette discussion en me disant qu’un truc grave s’est passé entre Christophe et Adèle, mais je n’y mets pas de connotation sexuelle. » En rentrant, il en fera part à sa femme, puis dit avoir questionné plus tard Christophe Ruggia : « Il m’a envoyé balader, m’a dit que oui ils s’étaient embrouillés, mais que cela ne me regardait pas. Je ne suis pas allé chercher plus loin. » Il dit avoir « recroisé plusieurs fois » Adèle Haenel par la suite et constaté « sa froideur » à son égard, mais qu’elle n’a plus évoqué le sujet.
S’agissant des faits portés à sa connaissance, il assure « tomber des nues ». « C’est un tournage qui a été difficile, intense, il y avait beaucoup de fatigue, beaucoup d’heures, et un trou de 1,1 million de francs dans le budget [168 000 euros – ndlr] », reconnaît-il. Mais il affirme que « personne ne [lui] a signalé de problème avec Christophe Ruggia » sur le tournage, et que lui-même, présent « régulièrement » sur le plateau puis aux festivals de Yokohama et Marrakech, n’avait « rien remarqué qui [le] choque ».
« Je suis peut-être dans un déni inconscient, mais pour moi, il y avait zéro ambiguïté. Il était très proche d’Adèle et Vincent. Ils sont restés liés plusieurs années après le tournage, j’ai interprété cela comme un réalisateur qui fait attention à ne pas laisser tomber les enfants après le film, parce que le retour à leur vie normale peut être difficile. » S’il concède que la méthode de travail de Ruggia avec les enfants était « particulière », il explique que le réalisateur avait « tourné avec beaucoup d’enfants avant », ce qui inspirait « confiance ».
Éric Guichard, le chef opérateur, s’est lui aussi demandé avec insistance pourquoi Adèle Haenel « faisait l’impasse sur Les Diables dans les médias ». Il dit avoir obtenu la réponse « en 2009 ou 2010 », de la bouche d’« une personne du tournage ». « J’ai compris de cette conversation qu’il y avait eu des soucis avec Christophe, des attouchements après le tournage. »
De son côté, le comédien Vincent Rottiers s’est « posé des questions » sur la rupture des contacts entre Ruggia et l’actrice. « Je ne comprenais pas. Je me disais qu’elle avait sa carrière maintenant. » Le 5 juin 2014, lors d’une avant-première d’Adèle Haenel, au Forum des images, à Paris, il la questionne explicitement. « Je lui ai dit : “Pourquoi tu es partie ? Il s’est passé un truc de grave, de la pédophilie ? Dis-moi et on règle ça !” Je voulais qu’elle réagisse, j’ai prêché le faux pour savoir le vrai. Je n’ai pas eu ma réponse, elle est restée silencieuse », explique-t-il. Trois jours après, la comédienne a retranscrit cette conversation précisément dans une nouvelle lettre à Christophe Ruggia jamais envoyée, que Mediapart a pu consulter. Elle y relate en détail les faits qu’elle dénonce, en posant les mots « pédophilie » et « abus de quelqu’un en situation de faiblesse ».
Un décalage existe parfois entre ce qu’Adèle Haenel estime avoir exprimé et ce qu’ont compris ses interlocuteurs. Au fil du temps en tout cas, pour qui voulait bien tendre l’oreille, l’actrice n’a pas caché, dans les médias, que Les Diables avaient été une épreuve douloureuse. En 2010, dans un entretien consacré au film, elle insiste sur le danger de la « mainmise » du réalisateur « qui t’a amenée vers la lumière, qui t’a amenée la connaissance », son pouvoir de « façonner un acteur », d’autant plus « quand il est petit ». « Ils ne se rendent pas compte qu’ils dépassent les bornes de ce qu’ils doivent faire chez quelqu’un, lâche-t-elle. […] Pour moi, ce genre de choses ne m’arrivera plus, parce que maintenant j’ai du vécu dans ce genre de relation […] et puis j’ai fait des études. » Deux ans plus tard, elle confie qu’elle « ne p[ouvait] plus regarder le film, c’était trop bizarre ». En 2018, elle évoque dans Le Monde une expérience « traumatique », « incandescente, folle, tellement intense qu’après [elle a] eu honte de ce moment-là ». « Il a fallu faire en sorte de continuer à vivre pour se construire », ajoute-t-elle.
Quand explose le mouvement #MeToo, à l’automne 2017, nombre de ses proches ont « immédiatement » pensé à Adèle Haenel. Ils se sont demandé si la comédienne allait sauter le pas « pour se libérer de cette histoire ». « C’est peut-être le moment », lui a glissé Céline Sciamma. Mais l’actrice n’est pas prête. Même refus un an plus tard, lorsqu’elle fait la une du magazine du Monde. « La journaliste me demandait : “Qu’est-ce qu’il s’est passé sur Les Diables ?”, se souvient Christel Baras. J’ai appelé Adèle : “Tu en parles ou pas ?” Elle m’a dit non. » « Je ne savais pas comment en parler, et le fait que cela se rapproche d’une affaire de pédophilie rendait la chose plus compliquée qu’une affaire de harcèlement », explique aujourd’hui la comédienne. (...) Marine Turchi - Mediapart ------- Suite et fin de l'article de Mediapart ici -------
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
January 19, 2019 7:53 PM
|
Par Aureliano Tonet et Brigitte Salino dans Le Monde 19.01.2019
Les Théâtres du Châtelet et de la Ville ainsi que le Centre Pompidou accueillent le projet hors norme du cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky. Une expérience immersive sulfureuse.
Une petite rue derrière le Théâtre du Châtelet, à Paris. Une façade vitrée, noire. Vous poussez la porte, et vous découvrez le Shitty Hole, un bar-restaurant avec une foison de vodkas, de la nourriture géorgienne servie dans de la vaisselle soviétique et, au sous-sol, un couloir rose en forme de vagin, dont le sol s’enfonce sous vos pas. La nuit est déjà bien avancée. A une table, le réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, sa mère et son père, célèbre auteur de films d’animation. A une autre, un chaman asiatique et une productrice canadienne, Martine d’Anglejan-Chatillon. Plus loin, un pianiste de renom, Mikhail Rudy, l’ex-footballeur Eric Cantona, un ancien général des services secrets israéliens, qui se fait appeler Israel Schmitt…
Que font-ils tous là ? Ils préparent le lancement de DAU – prononcer « da-o » –, un projet ahurissant. Du 24 janvier au 17 février, les Théâtres du Châtelet et de la Ville seront ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sept jours sur sept. Pour y entrer, il faudra se munir d’un « visa » à durée variable – six heures, vingt-quatre heures ou illimitée (de 20 à 150 euros). Pour les deux dernières catégories, on devra se soumettre sur Internet à un entretien psychologique dont les données seront traitées par un algorithme. En fonction des résultats, un itinéraire personnel sera proposé aux participants, qui se retrouveront dans les loges, les bureaux et les couloirs des théâtres maquillés aux couleurs de l’Union soviétique.
Alors commencera le voyage dans DAU, qu’on ne peut comprendre si l’on ne sait pas que DAU est la contraction de Lev Landau (1908-1968), Prix Nobel de physique, illustre pour ses travaux sur le comportement de la matière à très basse température. Ilya Khrzhanovsky s’est pris de passion pour ce génie qui a dirigé l’Institut physico-technique d’Ukraine, à Kharkiv. C’est dans le décor reconstitué de cet institut que le réalisateur de 43 ans a tourné DAU, une œuvre-monstre – quinze films, le plus long dure neuf heures – qui s’annonce comme une immersion dans un monde clos et totalitaire. Quelle liberté s’y créer ?
A chacun de trouver les réponses, au cours d’un parcours – interdit aux moins de 18 ans – qui réserve sa part de mystère. Le spectateur est prié de laisser son portable à l’entrée, et est libre de sortir dès qu’il le souhaite ; il est muni d’un « Dau-phone » qui le guide. L’appareil commence par lui proposer de voir un des quinze films dans une cabine. Puis, selon ses réponses au questionnaire, le Dau-phone peut lui proposer de s’entretenir avec un prêtre, un pope, un rabbin, un imam ou un chaman. Il peut tout aussi bien l’inviter à suivre une conférence. Ou à participer à une expérimentation scientifique – par exemple, se munir d’un casque délivrant des stimuli psychiques ou sexuels. Ou encore à découvrir une performance inopinée du metteur en scène Romeo Castellucci, de l’artiste Marina Abramovic, du plasticien Philippe Parreno, du chef d’orchestre Teodor Currentzis… Entre-temps, le Dau phone l’aura sûrement incité à boire et à se restaurer dans l’un des bars, sur un fond sonore signé Brian Eno. Partout, ce spectateur sera filmé.
« C’est quoi DAU ? Du cinéma ? Non. Du théâtre ? Non. De l’art ? Non. C’est une expérience unique et inédite », s’enflamme Ruth Mackenzie, la directrice du Châtelet. C’est en effet la première fois que l’on assiste à une telle expérience à Paris. Mais le principe, en soi, n’est pas nouveau : c’est celui du théâtre immersif, qui gagne partout du terrain. Même si Ilya Khrzhanovsky n’apprécie pas la comparaison, DAU s’inspire des productions de la compagnie britannique Punchdrunk, dont Sleep No More, créée à Londres en 2003, triomphe maintenant à New York. Avec des règles similaires : prendre part à l’expérience seul – même si l’on vient accompagné –, se délester de son smartphone, se perdre dans un dédale de décors.
A ce concept, DAU ajoute une géographie éminemment symbolique. Plutôt qu’en Russie, où il passerait difficilement l’épreuve de la censure, le projet devrait être présenté dans trois capitales européennes, Berlin, Paris et Londres. Auxquelles Khrzhanovsky associe une devise trilingue, éminemment symbolique : « Freiheit, Egalité, Brotherhood ». Quand on enquête sur DAU, c’est un autre triptyque qui vient à l’esprit : « démesure, violence, confusion ».
1) DÉMESURE Tout, ou presque, dans le projet sort des normes. A commencer par son démiurge, Ilya Khrzhanovsky. Voilà un homme aux joues rondes, qui sourit derrière ses lunettes arty et se coiffe comme un adolescent bien né qui jouerait au punk : ras derrière, touffu sur le haut. « Un enfant démesuré », dit Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville. Le cinéaste n’aime pas les interviews, mais parle volontiers, à condition qu’on « oublie » de prendre des notes. Il ne refuse pas le débat, mais peut se montrer cinglant. Et, indubitablement, il sait séduire et imposer sa loi.
Avant de créer DAU, il avait tourné un seul film, 4, salué à partir de 2004 dans plusieurs festivals pour son originalité, mais dont le format n’avait rien de révolutionnaire. Il a ensuite caressé l’idée d’adapter La Peau de chagrin, de Balzac, ou Le Jardin d’Eden, d’Hemingway ; la lecture des Mémoires de l’épouse de Lev Landau, inédites en France, a tout changé. Ce qui l’a fasciné, dit-il, c’est « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ».
Le projet d’un biopic germe au Festival de Rotterdam, en 2005, lors d’une discussion arrosée avec le producteur français Philippe Bober, qui a soutenu les cinéastes Lars von Trier, Lou Ye ou Ulrich Seidl. Des financements sont trouvés auprès de plusieurs partenaires, dont Arte, le Conseil de l’Europe et le ministère de la culture russe ; les ateliers de la Cinéfondation du Festival de Cannes aident même Khrzhanovsky à vendre son projet, en 2006, sur la Croisette. L’auteur russe Vladimir Sorokine planche sur le scénario et, en avril 2008, les premières scènes sont tournées entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Puis, Khrzhanovsky prend la tangente, direction Kharkiv, en Ukraine, où « tout est beaucoup moins cher ». Une aubaine quand on sait que le budget prévisionnel – 5,9 millions d’euros – était dépassé « avant même le début du tournage », selon Philippe Bober.
Très vite, le projet change de dimension. Khrzhanovsky installe ses bureaux sur la monumentale place de la Liberté, au centre de cette ville d’un million et demi d’habitants, où Lev Landau a passé la moitié de sa vie. Le réalisateur se prend d’une idée folle : reconstituer l’institut, tel qu’il était à la période soviétique. Il jette son dévolu sur une immense piscine désaffectée. A charge pour les décorateurs et les costumiers de restituer le passé dans sa grandiloquence architecturale comme dans ses moindres détails : le bruit des chasses d’eau, les sous-vêtements d’époque…
Le réalisateur se prend d’une idée folle : reconstituer l’institut scientifique de Lev Landau, tel qu’il était à la période soviétique
Exit le scénario de Sorokine : il ne s’agit plus de tourner un film, mais d’observer la comédie humaine qui se déploie dans cet environnement fermé. Car Ilya Khrzhanovsky veut que l’institut fonctionne à temps plein, qu’on y vive jour et nuit, qu’on y travaille, qu’on s’y aime, s’y dénonce… A l’ombre d’un génie, sous la coupe d’une idéologie. Et avec l’argent d’un entrepreneur richissime, Sergeï Adoniev, à qui Philippe Bober cède l’essentiel des droits.
Le casting atteint des dimensions dantesques. Des gens sont auditionnés par dizaines de milliers, pour fournir tous les postes. Khrzhanovsky fait jouer ses réseaux. Par son vieil ami Dmitry Falkovich, un surdoué en maths et physique reconverti dans les affaires, il rencontre le physicien Nikita Nekrasov, auteur d’une thèse à Princeton, supervisée par le Prix Nobel David Gross. Tous deux séjournent à Kharkiv. L’effet domino joue pleinement : dans leur sillage arrivent une vingtaine de scientifiques, et pas des moindres – le Chinois Shing-Tung Yau, Médaille Fields en 1982, ou l’Italien Carlo Rovelli, spécialiste de la gravité quantique à boucles.
La même mécanique opère avec les artistes. Le chef d’orchestre Teodor Currentzis, auquel revient le rôle de Lev Landau, retrouve en Ukraine d’autres ténors des scènes internationales, dont Peter Sellars, Romeo Castellucci, Dmitri Tcherniakov, Marina Abramovic ou Anatoli Vassiliev. Des politiciens locaux de tout bord, dont le maire de Kharkiv, visitent l’Institut. Le rabbin israélien Adin Steinsaltz côtoie l’higoumène moscovite Danil Ichmatov et le chaman péruvien Guillermo Arévalo. Dans DAU, tout ce beau monde cohabite avec les gardiens, cuisiniers, serveurs, balayeurs… Jusqu’à répliquer la hiérarchie sociale soviétique : en haut, la nomenklatura ; en bas, le prolétariat.
Quelle que soit la durée de son séjour, chaque participant laisse ses effets à l’entrée de l’institut et plonge dans une faille temporelle. Ici, on vit au rythme des années soviétiques, de 1938 à 1968, mais on ne cherche pas à reproduire l’histoire : chacun dispose d’une relative liberté. Les scientifiques peuvent continuer comme ils l’entendent leurs travaux en cours, mais eux aussi doivent se soumettre aux règles édictées par le réalisateur. Par exemple, une amende sanctionne l’emploi d’un vocabulaire anachronique, à régler en roubles d’époque. Cette monnaie, éditée par la production, est la seule autorisée pour les salaires et les dépenses de la communauté.
Sur elle veille, non pas l’œil de Moscou, mais celui de Jürgen Jürges, le chef opérateur légendaire de Fassbinder, Wenders et Haneke. C’est à lui et à ses assistants qu’il incombe de filmer, quand Khrzhanovsky le demande. « Cette expérience m’a bouleversé comme nulle autre », confie l’Allemand de 78 ans, dont le père, officier de la Wehrmacht, a combattu à Kharkiv. Hormis de brefs retours en Allemagne, Jürgen Jürges a vécu, trois ans durant, au sein de l’institut. Mais sa caméra n’a tourné qu’une centaine de jours. Car Ilya Khrzhanovsky, qui avait fait installer des micros dans tous les recoins, n’entendait capter que les moments les plus forts. Soit tout de même 700 heures de rushes – un record pour de la pellicule 35 millimètres – qui ont fourni la matière des quinze longs-métrages.
Cela suffit à faire passer Apocalypse Now pour La croisière s’amuse, mais la folie DAU ne s’arrête pas avec le clap de fin, en novembre 2011. Elle se poursuit avec le montage, à Londres. Une ébauche est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes, en 2014 : « C’était prometteur et hallucinant, mais je n’ai jamais su ce que le film est devenu », se souvient le délégué général, Thierry Frémaux. Si Khrzhanovsky a laissé ce dernier sans nouvelles, c’est qu’il ne voulait pas d’une diffusion traditionnelle : la rencontre avec Ruth Mackenzie, programmatrice joueuse et intrépide, et de Martine d’Anglejan Chatillon, collaboratrice du plasticien Steve McQueen, coïncide avec sa décision de faire de DAU bien plus qu’un film de cinéma.
Phenomen Films, sa société de production, s’installe alors dans un immeuble victorien, en face de Buckingham Palace, et le transforme en blockhaus soviétique. Nous l’avons visité. Les entrées sont filtrées par des gardes sévères, à l’anglais approximatif ; dans chaque pièce, on bute sur des sosies saisissants des personnages de DAU : des mannequins en silicone, dans des positions parfois macabres ou scabreuses.
C’est dans ce décor qu’ont été reçues la plupart des stars approchées pour assurer les doublages en français, anglais et allemand : si Leonardo DiCaprio et Louis Garrel ont finalement décliner, Hanna Schygulla, Willem Defoe, Gérard Depardieu, Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Isabelle Huppert ou Monica Bellucci se sont prêtés à l’exercice. Et c’est dans cet immeuble, au 100 Piccadilly, que DAU devrait être présenté, courant 2019, après Paris. La première mondiale aurait dû se tenir à Berlin, en septembre. Khrzhanovsky avait fait construire en secret une réplique du Mur, qu’il voulait installer sur Unter den Linden, les Champs-Elysées de l’ex-Berlin-Est. La presse allemande s’en est émue, jusqu’à précipiter sa chute. « Cette annulation fut l’épreuve la plus dure pour moi, avoue Khrzhanovsky, qui espère toujours présenter le projet à Berlin, où il a longtemps vécu. Au regard de l’histoire, en tant que juif et russe, je pensais que j’avais toute la légitimité. »
Paris non plus ne se présente pas comme un lit de roses. Certes, la maire, Anne Hidalgo, a tweeté son enthousiasme. « C’est un projet à la démesure de Paris », s’exclame son adjoint à la culture, Christophe Girard. Même emballement du côté de la Fondation Pinault, qui, par l’intermédiaire de sa conseillère Caroline Bourgeois, a mis le Centre Pompidou dans la boucle : « Le projet m’a subjugué, explique le directeur du Musée national d’art moderne, Bernard Blistène. Nous prêtons une vingtaine de tableaux des avant-gardes soviétiques. Ils seront accrochés dans les théâtres. Et une salle de 92 mètres carrés, au quatrième étage du centre, sera transformée en appartement communautaire, dans lequel vivront et travailleront des scientifiques de DAU. Les visiteurs les observeront à travers des miroirs sans tain. »
Tous les Parisiens devraient, eux, voir dans le ciel nocturne un triangle rouge lumineux réunissant les deux théâtres et le Centre Pompidou, de la tombée de la nuit à l’aube. A condition que la Préfecture valide cet hommage à une figure géométrique chère aux avant-gardes russes. Car elle a déjà opposé un niet catégorique au projet de Khrzhanovsky d’édifier une passerelle pour relier les Théâtres de la Ville et du Châtelet, de part et d’autre de la place du même nom. Et la RATP n’a toujours pas donné suite à la privatisation d’un tunnel qui traverse la place et que pourraient emprunter les spectateurs de DAU. Le réalisateur aurait aimé de surcroît obtenir un haut patronage de l’Elysée. Mais, là aussi, la prudence règne : « On soutient le projet, déclare-t-on au cabinet d’Emmanuel Macron. Mais pas de haut patronage tant que la sécurité n’est pas assurée. »
2) VIOLENCE Un autre aspect de DAU risque de poser problème : la violence. On la trouve d’abord dans les films. Actrice fétiche de Fassbinder, Hanna Schygulla, pourtant enthousiasmée par le projet, est sortie de la projection du film Natasha : « Je ne voulais pas voir cette femme, Natasha, torturée par le KGB. » On voit l’héroïne, en particulier, nue, assise sur une chaise, et forcée d’introduire une bouteille en verre dans son vagin. Cette séquence, une comédienne française connue ne l’a pas supportée. Au point de refuser de prêter sa voix au doublage de Natasha, pourtant bien rémunéré (5 000 euros, pour deux heures de travail). « Je ne peux pas cautionner ça. C’est la femme qui souffre, pas l’actrice ! », s’émeut-elle auprès du réalisateur. « On s’en fout ! C’est une prostituée, je l’ai trouvée dans un bordel sadomasochiste ! », lui a-t-il répondu.
Le tortionnaire s’appelle Vladimir Azhippo. Ancien lieutenant-colonel du KGB, il a servi dans des camps de détention, en Sibérie, et dirigé la prison de Kharkiv, avant d’interpréter plusieurs rôles dans DAU. Aux dires de l’équipe, cette expérience a été cathartique : « Après le tournage, il a témoigné contre la torture pour Amnesty International », affirme Philippe Bober.Azhippo ne peut plus témoigner : il est mort à Londres, le 24 juin 2017, à 60 ans, officiellement d’une crise cardiaque.
Un autre homme à la carrure imposante sème l’effroi dans l’institut : Maxim Martsinkevich. On le voit décapiter un cochon, sur lequel est dessinée une étoile de David et écrit « Dégénérés ». La scène se passe dans un appartement communautaire, devant une dizaine de savants en état de sidération. C’est lui qui mène la bande de néonazis qui vont ensuite détruire des pans entiers de l’institut. Cette barbarie signe la fin du tournage, en novembre 2011. « Une telle violence était nécessaire, explique un des piliers du projet, le philosophe russe Ilya Permyakov, qui a monté trois des longs-métrages. DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes sont restés passifs, ils ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »
Surnommé « Machette », Maxim Martsinkevich, 34 ans, purge actuellement une peine de dix ans dans une colonie pénitentiaire pour agressions. Criminel récidiviste, il a animé divers groupuscules xénophobes et homophobes. Durant le tournage, le Moscovite a convié plusieurs jeunes gens partageant son idéologie. Il a aussi croisé le chemin d’Andrew Ondrejcak. Ce performeur américain, proche de Marina Abramovic, invité à jouer le rôle d’un professeur de psychologie, devient la proie de Maxim et de sa bande. A plusieurs reprises, ils le molestent au prétexte qu’il serait « une tapette ». Joint par Le Monde, l’artiste new-yorkais a fait savoir qu’il était « trop traumatisé pour témoigner ». « Andrew est venu dans l’idée de manipuler les néonazis, indique le cinéaste. Mais c’est lui qui s’est fait manipuler par eux. »
Dans DAU, qui manipule qui, et comment ? L’astrologue français Luc Bigé tient un rôle central dans Natasha.« Dès que j’ai rencontré Natasha, déclare-t-il, j’ai ressenti une attraction authentique. » Entre les travaux scientifiques, il y avait beaucoup de temps libre. Une nuit de fête et d’ivresse, on le voit longuement faire l’amour avec Natasha : « Le lendemain, je me suis réveillé nu comme un vers, sans me souvenir de rien. Après coup, je me suis rendu compte qu’on m’avait incité à boire plus que de raison. C’est ainsi qu’Ilya opérait. Il n’y avait pas de scénario, mais de subtiles orientations. Des mises en situation. Des pentes, sur lesquelles il nous entraînait. » Le fondateur de L’Université des passages ne regrette pas du tout : « Voir le film fut dérangeant, mais j’aime me confronter aux limites. DAU m’a libéré de lourdeurs, d’émotions figées. »
Pendant le tournage, le réalisateur quittait rarement sa cabine de contrôle, où lui parvenaient sons et images de l’institut. La maquilleuse russe Jekaterina Oertel, qui fut de l’aventure à Kharkiv et a monté une demi-douzaine de films, assure que le moniteur de Khrzhanovsky était éteint à chaque rapport sexuel. Et que les participants, libres de quitter l’institut à tout moment, disposaient de garde-fous en toutes circonstances : s’extraire du champ de la caméra, la regarder pour interrompre la scène, se confier à ceux que la jeune femme appelle des « amis ». « J’ai joué ce rôle de confidente, souligne-t-elle. Certes, il y a beaucoup de scènes dures, mais filmer le bonheur ne fait pas avancer. DAU montre, entre autres, cette faculté qu’ont les femmes à survivre dans un univers qu’elles ne peuvent contrôler. » « Ce qui m’a intéressée, c’est la résistance de la nature humaine dans un univers concentrationnaire, ajoute Hanna Schygulla. Dans quelle mesure Ilya a-t-il pris du plaisir à reproduire ce type de régime ? Il devra se poser la question. »
Le néonazi Maxim Martsinkevich participe à une expérience scientifique, au sein de l’Institut, à Kharkiv (Ukraine), pendant le tournage de « DAU ». ALEXANDER ZAKUTSKY Le réalisateur devra peut-être aussi répondre aux attaques sur ses méthodes de travail. Durant le tournage, la presse, russe notamment, a mis l’accent sur la différence de traitement entre le « prolétariat » et la « nomenklatura ». Les « petites gens », volontiers rudoyées, étaient mal rémunérées. A l’inverse, les « grands noms », choyés, voyaient leurs exigences financières satisfaites, dès lors qu’ils en faisaient la demande. « Pour ma part, je n’ai pas touché d’argent, dit le neurobiologiste américain James Fallon, l’un des plus illustres participants de DAU. Quand je suis arrivé à l’institut, je me suis retrouvé au milieu d’une partie de strip-poker, Ilya criait dans tous les sens, je ne comprenais rien, toute cette folie m’a grisé. Il m’évoque Casanova, c’est un aimable psychopathe. »
Ce modus operandi, le cinéaste l’exportera partout où il travaille. Le site anglo-saxon Glassdoor, qui permet à tout employé d’évaluer anonymement ses conditions de travail, publie des témoignages tranchés : si certains saluent la « créativité » qui règne chez Phenomen Films, d’autres dénoncent une « culture de l’intimidation et du harcèlement ». A Paris, Laura (le prénom a été modifié), qui travaille dans le cinéma, a passé quatre entretiens d’embauche pour un poste dont la nature n’a jamais été claire. Elle a vomi à la sortie du dernier rendez-vous. C’était fin 2018, au Châtelet, dans une salle reproduisant un sex-shop. La femme qui menait l’entretien lui a demandé, entre autres questions dérangeantes : « Est-ce que vous avez déjà touché un mort ? » « On voudrait faire participer au projet des personnes en fin de vie et des prostituées, est-ce que cela vous dérangerait d’en recruter ? » Le réalisateur apparaît brièvement. « Il m’a regardée de la tête au pied », se souvient Laura. Quelques minutes plus tard, on lui propose avec insistance de devenir l’assistante de Khrzhanovsky. « J’ai dit que je ne voulais pas travailler sept jours sur sept pour un pervers », poursuit Laura, qui a alerté le collectif féministe Nous toutes.
Laura, qui a alerté le collectif féministe Nous toutes : « J’ai dit que je ne voulais pas travailler sept jours sur sept pour un pervers »
« Nous ne comprenons pas comment des institutions publiques peuvent s’associer à un projet où des femmes, et notamment des prostituées, sont violentées, alcoolisées », s’insurge Madeline Da Silva, maire adjointe des Lilas (Seine-Saint-Denis), qui suit de près le dossier pour le collectif, mais n’a pas vu les films. Dans DAU, Natasha soûle et frappe sa collègue serveuse, la Sibérienne Olga Shkabarnya, une ancienne actrice de porno. Cette dernière participera à l’installation du Centre Pompidou, avec son compagnon, le mathématicien Dmitry Kaledin, qu’elle a rencontré sur le tournage. Dans un autre film, le directeur de l’institut, interprété par l’ex-agent de Teodor Currentzis, Alexeï Trifonov, cherche lourdement à obtenir les faveurs sexuelles de sa secrétaire, Kristina, qui refuse. Le KGB finira par l’expulser de l’institut pour « harcèlement sexuel » : « Kristina, comme tous les participants, n’a tourné aucune scène contre son gré, précise Ilya Permakov. Par ailleurs, c’est une ancienne escort-girl. »
Adèle (prénom modifié) se souvient d’une offre d’emploi publiée, en 2018, sur le site Profil Culture : « Le producteur exécutif recherche une personne (…) capable d’anticiper les besoins du producteur et d’y répondre avec douceur et efficacité. » En 2017, Adèle n’avait pas donné suite, au terme de cinq entretiens « foireux » pour un poste lié aux doublages. « Les questions étaient floues, parfois intimes. Ça s’est fini par un bref rendez-vous avec Ilya, dehors, dans le froid. Il était agité, ne m’écoutait pas. Lors des rendez-vous, j’ai croisé beaucoup de gens jeunes, frais, beaux. J’ai senti un embrigadement psychologique, pas si éloigné d’une secte. »
3) CONFUSION A Piccadilly, Ilya Permyakov reçoit dans un bureau empli de livres d’histoire sur l’art, l’anarchie ou l’espionnage. Il a un chignon de samouraï, des manières délicates et bienveillantes. C’est un érudit, auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Paul Celan. « DAU n’est pas une secte. Je préfère le terme de “cryptocommunauté”, comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II. » Outre sa casquette de monteur, il coordonne des conférences organisées à Londres, Berlin et Paris, dans un secret magistralement orchestré. Le lien avec le projet ? « DAU ne s’arrête à la présentation des films, poursuit Permyakov. C’est un organisme vivant, il essaime. Ces colloques en sont l’un des prolongements. »
Des symposiums inspirés par un principe bien connu des diplomates : la règle dite « de la Chatham House », qui permet de garantir l’anonymat des participants. Ce principe, certains ont accepté de l’enfreindre pour nous donner un aperçu du contenu. Comme à Kharkiv, le casting des séminaires DAU a grande allure, et les décors sont grandioses. En 2017, à Londres, la Chambre des communes, la Royal Society ou les universités d’Oxford et de Cambridge abritent des débats sur l’extrémisme, ou sur l’équilibre entre la démocratie et la sécurité. Parmi les orateurs, on trouve d’anciens chefs d’Etat – Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994 –, des diplomates – Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS –, des militaires de haut rang – le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army –, d’ex-terroristes – le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti –, une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. C’est lors d’une de ces conférences que l’ancien agent du KGB se lie d’amitié avec un autre intervenant, Israel Schmitt. Fraîchement retraité du Shin Bet, l’agence de renseignement intérieur israélienne, où il a supervisé le contre-terrorisme, cet homme chaleureux nous confiera : « J’ai débuté dans le mime, puis j’ai passé trente-cinq ans au Shin Bet, où ma vie ressemblait à un film. Avec DAU, je boucle la boucle. »
M. Schmitt se dit « bouleversé » par le projet. Au point de donner une autre conférence confidentielle pour DAU, au Schiller Theater de Berlin. En introduction, il relate l’assassinat de Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995, dont il affirme avoir été un témoin direct. Au Châtelet, il devrait tenir une table ronde. « Je donnerai aussi un coup de main pour la sécurité, comme à Berlin », confie-t-il, sans plus de précision.
Officiellement, c’est la société Altaïr, prestataire habituel des Théâtres du Châtelet et de la Ville, qui est chargée de cette mission sensible. Deux institutions en travaux, ouvertes jour et nuit, dans un contexte social tendu : « Nous serons vigilants, notamment sur l’alcoolisme, rassure Martine d’Anglejan-Chatillon. Des gardiens veilleront constamment sur les spectateurs – pas plus de deux mille en même temps. » La productrice est autrement vague sur les questions financières. Pas un mot sur le budget global de DAU. Tout juste sait-on que le Centre Pompidou et le Théâtre de la Ville ne mettent pas un centime dans l’opération ; le Châtelet, lui, investit 150 000 euros. Il recevra une part, proportionnelle à ce montant, sur les recettes, reversées, donc, pour l’essentiel, à Phenomen Films.
Le principal mécène, Sergeï Adoniev, est à lui seul une machine à fantasmes
Voilà qui ouvre une autre boîte de Pandore. Le principal mécène, Sergeï Adoniev, est à lui seul une machine à fantasmes. Des photos le montrent au côté de Vladimir Poutine et de l’oligarque Sergueï Tchemezov. L’homme d’affaires, classé 124e fortune russe par Forbes en mai 2017, a des intérêts importants dans la téléphonie, de la Russie au Venezuela, et dans l’extraction de minéraux, en Ouganda notamment. Dans les années 1990, il a été incarcéré un an à Los Angeles, pour fraude, à l’époque où il travaillait dans la culture et l’importation de denrées alimentaires.
D’un autre côté, Sergeï Adoniev a financé, en 2018, la campagne d’une opposante à M. Poutine, Ksenia Sobtchak. Il donne des fonds à Novaïa Gazeta, le principal journal d’opposition. Sans Adoniev, le Stanislavsky Electrotheatre de Moscou n’existerait pas. Le lieu a ouvert en 2015 et jouit d’une bonne réputation. « Il n’a rien d’un oligarque ordinaire », soutient Philippe Bober, qui insiste sur « la transparence et l’honnêteté » avec lesquelles les contrats de DAU ont été négociés, de mars 2010 à fin 2013. Ilya Khrzhanovsky l’a rencontré au cours d’une fête, à Moscou : « Sergeï parlait avec enthousiasme de mon film 4 à un des mes amis, je me suis présenté à lui : “C’est moi le réalisateur !” » A Kharkiv, quand l’argent s’est mis à manquer, le cinéaste a pris cinq avions pour rejoindre la Sardaigne, où se trouvait Adoniev. « A son retour, Ilya nous a dit : “C’est bon !” », se souvient Jürgen Jürges. Chez DAU, tous soulignent l’entière liberté accordée par leur philanthrope : « Sergeï n’est venu que deux fois sur le tournage, certifie le réalisateur. Il est dingue de philo. Dans son bureau est affiché un portrait de Wittgenstein. »
Tout DAU est à l’image de cet ambigu personnage. Des séminaires secrets n’auraient-ils pas dû avoir lieu, à Paris, en novembre 2018, en marge de la visite officielle de Vladimir Poutine ? Ils ont été annulés au dernier moment, pour cause, regrettent les équipes de DAU, de « problème cardiaque » d’un des intervenants ukrainiens.
Lorsque, à la suite du scandale sur l’exploitation politique des données de millions d’utilisateurs de Facebook, Cambridge Analytica fait faillite, au printemps 2018, la justice américaine recense toutes les entreprises à qui cette société doit de l’argent : parmi elles figure Phenomen Films. « Nous avions besoin d’experts en profilage psychométrique, pour la gestion des données des visiteurs de DAU, et nous avons fait appel à eux, reconnaît en souriant Ilya Khrzhanovsky. Mais leurs services étaient médiocres et trop chers. Nous travaillons désormais avec l’agence Truth. » Si elle appartient à la holding britannique RYVL, Truth Agency dispose de quatre centres techniques en Ukraine.
« Ilya aime s’entourer de personnages borderline », avoue Chris Dercon, le directeur de la Réunion des musées nationaux à Paris. Quand il dirigeait le théâtre de la Volksbühne, qui figurait parmi les partenaires berlinois de DAU, le Flamand recevait des courriels comminatoires à chaque fois qu’il rompait la clause de confidentialité à laquelle sont soumis tous les collaborateurs de DAU. Les messages étaient signés Anthony Julius. Cet avocat britannique s’est fait un nom en défendant Lady Diana lors de son divorce. Auteur d’ouvrages sur la transgression dans l’art et sur l’antisémitisme, il préside Phenomen Trust, l’une des nombreuses sociétés liées à Sergeï Adoniev. Joint par courriel, l’avocat élude avec panache les points les plus sensibles de DAU, et préfère vanter sa « qualité dadaïste, ou plutôt “daudaiste” ».
Il est ardu, du reste, d’encenser ou de condamner en bloc un projet aussi labyrinthique. Pour avoir vu plus d’une dizaine de films, on reste partagé : des décors et des personnages d’une vérité impressionnante, admirablement servis par la caméra de Jürgen Jürges ; une complaisance, souvent ennuyeuse, parfois éprouvante, aux scènes de sexe et de violence ; une crudité dans les rapports humains, qui n’exclut pas la tendresse ; une concentration vertigineuse d’époques ; des questionnements passionnants sur la liberté et le contrôle, sur le matérialisme et la spiritualité.
« Ilya n’est pas un metteur en scène, plutôt un maître de cérémonie », estime l’actrice Hanna Schygulla. « Quand on était à Kharkiv, renchérit Carlo Rovelli, je n’aurais pas été étonné si on nous avait dit que, finalement, il n’y aurait pas de films. » D’authentiques articles scientifiques, en revanche, sont bel et bien nés en Ukraine. En 2011, le Journal of Physics publie une contribution de l’Italien sur la gravité quantique. En annexe, Ilya Khrzhanovsky et l’Institut de Kharkiv sont remerciés « pour leur hospitalité, en octobre 1942 » : « Les passionnantes conversations durant ma visite ont inspiré cet article », est-il écrit.
Même jeu d’ombres et de lumières, place du Châtelet. Pas moins de cinq agences de communication œuvrent à entretenir le mystère. A leur tête, Martine d’Anglejan-Chatillon, longue silhouette droite, tailleur impeccable, distille au compte-gouttes les informations. « Le liquide visqueux de la véracité, c’est là qu’est la beauté de DAU », lâche-t-elle. En octobre 1962, Lev Landau recevait le prix Nobel pour ses travaux sur l’absence de viscosité de l’hélium.
« DAU » en pratique Dates A Paris, du 24 janvier au 17 février, au Théâtre du Châtelet, au Théâtre de la Ville et au Centre Pompidou, à Paris.
Les deux théâtres seront, pour l’occasion, ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.
Prix des « visas »
De 20 à 150 euros en fonction du nombre d’heures.
Réservation sur Internet www.dau.com Légende photo : Le réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky, sur le tournage de « DAU », à Kharkiv (Ukraine), en 2010. SERGEY MAXIMISHIN / FOCUS / COSMOS
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 24, 2018 5:40 PM
|
Propos recueillis par Fabienne Pascaud dans Télérama Cinéma, théâtre, télévision. L’ex-comédienne du Français Marie-Sophie Ferdane séduit par la puissance de son jeu. Et défend sa liberté de ton dans un milieu qu’elle juge souvent odieux envers les femmes. Elle incarne actuellement la Dame aux camélias au Théâtre national de Bretagne. Un rêve de comédienne, une silhouette d’héroïne. Taille mannequin (1,80 m), pommettes hautes et traits altiers. Mais celle qu’on a admirée dans les plus grands rôles du répertoire — de la Bérénice de Racine à la Célimène de Molière, de la Lady Macbeth de Shakespeare aux Nina (La Mouette) et Macha (Les Trois Sœurs) de Tchekhov — est aussi d’une intelligence, d’une finesse rares, capable de tout suggérer. Car Marie-Sophie Ferdane a nourri ses dons d’actrice d’un brillant bagage intellectuel – elle est agrégée de lettres modernes et normalienne (diplômée en outre en violon et en chant au conservatoire de Grenoble). Venue tardivement au théâtre, cette âme pudique, solitaire, épouse du grand comédien Laurent Poitrenaux, y est d’autant plus intransigeante. Entrée à la Comédie-Française en 2007, elle en part en 2013. Elle avait faim d’explorer des chemins plus singuliers. Avant d’incarner à l’écran une chef d’orchestre dans Philharmonia, série de France 2, elle joue aujourd’hui la courtisane Marie Duplessis (1824-1847), dont Alexandre Dumas fils fit sa Dame aux camélias, dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, patron du Théâtre national de Bretagne. Quelle idée vous faisiez-vous de “La Dame aux camélias” ? Je ne connaissais ni la pièce de 1848, ni le roman de 1852, tirés de l’histoire d’amour d’Alexandre Dumas fils et de Marie Duplessis. Juste l’opéra de Verdi qu’ils ont inspiré, La Traviata. J’imaginais une femme mourante sur un canapé, se pâmant sur des coussins. Image surannée qu’Arthur Nauzyciel a complètement bousculée. Pourquoi ? Parce qu’au-delà du décorum romantique et de l’histoire d’amour prétendument rédemptrice de l’inconséquente pécheresse, il a voulu montrer la brutale marchandisation des corps qu’incarne la prostitution. Arthur Nauzyciel met ici en scène des « putains », comme il dit, et le trafic de la chair, à une époque où la moitié des Parisiennes se prostituaient pour échapper à la misère. De celles qu’on appelait les « pierreuses » et qui traînaient dans les chantiers de construction du baron Haussmann — le plus bas niveau de l’échelle — jusqu’aux danseuses de l’Opéra, aux chanteuses de l’Opéra-Comique ou aux comédiennes du Français. Voyez les tableaux de Degas : on y devine toujours l’ombre d’un homme en haut-de-forme ou en habit. Tous venaient choisir leur proie dans les coulisses. Même Sarah Bernhardt n’y échappa pas dans sa jeunesse. Et on considérait que les actrices devenues célèbres représentaient le stade sublimé de la prostitution : les voir jouer suffisait à apaiser les désirs… Dans son roman, Alexandre Dumas fils montre l’injuste condition des courtisanes, victimes des désirs des mâles bourgeois. Il ne se fait à lui-même aucun cadeau : il est l’amant qui ne revient pas, laissant Marguerite Gautier mourir seule et pauvre. En 1852, la pièce, qui a dû franchir bien des comités de censure, est plus sentimentale. Et morale. Des prostituées s’y marient, Armand revient au chevet de Marguerite agonisante, qui demande un prêtre, sait qu’elle va mourir et se sacrifie en sainte à l’avenir de son amant. Pour le spectacle, Arthur Nauzyciel et la romancière Valérie Mréjen ont mêlé les deux textes. “A la Comédie-Française, j’ai appris à travailler. Comme un sportif se muscle.” Un an après l’affaire Weinstein, leur regard sur la pièce est-il politique ? Arthur Nauzyciel n’aime pas la psychologie et ses fausses vraisemblances. A 41 ans, je n’ai plus l’âge du rôle. Armand Duval n’a rien d’un jeune bourgeois éthéré : c’est Hedi Zada, brun et râblé, beaucoup plus petit que moi. Quant à Olympe, ma meilleure amie, elle est interprétée par un homme en robe, Pascal Cervo ! Et on joue en costumes modernes… Car il importe surtout à Nauzyciel de montrer le cheminement des acteurs vers leur rôle et comment ils finissent par l’incarner. Que le public et nous soyons conscients du parcours à accomplir, nous comme le public, permet en effet de mieux faire entendre le texte. Un texte qui donne ici la parole à ceux que la société bourgeoise exclut, tout en faisant de leur corps une marchandise dont elle se repaît. Est-ce difficile d’incarner un personnage dont on n’a plus l’âge ? D’autant que la vie d’une comédienne s’arrêterait à 40 ans ! Et quand j’ai commencé le théâtre, un peu tard, je me sentais déjà vieille… J’ai lu une fois en public un magnifique texte du Danois Kierkegaard, La Crise et une crise dans la vie d’une actrice, écrit en 1848. Il y est question d’une célèbre comédienne danoise à qui on demande de reprendre, vingt ans après, la Juliette de Shakespeare, qui avait lancé sa carrière. Kierkegaard estime qu’avec l’expérience elle peut la jouer mieux qu’avant, que son jeu sera plus intéressant, même si le public a soif d’acteurs jeunes… Faut-il forcément avoir l’âge du rôle, ou revenir, plus riche, sur ce qu’on sait perdu ? Depuis que j’ai quitté la Comédie-Française, en 2013, je maîtrise mieux ces questions : il faut surtout se sentir en conformité avec ce qu’on joue. Pourquoi avoir quitté le Français et un grand répertoire qui vous allait à merveille ? J’y étais entrée pour jouer Célimène, non par le choix classique de l’administrateur, à l’époque Muriel Mayette, mais par la volonté d’un metteur en scène extérieur, Lukas Hemleb. A la Comédie-Française, j’ai appris à travailler. Comme un sportif se muscle. En répétant tous les après-midi, en jouant tous les soirs, en acquérant de l’endurance, de l’efficacité, la capacité de travailler en groupe, d’être regardée par le groupe. Mais qu’un comité de cinq acteurs sociétaires décide chaque année, la semaine de Noël, du sort de chacun me donnait l’impression d’être redevenue collégienne. Je n’étais pas à l’aise avec ça, pas à l’aise avec les stratégies qu’il faut forcément développer dans cette maison pour y durer : accepter de petits rôles, remplacer une partenaire sous la menace qu’on engage quelqu’un d’autre, qui finira par vous remplacer vous-même… Ces stratégies-là m’éloignaient du jeu ; je passais plus de temps à comprendre le système que mes propres rôles. Or pour « jouer », pour retrouver cette joie et cet esprit d’enfance, pour s’y abandonner, il faut être dans la confiance, pas dans l’appréhension. Le sociétaire et immense acteur maison Denis Podalydès dit que la troupe du Français consomme plus d’antidépresseurs que n’importe quelle entreprise française… Je me suis interrogée : est-ce que je fais du théâtre pour moi, pour vivre une magnifique expérience, ou pour les autres ? Je me fiche de plaire. J’ai été élevée comme un garçon, au fin fond de la campagne… “Je ne veux pas obtenir un rôle par des moyens extérieurs à la nécessité de jouer. Par des relations mondaines ou des démonstrations de charme.” Une actrice peut-elle se moquer de plaire ? Tout acteur expose son corps devant des gens qui paient pour le voir. Je n’en suis pas dupe. On pourrait même penser, comme les bourgeois du XIXe siècle, à une certaine forme, sophistiquée, de prostitution. Mais je ne veux pas obtenir un rôle par des moyens extérieurs à la nécessité de jouer. Par des relations mondaines ou des démonstrations de charme dont je serais d’ailleurs incapable. Ça fausserait le jeu, ce serait un malentendu. Je suis arrivée au théâtre après des années d’études acharnées, où je vivais dans un monde abstrait et solitaire. Or les comédiens vivent dans le monde très réel du corps. Mes premiers castings pour le cinéma ont été ainsi des moments d’effroi et d’humiliation : il y avait tant d’écart entre mes rêves et la réalité ! Je suis hallucinée qu’en France aucune histoire ne sorte encore sur ce qu’on fait subir aux jeunes comédiennes ! Mais tout le monde a peur, se tient par la loi du silence. Les plus célèbres, les plus fortes d’entre nous, celles qui pourraient faire cesser cette omerta, ne réclament que la « liberté d’importuner » ! Avez-vous vécu des expériences douloureuses ? Mais dès mon premier casting ! A mon grand étonnement, le réalisateur a demandé à tout le monde de quitter le bureau pour la pause déjeuner. Il m’a installée sur un canapé pour lire mon rôle. La seconde fois que j’ai repoussé sa main, qui s’égarait sur ma cuisse, il a refermé violemment le scénario, en disant froidement : « Ça ne le fera pas ! » Il a plus tard raconté à l’amie qui m’a remplacée — et qui s’en est étonnée auprès de moi — à quel point il avait été déçu par mon peu de talent ! Je ne pouvais, ne voulais rien dire à cette amie, qui avait peut-être subi le même sort… Nous sommes ainsi enchaînés les uns, les unes, les autres par des secrets impossibles à révéler sous peine de nuisance mutuelle. Et nos carrières sont continuellement traversées par ces questions. Quand on débarque sur un plateau de tournage, on est étonnée d’y découvrir, dans tous les métiers, le nombre des ex ou des actuelles conquêtes du réalisateur ! Moi, quand j’arrive sur un casting, je dis depuis longtemps haut et fort : « Je ne couche pas ! » Peut-être que ça n’arrange pas mes affaires, mais c’est réglé. “Les femmes doivent refuser de se minorer, de jouer ce jeu de la séduction qui les affaiblit.” Alors comment sortir de ces harcèlements ? Les femmes doivent refuser de se minorer, de jouer ce jeu de la séduction qui les affaiblit, les met en situation de dépendance plus qu’il ne les renforce comme elles le croient. Peut-être ma fille de 9 ans vivra-t-elle autre chose ? Aujourd’hui ça bouge peu, mais au moins est-ce devenu un sujet dont on parle publiquement. On nous objecte que la séduction fait partie du job, qu’on y joue avec notre corps, que l’objet du travail est notre propre personne. Mais il faut mettre des limites pour garder son intégrité. J’ai mis du temps à accepter cette dimension charnelle. De quel milieu venez-vous ? Je suis née à Grenoble, dernière de quatre filles. Ma mère était directrice de maternelle et mon père directeur de Hewlett-Packard France. Issu d’un milieu ouvrier et paysan, il a un parcours exemplaire. Ses parents l’ont mis en internat dès 8 ans pour qu’il fasse de bonnes études. Son rêve aurait été Normale sup, il lisait tout le temps, par exemple Ovide et Cicéron dans le texte, qu’il me faisait partager. Mais il est devenu ingénieur… Nous vivions dans un hameau loin de tout. Pas de cinéma ou de théâtre à l’horizon. Rien à faire là-bas, que lire — et il y avait des livres partout à la maison — ou faire de la musique de chambre, chaque dimanche, avec mes sœurs, que j’adorais : moi au violon, elles à la flûte, au piano et au violoncelle. Flaubert, Montaigne, Duras, Colette sont ainsi vite devenus mes seuls amis. Je ne savais que lire. Cela inquiétait mes parents. Mais lire était infini, tellement plus excitant que jouer avec des Barbie. Je voyais m’apparaître Mme de Rênal, Emma Bovary… Je me suis naturellement orientée vers des études de lettres. J’adorais la littérature médiévale. “Arrivée à Paris, je me souviens d’avoir acheté Pariscope et être allée dans tous les théâtres par ordre alphabétique, à partir de la lettre A.” Comment avez-vous découvert le théâtre ? Lors d’un voyage d’études à Rome, dans le cadre de Normale sup. Une bande d’historiens de l’école avait repéré mon sens de la repartie et m’a proposé de faire avec eux des matchs d’improvisation. J’ai adoré, c’était joyeux, on riait. L’année de l’agrégation, l’un d’eux a voulu monter Les Bonnes, de Genet. J’y interprétais Claire. Le soir où on a fini les représentations, quand j’ai vu partir les décors, le plateau se vider, j’ai réalisé que c’était sur scène que je voulais être, que je voulais partager des mots. Le ciel m’est soudain tombé sur la tête. Alors j’ai, en même temps, annoncé à mon père que j’avais réussi l’agrégation, mais aussi que j’arrêtais tout pour faire du théâtre et démissionnais de Normale sup. On n’avait qu’une vie, lui disais-je, et je n’aurais pas une deuxième chance d’apprendre ce que je voulais vivre. Il ne me l’a pas pardonné pendant des années. Qu’est-ce qui vous a fait sauter le pas ? Après une année d’enseignement en ZEP à Vaulx-en-Velin, où j’ai adoré transmettre aux élèves le goût des auteurs que j’aimais — mais où l’inspection m’a reproché de faire un enseignement de niveau faculté peu adapté ! —, j’ai été admise à l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (Ensatt) de Lyon. Là-bas, j’étais inculte. Je ne connaissais le théâtre que par les livres. Même pas une comédienne à laquelle m’identifier ! J’avais vu peu de films et aucune pièce. Alors j’ai rattrapé. Arrivée à Paris, je me souviens d’avoir acheté Pariscope et être allée dans tous les théâtres par ordre alphabétique, à partir de la lettre A, n’ayant aucune notion de ce qu’ils représentaient ou pas. Pareil pour les spectacles : je suis allée au Centre national du théâtre et j’ai visionné tout ce qui était possible… Est-ce difficile d’arriver bardée de diplômes dans ce milieu ? J’étais tellement boulimique de théâtre quand j’y suis arrivée que je n’avais aucun orgueil. J’aurais balayé, fait le ménage pour rester là s’il l’avait fallu. J’ai exercé beaucoup de petits métiers. C’est vrai qu’on m’a souvent recommandé de ne pas mentionner mes diplômes dans mon CV, sous prétexte qu’ils feraient peur aux metteurs en scène. Eux ont le droit d’en avoir, pas nous ! Mais Christine and the Queens, Jeanne Balibar sont aussi normaliennes… Sans compter ce sous-entendu permanent : trop de culture, donc pas assez de nature… Ma fille de 9 ans, qui lit tout le temps elle aussi, même en classe, m’a demandé récemment ce que voulait dire « intello », l’insulte suprême dont l’affublaient ses copains. J’ai dû lui expliquer qu’ils devaient redouter que ce qu’elle apprenne dans les livres se retourne contre eux. Alors que c’était justement le contraire : un intello lit pour mieux comprendre le monde et mieux aimer la vie. C’est un hommage à la vie que lire. Et pour un comédien, avoir la passion des textes est essentiel. Tout comme un musicien ne peut se passer du solfège. Mais il faut trouver l’équilibre entre culture et nature, intellect et instinct. On n’accuse jamais de cérébralité la chanteuse, poétesse et musicienne de rock Patti Smith, que j’interprète dans La 7e Vie de Patti Smith, de Claudine Galea. Et pourtant c’est un dictionnaire ambulant, à la culture phénoménale ! Mais elle a trouvé la forme, magnifique, qui fait passer le fond. “Jouer, c’est tuer la solitude.” Comment travaillez-vous un rôle ? Il y a la part active et la passive. Je lis tout ce que je peux sur l’auteur, son époque. Je lis et relis la pièce à l’infini, chaque jour ; on y découvre toujours des éléments nouveaux… Je regarde les photos des acteurs qui l’ont joué avant moi, je visionne les captations d’autres mises en scène du même texte. J’aime voir comment les autres interprètes ont gravi la même montagne et m’inscrire dans leur filiation ; ça m’apprend toujours plein de choses… Quant à la partie passive, c’est s’abandonner à la rêverie, à l’imaginaire, aux gens qui passent… Etre actrice n’est pas un métier, mais une façon de vivre. Quelle Dame aux camélias vous a le plus impressionnée ? Isabelle Huppert dans le film de Mauro Bolognini, en 1981. Elle y est magistrale en petite fille glacée et insolente. Elle assure pourtant ne pas travailler ! Non, elle offre juste sa vie entière à ce qu’elle joue ! C’est quoi jouer ? Une croyance enfantine au pouvoir du langage, au fait que les mots peuvent vous propulser dans un monde où vous serez enfin entendue par quelqu’un. Jouer, c’est tuer la solitude. Même si, après ces moments exceptionnels où s’est construit un tel univers imaginaire, le retour au réel peut créer de la tension. Pas facile de se retrouver à la caisse d’une supérette après avoir été la Dame aux camélias… Car jouer c’est être là, sur le plateau, sans tricher. C’est se rassembler en scène, malgré le flou des choses et le flou de soi. On n’est pas là par hasard, nous enseignait à l’Ensatt Nada Strancar. Pas là en touriste. Il faut tout donner. Ses rêves, sa pudeur, son temps, son corps. Même si on préférerait rester cachée. Parfois on a l’impression d’être brûlée par le regard des spectateurs. MARIE-SOPHIE FERDANE EN QUELQUES DATES 1977 Naissance à Grenoble. 2000 Diplômée de l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (Ensatt). 2007-2013 Comédie-Française. 2014 Les Heures souterraines, sur Arte. 2016 Argument, de Pascal Rambert, au Théâtre de Gennevilliers. 2017 La 7e Vie de Patti Smith, au Théâtre Ouvert, Paris 18e. 2018 Je ne suis pas un homme facile, sur Netflix. A VOIR La Dame aux camélias, d’Alexandre Dumas fils. Mise en scène Arthur Nauzyciel. Jusqu’au 5 octobre, Théâtre national de Bretagne (TNB), Rennes (35), www.t-n-b.fr ; du 11 au 21 octobre, Les Gémeaux, Sceaux (92).
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
May 11, 2018 4:50 AM
|
Par Marie Anezin dans "Ouvert aux publics" 10 mai 2018 /// Les retours Voilà elles sont 750, elles sont courageuses et déterminées, elles sont réalisatrices, comédiennes, étudiantes, metteuses en scène, écrivaines, journalistes… Elles sont des Femmes et ne veulent pas être traitées à part. Ah ! J’ai omis de dire qu’elles étaient forcément belges… Elles ne se contentent pas de râler, elles agissent, sans peur du regard ou de représailles pour leurs futurs engagements, avec leurs moyens qu’elles mutualisent et sans un effet de réunionite aiguë, elles foncent !
Elles sont belges, de naissance, de sol ou de cœur. La diversité et la mixité aussi elles les revendiquent. Elles sont pluriel(le)s. Elles s’insurgent face à une xiéme nomination d’un directeur de théâtre bruxellois parmi trois candidatures féminines dans la « short list » et une majorité dans les postulants (13 femmes se sont présentées et 9 hommes). Et en particulier, que ce soit au Théâtre des Tanneurs, dans ce lieu où il aurait été hautement symbolique de mettre une femme aux commandes pour effacer l’affaire David Strosberg. Cet ex directeur a été limogé pour harcèlement moral, pressions diverses révélés et gestes déplacés envers des femmes. Une situation connue de la profession et surtout du CA qui a fermé trop longtemps les yeux…jusqu’à #Me too. La nomination d’Alexandre Caputo, qu’elles ne remettent pas en cause au niveau de sa compétence, il est important de le préciser, a pourtant mis le feu aux poudres car cela a en plus entériné un petit jeu de chaises musicales, de dirigeants déjà implantés dans la place. En effet Alexandre Caputo, est connu comme conseiller à la programmation du Théâtre National de Bruxelles et pour avoir développé jusqu’à une présence au sein du In d’Avignon durant plusieurs années le Festival XS, consacré aux formes courtes. Un Festival qui a fait ses preuves, comme l’homme, ce qui est l’argument du CA des Tanneurs pour expliquer son choix.
Élire une femme aurait-il été plus risqué ?
La carte blanche, envoyé mardi aux média par ce groupe de femmes prouve le contraire : « Beaucoup ont du savoir, des visions, des projets, de l’entregent, des puissances de travail, des idées et des compétences multiples et… de l’expérience ; dont une très singulière : celle de savoir réellement ce qu’est l’appartenance à une classe minorisée et, de ce fait, devoir se battre en permanence. Cela peut donner un certain courage, nécessaire dans ce type de fonction quand on veut faire quelque chose de neuf.
Nous ne pouvons dès lors qu’exprimer d’abord notre colère et notre écœurement mais aussi notre désir de justice, d’égalité, de décloisonnement et de décolonisation . »
Le collectif F(s), C’est cette immense colère, la fois de trop et de trop nombreux questionnements qui ont mobilisé ces 750 femmes rassemblées sur FB puis pour certaines d’entre elles en petit comité et enfin en grande réunion, vendredi dernier. Elles se sont regroupées en assemblée et ont créé un collectif de femmes qui s’intitule F(s)*. Elles se définissent ainsi : « Nous, ces femmes, F(s), professionnelles de la culture – de tout âge, origine, classe et orientation confondues, sommes révoltées de constater une fois de plus la non-représentativité des femmes dans le secteur des arts de la scène due à la persistance d’un système instauré et maintenu depuis des siècles par l’homme occidental blanc. Un système qui s’accompagne toujours de la négation des minorités, nombreuses, et de notre sexe, pourtant majoritaire. »
Elles veulent avant tout réfléchir et comprendre cette situation pérenne d’inégalité Hommes-Femmes au sein des institutions artistiques : « Nous voulons que soit interrogé précisément le processus qui a conduit à ce choix :
– Comment un CA qui a fermé les yeux, voire couvert les agissements de son ancien directeur, peut-il encore décider de l’avenir d’un théâtre dont il aura contribué à salir la réputation ? – Où en est l’enquête demandée par la Ministre de la Culture suite à l’article de Catherine Makereel dans Le Soir et à la lettre, signée par plus de 150 personnes du monde culturel lui demandant d’agir ? – Comment ne pas être stupéfait devant la composition du jury (6 membres du CA et 4 « experts ») qui ouvre une voie royale aux conflits d’intérêts et à l’éternelle cooptation entre pairs et puissants.
Nous voulons que cesse ce que l’on appelle communément les « petits arrangements entre amis », vieilles pratiques issues de « clubs » d’influence où la présence des femmes – faut-il le rappeler ? – était interdite jusqu’au début du XXe siècle, et reste toujours minoritaire, voire suspecte. Ou sert de simple caution. A partir d’aujourd’hui, et au-delà de ce cas désormais emblématique, nous nous interrogeons et réagissons pour l’ensemble du secteur. » La presse belge commence à relayer largement l’info comme ici dans deux des principaux journaux bruxellois, La Libre et Le Soir. L’origine du monde F(s) Au départ un texte qui circule sur FB, celui d’Isabelle Bats nommé Femelle. Cette autrice et performeuse, entre autres chez Phia Ménard, connue au Théâtre des Doms (Avignon) pour ses diverses interventions et sa récente présentation toute en verve et vitalité de leur dernier PechaKucha (art de pitcher des créations en 6 min 40 s.), est une grande défenseure de la question du genre et d’un féminisme revendicatif. Ce texte faisait écho aux précédents coups de gueule, lancés aussi sur FB par une des grandes comédiennes belge Valérie Bauchau – vu dans le Off dans Occident, Loin de Linden (ci-contre au milieu de la photo avec des lunettes, à coté d’Isabelle Jans en bleu, ancienne directrice du Théâtre des Doms d’Avignon et de Bérengère Deroux, adjointe à la direction artistique, création théâtrale et diffusion, à Mars – Mons des Arts de la Scène). Rejointes par la metteuse en scène belge Myriam Saduis et bien d’autres, qui sont loin d’être des suivantes, elles créent un groupe secret FB qui réunit en quelques heures 750 femmes et depuis en compte plus de 1000! Une clandestinité qui rappelle d’autres combats mais ne demande ici qu’à percer au grand jour. Ce qui sera fait au fil des diverses réflexions et actions à suivre. Constitués en groupe de travail, elles s’organisent à une vitesse grand V et dans une rigueur impressionnante. Un collectif de salut public. Et pas que pour les femmes ! Car ce mouvement qui agace et dérange surement déjà ne fait pas que repositionner les choses; il questionne surtout et remet à plat des pratiques, ce qui ne peut être que salutaire pour tous. Saluons donc cette énergique initiative, cet élan concret et fédérateur (article paru dans Le Soir). Elles auraient pu se retrancher derrière les plus connues, ou les médiatiques, il y en a beaucoup parmi elles. Elles préfèrent le collectif, la discussion, le partage des taches et le système du vote. Un collectif artistique en Belgique cela fonctionne, on le sait et cela a déjà donné lieu à de grandes compagnies, alors pourquoi celui-là ne conduirait-il pas vers de grandes réformes, d’autres formes de fonctionnement ? Les femmes de F(s) sont puissantes dans leur nombre et créatives dans la forme constructive qu’elles opposent à cette nomination et omniprésence masculine aux postes d’envergures en Belgique, elles sont surtout légitimes dans leurs combats et leurs revendications, elles ont tout mon soutien, j’en suis!
Merci Mesdames, d’ouvrir vos gueules pour que ça ne se passe pas comme ça, comme d’habitude, merci de sortir du lit du silence, des antichambres du pouvoir, de la cuisine interne machiste des nominations, des places réservées, pour mettre un coup de pied dans les conventions et l’ordre établi. Les F(s) ne sont pas des Femen, ni des ultra féministes, elles ne sont pas hystériques, ni toutes lesbiennes ou mal baisées…elles sont justes des Femmes avec des convictions et un ton : « Il est temps de secouer violemment la construction pyramidale, très majoritairement masculine, définitivement dépassée, du secteur. La fulgurance de notre rassemblement hurle notre urgence – hurle, oui, car nous savons que ce qui ne veut pas être entendu doit être prononcé très haut et très fortement – mais dit aussi, très calmement, notre détermination sans faille à modifier en profondeur cette intolérable situation. Nous prendrons le temps qu’il faudra pour mener ce combat à bon port. » Merci les Femmes Belges, votre union est belle à voir, et une fois de plus ici en France on vous envie d’être en avance sur nous au plateau, à la scène comme à la vie.
Mais on peut aussi vous rejoindre et unir nos forces pour avancer et réduire les écarts.
Mercredi soir, du coté du Festival de Cannes, Cate Blanchett, présidente du jury, impériale, a lancé un « Mesdames, mesdames, mesdames et messieurs, bonsoir. » Une façon simple de rappeler la présence remarqué des femmes cette année dans le jury. Les F(s) finissent leur carte blanche ainsi : « Voilà les raisons de cette union nommée F(s). Elle s’annonce comme une révolution, car est révolutionnaire aujourd’hui d’avoir l’équité, l’égalité et la liberté pour boussole. »
Alors si révolution il y a, qu’allons-nous faire, mesdames et messieurs, messieurs, messieurs pour que la parité Homme/Femme (dans le milieu artiste et ailleurs) ne soit plus un combat mais une réalité ? Pour tout contact avec le Collectif F(s) : femme.s.belgium@gmail.com * Retrouvez le texte fondateur du collectif, la carte blanche parue mardi, dans son intégralité ici Marie Anezin
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
December 12, 2017 3:44 AM
|
Par Patrick Sourd dans Les Inrocks
Quand les salariés se retrouvent en haut de la tour pour fumer, toutes les mesquineries éclatent au grand jour. Une comédie grinçante de Sergi Belbel que Lilo Baur tire vers un onirisme à la Buñuel.
Vision propre à provoquer le vertige, la sculpture qui couronne cette tour du quartier d’affaires représente la ville telle qu’on la découvre dans sa verticalité pour peu qu’on se penche à la rambarde bordant la terrasse du quarante-neuvième étage. Même si chaque employé est tenu de signer à son embauche un contrat qui l’engage à s’abstenir de fumer dans l’enceinte de l’entreprise, chacun transgresse l’interdit pour grimper sur cette plate-forme et s’en griller une, le nez au vent. Avec Après la pluie (1993), l’auteur catalan Sergi Belbel anticipe sur l’ère de la prohibition tabagique pour se payer la tronche d’une tribu du tertiaire qui se pose en parangon du respect des règles et en championne du propre sur soi. Son organigramme décline le panel des secrétaires via un simple code couleur capillaire pour les désigner en brune, blonde, châtain et rousse. Un Club des fumeurs planqués Il se complète de deux représentants de l’exécutif, d’un programmateur et d’un coursier. Tous sont membres du Club des fumeurs planqués du dernier étage où, sous les effets conjugués de l’altitude et de la loi du marché, la parole se libère et la tige de huit se négocie à pas moins de 4,50 l’unité. Ici, on brasse de l’air vicié, Lilo Baur l’annonce avec humour dès le départ quand, en guise de trois coups, ce sont les pales d’un gros climatiseur installé sur la terrasse qui se mettent à tourner. En ce royaume des cimes, la vacuité des échanges n’a d’égal que la vulgarité crasse de leurs contenus. La pratique du harcèlement sexuel étant le ciment de cette fine équipe, pas besoin d’être chimiste pour analyser le carburant de cette comédie qui mêle à part égale la mesquinerie et l’insulte, la misogynie et l’homophobie. Une troupe du Français au plaisir jubilatoire Tandis que les actrices et acteurs de la troupe du Français prennent un malin plaisir à rendre leurs personnages tous plus détestables les uns que les autres, la metteure en scène travaille en finesse les enjeux d’un texte qui déborde le cadre boulevardier d’une critique pour faire rire. L’absence de pluie, le crash d’un hélicoptère à proximité sont autant de signes qui transforment la banalité de leur situation en menace d’un enfermement qui ne dirait pas son nom. Faisant de cette terrasse un piège avec vues, elle nous rappelle l’énigme de cet autre huis clos qu’avait imaginé Luis Buñuel dans L’Ange exterminateur (1962). Quand la pluie tombe enfin et oblige ce petit monde à se replier dans le bâtiment, on les sait condamnés à un enfer dont ils ne pourront jamais sortir.
Après la pluie de Sergi Belbel, mise en scène Lilo Baur, avec Véronique Vella, Cécile Brune, Alexandre Pavloff, Clotilde de Bayser, Nâzim Boudjena, Sébastien Pouderoux, Anna Cervinka, Rebecca Marder, jusqu’au 7 janvier, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris VIe
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
December 3, 2017 5:23 PM
|
Chronique de Michel Guerrin dans Le Monde.
Le scandale Harvey Weinstein a explosé à la face du monde il y a près de deux mois, et – pour l’instant – la France culturelle n’est pas éclaboussée. Pas de vague. Aucun grand créateur dénoncé. Pas de Kevin Spacey, écarté de la série House of Cards et effacé du prochain film de Ridley Scott. Pas de John Lasseter, génial créateur de films d’animation, mis en congé par Disney. Pas de Louis C. K., star du stand-up, accusé par cinq femmes.
Pas d’équivalent non plus avec la Suède, où des milliers de musiciennes, de chanteuses d’opéra et de comédiennes ont dénoncé des agressions. Rien de similaire même avec ce qu’on a pu voir dans d’autres pays, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou l’Espagne.
Lire aussi : Enquête sur un système de violences sexistes au sein du syndicat étudiant UNEF http://www.lemonde.fr/societe/article/2017/11/28/a-l-unef-revelations-sur-un-systeme-de-predation-sexuelle-generalise_5221306_3224.html
En France, des actrices comme Léa Seydoux ou Juliette Binoche ont parlé, mais surtout dans le contexte Weinstein – pas de ce qui se passe en France. D’autres, comme Isabelle Adjani, ont livré leur témoignage, mais sans donner de noms. En France, les scandales concernent le syndicat étudiant UNEF, la politique, la télévision. Il y est surtout question d’un sexisme généralisé, comme le montre le hashtag #balancetonporc. Mais, dans la culture, rien ou presque n’est sorti.
Or il n’y a pas de raisons. Ou plutôt, il y a des raisons pour que ce secteur soit « l’essence même » du harcèlement et des abus sexuels. C’est la conviction de Julien Viteau, du cabinet Altidem, qui, depuis dix ans, accompagne institutions et entreprises culturelles dans leur lutte contre les discriminations. Ce dernier liste de multiples explications, liées aux us et coutumes des métiers culturels.
Lieux de proximité
Le fait est que la création s’invente dans des lieux de proximité physique, souvent confinés, comme un atelier, une loge, une salle de répétition ou de montage, un appartement, une école. Des lieux à l’opposé du bureau. Il n’y a pas dans la culture de ligne blanche entre travail et vie privée, ajoute Julien Viteau. On boit un verre tard le soir ou dans la nuit, après une répétition, un montage de film, l’accrochage d’une exposition. On travaille lors d’une fête, un dîner, un after.
Julien Viteau pointe encore le nombre important d’emplois fragiles – intermittentes, assistantes, stagiaires, étudiantes – souvent en concurrence, ce qui favorise la dépendance de la femme par rapport au décideur. Elle est souvent seule, avec rarement des syndicats pour la défendre.
Et, bien sûr, la culture, termine Julien Viteau, pose la question de la séduction. « Pour obtenir un rôle ou un poste, il faut susciter le désir, et c’est normal. Une jeune photographe, musicienne ou comédienne doit donner envie. Mais la frontière entre désir et abus est vite cassée, d’autant que le créateur, au nom de son art et de la transgression, se croit intouchable. »
Tous ces points sont exacerbés par un autre, explique Julien Viteau. Dans la culture, le pouvoir appartient de manière écrasante aux hommes, qui s’exerce sur beaucoup de femmes. « C’est le terrain de harcèlement idéal. Le créateur ou enseignant devient mentor, qui fait et défait les carrières. C’est vrai dans le cinéma, le théâtre, la musique, les écoles d’art, les jurys, partout… » Deux études récentes et croisées le confirment, celle du ministère de la culture, sous le titre « Observatoire de l’égalité entre hommes et femmes », et celle de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) qui présente un bilan 2012-2017 au titre limpide : « Où sont les femmes ? Toujours pas là. »
Discrimination
Les chiffres sont accablants. Il y a 52 % d’étudiantes dans le monde large du spectacle. Mais ensuite, 2 % de compositrices, 6 % de cheffes d’orchestre, 29 % de solistes instrumentistes, 27 % de metteuses en scène. Et puis seulement 12 % de femmes à la tête des théâtres nationaux, 18 % pour les centres chorégraphiques, 11 % des maisons d’opéra, 20 % des centres dramatiques, 28 % des scènes nationales. Les rares femmes sont nommées directrices dans les lieux culturels où la subvention est la plus faible (et sont moins payées que leurs homologues hommes). Les réalisatrices de films sortis en salles ? 14 % en 2015.
Cette discrimination est débattue depuis une bonne dizaine d’années – seul le secteur des arts plastiques va plutôt dans le bon sens. Deux anciennes ministres, Aurélie Filippetti et Fleur Pellerin, ont utilisé l’arme de la nomination pour corriger le problème.
L’actuelle ministre, Françoise Nyssen, qui a incité des étudiantes en art à parler, se dit très concernée par la question. Mais la réalité, pour l’instant, est que les femmes sont dominantes pour apprendre dans une école artistique (avec souvent un homme face à elles), puis jugées inaptes à diriger. Pourquoi ? De vieux réflexes sont en jeu.
Paradoxe
Déjà, nombre d’acteurs culturels ne jugent pas la discrimination comme un délit mais comme la conséquence de choix fondés sur la compétence – un principe très ancré dans la culture. L’acteur Philippe Caubère, en 2013, a dit haut ce que beaucoup pensent tout bas : « La parité n’a plus aucun sens dès qu’il s’agit d’art. » Et puis l’homme culturel, plus que dans le reste de la société, est souvent choisi parce qu’il est une grande gueule bourrée de certitudes et d’autorité, qui a réponse à tout même quand il ne sait pas.
D’où ce paradoxe : la culture se veut tolérante, ouverte d’esprit, à l’avant-garde sur les questions de société, elle est pleine de bons sentiments dans les œuvres, mais dans son organisation sociale et ses lieux de décision, elle est plus macho qu’ailleurs.
Avec un tel paysage, on peut comprendre que beaucoup de jeunes comédiennes ou autres se taisent. Peur pour leur carrière. Peur de passer pour coincées dans un milieu qui passe pour ne pas l’être. Beaucoup disent aussi leur gêne à jeter des noms en pâture. Alors elles se « débrouillent », selon la formule de Christine Angot. Pour finir, un conseil : lisez ce post de blog d’Agathe Charnet, abrité par Le Monde.fr, et intitulé « Tu prends combien ? ». Vous aurez une idée du problème. http://sco.lt/6FSGW1
Michel Guerrin
|
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 13, 2021 5:44 AM
|
Tribune publiée dans Libération - 13 oct. 2021 Après les révélations de violences sexuelles dans le spectacle vivant, un collectif de personnalités et de professionnels du théâtre fait des propositions concrètes pour changer les choses. Et appelle à une mobilisation, samedi à Paris. Légende photo : Dans un milieu théâtral qui fonctionne à huis clos, où les mêmes individus ne cessent de fouler la scène et de se recroiser, difficile de passer à côté de telles accusations de violences sexuelles. (Gabriel Martinez/Getty Images) par Un collectif publié le 13 octobre 2021 à 10h27 «Tout le monde savait.» L’enquête fracassante de Cassandre Leray sur Michel Didym dans Libération, ancien directeur du théâtre de la Manufacture de Nancy, accusé par une vingtaine de victimes de faits allant du harcèlement sexuel au viol, faits qu’il conteste, est sans appel. Dans un milieu théâtral qui fonctionne à huis clos, où les mêmes individus ne cessent de fouler la scène et de se recroiser tandis que défilent les années, difficile de passer à côté de telles accusations. «Oui, bah c’est Michel» (sic) a rétorqué laconiquement un enseignant à une jeune comédienne qui témoigne dans Libération, alors qu’elle lui confiait des faits de harcèlement qu’aurait commis le metteur en scène. Une assertion teintée d’un reproche latent, facilement décelable – à quoi vous attendiez-vous, à vous jeter dans la gueule du loup, et comment oser ensuite vouloir être protégée ? – qui sonnera bien familièrement aux oreilles de n’importe quelle personne victime de discrimination systémique tentant d’exercer en France en 2021 une profession au sein du milieu du spectacle vivant tout en préservant son intégrité psychique et physique. Cette accusation vient s’ajouter aux affaires qui ont éclaté ces dernières années dans les arts vivants. Traumatismes et stigmates sur le corps «Tout le monde savait.» C’est cette constatation glaçante qui nous a tout d’abord fait trembler de rage et de colère et qui nous fait maintenant nous réunir et nous tenir droit·e·s, à l’avant-scène, sous le feu des projecteurs. Car elles sont légion, les histoires que nous chuchotons entre nous depuis des années sans savoir qu’en faire, les agressions dont nous, personnes de tous genres, portons encore les traumatismes et les stigmates dans nos corps, les micro-machismes qui nous silencient et le paternalisme nimbé de séduction graveleuse qui nous a fait tant de fois baisser la tête. Il faut dire que, plus particulièrement en tant que femmes, nous avons été bien dressées. Dès l’école de théâtre, nous avons appris que nous étions des objets interchangeables, des muses qui ne pouvaient exiger de devenir sujets, que la mise en scène comme le génie étaient le pré carré des hommes, que nos corps étaient placés sous contrôle, soumis à des emplois définis et que l’âge sonnerait le glas de notre carrière. Nous avons appris par nos professeurs à nous conformer au «désir du metteur en scène», désir mystérieux qu’il fallait absolument susciter pour déterminer notre embauche future. Nous avons appris à nous déshabiller sur demande au plateau et à supporter les commentaires sur nos corps. Nous avons appris à jouer les ingénues soumises ou les cocottes délurées, fruit d’un répertoire classique uniquement masculin. Nous avons appris à encaisser en souriant. Nous avons appris à être mises en compétition les unes avec les autres, à être «la plus ceci, la moins cela», à être scrutées à la loupe et sous toutes les coutures. Nous avons appris que la création était une nécessité absolue et que pour cette nécessité artistique il fallait être prête à tout, surtout à dépasser ses limites. Nous avons tout appris. Sauf à dire non. Ce sont donc ces préjugés sexistes, cette culture du viol sous-jacente, cette zone grise insidieuse et cette absence de réflexion autour du consentement et de notre art qui infusent ensuite toutes les strates de notre profession, de l’obscurité des coulisses à la fermeture du bar du théâtre lors des tournées, en passant par les bureaux de productions. Et lorsque nous nous aventurons à notre tour à «sortir du désir» pour écouter notre nécessité, quand nous tentons de créer, d’écrire, de diriger, de mettre en lumière, en son ou en scène, nous nous retrouvons face à un système patriarcal et hiérarchique, établi et décomplexé où chaque rendez-vous professionnel, où chaque répétition, où chaque festival peut devenir un piège odieux, une prédation potentielle, une humiliation supplémentaire pour le travail consciencieusement déployé malgré tout. Face à la précarité structurelle de nos emplois comme à celle de nos positions spécifiques en tant que femmes (1) artistes dans l’écosystème théâtral, nous n’avons souvent d’autre choix que de nous taire et – si nous ne sortons pas du métier, sonnées d’avoir reçu trop de coups – de nous y conformer. La persistance du plafond de verre Car, si, parmi les nouvelles générations, des metteuses en scène ont enfin l’opportunité de créer sur des grands plateaux et sur les scènes nationales, si des directrices de Centre dramatiques nationaux ont ouvert la voie depuis le début des années 2000, les créatrices sont loin d’avoir brisé le plafond de verre. Rappelons qu’à ce jour seules une metteuse en scène et deux chorégraphes ont pu fouler la Cour d’honneur en soixante-dix ans du Festival d’Avignon, que les théâtres nationaux sont tous dirigés par des hommes et que les financements publics ne sont toujours pas répartis de manière égalitaire. Selon le comptage de référence du Mouvement HF qui lutte pour l’égalité femmes-hommes dans la culture, les femmes ne représentent que 37% des postes de direction des centres dramatiques nationaux et régionaux, elles ne mettent en scène que 35% des spectacles programmés dans des théâtres nationaux, et pour bousculer les imaginaires, elles n’étaient que 26% d’autrices présentées dans les théâtres nationaux en 2018-2019. Avec une telle sous-représentation et une si intense mise en concurrence, comment penser une véritable mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles ? Comment se faire entendre quand une grande partie de notre travail consiste à trouver des moyens décents de production et de diffusion de nos spectacles, et à tenter d’être prise au sérieux dans nos gestes artistiques, notre travail d’actrice ou de technicienne ? Et où trouver des allié·e·s et des oreilles attentives face à une agression verbale ou sexuelle quand les postes les plus haut placés sont tenus par un système de cooptation et d’entraide masculine qui reste hermétiquement sourd aux rares plaintes de leurs consœurs ou subalternes ? Quand ce système peut précipiter celles et ceux qui parlent dans l’abîme de l’exclusion des réseaux et du chômage ? Nous croyons pourtant que nous avons le pouvoir de changer les choses et que, face à la prise de conscience collective opérée depuis l’affaire Weinstein, un changement de paradigme s’opère, les solidarités s’organisent, les noms circulent et des mots se posent, des allié·e·s apparaissent et nos voix commencent à être entendues. Mais, si libérer la parole est une chose, en prendre soin et la faire suivre d’actes en est une autre. Et les affaires et plaintes qui ont éclaté dans notre métier au cours des quatre dernières années impliquant des directeurs de lieux, des techniciens, des enseignants ou des metteurs en scène n’ont que trop rarement été suivies de mesures fortes et coercitives, attestant que nous ne pouvons exercer notre métier dans des conditions dignes et décentes, et que la peur et la honte doivent changer de camp. Encadrement de la production théâtrale C’est pourquoi nous soumettons aujourd’hui à l’ensemble de notre profession mais aussi aux structures municipales, départementales, régionales, nationales et étatiques qui accompagnent et encadrent la production théâtrale en France les propositions suivantes : Le lancement d’une enquête quantitative menée au niveau national et aux résultats rendus publics sur les faits de violences sexuelles et sexistes au sein de la profession. La mise en place d’un travail de sensibilisation des équipes des établissements culturels et des établissements d’enseignement artistique aux violences sexistes et sexuelles, et la désignation d’un·e référent·e harcèlement sexuel formé·e dans tous ces lieux quel que soit leur effectif. Ceci afin que les programmateurs·trices prennent acte du changement qui s’opère au sein de la société entière sur les questions des violences sexuelles et sexistes, et pour qu’ils cessent de produire et programmer des agresseurs·ses. La création d’une charte de déontologie professionnelle signée par les enseignant·e·s et responsables pédagogiques. Ceci afin de protéger les élèves des écoles d’arts vivants contre toutes formes de harcèlement, violence, et pour lutter contre une banalisation des relations intimes et sexuelles entre enseignants et élèves. La mise en place dans les théâtres et instances régionales, départementales ou municipales de journées interprofessionnelles de réflexion et d’échanges autour de ces sujets en mixité et non-mixité choisie. Ceci afin que nous entamions une réflexion collective et que chacun·e puisse prendre part à la transformation de cette «culture» du harcèlement, afin qu’on ne puisse plus dire «on savait tous et toutes mais nous n’avons rien fait». La mise en place de la parité au sein des postes de direction des théâtres nationaux, des centres dramatiques nationaux et des scènes nationales ainsi que des établissements d’enseignements artistiques. Ceci afin d’acquérir une meilleure représentation de notre profession et de changer les rapports de force. Préférer les nominations de femmes aux postes de direction des CDN et tous les établissements subventionnés jusqu’à atteindre la parité. A l’idée du mérite, préférer et favoriser la déconstruction systémique en appliquant l’éga-conditionnalité des moyens de production et des subventions entre les porteurs et porteuses de projets (2). Porter une plus grande attention aux parcours de femmes racisées, doublement discriminées dans leur parcours professionnel. La mise en place d’un label national, affiché et visible au sein de l’établissement, pour les structures de diffusion dont la programmation est constituée à 50 % ou plus de projets portés ou écrits par des femmes, et pour les structures disposant d’un budget de production dont au moins 50 % est alloué à des projets portés par des femmes. Ceci afin que les spectateurs·trices soient averti·e·s. Enfin, favoriser la pluralité des regards et des points de vue, valoriser le matrimoine et la diversité des créateur·ice·s programmé·e·s sur les scènes théâtrales du XXIe siècle. Afin d’élargir les imaginaires. A l’ensemble de la profession, aux spectatric·e·s et aux citoyen·e·s : nous vous invitons à nous rejoindre sur les réseaux sociaux, à venir manifester avec nous le samedi 16 octobre à 11 heures place du Palais-Royal à Paris. Et nous voulons surtout adresser un message simple : nous sommes ensemble et nombreux·ses, nous sommes fort·e·s, nous n’avons plus peur. Et ça, tout le monde le saura. (1) Par femmes nous entendons toute personne s’identifiant ou étant perçue comme femme. (2) A celles et ceux qui, pour s’opposer à nos revendications d’une représentativité paritaire, développeront l’argumentation maintes fois entendue de l’effroi que leur provoque l’idée même de quotas, nous répondrons que si les hommes occupent tant de postes à responsabilités alors qu’ils sont sous-représentés dans les cours de théâtre, les stages de théâtre, les universités de théâtre… c’est qu’ils ont eux-mêmes été les heureux bénéficiaires de quotas favorisant leur entrée dans les écoles nationales et supérieures où les candidats sont bien moins nombreux que les candidates, mais les promotions strictement égalitaires. https://www.mouvement-hf.org / Le collectif #MeTooThéâtre : Anna Baillij, Louise Brzezowska-Dudek, Agathe Charnet, Marie Coquille-Chambel, Charlotte Fermand, Sephora Haymann, Céline Langlois, Coline Lepage, Celia Levi, Julie Ménard, Romain Nicolas et Julie Rossello-Rochet Parmi les signataires : David Bobée, metteur en scène et directeur du Théâtre du Nord, Pauline Bureau, Autrice et metteuse en scène, Rébecca Chaillon, Performeuse, metteuse en scène et autrice, Alice Coffin, Femme politique, Romaric Daurier, Directeur du Phénix scène national Valenciennes, Caroline De Haas, #NousToutes, Rokhaya Diallo, Autrice et réalisatrice, Adèle Haenel, Actrice, Marina Hands, Comédienne et metteuse en scène, Judith Henry, Comédienne, Julie Gayet, Comédienne, Claire Lasne Darcueil, Comédienne, metteuse en scène, directrice du conservatoire national supérieur d’art dramatique, Célie Pauthe, metteuse en scène, directrice du CDN Besançon Franche-Comté, Audrey Pulvar, Maire adjointe de la Ville de Paris, Sandrine Rousseau, Femme politique, Sophie Chesne et Benoit Lambert, Directrice adjointe et directeur de la Comédie de Saint-Etienne, Camille Froidevaux-Metterie, Philosophe, professeure de science politique, Aurélie van den Daele, Directrice du Théâtre de L’Union CDN du Limousin… Retrouvez la liste des 1450 signataires.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 8, 2021 9:16 AM
|
Par Cassandre Leray dans Libération - 8 octobre 2021 Après la parution de l’enquête sur le metteur en scène Michel Didym dans «Libération», un collectif d’artistes a lancé le #MeTooThéâtre sur Twitter jeudi soir. Plus de 5 000 personnes ont partagé leur témoignage sur la plateforme. Plusieurs milliers de témoignages en moins d’une journée. Il est 21h13 jeudi soir quand, d’une même voix, une trentaine de metteuses en scène, comédiennes et critiques décident qu’il est temps que le monde du théâtre ait, à son tour, son #MeToo. Ce sont les mots de Marie Coquille-Chambel qui, les premiers, viennent briser le silence : «J’ai été violée par un comédien de la Comédie-Française pendant le premier confinement, pendant que je faisais un malaise. Il est toujours membre de la Comédie-Française, même si la direction est au courant d’une plainte déposée. #MeTooThéâtre.» 243 caractères postés sur Twitter pour tenter d’amorcer le chamboulement de tout un système. Auprès de Libération, la critique explique : «Notre collectif a lancé le hashtag en réaction à la sortie de l’enquête sur [le metteur en scène] Michel Didym. On pense que c’est enfin le moment, pour toutes les victimes, de se rassembler.» C’est sous ce hashtag que plus de 5 000 personnes ont dénoncé sur Twitter les violences sexistes et sexuelles dont elles ont été victimes. En école d’art dramatique, au cours de la préparation d’un spectacle ou encore d’une représentation dans une salle de théâtre… Partout. Qu’importe le lieu exact, c’est le monde du théâtre tout entier qui est pointé du doigt. Pêle-mêle, l’avalanche de témoignages lève le voile sur tout ce restait jusque-là enfoui sous le poids du silence et de la peur. Comme si, enfin, la parole des victimes dans le milieu pouvait se libérer mais, surtout, être entendue. «Changer définitivement le théâtre» Après la parution de l’enquête de Libération sur Michel Didym, ex-directeur du Centre dramatique national la Manufacture à Nancy, une trentaine de personnes impliquées dans le monde du théâtre ont décidé de se réunir afin de former un collectif. Pour parler maintenant face à «l’impunité», face à un «trop-plein», dit elle-même Marie Coquille-Chambel. Petit à petit, ce collectif naissant ne vise pas seulement à «libérer la parole» mais aussi à «lancer une réflexion pour trouver des solutions ensemble et changer définitivement le théâtre tel qu’on le connaît actuellement», affirme la première à avoir tweeté sous le #MeTooThéâtre. Car les affaires de violences sexistes et sexuelles ont beau être rendues publiques, les accusés finissent souvent par revenir sur le devant de la scène. «Le fait que Bertrand Cantat fasse la musique du spectacle Mère de Wajdi Mouawad ou encore que Jean-Pierre Baro soit programmé au théâtre de la Colline en 2022 alors que les accusations à leur encontre sont connues, soupire Marie Coquille-Chambel, c’est trop gros.» Face à la toute-puissance de nombreux hommes de théâtre, impossible de dénoncer les agresseurs : «Beaucoup de victimes […] ne vont pas dénoncer, par peur d’être grillées dans le métier ou de perdre leur emploi. Il y a cette espèce d’empêchement de la parole, cette omerta totale… Les personnes sont terrorisées à l’idée de ne plus travailler si elles parlent», soulignait Aline César, copilote du groupe «Egalité Diversité» du Syndicat des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) dans une interview accordée à Libération. «Nous n’avons plus peur» «Ce #MeToo a mis autant de temps à naître car, dans le monde du théâtre, les agresseurs sont protégés de par leur reconnaissance dans le milieu professionnel, sous prétexte de “séparer l’homme de l’artiste”. C’est la même chose dans tous les métiers artistiques, comme la musique ou le cinéma», observe de son côté Marylie Breuil, membre du collectif Nous Toutes. Le 10 juillet 2019 déjà, un communiqué de presse était venu alerter quant à l’«impossible #MeToo du spectacle français». Signé par le Mouvement HF, qui œuvre pour l’égalité femmes-hommes dans la culture, les Chiennes de garde ou encore le Planning familial, il pointait du doigt «le silence et le déni» du secteur face aux violences sexistes et sexuelles. Deux ans plus tard, force est de constater que le milieu n’a pas vraiment bougé. «Dans le théâtre, nos agresseurs sont des stars de leur milieu mais pas pour le grand public, alors tout le monde s’en fiche. Pourtant, les dénoncer, c’est aussi dénoncer tout un système», insiste Marie Coquille-Chambel. Le lancement du hashtag #MeTooThéâtre par le collectif – qui n’a pas encore de nom – n’est que la première étape d’une longue lutte. Dans la même lignée, les militantes et militants ont créé une page Instagram afin de recueillir les témoignages anonymes de victimes de violences sexistes et sexuelles dans le milieu. «L’objectif, ce n’est pas de diffuser les noms, ni des victimes ni des personnes accusées, précise Marie Coquille-Chambel. Si les noms sont transmis, ce sera au ministère de la Culture afin qu’un signalement soit fait.» Ce que le collectif attend, c’est avant tout un positionnement fort du ministère de la Culture. «A commencer par ne plus subventionner les accusés», précise Marie Coquille-Chambel. Pour faire entendre leurs revendications, les militantes et militants planchent déjà sur de futures actions à mener. Dans un tweet, la jeune femme, au nom de tout le collectif, l’écrit sans détour : «Nous n’avons plus peur. Mort à l’omerta.» Cassandre Leray / Libération
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 17, 2021 2:11 PM
|
Le Monde avec AFP le 17 avril 2021 L’annonce survient au lendemain de l’annonce du Théâtre royal danois d’annuler les représentations de son ballet en raison de « comportements offensants ». Le danseur et chorégraphe britannique Liam Scarlett, considéré comme une star du Royal Ballet de Londres, est mort brusquement à l’âge de 35 ans, a fait savoir, samedi 17 avril, sa famille. La cause du décès n’est, pour l’instant, pas connue, mais il survient au lendemain de la décision de Théâtre royal danois d’annuler des représentations de sa production du ballet Frankenstein en raison de « comportements offensants ». « C’est avec une grande tristesse que nous annonçons la mort tragique et prématurée de notre Liam bien-aimé », a dit sa famille dans un communiqué. « A ce moment difficile pour la famille, nous demandons le respect de notre vie privée pour nous permettre de faire notre deuil », a-t-elle ajouté. Liam Scarlett a dansé pour le Royal Ballet de 2006 à 2012, avant de prendre sa retraite de danseur. L’institution avait alors créé pour lui le poste d’artiste en résidence. Considéré comme l’enfant prodige du ballet britannique, il avait ensuite connu une carrière fulgurante de chorégraphe avec une version remarquée du Lac des Cygnes en 2018. Lire cet article de 2018 : #MeToo, du phénomène viral au « mouvement social féminin du XXIe siècle » Ecarté de plusieurs compagnies de ballet Mais il avait été suspendu du Royal Ballet en janvier 2020 après avoir été visé par une enquête pour harcèlement sexuel durant l’été 2019. Cette enquête avait conclu quelques mois plus tard qu’il n’y avait pas matière à donner suite, mais l’institution avait cessé de travailler avec lui. Selon le Times, il était accusé d’avoir formulé des commentaires déplacés sur les organes génitaux, fait des attouchements sexuels, des demandes de photos nues et de brusques irruptions pendant que les étudiants qu’il encadrait se changeaient, sur une période de dix ans. Après l’article du Times, le Ballet de Queensland, en Australie, avait coupé tout lien avec l’ancien danseur, qui y était artiste associé, annulant la mise en scène de sa nouvelle adaptation, Les Liaisons dangereuses. Et, vendredi, le Théâtre royal danois a annulé les représentations de son ballet Frankenstein, parlant de « comportements offensants » de la part de Liam Scarlett en 2018 et 2019. « Le bien-être et la sécurité de nos employés sont pour nous une priorité absolue. Nous ne souhaitons donc pas interpréter les œuvres (de Scarlett) pour le moment, et Frankenstein au printemps 2022 a donc été annulé », a déclaré le directeur Kasper Holten dans un communiqué. Dans le petit monde de la danse classique, les langues se délient et plusieurs cas de discrimination et de harcèlement sexuel et moral ont été révélés depuis le début du mouvement #MeToo. Le Monde avec AFP Article du 24 mars 2021 de Pointe Magazine, annonçant l'arrêt de toute collaboration avec Liam Scarlett par The Royal Ballet
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
October 28, 2020 6:16 AM
|
Par Cassandre Leray dans Libération - 28 octobre 2020 L'ancien professeur de théâtre à l'université de Besançon Guillaume Dujardin a été reconnu coupable en première instance le 21 octobre. Pour «Libération», les victimes reviennent sur leur histoire et le procès. «On a été entendus. Maintenant, quand je parle, la honte n’est plus sur moi. Elle est sur lui», affirme Anaïs (1). Depuis la fin du procès contre son ancien professeur de théâtre, la comédienne de 24 ans se sent «apaisée». Mercredi 21 octobre, Guillaume Dujardin a été reconnu coupable de chantage sexuel sur neuf anciens élèves, et d’agressions sexuelles sur deux d’entre elles. Il a toutefois été relaxé pour les accusations d’agression sexuelle d’une de ses anciennes étudiantes. Au cours de ce procès, les jeunes comédiens ont dénoncé les méthodes de travail de Guillaume Dujardin, décrites comme «violentes» et constamment orientées vers «la nudité ou le sexe». Des faits commis entre 2014 et 2017, alors qu’il donnait cours au sein du Deust (Diplôme d’étude universitaire spécialité théâtre) de l’université de Franche-Comté, à Besançon. Contacté par Libération, l’avocat du professeur déclare que son client «conteste être coupable des infractions qui lui sont reprochées et pour lesquelles le tribunal correctionnel de Besançon l’a condamné», sans préciser s’il compte faire appel. Guillaume Dujardin a été condamné à quatre ans de prison, dont deux fermes, et devra verser des dommages et intérêts aux victimes allant de 5 000 à 15 000 euros. Par ailleurs, son nom sera inscrit au Fijais (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles et violentes). Il a également interdiction d’entrer en contact avec les victimes, et obligation de se soigner. «A la sortie de ce verdict, c’était un soulagement. Même si ça va être très long de se réparer, c’est un nouveau départ», confie Lucie, 27 ans. Une trentaine de témoignages Le premier signalement a eu lieu il y a près de trois ans. Le 7 décembre 2017, l’université reçoit une lettre anonyme. Noir sur blanc, une mère d’élève alerte, avec son mari, sur les agissements de Guillaume Dujardin. Dans ces lignes, ils évoquent notamment le fait que le metteur en scène est accusé de demander à certaines jeunes femmes de se dénuder lors de répétitions chez lui. «Un prof m’a appelée pour me demander si c’était vrai. J’ai dit que oui. Là, il m’a demandé de recueillir d’autres témoignages anonymes. Et c’est comme ça que tout a commencé», rembobine Emma, de la promo 2012-2014 du Deust. A lire aussi Enseignement du théâtre : le flou artistique En voyant les témoignages s’accumuler, Anaïs comprend qu’elle n’est «pas seule» : «Quand j’ai lu ce qu’avaient écrit les autres filles, je me suis effondrée. Je suis allée porter plainte le 16 février 2018.» A sa suite, une trentaine d’autres personnes se rendent au commissariat pour témoigner. En tout, 10 plaintes sont retenues, venant d’élèves des promotions allant de 2010-2012 à 2014-2016. Celle de Clément en fait partie : «C’est là qu’ont commencé les trois plus longues années de ma vie, en attendant le procès. Avec Anaïs, on s’appelait tous les jours pour en parler.» Pendant tout ce temps, il ne se passe pas un jour sans que le souvenir des cours avec Guillaume Dujardin ne s’immisce dans l’esprit du jeune homme : «Avec un camarade, on avait eu pour consigne de violenter et déshabiller une étudiante sur scène, jusqu’à ce qu’elle se retrouve torse nu…» Une autre plaignante, Héloïse : «J’ai dû simuler un viol sur une de mes camarades, je devais mettre ma main dans sa culotte sur les consignes de Guillaume. J’étais en train de violenter mon amie, c’était glaçant. En plus, cette scène ne se prêtait pas à ça…» «Il disait que c’était pour me faire progresser» Pour Anaïs, le temps qui s’écoule entre sa plainte et le procès est ponctué de séjours en hôpital psychiatrique et de comportements autodestructeurs allant jusqu’aux tentatives de suicide, à quatre reprises. «Je me détestais, je pensais tout le temps à ce qui s’était passé», souffle la jeune femme, qui a étudié au sein du Deust entre 2014 et 2016. Comme plusieurs autres plaignantes, elle raconte avoir été invitée à des «cours particuliers» de théâtre au domicile de Guillaume Dujardin, et avoir reçu pour consigne de se dénuder : «Il disait que c’était pour me faire progresser, qu’il faudrait que je n’ai plus aucune limite…» explique Anaïs. Eva, de la même promotion : «Je lui faisais confiance, il nous a tellement mis en tête que la nudité nous ferait progresser, qu’on devait passer par là pour être une super actrice. Mais ça ne suffisait jamais. J’ai dû me masturber plusieurs fois devant lui, nue, alors que je n’en avais pas envie.» Au cours de ces répétitions, Eva et Anaïs accusent le professeur d’avoir été encore plus loin, raison pour laquelle elles ont déposé plainte pour «agression sexuelle» : «Je jouais nue, debout sur son radiateur. Lui était derrière moi, et j’ai senti ses mains qui touchaient mes fesses. Je me suis retournée, je ne voulais pas qu’il me touche. Là, j’ai vu son visage au niveau de mon sexe, et il a commencé à m’embrasser juste au-dessus des poils. Je lui ai dit stop. J’ai eu peur de lui pour la première fois», se remémore Eva. A lire aussi«Paye ton rôle» : un compte Instagram pour dénoncer les abus dans les écoles de théâtre A son tour, Anaïs raconte ce qu’elle a vécu lors de ces «cours particuliers» : «Un jour, il m’a proposé de me masser car il me trouvait trop tendue. J’étais allongée sur le ventre, en culotte, sur son lit. Il m’a massé les épaules, les jambes, les fesses, et là, il est allé vers mon entrejambe et m’a masturbée. Je suis restée figée. J’étais là, et en même temps j’étais absente.» Au fil des répétitions, «ça allait de plus en plus loin» : «On travaillait ma scène puis il me faisait aller dans sa chambre. Il utilisait ses doigts et sa langue. Si je disais stop, il me parlait pendant des heures pour me convaincre que si, c’était ce que je voulais. Il me disait que j’avais trop de morale, qu’il fallait que je sois prête à tout pour le théâtre sinon je ne serais jamais une grande comédienne. Ça a duré un an.» Un procès «historique» Le 7 octobre 2020, l’attente prend fin. Il est 8h30 du matin et le groupe de plaignants se rejoint à quelques mètres de l’entrée du tribunal judiciaire de Besançon. Ensemble, ils entrent dans la salle dans laquelle se tient le procès de Guillaume Dujardin. «Il y avait 150 personnes, dont des élèves qui ont voulu porter plainte mais pour qui c’était prescrit. C’était très fort», décrit Héloïse. Après les douze heures d’audience, reste une dernière attente. Celle du verdict. Le 21 octobre, Lucie est là pour l’entendre, comme une «libération» : «Cette peine, elle est symbolique. On a été écoutés et reconnus.» A lire aussiRécits d’humiliations, harcèlement, agressions sexuelles… Scènes cruelles au conservatoire de Rennes Surtout, les plaignants espèrent que cette décision sera un exemple pour d’autres comédiennes et comédiens victimes de situations similaires. «Je pense que c’est vraiment historique dans l’enseignement théâtral. Des histoires comme ça, il y en a plein d’autres, et ça n’a jamais abouti», note Me Anne Lassalle, l’avocate des victimes. Héloïse, plus déterminée que jamais, conclut : «Le théâtre ne doit plus s’enseigner par la violence. J’espère que ce verdict pourra donner de la force aux victimes dans d’autres écoles. Voilà à quoi doit ressembler un procès des années 2020.» Cassandre Leray (1) Les prénoms des élèves ont été modifiés. Légende photo : Le metteur en scène Guillaume Dujardin à la barre du tribunal correctionnel de Besançon, le 7 octobre. Photo Ludovic Laude. MAX PPP
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 25, 2020 4:23 PM
|
Par Cassandre Leray, dessins Cyril Pedrosa — 24 septembre 2020 à 20:01
«Libération» a recueilli les témoignages d’anciens apprentis comédiens à Rennes qui dénoncent les méthodes de leur professeur, toujours en poste, décrites comme abusives et violentes. Malgré une procédure disciplinaire, celui-ci conteste toute faute pédagogique. «J’ai pensé à arrêter le théâtre. J’allais en cours la boule au ventre, je comptais les jours avant la fin de l’année.» Jade (1) a 17 ans. Depuis qu’elle a quitté le conservatoire de Rennes (Ille-et-Vilaine), en juin 2019, elle tente de laisser derrière elle les souvenirs de la formation théâtrale qu’elle y suivait. Au cours de l’année scolaire 2018-2019, Jade et ses 13 camarades de cycle d’orientation professionnelle (COP) de théâtre affirment avoir enduré pendant plusieurs mois des violences physiques et psychologiques de la part de leur professeur. Des blessures provoquées par des exercices, des «hurlements», des «humiliations»… Avec le recul, ces apprentis comédiens parlent de «harcèlement moral», d’un climat de «terreur». Surtout, ils accusent leur professeur, V. (2). d’avoir agressé sexuellement deux élèves, dont Jade, alors âgée de 16 ans. Agissements que celui-ci conteste fermement à Libération par l’entremise de son avocat. Deux membres de la promo ont quitté les cours avant la fin de l’année. Sur les 14 élèves, un seul s’est réinscrit au conservatoire. Malgré les nombreuses alertes des apprentis comédiens adressées à la direction du conservatoire et un signalement au procureur de la République, leur professeur enseignera à nouveau en COP au conservatoire de Rennes en cette rentrée 2020. Libération a pourtant recueilli une vingtaine de témoignages d’anciens élèves et collègues qui, dans un contexte pédagogique où une large autonomie est laissée à l’enseignant, accablent les méthodes de V., décrites comme violentes et abusives. «Acharnement» En septembre 2018, V. est désigné comme professeur de COP à Rennes. Ce quadra présente un profil et une expérience a priori intéressants : diplômé d’Etat en enseignement théâtral, il a été professeur dans les conservatoires de Dijon (Côte-d’Or) et Quimper (Finistère). Une dizaine d’années auparavant, il a déjà donné des cours à Rennes. Metteur en scène et comédien au CV modeste, il est alors aussi président de l’Association nationale des professeurs d’art dramatique - fonctions qu’il quittera en janvier 2020. Une réputation controversée le précède pourtant. «D’anciens élèves nous avaient prévenus qu’il était agressif… Un prof nous avait dit de faire attention à nous», se remémore Chloé, 23 ans. Mais cela n’inquiète pas outre-mesure la promo 2018-2019, dont la jeune femme fait partie, qui s’apprête à passer la majorité de sa vingtaine d’heures de cours hebdomadaires avec V. Les 14 élèves ont entre 16 et 26 ans et rêvent tous depuis des années de mettre le théâtre au centre de leur vie. Juliette, 21 ans, se rappelle avoir été «prête à tout pour rentrer en COP». Etre admis n’est pas donné à tout le monde : un entretien, plusieurs journées de stage, une audition devant un jury… Il n’est pas rare d’essuyer plusieurs refus avant de trouver une place dans cette formation qui prépare les élèves aux concours d’entrée d’établissements très prestigieux, tel le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Les élèves de V. déchantent dès les premiers cours en septembre. Tous dépeignent un professeur qui les effraie tant qu’ils n’osent pas lui répondre. «Il sème la terreur, se souvient Sarah, 20 ans, il nous hurle dessus si on ne fait pas ce qu’il veut. Il parle à deux centimètres de notre visage en levant le doigt. Quelqu’un qui lui sort par les yeux, il l’humilie en disant devant tout le monde qu’il ne sera jamais acteur. Il aimait nous voir pleurer, trimer…» Deux mois seulement après le début des cours, un des étudiants quitte le conservatoire après avoir été régulièrement ciblé par V., au point que des élèves évoquent «un acharnement». Dans la lettre collective adressée au procureur de la République un an plus tard, la promo dénoncera une «violence sans égale» à son égard et parle «d’humiliation publique». Les comédiens redoutent aussi les «échauffements» imposés par V. Pendant une demi-heure, ou même dans certains cas plus d’une heure, ils doivent courir sur scène pieds nus, parfois jusqu’au sang, sauter sans s’arrêter… Lors d’un autre exercice, la classe a pour consigne de s’allonger sur le dos et de se déplacer uniquement à l’aide du bassin, en se frottant au sol. «Certains avaient des croûtes sur le coccyx. Et à force de le refaire, elles s’arrachaient et saignaient. On finissait avec des bleus, mais V. s’en fichait», lâche Romain, 23 ans. «Cette façon de faire ne concerne pas que V. : certains profs persistent à penser que la brutalité est nécessaire car être acteur est un métier difficile, ou que s’immiscer dans la vie personnelle des élèves fait partie du processus», déplore un enseignant et ancien collègue. Pour lui, ces abus sont souvent provoqués par le fait qu’il n’y a «pas de règles pour enseigner le théâtre». Concrètement, les professeurs sont libres d’envisager leurs cours comme ils le souhaitent et de choisir les exercices et méthodes auxquels ils ont recours. Une absence de contours clairs du cadre pédagogique qui peut s’avérer propice à des dérives. «Sous prétexte d’être des artistes, certains s’autorisent tout, souligne le même professeur. Ce sont ces gens que l’on retrouve parfois dans les conservatoires. A la sortie des écoles, on récupère des élèves tétanisés de monter sur scène.» Longtemps, les apprentis comédiens du COP de Rennes s’autopersuadent que le comportement de V. est «peut-être normal.» «C’est du théâtre», admet Corentin, 20 ans. Jusqu’au point de non-retour, en novembre. Depuis plusieurs semaines, V. a axé le travail sur Titus Andronicus, de Shakespeare. Le texte raconte la sanglante vengeance de Tamora, reine des Goths, contre le général romain Titus qui a tué un de ses trois fils. Acte II, scène 3 : les deux fils de Tamora la rejoignent sur scène avec la fille de Titus, Lavinia, et son fiancé, qu’ils tuent. Ils sortent de scène en emportant Lavinia et la violent avant de lui couper les mains et la langue pour l’empêcher de les dénoncer. «Salie» Le 21 novembre, les comédiens à qui ce passage a été assigné répètent en costumes devant V. et le reste de la classe. Sur le plateau, Juliette dans le rôle de Lavinia, habillée d’une robe kaki soyeuse et d’un trench beige. A ses côtés, Jade, qui joue son fiancé, et Sarah dans le personnage de Tamora. Les deux agresseurs sont interprétés par Charles et Romain, tout de noir vêtus, cheveux plaqués en arrière. Les consignes de V. se font de plus en plus brutales : «Il demandait aux gars de vraiment me violenter. J’avais tellement mal que je m’étais acheté des genouillères», rembobine Juliette. Charles : «V. trouvait qu’on était trop passifs. Il est donc monté sur le plateau pour nous montrer comment faire», sans prévenir les deux jeunes femmes qui se trouvent allongées sur le plateau. D’abord, V. fonce sur Juliette. «Je n’ai pas vu V. venir, et il s’est allongé sur moi, il m’a bloqué les poignets au sol. Il m’écrasait de tout son corps, plaqué contre moi. Je sentais son odeur, sa respiration, sa tête dans mon cou… Il a fini par me lâcher. Il ne voyait pas que c’était Juliette qui pleurait, et pas Lavinia.» Ensuite, V. se tourne vers Jade. «J’étais allongée sur le dos car je faisais le cadavre, je ne l’ai pas vu arriver. Il était debout et il a attrapé mes jambes pour simuler une pénétration. Il s’est tellement collé à moi que je sentais son sexe. Ensuite, il a lâché mes jambes puis m’a attrapé les épaules pour rapprocher mon visage de son pénis. Là, il a mimé une fellation en faisant des mouvements de va-et-vient», détaille la comédienne, alors âgée de 16 ans. Silence dans la salle. Dans le texte, le viol que subit le personnage de Juliette n’a pas lieu sur scène et n’est que mentionné dans les dialogues. Et rien dans l’œuvre n’indique la moindre atteinte sexuelle sur son fiancé Bassianus, le personnage interprété par Jade. «Quand V. a vu la tête de tout le monde, il a dit : "C’est ça, Shakespeare !"» reprend la jeune fille. Les répétitions s’enchaînent malgré tout. «Je pleurais tout le temps parce que j’avais peur et que je me sentais salie», confie Juliette. Charles ne supporte pas plus la situation : «Quand il a fallu que je fasse à Jade ce que V. lui avait fait, c’était horrible. Je lui ai chuchoté à l’oreille que j’étais désolé.» Cauchemars Quelques semaines plus tard, V. se trouve à nouveau sur le plateau pour montrer aux comédiens ce qu’il attend d’eux. Juliette relate : «J’étais debout. V. s’est mis derrière moi. Il m’a pris les bras, les a bloqués dans mon dos. Il a commencé à descendre une main sur mes hanches, mes cuisses, mon ventre en me disant des choses salaces qui n’étaient pas dans le texte.» A plusieurs reprises durant la répétition, il répète les mêmes gestes. Clémence, 26 ans, y assiste depuis la salle : «Je ne pouvais plus regarder, je me suis levée et je suis sortie pleurer. A la fin du cours, avec l’accord de Juliette, j’ai dit à V. que ce n’était pas normal.» Le professeur ne remontera plus sur scène. «Mais c’était déjà beaucoup trop tard», souffle Juliette. Pendant les vacances de Noël, plus personne ne veut revenir en cours. Pour Romain, le stress est tel qu’il vomit chaque matin. Jade, elle, fait des cauchemars «dans lesquels V. [la] viole». Anaïs craque et quitte le conservatoire en janvier. Mais les 12 élèves restants s’accrochent. Ils exposent leur mal-être à V. lors d’une réunion le 14 janvier 2019 qui aboutit à l’arrêt du travail sur Titus Andronicus. Mais «après la confrontation, ses efforts ont duré deux jours et c’est reparti de plus belle», selon Romain. Le 1er avril, c’en est trop. Ils alertent le secrétariat de direction. Deux groupes d’élèves sont reçus les jours suivants par le directeur du conservatoire, Maxime Leschiera, à qui ils font état de leur indignation. A la rentrée des vacances de printemps, V. n’est plus là, remplacé par un prof issu d’un autre cycle. Interrogé par Libération, Maxime Leschiera explique avoir constaté la «persistance» de «difficultés relationnelles» et ainsi «pris la décision de permuter les groupes et les enseignants par mesure de précaution et pour assurer aux élèves un contexte de travail apaisé». «Ce n’était pas régler le problème, mais le déplacer ! martèle a posteriori Chloé. Ça montrait bien que le directeur ne nous prenait pas au sérieux.» Maxime Leschiera avait pourtant été auditionné le 13 mars 2019 par le Sénat au sujet de la répression des infractions sexuelles sur mineurs, en tant que président de Conservatoires de France, une association de directeurs d’établissements d’enseignement artistique. A cette occasion, il avait déclaré : «Il faut éviter de prendre des mesures injustifiées si l’adulte n’est coupable de rien, et prendre au sérieux la rumeur dans les cas où il s’avère qu’elle est fondée.» A Libé, il assure qu’après sa rencontre avec les élèves au printemps, «aucun autre fait les concernant n’a été porté à la connaissance de la direction du conservatoire jusqu’à la réception du courrier du 1er octobre 2019. A aucun moment, les faits graves dénoncés n’avaient jusque-là été portés à notre connaissance». Plusieurs élèves se souviennent pourtant lui avoir, dès avril, tout relaté des aspects les plus choquants du travail sur Titus Andronicus. «Sur ses gardes» Au fil des semaines, les comédiens comprennent que V. redeviendra bien leur professeur à la rentrée 2019. Sur les 14 élèves de la promo, 13 décident donc de quitter le conservatoire de Rennes. Une partie d’entre eux parvient à trouver une autre formation. Mais pour certains, dont Juliette, la seule issue est l’arrêt total du théâtre : «Je ne sais même pas si j’arriverai à remonter sur un plateau un jour», admet la jeune femme, qui rêvait d’être comédienne depuis le lycée. Jade, qui a changé de conservatoire, est d’abord restée «sur [ses] gardes tout le temps» : «J’avais très peur. Mais j’ai vu que c’était un endroit bienveillant, et ça m’a fait du bien de voir qu’il est possible d’apprendre le théâtre autrement.» Un sentiment d’injustice ne quitte pas les élèves de la promo. En juin 2019, une partie des étudiants veut déposer une plainte collective. «Pour qu’il y ait une trace de ce qui s’était passé», justifie Jade. La police leur conseille d’écrire directement au procureur. Alors qu’ils rassemblent leurs témoignages, les rumeurs de ce qu’a subi la promo parviennent aux oreilles d’autres comédiens. Le 4 juillet, une quinzaine d’autres anciens élèves de V. écrivent à Maxime Leschiera. Ils dénoncent le recours à «la violence, à l’humiliation, à la menace et à des attitudes déplacées et tendancieuses» du professeur dont ils ont suivi les cours au même conservatoire une décennie plus tôt. Ils réclament une procédure disciplinaire à son encontre. Dans sa réponse quelques semaines plus tard, le directeur écrit que l’établissement travaille «à la préparation de l’année scolaire prochaine afin que les difficultés rencontrées l’année dernière ne se reproduisent pas. Nous serons évidemment extrêmement vigilants sur ce point». «Manque de vigilance» Dans les différents conservatoires où il est passé, V. a marqué de nombreux autres élèves par ses méthodes. Lucie, qui l’a eu comme enseignant à Rennes entre 2009 et 2011, se souvient de «crises de nerfs arbitraires qui faisaient régner une ambiance de terreur. Il pouvait lancer du mobilier à travers la salle. Il avait balancé un bouquin dans la tronche d’un élève. On avait entre 15 et 18 ans !» Des parents d’élèves avaient pris rendez-vous avec le directeur de l’époque pour signaler la situation : «On n’a pas attaqué bille en tête V., mais on a dit que dans ce que nous rapportaient nos enfants il y avait une forme de violence psychique et des exercices physiques démesurés», relate Amélie, la mère d’une ancienne élève. Avant son retour à Rennes, V. enseigne au conservatoire de Dijon entre 2016 et 2018. Camille, 23 ans aujourd’hui, se souvient de ce jour où il est venu sur scène pour simuler une levrette sur elle : «Il a mis ses mains sur mes hanches et a mimé une sorte de mouvement. C’est fou comme c’est violent quand quelqu’un qui ne te demande pas touche ton corps.» Des gestes confirmés à Libération par un autre témoin de la scène. Blanche, qui était de la même promotion, fond en larmes en racontant qu’elle ne supportait plus les «réflexions humiliantes» et les exercices physiques épuisants de V. : «Je pleurais matins et soirs, ça m’a créé des troubles de l’alimentation, je vomissais de stress. J’ai fait une tentative de suicide. J’avais honte d’exister.» Le prédécesseur de V. en COP à Rennes, qui a enseigné dans cette classe pendant quatorze ans avant de prendre sa retraite, n’avait pas compris le choix de son successeur : «Pour avoir travaillé avec lui, il a une façon de diriger intrusive qui peut être dérangeante, voire violente. Je pense qu’il y a eu un manque de vigilance. Cela pose question sur les processus de recrutement.» Le 1er octobre 2019, les comédiens de la promotion 2018-2019 du COP de Rennes jouent leur dernière carte : tous, à l’exception d’un élève, signent une lettre de 17 pages accompagnée d’une annexe de 14 pages qui recense les témoignages issus de promotions plus anciennes et d’autres établissements. Outre les humiliations, l’agressivité verbale et des accusations de violences physiques, ils y compilent des «remarques franchement inconvenantes, car personnelles, portant sur [eux], pas sur les personnages [qu’ils jouaient], telles que "j’avoue en tant qu’homme que ce que tu fais là, ça ne laisse pas indifférent", "c’est fou, même comme ça elle est jolie" , "ta scène, c’était chaud, c’était caliente", à l’adresse d’un garçon : "Montre un peu plus que t’es excité, regarde, elle a des jambes magnifiques"». Entre autres. La missive est adressée au procureur de la République de Rennes, au conservatoire, à la direction régionale des affaires culturelles (Drac) et à la mairie. Malgré la description de faits pouvant relever de l’agression sexuelle, le parquet ne retient qu’un signalement pour harcèlement moral. Questionné par Libération sur cette décision, le procureur ne donnera pas suite. Une enquête est confiée à la sûreté départementale de Rennes le 21 octobre et plusieurs personnes sont auditionnées, dont le directeur du conservatoire et V. Sur les dix élèves de la promotion 2018-2019 interrogés par Libération, deux seulement affirment avoir été entendus. Le 22 juin 2020, la procédure est classée sans suite pour «infraction insuffisamment caractérisée». Blâme De son côté, la ville de Rennes commandite une enquête administrative à BLV, un cabinet privé de consulting en ressources humaines. Cette fois, une seule élève déclare avoir été interrogée. Ni Jade ni Juliette n’ont été contactées. V. est suspendu provisoirement par la ville puis cantonné à des fonctions ne comportant pas d’enseignement direct avec les élèves, avec l’injonction par son employeur de «remettre radicalement en question sa posture professionnelle et pédagogique». Le lien sera rétabli progressivement avec les élèves de la promotion en cours, mais «toujours en binôme avec un autre professeur», selon la municipalité. Le rapport restitué à la ville de Rennes le 17 décembre 2019 aboutira le 9 mars à un blâme de l’enseignant pour manquement «à ses obligations professionnelles de savoir être». Selon la mairie, l’enquête n’a «pas permis de mettre en évidence des éléments de preuve formelle permettant d’établir la faute grave. Et ce d’autant plus que les élèves ont refusé de produire des témoignages individuels et ont souhaité rester anonymes». Pourtant tous étaient explicitement identifiés dans la lettre à l’origine de la procédure. V. n’a répondu aux sollicitations de Libération que par la voix de son avocat. Selon ce dernier, l’enseignant conteste «le principe même d’une sanction» et a déposé un recours en annulation devant le tribunal administratif. Il dément en outre «avec la plus grande fermeté avoir commis quelque infraction pénale que ce soit» dans l’exercice de sa profession. Du côté de la Drac, on souligne que le conservatoire, bien que sous le contrôle pédagogique du ministère de la Culture, relève de la responsabilité de la ville de Rennes. Parmi les institutions destinataires du courrier dénonçant l’attitude du professeur, seul le conservatoire est resté mutique. En janvier 2020, Maxime Leschiera a pris la direction du conservatoire de Bordeaux, remplacé par Hélène Sanglier. Les anciens étudiants affirment n’avoir plus jamais reçu de signe de la direction, tandis que la municipalité fait état de «réunions bilans» au début de l’été avec les élèves actuels, puis les enseignants, ayant «permis d’attester d’un déroulement satisfaisant des cours et d’une sérénité quant à la prochaine rentrée», avec la mise en place de mesure de sensibilisation et de prévention sur les agissements sexistes et le harcèlement sexuel. C’est par des amis restés au conservatoire que les anciens élèves de 2018-2019 ont appris que V. sera à nouveau professeur de COP au conservatoire de Rennes lors de la rentrée, lundi. A la mairie, on a toutefois spécifié à Libération que la nouvelle promotion «aura plusieurs professeurs […]. Les élèves ne seront pas seuls avec V.». (1) Les prénoms des élèves ont tous été modifiés. (2) L’initiale du professeur a été changée. Cassandre Leray dessins Cyril Pedrosa ------------------------------ Enseignement du théâtre : le flou artistique La liberté pédagogique laissée à l’enseignant, souvent enrichissante, peut ouvrir la porte à des abus dans un milieu où les élèves sont «habitués à la violence» pour progresser. «Dans les écoles de théâtre, quand il y a de vrais problèmes, tout le monde ferme les yeux», soupire Sonia (1). Depuis plus de dix ans, elle enseigne dans un conservatoire. En France, un peu plus de 200 établissements forment les passionnés d’art dramatique à devenir comédiens. Les professeurs peuvent être acteurs, metteurs en scène, expérimentés ou débutants dans l’enseignement… En fonction de leur parcours, tous ont leur méthode : «On rencontre des gens, on retient des exercices qu’on réutilise par la suite dans nos cours…» décrit Damien, prof en conservatoire. Une liberté d’approche qui peut être enrichissante, à condition de respecter des «règles du jeu. L’élève n’est pas une marionnette entre nos mains», dit Sonia. Des «règles» qui demeurent toutefois tacites. «Brèches» Bien qu’il ne soit pas obligatoire pour enseigner, il existe un diplôme d’Etat de professeur de théâtre, visant à former des «artistes-pédagogues». Il s’obtient soit en validation d’acquis d’expériences, soit via une formation. Formation qui n’existe que depuis 2016 (alors que le diplôme, lui, a été créé en 2006) dispensée à ce jour dans trois établissements. Parmi eux, l’Ecole supérieure d’art dramatique de Paris. Comme l’explique Carole Bergen, responsable des études, quatre cents heures de cours théoriques et pratiques sont données, notamment «pour voir quels sont les devoirs d’un professeur : ne pas imposer, ne pas se poser en maître mais en guide». Pour autant, un tel diplôme ne met pas «à l’abri de toute dérive», concède-t-elle. «Etre prof dans ces écoles donne une liberté qu’on ne trouve nulle part ailleurs : il y a ce plaisir de former, mais aussi de déformer», estime Petra Van Brabandt, philosophe et membre d’EngagementArts, mouvement belge contre le sexisme dans les arts. Elle étudie notamment l’enseignement dans les écoles de théâtre. Selon elle, les «abus» fréquents sont en partie liés au fait que «la souffrance est une valeur très ancrée dans le théâtre et la danse, qui vient d’une tradition pédagogique plutôt ancienne, du XIXe siècle. Il y a cette conviction que quand on souffre, on s’élève artistiquement». Un problème accentué par le fait que de nombreux élèves ont été «habitués à la violence» au cours de leur formation, sans possibilité de «questionner ou interroger. La liberté de l’art est absolue. Il y a aussi la notion de génie artistique, de charisme : même quand il va dans la transgression, c’est perçu comme une transgression qui nous guide vers quelque chose. On ne le contredit pas». Cette façon de faire, Damien en a lui aussi été témoin au cours de sa carrière. Adepte d’une pédagogie «bienveillante, sans chercher à faire mal aux élèves», il constate que bon nombre d’enseignants ne sont pas dans ce même état d’esprit : «Il y en a pour qui, pour être au plus près de la vérité, il faut réellement faire mal. Et ça peut laisser des séquelles.» Selon Petra Van Brabandt, «les remarques personnelles n’ont rien à voir avec la pédagogie du théâtre. C’est une façon, souvent, de se permettre des intrusions dans la vie privée des étudiants. Ça tourne autour de leur sexualité, leur orientation sexuelle, leur passé, leur personnalité». Des sujets qui peuvent rendre les élèves particulièrement «vulnérables», selon Sonia : «On peut vite arriver à des situations d’abus car on travaille sur des choses sensibles, sur les sentiments. Une personne mal intentionnée trouve facilement les brèches pour s’engouffrer.» Autre problème fondamental pour la philosophe : l’émiettement de la notion de consentement. «La nudité, le toucher, faire sur scène des choses expérimentales… La pratique est plutôt de persuader, forcer et ridiculiser ceux qui ne veulent pas faire ce qui est attendu par leur prof.» De son côté, Damien l’admet, il n’est pas étonnant que «des comédiennes soient traumatisées face à des profs ou metteurs en scène qui ne peuvent pas s’empêcher de monter sur le plateau pour montrer. Il faut vérifier que la personne est consentante, prévenir et demander d’abord». S’il parle des «comédiennes», c’est que les femmes sont les premières victimes de ces méthodes, comme l’explique Petra Van Brabandt : «Les corps des femmes sont présentés comme des objets. Par exemple, les femmes passent beaucoup plus de temps horizontalement sur scène que les hommes. C’est une comparaison simpliste mais ça dit des choses.» «Non-réponse» Depuis deux ans, le ministère de la Culture a engagé un «gros travail sur la prévention des inégalités, avec un accent sur la responsabilité des établissements d’enseignement», souligne Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations. En novembre 2017, il a été demandé aux 99 écoles supérieures de la culture relevant du ministère de se doter d’une «charte égalité», composée entre autres d’un volet sur les violences sexistes et sexuelles. Cette demande concerne 12 écoles publiques nationales de théâtre. Par la suite, une formation a été mise en place à l’automne 2019 pour tous les agents travaillant dans ces établissements, ainsi que les élèves qui le souhaitent. Les conservatoires, bien plus nombreux, sont quant à eux gérés par les collectivités territoriales. Ils ne bénéficient donc pas de la mise en place de ces mesures. «Le ministère a une tutelle pédagogique seulement, et pas fonctionnelle. Là, on dépend vraiment de la volonté d’agir des collectivités. S’il y a un problème dans un établissement territorial, on n’a pas la capacité, ne serait-ce que juridique, d’agir», précise Agnès Saal. Il existe bien un schéma d’orientation pédagogique concernant l’enseignement initial du théâtre, mais le document publié en 2005 n’évoque à aucun moment la question des violences. D’après Sonia, la principale question à soulever est celle des recrutements. «Si un professeur a des plaintes d’élèves dans son dossier, ça ne devrait pas passer inaperçu.» Et d’ajouter : «Ce n’est pas normal que les élèves qui témoignent ne se sentent pas écoutés. Si le prof est déplacé, c’est une non-réponse absolue. Il faut des enquêtes et des procédures administratives.» Pour Petra Van Brabandt, une chose est sûre : «Ce n’est pas la responsabilité des élèves, des opprimés, de changer les choses. C’est celle des écoles et des professeurs.» (1) Certains prénoms ont été modifiés. Cassandre Leray
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 6, 2020 7:33 AM
|
Propos recueillis par Fabienne Arvers / Les Inrocks 6/04/2020
[Le monde de demain #16] Pensionnaire de la Comédie-Française, Dominique Blanc était à l’affiche d’Angels in America de Tony Kushner mis en scène par Arnaud Desplechin et répétait Du côté de Guermantes de Marcel Proust avec Christophe Honoré quand le confinement a démarré. Comment avez-vous vécu l’annonce de la fermeture des théâtres avant celle du confinement ? Dominique Blanc - C’était le jeudi 12 mars, on avait une représentation d’Angels in America et on devait jouer tous les soirs la dernière semaine de mars (la Comédie-Française joue habituellement ses spectacles en alternance, ndlr). Moi, j’étais assez fatiguée parce qu’en même temps, il y avait les répétitions de Marcel Proust avec Christophe Honoré. Et ce soir-là, au lieu d’aller boire un verre, et je m’en suis beaucoup voulu, je suis rentrée pour dormir en pensant que ça irait mieux le lendemain. En fait, ça a été terriblement frustrant parce que les autres sont allés boire un verre jusqu’à 2 heures du matin et le samedi, tout a été fermé et annulé. Donc, j’ai eu le sentiment que c’était en plein mouvement, comme un arrêt sur image en fait. Angels in America, c’est un spectacle qui nous demande depuis le début un rapport au temps très particulier, parce qu’en fait il était programmé il y a deux ans et il y a eu une grève de machinistes. Il a alors été reporté d’une année. Cette année-là, il devait faire la rentrée de la saison en septembre et il a finalement été reporté en janvier. En janvier, il y a eu des grèves contre la réforme des retraites, ce qui fait qu’on ne pouvait pas répéter tous les jours, ni faire de filages. Mais on croisait les doigts et on se disait que tout ça allait nous unir encore plus fort. Le jour de la première, l’équipe technique s’est mise en grève. Donc, on n’a pas eu de première et on n’aura pas de dernière puisque c’est fini… Mon seul bonheur, c’est de savoir que le spectacle sera repris l’année prochaine. Mais j’ai vraiment eu l’impression d’être arrêtée en plein mouvement. C’est d’autant plus frappant et touchant qu’il s’agit d’un spectacle qui parle d’une autre épidémie, le sida, dans les années 80. Exactement. Vous l’avez vu ? Oui, bien sûr, le jour de la première pour la presse. Vous savez, quand je faisais la scène du médecin qui annonce à Roy Kohn qu’il est malade, au fur et à mesure que les jours passaient, il y avait une écoute très particulière dans la salle, une intensité de silence très forte. Tout le monde se disant : voilà, c’est une autre épidémie qui nous touche maintenant. Comment ça se passe pour le projet Proust avec Christophe Honoré qui devait être créé fin avril ? On a également été arrêtés en plein mouvement et il faudrait qu’on puisse à nouveau répéter. Sera-t-il programmé au théâtre Marigny comme il était prévu ou à la Salle Richelieu ? En fait, on n’en sait rien, on attend la fin du confinement. Le vendredi 27 Mars, Eric Ruf a fait l'annonce du lancement de la première chaîne web de la Comédie Française, La Comédie continue ! Comment s’est prise cette décision de ne pas s’arrêter ? Je pense qu’Eric était en visio-conférence avec toute l’administration et il nous a ensuite envoyé un mail disant qu’il voulait réagir, ne savait pas encore comment, mais que ça allait donner ! (rires) Sur un plan technique, c’est sûrement assez compliqué, donc ça a pris un peu de temps, mais ça y est, on a lancé notre programme. Il est génial ! Chacun de nous doit faire œuvre et nous avons à enregistrer des poèmes, des textes. On a toute une gamme de travaux ! Et en plus, sur France 5, tous les dimanches soirs, il va y avoir une pièce de théâtre du Français. C’est vachement bien aussi. J’aurais adoré qu’ils programment Britannicus pour avoir cette vieille Agrippine ! Mais je pense qu’ils se sont détournés de la tragédie pour des raisons de divertissement, j’imagine. Et Angels in America n’a pas encore été filmé. Il y a certainement une trace pour les archives qui s’est faite un soir, mais il n’y a pas eu de tournage. Votre occupation principale du moment consiste donc à chercher des textes ? Exactement ! C’est passionnant parce que je me suis dit que j’allais ranger ma bibliothèque qui est dans un état de mélange assez invraisemblable (rires) et c’est sympathique parce que, sous la poussière, on découvre des petits livres de poésie qui étaient cachés ou des livres importants. Moi, je marque beaucoup au crayon de papier dans mes bouquins et je retrouve des choses que j’ai mises de côté il y a quelques années. C’est un voyage de mémoire. Pensez-vous que le moment qu’on vit est tout à fait inédit ? C’est inédit et historique et, à la lumière de l’interview d’Edgar Morin dans Libération ce matin (le 28 mars, ndlr), je pense que ça donne un sentiment d’humanité universel que je n’avais encore jamais ressenti à ce point-là. Presque toute la planète est à l’arrêt et on vit tous exactement la même chose en étant dans des cultures et des pays extrêmement différents. Il y a un sentiment d’universel qui apparaît tout d’un coup. Et d’interdépendance aussi. Enormément. Et ce que ça renvoie aussi : tout ce qui a été fait de façon absolument criminelle par rapport à la planète, dans le domaine de la mondialisation. Moi, j’espère beaucoup que de cette période sortira infiniment de solidarité, de connaissances nouvelles et que le néo-libéralisme ne reprendra pas forcément tout de suite… Mais peut-être que je rêve un peu. Etes-vous confiante quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ? Non. Sans être paranoïaque, j’ai l’impression que les politiques, en France particulièrement, n’ont pas pris la mesure de la catastrophe chinoise. Vous vous rappelez quand on parlait d’une grippette ? Malheureusement, je crois qu’ils ne se sont pas rendu compte de la gravité de la situation et par rapport aux hôpitaux, leur position n’était quand même pas formidable. Quand on voit les manifestations du corps médical qui démissionnaient juste avant l’arrivée de la pandémie et puis maintenant, on voit Macron chanter les louanges du corps médical, il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans. Je pense que ce qui serait merveilleux, ce serait de rêver un pays où le personnel soignant, les hôpitaux, le personnel enseignant, tous ces gens qui sont essentiels à la société puisque c’est eux qui la soudent et qui la sauvent, soient rémunérés à la hauteur de leur talent. Qu’on arrête de les sous-payer, de les maltraiter comme ils le sont. A 20 heures, je sors sur le trottoir et j’applaudis. Je suis en banlieue et il n’y a pas beaucoup de monde, mais quand même j’applaudis. Avez-vous peur de la maladie, sur laquelle on entend des choses très contradictoires ? Non, je n’ai pas peur parce que je pense, et c’est totalement inconscient, que je suis invincible physiquement. Ce qui est un leurre parce que j’ai eu un gros pépin en 2012 où j’ai failli y passer, c’était une septicémie et je suis revenue de loin, mais néanmoins, je me sens toujours invincible. C’est totalement crétin. Par contre je suis très angoissée pour mon compagnon et pour mes enfants. Je pense qu’à Paris, il y a beaucoup de familles entières confinées ou des personnes très seules dans de petits espaces et ça doit être infernal. Est-ce que la nouvelle disposition de son temps qu’impose le confinement ouvre pour vous des possibilités nouvelles ? Que faites-vous de ce temps ? Au début, ça a démarré par une période intense de sommeil (rires) et de récupération. J’avais l’impression d’être en vacances et puis, assez vite, je me suis dit qu’il fallait que je m’organise. Ce qui n’est pas encore tout à fait le cas, néanmoins, j’essaye de voir un film par jour. J’ai pas mal de DVD à rattraper et je procède par auteur. J’ai vu des films de Robert Bresson que je ne connaissais pas et que j’ai trouvés absolument splendides : Mouchette, Pickpocket, Au hasard Balthazar. C’est des films qu’on peut voir et revoir sans cesse, c’est des œuvres considérables. Après, j’ai enchaîné avec Ingmar Bergman. J’ai revu Sonate d’automne, Cris et chuchotements. Ces DVD comportent des interviews de Liv Ullmann qui racontent des anecdotes toujours assez formidables. A la fin de Sonate d’automne par exemple, il y a une scène de rupture assez violente. Liv Ullmann raconte le tournage en disant qu’Ingrid Bergman n’était pas du tout d’accord avec ce que voulait Ingmar Bergman. Ils ont commencé à discuter, puis à se disputer, sont sortis du plateau de tournage pour s’expliquer et s’en est suivie une longue période d’attente pendant laquelle l’équipe se demandait si le tournage allait continuer ou pas. En fait, Ingrid Bergman ne voulait pas jouer ce que suggérait le “génie” comme elle l’appelle et elle a tenu tête. Quand on revoit le film après cette interview, on se rend compte qu’effectivement, elle joue comme elle veut et comme elle l’entend, et non pas comme le grand maître le souhaitait. En tant que comédienne, j’ai trouvé que c’était une anecdote magnifique ! La non docilité, la rébellion (rires) et tout d’un coup, s’accorder avec soi-même et jouer avec sa propre intuition sans s’en laisser conter. J’ai aussi fait une chose très concrète. J’étais abonnée à Médiapart et je viens de m’abonner au Monde et à Libération parce que je me suis dit que la presse allait beaucoup souffrir. Mes filles m’ont envoyé une application de yoga et j’ai commencé lundi (rires) ! Je fais aussi beaucoup de méditation, alors je continue et réalise à quel point c’est précieux. J’utilise beaucoup une application qui s’appelle Mind. Maintenant, je m’en sers dans le travail. Pour Angels in America, je me prépare, je m’habille, mon maquillage est fait par une maquilleuse et après je remonte dans ma loge et pendant un quart d’heure, avant de descendre rejoindre la troupe, je fais 15 minutes de méditation. Je me suis rendu compte que ça m’aide considérablement pour le jeu aussi. D’abord, parce que je joue des personnages très différents et ça m’aide à changer très vite, et pour l’équilibre intérieur que ça apporte. J’ai une dernière chose que je voudrais entreprendre. Je voudrais me lancer dans la lecture d’un grand roman russe, ce que je n’ai pas encore fait. J’aimerais lire Guerre et paix ou bien Anne Karénine de Tolstoï ou bien Les Possédés de Dostoïevski. Je n’ai pas peur ! (rires) C’est un peu prétentieux et je ne sais pas si je vais y arriver… Je vous tiendrai au courant ! Je me dis : à chaque vacances, tu les emportes, tu te dis je vais le faire, tu ne le fais jamais ! Te voilà au pied du mur de ta bibliothèque et voilà, c’est à toi de choisir ! Pensez-vous que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde d'avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ? J’en suis persuadée. Il n’y aura pas de retour en arrière, c’est évident et quoi qu’il arrive, il y aura métamorphose de chaque individu et puis, je l’espère, beaucoup de projets de société enthousiasmants. Ça a développé beaucoup de solidarité. Nous, par exemple, dans la troupe, on a un groupe WhatsApp pour chaque distribution de pièce, mais les premiers jours du confinement, un autre groupe s’est créé. Il s’appelle 1680 et ça n’arrête pas, ça fuse de tous les côtés. Ça n’a rien à voir avec le projet de chaîne web d’Eric Ruf, c’est en plus et j’ai trouvé ça formidable. Et il y a un autre groupe que j’aime beaucoup qui est le groupe Pensionnaires, auquel j’appartiens et il y a beaucoup de jeunes. Et nous avons parmi nous une grande aînée que j’admire énormément qui est Danièle Lebrun et qui a une pêche extraordinaire (rires) ! Je ne sais pas si vous aviez vu le spectacle Poussière (de Lars Noren, mis en scène par l’auteur en 2018 à la Comédie Française, ndlr). Juste avant qu’on ne démarre le spectacle, elle poussait des grands cris de rockeuse en délire ; j’adore cette femme, j’adore son amour de la vie. Je pense qu’il va y avoir des modifications profondes, c’est sûr. Ce qu’il y a de négatif, c’est que l’addition, comme toujours, se reporte sur les gens les plus fragiles et les plus démunis. Economiquement, ça risque de se passer comme ça. Mais si on devait en tirer des enseignements positifs à tirer ? Ce serait l’ouverture aux autres. Le fait de rester chez soi nous fait prendre conscience à quel point les autres sont précieux, indispensables, à quel point on a besoin du collectif nuit et jour, en incluant la Comédie-Française. Finalement, dans mon travail, j’ai d'abord fait une carrière de solitaire et je suis rentrée au Français au moment où le collectif prend véritablement sa valeur. Je pense que cette période sera marquée de ça, du goût des autres. Et aussi de l’impact de nos décisions individuelles sur les autres. Oui et je pense qu’elle va nous concerner encore davantage sur le plan écologique et biologique. Tous les gens qui pensaient que ce qu’on racontait sur la préservation de la planète, c’était du délire et de la fake news de baba cool, se rendent compte que nos actes ont une incidence. Comment imaginez-vous le monde d’après ? Je pense qu’il faudrait absolument que ce soit un monde paritaire, mais alors vraiment, du plus profond de mon cœur… Il y a eu une vague de féminisme avec #Metoo qui a été très importante et il faut qu’elle rentre maintenant dans les faits économiques de la société. Et pour le reste, se détacher le plus possible de tout ce qui est matériel. Mais est-ce qu’on en est capable ? Je n’en suis pas sûre et je parle de moi, là… La mode, tout ce qu’on accumule, tout ce qui est consommation pure, si on pouvait s’en défaire, ce serait merveilleux. De ce point de vue là, il y a aussi un retournement de génération. Les jeunes s’inquiètent davantage que leurs parents, d’une façon générale. C’est vrai. Qu’en espérez-vous ? Que notre société laisse la place à la jeunesse. Ils ont un mal fou à y rentrer. Oui, ouvrir grand les portes à la jeunesse. Propos recueillis par Fabienne Arvers
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
November 5, 2019 5:49 PM
|
Suite et fin de l'enquête de Marine Turchi dans Mediapart - 3 nov. 2019 Le déclencheur viendra au printemps 2019. Avec le documentaire consacré à Michael Jackson, mais aussi en découvrant que Christophe Ruggia préparait un nouveau film dont les héros portent les prénoms de ceux des Diables. « C’était vraiment abuser. Ce sentiment d’impunité… Pour moi, cela voulait dire qu’il niait complètement mon histoire. Il y a un moment où les faux-semblants ne sont plus supportables », relève-t-elle. La comédienne redoute aussi que les actes qu’elle dit avoir subis ne se reproduisent à l’occasion de ce nouveau film, intitulé L’Émergence des papillons, et qui met en scène deux adolescents. Le scénario, que Mediapart s’est procuré, ne manque pas d’interroger. Il y est notamment question de violences conjugales, de « relations toxiques », de harcèlement au lycée, d’une liaison entre un adulte et une mineure et d’« une affaire de viol sur mineure ». Comme les autres films du réalisateur, ce long-métrage est « partiellement autobiographique, fortement inspiré de son adolescence », peut-on lire dans le dossier de demande de financement obtenu par Mediapart.
Dans sa note d’intention, Ruggia décrit des personnages issus de « souvenirs réels [qui] se mêlent aux souvenirs racontés, fantasmés, réarrangés en fonction de son inconscient, de ses peurs ou de ses colères ». « Les prénoms, c’était un clin d’œil, un hommage aux Diables », explique à Mediapart le producteur Bertrand Faivre. Il dit avoir « gelé le projet, par précaution », en juillet, deux semaines après avoir appris l’existence de notre enquête. Il explique qu’il ne « travaillera plus avec Christophe Ruggia ».
Le 18 septembre, à l’occasion de la sortie du film Portrait de la jeune fille en feu, dans lequel Adèle Haenel tient l’affiche, le réalisateur a posté sur son compte Facebook une photo d’elle issue du film, accompagné d’un cœur. Questionné sur le sens de cette publication, alors qu’il avait – d’après sa sœur – connaissance des accusations de l’actrice, Christophe Ruggia n’a pas répondu, s’en tenant à son démenti global.
Pour Céline Sciamma, dans cette affaire, l’asymétrie de la situation aurait dû alerter : « Christophe Ruggia n’a rien caché. Il a publiquement déclaré son amour à une enfant dans des mondanités. Certaines personnes ont acheté sa partition de l’amoureux éconduit, qu’on allait plaindre parce qu’il avait le cœur brisé, qu’il avait tout donné à une jeune fille qui était en train de moissonner tout cela. »
Adèle Haenel dit mesurer « la force folle, l’entêtement » qu’il lui a fallu, « en tant qu’enfant », pour résister, « parce que c’était permanent ». « Ce qui m’a sauvée, c’est que je sentais que ce n’était pas bien », ajoute-t-elle. L’actrice estime que son ascension sociale lui a en partie permis de briser le silence. « Même s’il est difficile de lutter contre le rapport de force imprimé depuis la jeune adolescence et contre le rapport de domination hommes-femmes, le rapport de force social, lui, s’est inversé. Je suis puissante aujourd’hui socialement alors que lui n’a fait que s’amoindrir. », dit-elle La comédienne envisage sa prise de parole publique comme un nouvel « engagement politique », après son coming out sur la scène des César, en 2014. « Dans ma situation actuelle – mon confort matériel, la certitude du travail, mon statut social –, je ne peux pas accepter le silence. Et s’il faut que cela me colle à la peau toute ma vie, si ma carrière au cinéma doit s’arrêter après cela, tant pis. Mon engagement militant est d’assumer, de dire “voilà, j’ai vécu cela”, et ce n’est pas parce qu’on est victime qu’on doit porter la honte, qu’on doit accepter l’impunité des bourreaux. On doit leur montrer l’image d’eux qu’ils ne veulent pas voir. » Si l’actrice en parle publiquement aujourd’hui, insiste-t-elle, « ce n’est pas pour brûler Christophe Ruggia » mais pour « remettre le monde dans le bon sens », « pour que les bourreaux cessent de se pavaner et qu’ils regardent les choses en face », « que la honte change de camp », « que cette exploitation d’enfants, de femmes cesse », « qu’il n’y ait plus de possibilité de double discours ».
Un constat partagé par la réalisatrice Mona Achache, pour qui il ne s’agit pas de « régler des comptes » ou « lyncher un homme », mais de « mettre au jour un fonctionnement abusif ancestral dans notre société ». « Ces actes découlent du postulat que la normalité siège dans la domination de l’homme sur la femme et que le processus créatif permet tout prolongement de ce principe de domination, jusqu’à l’abus », analyse-t-elle.
Comme elle, Adèle Haenel entend aussi soutenir, par son témoignage, les victimes de violences sexuelles : « Je veux leur dire qu’elles ont raison de se sentir mal, de penser que ce n’est pas normal de subir cela, mais qu’elles ne sont pas toutes seules, et qu’on peut survivre. On n’est pas condamné à une double peine de victime. Je n’ai pas envie de prendre des Xanax, je vais bien, je veux relever la tête. » « Je ne suis pas courageuse, je suis déterminée, ajoute-t-elle. Parler est une façon de dire qu’on survit. » Marine Turchi - Mediapart - 3 novembre 2019 ----------------Boîte noire de ce reportage ----------------------------------
Pour cette enquête, 36 personnes ont été contactées et trois ont refusé de nous répondre – toutes ne sont pas citées dans l’article mais leurs récits ont nourri notre enquête (lire notre billet sur les coulisses de cette enquête). Sauf mention contraire, toutes les personnes citées ont été longuement interviewées par Mediapart entre avril et octobre 2019, et enregistrées avec leur accord. Fait rare dans ce type d’affaires, toutes ont accepté de témoigner à visage découvert, à la condition, pour la plupart, de relire leurs citations avant publication. Deux d’entre elles (Laëtitia et Benjamin) ont souhaité, à cause de la réserve que leur impose leur profession, que seuls leurs prénoms apparaissent.
Toutes les personnes citées (à l’exception de Véronique Ruggia) ont relu leurs citations. Chacun de leurs mots a donc été pesé.
Adèle Haenel nous a accordé un entretien – enregistré avec son accord – de deux heures trente le 18 avril 2019, puis une série d’interviews complémentaires au fil des mois pour préciser plusieurs éléments et répondre à nos questions. À l’appui de son récit, elle a fourni de nombreux documents (photos, lettres, carnets personnels, archives, etc.).
Sollicité à de multiples reprises par téléphone, SMS, courriels (les 25, 26, 27, 28, 29, 30 octobre), le réalisateur Christophe Ruggia n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. À la demande de son avocat, le 29 octobre, nous lui avons adressé une série de 16 questions détaillées, auxquelles il a refusé de répondre, préférant nous adresser un démenti global, qui figure dans l’article et sous notre onglet Prolonger.
L’assistante-réalisatrice Véronique Ruggia a été jointe par téléphone le 28 octobre. Elle a répondu à certaines de nos questions et accepté le principe d’un entretien de visu, une fois qu’elle aura « échangé avec [son] frère par rapport à ce que lui en pense » : « Ça implique mon frère. […] Moi j’ai besoin de réfléchir aussi à ma position qui n’est pas facile : ni en tant que sœur, ni en tant que féministe, ni en tant que comment j’ai fait travailler Adèle et Vincent à cette époque-là. Votre temporalité, c’est pas forcément la mienne et la nôtre. Ce que vous me dites, ça me touche beaucoup. » Puis elle n’a plus répondu à nos sollicitations les 28, 29, 30 octobre, ni à nos questions précises envoyées.
Le producteur Bertrand Faivre a été interviewé plusieurs fois par téléphone entre juin et octobre, puis de visu le 11 octobre. La production avait perdu un procès aux prud’hommes pour « travail dissimulé » engagé par Edmée Doroszlai, la scripte citée dans l’article.
Contacté en juin, Antoine Khalife nous a répondu qu’il préparait un projet en Arabie saoudite et qu’il lui était « difficile de donner des interviews alors qu’[il] préparai[t] ce projet ». Relancé plusieurs fois, notamment avec les deux témoignages le concernant, il n’a pas fait de commentaire. Également contactée en juin s’agissant d’« accusations de violences sexuelles visant Christophe Ruggia », la réalisatrice Mona Achache avait d’elle-même mentionné le nom d’Adèle Haenel, puis relaté la scène figurant dans l’article. Elle n’avait jamais été en contact avec la comédienne. Légende photo : Adèle Haenel, à Paris. © Isabelle Eshraghi pour Mediapart
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 3, 2019 5:29 AM
|
Par Carole Thibaut, directrice du centre dramatique national de Montluçon, metteuse en scène et actrice — publié dans Libération le 2 avril 2019 Quand les agresseurs sont proches du pouvoir et appartiennent au milieu de l’art et de la culture, que peuvent les femmes artistes victimes ? Viol : comment sortir de l’écrasement ? Ils travaillent ensemble depuis des mois. Ils s’entendent bien. Il est brillant, drôle, jeune, sympathique. C’est un jeune metteur en scène qui monte. Il a des prises de position fortes sur les questions d’inégalités, d’injustices sociales, de diversité. Il prend la parole en public avec aisance. Il sait manier l’humour comme il sait parler d’une voix posée et grave quand il veut se faire entendre. Ils se retrouvent un soir chez elle pour travailler. On travaille tard et beaucoup dans ce milieu. Il est un peu «grand frère» avec elle. Protecteur. Attentionné. Jamais aucun geste ou aucune allusion déplacées. Ce soir-là, ils boivent quelques verres en travaillant. Soudain il se jette sur elle, l’embrasse de force. Elle le repousse. Il insiste. Il devient violent. Elle est paralysée, elle ne comprend pas ce qui se passe. Il la viole. Quelques jours plus tard, il lui refait des avances, il lui dit combien a été formidable ce qui s’est passé entre eux. Elle parvient à lui dire que ça n’arrivera plus jamais et lui demande de ne plus jamais lui en parler. Elle se dit qu’il a dérapé. Qu’il n’est pas «comme ça» au fond. Elle se tait. Quelque temps après, il se jette sur elle de nouveau. Cette fois elle parvient à le repousser et à lui échapper. Elle est terrorisée. Elle se tait encore. A quelque temps de là, une jeune comédienne participe à un festival de théâtre. C’est l’été, il fait chaud, on discute jusque tard dans la nuit. On boit, on fait la fête, on discute encore, on s’échauffe. Il y a là cet homme de théâtre, plus âgé, qui en impose, qu’on écoute avec admiration. Il dit qu’il a un rôle pour elle, il lui propose de monter dans sa chambre pour en discuter plus tranquillement. Juste discuter alors ? Oui, oui bien sûr. Une fois dans la chambre, il se fait pressant, elle dit qu’elle va partir, elle dit qu’elle ne veut pas, il la projette violemment contre un mur, il tente de la forcer, elle se sauve dans la rue, elle court. Pendant des jours, elle tremble, elle ne peut plus s’arrêter de trembler. Les deux femmes ne se connaissent pas. Mais toutes deux se taisent. Elles se disent que c’est une histoire de l’intime. Elles ne veulent pas étaler ça aux yeux de toutes celles et ceux qu’elles côtoient dans leur milieu. Elles ont peur pour leur réputation, leur carrière qui commence, cet art qui les passionne. Elles se disent qu’elles oublieront. Elles n’oublient pas. Ça les hante. Viennent les effets post-traumatiques - angoisses, cauchemars, insomnies. Elles se sentent brisées. Elles partent à la dérive. Elles se disloquent au fil des mois. Alors un jour elles décident de ne plus se taire, pour tenter de sortir du cauchemar. Elles portent plainte. Et c’est comme reprendre un peu pied dans leur propre vie. Un petit peu. Commencer à sortir de l’écrasement. Ensuite viennent l’attente et la lente reconstruction. La justice prend son temps. C’est un processus très lent. Pendant ce temps, la vie continue. Pendant ce temps, des bruits courent. Elles parlent de ce qui leur est arrivé à d’autres femmes qui côtoient leurs agresseurs, pour les mettre en garde, et des femmes leur racontent ce qu’elles ont subi de leur côté. Avec ceux-là ou avec d’autres. D’autres histoires remontent. On en parle entre femmes, on se fait jurer mutuellement le secret, on ne veut surtout pas que ça se sache dans le milieu, on tremble pour son boulot, son art, son avenir. Parallèlement, la colère gronde contre des programmations de festivals quasiment exclusivement masculines. Parallèlement, circule la lettre signée par des performeurs et performeuses qui dénoncent le comportement d’un artiste reconnu à leur égard. Parallèlement, une comédienne porte plainte contre un acteur connu pour viol. La plainte est classée sans suite et l’acteur attaque la plaignante en diffamation. En France, moins de 10 % des victimes de viol portent plainte. Sur ces 10 % de cas qui remontent à la justice, 70 % sont classés sans suite, et seulement 1 % de l’ensemble des viols et tentatives de viols font l’objet d’une condamnation en cour d’assises. Faute de preuves. Car en France c’est à la victime de faire la preuve de son non-consentement. C’est parole contre parole. Et légalement, le doute profite toujours à l’accusé. Mais lorsque les agresseurs sont des artistes, intellectuels, professionnels de la culture, fins, intelligents, cultivés, parlant bien, introduits dans les cercles de pouvoirs locaux ou nationaux, et que la plupart des victimes sont des femmes, mal reconnues, peu considérées, peu programmées, travaillant dans l’ombre, souvent au service du «génie masculin», dépendant des hommes du milieu, metteurs en scène, directeurs de théâtre, producteurs … le rapport de force semble encore plus déséquilibré. La victime court le risque de voir sa vie professionnelle et artistique brisée - au-delà des séquelles du viol lui-même - par un milieu qui ne lui pardonnera pas d’y avoir semé le trouble. Car le viol et l’agression sexuelle ne sont pas le fait d’horribles violeurs à la mine patibulaire qui hantent les sous-sols obscurs des parkings la nuit. C’est le fait, dans notre milieu, d’intellectuels, d’artistes parfois reconnus, de personnes brillantes et sympathiques ayant le plus souvent un ascendant sur leurs victimes, de personnes ayant une parole publique écoutée, de l’esprit, de la repartie, de personnes qui peuvent par ailleurs dénoncer haut et fort les inégalités et les violences sociales. Cela ne se passe pas dans le milieu hollywoodien, chez nos «grossiers» voisins d’outre-Atlantique. Ça ne se passe pas dans le «vulgaire» milieu du show-biz ou de la télé. Cela se passe dans le si engagé et brillant milieu de l’art et de la culture françaises. Cela se passe de nos jours. En 2019, en France. On regarde avec étonnement ce drôle de pays qui est notre pays. Le pays des droits de l’homme, mais où celle qui a voulu inscrire les droits de la femme dans la constitution a été considérée pendant des siècles comme une vulgaire prostituée hystérique. Le pays où la galanterie et les jeux de séduction font partie du patrimoine national et sont défendus avec plus d’énergie que la justice et l’égalité. Le pays où, alors que partout dans le monde éclate l’affaire Me Too, un groupe de femmes signent une tribune pour défendre le droit des hommes à importuner les femmes. Le pays où repousser les avances pressantes d’un homme fait d’une femme une peine-à-jouir, une chieuse, une mal baisée, une qui fait des histoires. Le pays où une victime de viol ou d’agression sexuelle se doit d’être impeccable et irréprochable dans tous les aspects de son travail et de sa vie, car tout pourra se retourner contre elle le cas échéant, si elle décidait de ne plus se taire. Voilà pourquoi la plupart des femmes se taisent sur le harcèlement sexuel, les agressions sexuelles et les viols qu’elles subissent dans le milieu artistique et culturel français. Voilà pourquoi il n’y a pas d’affaire Me Too ici. Parce que les femmes ont peur. Et qu’elles connaissent le prix à payer de leur parole. Parce que si leur vie intime est brisée, elles espèrent au moins sauver leur vie artistique, professionnelle. Quitte à payer le prix double de cauchemars et d’angoisses. Quitte à être brisée deux fois : par l’agression puis par le silence dans lequel les codes tacites de ce milieu les enferment. Carole Thibaut directrice du centre dramatique national de Montluçon, metteuse en scène et actrice
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
December 8, 2018 7:31 PM
|
Article de Pamela Druckermann, dans le New York Times, traduit et re-publié par Courrier international Alors qu’elle dénonce les violences sexuelles sur scène, l’humoriste française vit une histoire d’amour avec Louis C.K., accusé de harcèlement. Un symbole des différences entre la France et les États-Unis sur la question, estime cette chroniqueuse américaine.
En mai 2017, lors de la cérémonie des Molières, l’humoriste Blanche Gardin s’était exprimée sur les metteurs en scène accusés de violences sexuelles : “Il faut savoir séparer l’homme de l’artiste”, avait-elle lancé.
“D’ailleurs, poursuivait-elle innocemment, c’est bizarre que cette indulgence s’applique seulement aux artistes. On dit pas, par exemple, d’un boulanger : ‘Oui d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil mais bon, il fait une baguette extraordinaire.”
Cette séquence est devenue virale en France. Et quand cinq mois plus tard le scandale Harvey Weinstein a éclaté, Blanche Gardin avait tout pour devenir la nouvelle pasionaria féministe française. Sauf qu’aux César en mars, elle est montée sur scène arborant un pin’s de Louis C.K., l’humoriste américain qui venait de reconnaître avoir demandé à des collègues femmes si elles pouvaient le regarder pendant qu’il se masturbait. Les deux comiques semblent désormais en couple.
“On a encore le droit de coucher pour avoir les rôles ?” Gardin était devenue célèbre en France avec ses provocations sur les problèmes rencontrés par les femmes, et elle a ensuite refusé de suivre la ligne féministe sur la manière de les résoudre. La polémique qu’elle a suscitée permet de mieux comprendre la réaction ambivalente de la France au mouvement #MeToo, et la façon dont les Français envisagent les relations hommes-femmes.
“Il faut se réjouir parce que dorénavant je crois que c’est clair pour tout le monde : les producteurs n’ont plus le droit de violer les actrices, a déclaré Blanche Gardin devant le Tout-Paris aux César. Par contre il y a quelque chose qui n’est pas clair et qu’il va falloir clarifier assez vite : est-ce que nous, on a encore le droit de coucher pour avoir les rôles ? Parce que, si on a plus le droit, alors il faudra apprendre des textes, passer des castings, et franchement on n'a pas le temps.”
Blanche Gardin, 41 ans, a grandi dans une banlieue cossue de Paris, dans une famille de gauche avec de l’argent (elle raconte qu’elle avait l’habitude de chanter des slogans dénonçant la bourgeoisie à sa femme de ménage). Adolescente, elle souffre de dépression et fait une fugue. Elle finit par rentrer chez elle et obtient un diplôme en sociologie. Elle travaille avec des enfants et parallèlement tourne des vidéos humoristiques avec des amis. Jeune trentenaire, elle est hospitalisée après une rupture, c’est là qu’un psychiatre lui suggère d’écrire sur sa propre vie.
À la même époque, Gardin commence à regarder des vidéos des spectacles de Louis C.K. Les humoristes en France à l’époque proposent des spectacles où ils incarnent différents personnages ou font des sketchs pour se moquer des autres. C’est plus proche du théâtre que du stand-up à l’américaine. Gardin est frappé de constater que Louis C.K. peut se contenter de raconter sa vie, ses déboires et tout le reste derrière le micro. “C’est Louis C.K. et l’hôpital psychiatrique qui m’ont sauvée”, expliquera-t-elle plus tard.
En 2014, Gardin donne un one-woman-show dans un petit théâtre sur une péniche. Portant des robes trapèze très cintrées, avec vernis rouge et rouge à lèvres assorti, elle décrit avec un humour tonique ses échecs amoureux et son sentiment de solitude. Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, après l’avoir vue sur scène, elle se demandait en coulisses si son show n’était pas trop mélancolique pour être amusant.
La vague #MeToo n’a pas envahi la France Son public commence à s’agrandir. Un de ses spectacles est diffusé sur Netflix. Les Parisiens – qui généralement préfèrent réserver leur vie intérieure à leur “jardin secret” – sont fascinés par le flot ininterrompu de pensées sans filtre de Gardin, qui parle comme si elle confessait ses secrets les plus noirs à une amie proche. Les critiques la comparent à Louis C.K.
Puis le mouvement #MeToo prend de l’ampleur. Le président Emmanuel Macron retire sa Légion d‘honneur à Weinstein. Des députés votent une loi interdisant le harcèlement de rue. Une journaliste française demande aux femmes de tweeter le nom des hommes qui se sont mal comportés avec elles sous le hashtag #BalanceTonPorc.
Mais le mouvement ne s’est pas autant emballé qu’aux États-Unis. Certains hommes en France ont perdu leur boulot, mais ça n’a pas été l’hécatombe chez les puissants comme on l’a constaté aux États-Unis.
Quant à Blanche Gardin, elle n’a pas hésité à défendre Louis C.K. tombé en disgrâce. “Évidemment que la libération de la parole est quelque chose de nécessaire ; les femmes doivent pouvoir se sentir libres de dénoncer, a-t-elle déclaré au magazine Télérama. Après, le fait qu’on puisse mettre dans le même sac un producteur qui viole des actrices et un mec dont le fétichisme, c’est de se masturber devant des femmes en leur demandant s’il peut le faire, ça veut bien dire qu’il y a un gros problème de nuances dans notre société moderne.”
Dans le dernier spectacle de Gardin, les rapports hommes-femmes sont un thème important. Son message ? C’est compliqué. On peut toujours faire passer une loi contre le harcèlement de rue, dit-elle, mais quand une femme s’habille comme un arbre de Noël, elle prend le risque de s’entendre dire qu’elle est bien décorée. Ça fait partie du jeu, balance-t-elle.
Si elle reconnaît que les violences sexuelles sont inacceptables, elle raconte dans son spectacle avoir arrêté de lire les articles sur #MeToo – souvent des histoires avec moult détails croustillants sur des actrices sublimes qui subissent les pires outrages –, parce que leur lecture la mettait dans un état d’excitation ingérable.
Alors que la version américaine de #MeToo s’apparente davantage à la guerre des sexes ou à une histoire de domination masculine, Blanche Gardin exprime sa sympathie pour les hommes. Elle décrit comment leurs désirs peuvent les rendre vulnérables et en quoi c’est une source de pouvoir pour les femmes. Les hommes sont programmés pour le sexe, dit-elle, et “il nous suffit de l’amener là où nous pouvons sentir, dans ses yeux, que nous pouvons foutre sa vie en l’air”.
Ce genre de saillie met en colère les féministes françaises, qui ont le sentiment – compréhensible – de voir leurs revendications sur les violences sexuelles dénigrées au profit d’une défense de la galanterie et du flirt.
Une bouffée de fraîcheur Mais le succès de Blanche Gardin ne se dément toujours pas. Cette année, elle est devenue la première femme à remporter un Molière pour un spectacle d’humour. En mars, son nouveau spectacle sera diffusé en direct dans plus de 150 salles de cinémas et dans trois pays. Une amie parisienne m’a confié avoir lancé un groupe WhatsApp pour discuter de cette humoriste avec des amis, parce qu’elle “réussit à transmettre des choses qui sont plus complexes que ce que les militantes veulent nous faire croire”.
À une époque de conformisme si épuisant, Gardin est une bouffée de fraîcheur parce qu’elle n’appartient à aucun camp. C’est une “femme libre”, comme disent les Français avec admiration. Quand en octobre dernier la photo d’elle et de Louis C.K. se tenant la main à New York a commencé à circuler, certains sur Twitter l’ont accusé d’avoir trahi le mouvement #MeToo. Il y a cependant cette idée en France, que tout le monde a droit à l’amour, même les salauds, et la presse française est restée très discrète sur le sujet ou a pris sa défense. Dans le magazine Marianne, un journaliste a même cité Victor Hugo : “La liberté d’aimer n’est pas moins sacrée que la liberté de penser.” Pamela Druckerman Lire l'article original
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
May 12, 2018 3:23 PM
|
Le Monde.fr avec AFP et AP | 12.05.2018 De nombreuses stars et femmes du 7e art, dont la présidente du jury Cate Blanchett, ont pris part samedi à une montée des marches 100 % féminine en faveur de l’égalité.
Quatre-vingt-deux femmes ont lancé samedi 12 mai un appel à « l’égalité salariale » dans le cinéma lors d’une montée des marches inédite et 100 % féminine au Festival de Cannes. Parmi elles, les membres féminins du jury dont sa présidente Cate Blanchett, des réalisatrices, des actrices, mais aussi des monteuses, des productrices et des décoratrices, toutes femmes du 7e art.
Cette première dans l’histoire du Festival vient marquer cette 71e édition, la première depuis l’éclatement du scandale Weinstein. Le producteur hollywoodien a été accusé ces derniers mois de harcèlement sexuel et de viols par plus d’une centaine de femmes du monde, stars comme actrices débutantes.
« Nous demandons l’équité et la réelle diversité »
« Nous mettons au défi nos gouvernements et nos pouvoirs publics pour appliquer les lois sur l’égalité salariale », a déclaré la réalisatrice française Agnès Varda, qui a pris la parole aux côtés de la star australienne Cate Blanchett, toute de noire vêtue.
« Nous mettons au défi nos institutions pour organiser activement la parité et la transparence dans les instances de décision. (…) Nous demandons l’équité et la réelle diversité dans nos environnements professionnels », ont-elles lu sur le tapis rouge, l’une en anglais, l’autre en français.
Elles ont toutes les deux rappelé que 82 est le nombre de femmes retenues en compétition pour la Palme d’or par le Festival depuis sa première édition en 1946, contre 1 688 hommes.
Elles ont également souligné que depuis sa création, 71 réalisateurs avaient reçu une Palme d’or, contre seulement deux femmes : Jane Campion, en 1993, pour La leçon de piano, ex-aequo avec le Chinois Chen Kaige, et Agnès Varda elle-même, pour une Palme d’honneur en 2015.
Trois femmes en lice pour la Palme d’or « Les femmes ne sont pas minoritaires dans le monde et pourtant notre industrie dit le contraire », ont encore souligné Cate Blanchett et Agnès Varda. Autour d’elles sur le tapis rouge, figuraient Salma Hayek, Marion Cotillard, Jane Fonda, Claudia Cardinale, Julie Gayet et les membres féminins du jury.
Le Festival avait envoyé un premier signal fort en direction des femmes, en choisissant un jury majoritairement féminin.
Cette marche symbolique a été organisée avant la projection des Filles du soleil, le film de la première des trois femmes en lice cette année pour la Palme d’or, la Française Eva Husson. Son film suit un bataillon de combattantes kurdes commandé par la sergente Bahar, jouée par l’Iranienne Golshifteh Farahani. Publié dans Télérama Le saviez-vous ? Depuis la création, seulement 82 sur 1645 films sélectionnés ont été réalisés par des femmes. Du coup, symboliquement, 82 femmes vont monter les marches du Palais des festivals ce samedi. Ce samedi 12 mai, un peu avant 18h30, quatre-vingt deux femmes du cinéma venues du monde entier (réalisatrices, actrices, scénaristes, techniciennes, productrices, distributrices, exportatrices ou agents) monteront ensemble les marches du Palais pour la projection de gala du film d’Eva Husson, Les filles du soleil. Un nombre hautement symbolique. Depuis les débuts du festival de Cannes, seulement 82 films réalisés par des femmes ont été admis en sélection officielle. Contre 1645 signés par des hommes… Et le ratio de la compétition 2018 (trois longs métrages de réalisatrices sur vingt-et-un) montre qu’il y a encore du boulot pour plus d’égalité… Voici la liste de ces quatre-vingt-deux femmes, qui écouteront un discours prononcé par Cate Blanchett et Agnès Varda prononcé depuis le haut des marches. Agathe Valentin Vendeuse International Agnès Varda Réalisatrice Agniezka Smoczynska Réalisatrice Alba Rohrwacher Réalisatrice Alexandra Henochsberg Distributrice, Productrice Alice Rohrwacher Réalisatrice Andréa Bescond Réalisatrice Anja Kofmel Réalisatrice Anna Mouglalis Actrice Anna Ciennik Directrice de Production Anne Lai Productrice Anne Berest Scénariste / Scriptwriter Annemarie Jacir Réalisatrice Ariane Ascaride Actrice Ava DuVernay Réalisatrice Beatriz Seigner Réalisatrice Bénédicte Couvreur Productrice Bérénice Vincent Vendeuse Internationale Carole Scotta Productrice, Distributrice Caroline Benjo Productrice, Distributrice Caroline Bonmarchand Productrice Cécile Cassel Actrice Cécile Aubert Assistante de Production Céline Salette Actrice Céline Sciamma Réalisatrice, Scénariste Claudia Cardinale Actrice Clémence Poésy Actrice Clotilde Courau Actrice Cristina Gallego Réalisatrice Daniela Elstner Vendeuse Internationale Delphyne Besse Vendeuse Internationale Diana Elbaum Productrice Dina Emam Productrice Elisabeth Tanner Agent Artistique Elisabeth Perez Productrice Eva Sangiorgi Programmatrice Géraldine Pailhas Actrice Ginevra Elkann Productrice Haifaa Al Mansour Réalisatrice Houda Benyamina Réalisatrice Hylda Queally Agent Artistique Iris Brey Journaliste Isabel Mercier Productrice Jane Fonda Actrice Jasmine Trinca Actrice Jeanne Lapoirie Directrice de la Photographie Judith Nora Productrice Julie Huntsinger Productrice Julie Gayet Productrice, Actrice Julie Billy Productrice Julie Bertucelli Réalisatrice Keleigh Thomas Morgan Agent Artistique Khadja Nin Musienne, Chanteuse Kim Longinotto Réalisatrice Kiska Higgs Productrice Kirsten Stewart Actrice Laure Parleani Vendeuse internationale Laurence Lascary Productrice Léa Seydoux Actrice Leïla Bekhti Actrice Lisa Azuelos Réalisatrice, Productrice Lolita Chammah Actrice Maha Dakhil Agent Artistique Mariana Ximenes Actrice Marianne Slot Productrice Marie Masmonteil Productrice Marie Monge Réalisatrice Marie Amachoukeli Réalisatrice, Scénariste Marie-Ange Luciani Productrice Marie-Pierre Macia Productrice Marion Cotillard Actrice Marion Tharaud Distributrice Marleyda Soto Actrice Melissa Silverstein Journaliste Mélita Toscan du Plantier Productrice Meryem Benm'Barek Réalisatrice Michèle Halberstadt Productrice, Distributrice Nandita Das Réalisatrice Naomi Denamur Responsable Acquisitions Patty Jenkins Réalisatrice Pauline Gygax Productrice Priscilla Bertin Productrice Rasika Dugal Actrice Rebecca Zlotowski Réalisatrice, Scénariste Rohena Gera Réalisatrice Rosalie Varda Costumière, Productrice Salma Hayek Actrice, Productrice Sandrine Brauer Productrice Sofia Boutella Actrice Sophie Reine Chef Monteuse Sophie Mas Productrice Stacey Martin Actrice Tonie Marshall Réalisatrice Ursula Meier Réalisatrice Valentina Novati Productrice, Distributrice Valérie Donzelli Réalisatrice, Productrice, Actrice Vanessa Filho Réalisatrice Virginie Ledoyen Actrice Wanuri Kahiu Réalisatrice Zabou Breitman Réalisatrice, Actrice
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 1, 2018 10:33 AM
|
Par Sandrine Blanchard dans Le Monde | 01.04.2018
L’émergence du mouvement contre le harcèlement et les violences sexuelles a modifié notre manière de percevoir ou de tolérer certains traits d’humour.
« Je crois que c’est clair pour tout le monde : les producteurs n’ont plus le droit de violer les actrices. Par contre, il y a quelque chose qu’il va falloir clarifier assez vite : est-ce que, nous, on a encore le droit de coucher pour avoir les rôles ? Parce que, si on n’a plus le droit, alors il faudra apprendre des textes, passer des castings et, franchement, on n’a pas le temps. » L’humour noir de Blanche Gardin a fait sensation, vendredi 2 mars, lors de la cérémonie des Césars. Sur la scène de la Salle Pleyel, à Paris, devant tout le petit monde du cinéma français arborant un ruban blanc en soutien aux femmes victimes de harcèlement ou de violences sexuelles, cette comédienne, figure montante du stand-up, ne s’est pas départie de son art du contre-pied pour déclencher l’hilarité.
Vidéo Blanche Gardin : https://youtu.be/HDeyB9Gp2F0 Onde de choc Le registre comique est souvent une question de timing. Comme à chaque fois qu’un sujet envahit l’espace médiatique, les humoristes, capteurs de l’air du temps, s’en emparent. Le mouvement #metoo et #balancetonporc ne fait pas exception. « Beaucoup de garçons l’évoquent, soit pour revendiquer leur féminisme, soit pour se justifier de ne pas être un porc, constate Antoinette Colin, directrice artistique du mythique café-théâtre parisien Le Point-Virgule. Les filles, elles, n’ont pas attendu #metoo pour libérer leur parole sur scène. »
Lire aussi : Alain Vaillant : « Le rire agressif est une tradition française »
Qu’elles s’appellent Blanche Gardin, Tania Dutel, Marina Rollman, Constance ou Agnès Hurstel, les femmes humoristes de la nouvelle génération ont devancé l’onde de choc suscitée par l’affaire Weinstein en portant, dans leur spectacle, un regard sans concession sur les rapports hommes-femmes et en évoquant sans tabou leur sexualité. Bon nombre de leurs homologues masculins, tels Vérino, Haroun, Roman Frayssinet ou Frédérick Sigrist prennent désormais leur défense, comparant les misogynes à des has been. « La misogynie est un rire facile. Etre féministe, c’est lutter contre la première des inégalités qu’on a acceptée dans nos pays occidentaux », considère Vérino qui, sur scène, déconstruit avec habilité les arguments des « mâles dominants ».
L’époque n’est plus au « lâcher de salopes », l’un des sketchs les plus populaires de Jean-Marie Bigard qui, sous couvert d’un personnage de beauf, transformait les femmes en « gibier ». « Comme les blagues racistes, les blagues graveleuses ne passent plus, nous sommes dans une ère où les femmes en ont marre », estime Tania Dutel.
« Un humour des années 1980 » Invité sur C8 en novembre 2017, l’humoriste Tex en a fait les frais. Sa blague sur les violences conjugales – « Les gars, vous savez ce qu’on dit à une femme qui a déjà deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on lui a déjà expliqué deux fois » – a suscité un tollé et un signalement au Conseil supérieur de l’audiovisuel par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’animateur a été licencié par France 2, où il présentait depuis 2000 le jeu « Les Z’amours ». Cette lourde sanction a été dénoncée, notamment par Charlie Hebdo : « Fini de rigoler, fini le second degré », a regretté Riss, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique.
Vidéo Vérino au Théâtre Antoine pour le 8 mars : https://youtu.be/Y36x_EvCJB4
« Avec la viralité des réseaux sociaux, le second degré est plus difficile à faire passer, reconnaît Vérino. La blague de Tex est un humour des années 1980 qui n’a fait rire que les mecs qui tapaient. » Que l’émergence du mouvement #metoo ait modifié notre manière de percevoir ou de tolérer certains traits d’humour n’est pas pour déplaire à Haroun, talentueux stand-upper qui s’amuse de nos incohérences et de nos petites et grandes lâchetés : « La remise en cause de certaines blagues est très saine. La contrainte peut rendre plus créatif. Il faut continuer à travailler le second degré, mais si ce n’est pas clair, c’est de notre faute. Les Noirs, les juifs, les femmes, on peut toujours en parler, mais différemment qu’auparavant, en incluant et non en divisant, afin que l’humour soit une arme utile. »
Vidéo Haroun "Le harcèlement" : https://youtu.be/Gz6yBZiwxHs
Si la performance de Blanche Gardin lors des Césars a été saluée, c’est parce qu’« elle n’a pas enfoncé de portes ouvertes », insiste Vérino. Le cliché de « l’humour au féminin » est tombé. La nouvelle génération de femmes humoristes s’autorise les mêmes thématiques que les hommes, sans renier leur féminité.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
December 4, 2017 3:04 PM
|
Propos recueillis par Charlotte Herzog dans Le Monde - 04.12.2017 La comédienne et danseuse Andréa Bescond témoigne des viols qu’elle a subis enfant, et explique comment son spectacle l’aide dans son combat pour la reconnaissance de l’amnésie traumatique.
Andréa Bescond, comédienne et auteure de la pièce de théâtre Les Chatouilles ou la Danse de la colère, qui se joue depuis le début de 2016 et sera adaptée au cinéma pour la rentrée 2018, raconte les ravages des viols qu’elle a subis enfant. De l’amnésie traumatique à la descente aux enfers, elle a pourtant réussi à enclencher un processus de reconstruction, dont témoignent son spectacle et ses combats. Entretien.
Quelles violences avez-vous subies lorsque vous étiez enfant ?
Andréa Bescond : C’était un violeur de petites filles. A moi, il me disait : « Viens, on va dans la salle de bain », pendant que la fête entre amis avait lieu en bas. Il m’est arrivé aussi de partir en week-end avec sa famille, il me violait dans la même chambre que ses fils. Au petit matin. Ça devait être une poussée d’adrénaline pour lui, de faire ça alors qu’on n’était pas tout seuls.
Il l’a aussi fait l’année où mon frère était là. J’étais sidérée qu’il fasse ça devant lui. Je ne pouvais pas crier. Et je m’en voulais. C’est là où l’on minimise le pouvoir d’un adulte sur un enfant. Je regardais mon frère dormir, pendant qu’il me violait. J’avais 9 ans cette fois-ci. C’était pour le nouvel an 1988-1989.
C’était aussi un entraîneur de sport dans une association de la ville, et surtout un ami de la famille. Des années après le procès, mon père, terrorisé, est allé voir le président de l’association : « Il avait un comportement douteux mais on ne peut pas l’accuser à tort, on le surveillait… », lui avait-il répondu. Comment ne pas dénoncer aujourd’hui la culture de la complicité ? Moi je crois de toutes mes forces que dénoncer un adulte déviant est un devoir citoyen. Jamais il ne faut minimiser l’emprise d’un adulte sur un enfant. Jamais.
Dans votre pièce, Odette, le personnage qui incarne la petite fille que vous étiez, a occulté les faits pendant des années. A quel moment vos souvenirs ont-ils ressurgi ?
Mon parcours est spécial. J’ai amputé ces viols de ma mémoire. J’ai mis longtemps avant de savoir. Comme si je n’étais pas prête à écouter les signaux de mon corps. Comme si mon cerveau n’était pas prêt à se souvenir. Ma vie était particulière. J’étais danseuse, je bossais ailleurs et ne revenais pas souvent dans ma petite ville de province. J’avais un avenir, j’avais la danse qui me prenait toute la tête. Cette histoire, je n’en voulais pas.
Et puis un jour, j’avais 19 ans, je l’ai croisé dans la rue. Et j’ai su. J’ai eu des flashs de ces viols répétés avec ses mains. J’ai ressenti un froid glacial. Celui qui vous enivre, vous bloque et vous paralyse. Je ne pouvais plus bouger, plus parler. En plein mutisme. En pleine anesthésie. Comme quand on subit les actes d’un viol.
Mais cette histoire, je n’en voulais pas.
Comment fait-on pour escalader jusqu’à la lumière, pour s’en sortir ?
Jusqu’à mes 30 ans, c’était la descente aux enfers. J’étais dans le rejet. Je me sentais coupable d’avoir été complice de ça. Oui, complice, puisque je l’aidais en baissant ma culotte. En faisant vite quand il me disait qu’il fallait faire vite. En ne disant rien quand il me disait de ne rien dire. Je participais au mécanisme de plaisir. Le corps se mélangeait entre la douleur et le plaisir. C’est tellement bizarre que c’en est déconcertant. J’ai compris plus tard que c’était un mécanisme de surprotection, une espèce d’instinct de survie. Il était gentil avec moi. Il me donnait de l’amour, atroce, mais présent. Et moi, je ne savais pas trop. C’était terrible. Un tourbillon. Adulte, je m’en suis voulu et me le suis fait payer. Pour moi, j’étais une pute, je ne valais rien, mon corps ne valait rien, j’étais bête, méchante, vicieuse. Et je n’étais pas prête à me faire aider non plus. Je fumais quinze pétards par jour pour pouvoir m’éteindre. Je buvais de l’alcool pour pouvoir tomber. Je prenais des drogues pour pouvoir sortir de cette réalité qui était ma vie.
Et puis, à l’époque où j’avais 24 ans, j’ai appris qu’il était devenu grand-père de deux petites filles. J’ai décidé de porter plainte. Comme « il y avait eu pénétration », c’était un crime. Nous avons pu aller aux assises.
Au procès, j’avais 27 ans. Aujourd’hui, j’en ai 38. Je suis fière et heureuse d’avoir été reconnue en tant que victime, que mon agresseur ait été envoyé en prison et de l’avoir, en quelque sorte, empêché de violer ses deux petites filles. De nuire encore et encore. Elles sont sûrement plus équilibrées que s’il avait été là. Leur mère m’a remerciée, en pleurs, au procès. Tout ceci a participé à ma résilience. Porter plainte, ça aide à s’en sortir. Mais s’en sortir, c’est surtout apprendre à s’aimer à nouveau, à être indulgent envers soi-même. Et comme un agresseur est très souvent récidiviste, il faut aussi pouvoir porter plainte pour protéger les autres.
Comment avez-vous dépassé ces drames et réussi à y puiser votre force ?
Pour dépasser le drame, le plus dur, c’est de faire un travail sur soi : comment, en tant que victime, on réussit à se pardonner. Comment on parvient à ne plus rester silencieuse. Car, non, on ne se « débrouille pas », comme l’a dit Christine Angot, mais on partage sa douleur. Il le faut. Mon spectacle est tiré de ma vie de victime. Le fait d’avoir posé des mots sur les étapes de la souffrance et de la reconstruction pour écrire ce spectacle avec Eric Métayer m’a permis de rencontrer des gens qui m’ont dit : « L’histoire d’Odette, c’est la mienne. C’est ce que j’ai vécu. » Parce que la pédophilie est un fléau. On est beaucoup, des filles et des garçons, à avoir vécu la même chose. Pas de la même façon, pas le même nombre de fois, pas au même âge. Mais on partage la même souffrance. Un adulte a violé notre intégrité sexuelle. La destruction est considérable. C’est un bombardement. On est déshumanisé.
De ne pas me sentir seule et d’essayer d’être utile pour ce combat, ça a favorisé ma réparation. Parce qu’il y a des secrets qui rendent malheureux, il faut prendre, selon moi, le combat par la base. La base, c’est l’enfant. Il faut agir en matière de prévention pour que les adultes soient des adultes équilibrés. Et que cela fasse diminuer le harcèlement et les abus de pouvoir. Il faut apprendre aux enfants à défendre leur intégrité pour faire d’eux des adultes qui auront les armes pour combattre les atteintes qui pourraient être commises à leur encontre.
Quel impact le succès de votre pièce de théâtre a-t-il eu sur vous ? Et sur la lutte contre la pédophilie ?
Il est évident que, sans l’existence de ce spectacle, je n’aurais pas eu ce besoin de me battre pour faire évoluer les droits de nos enfants. Le succès du spectacle, la manière dont le public a reçu l’histoire d’Odette… Je me suis plongée corps et âme dans le combat de l’éveil des consciences autour de la pédophilie. En découvrant les lois, notamment celle sur le délai de prescription, qui m’a mise en colère, j’ai décidé de m’engager de manière militante. Aujourd’hui, je me bats aux côtés de nombreux activistes pour faire reconnaître l’amnésie traumatique dans la loi, ou encore pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur les enfants. Car violer un enfant est un crime contre l’humanité, selon moi, et relève donc de l’imprescriptibilité. Avec l’adaptation cinématographique, je me dis aussi que l’on va pouvoir faire passer notre message à une plus grande échelle, et c’est très important. J’attends d’ici là des avancées au niveau de la loi, mais la France est la spécialiste des toutes petites victoires, donc il y aura toujours à progresser, et notre devoir d’artiste, c’est aussi celui-là : faire bouger les consciences.
|