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February 22, 2024 11:24 AM
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#MeToo dans le cinéma français : l’actrice Isild Le Besco envisage de porter plainte contre Jacques Doillon et Benoît Jacquot 

#MeToo dans le cinéma français : l’actrice Isild Le Besco envisage de porter plainte contre Jacques Doillon et Benoît Jacquot  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Publié par Libération le 22 février 2024

 

 

L’actrice révélée par «Sade» en 2000 a confirmé dans une interview au Parisien mercredi 21 février qu’il est «probable» qu’elle porte plainte contre les réalisateurs Jacques Doillon et Benoît Jacquot. Dans le sillage du témoignage de Judith Godrèche, elle évoque une relation d’emprise et des violences psychiques et physiques.

 

La déflagration provoquée par le témoignage de Judith Godrèche continue à se propager. Dans une interview publiée mercredi 21 février dans les colonnes du Parisien, l’actrice Isild Le Besco a annoncé qu’elle envisageait de porter plainte contre Jacques Doillon et Benoît Jacquot. L’actrice révélée dans Sade, de Benoît Jacquot en 2000, y précise ses accusations qu’elle avait déjà formulées dans un article du Monde publié le 8 février. Elle aurait vécu une relation «destructrice» avec le réalisateur, alors qu’elle n’avait que 16 ans et lui 52, au moment des faits.

 

 

«Benoît Jacquot pensait savoir mieux que moi qui j’étais et ce que je pensais. Par exemple, il me disait perpétuellement que j’étais grosse. Il y a eu aussi des violences physiques, parfois, sous le coup de la colère. Contrairement à Judith, je n’ai pas vécu avec lui et cela m’a peut-être un peu protégée», livre dans l’article la comédienne de maintenant 41 ans. Aujourd’hui, elle constate les effets que cette relation a eu sur la construction de sa personnalité.

 

Quant au réalisateur Jacques Doillon, il aurait fait des avances à Isild Le Besco alors qu’elle était âgée de 17 ans à l’époque. Tous deux travaillaient sur un film, comme l’avait déjà dit l’actrice dans un second article du Monde, également daté de février. Après le refus d’Isild Le Besco, le réalisateur lui aurait retiré son rôle. Le cinéaste de 79 ans a démenti cette version des faits, dénonçant des «mensonges».

 

Au-delà des deux réalisateurs, c’est un système tout entier que dénonce l’actrice, celui du cinéma français. Ce milieu «s’est comporté exactement comme se comporte une famille quand l’un de ses membres est maltraité : en se taisant», explique-t-elle au Parisien. Dans le sillage du débat lancé par Judith Godrèche après ses accusations contre les deux réalisateurs, elle revient sur l’obsession de certains réalisateurs par les jeunes filles et sur la difficulté qu’elle a éprouvée dans la réalisation de ses différents films. Elle dépeint deux camps : l’ordre établi et la révolution.

 

 

Légende photo : Isild Le Besco à Montélimar en 2020. (Benoit Pavan/Hans Lucas.AFP)

 
 
L’avocate du cinéaste, contre lequel l’actrice a porté plainte au début du mois, a annoncé ce jeudi 22 février sa décision de porter plainte pour diffamation. Selon elle, la présomption d’innocence de son client «est violemment bafouée depuis des semaines».
 

Jacques Doillon contre-attaque. Mis en cause pour violences sexuelles par l’actrice Judith Godrèche, le cinéaste «a décidé de déposer plainte pour diffamation», a annoncé ce jeudi 22 février son avocate, Marie Dosé, par voie de communiqué. «Suite à l’avalanche de propos profondément attentatoires à la dignité et à la probité de Jacques Doillon tenus par Judith Godrèche, celui-ci a décidé de déposer plainte pour diffamation», écrit l’avocate. «Oser affirmer publiquement, comme elle l’a encore fait le 21 février dernier, que celui-ci aurait «couché avec des enfants» qui tournaient dans ses films est ignoble et dépasse l’entendement», poursuit-elle. L’avocate rappelle que «Jacques Doillon n’a toujours pas été entendu dans le cadre de l’enquête préliminaire» et affirme que «sa présomption d’innocence est violemment bafouée depuis des semaines».

 

Sur Instagram, mercredi soir, Judith Godrèche a publié une série de publications commentant un article de presse de Télérama en écrivant : «En 2022, ce journal écrit que la spécialité de Doillon est de tourner avec des enfants». «Il manque une phrase : “Avec qui il couche”», accuse-t-elle. Devenue une figure du mouvement #MeToo dans le cinéma français, la femme de 51 ans a porté plainte début février contre Jacques Doillon, mais aussi contre le réalisateur Benoît Jacquot pour des violences sexuelles et physiques qui remonteraient à son adolescence.

 
 

Une enquête préliminaire est ouverte à Paris à propos de ces accusations de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité. Au moment de l’ouverture de l’enquête, le parquet de Paris avait précisé que «l’ensemble des faits dénoncés ont eu lieu entre 1986 et 1992».

 

Judith Godrèche doit s’exprimer vendredi lors de la cérémonie des Césars d’après une information de Libération«Que j’aille aux césars ou pas, on s’en fiche bien», a toutefois lancé l’actrice sur Instagram mercredi. Par ailleurs, l’actrice Isild Le Besco, qui avait déjà pris la parole contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon à la suite de Judith Godrèche, envisage désormais de porter plainte contre ces deux réalisateurs, dans une interview donnée dans Le Parisien de ce jeudi.

 

Libération avec AFP

 

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February 21, 2024 10:12 AM
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Nora Hamzawi s’oppose à la sortie du dernier film de Jacques Doillon, mis en cause pour des violences sexuelles par plusieurs actrices

Nora Hamzawi s’oppose à la sortie du dernier film de Jacques Doillon, mis en cause pour des violences sexuelles par plusieurs actrices | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Publié par Le Monde avec AFP - 21 février 2024

 

L’actrice, qui tient un des rôles principaux du film « CE2 », estime que la sortie du film, prévue le 27 mars, « représente un mépris vis-à-vis de la parole des femmes ». Jacques Doillon est visé dans une enquête aux côtés de Benoît Jacquot, à la suite d’une plainte de Judith Godrèche.

 


Lire l'article sur le site du "Monde" :
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/21/nora-hamzawi-s-oppose-a-la-sortie-du-dernier-film-de-jacques-doillon-mis-en-cause-pour-des-violences-sexuelles-par-plusieurs-actrices_6217712_3246.html

Dans un message publié sur son compte Instagram, mercredi 21 février, l’actrice Nora Hamzawi a affiché son opposition à la sortie du dernier film de Jacques Doillon, CE2, dont elle tient l’un des rôles principaux, après la mise en cause du cinéaste pour des violences sexuelles par plusieurs actrices. Le producteur du film, Bruno Pesery, avait confirmé vendredi la sortie du film, prévue le 27 mars.

 

 

 
 

« Je ne soutiens pas cette décision qui, d’après moi, représente un mépris vis-à-vis de la parole des femmes », a-t-elle affirmé dans une « story ». Pour l’actrice, « ce qui se passe dans le milieu du cinéma, et qui je l’espère s’étend à d’autres milieux, est essentiel et important. C’est la chose à soutenir en priorité aujourd’hui ».

 

Aux côtés du réalisateur Benoît Jacquot, Jacques Doillon est visé dans une enquête pour « viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité », à la suite d’une plainte de Judith Godrèche, qui a tourné avec lui pour La Fille de 15 ans, sortie en 1989. Le comportement de Jacques Doillon est aussi dénoncé par les actrices Isild Le Besco et Anna Mouglalis, qui ont confié leurs témoignages au Monde. Le réalisateur a répliqué en dénonçant « les dénonciations arbitraires, les fausses accusations et les mensonges », de la part des trois actrices.

 

 

 

« Une invitation à une prise de conscience »

Pour M. Pesery, il importe que la décision de sortir le long-métrage « ne soit pas accueillie comme l’expression d’une surdité ou d’une indifférence à l’égard des accusations portées à l’encontre de son auteur : elles sont graves, nous en avons pris la mesure dès la première heure », a-t-il écrit dans un communiqué, estimant qu’il n’est pas pour autant possible d’adapter une sortie « à un calendrier judiciaire ».

 

La maison de production, Arena Films, justifie son choix par le travail d’équipe qui a permis au film – tourné il y a quatre ans – de voir le jour, « qu’il s’agisse des comédiens, des techniciens, des prestataires, des producteurs, des distributeurs, des attachés de presse ou des exploitants ». C’est « une invitation à une prise de conscience, au dialogue et à la vigilance », a souligné le producteur, insistant sur les « près de quarante années » séparant la production du film des faits dont Jacques Doillon est accusé.

 

Le film a été montré au festival d’Angoulême en 2021 et a été présenté à des journalistes en ce début d’année. Aucune information n’a été donnée sur sa promotion, à sa sortie.

 

 

 

 

Article publié par Libération :

 

La comédienne a exprimé sur Instagram son mécontentement quant au maintien de la sortie le 27 mars de «CE2», nouveau film du cinéaste de 79 ans, accusé de viol par Judith Godrèche. A «Libération», l’acteur Alexis Manenti répond qu’il n’en assurera pas la promotion.

Lire l'article : 

https://www.liberation.fr/culture/cinema/nora-hamzawi-se-desolidarise-de-la-sortie-du-film-de-jacques-doillon-alexis-manenti-nen-assurera-pas-la-promotion-non-plus-20240221_LSMYMY5USVGQ5NTKNF4VCNG6SU/

 

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February 14, 2024 8:34 AM
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#MeToo dans le cinéma : « C’est une révolution, ils ne peuvent plus l’empêcher » - Une vidéo de Mediapart 

#MeToo dans le cinéma : « C’est une révolution, ils ne peuvent plus l’empêcher » - Une vidéo de Mediapart  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Article publié par Mediapart le 12/02/24

 

Depardieu, Jacquot, Doillon... Le cinéma français est secoué par les affaires de violences sexuelles. Cette nouvelle onde de choc interroge l’imaginaire d’une industrie tout entière et toute la société. Notre émission en accès libre, avec notamment Judith Godrèche, Anna Mouglalis, Charlotte Arnould et Anouk Grinberg.

 

Judith Godrèche, Adèle Haenel, affaires Depardieu, Polanski, Caubère, Bedos, Brisseau, Doillon, Jacquot, etc. : depuis six ans, l’industrie cinématographique est en première ligne des soubresauts du mouvement #MeToo. 

Elle est aussi au centre des résistances et des polémiques. Avec, encore dans de nombreux discours, la figure sacralisée de l’artiste et une culture de l’impunité très française. La dernière séquence, à nouveau portée par le cinéma, marquera-t-elle enfin un tournant ?

Sur Mediapart, Mathieu Magnaudeix et Marine Turchi reçoivent Judith Godrèche, actrice et réalisatrice, les actrices Anna Mouglalis, Charlotte Arnould et Anouk Grinberg, Manda Touré et Marie Lemarchand, actrices et membres de l’Association des acteur.ices (ADA), Noémie Kocher, autrice, actrice et membre de la commission AAFA-Soutiens, et Iris Brey, autrice, réalisatrice et ancienne critique de cinéma.

 

Voir la vidéo (1h52)

 


Pour cette émission, Mediapart a sollicité, par l'intermédiaire de leurs avocat·es, Gérard Depardieu, Benoît Jacquot, Jacques Doillon, Philippe Garrel. « Pas de réaction ni commentaire », nous a répondu l’avocate de Benoît Jacquot, Me Julia Minkowski. Concernant MM. Depardieu, Jacquot, Doillon, des procédures judiciaires sont en cours et ils bénéficient donc de la présomption d’innocence.

Retrouvez toutes nos émissions en accès libre.

Boîte noire

Si vous êtes victime de violences sexistes et sexuelles, vous pouvez contacter le 39 19, numéro d’écoute anonyme, accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et gratuit.

Si vous travaillez dans le spectacle vivant, la musique, l’audiovisuel ou le cinéma, Audiens a mis en place une cellule dédiée. Elle est joignable au 01 87 20 30 90, du lundi au vendredi, de 9 heures à 13 heures et de 14 heures à 18 heures. Ou par mail à tout moment : violences-sexuelles-culture@audiens.org

 

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February 13, 2024 5:58 AM
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Hélène Frappat, écrivaine : « Toutes les femmes, sur l’écran du cinéma qui est la vraie vie agrandie, sont des survivantes »

Hélène Frappat, écrivaine : « Toutes les femmes, sur l’écran du cinéma qui est la vraie vie agrandie, sont des survivantes » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Tribune d'Hélène Frappat publiée par  Le Monde - 13/02/24

 

Saluant le témoignage de Judith Godrèche, enfin entendue, l’autrice et critique de cinéma dénonce, dans une tribune au « Monde », « l’arnaque du romantisme » qui a engendré le modèle du créateur transgresseur et de sa « muse ».

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/13/helene-frappat-ecrivaine-toutes-les-femmes-sur-l-ecran-du-cinema-qui-est-la-vraie-vie-agrandie-sont-des-survivantes_6216262_3232.html

Un vent de révolte souffle sur la France. En donnant voix à la petite fille qu’elle a été, Judith Godrèche a brisé le sortilège par lequel chaque femme, qui n’est « rien d’autre qu’une petite fille qui a grandi », écrivait Henry James (1843-1916), doit vivre en composant avec cette créature encombrante, parfois bavarde, souvent muette, ce petit fantôme effrayé contraint, dès la naissance, à s’armer pour survivre. C’est la révolte des petites filles ! Il semble que notre pays culturellement réactionnaire, cette fois-là, ne pourra pas les museler.

 

 

 

C’est quoi le problème de la France ?, me demandait récemment un journaliste du New York Times. Il peinait à comprendre pourquoi la nation autoproclamée des droits de l’homme demeurait la dernière à soutenir (financer, louanger, défendre) des cinéastes bannis des Etats-Unis pour des crimes sexuels, tels Woody Allen ou Roman Polanski. J’ai réfléchi. Peu à peu, des armées de jeunes filles mortes me sont revenues en mémoire, des processions de revenantes ont défilé devant mes yeux, me soulevant le cœur.

 

Le problème français, ai-je répondu, c’est l’arnaque du romantisme. Je parle du mouvement artistique produit par notre XIXe siècle ultrabourgeois et réactionnaire. Ce siècle qui a sanctifié la propriété et l’autorité du père de famille sur sa femme, justifié le meurtre de l’épouse infidèle en qualifiant de « crime passionnel » ce que des historiennes nomment désormais « féminicide », a simultanément engendré notre modèle du créateur transgresseur et de sa « muse ». Corps virginal et bouche muette – un silence évoquant les planches anatomiques de la Grèce antique, où les deux bouches de la femme, utérus et bouche parlante, sont muselées par un même verrou –, « éternel féminin », « morte amoureuse » : la muse est un cadavre de femme, un cadavre de petite fille.

La violence et la domination des forts

Vous voulez savoir pourquoi la condition féminine existe, qu’on le veuille ou non ? Parce qu’en chaque femme, jeune ou vieille, une petite fille subsiste. Tel le Petit Chaperon rouge auquel Judith Godrèche a comparé, sur France Inter, le 8 février, l’enfant qu’elle a été – une enfant qui a commencé à gagner sa vie à 8 ans en tournant dans des publicités, avant d’être choisie à 14 ans par un loup fier de son « syndrome de Barbe-Bleue », le cinéaste Benoît Jacquot – chaque femme apprend, dès la naissance, que sa vie sera, aussi, une survie.

 

 

 

« Le chant du loup est le bruit du tourment qu’il vous faudra souffrir ; en lui-même, c’est déjà un meurtre », écrit Angela Carter dans La Compagnie des loups (Points, 1997). L’écrivaine anglaise, disparue prématurément en 1992, avait entrepris de réécrire Barbe-Bleue, La Belle et la Bête, Blanche-Neige… en adoptant le point de vue de l’héroïne, qui, dans la version traditionnelle, est systématiquement mutique, pétrifiée, opprimée, horrifiée, dégoûtée, épousée, massacrée.

 

Et le cinéma dans tout ça ? Est-ce, comme certains se hâtent déjà de le dire, le méchant épouvantail de nos craintes de (bons ou mauvais) parents ? Eh bien non. Bien sûr, « le cinéma » est notre regard agrandi : il est la loupe qui révèle avec une précision clinique, sur les tournages « donc » sur les écrans, la domination des forts, la violence de la lutte des classes ou, comme le cinéaste Jacques Rivette (1928-2016) était le seul à le dire, « la crapulerie » du pouvoir et de l’argent, du pouvoir que donne l’argent.

Jacques Rivette, qui respectait les actrices donc les femmes, faisait des films pour sauver les petites filles des mâchoires des loups qui se referment sur elles, y compris dans la maison de leur enfance, car « les loups possèdent des moyens d’arriver jusqu’au cœur de votre foyer » (Angela Carter, La Compagnie des loups).

 

 

 

Les mauvais films de Benoît Jacquot ou Jacques Doillon ont été sanctifiés par le bon goût français, c’est-à-dire par le système d’évaluation esthétique de notre bourgeoisie éclairée. Sa vision du monde repose sur l’arnaque romantique. Une arnaque pour les femmes, pas pour les « grands créateurs », qui s’en réclament en expliquant que dans la France de la Nouvelle Vague, un cinéaste « doit » coucher avec sa muse pour trouver son inspiration. (L’inspiration, encore une trouvaille romantique. N’importe quelle femme artiste sait qu’elle n’a matériellement pas le temps d’attendre l’inspiration.)

 

Cette criminelle idiotie, confondant harcèlement et mise en scène, c’est le (grand) cinéaste Philippe Garrel [mis en cause par cinq comédiennes pour des baisers non consentis] qui l’a dite. Le harcèlement est l’une des formes concrètes de notre romantisme.

La théorie de l’« évaporation »

Avant d’être enfin « entendue », c’est-à-dire que sa parole se change en vérité, Judith Godrèche avait déjà parlé. A certains éminents représentants de notre bourgeoisie cultivée, hommes et femmes de savoir et de pouvoir (confondant savoir et pouvoir), elle avait raconté les violences morales et physiques que Barbe-Bleue lui faisait subir. Tous ont fait « comme si elle n’avait rien dit ». Pschitt ! La parole, c’est-à-dire la personne de Judith Godrèche, a été « évaporée ».

 

 

« Evaporation » est la traduction que je propose du terme américain gaslighting. Il nous vient du film de George Cukor Gaslight (Hantise, 1944), où ce génie visionnaire met en scène la continuité qui relie la violence de la norme conjugale et le système de destruction et de négation du nazisme. Ce qui se passe dans la maison de Barbe-Bleue ne peut être isolé de la guerre qui fait rage à l’extérieur. Il n’est pas étonnant que nombre de cinéastes et d’acteurs, actuellement accusés de violences sexuelles et d’abus de pouvoir sur des femmes, continuent de se défendre en dissociant leur vie privée de leur art, souvent politique, souvent « de gauche ».

 

 

 

Les petites filles, qui n’ont pas le droit de vote, n’ont plus de temps à perdre à subir ce genre de gaslight. Depuis le temps qu’elles écoutent, bien sages, les grands hommes leur expliquer la vie, et l’amour, et le savoir, et la politique, et le sexe, et l’art, elles s’ennuient. Ces discours pompeux, arrogants, stupides leur donnent envie de dormir.

 

Attention ! Il est risqué de fermer les yeux quand on s’appelle Blanche-Neige ou la Belle au bois dormant. Alors les petites filles se passent un film, un vrai film hollywoodien, avec plein de filles sublimes à poil, de minirobes sexy, de talons aiguilles, de faux cils, et aussi des loups terrifiants qui violent en bande, qui mentent, qui massacrent. Ce film, c’est Showgirls, de Paul Verhoeven (1995). Dès la première séquence, l’héroïne qui débarque en stop à Las Vegas (Nevada) est contrainte de sortir un couteau. Le manifeste de Verhoeven appelle une chatte, une chatte : les danseuses de Las Vegas – doubles explicites des actrices d’Hollywood – s’y font maltraiter comme des « putes ».

« Toutes » les femmes, sur l’écran du cinéma qui est la vraie vie agrandie, sont des survivantes. Parce que c’est ça qu’on fait : survivre à notre enfance, et à nos loups. « C’est en vivant bien que nous tenons les loups en lisière », écrit Angela Carter. Son Petit Chaperon rouge éclate de rire quand elle comprend qu’elle n’est « la viande de personne ». « Elle ferma la fenêtre sur le chant funèbre des loups et ôta son châle écarlate, de la couleur des coquelicots, de la couleur de ses menstrues et, puisque sa peur ne lui servait à rien, elle cessa d’avoir peur. »

 

 

Hélène Frappat est écrivaine, critique de cinéma et traductrice. Dernier livre paru « Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes » (Editions de l’Observatoire, 2023).

 

 

Hélène Frappat  (Ecrivaine)

 

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February 13, 2024 5:05 AM
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Jacques Doillon accusé de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement par les actrices Judith Godrèche, Anna Mouglalis et Isild Le Besco

Jacques Doillon accusé de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement par les actrices Judith Godrèche, Anna Mouglalis et Isild Le Besco | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Jérôme Lefilliâtre et Lorraine de Foucher dans Le Monde - 8 février 2024

 

 

« Le Monde » a recueilli trois témoignages visant le réalisateur de « La Fille de 15 ans ». L’avocate de M. Doillon dit vouloir réserver ses explications à la justice.


Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/08/jacques-doillon-accuse-de-viol-d-agression-sexuelle-et-de-harcelement-par-judith-godreche-anna-mouglalis-et-isild-le-besco_6215477_3225.html

Ce jeudi 8 février sur France Inter, Judith Godrèche a accusé le réalisateur Jacques Doillon d’agressions sexuelles sur le tournage du film La Fille de 15 ans, qui a eu lieu au printemps 1987. Il voulait, a-t-elle affirmé, « la même chose » que Benoît Jacquot, contre lequel la comédienne de 51 ans a déposé plainte mardi pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité. « Sur le tournage, c’était hallucinant. Il a engagé un acteur (…), il l’a viré et il s’est mis à la place. Tout à coup, il décide qu’il y a une scène d’amour, une scène de sexe entre lui et moi. On fait quarante-cinq prises. J’enlève mon pull, je suis torse nu, il me pelote et il me roule des pelles. »

 

 

 
 

Tout cela se déroule sous les yeux de Jane Birkin, alors compagne du réalisateur, qui l’a engagée comme assistante sur le film. « Il embrassait vingt fois de suite Judith Godrèche en me demandant quelle était la meilleure prise. Une vraie agonie ! », a raconté Birkin dans son journal intime paru en 2018, Munkey Diaries. Le film La Fille de 15 ans est sorti en salle en 1989.

 

Lors de son interview sur France Inter, Judith Godrèche a aussi évoqué de façon sibylline, et sans entrer dans les détails, d’autres faits qui se seraient déroulés avant ce tournage, au domicile de Jacques Doillon. Dans sa plainte contre Benoît Jacquot, enregistrée le 6 février par la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire de Paris et consultée par Le Monde, elle décrit précisément les agissements de Jacques Doillon. En l’occurrence, il s’agirait d’un viol qu’aurait commis le cinéaste sur elle, alors qu’elle avait 14 ans. Les faits auraient eu lieu rue de la Tour, à Paris, dans la maison de Jane Birkin.

 

 

Sollicité par Le Monde, Jacques Doillon, 79 ans aujourd’hui, n’avait pas répondu jeudi après-midi. De même que son avocate, Marie Dosé. « Jacques Doillon découvre ces accusations ce matin par voie de presse, a déclaré cette dernière à l’AFP plus tôt dans la journée. Il les réfute avec force et a hâte de s’expliquer devant la justice. » L’enquête préliminaire, ouverte mercredi par le parquet de Paris, portera sur les faits de Benoît Jacquot et Jacques Doillon dénoncés par Judith Godrèche.

Des séances dans le bureau du réalisateur

Selon le récit de la comédienne, Jacques Doillon l’a reçue plusieurs fois à cette adresse pour des essais, qui ont finalement débouché sur La Fille de 15 ans – l’histoire d’une adolescente amoureuse d’un garçon de son âge (joué par Melvil Poupaud), et dont le père de ce dernier (Jacques Doillon) va s’éprendre. C’est son agente de l’époque, Isabelle de La Patellière, qui lui aurait fait rencontrer le cinéaste, alors à la recherche d’une jeune actrice pour un film qu’il envisageait de réaliser. « Je crois que c’est un film qui devait s’appeler La Petite Magicienne, dit-elle dans cette plainte. Je le rencontre et je lui dis que j’ai écrit un livre (…). Cela raconte l’histoire d’une fille et d’un frère, et le père essaie de la voler au frère. Je parle à Doillon de mon livre et il me dit de lui déposer mon manuscrit. Quelque temps après, il me rappelle et il me dit qu’il ne va pas faire le film qui devait se faire mais plutôt un film sur moi. Pour ce faire, je devais venir chez lui. »

 

 

 

Lors de ces séances préparatoires dans le bureau du réalisateur, « il me fait parler pendant des heures, il prend des notes et il m’enregistre. Il me fait parler de Benoît [Jacquot], il me pose beaucoup de questions sur Benoît », a relaté Judith Godrèche devant les enquêteurs. « Doillon me demande un jour de m’allonger sur le lit et il me dit que pour la respiration il faut qu’il se rapproche de moi pour pouvoir vraiment écrire ce personnage. Il m’embrasse, la pièce est fermée, je ne sais pas si Charlotte [Gainsbourg] ou Jane [Birkin] sont là. Il me met les doigts dans la culotte et il me fait allonger sur le lit, et avec son jean, en portant toujours son jean, il se met à se frotter sur moi pour se faire jouir. »

 

Dans les archives personnelles de Judith Godrèche, il subsiste deux lettres qu’elle assure avoir reçues de Jacques Doillon à la même époque. Si elles ne sont pas datées, la comédienne a conservé une enveloppe où l’on reconnaît l’écriture du cinéaste. Elle a été affranchie le 26 octobre 1987 dans le 16e  arrondissement de Paris, là où étaient domiciliés Jacques Doillon et Jane Birkin à l’époque. Cette enveloppe a été envoyée à Judith Godrèche rue Rambuteau, à Paris, là où l’adolescente vivait alors avec son père.

Deux lettres signées « Jacques »

Sur l’une de ces deux lettres figure le dessin d’un gros cochon avachi, sous le regard de plusieurs personnages. En dessous, un texte manuscrit parfois difficilement lisible, signé par « Jacques », dont voici des extraits : « Voici un cochon (femelle), mérité ou non. (…) J’aimerais être ainsi attaché avec ce timide sourire sur mon [mot illisible] beau visage. (…) Je n’aimerais pas être comme ce paisible animal avec ton ombre derrière moi. Ne te laisse pas engloutir par Venise. » En juillet 1987, Judith Godrèche a passé quelques jours dans la cité italienne avec Benoît Jacquot.

 

 

Dans l’autre, au verso d’une gravure en noir et blanc représentant une transaction entre un marchand ambulant et un habitant, il a griffonné : « Pardon de ne pas dessiner mais Rembrandt fait ça très bien (pour moi). C’est un vendeur de mort-aux-rats, on imagine donc que tu vis dans cette aimable demeure et que le bonhomme achète le bon produit pour se débarrasser de toi, mais il ne s’est pas aperçu que tu es partie à Venise et qu’il peut donc dormir tranquille. (…) J’espère qu’il pleut sur Venise, que tu passes ton temps à faire la gueule et que tu es donc invivable. Baiser sur ton front juvénile. Jacques. »

 

En 1987, Benoît Jacquot et Jacques Doillon, par ailleurs proches amicalement et artistiquement, semblaient se disputer Judith Godrèche comme actrice et comme « partenaire ». Le premier, au cours d’une rencontre avec Le Monde, se souvient du tournage de La Fille de 15 ans qui s’est mal passé : « Judith se plaignait de lui. A ce compte-là, lui aussi il va avoir sa ration. »

« Il m’a embrassée de force »

D’autres comédiennes portent des accusations contre le réalisateur. C’est le cas d’Anna Mouglalis, qui détaille au Monde une agression sexuelle dont elle raconte avoir été victime de sa part. « C’était à l’été 2011, se souvient l’actrice de 45 ans. Jacques Doillon venait de faire tourner mon compagnon de l’époque, Samuel Benchetrit, avec sa fille, Lou Doillon, pour le film Un enfant de toi. Samuel a invité Doillon à nous rejoindre dans ma maison de famille, près d’Uzès. Il est arrivé avec un bébé, son enfant, qui n’avait que quelques mois, et qu’il s’amusait à faire manger solide alors qu’il était beaucoup trop petit. Cela m’avait choquée. Il m’avait aussi offert la biographie de Sophie Tolstoï et m’avait dit vouloir monter la pièce La Jalousie au théâtre avec moi. »

 

« Un soir après le dîner, nous n’étions plus que deux dans la pièce. C’était dans la cage d’escalier sur le palier qui donnait sur la chambre de ma fille et la mienne dans laquelle j’allais rejoindre Samuel qui s’était couché plus tôt. Il m’a embrassée de force et je l’ai repoussé. C’est sidérant de tenter un truc pareil, dans ces conditions-là. Il y a un tel sentiment d’impunité, une telle réification. » Anna Mouglalis dit ne plus se souvenir si elle avait raconté à l’époque cette scène à Samuel Benchetrit. « Je n’ai plus jamais revu Jacques Doillon après cela », ajoute-t-elle. Contacté par Le Monde, Samuel Benchetrit n’a pas souhaité répondre.

 

 

Lire l’enquête | Article réservé à nos abonnés Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma
 

De son côté, Isild Le Besco, qui a dénoncé des « violences psychologiques ou physiques » de Benoît Jacquot, relate au Monde avoir travaillé « quatre ou cinq semaines » avec Jacques Doillon sur la préparation d’un film sorti en 2001, Carrément à l’ouest. Des séances se sont déroulées selon elle au printemps 2000 au domicile du réalisateur, près du quartier Saint-Paul à Paris, et auraient inspiré une partie du scénario. « On improvisait. Je me souviens que lui parlait d’un ton monolithique pendant des heures, c’était d’un ennui monstrueux. »

 

« Mais, lorsque j’ai refusé de coucher avec lui, il m’a retirée du projet et a donné le rôle à sa fille », affirme Isild Le Besco. De fait, au casting de Carrément à l’ouest, on trouve Lou Doillon, la fille que le cinéaste a eue avec Jane Birkin. Comment la proposition a-t-elle été formulée ? « Mes souvenirs sont vagues, reconnaît la comédienne. C’était assez subtil, dans le non-dit. Juste après mon refus, il m’a dit qu’il allait donner le rôle à Lou. A l’époque, ce que j’avais surtout trouvé injuste et abusif était de ne pas avoir été payée pour ce travail. Alors qu’il avait pris mes mots. »

 

 

Le prochain film de Jacques Doillon, CE2, doit sortir en salle le 27 mars. Il raconte l’histoire d’une fillette harcelée à l’école par des camarades de classe.

 

 

Jérôme Lefilliâtre et Lorraine de Foucher

 

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Le réalisateur Samuel Theis accusé de viol : enquête sur un tournage devenu invivable

Le réalisateur Samuel Theis accusé de viol : enquête sur un tournage devenu invivable | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Mathilde Blottière, avec Lucas Armati dans Télérama

Publié le 06 janvier 2024 à 10h34

Mis à jour le 10 janvier 2024 à 18h51

 

Le cinéaste (“Party girl”) et acteur (“Anatomie d’une chute”) est visé par une enquête préliminaire pour viol sur un technicien. Lui évoque un “rapport sexuel oral consenti”. Les faits sont survenus sur le tournage de son troisième film. Un cas emblématique des difficultés à gérer ces situations sur un plateau.

 


Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/cinema/le-realisateur-samuel-theis-accuse-de-viol-enquete-sur-un-tournage-devenu-invivable-7018759.php

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Saint Omer, Le Procès Goldman, Anatomie d’une chute… Le film de procès est à la mode dans le cinéma français. Mais il en est un qui pourrait conduire son réalisateur devant une cour de justice, une vraie. L’été dernier, pendant le tournage du long métrage Je le jure, qui raconte l’histoire d’un homme tiré au sort pour devenir juré d’assises, un technicien, Antoine (1), a quitté le plateau avant la fin de son contrat après avoir accusé le réalisateur Samuel Theis, 45 ans, de l’avoir violé. Selon son témoignage, le cinéaste lui aurait imposé un rapport sexuel alors qu’Antoine se trouvait dans un état second, dans l’incapacité d’exprimer son consentement ou son refus de consentement. Selon nos informations, le jeune homme de 27 ans a depuis porté plainte auprès du procureur de la République de Metz. Contacté, celui-ci n’a pas souhaité s’exprimer sur l’affaire. Quant à Samuel Theis, il a refusé de répondre à nos questions, disant ne pas savoir au moment où nous l’avons contacté si l’affaire faisait « l’objet d’une enquête pénale ». Mais il tient à « affirmer qu’[il] conteste cette accusation de toutes [ses] forces ». Il est présumé innocent des faits qui lui sont reprochés.

 

Les faits rapportés par Antoine se seraient déroulés dans la nuit du 30 juin 2023, à Metz, dans l’appartement loué pour le cinéaste et une membre de l’équipe. Cela fait alors déjà un mois que le tournage a commencé en Moselle. D’abord à L’Hôpital, non loin de Forbach, la ville où Samuel Theis a grandi, puis à Metz, où doivent se tourner des scènes d’extérieur, aux abords du tribunal. L’ambiance est bonne, les rushes sont enthousiasmants. Un pot de fin de semaine s’improvise. En proie aux émeutes qui embrasent la France en ce début d’été, Metz ressemble à une ville morte ce soir-là. Les bars sont fermés. Une grosse vingtaine de personnes trouvent donc refuge dans ce T4 proche du tribunal. De l’alcool, un peu de musique, une atmosphère bon enfant.

“Le tournage qu’on est content de faire”

Antoine boit de la bière et un verre de vin. Sans comprendre ce qui lui arrive, il fait « un black out ». Des témoins le retrouvent endormi sur les toilettes, avant que le cinéaste ne le transporte dans la chambre d’amis, inoccupée. C’est là, selon Antoine, que le viol aurait eu lieu, une fois les derniers convives partis. « Je n’étais pas dans mon état normal, j’ai l’impression d’avoir été drogué », dit-il. « Des allégations fantaisistes », selon Marie Dosé, l’avocate de Samuel Theis, qui évoque la présence d’une témoin qui contredirait cette version des faits. Contactée, cette collaboratrice du cinéaste, décrite par plusieurs personnes comme une de ses « amies » proches, et qui partageait le même appartement à Metz, raconte : « Au réveil, je suis entrée dans la chambre, qui donnait sur ma salle de bain. J’y ai été témoin malgré moi d’un moment intime entre Samuel et [Antoine]. Ce que j’ai vu ne m’a pas alertée. J’étais surtout gênée de déranger un instant d’intimité qui semblait partagé. » Elle affirme : « Je n’ai rien vu, ni pendant la soirée ni au réveil, qui donnerait le sentiment qu’[Antoine] ait été drogué par un tiers. » Mais durant le week-end, alors que toute l’équipe se déplace à Reims pour la suite du tournage, Antoine est prostré : « Je n’osais plus sortir de ma chambre d’hôtel, j’étais seul, je gambergeais. J’ai très rapidement compris qu’il s’agissait d’un viol, que ce n’était pas moi qui m’étais dit que j’avais envie de coucher avec lui. » Il se confie à sa petite amie, qui le rejoint le mardi.

 

 

Mise à jour du 10 janvier : Le procureur de la République de Metz a confirmé à Agence France Presse (AFP) qu’une plainte a été déposée fin de juillet et qu’une enquête préliminaire est en cours. Une plainte avec constitution de partie civile a également été déposée à la mi-novembre. Sollicité par l’AFP, Samuel Theis estime dans un communiqué avoir « eu un rapport sexuel oral consenti » avec le plaignant, le lendemain de la fête. Quant au dispositif d’isolement du réalisateur mis en place sur son tournage, le communiqué dit : « Au vu des circonstances et des réactions de certains, [ce protocole était] un moindre mal, même s’il a été difficilement supportable pour le réalisateur, qui s’est senti nécessairement exclu de son propre tournage ».
 

L’équipe, qui apprend progressivement les accusations d’Antoine dans la semaine, tombe de haut. « C’était LE tournage qu’on est content de faire », se souvient Jacques (1), un technicien. Tout comme les autres collaborateurs qui ont accepté de nous parler, il tient à préserver son anonymat. Dans ce milieu où l’emploi repose majoritairement sur la cooptation, la crainte de passer pour un fauteur de troubles l’emporte. Décrit comme quelqu’un de très sympathique, charmant même, Samuel Theis, grand gaillard aux yeux clairs de près de 1,90 mètre, fait l’unanimité. « J’avais vu son premier film Party Girl, raconte Antoine. Je trouvais que c’était un bon réalisateur, accessible, pas colérique, qui avait l’air sympa. » Selon Jacques, « on voyait que Samuel aimait faire la fête et s’amuser mais il n’avait jamais eu de gestes ou de mots déplacés ».

 

 

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Quelques jours avant le premier clap de Je le jure, Samuel Theis était au Festival de Cannes aux côtés des vainqueurs de la Palme d’or, l’équipe d’Anatomie d’une chute. Il y joue le rôle de Samuel, le mari d’une écrivaine allemande dont Justine Triet retrace le procès pour meurtre. Du tapis rouge de la Croisette aux centrales à charbon du bassin houiller, le Lorrain enchaîne. Pour ce troisième film ambitieux – un film de procès, avec beaucoup de figurants, des comédiens à la fois professionnels (Marina Foïs et Louise Bourgoin notamment) et amateurs, et un budget plus confortable que pour ses précédents films (4 millions d’euros) –, il est une fois encore soutenu par Caroline Bonmarchand (Avenue B Productions), la productrice de Petite Nature, son précédent film. L’enfant du pays l’a dit au Républicain lorrain : Je le jure tournera « autour de la question du jugement, de la complexité des personnes ». L’histoire d’un trentenaire un peu largué qui va devoir décider de la peine d’un jeune pyromane accusé d’homicide involontaire.



Le lundi 3 juillet, sur le tournage, tout le monde a oublié la soirée du vendredi. Sauf Antoine. Deux collègues proches nous confirment avoir perçu son mal-être. « Il était au radar, restait au camion et évitait la face [l’environnement immédiat de la caméra, ndlr], raconte l’un deux. Il portait des lunettes de soleil pour dissimuler son malaise. » Antoine se confie à son chef, qui lui conseille de demander une entrevue avec Samuel Theis. Laquelle a lieu le lendemain, en présence d’une tierce personne qui a assisté à la fête du vendredi soir. « Cette confrontation me paraissait inévitable pour avoir sa version, explique Antoine. Et peut-être qu’au fond, pour moi, c’était une façon de lui faire comprendre la gravité de son acte. » À l’issue de l’entretien, Antoine décide de quitter le tournage. Le soir même, la productrice Caroline Bonmarchand, arrivée dans la journée, est alertée par le réalisateur. « Samuel m’a expliqué qu’un des membres de l’équipe se considérait victime d’une agression de sa part. Lui n’avait pas du tout vécu les choses de cette manière-là. » La productrice, membre depuis sa création du collectif 50/50, qui lutte pour une meilleure prise en compte des violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu du cinéma, comprend vite que la situation est sérieuse. « J’ai passé la nuit à éplucher les guides à l’usage des professionnels du cinéma confrontés aux VSS, le livre blanc du CNC, les écrits du collectif 50 /50… »

 

Pour elle, et sa maison de production fondée en 2002, le défi est de taille. En tant qu’employeur, elle est responsable légale de tous les incidents qui surviennent sur le tournage, même et y compris lors d’une petite fête une veille de week-end. « À ce stade, ma priorité est évidemment de protéger la présumée victime, en l’écoutant et en l’accompagnant », dit-elle. Deux jours après son arrivée, Caroline Bonmarchand s’entretient avec Antoine, en présence de l’assistante de production, qui est l’une des deux « référents harcèlement » du plateau, afin de recueillir sa version des faits. « Le jour même, nous lui avons envoyé les coordonnées d’associations d’aide aux victimes et le contact de la cellule d’écoute d’Audiens. Je lui ai conseillé de se faire accompagner par un psychologue, et proposé une assistance juridique prise en charge par la production, notamment s’il souhaitait porter plainte. Il m’a dit qu’il allait y réfléchir mais qu’à ce moment-là il voulait surtout se reposer. » Dans l’après-midi, en accord avec la production, Antoine quitte Reims et retourne dans le sud de la France, où il vit. Le voyage se fait à ses frais. Il ne remettra plus les pieds sur le plateau.

 

Les personnes qui ne souhaitaient pas être en présence du réalisateur devaient pouvoir continuer à travailler dans des conditions acceptables.

Caroline Bonmarchand, productrice

 

 

Pour tous ceux qui restent, les secousses ne font que commencer. Soucieuse d’éviter l’omerta et pressée par certains chefs de poste, la production organise des réunions de crise destinées à informer et à réfléchir collectivement aux mesures à prendre. Les enjeux s’avèrent complexes. « Il fallait protéger l’équipe et faire en sorte que le tournage puisse se poursuivre dans des conditions admissibles par tous, y compris par Samuel, qui devait rester fonctionnel », décrit Caroline Bonmarchand. La production décide de confier une enquête interne à un cabinet d’avocats spécialisés en droit social. Mais, tout le monde le sait, le tournage sera terminé bien avant que l’enquête ne soit bouclée… En attendant, un protocole d’isolement très strict de Samuel Theis est décidé pour finir le film, et mis en œuvre dès le lundi 10 juillet.

 

 

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« Les personnes qui ne souhaitaient pas être en présence du réalisateur devaient pouvoir continuer à travailler dans des conditions acceptables, explique Caroline Bonmarchand. Samuel a donc été installé dans une pièce séparée du plateau de tournage. » À ce moment-là, l’équipe a pris ses quartiers dans la grande cour d’appel de Reims. « On savait que Samuel était là mais on ne le voyait pas… C’était très étrange. », raconte Clément (1), un opérateur. Quand les acteurs arrivent le matin sur le plateau, le cinéaste procède à une mise en place avec eux puis se retire avec sa scripte dans une petite pièce où il dispose d’un retour vidéo et d’un talkie-walkie pour donner les instructions à son premier assistant. Ne pénètrent dans cette pièce que les collaborateurs qui le souhaitent. « Ceux qui allaient le voir de temps en temps étaient le premier assistant, le chef opérateur, parfois les acteurs, poursuit le jeune homme. J’ai dû y aller moi-même deux ou trois fois pour lui poser des questions très précises car c’était plus simple… » Samuel Theis ne peut pas prendre ses repas à la cantine avec tout le monde. Il est changé d’hôtel pour ne pas avoir à croiser ses collaborateurs. Sur le plateau, personne ne parle de l’éléphant dans la pièce, l’ambiance est pesante. Malgré les tentatives répétées de la production, le protocole ne sera jamais assoupli pendant la dernière quinzaine de tournage. Le tout dernier jour, l’équipe filme dans une prison et le réalisateur est contraint de superviser le travail depuis l’une des cellules d’incarcération.

 

Au sein de l’équipe, deux camps se dessinent peu à peu. Celles et ceux qui jugent trop cruel et contraignant ce dispositif de mise en quarantaine, et les autres, pour qui la présence du cinéaste est devenue incompatible avec une pratique sereine de leur métier. Une souffrance au travail à laquelle « ce protocole était censé répondre […] et à la nécessité pour eux de se sentir protégés. De quoi exactement ? Je n’ai pas très bien compris… » glisse Marie Dosé. Consultante sur le film – elle a participé à l’écriture des séquences judiciaires et était présente sur la partie du tournage dédiée au procès  –, la célèbre avocate (défenseuse entre autres de Philippe Caubère, Julien Bayou ou encore Riadh B., accusé de viol par Édouard Louis) est devenue entre-temps le conseil de Samuel Theis. Selon elle, « de nombreux techniciens et comédiens jugeaient [le protocole] disproportionné ». Clément évoque une situation très difficile. « Cette fin de tournage a tué la passion en nous. Il y a vraiment eu un avant et après. » Marc (1), l’un de ses collègues, regrette que cette disposition « absurde » ait « compliqué les conditions de travail sans rien changer au fond du problème ». Un autre salarié, Yves (1), indique que cet arrangement a pu apporter à certains un « soulagement », un sentiment de protection « réparateur ». Pour le comédien Emmanuel Salinger, qui joue le rôle de l’un des jurés du procès d’assises au cœur du film, « ce protocole exceptionnel, imaginé et mis en place dans un moment de crise par un collectif sous le coup de l’émotion », a au moins « permis de poursuivre le travail tout en protégeant et en ménageant la sensibilité de celles et ceux qui se sont sentis insécurisés après la mise en cause de Samuel et la démission [d’Antoine] ».

Une production “exemplaire” ?

Entendre le plaignant, rassurer les salariés, diligenter une enquête interne… Dans un secteur où le réflexe dominant a longtemps été d’étouffer ce genre d’affaires, beaucoup louent une production « exemplaire ». Mais d’autres refusent de la laisser se donner le beau rôle, à commencer par Antoine. « Au début, elle semblait bienveillante, dit-il. Mais j’ai progressivement eu le sentiment qu’elle cherchait avant tout à protéger ses intérêts. » Un événement en particulier heurte le jeune homme : lorsqu’il souhaite déclarer ce qui lui est arrivé comme un accident du travail, son employeur conteste cette qualification auprès de la Sécurité sociale. Motif ? Les faits ont eu lieu un vendredi soir, hors des horaires de tournage. Pour Caroline Bonmarchand, « c’était une question de principe : en quoi serais-je responsable de ce qui a pu se passer à 7 heures ou 8 heures du matin dans une chambre ? Mais j’ai compris qu’il existait une jurisprudence et qu’Antoine était sous contrat et dans le cadre d’une mission ».

 

 

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Autre grief soulevé par l’équipe : non seulement Caroline Bonmarchand ne propose pas à Antoine de voir la médecine du travail, mais elle lui explique d’abord que continuer à le payer en son absence pourrait être vu comme une volonté d’« acheter son silence ». Plusieurs techniciens le vivent comme une « double peine » infligée à leur collègue. L’un deux, Paul (1), se dit convaincu que « sans l’intervention de chefs de poste, la production s’en serait tenue à ne plus verser de salaire au plaignant ». Antoine a pu finalement bénéficier d’une dispense de travail rémunérée. « Je souhaitais pouvoir le payer jusqu’au bout, assure la productrice, mais je devais trouver le moyen de le faire pour ne pas que ce soit mal interprété et que cela se fasse dans un cadre juridique clair. Nous avons mis vingt-quatre heures à le trouver. »

 

Au fil des jours, les techniciens sont de plus en convaincus que la production n’a qu’un seul but : terminer le film à tout prix. Caroline Bonmarchand met quelques jours à informer les comédiens par « respect pour l’intimité d’Antoine » ? Jacques, Paul et les autres y voient surtout la volonté de laisser l’affaire de côté pour ne pas les déconcentrer. Un peu plus tard, ils découvrent que l’unique journée de tournage suspendue pour cause d’équipe sous le choc ne leur a pas été payée. « On a trouvé ça dégueulasse, les chefs de poste sont montés au créneau, la prod a cédé. Mais c’était une façon de faire pression sur nous pour qu’on continue à faire le film », estime Paul. La production, de son côté, plaide l’erreur vite réparée.

Une spécificité française

En réalité, l’impression que certaines options ont été d’emblée exclues crispe une partie des techniciens. Suspendre le tournage le temps de réfléchir à la marche à suivre ? Impossible : la clause d’assurance, qui permet désormais aux producteurs confrontés à une situation de VSS d’être indemnisés jusqu’à 500 000 euros pour la suspension de cinq jours de tournage, ne peut être activée en l’absence d’un dépôt de plainte par la victime et d’un signalement au procureur de la République par l’employeur. Or, à ce moment-là, il n’y avait pas encore de plainte. Quant à l’éventualité de mettre à pied Samuel Theis à titre conservatoire, elle est rejetée. « Les contre-arguments tournaient principalement autour de l’argent », indique Clément. Réponse de la production : « Un film de Samuel Theis doit être réalisé par Samuel Theis, sinon ce n’est pas le contrat passé avec les partenaires du film. La question du droit d’auteur est aussi centrale dans ce cadre. Le temps que la justice tranche ce qui s’est passé, le protocole permettait de conjuguer ces exigences. »

 

Le décor unique de Je le jure devient ainsi celui d’une lutte des classes à échelle réduite… Entre des techniciens vus comme des empêcheurs de tourner en rond et des patrons et artistes majoritairement soucieux de pouvoir finir le film. « On passait pour des gens qui n’avaient pas envie de faire leur boulot ! regrette Paul. Samuel était victimisé par la production, qui utilisait sa souffrance pour nous inciter à ne plus faire de vagues. » De son côté, Caroline Bonmarchand reconnaît « des erreurs » mais estime avoir fait « au mieux » et en accord avec ses convictions.

 

 Le problème, ce sont les agresseurs sexuels, pas celles et ceux qui essaient de traiter au mieux les conséquences de leurs actes.

Sophie Lainé-Diodovic, directrice de casting

 

 

 

L’histoire en dit long sur une certaine spécificité française. Au pays de la politique des auteurs, l’idée d’écarter, en attendant d’en savoir plus, un cinéaste mis en cause se heurte au sacro-saint statut du réalisateur-auteur et au pouvoir que l’on prête à l’artiste. Un pouvoir qui s’exerce largement, y compris sur ses employeurs. « A l’étranger, sur un tournage où j’ai travaillé, une situation bien moins grave n’avait pas reçu du tout le même type de réponses, raconte Yves. Là-bas, c’était arrêt du tournage, séances avec des psychologues, des médiateurs : dès lors que des salariés étaient en souffrance, le projet est devenu secondaire. »

 

Le tournage raconte aussi un agrégat de solitudes. Solitude d’un plaignant qui décide de partir et voit son agresseur présumé rester. Solitude d’une production face à des responsabilités et des enjeux écrasants… « Nous ne sommes pas assez outillés ni accompagnés pour faire face à ce type de situations. On se retrouve seul pour construire des solutions par essence imparfaites », confirme Caroline Bonmarchand. Pour la directrice de casting Sophie Lainé-Diodovic, membre du collectif 50/50, « les producteurs ne sont pas des super héros, ils peuvent commettre des erreurs mais s’ils agissent et arrêtent de demander aux équipes de serrer les dents jusqu’à la fin du tournage, c’est déjà une avancée ». Il ne faut pas se tromper de cible, ajoute-t-elle : « Le problème, ce sont les agresseurs sexuels, pas celles et ceux qui essaient de traiter au mieux les conséquences de leurs actes. » D’autant que les problèmes ne font que commencer pour Avenue B Productions, mais aussi pour le distributeur du film, Ad Vitam, qui pourrait se retrouver avec un long métrage mort-né sur les bras.

 
 

Il est urgent d’élaborer un protocole indiscutable qui soit le même pour tous et prenne en compte les spécificités d’un plateau de cinéma.    Marina Foïs, actrice

 

 

 

Alors que le ministère de la Culture vient d’annoncer vouloir à terme former tous les métiers du cinéma à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ce tournage hors norme illustre la difficulté persistante à gérer ces situations, malgré les dispositifs déjà mis en place. « Ce qui s’est passé sur ce tournage nous a permis d’identifier les limites des plans de lutte contre les VSS dans le cinéma, positive Sophie Lainé-Diodovic. Il faut par exemple absolument extérioriser les enquêtes menées sur les plateaux ! » Comprendre : la production ne peut pas être à la fois juge et partie, décider elle-même du sort du tournage dont elle a la charge. La directrice de casting indique que des discussions transversales sur le sujet sont en cours entre le collectif 50/50, les syndicats et le CNC. Marina Foïs, l’une des principales interprètes du film (elle incarne la présidente de la cour d’assises), appelle de ses vœux une vraie ligne directrice. « Aujourd’hui, on peut être mis en examen pour agression sexuelle et poursuivre sa carrière tranquille, ou se faire virer à cause d’une rumeur infondée. En l’absence de règles, on improvise des dispositifs forcément bancals, dans l’urgence et sous le coup de l’émotion. Personne n’est formé ni compétent, et tout le monde prend des décisions. Il est urgent d’élaborer un protocole indiscutable qui soit le même pour tous et prenne en compte les spécificités d’un plateau de cinéma. »

À l’heure où nous écrivons ces lignes, Samuel Theis se concentre sur le montage de son film, qui, selon son avocate, « dit tellement sur la difficulté de juger et le sens de la peine… ». Les conclusions de l’enquête interne ont été rendues à Caroline Bonmarchand. « Elles m’ont conduite à sanctionner Samuel Theis sur le fondement des conséquences de cette soirée sur le collectif de travail, mais pas à rompre son contrat », indique la productrice, qui refuse d’en dire plus. De son côté, Antoine dit redouter la sortie de Je le jure. « Déjà, celle d’Anatomie d’une chute avait été un peu dure à vivre. Les affiches partout, les potes qui en parlent… Dans l’idéal, je voudrais que le film sorte, mais sans le nom de Samuel Theis au générique. » Le jeune homme souhaite surtout faire passer le message qu’« un viol, ça peut arriver à tout le monde, pas seulement à des femmes qui se font violenter. Ça peut être plus insidieux. Moi, je ne comprends toujours pas comment cela a pu m’arriver ».

 

Mathilde Blottière et Lucas Armati / TELERAMA

 

(1) Les prénoms ont été modifiés.
 
 
 
Légende photo : L’acteur et réalisateur Samuel Theis. Photo Stéphane Stifter/PhotoPQR/Le Républicain Lorrain/MaxPPP
 
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Le cinéma français au cœur de la bataille #MeToo

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Enquête de Marine Turchi dans Mediapart - 8 février 2024

 

 

Judith Godrèche, Adèle Haenel, affaires Depardieu, Polanski, Bedos : depuis six ans, l’industrie cinématographique est en première ligne des soubresauts du mouvement #MeToo. Au centre des débats, la figure sacralisée de l’artiste et une culture de l’impunité très française.

C’est encore par la porte du cinéma que #MeToo ressurgit en France. Dans Le Monde et sur France Inter, l’actrice Judith Godrèche accuse deux figures du cinéma d’auteur français, Benoît Jacquot et Jacques Doillon, de violences sexuelles lorsqu’elle était mineure. Elle a déposé plainte mardi 6 février pour « viols sur mineure ».

 

 

Alors qu’elle avait 14-15 ans, la comédienne affirme que les deux réalisateurs, âgés eux d’une quarantaine d’années à l’époque, auraient successivement abusé de leur pouvoir pour avoir des relations sexuelles avec elle. Elle dénonce en particulier une relation d’« emprise » de six années avec Benoît Jacquot – des faits que conteste le cinéaste de 77 ans, évoquant une relation amoureuse.

 

 

Sept ans plus tôt, Judith Godrèche avait été l’une des nombreuses femmes à témoigner dans l’affaire Weinstein, qui a lancé l’onde de choc #MeToo depuis Hollywood. En France, le mouvement, plus taiseux, est « relancé » par la prise de parole, en 2019, dans Mediapart, de l’actrice Adèle Haenel, « une date historique ». Cinq ans plus tard, c’est à nouveau un scandale dans l’industrie cinématographique qui provoque un séisme : l’affaire Gérard Depardieu.

 

 

Entre-temps, le #MeToo français a été alimenté par des accusations visant d’autres personnalités du monde du spectacle : les cinéastes Roman Polanski, Luc Besson (qui a bénéficié d’un non-lieu), Nicolas Bedos et Philippe Garrel ; le metteur en scène Michel Didym, les comédiens Philippe Caubère, Ary Abittan, Sofiane Bennacer, etc.

 

 

C’est aussi de cette industrie que sont venues les résistances les plus retentissantes : la « tribune Deneuve » qui, en 2018, dénonçait le mouvement #MeToo (une « campagne de délations » ; une « justice expéditive ») et défendait « une liberté d’importuner » ; et, plus récemment, le texte de 56 personnalités prenant la défense de Gérard Depardieu, au motif qu’il est « le dernier monstre sacré du cinéma » et qu’en le mettant en cause, « c’est l’art que l’on attaque ». Comment expliquer ce rôle central de l’industrie cinématographique dans le mouvement #MeToo, alors que les violences sexuelles touchent tous les milieux ? 

 

 

Le principal vecteur de la culture du viol

 

Le cinéma n’est pas un secteur comme un autre : il tient une place centrale dans la culture populaire. C’est par lui que sont véhiculées un grand nombre de représentations, parmi lesquelles des stéréotypes sexistes et des images relevant de la culture du viol. Les violences y sont souvent banalisées, érotisées ou pas nommées comme telles.

 

 

« Si le cinéma est un endroit qui fabrique des stéréotypes, qui déploie une culture du viol et de l’inceste, c’est parce qu’il montre le plus souvent les agressions sexuelles du point de vue des hommes, et les dépeint comme des moments de plaisir pour les hommes, explique Iris Brey, docteure en théorie du cinéma, autrice et réalisatrice. Cette culture de l’agression comme moment érotique participe de transformer le public, qui ne va pas savoir reconnaître l’agression et l’agresseur. »

Cet effet est renforcé par un autre, selon l’autrice : l’« effet de projection », « encore plus fort dans le cinéma que dans d’autres secteurs comme la politique ». « Par l’aspect star-system, beaucoup de gens s’identifient aux comédiens. Beaucoup d’hommes ont voulu être Depardieu, et c’est très troublant de penser que la personne qu’on a fantasmée ou à laquelle on s’est identifié peut aussi être un agresseur. »

 

 

Un lieu où se déploie le pouvoir

 

Comme tout milieu où se côtoient pouvoir et précarité, l’industrie du cinéma est aussi propice aux violences sexuelles et sexistes, et surtout à l’omerta. Car ces violences sont avant tout des abus de pouvoir.

Entre, d’un côté, des producteurs, réalisateurs ou comédiens influents, et de l’autre, des actrices désireuses d’obtenir des rôles dans un milieu très concurrentiel, et des intermittent·es contraint·es d’atteindre leur quota d’heures, la relation est forcément asymétrique.

 

 

La croyance dans le génie et le pouvoir absolu du créateur est plus forte que la conviction qu’il faut protéger des adolescentes.

Delphine Chedaleux, historienne

 

 

 

« Que cette industrie soit peuplée de prédateurs, c’est le cas de n’importe quelle autre industrie. Mais elle montre bien comment le pouvoir peut se déployer, insiste Iris Brey. Un producteur, un réalisateur ont tous les pouvoirs : ils peuvent décider si le film se fait ou non, et avec qui. L’actrice sait qu’elle peut se faire éjecter à chaque moment, donc elle se tait souvent. » 

« Ce système autorise à exercer un pouvoir discrétionnaire et à généraliser les abus de pouvoir. Dans une entreprise classique, l’abus de pouvoir du patron est dénoncé. Pas dans le cinéma », relève Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne et animatrice du site collectif de critique féministe « Le genre et l’écran ».

 

 

Mythe du génie créateur et alibi artistique

À ce constat universel s’ajoute une spécificité française, liée à la fois au rapport particulier au cinéma en France, à la configuration spécifique du champ cinématographique hexagonal et à une forme d’« exception culturelle » : la sacralisation de la figure du grand réalisateur ou acteur.

Pour comprendre cette particularité, il faut plonger dans l’héritage du cinéma d’auteur français. « Il y a un lien étroit entre la façon dont s’est constitué le champ cinématographique en France depuis les années 1960 et le système de prédation qu’il constitue », analyse l’historienne du cinéma Delphine Chedaleux, maîtresse de conférences à l’université de technologie de Compiègne.

La « politique des auteurs », inventée dans les années 1950 par de jeunes critiques masculins (François Truffaut, Jean-Luc Godard…) qui deviendront les réalisateurs phares de la Nouvelle Vague, a consacré « la puissance du réalisateur », explique l’universitaire. Finie la position prédominante des scénaristes et des techniciens, les réalisateurs prennent le pouvoir : la valeur d’un film ne se mesure plus « à sa qualité technique ou à son succès », mais « au geste artistique du réalisateur, désormais considéré comme un créateur solitaire, à la manière des peintres ou des écrivains ».

En conséquence, estime Delphine Chedaleux, l’histoire du cinéma repose « sur les “grands hommes” et leurs œuvres », permettant un « redoutable dispositif de pouvoir » et de « protection des prédateurs ».

 

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Les violences, le harcèlement ou la maltraitance sont ainsi souvent masqués ou justifiés par la liberté artistique ou l’intérêt supérieur de l’œuvre. Sur le tournage du Dernier Tango à Paris (1972), le réalisateur Bernardo Bertolucci et l’acteur Marlon Brando avaient piégé l’actrice Maria Schneider en simulant par surprise une scène de viol avec du beurre qui a traumatisé à vie la comédienne. « Est-ce que ce n’est pas le prix à payer pour les chefs-d’œuvre ? », avait justifié en 2018 le critique de cinéma Éric Neuhoff dans l’émission « Le Masque et la Plume », sur France Inter.

 

 

Cet alibi artistique va de pair avec la prétendue « séduction à la française », une « exception culturelle » souvent brandie par les voix hostiles à #MeToo et au « puritanisme américain ». « En France, il y a les trois G : galanterie, grivoiserie, goujaterie », avait dénoncé Isabelle Adjani au moment de l’affaire Weinstein, expliquant que « glisser de l’une à l’autre jusqu’à la violence en prétextant le jeu de la séduction est une des armes de l’arsenal de défense des prédateurs et des harceleurs ».

 

« C’est le droit de cuissage légitimé par la puissance de l’art », résume Geneviève Sellier, pour qui « le mythe du génie créateur sert à masquer le fait que la domination masculine continue à s’exercer ».

 

 

Ce mythe est alimenté par des critiques de cinéma comme des metteurs en scène, qui théorisent la « relation particulière » qu’ils devraient entretenir avec « leurs » comédien·nes. Ainsi, le cinéaste Philippe Garrel, dont cinq femmes ont dénoncé dans Mediapart  des propositions sexuelles lors de rendez-vous pour des rôles, avait expliqué : « Comme beaucoup de réalisateurs de la Nouvelle Vague, j’aimais tourner avec la femme dont j’étais amoureux et la filmer. »

 

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Le réalisateur et producteur Luc Besson, accusé de violences sexuelles par neuf femmes, avait lui aussi insisté, lors de son audition par la police en 2018, sur la relation pleine d’« affect » avec les actrices et expliqué qu’il avait besoin d’être amoureux de ses comédien·nes pour travailler. « Pour en tirer le meilleur, il faut avoir une relation intime au plan émotionnel. [...] Je reconnais être tactile avec les gens et être dans l’affectif. [...] Une actrice peut s’asseoir sur mes genoux au cours d’un tournage. » 

 

 

Sept ans plus tôt, le cinéaste Benoît Jacquot avait revendiqué, dans un documentaire réalisé par Gérard Miller (lui-même visé depuis par des accusations de violences sexuelles), cette « relation d’ordre amoureux » qui doit « nécessairement » exister avec ses comédiennes. Mais il était allé plus loin, en expliquant que « faire du cinéma » était « une sorte de couverture » pour certaines « mœurs », de la même manière qu’il existe des couvertures « pour tel ou tel trafic illicite ».

 

Évoquant sa relation avec Judith Godrèche, il parlait alors de « transgression » et se disait bien conscient « qu’au regard de la loi », « on n’a pas le droit en principe ». « Mais ça, j’en avais rien à foutre », souriait-il, en ajoutant d’ailleurs que cette pratique suscitait, « dans le landerneau cinématographique », « une certaine estime » et « admiration ». Voici le passage (à 6 min 38 s) :

 

Lien vers la vidéo Totem et tabous 

 

© Vidéo Totems et tabous

 

« Ces pratiques de prédation, connues de tous, sont euphémisées, voire applaudies comme des marques de transgression, souligne Delphine Chedaleux. La croyance dans le génie et le pouvoir absolu du créateur est plus forte que la conviction qu’il faut protéger des adolescentes, voire des petites filles. » L’historienne se souvient que, étudiante en fac de cinéma, il y a vingt ans, ses professeurs « les plus antiféministes étaient les plus ardents défenseurs de la transgression artistique » et criaient, pour certains d’entre eux, « à la cancel culture, avant que le mot ne soit inventé, à propos de ce qui se passait dans les facs américaines, déjà très mobilisées contre la culture du viol et le sexisme ».

Encore aujourd’hui, cette « orthodoxie auteuriste » structure très profondément le cinéma en France, et plus largement les mondes de l’art. Pour l’universitaire, « ce culte du génie créateur est un masculinisme, un système de protection de la domination masculine et d’anéantissement des voix contestataires qui menacent ce système – que ces voix proviennent des rangs intellectuels (critiques, universitaires) ou du milieu professionnel lui-même (les victimes) ».

 

 

Geneviève Sellier ajoute qu’alors que le cinéma d’auteur « se présente comme subversif », il est « en fait le milieu le plus réactionnaire et le plus archaïque dans son fonctionnement ».

 

 

Une « culture de l’impunité » française

 

Dans ce contexte, faire émerger la question des violences sexuelles, a fortiori dans leur dimension systémique, est forcément difficile. Lors de notre enquête au sein du monde du cinéma, en 2019, des productrices, réalisatrices, actrices déploraient que « la déflagration #MeToo » n’ait pas réellement traversé l’Atlantique, que « le #MeToo français ait été plus taiseux et petit », que « les noms ne soient pas sortis » alors que « tout le monde les connaît ». 

 

« Dans les épisodes précédents de #MeToo en France, le milieu du cinéma avait globalement échappé à la reddition des comptes, aussi bien dans le cinéma commercial et populaire que dans le cinéma d’auteur », abonde Geneviève Sellier. De fait, le nombre de personnalités accusées de violences sexuelles depuis l’éclosion de #MeToo est nettement plus important aux États-Unis qu’en France, où la culture de l’impunité est plus forte, estiment les universitaires interrogées.

 

C’est parce que les affaires sont peu nombreuses que, lorsqu’elles sont révélées, elles n’en finissent pas de retentir. À l’image du témoignage d’Adèle Haenel, et de son geste, devenu iconique, lors de sa sortie de la cérémonie des César en 2020, pour protester contre les trois trophées récompensant Roman Polanski.

 

Mais la sociologue Laure Bereni a noté à quel point l’écho exceptionnel rencontré par la prise de parole de la comédienne était dû à des conditions sociales « improbables » : celles d’une actrice devenue plus puissante que le réalisateur qu’elle accuse – un renversement des rapports de pouvoir extrêmement rare. Mais quatre ans après sa prise de parole, force est de constater qu’Adèle Haenel a dû quitter le monde du cinéma.

Gérard Depardieu a lui profité de cette complaisance très française, alors qu’une partie des agissements étaient sous nos yeux. Ce qui s’explique aussi par « sa position de go-between entre cinéma d’auteur et cinéma grand public », selon Delphine Chedaleux. « D’un côté, il a manifestement bénéficié d’une énorme impunité artistique : c’est un “monstre sacré” qui prête son corps hors norme et sa voix à la “grande” culture française [en interprétant des chansons de Barbara – ndlr]. De l’autre, les agressions dont il est accusé semblent associées, dans un certain nombre de discours médiatiques, à sa vulgarité toute “populaire” et aux excès qui la caractérisent. »

 

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Ainsi, l’actrice Emmanuelle Devos, questionnée dans l’émission « 28 minutes », sur Arte, a associé le comportement de Depardieu à sa vulgarité et au cinéma grand public où les enjeux financiers sont importants, lui opposant le cinéma d’auteur, qu’elle dépeint comme un lieu protégé de tels agissements (« des gens très bien élevés », qui « ne sont pas du genre à vous coincer entre deux portes »).

 

Certaines voix – encore rares – fustigent cette complaisance très propre au cinéma. « Cette protection, ce spectacle de l’impunité, ça suffit », a réagi l’actrice Anna Mouglalis dans l’émission « C l’hebdo », sur France 5, le 20 janvier. Pour la comédienne, qui avait dénoncé dans Mediapart le comportement de Philippe Garrel, il subsiste « une érotisation de la domination » dans cette industrie, où les producteurs ne protègent pas toujours les employé·es sur les tournages, comme dans le cas de Depardieu.

 

Marine Turchi / MEDIAPART 

 

 

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Légende photo : Charlotte Arnould, Judith Godrèche, Adèle Haenel et Anna Mouglalis. © Photomontage Mediapart avec AFP

 

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Violences sexuelles : le cinéma des années 80 à l’ombre des jeunes filles en pleurs 

Violences sexuelles : le cinéma des années 80 à l’ombre des jeunes filles en pleurs  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Anne Diatkine dans Libération le 8/02/24

 

La plainte de Judith Godrèche déposée mardi contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon pour «viol sur mineur» met en lumière l’appétence malsaine des cinéastes des années 80 pour les jeunes filles. Une érotisation qui a broyé de nombreuses actrices.

 

En 1986, l’agente Isabelle de la Patellière (1) s’inquiète : «Tous les jours, je reçois des coups de téléphone de metteurs en scène qui systématiquement me demandent de leur présenter, une très jeune fille, le plus souvent inconnue. Jusqu’ici, leur âge tournait autour de 17, 18 ans, mais depuis le succès de l’Effrontée, nous sommes descendus à 14, 15.» Elle s’exprime dans les colonnes de la revue Cinématographe qui consacre un (petit) dossier adéquatement intitulé «le cinéma misogyne» sur un phénomène alors nouveau : la ruée de cinéastes reconnus vers ce que Benoît Jacquot nommera une poignée d’années plus tard la «chair fraîche» dans certaines de ses interviews – cinéaste sous le coup d’une plainte pour viol sur mineure déposée par l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche – et qui ira s’amplifiant dans les années 90. Et la disparition difficile à concevoir et avec peu de contre-exemple des personnages féminins centraux, dès lors que l’actrice dépasse les 22 ans – dans ces années-là, même Catherine Deneuve traverse un creux dans sa carrière. Cette disparition sera durable, visible, souvent énoncée par les comédiennes elles-mêmes, et pourtant, c’est comme si elles parlaient dans le désert.

 

Bien sûr, il y a toujours des noms d’actrices au générique des films. Mais elles sont à côté des acteurs, au mieux, elles servent le thé, jouent les utilités. Les films à succès misent alors sur des couples d’hommes, – Gérard Depardieu-Pierre Richard, Gérard Lanvin-Michel Blanc, Jean Paul Belmondo-Alain Delon, Richard Anconina-Christophe Lambert. Exit Annie Girardot, spécialisée dans les rôles de femmes dynamiques prises dans une tourmente sociétale (Docteur Françoise Gailland) dans les années 70. Miou-Miou, tout aussi populaire, traverse elle aussi un tunnel, alors que lui était échu ce même type de rôle dans une version rajeunie. Dans un autre registre, Romy Schneider qui pourrait symboliser la possibilité d’exister sur les écrans après 40 ans, n’est plus. Certes, il y a Isabelle Adjani. Mais qui, nécessité ou choix, joue de sa rareté en attendant Camille Claudel. Et Isabelle Huppert demeure l’exception qui confirme la règle, avec notamment Une affaire de femmes de Claude Chabrol. Que se passe-t-il donc, dans les années 80, 90, pour que la moitié de l’humanité disparaisse des écrans ? Toujours dans ce dossier pourtant léger, Cinématographe constate «qu’à côté de cette virilisation outrancière a surgi une excroissance monstrueuse : la nubile».

 

Besoin de «chair fraîche»

 

Effectivement, toute une corporation recherche assidûment à reproduire le succès planétaire de la Boum de Claude Pinoteau, qui consacre la préado Sophie Marceau et n’en finit pas d’être une machine à cash en se déclinant en épisodes (la Boum 2, l’Etudiante). Ou encore, le carton Diabolo menthe de Diane Kurys (plus de 3 millions d’entrées en 1977) qui a propulsé la comète Eléonore Klarwein, 13 ans au moment du tournage, laquelle, essorée par la gloire et l’isolement, ne poursuivra pas sa carrière. Mais surtout, le grand écran n’en revient pas d’avoir découvert, coup sur coup, deux actrices adolescentes qui émerveillent le public, la critique, leurs pairs, une trilogie rarissime : Sandrine Bonnaire dans A nos amours de Maurice Pialat en 1983 (elle a tout juste 16 ans quand elle reçoit le césar du meilleur espoir féminin), et Charlotte Gainsbourg, 14 ans, dans l’Effrontée de Claude Miller deux ans plus tard. Dans les deux cas, les cinéastes expliquent qu’il s’agit de saisir un moment de bascule, un corps en transformation, la puberté – «Tu as perdu ta fossette», constate le père face à sa fille jouée par Sandrine Bonnaire dans une séquence mémorable à la toute fin de A nos Amours. Charlotte Gainsbourg, qui obtient un césar pour l’Effrontée, devient le modèle de toutes les adolescentes de sa génération, mais aussi des jeunes actrices qui l’invoquent toutes dans leurs interviews. La chanteuse déjà vedette Vanessa Paradis, a 17 ans, quand elle incarne une lycéenne qui a une aventure amoureuse avec son professeur interprété par Bruno Cremer, 60 ans, dans Noces blanches (1989) de Jean-Claude Brisseau.

 

 

 

L’Effrontée et A nos Amours ne sont évidemment pas responsables de cette quête effrénée d’un nouveau graal – une jeune découverte, un visage inconnu – par un cinéaste qui s’enorgueillit ensuite de la paternité. Mais c’est dans cette brèche que s’engouffrent les cinéastes français les plus en vue qui profitent ensuite de l’occasion pour théoriser leur besoin de «chair fraîche» sous couvert de filmer une «vraie jeune fille», titre d’un premier film de Catherine Breillat qui s’inscrit, elle aussi, dans cette recherche avec 36 Fillette.

 

 

Dans ce même entretien, Isabelle de la Patellière analyse lucidement la situation qui met tout de même au chômage le neuf dixième des actrices et pas des moindres. Au journaliste qui constate «qu’entre Charlotte Gainsbourg et Denise Grey [âgée à l’époque de 90 ans ndlr], des mailles ont sauté et que Catherine Deneuve en est réduite à «dénouer son chignon dans Fort Saganne ou à aider Christophe Lambert et Richard Anconina à traverser une rue dans Paroles et Musiques», l’agent acquiesce : «C’est vrai que l’on écrit de moins en moins pour les femmes, des catégories d’âge ont sauté.» Pourquoi ? Et bien peut-être parce que François Truffaut est mort, estime l’agente. Ou encore, parce que des cinéastes tel notamment Rohmer, qui a toujours revendiqué la chasteté entre ses comédiennes et lui, et d’une autre manière Doillon «se nourrissent aujourd’hui de la substance de leurs actrices plus qu’ils n’inventent des personnages». L’agente ajoute : «Ce sont des sortes de vampires qui ont un souci quasi documentaire de les filmer, de saisir sur le vif les instants de vie.» Elle poursuit joliment l’analyse : «Je crois que cette “crise”, cette pénurie de beaux personnages de femmes passent par la disparition des rôles de composition. On ne réclame plus d’une actrice qu’elle compose et on s’attache davantage à surprendre sa réalité.»

 

«Une entreprise d’écrasement»

 

Que se passe-t-il pour la jeune comédienne, soudain en haut de l’affiche, dont la réalité fut ainsi «surprise» ? Comment vit-elle la confrontation avec ces cinéastes vampires, qui ont la prétention tout à fait avouée de les révéler au monde par la magie de leur caméra ? Contactée par Libération, Marianne Denicourt, qui vient du théâtre, qui a travaillé avec Antoine Vitez, était alors une élève à l’école des Amandiers que dirigeait Patrice Chéreau et Pierre Romans. Elle a tourné avec Jacques Doillon, Benoît Jacquot, Arnaud Desplechin. Si elle prend la parole aujourd’hui, elle précise que c’est «pour ne pas laisser seules les autres actrices qui s’expriment» dont elle mesure le courage. Elle parle de certains films à cette époque comme d’«une entreprise d’écrasement qui provoque des ruptures de solidarité entre les femmes bien qu’on se serrait les coudes». L’un de ses premiers tournages est l’Amoureuse de Jacques Doillon, conçu avec neuf très jeunes actrices des Amandiers. Le scénario s’établissait fur et à mesure du tournage, et chacune disparaissait du film sans pouvoir le prévoir. «Doillon souhaitait créer une compétition pour asseoir son pouvoir», analyse l’actrice. Les comédiennes, logées dans le même hôtel en Normandie, entendaient tous les soirs le cinéaste taper à la porte des unes et des autres. «Ses intentions étaient parfaitement claires. On s’en parlait entre nous. On avait peur en entendant ses pas dans le couloir. De temps en temps le prétexte était qu’il venait nous parler d’une scène et on s’était mis d’accord pour ne jamais le recevoir seule dans sa chambre.» A la fin du film, seules trois actrices demeurent. «C’était harassant. Et le week-end, il y avait Jane Birkin, sublime, qui venait nous voir et qui était tellement adorable avec tout le monde, magnifique. C’était très gênant.» Marianne Denicourt ne narre pas ce souvenir pour accabler particulièrement Doillon (par ailleurs désormais accusé de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement par les comédiennes Judith Godrèche, Anna Mouglalis et Isild le Besco) mais pour montrer à quel point la rivalité était organisée et tout était à vue, et ne posait aucun problème à certains cinéastes mis en cause. Elle cite Oscar Wilde : «Tout est question de sexe sauf le sexe qui est une question de pouvoir.» Jeune comédienne, elle est appelée par un grand producteur qui lui promet un rôle aussi grand que lui, dans le prochain Godard. «Je suis surprise, j’arrive dans son bureau où il y avait des canapés, il se jette sur moi. J’ai pu partir.» Evidemment, il n’y a pas eu de film. L’actrice pense qu’il y a toujours eu des gens épouvantables. «Mais qu’ils ont bénéficié dans ces années-là d’une impunité totale qui commence à se briser seulement maintenant.» En contre-exemple, elle cite le bonheur d’avoir travaillé dans deux films de Jacques Rivette – qui lui aussi ne filmait quasiment que des jeunes femmes.

 

«J’avais peur de prendre rendez-vous»

 

Les actrices détestent à juste titre qu’on dise qu’elles ont disparu ou subissent une traversée du désert qui paraît sans limite. Mais force est de constater que le cinéma a englouti et broyé, particulièrement dans ces années-là de très jeunes actrices, sans leur permettre de continuer de vivre, travailler, se renouveler. Une mise en retrait parfois décidée. «A une époque, j’avais peur de prendre rendez-vous avec les metteurs en scène dont j’aimais le travail. Je ne savais pas comment gérer ces relations entre metteurs en scène et actrices», dit encore Marianne Denicourt.

 

Quand sont réapparus des rôles centraux, de femmes, destinées à des actrices de tout âge, et qui ne sont pas forcément des stars ? Outre les films que tourne Isabelle Huppert et où elle est toujours au cœur, un changement s’opère avec l’arrivée de cinéastes femmes telles que Tonie Marshall avec son film Pas très catholique, avec Anémone, puis Vénus beauté avec Bulle Ogier et Nathalie Baye (premier rôle pour une comédienne qui a alors 50 ans). Dans la même période, deux films emblématiques d’une jeune cinéaste, Laurence Ferreira Barbosa, Les gens normaux n’ont rien d’extraordinaire et J’ai horreur de l’amour, respectivement porté par Valeria Bruni-Tedeschi et Jeanne Balibar, participent d’un changement de registre, d’une écriture pour des rôles de femme qui tranche avec la fascination-érotisation qui a prévalu dans les décennies précédentes. Les révélations successives sur des réalisateurs estimant passer un pacte sexuel avec leurs actrices, y compris mineures, en gage d’une révélation et sublimation par l’art, le cinéma et la lumière de la célébrité s’effondre un peu plus chaque jour comme le cliché sexiste qu’il eut mieux valu révéler et savoir combattre plus tôt. Le cinéma se retrouve pris en France à son tour dans la tourmente qui a frappé Hollywood avec le séisme Weinstein en 2017, les révélations en cascade publiées dans le Monde accablant à la fois Benoit Jacquot et Jacques Doillon, deux cinéastes post-Nouvelle Vague, longtemps célébrés, paraissent de nature à faire voler en éclats les dernières stratégies d’évitement des problèmes, après le déjà terrifiant épisode Gérard Depardieu.

 

Anne Diatkine / Libération 

 

 

(1) Isabelle de la Patellière est devenue l’agente de Benoît Jacquot en 1996, soit six ans après la sortie de la Désenchantée.

 

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February 8, 2024 3:39 AM
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Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma

Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre dans Le Monde - 8 février 2024

 

A la suite de Judith Godrèche, plusieurs comédiennes prennent la parole dans « Le Monde » pour dénoncer des violences et du harcèlement sexuel de la part du réalisateur. Le cinéaste reconnaît certains faits.

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/08/benoit-jacquot-un-systeme-de-predation-sous-couvert-de-cinema_6215357_3224.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=ios&lmd_source=twitter

Dans l’amphithéâtre de Sciences Po à Paris, Julia Roy s’assoit au fond de la salle. L’étudiante de 23 ans vient écouter, ce 29 janvier 2013, la conférence d’un réalisateur qu’elle ne connaît pas, Benoît Jacquot, invité à parler de « politique de l’intime ». « Il me fixe pendant toute la séance, ça m’étonne un peu », raconte-t-elle au Monde onze ans plus tard. A la fin, elle s’approche pour saluer l’animateur de la rencontre. « Benoît Jacquot me saute dessus pour me remettre un papier avec son numéro, et me demande plusieurs fois de l’appeler. »

 

Depuis son enfance autrichienne à Vienne, Julia Roy, qui n’a alors joué qu’un petit rôle dans une série télévisée, nourrit une cinéphilie précoce. Elle décide de rappeler ce cinéaste : peut-être peut-il la conseiller, elle qui rêve de faire des films ? Au restaurant Le Hangar, dans le Marais, où ils se retrouvent, « il me regarde comme un miracle ». D’après son récit, il lui fait immédiatement de grandes déclarations : « Il m’annonce qu’il va faire tous ses films avec moi, qu’il m’aidera à écrire les miens, qu’il veut m’avoir tout le temps avec lui et devant lui. » Tout juste est-il déçu en apprenant son âge : il la pensait plus jeune.

 

Six ans après, en 2019, c’est une jeune femme traumatisée par la relation nouée avec le réalisateur qui s’enfuit en Autriche. « J’ai été diagnostiquée comme atteinte d’un syndrome de stress post-traumatique. » En janvier 2024, elle découvre les accusations de Judith Godrèche sur sa relation passée avec Benoît Jacquot qui ont motivé l’ouverture d’une enquête préliminaire, mercredi 7 février. Elle décide à son tour d’évoquer publiquement son vécu avec le réalisateur, composé de manipulation, de domination, de violences physiques et de harcèlement sexuel. Certains des faits qu’elle dénonce pourraient ne pas être couverts par la prescription.

 

 

 
 

Au début, leur rapport prend la forme d’une amitié professionnelle, une sorte de mentorat, par lequel le réalisateur veut aider l’étudiante à faire des films. Il l’invite à Venise en 2013, comme Judith Godrèche en 1987. « Dans le train couchette, il m’approche physiquement. Je suis mal à l’aise, je trouve ça étrange vu notre différence d’âge. »

 

En 2015, sur le tournage d’A jamais, un film dont Julia Roy est la scénariste et dans lequel elle tient le rôle principal face à Mathieu Amalric, elle vit un premier épisode traumatique. « Dans une chambre d’hôtel dans l’Algarve au Portugal, il se met à m’insulter, à me traiter de pute et de salope », explique-t-elle. Il y aura trois autres films ensuite, jusqu’à la fuite en 2019. Dans la presse de l’époque, Julia Roy est alors décrite comme la « nouvelle muse » ou « égérie » de Benoît Jacquot.

« Tu seras morte en France »

Entre l’actrice et le réalisateur, la relation se dégrade progressivement au point qu’elle reçoit une gifle si puissante qu’elle tombe par terre. Les brimades se poursuivent : il contrôle sa nourriture, la longueur de ses cheveux, sa façon de s’habiller et de parler, et la dissuade de reprendre des études. « Il voulait contrôler tout ce que je faisais. Quand je le confrontais sur ses violences verbales et physiques, il détournait tout, prétendait que rien de tout cela n’était arrivé, et son discours était souvent contradictoire. Je commençais à douter sur mon propre ressenti, à perdre mon libre arbitre et mon esprit critique. Je n’avais plus confiance en moi. »

 

Elle craint d’aller au restaurant avec lui, de peur que cela dégénère. Il lui lance des verres d’eau au visage. Au festival de Lisbonne & Estoril, en 2017, lors d’un repas avec d’autres invités du festival, juste avant de s’asseoir, il recule sa chaise pour qu’elle tombe par terre. « Il avait des crises de rage fréquentes, au cours desquelles il jetait des chaises (comme lors du Festival de Venise, à l’Hôtel Excelsior en 2017), des assiettes et des verres, et donnait des coups de pied, qui me laissaient stupéfaite. »

Photo : Benoît Jacquot et Julia Roy, lors de la 73ᵉ Mostra de Venise, en Italie, le 9 septembre 2016. PASCAL LE SEGRETAIN / GETTY IMAGES VIA AFP

Benoît Jacquot profère des menaces : si elle arrête de le voir, il ternira sa réputation dans le cinéma et elle ne pourra plus jamais travailler nulle part. « Tu seras morte en France », lui dit-il. A table en 2018, lors des Ciné Rencontres de Prades (Pyrénées-Orientales), il lui répète : « T’es morte pour moi, t’es comme morte. » Quand elle l’accuse et se défend, il essaye d’acheter son silence en voulant lui offrir sa maison en Grèce. « Si nous restons amis, elle sera à toi. »

 

« Il ne supportait pas l’image de la vieillesse que je lui renvoyais, il se haïssait de ne pas être jeune, me répétait qu’il était un éternel adolescent. Il ne voulait pas que je lui rappelle son âge », analyse aujourd’hui la comédienne et scénariste. « Il me disait que j’étais une femme-enfant. Je le voyais lire Sade et Nabokov, et il me disait que je lui faisais penser à une peinture de Balthus. » Comme à Judith Godrèche deux décennies plus tôt.

Un marché formulé aux comédiennes

Pour se reconstruire, Julia s’est tournée vers sa première passion : l’écriture, à travers laquelle elle a pu mieux comprendre ce qu’elle a vécu. Elle vient de finir le scénario d’un long-métrage sur le mouvement #metoo en France et compte prochainement passer à la réalisation de son premier court métrage. « Il me fait de la peine parce qu’en fait il est terrifié – son sadisme est à la mesure de sa peur », conclut-elle.

 

Interrogé par Le Monde, Benoît Jacquot nie plusieurs de ces faits, mais en reconnaît certains. « Je lui ai donné un coup de pied au cul, lors d’un dîner à Florence, dans un hôtel où nous étions. Mais ce n’était pas un coup de poing dans le ventre. C’était comme un truc qu’on fait à un enfant pour le calmer. Je ne culpabilise pas à propos de cela aujourd’hui. » Il admet également lui avoir jeté le contenu d’un verre d’eau au visage et avoir eu avec elle « des discussions assez violentes, fortes », « des engueulades éventuellement vigoureuses ». Les insultes ? « C’est très possible. » Le cinéaste ajoute : « Il y a une violence dans les rapports amoureux. Je ne suis pas particulier ou exceptionnel. Mais comme je fais du cinéma, cela prend des proportions exceptionnelles. » Et de regretter l’importation  depuis les Etats-Unis d’un « néopuritanisme assez effrayant ».

 

 

 
 

Le réalisateur, 77 ans aujourd’hui et auteur d’une trentaine de films, a toujours revendiqué une conviction artistique : il faut être « amoureux » de ses actrices pour éprouver le désir de les mettre en scène. Avec pour conséquence, dans sa vie personnelle, que les films et les femmes se mêlent. Ce dont il ne s’est jamais caché. A l’écouter, il s’agirait même d’un contrat qu’il passe avec ses comédiennes. En 2006, dans Les Inrockuptibles, il évoque sa collaboration avec Judith Godrèche sur La Désenchantée en ces termes : « Je dirais que le film est fait sur mon désir de son désir. (…) Je lui donne le film. Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement. Ce qui est à entendre dans tous les sens qu’on voudra. »

Le marché est explicitement formulé : le réalisateur de films d’auteur célébré offre un beau rôle à une comédienne, souvent en devenir, et attend en échange qu’elle s’offre à lui. En 2015 dans Libération, Benoît Jacquot redit la même chose, mais pour la généraliser à l’ensemble de son œuvre : « Mon travail de cinéaste consiste à pousser une actrice à passer un seuil. La rencontrer, lui parler, la mettre en scène, la diriger, m’en séparer, la retrouver : le mieux, pour faire tout ça, c’est encore d’être dans le même lit. »

« Un voleur d’enfance »

Ce contrat, plus ou moins tacite, Vahina Giocante dit l’avoir refusé. La comédienne a 17 ans lorsqu’elle rejoint le tournage de Pas de scandale, film de Benoît Jacquot diffusé en salle en 1999. A l’époque, celle qui se destinait à une carrière de danseuse mais a été repérée sur une plage par une directrice de casting a déjà joué dans trois longs-métrages. Avec ce nouveau projet, elle décroche un rôle de premier plan, partageant l’affiche avec Fabrice Luchini, Isabelle Huppert et Vincent Lindon, trois des comédiens fétiches du réalisateur. Vahina Giocante incarne Stéphanie, une jeune coiffeuse entretenant une relation ambiguë avec le personnage plus âgé interprété par Luchini.

 

Au bar d’un hôtel parisien, Vahina Giocante, 42 ans désormais, accepte de replonger dans ses souvenirs, dans le but de soutenir Judith Godrèche. « Avant le tournage de Pas de scandale, raconte-t-elle, on me prévient que Benoît Jacquot aime beaucoup les jeunes femmes. Je ne sais plus qui m’a mise en garde. Très vite, je dois manœuvrer, j’évite des situations, comme lorsqu’il veut faire des lectures dans l’hôtel où il loge. Sur le plateau, il est d’abord dans un jeu de séduction, assez subtil. Mais cela bascule au moment d’une scène, celle du lit. »

 

C’est le premier plan de Pas de scandale dans lequel apparaît l’actrice. On la voit s’extraire d’un lit où elle a passé la nuit avec un homme plus âgé, attraper un long T-shirt vert qui traîne au sol et commencer à s’habiller, le vêtement récupéré par terre sur le corps. « Je fais la scène une première fois. Puis Benoît Jacquot vient me voir et me demande de la refaire sans porter de culotte en dessous du T-shirt. Cela n’a aucun sens scénaristique, puisqu’il couvre ma culotte. Mais il me fait comprendre que je n’ai pas le choix. Je vais voir l’habilleuse et lui demande de me donner une culotte couleur chair ou un string. Elle panique un peu, car elle a peur de se faire virer, mais elle finit par dire oui. Je refais la scène avec cet accessoire, sans rien dire. Benoît Jacquot me regarde d’en bas, avec ce petit sourire narquois et me dit : “Tu vois, ce n’était pas si difficile.” » C’était seulement pour lui une question de pouvoir, un fantasme personnel.

Photo : L’actrice Vahina Giocante, le 12 mars 2005, à Deauville, lors du 7ᵉ Festival du film asiatique. JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Un autre épisode sur ce tournage, dont elle a gardé des souvenirs précis, a marqué Vahina Giocante. « Quelques jours après la scène du lit, Benoît Jacquot me demande : “Est-ce que tu comprends bien que, si tu es gentille avec moi, tu feras le prochain ?” » Pour l’actrice, l’allusion est limpide : si elle couche avec le réalisateur, elle obtiendra un rôle dans son film suivant, en l’occurrence Sade, pour lequel le cinéaste a finalement engagé Isild Le Besco. Vahina Giocante refuse les avances du metteur en scène. « Je lui ai répondu : “Je ne suis pas une gentille fille.” Après cela, son attitude a changé, il a été froid, distant, odieux. Il me parlait à peine et préférait passer par le premier assistant réalisateur. » Interrogé sur ces éléments, qui pourraient relever du délit de harcèlement sexuel, Benoît Jacquot dément.

 

Vahina Giocante n’a plus jamais tourné avec le cinéaste. « Je le méprise, dit-elle. Il bénéficie d’une réputation d’intellectuel, mais il y a tellement de cynisme, d’arrogance, de sentiment de supériorité que cela ne mérite que le mépris. Je le vois comme un voleur d’enfance, émoustillé par le désir de pureté. Benoît Jacquot est dans une confusion telle qu’il recherche une histoire d’amour en même temps. Il se met en position de créateur, de demi-dieu, il façonne une femme, et cela ne l’intéresse plus quand la jeune fille devient une femme. Il cherche une dimension d’innocence, de malléabilité, pour que l’emprise puisse s’exercer. »

« La question de l’emprise » au cœur de ses films

Sur les photos d’archives, qui datent d’août 1999, Isild Le Besco a les airs de la fillette qu’elle était encore : corps minuscule, visage frêle, tresse et regard tendre. Lors du tournage de Sade, film sorti en 2000, elle a 16 ans. C’est à ce moment qu’elle fait la rencontre de Benoît Jacquot, 52 ans à l’époque, et qu’elle entame avec lui une relation qui durera plusieurs années, jusqu’au film L’Intouchable (2006). La comédienne, 41 ans aujourd’hui, voit-elle dans l’histoire de Judith Godrèche des similarités avec la sienne ? Au Monde, elle répond qu’elle ne sent pas « pas prête à évoquer cette histoire dans la presse ». Elle réserve sa parole à une éventuelle convocation « devant un tribunal » et pour un récit écrit sur lequel elle travaille depuis des mois.

 

 

Elle nous a toutefois transmis un texte dans lequel elle reconnaît avoir subi des « violences psychologiques ou physiques » de la part de Benoît Jacquot. « Comme toutes ces comédiennes qui parlent aujourd’hui, j’ai mis du temps à comprendre où mes limites avaient été franchies, comment, par qui, écrit-elle. Comme pour beaucoup d’entre elles, mon histoire personnelle me prédisposait à être utilisée, objectifiée. Comme elles, mon image, mon corps ont nourri des fantasmes alors que, tout juste adolescente, je n’avais même pas conscience d’être sexualisée. En devenant réalisatrice, je suis devenue celle qui impose ses propres limites et sa propre vision du monde. Mon combat aujourd’hui consiste à ne pas reproduire ce système de domination avec les personnes avec lesquelles je travaille, femmes et hommes. Si toutes celles et ceux qui ont subi ces violences psychologiques ou physiques parviennent à faire face, à trouver la force de les nommer et surtout, arrêtent de les reproduire, on peut espérer que les nouvelles générations du cinéma et des arts fonctionneront désormais sur des bases plus saines. Et au-delà, pour le bien de la création, que la dénonciation de ces actes servira à renouveler nos imaginaires des femmes, des hommes, et de ce qui les lie. »

 

 

Lire aussi l’enquête (2021) | Article réservé à nos abonnés Dans le monde du cinéma, quatre ans après #metoo, le lent et sinueux chemin vers plus de parité
 
 

Confronté à ce propos, Benoît Jacquot nie toute violence physique à l’égard d’Isild Le Besco. Sur d’éventuelles violences psychologiques, il avance une hypothèse. D’après lui, la comédienne lui reprocherait de n’avoir pas voulu faire d’enfants avec elle. « Elle l’a très mal vécu », dit-il. Au moment de ce qu’il décrit comme sa « vie amoureuse » avec Isild Le Besco, Benoît Jacquot explique qu’il habitait avec l’actrice Anne Consigny, la mère de ses deux fils.

 

Isild Le Besco a participé à six films de Benoît Jacquot, dont Au fond des bois (2010). Ce film relate l’histoire d’une jeune bourgeoise qui suit un vagabond sans que l’on sache si elle le fait de son plein gré. Au moment de sa sortie, le réalisateur en parlait dans Le Journal du dimanche de la manière suivante, qui résonne étrangement aujourd’hui : « La question de l’emprise et du consentement, de ce qu’on veut ou pas, de ce qu’on ne veut pas malgré ce qu’on veut, m’a intéressé de film en film. Avec cette histoire, je voulais que ces ambivalences soient tressées jusqu’au vertige. »

Un homme en plein délire

Présente en 2004 sur le tournage du film A tout de suite avec Isild Le Besco, la comédienne Laurence Cordier se souvient d’une jeune femme séparée des autres acteurs de son âge : « Benoît Jacquot surveille ce que mange Isild, la reprend, lui parle mal. On dirait un père malsain. Isild est tout le temps terrifiée et semble transformée en accessoire. »

 

La même Laurence Cordier a, elle aussi, connu une expérience étrange avec Benoît Jacquot. C’était en 2009, peu avant l’avant-première de Villa Amalia, l’un des plus grands succès du cinéaste. Au restaurant, ce dernier lui fait une déclaration : « Il faut qu’on vive une histoire ensemble, tu vas être mon égérie. » Il explique qu’il a besoin d’être amoureux de son actrice, comme un peintre et son modèle. Il lui promet comme aux autres de l’emmener en Italie, de lui faire découvrir Venise.

 

 

Lorsque, d’après son récit, Laurence Cordier tente de l’éconduire, il lui demande de se taire et insiste : « Je sais qu’au fond de toi tu en as envie, ça va être merveilleux. » Au bout d’une heure, pendant laquelle elle a l’impression de se trouver face à un homme en plein délire, il sort des clés de chez lui. « C’est pour quand tu vas venir chez moi », l’informe-t-il. Face au refus de la comédienne de prendre la clé, Benoît Jacquot finit par la lui glisser dans la poche de son manteau. Désarçonnée, elle court après lui pour lui rendre l’objet. Il se retourne, furieux : « Tu ne me touches pas et tu gardes cette clé. » Le soir même, Laurence Cordier reçoit un message vocal sur son répondeur. C’est Benoît Jacquot qui lui donne son adresse et ses codes et l’invite à venir quand elle veut.

 

 

La comédienne ne sait pas comment réagir. Elle doit retrouver quelques semaines plus tard le réalisateur pour le téléfilm Les Faux-Monnayeurs, sur lequel elle a décroché un rôle. Va-t-elle le perdre si elle ne se rend pas chez Benoît Jacquot ? Elle n’est finalement pas virée et participe au projet. Mais à la fin du tournage, le cinéaste vient la voir pour lui signifier qu’elle « ne veu[t] pas vraiment être actrice car je me sabotais moi-même ». Elle a gardé la clé des années dans son bureau ne sachant pas quoi en faire, pour finalement la jeter. Aujourd’hui, Laurence Cordier a délaissé le cinéma pour devenir metteuse en scène de théâtre. Auprès du Monde, Benoît Jacquot confirme l’histoire : « Je lui ai mis une clé dans la poche. C’est un crime ? Elle me plaisait beaucoup, j’avais l’impression que je lui plaisais aussi. »

« Cette foutue notion d’auteur »

Entre le cinéaste et Virginie Ledoyen, la rencontre a lieu en 1994, alors que la comédienne n’a pas encore 18 ans – lui en a 47. C’est à l’occasion d’essais pour un téléfilm diffusé un an plus tard sur Arte, La Vie de Marianne. Inspiré du roman de Marivaux, ce récit d’initiation, genre chéri par le cinéaste, narre le destin d’une jeune héroïne sur laquelle s’exerce le désir des hommes, dont l’un beaucoup plus âgé qu’elle, en même temps que leur chantage. Soit l’assurance de leur protection contre le cadeau de la chair. Comme un rappel fictionnel du « pacte » évoqué par Benoît Jacquot à propos de Judith Godrèche dans La Désenchantée.

 

 

Ces essais, lectures filmées en très gros plan sur le visage de Virginie Ledoyen, figurent dans les bonus d’un double DVD édité par les Cahiers du cinéma, où l’on trouve aussi un entretien avec le réalisateur. Interrogé sur la façon dont il a découvert la comédienne, le réalisateur explique l’avoir vue pour la première fois dans un film d’Olivier Assayas, L’Eau froide, sorti en 1994. « C’est amusant ces échanges de chair fraîche qu’il peut y avoir entre cinéastes amis », commente au passage Benoît Jacquot. Contactée par Le Monde par le biais de son agent, Virginie Ledoyen n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

 
 

Directrice de la photographie réputée, Caroline Champetier a travaillé sur une dizaine de films avec Benoît Jacquot. Lorsqu’elle a vu la série sur Arte de Judith Godrèche, Icon of French Cinema, elle a été admirative et rattrapée par ses souvenirs. « Ce qu’elle appelle emprise, moi je l’appelle séparation. Benoît Jacquot a une façon de travailler, sur les tournages, qui sépare les gens les uns des autres, et notamment les femmes. J’ai vécu ce mécanisme de séparation avec d’autres actrices parfois plus âgées. » Et celle qui a débuté avec Jean-Luc Godard de poursuivre : « C’est aussi cette foutue notion d’auteur : le film appartiendrait à un seul, auquel tout est dû, auquel on doit tout, auquel on passe tout. Et avec une certaine désinvolture, plus les dépassements se manifestent, plus on les salue. Mais quand il y a violence ou prédation, c’est quelque chose que tout le monde questionne aujourd’hui. »

Une manière d’esthétiser ses pratiques

Toutes les jeunes actrices n’ont pas vécu la même pression. Roxane Mesquida a joué dans L’Ecole de la chair, film datant de 1998. « Je n’ai pas du tout la même histoire que Judith Godrèche, assure la comédienne franco-américaine, 15 ans à l’époque, 42 ans aujourd’hui. Benoît Jacquot m’a donné ma chance, le film est allé à Cannes, j’ai donné la réplique à Isabelle Huppert… Cela a été une super expérience pour moi, et le tournage le plus professionnel que j’ai connu. » Et de préciser tout de suite : « J’étais accompagnée par ma mère, qui est toujours venue avec moi sur les plateaux. Et, aujourd’hui, je ne laisserais jamais ma fille aller seule sur un tournage. »

 

 

Benoît Jacquot confond-il « désir créatif et désir sexuel », comme l’analyse par ailleurs Vahina Giocante ? Dans le café où il a accepté de rencontrer Le Monde, le cinéaste admet sans peine qu’il associe les deux élans. « C’est l’histoire de l’art et du cinéma. Je ne suis pas le seul. C’est aussi le cas de Chaplin, Bresson, Pialat, Kechiche. » Il ne voit pas ses liaisons avec des actrices qu’il fait tourner comme des « abus de pouvoir » : « cela désérotiserait ces histoires », argue-t-il. « Dans le cinéma, il y a le début, la naissance de quelqu’un, d’un acteur ou d’une actrice, par la façon dont ils apparaissent dans un film. Cela m’intéresse beaucoup. »

 

 

Les inclinations assumées de Benoît Jacquot pour ses comédiennes, souvent mineures, ont suscité très peu d’émoi dans le monde culturel. Toute sa carrière, le cinéaste a produit un discours théorique cherchant à esthétiser ces pratiques, à les transformer en geste subversif et artistique. Avec un succès certain. « Pour moi, l’indice de vérité quant au monde, c’est la jeune fille, disait-il ainsi dans Les Inrocks en 2006. On a tous des fenêtres qui nous permettent d’envisager la réalité, sinon d’y accéder. Moi, c’est vrai que ce sont les femmes à ce moment-là de leur existence»

 

 

Son œuvre cinématographique est traversée par un motif récurrent : celui de la jeune fille objet d’un désir amoureux agressif, émanant souvent d’hommes plus âgés. L’un de ses films les plus récents, Dernier Amour (2019) avec Vincent Lindon, s’intéresse à l’histoire d’un échec amoureux de Casanova auprès d’une jeune prostituée. Dans Journal d’une femme de chambre (2015), la domestique incarnée par Léa Seydoux doit se défendre des agressions sexuelles du maître de maison (joué par Hervé Pierre) et faire avec la brutalité sexuelle du jardinier (Lindon, encore).

« Dans ses interviews, il répète qu’il est féministe parce qu’il filme les femmes, relève Julia Roy. En réalité, les femmes sont souvent maltraitées dans ses films et il aime voir ça. » De Léa Seydoux, le cinéaste racontait, dans une interview filmée pour AlloCiné en 2012, l’avoir découverte dans La Belle Personne, de Christophe Honoré : « J’ai eu l’impression de voir une sorte de résurrection, un remake d’Anna Karina. (…) Et en plus, elle avait une façon de se dépoitrailler, de montrer ses seins comme ça rapidement… Je m’y attendais pas, cela m’a beaucoup suffoqué. »

« Fixé à l’adolescence »

Pendant sa carrière, le cinéaste a été souvent soutenu par des médias influents, dont Le Monde, Télérama, Libération, Radio France, etc. En 2007, il a fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque, le temple français des cinéphiles. Dans son texte de présentation de l’événement, l’ex-directeur de l’établissement, Serge Toubiana, par ailleurs ancien patron des Cahiers du cinéma et proche de Jacquot, saluait un artiste pour lequel « le réel n’est pas seulement régi par des règles sociales ou des jeux de pouvoir, mais qu’il est aussi truffé par le désir, la jouissance, le manque, etc.»

 

Sollicité, Serge Toubiana n’a pas répondu au Monde.

Cette conception du cinéma de Benoît Jacquot est partagée par le réalisateur lui-même. En 2011, dans une conversation publiée par La Vie avec le psychanalyste Gérard Miller (par ailleurs accusé de viols et agressions sexuelles, dans des enquêtes de Elle et Mediapart), il faisait cette réflexion sur lui-même : « Le désir est nécessairement hors la loi, et aujourd’hui encore, rien ne m’intéresse vraiment qui ne soit transgressif. En fait, je suis resté voyou et comme fixé névrotiquement à l’adolescence. Je pense d’ailleurs que mon symptôme est à chercher de ce côté-là. »

 

Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre

Légende photo : L’actrice Isild Le Besco et le réalisateur Benoît Jacquot au 57ᵉ Festival de Cannes, le 14 mai 2004. BRUNO VINCENT / GETTY IMAGES VIA AFP

 

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Sur le même sujet :

Article paru dans Libération du 8/02/24

Judith Godrèche accuse aussi Jacques Doillon de violences sexuelles quand elle avait 15 ans

Au lendemain de l’ouverture d’une enquête par le parquet de Paris pour «viol sur mineur» à l’encontre de Benoît Jacquot, faisant suite au dépôt de plainte de Judith Godrèche, l’actrice raconte avoir été victime, au même âge, de faits relevant de l’agression sexuelle de la part du réalisateur Jacques Doillon devant les caméras.

 

C’est «une histoire de violence, de contrôle». Interrogée sur France Inter, l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche est revenue, ce jeudi 8 février, sur le témoignage qu’elle porte contre le réalisateur Benoît Jacquot, qu’elle accuse de violences sexuelles commises alors qu’elle était mineure, dans les années 1990. Nouvelle déflagration sur les ondes de la radio publique : la comédienne est revenue sur une scène traumatique survenue alors qu’elle tournait un film avec Jacques Doillon, la Fille de 15 ans, sorti en 1989. Alors qu’elle entretient une relation avec Benoît Jacquot, de 25 ans son aîné, elle devient «l’objet d’un autre réalisateur», la lance la journaliste, Sonia Devillers. «Oui, il est flatté parce que je lui appartiens, il est envié, il se sent envié par Doillon. […] C’est une forme de truc narcissique où il a un truc que les autres veulent», répond-elle, visiblement très émue. «Mais qu’est-ce qu’il veut de vous Doillon ? Votre talent d’actrice ?», poursuit l’intervieweuse.

«La même chose.

 

— Votre corps ?

 

— Donc il abuse de vous ?

— Hum.»

 

La scène se passe lors d’un tournage. L’acteur qui devait partager l’affiche avec Judith Godrèche vient d’être viré par le réalisateur du film, Jacques Doillon, qui décide de se mettre à sa place. «D’un coup, il décide qu’il y a une scène d’amour, une scène de sexe entre lui et moi. Et là, on fait 45 prises. Et j’enlève mon pull, et je suis torse nue, et il me pelote, et il me roule des pelles», raconte-t-elle. Jane Birkin, à l’époque femme du réalisateur, est présente, assure-t-elle. «C’est une situation extrêmement douloureuse pour elle.» L’actrice mentionne par ailleurs, sans en dire plus, un autre évènement, survenu «dans la maison de Jane, dans le bureau de Doillon». «Mais ça, personne ne l’a vu, et je n’en ai parlé à personne.»

 

Le parquet de Paris a ouvert mercredi 7 février une enquête au lendemain de la plainte déposée par l’actrice Judith Godrèche pour viols sur mineure contre le réalisateur Benoît Jacquot, qui l’a dirigée et a entretenu plusieurs années une relation avec elle à partir de ses 14 ans.

 

Confiée à la brigade pour mineurs, elle porte «sur les infractions de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité». Selon le Monde, Benoît Jacquot, 77 ans et un film attendu prochainement, «nie fermement les allégations et accusations». Sollicité par l’AFP, il a fait savoir mercredi qu’il ne souhaitait pas réagir davantage, s’en tenant à ces déclarations.

 
Voir les extraits vidéo de l'entretien sur France Inter : 
 
 
 
 

 

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February 6, 2024 4:50 AM
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Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed : «La solidarité entre actrices nous a beaucoup manqué pendant des années» 

Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed : «La solidarité entre actrices nous a beaucoup manqué pendant des années»  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Anne Diatkine - Libération du 5 février 2024

 

Abus sur les tournages, mythe du cinéaste tout-puissant, scénarios stéréotypés… Les trois comédiennes, membres de l’Association des acteur·ices, reviennent sur leurs expériences et appellent à de nouveaux récits et de nouvelles pratiques dans le cinéma.

 

Elles sont trois, elles auraient pu être plus nombreuses encore. Elles parlent en leur nom mais aussi en celui d’un collectif. Celui de l’Association des acteur·ices (ADA), qu’elles ont montée au printemps 2022 pour échanger leurs expériences et questionner autant les représentations que la manière dont les images sont fabriquées. Dans une période où chaque semaine apporte son lot de nouveaux témoignages, de mis en cause et d’accusations, et où le cinéma d’auteur, celui qu’on aime et qu’on défend dans ces pages, prend cher, Libération a réuni les actrices Alice de LencquesaingAriane Labed et Clotilde Hesme pour décrire des situations dont on pourrait croire qu’elles appartiennent au vieux

monde, et envisager des moyens d’y remédier. L’entretien a eu lieu en deux temps, et plusieurs interlocutrices se sont désistées. Demeure la crainte que prendre la parole puisse être préjudiciable. Certaines nous ont dit qu’elles passaient moins de castings depuis qu’elles s’engageaient publiquement, tout en précisant immédiatement que la corrélation est par nature hypothétique. D’autres, qu’elles souhaitaient une «révolution totale» des bases mêmes sur lesquels se construit le cinéma, machine à rêves. Les films et leur confection sont des loupes à travers lesquelles s’exacerbent les relations de pouvoir, les inégalités, les représentations surannées, mais aussi leurs vitales et infinies transformations. Trois actrices découvertes au cinéma, trois états, trois aventures : Clotilde Hesme sera Hamlet, dans une mise en scène de Christiane Jatahy à l’Odéon du 5 mars au 14 avril, Ariane Labed travaille à Athènes au montage de son premier long métrage et Alice de Lencquesaing reprend en collectif la direction artistique du petit théâtre le Chariot, qui ouvrira à la rentrée prochaine dans le XIe arrondissement de Paris.

 

Qu’est-ce qui a provoqué votre engagement ?

 

Ariane Labed : On a fondé l’ADA pour pouvoir prendre la parole à plusieurs, ne plus avoir peur. Je vais avoir 40 ans, je ressens une responsabilité à l’égard des actrices qui débutent, mais aussi des récits dans lesquels chacune engage son corps… Pour beaucoup d’entre nous, l’affaire Depardieu n’est pas une révélation. Mais son retentissement ouvre une brèche quant à la possibilité d’être écoutées.

 

Clotilde Hesme : On a envie de créer des récits et d’interpréter des histoires qui sortent des relations de domination. Il y a une corrélation entre la manière dont le pouvoir masculin s’exerce, la représentation des femmes dans les films et la solidité des stéréotypes au cinéma comme dans la société. A l’ADA, on ne cesse de recueillir des témoignages d’abus sur les plateaux qui peuvent aller jusqu’à la mise en danger d’autrui. Ce sont des jeunes filles blessées dans leur chair, dans leur âme. Ce n’est pas rien ! On tient à préserver la joie qu’apporte ce métier. Sauf que pour l’instant, elle est souvent mise à mal par des rapports de pouvoir. C’est insupportable qu’ils brisent des carrières et des gens.

 

Alice de Lencquesaing : La question est : que fait-on de ces témoignages ensuite ? Est-ce qu’on s’organise différemment ou pas ? Ma mère, qui est technicienne [la directrice de la photo Caroline Champetier, ndlr], dit beaucoup que le principal changement est l’étiolement du sentiment d’isolement, qui empêchait la circulation de la parole. Sur un plateau, traîne souvent le préjugé que les actrices ne doivent pas se connaître, sont en concurrence, ce qui nous pousse à nous éloigner les unes les autres. Or plus on est éloignées, plus c’est facile de nous tenir dans le silence, de ne pas nous compter comme une force.

 

Ces abus que vous dénoncez existent-ils encore aujourd’hui ? Ne sont-ils pas en nette voie de régression depuis #MeToo et tous les outils disponibles qui permettent de prévenir et d’agir en cas de violences sexistes et sexuelles (VSS) ?

 

C.H. : J’ai pris conscience quinze ans plus tard qu’un des films qui a lancé ma carrière, honoré par la presse, est un film d’abus. Il contient notamment un plan dans lequel je suis filmée avec une actrice qui vient d’être sommée d’avoir un rapport sexuel sous le prétexte de la grande œuvre. La justification était que Lee Strasberg [directeur de l’Actors Studio, ndlr] aurait dit que lorsqu’on est mauvaise actrice, il faut avoir fait l’amour avant d’être filmée. Toute l’équipe a attendu sur le plateau ma partenaire et le cinéaste. Aujourd’hui, quand je m’aperçois que la même scène ne cesse de se reproduire avec d’autres actrices, je ne peux plus me taire. C’est impossible d’être dépositaire de tous ces récits sans réagir.

 

Ce que vous mettez à mal, c’est une mythologie du cinéma qui remonte au moins à Chaplin et Paulette Goddard où le cinéaste et l’actrice font couple et des œuvres ensemble…

 

C.H. : Mais rarement à égalité. Sous cette belle légende, il s’agit très souvent d’objectiver les personnages féminins et d’accréditer l’idée que les actrices et parfois les acteurs appartiennent totalement aux metteurs en scène, censés les révéler à eux-mêmes. Le cinéma construit les imaginaires. C’est un outil de libération, mais aussi de propagande. On a beaucoup demandé aux actrices de participer à cette propagande.

 

A.d.L. : C’est un métier qui par sa nature même, l’intimité que provoque le jeu, suscite la croyance de connaître en profondeur ses partenaires. Lors de nos réunions, certaines actrices relatent des relations non consenties ou agressions verbales ou physiques, pas forcément pendant les prises, mais dans leur continuité. Comme si cette prétendue intimité ouvrait la porte à des relations inappropriées, que ce soit sur le plateau, en loge, dans les transports, à l’hôtel…

 

Pourquoi y aurait-il plus de passage à l’acte sur un tournage que dans un supermarché ou une pharmacie ?

 

A.d.L. : Il me semble en tout cas que si les agressions ont lieu publiquement dans un café, ou n’importe où ailleurs, les témoins réagissent. Par ailleurs un tournage est le lieu de beaucoup d’extrêmes dans un temps ultra condensé. Plaisir de jouer, de vivre intensément. Plaisir de travailler ! Une très grosse somme d’argent est dépensée en très peu de temps. Toute une série de corps de métiers différents sont au service de l’accomplissement d’un même projet. Le cinéma d’auteur en particulier s’appuie sur un leurre. Celui du cinéaste tout-puissant et œuvrant seul dont chacun, à sa manière, assouvirait le moindre désir. Peut-être est-ce dans cette faille que se glissent les excès et comportements tyranniques ? Si on veut regarder en face les abus, il faut peut-être questionner le mirage dans lequel se construisent certains films, qui peuvent être aussi ceux qu’on aime le plus. Je pense souvent à cette phrase de Coppola à propos du tournage d’Apocalypse Now : «Nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop d’équipement, et nous sommes devenus fous».

 

Remettez-vous en cause le cinéma d’auteur ? Découvrir un regard singulier et personnel, en rien substituable, c’est tout de même ce dont on rêve à chaque fois qu’on va au cinéma…

 

A.d.L. : On ne remet pas du tout en cause ce cinéma, ni le bonheur de travailler sur un film porté par un point de vue singulier. J’ai baigné dans le cinéma d’auteur, et les actrices qui m’ont fait rêver jouent dans les films de cinéastes aujourd’hui mis en cause. Mais on se questionne sur les dispositifs qui produisent des abus. Considérer les auteurs, est-ce leur permettre de traiter l’équipe et les acteurs n’importe comment ? Que faire d’un acteur qui a un comportement plus que problématique avec ses partenaires féminines ? Il y a sept ans, j’ai écrit une lettre ouverte où je décrivais entre autres des agressions sexuelles récurrentes de la part d’un jeune comédien. L’équipe de production avait réagi par ces mots : «Il ne faut rien lui dire car il risquerait de quitter le tournage.» Autrement dit, celle qui causait des problèmes était l’actrice agressée, et pas l’agresseur ! Un mouvement d’humeur de la part de la vedette était à l’époque jugé plus dangereux pour le film que du harcèlement répété et une tentative de viol. Par la suite, les différentes productions ont tenu compte de ce qu’elles appelaient des «rumeurs». Par exemple, en ne logeant plus cet acteur dans le même hôtel que ses partenaires féminines.

 

C.H. : Le cinéma d’auteur n’est d’ailleurs pas seul à être en cause. Récemment, sur le tournage d’une production audiovisuelle destinée à une première partie de soirée, j’ai été placée dans une situation plus que malaisante. Sur le script était noté : «Ils font l’amour.» Aucune indication sur comment, pendant combien de temps. Il y a deux caméras mais on ne sait pas comment elles vont être utilisées. La seule idée provenait du comédien qui, le matin, au maquillage, lance : «Je vais te faire un cunnilingus. C’est super progressiste, ça fera de moi un personnage très moderne.» Et donc je me retrouve avec sa tête dans mon entrejambe. Je sais qu’un troisième personnage doit toquer à la porte pour s’insérer dans la scène, qui se poursuit à trois. Comme c’est une comédie pour la télé, je suis sûre que ce sera pudique et sans mise en danger. Sauf que sans me prévenir, le réalisateur a intimé à la comédienne d’entrer dans la pièce plus tard que prévu. Je n’ai aucune instruction, je ne sais pas comment réagir avant qu’elle n’entre, durant ce laps de temps qui s’éternise. Est-ce que je dois commencer à mimer un début de plaisir ? Ensuite, il y a la culpabilisation. «Peut-être que pour toi, ce type de scène est réactivateur de trauma ? Tu aurais dû prévenir l’équipe avant.» Non ! Ce n’est pas moi qui ai un problème ! C’est à la production de mettre en place un dispositif. On règle les cascades au millimètre près pour que les corps ne soient pas abîmés. Pourquoi ne fait-on pas de même avec les scènes de nudité et de sexualité ?

 

A.L. : Les outils existent. Mais en France, on refuse de les utiliser. Je pense à une série où je me suis retrouvée une journée entière, à tourner toutes les scènes de sexe, nue sans aucune protection de type coques. Plusieurs acteurs ont défilé dans mon lit. Il est tout de même assez fréquent que l’actrice soit mise en contact direct avec des sexes en érection. La plupart du temps, on serre les dents. On ne s’effondre pas, on n’abandonne pas la scène par fierté. Et c’est ainsi qu’on se retrouve pendant plus d’un mois à picoler plus que de raison tous les soirs après le tournage, surtout quand on est loin de chez soi. Il ne faut pas croire que les tournages où la boisson coule à flots sont les plus cools… C’est souvent pendant les moments festifs où la hiérarchie du plateau s’applique sans qu’on n’en ait pleinement conscience, aussi fortement que pendant le tournage, qu’il y a des abus de pouvoir, et en tout cas des débordements en tout genre qui aujourd’hui ne sont plus acceptés au point qu’ils finissent par mettre en danger le film.

 

Pourtant, Ariane, vous avez commencé dans le cinéma de manière assez joyeuse…

 

A.L. : J’étais danseuse dans une compagnie, je ne pensais pas du tout au cinéma. Et c’est grâce à la rencontre avec une cinéaste que j’ai vraiment débuté. Dans ce premier film, j’avais une vraie scène de sexe avec pénétration, qui s’est très bien passée, car j’étais entièrement consentante. Elle n’a pas eu lieu par surprise, on en avait parlé longuement avec la cinéaste, je comprenais sa vision, le sens qu’elle avait dans le récit, ma confiance était totale. Nous étions, l’acteur et moi, seuls dans la chambre. Ça ne signifie pas que je serais prête à recommencer ou que je recommande de ne pas simuler. Mais la scène, cet acteur, ce scénario, cette réalisatrice : tout me semblait juste. Par la suite, plus j’ai participé à des tournages conventionnels, plus j’ai découvert le travail à la chaîne et un rapport à ce métier beaucoup déshumanisé. Jusqu’à me sentir parfois réifiée.

 

Votre vigilance s’exerce-t-elle sur tous les fronts ?

 

A.L. : Certaines actrices font l’expérience de plans volés. Et ce, malgré le contrat, malgré les agents, malgré les demandes à la scripte de noter expressément le refus que certaines images soient utilisées. Ces plans peuvent même se retrouver dans les bandes-annonces. Beaucoup d’autres – sinon la totalité – font l’expérience désagréable qu’une scène de sexe conçue pour une histoire particulière dans un film alimente des sites porno. L’étape d’après, c’est d’avoir sa tête découpée et collée sur un corps qui n’est pas le sien dans des postures pornographiques. C’est un travail à plein temps que de parvenir à chasser ces images.

 

C.H. : Alors qu’on nous demande d’être «généreuses», c’est le terme employé, lors de la confection de ces scènes de sexe. Le problème est que même si ces images ne sont pas montées, elles sont vues par de très nombreuses personnes. En France, il y a l’hypocrisie des plateaux fermés, alors qu’une partie de l’équipe se masse derrière le combo [moniteur vidéo, ndlr], et reçoit les différentes prises sur son téléphone.

 

A.L. : Quand on travaille avec une production correcte, seuls le cinéaste et l’équipe montage y ont accès. Cette règle est rarement appliquée en France mais elle est respectée dans les productions anglo-saxonnes.

 

Le chantier semble aller tous azimuts. Quelle est la première pierre à poser selon vous ?

 

A.L. : Comme le disait Clotilde, cela commence par les récits. On a envie qu’ils soient beaucoup plus variés, avec des imaginaires plus vastes. Mais aussi que toutes les actrices aient accès aux rôles, à âge et notoriété égaux, et pas seulement les femmes blanches. En France, dans le cinéma d’auteur, ce n’est pas gagné.

 

C.H. : Par ailleurs, je n’en peux plus de la romantisation de la violence ! Une violence dont certaines ont pu faire l’expérience pour de bon sur le plateau, parfois involontairement, à cause de l’alcool qui désinhibe ou d’un certain climat propice.

 

Dans ce cas, on en revient à l’idée que la caméra doit capter une vraie souffrance, un vrai plaisir, derrière le masque du personnage. En est-on toujours là aujourd’hui ?

 

A.L. : On demande à travailler dans le respect du code du travail. Rien de plus. Dans quelle autre industrie se prend-on de vrais coups sans que cela pose problème ?

 

A.d.L : Ce qui guide certains cinéastes est le désir d’obtenir sans le demander un débordement, une crise, de «vraies» émotions. C’est à la fois par peur et par paresse qu’il n’y a aucune indication. Peur de nous effrayer. Peur de réduire les possibles en faisant l’effort de décrire une scène. Croyance que le flou peut ouvrir sur une vérité. Or, la plupart du temps, l’absence de précision ne permet pas à l’imagination de se déployer. Curieusement, les scénarios de courts métrages développent souvent beaucoup plus précisément leurs personnages que les longs.

 

C.H. : Souvent, les cinéastes craignent de nous demander notre avis. Je me souviens d’une séquence où je suis allongée, le mouvement débute par mes pieds, remonte jusqu’à l’entrejambe, mon sexe, et s’arrête à mon visage. J’ignorais que j’étais filmée ainsi. Encore aujourd’hui, je reçois des captures d’écran de cette scène qu’on me demande de signer. J’aurais pu accepter ce travelling. Mais on ne m’a avertie de rien. Comme si le corps de l’actrice appartenait à celui qui filme. Encore une fois, le problème n’est pas la nudité, mais le piège.

 

A.L. : Faire appel à une coordination d’intimité permettrait au moins aux réalisateurs et réalisatrices de penser ces scènes-là. Faute de réflexion, de travail en amont, au nom de la spontanéité, on se retrouve à reproduire des stéréotypes qui influent sur la société. Dans les films, par exemple, les femmes jouissent en dix secondes. Je me sens parfois responsable de contribuer à répéter ces stéréotypes juste pour terminer la séquence au plus vite.

 

Ce que vous décrivez, c’est tout de même un monde en pleine effervescence, qui se remet en question…

 

A.L. : Oui, et c’est joyeux. Aujourd’hui, les jeunes actrices quittent les séances de casting en cas de demandes abusives. On ne peut plus exiger d’une jeune femme qu’elle enlève son tee-shirt. Les cinéastes sont obligés de se remettre en cause, sinon ils ne trouveront plus d’actrices de 25 ans. Elles sont solidaires.

 

C.H. : Cette solidarité nous a manqué pendant tant d’années. Car il y a vingt ans, un Weinstein français, ayant pignon sur rue, sévissait. Mais comme on était isolées, il était très difficile de se battre. J’ai participé à un faux casting organisé par un producteur français puissant. Il alimentait ainsi son catalogue de jeunes filles qu’il pouvait ensuite harceler. Le casting du film, qui reposait sur de très grosses vedettes, s’est poursuivi bien au-delà de toute nécessité pour le film. On a été très nombreuses, actrices débutantes et mannequins, à se retrouver en nuisette, autour d’une barre de pole dance. C’était un système de prédation sur des jeunes femmes qui n’avaient pas choisi de devenir actrices pour se prostituer. Le producteur proposait ensuite à certaines d’être escort girls pour accompagner des personnalités masculines à des dîners et plus… Il leur disait : «Je vous propose seulement de faire votre métier sans caméra.» Le discours était que si on acceptait le deal de «sortir» avec ces hommes, on décuplait nos chances de réussite.

 

Avez-vous le sentiment que les cinéastes plus jeunes travaillent autrement que leurs aînés ?

 

C.H. : Oui, c’est formidable. Je refais des courts métrages parce que j’avais besoin de faire du cinéma ! Avec des gens qui ont des idées, des points de vue, des visions. Il y avait une scène où j’étais nue, je devais monter sur le lit et la cheffe op et le metteur en scène m’ont proposé de valider le cadre ! Ça ne m’était jamais arrivé ! De voir le cadre et de comprendre la meilleure manière de monter sur le lit pour que ce soit le plus pudique, le plus juste possible, c’était la première fois.

 
 

 

Anne Diatkine  / LIBÉRATION

 

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Légende photo : Alice de Lencquesaing, Clotilde Hesme et Ariane Labed, le 14 décembre à Paris. (Laura Stevens /Laura Stevens pour Libération)

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July 25, 2023 5:13 AM
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Bilan du Festival d’Avignon 2023 : une nouvelle ère de jeu 

Bilan du Festival d’Avignon 2023 : une nouvelle ère de jeu  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Article  d'Anne Diatkine, Eve Beauvallet et Laurent Goumarre dans Libération - 25 juillet 2023

 

Mise en valeur des femmes, ouverture à l’international, adaptation aux fortes chaleurs… «Libération» fait le bilan de la 77e édition d’un festival de plus en plus sensible aux questions sociales et écologiques, qui s’achève ce mardi 25 juillet.

 

 

 
 

Le souvenir de la Brésilienne Carolina Bianchi, droguée aux sédatifs et endormie plus d’une heure au milieu du plateau. Le souvenir de la Française Clara Hédouin, debout dans la campagne à 4 heures du matin entre les champs d’oliviers pour une enchanteresse randonnée autour de Jean Giono. Le souvenir de l’Allemande Susanne Kennedy et de ses créatures lynchéennes. Le souvenir de la Française Rébecca Chaillon et de ses cheveux interminablement nattés pendant les très belles vingt premières minutes de Carte noire nommée désir. Il y eut bien sûr des clap-clap mous, des déceptions et des sensations de rendez-vous manqués durant ce 77e Festival in d’Avignon. Cependant, à l’heure où se clôt cette première édition signée par l’équipe du Portugais Tiago Rodrigues, reste avant tout la certitude d’avoir vu se révéler ici plusieurs signatures puissantes de la scène contemporaine encore jamais invitées sur le Festival(75 % des artistes étaient primo-invités), parmi lesquelles beaucoup d’artistes femmes.

Une autre certitude, encore : celle que les œuvres à fort ancrage politique et sociétal poursuivent leur expansion dans les programmations mais qu’elles peuvent être signées par de grands artistes audacieux et chercheurs de formes. On en avait un peu douté durant le mandat précédent d’Olivier Py, exception faite de Milo Rau, révélé à Avignon par la précédente équipe et à nouveau invité avec une très belle pièce créée avec les activistes du Mouvement des sans-terre en Amazonie.

Le défi de démocratisation du public du in reste un chantier. Olivier Py en avait déjà le souci en programmant (entre autres) chaque année un feuilleton théâtral gratuit en espace public, mais beaucoup reste à faire : le résultat des études de public montrera à l’automne le degré de diversité d’âge ou de milieux socio-économiques. En attendant, l’absence de «minorités visibles» dans la salle était encore une fois… visible, excepté chez les nombreux groupes scolaires accueillis sur le festival. Le défi majeur, enfin, et qui conditionne directement la démocratisation, est un énorme défi budgétaire.

 

Lors des précédentes éditions, Libération a déjà eu l’occasion de s’étonner de la faiblesse du budget de production du plus grand Festival de spectacle vivant au monde, au regard de l’étendard qu’il est censé agiter dans le paysage international : celui d’un Festival de création, création dont il a de moins en moins les moyens (le Festival travaillant à budget constant en dépit de la hausse de coûts de fonctionnement). Il s’agit de convaincre les partenaires publics de solidifier davantage le festival, histoire de donner à Tiago Rodrigues les moyens de ses ambitions, notamment de prolonger au fil de l’année l’expérience avignonnaise en la pérennisant au-delà de ses dates dans une ville qui n’a pas vocation à n’être qu’un écrin. Une convention pluriannuelle d’objectif sera signée dans quelques mois.

 

Femmes émancipées et violences sexuelles

Outre Carolina Bianchi déjà citée, qui connaissait l’incroyable actrice Kate O’Flynn, du Royal Court Theatre ? Cette dernière a donné vie avec force aux trois monologues sous le titre de All of It, écrits pour elle par Alistair McDowall, auteur peu repéré dans nos contrées, qui scrute ici les pensées naissantes de trois femmes et invente comme un art de la nouvelle scène. Avec The Confessions, autre coproduction du in, Alexander Zeldin signe lui aussi le récit d’une émancipation et le portrait d’une femme prise dans les griffes de son époque. Mais il faudrait aussi citer Black Lights, la dernière pièce pour huit danseuses de Mathilde Monnier, entièrement centrées sur les injonctions sexuelles adressées aux femmes. Dans la sélection suisse du off, Cécile, mise en scène par Marion Duval, a chaviré les salles au propre comme au figuré, par l’éblouissant jeu d’adresse au public et d’improvisation échevelée de la performeuse Cécile Laporte narrant les épisodes farfelus et hallucinés d’une vie hors norme. Toujours dans le off et dans une forme plus classique : J’avais ma petite robe à fleurs, portée par Alice de Lencquesaing, interroge avec acuité l’exploitation mercantile et vorace des récits de violences sexuelles et leur portée cathartique ou traumatisante. Avec cette question qui n’aurait sans doute jamais été posée avant #MeToo : peut-on montrer une vie sans violences sexuelles ?

Egalité du nombre d’affiches et de tracts

Mais où sont passés les tracteurs ? Non pas l’engin, mais celles et ceux qui distribuent des tracts afin d’aimanter l’indécis vers l’un des 1 500 spectacles du off ? Rues aérées, murs et grilles d’habitude couverts d’affiches, à nue : que se passe-t-il ? Non, toutes les compagnies ne sont pas devenues spontanément «écoresponsables» magiquement. L’affichage sauvage, autorisé pendant le Festival dépend d’un arrêté municipal qui restreint depuis 2015 chaque spectacle à 150 affiches et 5 000 tracts. Mais la ville, explique Harold David, à la gouvernance du off avec Laurent Domingos, s’est dotée cette année des moyens de faire respecter l’encadrement, en travaillant de concert avec le off. Un «éco-pack» constitué d’encre végétale, papier recyclé et recyclable, a été proposé aux compagnies et la moitié d’entre elles ont choisi de déléguer ainsi l’impression. Les autres ont reçu 150 stickers à coller sur leurs affiches, afin de rendre possible un contrôle par la municipalité. Selon Harold David, l’égalité du nombre d’affiches et de tracts a généré une forme d’équité. «Auparavant, plus vous aviez de pognon, plus vous étiez visible.» Selon les participants, pour la première fois, la nuit du 5 juillet, l’affichage a eu lieu de manière paisible. Les compagnies mutualisaient leurs tâches au lieu de se battre pour occuper le plus de parcelles possibles. Fait remarquable : la fréquentation n’a pas souffert de ce partage de l’espace public. «Il n’y a jamais eu aussi peu d’affiches, et autant de monde dans les salles, globalement, les ventes de billets ont augmenté de 20 à 30 % par rapport à 2022, et de 15 % par rapport à 2019, avant le Covid.» Une excellente surprise, qu’on a pu vérifier empiriquement, mais dont les retombées économiques sont insuffisantes pour colmater la fonte des budgets liée à l’inflation des matières premières. La diminution des déchets papiers est drastique : il passe de 60 tonnes en 2022 à 25 tonnes en 2023.

 

La carte et le territoire

Une pinède au cœur des remparts à trois minutes du cloître Saint-Louis et dont personne ne soupçonnait l’existence, investi (modestement) par le Festival? Un miracle. Durant six jours, le cycle de lecture de RFI qui explore le théâtre contemporain francophone s’est tenu dans l’ancien carmel fréquenté uniquement par des religieuses. Ce poumon vert de la ville devrait devenir un tiers-lieu avec des résidences pour artistes, étudiants, et personnes âgées. La cour, un cloître, des jardins, une carrière… C’est par essence la géographie plein air du Festivald’Avignon. Des lieux chargés, bien sûr hantés par les spectacles des années précédentes ; il y a toujours quelqu’un pour vous dire la carrière de Boulbon, c’est le Mahabharata de Peter Brook en 1985, le cloître des Carmes, l’apparition événement d’Angélica Liddell en 2016 avec Qué Haré Yo Con Esta Espada ? Et ce n’est pas négligeable, le théâtre à Avignon c’est à la fois la carte et le territoire. La réussite d’un spectacle tient aussi dans le rapport au lieu. On se souviendra pour cette édition du Jardin des délices de Philippe Quesne qui a fait de la réouverture de la carrière de Boulbon le sujet même de sa pièce en exposant magnifiquement ce cirque de pierre – espace vide – dans sa minéralité. Idem pour le jardin de la Maison Jean-Vilar, là encore pur espace scénographique rêvé par Gwenaël Morin : le succès de sa version du Songe, d’après Shakespeare, doit au déploiement du jeu dans la profondeur du verger sans autre effet scénographique.

En revanche, aucune chance qu’on dise, hélas, la Cour d’honneur, c’était le Welfare de Julie Deliquet ou The Romeo de Trajal Harrell, deux productions qui auront résisté à la démesure du lieu. Résistance ou incapacité ? La question se pose, qui a le mérite de repenser le rapport à ce lieu hautement stratégique. Faut-il encore créer pour la Cour ou, au contraire, opter pour une décroissance symbolique ? La seconde hypothèse ouvrirait une nouvelle ère de jeu, pour un théâtre qui ne chercherait plus à marquer son territoire, mais se poserait plus modestement en locataire.

Langue étrangère invitée

La langue anglaise s’écoutait cette année au Festival sur les plateaux de Tim Crouch ou Tim Etchells. La langue espagnole sera l’an prochain «langue étrangère» invitée et s’écoutera notamment chez l’Argentin Mariano Pensotti, à qui le Festival confiera par ailleurs le soin de créer une forme mouchoir de poche destinée à voyager dans plusieurs lieux de la région. Ce dispositif de programmation s’accompagne d’un coup d’accélérateur donné sur les surtitrages, informe l’équipe du festival, politique qui sert notamment (au-delà du pur intérêt artistique) à drainer davantage de presse et de programmateurs étrangers. Et donc, de maximiser les possibilités de diffusion des artistes à l’international.

Des pompiers embauchés au prix fort

Qui dit chaleur et spectacles en plein air dit risque d’incendie. Mais qui eût cru que le coût du risque soit à la charge du Festival? C’est pourtant cette dépense inattendue qui a augmenté son budget de plusieurs centaines de milliers d’euros – jusqu’à 600 000 euros. La direction du Festival a effectivement dû appliquer les dernières directives (tombées en mai) contre le risque de feu afin de protéger le public bien sûr, mais aussi les massifs forestiers, tout cela à ses frais. «Si bien que les représentations à la carrière de Boulbon, lieu mythique, ont protégé du feu le massif de la montagnette qui a brûlé l’année dernière à la même époque», insiste le directeur délégué, Pierre Gendronneau. Le Festival a dû embaucher au prix fort des pompiers, acheter des camions, des citernes, et créer une réserve d’eau de plusieurs milliers de litres. Afin que vivent aussi deux expériences inédites au Festival: des randonnées artistiques de six heures entre champs, friches, forêts, oliveraies. Celle malheureusement décevante, au vu des ambitions affichées, des «Paysages partagés». Celle qui restera longtemps dans l’histoire du festival, on l’espère, de Que ma joie demeure autour de Jean Giono, créée par Clara Hédouin.

 

S’adapter à la chaleur

Ce n’est pas un scoop, il fait chaud à Avignon, et pour éviter que le parcours du festivalier tourne au cauchemar, l’équipe du in a pris cette question à bras-le-corps. D’abord en instaurant des horaires décalés, en privilégiant les matinées – départ à 4 heures du matin tout de même pour le spectacle randonnée de Clara Hédouin, les rencontres avec les artistes à 10 h 30 au cloître Saint-Louis, et les représentations à 11 heures, en respectant une sorte de «pause méridionale» aux heures les plus chaudes et en reprenant en soirée, aménageant aussi quelques représentations à 23 heures et minuit. Une protection du festivalier et des équipes techniques qui diminue en même temps l’empreinte carbone du Festival: «Décaler les horaires permet de baisser la climatisation des salles, explique Pierre Gendronneau. A la FabricA, seule salle pérenne du in, la charte interdit que la différence entre l’intérieur du bâtiment et l’extérieur excède 5 degrés.»

Extension du domaine théâtral

Retour sur une tendance lourde du Festival: la crise du texte de théâtre, qui ne date pas d’hier mais qui s’amplifie, à tort à raison ? Peu importe, d’abord le constat. En adaptant la littérature fortement incarnée de Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler, Julien Gosselin fait une nouvelle fois exploser le cadre scénique dans son génial Extinction. Les acteurs jouent dans le décor fermé ; filmés live, ils sont projetés en direct sur un immense écran. Un geste radical à la hauteur de la violence des textes pour, non pas une extinction, mais une extension du domaine théâtral. Ça ne marche pas à tous les coups : l’écriture contournée de Virginia Woolf est la fausse bonne idée pour être mise en scène sur un plateau ; Pauline Bayle se noie dans les Vagues avec Ecrire sa vie. Le style métaphorique ne se prête pas au jeu.

Autre piste, l’adaptation documentaire n’aura pas vraiment convaincu : efficacité linéaire du Black Lights de Mathilde Monnier qui réinvestit par une danse théâtralisée les prises de paroles féministes de la série H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, mais effondrement de la tension dramatique du Welfare, génial film documentaire de Frederick Wiseman de 1973 dans la transposition et mise en scène de Julie Deliquet. Il y a dans la pièce comme une impossibilité à porter la voix des personnes filmées par le cinéaste ; le théâtre élimine la violence dans le jeu des interprètes : on se dit qu’on est au théâtre, que ça joue comme au théâtre, et ce n’est pas bon signe.

Fin de l’ambiance «pince-fesses»

Au détour des remparts bruissait aussi l’impression d’un net virage vers plus de convivialité, visible depuis la chaleur des agents d’accueil du public jusqu’à ces grandes fêtes organisées pour fédérer les artistes et les professionnels en partenariat avec le Festival électro Antigel. «Ça change des traditionnels “pots de premières” un peu pince-fesses», nous ont soufflé plusieurs équipes artistes, ébahies de voir un directeur du Festival aussi disponible et partant pour partager un verre, entonner a cappella les trompettes de Maurice Jarre en fin de soirée (jingle du festival), porter le tee-shirt en hommage aux travaux des techniciens.

 

 

Anne Diatkine, Eve Beauvallet, Laurent Goumarre / Libération

 

 

Légende photo : Rébecca Chaillon (à gauche) et ses cheveux interminablement nattés dans son formidable «Carte noire nommée désir», à Avignon. (Christophe Raynaud de Lage/Christophe Raynaud de Lage)

 
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June 18, 2023 5:58 PM
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A Rennes, un professeur de théâtre accusé d’agressions sexuelles reprend ses fonctions, les élèves se mobilisent –

A Rennes, un professeur de théâtre accusé d’agressions sexuelles reprend ses fonctions, les élèves se mobilisent – | Revue de presse théâtre | Scoop.it

par Cassandre Leray dans Libération  publié le 16 juin 2023

 
Un professeur accusé de harcèlement moral et d’agressions sexuelles doit reprend ses fonctions en septembre. La ville de Rennes explique avoir épuisé tous les recours possibles et les étudiants dénoncent les insuffisances de la justice.

 

 

 

Les élèves du conservatoire de théâtre de Rennes s’en doutaient depuis des semaines. Les bruits de couloir et leurs craintes ont été confirmés mardi 13 juin : V., professeur accusé de harcèlement moral et d’agressions sexuelles, faits qu’il a toujours contestés, reprendra ses fonctions d’enseignement à la rentrée prochaine.

Rendez-vous était donné pour une réunion avec les enseignants du département théâtre, la directrice de l’établissement, Hélène Sanglier, mais aussi Laurence Quinault, directrice générale des services de la ville de Rennes. Face à eux, une trentaine d’apprentis comédiens, qui posent leurs conditions : «Nous refusons de travailler avec un professeur qui harcèle, humilie, sexualise et violente ses élèves», lâche l’un d’entre eux dans un enregistrement de la réunion du 13 juin que Libération a pu écouter.

Lettre ouverte

Les mots, rédigés collectivement par les élèves avant la réunion, s’enchaînent, lus à tour de rôle. Leur lettre ouverte compile les récits d’anciens élèves de V. Avant de lancer : «Vous ne pouvez pas prendre le risque de mettre en danger d’autres élèves. Vous ne pouvez pas prendre le risque de ternir davantage la réputation du conservatoire. Vous ne pouvez pas renvoyer aux victimes qu’elles ne sont pas crues. […] A l’ère de #MeToo, vous ne pouvez pas renvoyer cette image à la jeunesse et aux victimes.»

 

Un collectif d’actuels et anciens élèves du conservatoire s’est formé dès les premières rumeurs. Ils sont une trentaine, ont entre 18 et 24 ans et se sont baptisés «Le gros rouge qui fâche» – en référence à l’un des titres figurant sur la une de Libé le jour de la sortie de l’enquête.

 

Pour ces jeunes comédiens, laisser l’enseignant reprendre ses fonctions «comme si rien ne s’était passé» est inimaginable. «On ne veut pas qu’il revienne au conservatoire de Rennes, explique Judith (1). Mais on ne veut pas non plus qu’il se retrouve face à d’autres élèves. On veut se battre pour qu’il arrête d’enseigner.»

Une réintégration imposée par la justice

Contactée jeudi 15 juin par Libération, la ville de Rennes a confirmé que V. devait reprendre des fonctions «correspondant à son cadre d’emploi, c’est-à-dire professeur de théâtre». Et ajoute : «Les voies de recours sont épuisées sur le plan judiciaire comme administratif.»

 

 

En 2019, le signalement d’un groupe d’élèves avait déclenché deux procédures à l’encontre de V. La première, judiciaire, avait été classée sans suites pour «infraction insuffisamment caractérisée». L’enquête administrative avait quant à elle abouti à un blâme. A l’époque, deux élèves affirmaient avoir été entendus par la justice, une seule du côté administratif.

 

 

Après la parution de l’enquête de Libération en 2020, deux nouvelles procédures avaient été lancées. L’enquête judiciaire avait été rouverte après une saisine de la ville. Neuf plaintes avaient été déposées, et un médecin légiste avait évalué des incapacités totales de travail allant jusqu’à trente jours pour deux des plaignants. Mais en juin 2021, le parquet de Rennes avait décidé de ne pas poursuivre l’enseignant. Seul un rappel à la loi lui avait été adressé pour les faits «caractérisés de harcèlement s’inscrivant dans le cadre de pratiques pédagogiques inadaptées». Les accusations d’agressions sexuelles, elles, ont été jugées insuffisamment caractérisées.

 

 

Du côté de la ville de Rennes, une nouvelle enquête administrative avait révélé des «faits graves basés sur des violences psychologiques et physiques répétées». En décembre 2021, la ville avait finalement prononcé une sanction de révocation à l’encontre de l’enseignant: une radiation des effectifs de la collectivité et plus largement des cadres de la fonction publique. C’est là que les allers-retours judiciaires commencent : V. fait appel de cette décision auprès du tribunal administratif, qui annule la sanction. Nouvelle tentative de la ville, cette fois auprès du Conseil d’Etat. Là encore, la révocation est annulée. Les deux instances ont estimé qu’il n’était pas possible de sanctionner deux fois la même personne pour les mêmes faits.

«On veut trouver des soutiens»

Le conservatoire a alors cherché «des modalités de reprise qui respectent à la fois l’obligation juridique de réintégration faite à la ville et la sécurisation des élèves», assure-t-on à Rennes Métropole, qui envisage que V. «ne soit que marginalement en direction d’acteurs, et dans ce cas, pas seul enseignant. Le dialogue avec les élèves reste ouvert et les décisions ne sont donc à ce jour pas prises». Pas suffisant pour Victor (1), un apprenti comédien de l’établissement : «De leur côté, le blocage est juridique. Du nôtre, il est moral et éthique.»

 

 

Les élèves dénoncent les insuffisances de la justice et accusent également la ville de Rennes et le conservatoire de ne «pas avoir pris la situation au sérieux» suffisamment tôt. «Comment est-ce possible de laisser passer des faits aussi graves ? On ne parle pas d’un témoignage, mais d’une vingtaine, s’alarme Bastien (1), membre du collectif Le gros rouge qui fâche. Si plus rien n’est possible localement, on veut essayer d’interpeller plus haut et de trouver des soutiens.» Pour Judith, ce qui se joue à Rennes est plus grand qu’eux : «On voit ces violences un peu partout, dans d’autres écoles. On doit mettre fin au privilège de l’artiste et professeur intouchable.»

 

 

Auprès de Libération, l’organisation syndicale UGICT-CGT des cadres de la ville de Rennes regrette également la réponse judiciaire : « nous ne comprenons pas : le tribunal dit qu’on ne peut pas sanctionner une personne deux fois pour les mêmes faits, alors que de nouveaux éléments ont été apportés par la seconde enquête administrative». Et ajoute : « il est absolument dommageable que la justice impose le retour de l’agent en question à la collectivité, en se concentrant sur la forme plutôt que sur le fond du problème. »

(1) Les prénoms ont été modifiés.

 

 

Mis à jour : à 20 heures avec la réaction de l’UGICT-CGT.

 
 
Légende photo : Les élèves dénoncent les insuffisances de la justice et accusent également la ville de Rennes et le conservatoire de ne «pas avoir pris la situation au sérieux». (Magali Cohen/Hans Lucas. AFP)
 
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March 17, 2023 5:53 AM
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Avec «les Porte-Voix», les ventriloques veulent libérer la parole 

Avec «les Porte-Voix», les ventriloques veulent libérer la parole  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

par Ève Beauvallet dans Libération - 15/03/2023

 

 

Yasmine Hugonnet explore la parole des femmes dans un spectacle de ventriloquie au principe palpitant mais à la réalisation trop brouillonne.

 

 

Parmi les éléments de langage du mouvement #MeToo lancés dès 2017, beaucoup impliquent la voix, la façon dont le patriarcat a pu «silencier» celle des femmes au cours de l’histoire et le besoin actuel que les minorités soient enfin «entendues». Au rang des injonctions les plus galvaudées : «libérer la parole» arrive évidemment en tête, suivie de près par «faire entendre nos voix» en luttant contre le «manterrupting», cette manie masculine qui consiste à s’«approprier le discours», à «parler à la place de l’autre». Rétrospectivement, on peut trouver étrange qu’aucun chanteur, musicien, metteur en scène (l’a-t-on loupé ?) n’ait vu plus tôt la mine d’or métaphorique extraordinaire offerte par ces tournures omniprésentes dans le débat public. Mais il aura donc fallu quelques années et le flair fantaisiste de l’artiste suisse Yasmine Hugonnet pour consacrer une pièce entière aux myriades de sous-textes politiques contenues aujourd’hui dans la ventriloquie.

Etres chimériques

Le principe des Porte-Voix est palpitant : tous ces vocables militants sont pris au pied de la lettre. Ici, des voix possèdent les danseurs, s’échappent des enveloppes corporelles, sont lancées comme des balles ou vomies comme des poisons. Elles n’appartiennent à personne, cherchent leur propriétaire. Réunis dans une sorte de grotte en forme de tympans et de lobes d’oreilles, les danseurs se transforment en pythies, oracles ou pantins, courroies de transmission plus ou moins volontaires du message des autres – les autres étant par exemple cette spécialiste de l’histoire de la paléontologie et des représentations de la Préhistoire, Claudine Cohen, qui s’est notamment penchée sur le biais masculin dans nos représentations de la vie préhistorique. Alors, une bouche hurle face au public mais le son sort finalement à l’autre bout du plateau depuis un autre corps, lié au premier comme un circuit électrique.

 

Là sont du moins les illusions que la pièce cherche à faire naître. Elles sont parfois mémorables quand elles accouchent d’êtres chimériques bataillant pour retrouver leur voix. Elles sont parfois plus brouillonnes, tant il semble virtuose – y compris pour de très bons danseurs comme eux – de maîtriser toujours l’impitoyable technique des bruitistes et doubleurs. Et c’est comme si l’acquisition difficile de cette compétence s’était faite au détriment du soin passé à faire le ménage dans cette pièce laissée ici au stade d’intéressante étude laborantine : la mise en bouche paraît trop longue, les pépites trop brèves, le grotesque un peu timide, les pistes certainement trop nombreuses… L’impression, au final, que les curseurs gagneraient à s’ajuster pour que le public saisisse au mieux la fréquence.

Les Porte-Voix, cabaret ventriloque de Yasmine Hugonnet est présenté ce mercredi soir à l’Atelier de Paris, dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne (programmation à découvrir jusqu’au 6 avril). Prochaines dates les 23 et 24 mars à Neuchâtel (Suisse).

 

Légende photo : Des voix possèdent les danseurs, s’échappent des enveloppes corporelles, sont lancées comme des balles ou vomies comme des poisons. (Anne-Laure Lechat)

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February 21, 2024 10:28 AM
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Après les accusations de Judith Godrèche, la sortie des nouveaux films de Jacques Doillon et Benoît Jacquot perturbée

Après les accusations de Judith Godrèche, la sortie des nouveaux films de Jacques Doillon et Benoît Jacquot perturbée | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Maroussia Dubreuil dans Le Monde - 13 février 2024

 

 

La distribution des prochains longs-métrages des réalisateurs se voit compromise, après la plainte pour viol déposée contre eux par l’actrice.

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : 
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/13/apres-les-revelations-de-judith-godreche-jacques-doillon-et-benoit-jacquot-voient-la-sortie-de-leurs-films-perturbee_6216273_3246.html

A 51 ans, Judith Godrèche a déposé une plainte contre les cinéastes Benoît Jacquot (son ancien compagnon) et Jacques Doillon pour viol sur mineure de 15 ans, entre 1986 et 1992 (accusations qu’ils rejettent). Depuis, l’actrice et réalisatrice a créé une adresse moiaussijudith@gmail.com, accompagnée de ce message sur sa page Instagram : « Je suis là. Derrière cette adresse e-mail (…) Quel que soit le milieu dans lequel vous avez été abusé(e). Partagez autant que possible. » Mediapart s’est demandé, dans une émission spéciale, si on n’avait pas enfin affaire au vrai #metoo du cinéma français.

 

 

 
 

En pareilles circonstances, l’avenir des prochains films des réalisateurs mis en cause est fortement compromis : Belle, de Benoît Jacquot, adaptation de La Mort de Belle (1952), de Georges Simenon, avec Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet, actuellement en postproduction, et CE2, de Jacques Doillon, drame sur le harcèlement scolaire, avec Nora Hamzawi, Alexis Manenti et l’humoriste Doully, dont la sortie était prévue le 27 mars. Plusieurs projections pour la presse ont d’ores et déjà eu lieu.

 

« Dans l’état actuel des choses, les producteurs et les productrices se retrouvent seuls à supporter les conséquences de situations dont ils ne sont en rien responsables, et qui découlent de faits possiblement même antérieurs à leur activité, décrit un producteur qui souhaite garder l’anonymat. Lorsqu’une société de production a réuni le financement de son film, elle contracte un emprunt auprès d’une banque ou d’un établissement de crédit en escomptant les contrats signés par les financiers. De telles opérations génèrent des intérêts bancaires, devenus très significatifs depuis la hausse des taux directeurs à la fin 2022… Compte tenu des montants en jeu, qui dépassent de beaucoup les fonds propres des entreprises concernées, il paraît clair que la plupart des sociétés indépendantes de production peuvent y voir leur pronostic vital engagé, comme on dit en d’autres circonstances. »

 

 

 

« Cinéaste de l’enfance »

Projeté pour la première fois au Festival du film francophone d’Angoulême, le 25 août 2021, CE2 avait reçu les éloges de Brigitte Macron, engagée depuis plusieurs années dans la lutte contre le harcèlement en milieu scolaire – « Je suis extrêmement touchée. Lui [Jacques Doillon], il a un œil, il sait extrêmement bien les filmer [les enfants] (…). C’est très important d’aller le voir [le film] si on veut comprendre certains mécanismes. » CE2 était aussi à l’origine d’un débat sur « l’enfance en danger » au tribunal d’Angoulême, ce qui présageait le meilleur quant à la carrière du film auprès des scolaires.

 

 

Aujourd’hui, alors que les organisateurs du festival Viva il cinema !, consacré au cinéma italien contemporain, à Tours, ont décidé d’écarter Jacques Doillon de la présidence du jury de la dixième édition, du 21 au 25 février, des questions restent en suspens. « Nous ne souhaitons prendre aucune décision dans la précipitation », explique l’attachée de presse. Difficile pourtant d’imaginer les exploitants se battre pour projeter le film et les comédiens participer à la promotion… « La justice décortiquera tout, dit une des actrices. Tout ce que je peux dire, c’est que concernant les enfants de 8-10 ans qui jouent dans CE2, Doillon a été un vrai pro, à l’écoute, et que ç’a été un bonheur de travailler et d’échanger avec lui. »

 
 

Au regard des accusations de Judith Godrèche, comment interpréter les propos cités dans le dossier de presse de celui qui est souvent présenté comme le « cinéaste de l’enfance » : « Ce que je recherche avec les enfants, c’est l’inattendu. Vous leur demandez des choses en termes d’interprétation que vous finissez la plupart du temps par obtenir. »

 

Depuis le 1er janvier 2021, le Centre national du cinéma et de l’image animée subordonne le versement des aides publiques à la validation d’une formation « violences sexuelles et sexistes » que le producteur doit suivre. « On remarquera, au passage, que nous seuls subissons cette contrainte et les conséquences d’un éventuel manquement, alors qu’à ma connaissance aucun producteur n’a été mis en cause dans une affaire de cette nature [à l’exception d’une productrice, relaxée depuis, et s’agissant de faits intervenus hors du contexte professionnel] », rappelle l’un d’eux. Une formation obligatoire sera bientôt dispensée à l’ensemble de l’équipe, au début de chaque tournage.

 

Maroussia Dubreuil / LE MONDE

 

Voir tous les articles de la Revue de presse théâtre associés au mot-clé "#MeToo Théâtre et cinéma"

 

Légende photo : Judith Godrèche et Jacques Doillon dans « La Fille de 15 ans » (1989), de Jacques Doillon. ALAMY STOCK PHOTO

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February 18, 2024 1:24 PM
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L’actrice Christine Citti : « #MeToo nous sauve la vie »

L’actrice Christine Citti : « #MeToo nous sauve la vie » | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Lenaïg Bredoux dans Mediapart - 18/02/24

 

Après quarante ans à tourner au cinéma et à la télé, la comédienne raconte sa joie de jouer mais aussi un quotidien émaillé de violences sexistes et sexuelles dans une industrie souvent hostile aux femmes. « Enfin, les choses vont changer », espère-t-elle. 

 

D’emblée, elle dit : « J’ai subi un inceste. » Ça ne fait pas deux minutes qu’elle est assise, à peine cinq qu’elle est arrivée dans les bureaux de Mediapart. Christine Citti pose le cadre. « Avec une amnésie traumatique. » La comédienne, au visage familier de celles et ceux qui ont beaucoup tourné pour la télé, a réfléchi avant de venir. Elle a prévenu ses enfants qui ont déjà trinqué. Ils et elles la soutiennent. « À fond », dit l’actrice. C’était une condition. 

Si elle dit tout ça, en guise de préambule, c’est qu’elle a compris que son parcours est « relié au fait d’avoir été un enfant incesté »« Cela fait partie de l’histoire. » Alors disons-le, avec elle, pour commencer. 

 

 

Christine Citti est aussi scénariste, réalisatrice, elle a joué pour le cinéma et le théâtre, elle fut une héroïne du petit écran avec la série policière Éloïse Rome. À 61 ans, elle tourne moins. La faute à cette industrie qui a tendance à broyer les femmes – les jeunes quand elles sont la proie des prédateurs, les anciennes quand elles sont jugées hors d’usage.

La comédienne veut parler pour les « plus jeunes ». « Si des femmes comme moi ne parlent pas, qui va le faire ? » Une fois installée dans la petite salle de réunion, Christine Citti est tout de même « un peu stressée ». « Mais je n’ai pas peur », dit-elle. Alors, allons-y. 

Enfin, une chose encore : avant la publication de cet entretien, l’actrice nous a rappelés, « un peu tremblante ». Elle avait des doutes. Elle se demandait si ses propos n’étaient pas « trop victimaires ». « J’ai été une victime… Mais je ne me vis pas comme ça. » Enfin, pas seulement, et heureusement.

 

 

Mediapart : Ces derniers jours, de nombreuses actrices, au premier rang desquelles Judith Godrèche, ont pris la parole pour dénoncer des réalisateurs prestigieux – Jacques Doillon, Benoît Jacquot… Que vous inspirent leurs récits ?

 

Christine Citti : D’abord, j’ai envie de pleurer. De les embrasser. De leur dire qu’elles sont fortes et courageuses. Ce qu’elles font est remarquable. #MeToo nous sauve la vie.

Toute la lumière est mise sur ces histoires parce que ce sont des actrices célèbres qui parlent de gens célèbres. Mais elles sont peut-être en train de sauver la vie des serveuses qui se font mettre la main au cul toute la journée, et qui se sentent sales quand elles rentrent chez elles. Ou des jeunes filles au pair qu’on emmerde… Ou celles qui ne savent pas encore nommer ce qu’elles ont vécu.

Cela m’est arrivé à moi aussi, et cela m’arrive encore, de ne pas mettre les mots. Je me dis que peut-être, enfin, les gens vont comprendre qu’il nous faut du temps pour parvenir à formuler ce qu’on a vécu. Je me dis que peut-être, enfin, les choses vont changer. Dans le cinéma, c’est une certitude. Au-delà aussi, espérons. Depuis deux mois, le #MeToo est vraiment effectif en France. 

Mais je m’en veux aussi, un peu. Il y a des gens et des événements dont je n’ai pas parlé.

 

 

De quoi vous sentez-vous coupable ?

 

J’en veux d’abord à moi-même. J’ai passé trop de temps dans ma vie à nier les choses, à être une victime et à obéir comme on me l’avait appris dans l’enfance. Ensuite, je m’en veux parce que j’ai été punie dans mon métier. Je me suis fait du mal à moi-même – et à mes enfants parce que je n’arrivais pas à leur expliquer pourquoi je passais par des phases très autodestructrices. Et quand on m’a fait du mal, je n’ai pas pu le dire.

Sur les tournages ou les productions de théâtre, j’ai toujours été capable de l’ouvrir face à des injustices sociales. Mais je ne l’ai jamais ouvert sur les choses faites aux femmes.

 

Pourquoi ?

 

C’était tabou. Par ailleurs, et mon enfance, et la société, et ce métier m’ont appris que c’était de ma faute. Je n’étais ni intellectuellement, ni analytiquement, ni physiquement armée pour penser autrement.

D’abord, l’inceste a tout conditionné. Il vous apprend à vous taire. On est sale. On pense que c’est de notre faute, puisque nous provoquons le désir. J’ai appris très tard à dire non. À comprendre ce qu’était le consentement. Dans mon travail et dans la vie de tous les jours. Chez moi, cela a été renforcé par l’amnésie traumatique : des choses ne pouvaient pas être entendues par mon cerveau. Cela m’a conduite à accepter des situations – tout était un grand flou, un grand bordel.

 

Je pourrais compter sur mes mains le nombre de réalisateurs qui se sont intégralement bien comportés avec moi.

 

 

Dès le premier film auquel j’ai participé, j’ai été confrontée au problème des agressions. C’était un petit rôle, j’avais 18 ans. Au deuxième jour de tournage, le réalisateur force la porte de ma chambre et me viole. J’ai pensé que c’était de ma faute, et je ne l’ai dit à personne. Le lendemain, je suis repartie par le train. Jusqu’à il y a trois jours, je ne l’avais jamais dit. 

 

À l’époque, vous êtes très jeune, vous débutez dans ce métier…

 

J’étais un bébé ! Je ne connaissais pas ce métier.

 

Cela a-t-il conditionné vos débuts de comédienne ?  

 

J’ai tout fait pour ne surtout pas être jolie, bien habillée… Je pensais que si je prenais 20 kilos de plus, on me foutrait la paix – attention, je ne suis pas grossophobe, mais les mecs si ! À l’école des Amandiers, puis dans les castings, je faisais tout pour ne pas être remarquée. C’est assez antinomique de vouloir disparaître et de vouloir être actrice. Mais c’est l’histoire de ma vie ! [Rires]

 

 

Travailler a-t-il été d’emblée plus difficile pour vous ?  

 

Oui. J’ai commencé dans les années 1980 : comme le dit Isabelle de la Patellière [une agente citée dans Libé – ndlr], tout le monde cherchait alors de la « chair fraîche ». Or je n’étais pas dans la séduction. D’une certaine façon, elle est inhérente au métier d’acteur ou d’actrice. Je ne parle pas de la séduction sexuelle. Mais du fait de se présenter au mieux à des gens.

Acteur ou actrice, c’est un métier de représentation. Mais je ne voulais pas. C’était très enfoui en moi. Quand j’avais 24-25 ans, on m’a beaucoup dit : « Si tu maigrissais, tu aurais beaucoup plus de boulot. » On me disait : « Viens à cette soirée, viens à cette projection, tu vas rencontrer des gens. » Je n’y allais pas. Ou alors en jogging, ou en ne parlant à personne.

 

Vous dites que vous avez une « peur des hommes »…

 

Oui, j’ai alors commencé à développer une peur des hommes de pouvoir et d’autorité. Cette peur devait être là depuis que je suis petite, sans que je le sache vraiment. C’est en faisant ce métier qu’elle a pris beaucoup de place. Je n’ai pas forcément eu peur dans ma vie privée, j’ai aussi rencontré des hommes formidables. Ce sont les hommes de pouvoir et d’autorité qui m’ont toujours fait peur.

 

Pourquoi ?

 

Au théâtre, j’ai toujours vécu des choses très belles et très respectueuses. J’ai rencontré un metteur en scène tyrannique. Et qui l’était sans doute davantage avec les femmes qu’avec les hommes ! Ce qui était sexiste en soi. Mais cela n’avait rien de sexuel. Je crois les femmes qui accusent et participent au #MeTooThéâtre. Mais j’y ai vécu plutôt une belle vie. 

À la télé et au cinéma, sans être une grande star, j’ai beaucoup travaillé. Je pourrais compter sur mes mains le nombre de réalisateurs qui se sont intégralement bien comportés avec moi. J’ai subi cinq agressions. C’est énorme. Les femmes de ma génération, nous ne nous accordions pas le droit de parler. Sinon, nous étions perçues comme des chieuses.

 

Voulez-vous nous dire ce que vous avez vécu ?

 

Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas toujours mis les mots – par exemple, je n’ai pas toujours parlé de viol pour qualifier certaines agressions. Ainsi, lors d’un tournage pour un téléfilm à Marseille, j’avais pris des somnifères pour dormir la nuit – je suis insomniaque, je le fais souvent. Un soir, je me suis réveillée : il y avait le réalisateur dans mon lit en train de tenter de me pénétrer. J’étais dans le coaltar, j’ai eu totalement peur. Je l’ai laissé faire.

Après, le lendemain, il a fait comme si de rien n’était. Et moi aussi sûrement. Voilà ce que je me suis fait à moi-même.

 

 

À la fin de la prise, tout le monde a éclaté de rire.

 

 

Sur la série Éloïse Rome [dont elle était l’héroïne – ndlr], j’avais contribué à choisir le réalisateur pour un des derniers tournages. Un jour, je vais récupérer mes affaires dans une sortie de pièce qui servait de loge. Il arrive derrière moi et, sans préavis, il me saute dessus, me tripote. Je le repousse… Et il ne se passe rien de plus. 

Dès le lendemain, j’ai subi un harcèlement moral sur le tournage. Il a dit que j’arrivais en retard, que je ne connaissais pas mon texte. C’était faux. Il a dressé toute l’équipe contre moi… Cela a été un cauchemar. Partout, il s’est répandu contre moi en prétendant que j’étais ingérable. C’est pour cela que j’ai arrêté la série. 

 

Vous n’avez rien dit de tout cela à la production ?

 

Non. J’ai prétexté vouloir faire autre chose. Mais sans cet événement, j’aurais encore fait une ou deux saisons, et je serais partie de manière beaucoup plus élégante. Y compris vis-à-vis de la production et de France Télé, qui m’en ont beaucoup voulu.

Après, j’ai été blacklistée à la télé… Je n’ai pas travaillé pendant deux ans, j’ai fait une grosse dépression. J’ai recommencé à travailler avec le film de Xavier Giannoli Quand j’étais chanteur  [sorti en 2006 – ndlr], avec Gérard Depardieu. Sur les plateaux de télé, j’ai continué à entendre des gens dire que j’avais la réputation d’être une chieuse.

 

À l’époque, au début des années 2000, avez-vous pensé à porter plainte ?

 

Cela ne m’est jamais monté au cerveau ! [Rires.] De toute façon, on ne m’aurait pas cru. D’ailleurs là, on ne va pas me croire. On va me dire que je veux relancer ma carrière… Alors que vraiment, je suis loin de tout cela. J’ai toujours envie de faire ce métier. Mais j’ai fini de vivre la peine de moins le faire. J’ai envie de vivre et d’être heureuse. J’ai 61 ans et je suis en pleine capacité désormais d’accueillir toutes les jolies choses de ce métier. 

 

Après, vous avez à nouveau tourné pour le cinéma… Cela s’est-il bien passé ?

 

Oui. Enfin, si on peut dire… [Rires.] Sur Quand j’étais chanteur, j’étais très fragile : je n’avais pas tourné depuis deux ans, et j’étais très fière de faire ce film et de tourner avec Gérard Depardieu.

Xavier Giannoli a été très dur avec moi. J’étais encore le Petit Chaperon rouge à l’époque. Ma fragilité était visible. Très vite, il m’a trouvée nulle, il me criait dessus. Depardieu a pris ma défense ; il a menacé de quitter le tournage s’il continuait. Lui, je l’appelais « Shrek », l’ogre méchant et gentil à la fois.

 

Car j’ai vu aussi son attitude avec les femmes sur le plateau. Depardieu parlait sans arrêt de « moules », de « chattes ». Il a dit à une assistante opératrice que sa « petite moule devait sentir bon » – ou « mauvais ». Un jour, lors d’une scène avec un contrechamp, la caméra est sur moi. Nous sommes autour d’une table. Je lui parle et sa main fait un geste étrange, il est en train de se masturber. J’ai continué à parler, mais j’étais perturbée…. À la fin de la prise, tout le monde a éclaté de rire – sauf un ingé son. Il n’a jamais recommencé.

 

 

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J’ai raconté cette scène après, mais comme un truc dingue, pas un truc dégueulasse. Comment moi, alors que j’avais 45 ans, j’ai pu minimiser à ce point ? Depuis, j’ai découvert les témoignages et les plaintes que le visent – je ne doute pas de leur parole.

 

Vous avez peut-être minimisé parce que les gens riaient sur le plateau…

 

Ce tournage était de toute façon très dur. Sur d’autres plateaux, j’ai pu constater que les plus jeunes – de 30, 40 ans – ne riaient pas. Ce sont souvent les chefs de poste qui rient – le chef op’, le chef son, le réal… Ceux qui sont haut dans la hiérarchie. Attention, il y a aussi des mecs de 50, 60, 70 ans qui ont toujours été féministes et qui se sont toujours bien comportés. 

De toute façon, le monde va changer. Soit parce que les hommes auront compris, réellement. Soit parce que ceux qui voudraient voir perdurer de tels agissements auront désormais peur. C’est la fameuse phrase selon laquelle la peur change de camp.  

 

Comment avez-vous réussi à mettre les mots comme vous le faites aujourd’hui ?

 

J’ai mené un travail sur moi-même. J’ai ressenti beaucoup de colère, je la ressens encore et j’espère que les jeunes générations ne vivront pas ce que nous avons subi. Et puis, je me dis que je ne veux plus raser les murs.

Je rase les murs depuis tant d’années, je ne veux plus. Je veux marcher au milieu du trottoir. Et je veux que toutes les femmes puissent marcher au milieu du trottoir.

 

 

 

 

Légende photo : Christine Citti à Paris le 9 février 2024 © Sébastien Calvet / Mediapart
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February 13, 2024 6:20 AM
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La lettre de Judith Godrèche à sa fille : « Je viens de comprendre. Ce truc, le consentement, je ne l’ai jamais donné. Non. Jamais au grand jamais. »

La lettre de Judith Godrèche à sa fille : « Je viens de comprendre. Ce truc, le consentement, je ne l’ai jamais donné. Non. Jamais au grand jamais. » | Revue de presse théâtre | Scoop.it
Dans un texte rédigé pour sa fille Tess, âgée de 18 ans, Judith Godrèche évoque sa relation avec le réalisateur Benoît Jacquot, qui a commencé alors que l’actrice n’avait que 14 ans, et la nécessité, aujourd’hui, d’en parler.

 

[En parallèle d’une enquête du Monde sur la relation d’emprise exercée par le réalisateur Benoît Jacquot sur Judith Godrèche, alors âgée de 14 ans, pour laquelle elle a porté plainte, mardi 6 février, pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité, l’actrice et réalisatrice écrit une lettre pour sa fille.]

 

Lire l'article sur le site du "Monde" 
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/07/lettre-de-judith-godreche-a-sa-fille-je-viens-de-comprendre-ce-truc-le-consentement-je-ne-l-ai-jamais-donne-non-jamais-au-grand-jamais_6215157_3224.html

Ma chérie,

 

Je te regarde vivre, danser, t’exprimer avec fougue et ardeur.
Je me souviens de cette même ardeur, cette même fougue, mise à l’épreuve d’une solitude imposée. Une solitude à plusieurs visages.

 

Tu viens d’avoir dix-huit ans.
Tu es mon enfant. Même si bien entendu cette désignation te ferait rire, ou sourire, dans sa tendresse.
Il n’y a pas si longtemps, tu avais quinze ans.
Il n’y a pas si longtemps, je taisais mon histoire.

 

A cet âge-là, je naviguais dans un monde d’adultes.
Il n’y avait pas de limites à enfreindre, pas de murs à abattre, juste l’écho d’une solitude, l’absence de structure.

 

L’un d’eux décidait pour moi.
Lui, Il, n’était pas mes parents.

 

Depuis toutes ces années, la peur des mots, pas jolis, pas doux, pas métaphoreux, me fait contourner la réalité.

 

Depuis toute petite, le désir d’un ailleurs m’a poussé à lire, écrire, être une autre.

 

Cette autre n’est plus. Elle s’est éteinte en moi.
Je ne peux plus incarner sa « couverture », sa carapace ondulante.

 

J’ai longtemps ancré ma souffrance dans l’histoire d’un départ, un abandon, celui de ma mère.
Même si cet accident de parcours fut déterminant, j’identifie aujourd’hui la place que cette douleur occupe, comme l’arbre qui cache la forêt.

 

Vois-tu, la forêt, c’est bien d’elle dont il s’agit.
Elle qui dictera le silence, les secrets, les trous noirs qui parcourent ma vie.
C’est une forêt masculine. De conte de fées aux mains qui gouttent. Une forêt de Maldoror.

 

Quand j’étais petite je répétais,
Vivre sa vie ça veut rien dire.
Ça parle de quoi.
Sa vie.
Ça commence quand ?

 

Quelle que soit la cruelle absurdité de ce vécu que je vais exposer au monde, quelles que soient les conséquences, le sordide du réel, la vérité qui éclate au grand jour, comme on dit – quels que soient ces éléments-là et leur retentissement.
Ce que je sais – depuis toujours – c’est mon amour pour vous.
Noé et toi.


Cet amour-là me lance un défi.
Et j’ai décidé d’être à la hauteur.
Il y a bientôt quatre ans, mon amie Caroline m’a envoyé un livre, à Los Angeles.
Tu te souviens de Caroline, mon amie d’enfance. Nous avons passé des vacances avec elle à Porquerolles. Tu vendais des bijoux sur la place du village.

 

Ce livre s’appelle Le Consentement.

 

Son enveloppe est froissée, sa tête à l’envers dans notre boîte aux lettres en fer verte. Le Consentement.
C’est drôle.

Le Consentement.
C’est un mot que je ne connais pas.

Ça veut dire quoi ?

 

Je décide de le lire.
Page après page. Je me noie.
Une armure embrumée m’engloutit tout entière.
Je sombre.
Le referme.

 

Des mois ont passé.
Le Consentement est dorénavant dans la bibliothèque, domestiqué. Sage.
Je passe devant, le regarde, c’est assez.

 

C’est curieux, comme un cri peut s’amadouer, le cri de Vanessa, couché sur les pages. Contenu, poli, élégant, coincé entre The Story of the Jews et Regarding the Pain of Others, dans notre maison aux Amériques.
Comme une chemise bien repassée, une petite fille qui se tiendrait bien à table.

 

Le Consentement.

Depuis quelques années, il m’arrive de vous parler de mon enfance, la plupart du temps en tournant les choses en dérision, comme un clown, une acrobate.
Rien n’est grave rien ne marque rien ne bat. On rit ensemble, vous vous moquez.
Tout sourit quand on est tous les trois. Tout est plus drôle que la drôlerie, plus léger. Vous êtes la preuve vivante que j’ai survécu, vous êtes la preuve que c’est du passé, que c’est inscrit dans un livre fermé.

 

Il s’intitulerait
Ça fait pas mal.

 

A l’époque, je vous raconte à demi-mot l’histoire du Consentement, j’effleure le récit. Le peu que j’en ai lu.

 

Je tais ma tachycardie, mon envie de vomir, la température qui baisse.
Après tout, notre caverne n’a pas besoin de ça, masser la vérité, fouiller dans les archives de mon cœur.
Notre maison remplie d’animaux adoptés, résonante de vous. Elle s’en fout de mon enfance et de l’homme à la fossette. Rien à foutre.

 

Ça fait pas mal.

 

Tu me demandes souvent pourquoi je refuse de te montrer mes films. Tu as raison. C’est une question qui devrait amener une réponse, une question que j’esquive maladroitement, balaie dans un petit rire.
Parce qu’on vit notre vie ? Parce que je suis une autre ? Parce que je suis nue dedans ?

 

Et tes livres, me demande Noé, tu ne lis plus jamais.
Dire tout ça à Noé, cette histoire-là.
C’est encore plus dur, semble-t-il.

 

Je ne lis plus jamais. Oui.
Mais je pense souvent à la possibilité de la violence.
Comme une lecture de mes propres pensées.
Celles que je tais.
A ces gestes souverains. S’il devait t’arriver quelque chose. Tuer un homme qui ferait de toi sa maîtresse, à quatorze ans. Tuer un homme qui abuserait ton frère.

 

Le Consentement.

 

Ce silence sur le passé, ce Minotaure écrasant.
Je croyais l’avoir amadoué.
Refouler. Refouler, dit-elle.
Un été, puis un autre ont passé.
Je vous ai vus grandir.
J’ai écrit une série pour Arte.
Nous voici de retour dans la ville de mon enfance. La ville où vous êtes nés.
C’est ici, au moment où cet objet cinématographique qui m’appartient voit le jour, que la vie décide de me jouer un tour.
Vois-tu, ici rien n’a changé.
Pire encore. Le système qui s’appropria mon enfance se complaît dans son narcissisme pervers.
Et, comme si ma fuite me faisait un pied de nez, comme si la série que j’aime tant, Icon of French Cinema, avait pris la forme d’une amie, l’amie de la fille de 14 ans,
tout doucement, comme une fée réparatrice, cette amie me prend ma main.

 

 

Nous avons le droit d’être sentimentales toi et moi, me dit-elle.
Pour rattraper le temps perdu.
Nous pouvons pleurer autant qu’on veut.
Et raconter ce qui ne se dit pas, aussi. Me confie-t-elle.
Ouvrir les portes, donner des coups de pied au destin, nous sommes fortes et voulons que les choses changent, non ?

 

Le Consentement.

 

Je la regarde du haut de mes quatorze ans, elle sourit.
Et, comme si de rien n’était, je comprends.
Je comprends qu’il est temps de raconter mon histoire.
Pour vous, pour toutes celles et ceux qui vivent encore dans un silence imposé. Dans la peur.


Il est temps.

Il faut que vous sachiez.
Il faudra se cacher les yeux, par moments.
J’espère que vous me pardonnerez.

 

Je sais, il se fait tard, mais
je viens de comprendre.
Ce truc – le consentement – je ne l’ai jamais donné.
Non.
Jamais au grand jamais.
Alors, il est temps.
Le désespoir de ma faiblesse passée, le désespoir de mon enfance volée, a trouvé sa voix,

 

C’est l’histoire d’une fille de quatorze ans à Paris dans les années 90.

 

Judith

 

 

 

 

Le Monde

 

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February 13, 2024 5:24 AM
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Caubère, Depardieu, Jacquot, PPDA : la lutte sans relâche d’Hélène Devynck contre “l’impunité”

Caubère, Depardieu, Jacquot, PPDA : la lutte sans relâche d’Hélène Devynck contre “l’impunité” | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Caroline Besse dans Télérama - 16 janvier 2024

 

Leur point commun ? Ils sont mis en cause pour violences sexuelles. Plus d’un an après la publication de son livre choc sur Patrick Poivre d’Arvor, la journaliste poursuit son combat en réagissant aux accusations contre Philippe Caubère et Benoît Jacquot.

 

Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/debats-reportages/caubere-depardieu-jacquot-ppda-la-lutte-sans-relache-d-helene-devynck-contre-l-impunite-7018891.php

 

Elle refuse d’être assimilée à une « lanceuse d’alerte » et préfère le terme de « contre-pouvoir ». Pourtant, la journaliste, autrice et scénariste Hélène Devynck relaie sans relâche sur son compte X les réactions, prises de parole, articles d’analyse, entretiens et rebonds liés notamment aux affaires Gérard Depardieu, Patrick Poivre d’Arvor, ou plus récemment Benoît Jacquot. Le 6 janvier, elle diffuse l’extrait d’un documentaire réalisé en 2011 par Gérard Miller dans lequel le psychanalyste recueille avec une complaisance  gênante la parole du cinéaste au sujet de sa relation avec la comédienne Judith Godrèche, âgée de 14 ans alors qu’il en avait 40. Cette vidéo fait l’effet d’une bombe. Quelques jours après, Hélène Devynck en publie une nouvelle dans laquelle, cette fois, l’acteur et metteur en scène Philippe Caubère parle de l’accès facile à la pornographie aujourd’hui alors que lui devait se contenter des publicités du Elle ou… des photos d’Auschwitz lorsqu’il était adolescent. Sidération.

 

Nous avons demandé à Hélène Devynck de nous expliquer sa démarche et son combat, un an après la publication de son livre Impunité, où elle dissèque la toute-puissance des auteurs de violences sexistes et sexuelles et du système de protection dont ils bénéficient.

 

 

À lire aussi :

“Impunité”, le livre coup de poing d’Hélène Devynck sur l’affaire Patrick Poivre d’Arvor

 

 

Pourquoi exhumer et publier ces vidéos aujourd’hui ?
Je ne me rends pas bien compte de leur impact. Pour moi, elles sont d’abord adressées aux victimes. C’est quelque chose de l’ordre de la sororité. Je sais par quoi ces femmes passent, j’ai une expérience, je les aide, même si je ne les connais pas. Quand j’ai travaillé sur mon livre, j’ai découvert la vidéo hallucinante de Philippe Caubère. Elle était facile à trouver : je l’avais dénichée sur son site personnel. Solveig Halloin, son accusatrice, a été condamnée pour diffamation. J’ai décidé de republier cette vidéo quand une enquête préliminaire contre le comédien et metteur en scène a été ouverte pour « atteinte sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité », début janvier. J’ai moi-même été aidée lorsque j’ai pris la parole. Un cercle de femmes victimes elles aussi de violences sexistes et sexuelles m’a entourée, et cela m’a fait énormément de bien.

 

 

Lire la critique

Gérard Depardieu dans le viseur de “Complément d’enquête” : des images inédites et choquantes

 

 

 

Que pouvez-vous nous dire aujourd’hui de l’impunité dont vous parlez dans votre livre ?
Je la connais très bien, pour l’avoir vécue et étudiée. J’ai fini par comprendre comment elle se construit. Je suis dans une sorte de contre-pouvoir. L’impunité des agresseurs fait partie des privilèges des hommes disposant d’un capital social et culturel énorme. Dans le documentaire de Gérard Miller, c’est ce système que Benoît Jacquot décrit. Il explique que « c’est contre la loi mais les hommes [l]’envient de faire ça ». Autant d’éléments dont la justice devrait se saisir et aurait dû se servir en 2011, quand le film a été diffusé. Si un auteur de cambriolage révélait ses méfaits ainsi, il serait immédiatement arrêté ! Quand Macron a défendu Depardieu de façon si excessive, j’ai eu l’impression d’être dans Un jour sans fin, d’être Bill Murray qui revit en permanence « le jour de la marmotte ».

 

Nous [les nombreuses femmes s’étant déclarées publiquement victimes de violences sexuelles et de viols commis par Patrick Poivre d’Arvor, ndlr] avons eu notre lot d’amis puissants du violeur, de vieilles stars, d’ex-compagnes, de plateaux de Cyril Hanouna, pour dire que c’était un homme admirable, charmant, qu’il aimait trop les femmes… Déjà, au moment des révélations sur Nicolas Hulot, Emmanuel Macron avait parlé de risque de « société de l’Inquisition ». Pour mon livre, j’ai enquêté sur les accusations de viol contre des hommes célèbres, et là encore j’ai découvert combien la réaction médiatique et institutionnelle était une éternelle répétition. Quand Marie-Christine Vo a porté plainte contre Johnny Hallyday, au début des années 2000, Bernadette Chirac a déclaré : « Les Français n’aiment pas que l’on touche à Johnny Hallyday, c’est une très mauvaise opération de s’attaquer à lui. » Elle garantissait son impunité. Aujourd’hui, Macron a pris le rôle de Bernadette Chirac.

 

Ces hommes-là ne se cachent pas vraiment… Nous, quand on parle, on devient éternellement victimes.

 

Avez-vous le sentiment qu’une vraie prise de conscience sur les violences sexistes et sexuelles est en train de se produire en France ?
C’est compliqué. Est-ce que ça avance ? Est-ce qu’il y a un backlash ? Je pense que ça avance, et que ça recule en même temps. Emmanuel Macron a politisé l’histoire en défendant Depardieu, et en virant sa ministre qui avait pris la position inverse [l’ancienne ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, évincée du gouvernement au profit de Rachida Dati, avait qualifié les propos de Gérard Depardieu dévoilés dans le Complément d’enquête du 6 décembre de « violence terrible, contraire à la dignité même de l’être humain et des femmes, des enfants », ndlr.]

 

Il rejoint la position des partisans de Donald Trump qui croient que les hommes puissants sont attaqués uniquement parce qu’ils sont privilégiés. C’est la thèse de la tribune de soutien à Depardieu [publiée dans Le Figaro le 26 décembre, ndlr]. En le glorifiant de cette façon, et en nous liant, nous toutes qui dénonçons, il parle comme si l’impunité était un privilège accordé aux hommes au sommet de la pyramide sociale, comme dans l’Ancien Régime. Il faut combien de dizaines de femmes pour qu’on nous croie ? Ces hommes-là ne se cachent pas vraiment… Nous, quand on parle, on devient éternellement victimes. Quand on parle de moi dans certains articles, on me cite comme « victime de PPDA », comme si je n’avais pas écrit de livre. Je me retrouve réduite à ce statut de victime, réduite à un viol, comme si je ne pouvais pas penser, ni créer. C’est violent. Judith Godrèche est une artiste avant d’être une victime. Sa série Icon of French Cinema dit non seulement ce qui lui est arrivé mais aussi comment elle a vécu avec ça. Elle ne se plaint pas. C’est gonflé et intelligent.

 

On ne peut pas prouver les viols, mais on peut prouver l’impunité. L’impunité est visible, elle laisse des traces.

Croyez-vous à une évolution positive, notamment dans le cinéma français ?
Benoît Jacquot n’a jamais changé d’agente. C’est la même que quand Judith Godrèche avait 14 ans. Il vient de tourner un film avec Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet. C’est ça, l’impunité ! De ce que j’ai vu à TF1, rien n’a changé. Depuis l’affaire PPDA, ils n’ont rien fait. Ils ont fait comme si nous n’existions pas. TF1 a une responsabilité comme personne morale dans cette histoire, or il n’y a eu aucune conséquence. La justice doit se saisir mieux de ces affaires. Et le contrôle social doit changer. Aujourd’hui, il ne s’exerce pas contre les prédateurs, mais contre les victimes. Quand on parle, on ne veut pas être cantonnées à ce rôle. On est diminuées, rabougries, mises dans une petite case. Quand, en 2011, Benoît Jacquot dit « je suis un criminel », Gérard Miller ne réagit pas. Dans son documentaire, il mélange pédocriminalité et adultère bourgeois. On est dans quelque chose d’idéologique, et il est très difficile d’attaquer les complicités. Nous [les femmes qui accusons PPDA, ndlr], nous n’avons pas réussi.

 

Peut-on parler de nouvelle ère ?
Je l’espère, je le souhaite, mais il faudrait des condamnations. #Metoo, c’est un mille-feuille. Il faut toujours en remettre une couche. On ne peut pas prouver les viols, mais on peut prouver l’impunité. L’impunité est visible, elle laisse des traces. Les agresseurs s’en font des manteaux. Ils paradent. L’impunité s’exhibe comme un signe de virilité. Comme dans la vidéo de Caubère. Cette histoire d’Auschwitz, il la raconte depuis longtemps. Écorner l’impunité de Jacquot, c’est compliqué, car Paris est tout petit. Le milieu de ce cinéma d’auteur est minuscule, très masculin. L’artiste à succès vieillissant au bras d’une femme de l’âge de sa fille est un modèle valorisé. Moi, d’une certaine façon, j’ai déjà payé ma prise de parole. Ça fait longtemps que des gens qui ne sont pas d’accord m’ont tourné le dos. Ça a changé la physionomie de plusieurs de mes relations personnelles. Il y a eu pas mal de casse autour de moi.

 

 

À lire aussi :

“Backlash”, quand le patriarcat contre-attaque

 

 

Comment imaginez-vous la suite dans l’affaire Depardieu ?
Le dossier me semble hyper solide, et je ne vois pas comment la justice peut ne pas organiser un procès. Un procès, ça permet à la présomption d’innocence de s’exprimer, au tribunal de ne pas être médiatique. Dans l’affaire PPDA, une cinquantaine de femmes ont témoigné devant la police. J’ai demandé à un copain astrophysicien d’y réfléchir. Considérons qu’entre 2 et 8 % des femmes qui témoignent mentent, alors que PPDA assure que nous sommes toutes des menteuses : la probabilité pour qu’il soit innocent et que nous mentions toutes équivaut à gagner six fois de suite les bons numéros du loto. Il y a une espèce de mythe social autour des témoignages mensongers. On a l’impression que ça ne suffit jamais. Il n’y a pas encore de procès prévu contre PPDA. Là, il est mis en examen pour viol dans l’affaire Florence Porcel, elle-même est toujours attaquée pour dénonciation calomnieuse, comme seize d’entre nous.

 

 
 
 
 
 
Légende photo : La journaliste Hélène Devynck. Photo Sébastien Calvet/Mediapart

 

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February 12, 2024 7:15 PM
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Affaire Jacquot : un système dont les médias ont parfois été complices par leurs éloges, “Télérama” compris

Affaire Jacquot : un système dont les médias ont parfois été complices par leurs éloges, “Télérama” compris | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Valérie Hurier, directrice de la rédaction de Télérama, le 9 février 2024

 

ÉDITO — Notre enquête sur la mécanique d’emprise de certains cinéastes français à l’égard de jeunes actrices le montre, les médias ont leur part de responsabilité. L’époque a changé, nous aussi.

 

Lire l'article sur le site de Télérama :  https://www.telerama.fr/cinema/affaire-jacquot-un-systeme-dont-les-medias-ont-parfois-ete-complices-par-leurs-eloges-telerama-compris-7019213.php

 

 

Six ans après #MeToo, le mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur. Des actrices, chaque jour plus nombreuses, prennent la parole pour dévoiler violences et abus dans le monde du cinéma. Judith Godrèche, d’abord dans sa série Icon of French Cinema, puis publiquement, dénonce la relation sous emprise avec un cinéaste de renom, Benoît Jacquot, alors qu’elle était mineure. Un réalisateur dont nous avons célébré le talent, comme nous avons admiré celui de Gérard Depardieu ou d’autres artistes aujourd’hui mis en cause pour leurs comportements prédateurs. Nous ignorions la nature et la gravité de ces faits supposés mais qu’avions-nous sous les yeux que nous n’avons pas su voir, que nous étions alors incapables de voir ? C’est tout un système, celui de la production cinématographique, qu’il convient aujourd’hui de réexaminer à la lumière de ces témoignages. Un système dont les médias, Télérama compris, se sont parfois faits les complices par leurs éloges. Au nom de l’art et de la toute-puissante liberté des créateurs, des jeunes femmes ont été contraintes de subir l’inacceptable. L’époque a changé, nous aussi. Notre regard sur les œuvres n’est plus dissocié des conditions de leur production. La fabrique du rêve ne doit plus être une machine à broyer.

 

 

Valérie Hurier, directrice de la rédaction de Télérama

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Jacquot, Doillon… Cinéastes tout-puissants et actrices sous emprise : enquête sur un système de prédation

 

 

Par Mathilde Blottière, Hélène Marzolf dans Télérama - 8 février 2024

 

Judith Godrèche, l’ex-« muse silencieuse », comme elle se définit elle-même, a fini par appeler les choses par leur nom. D’abord en transformant son passé d’actrice adolescente sous l’emprise d’un cinéaste quadragénaire en matière à série (Icon of French Cinema, en ligne sur arte.tv), puis en désignant Benoît Jacquot, 77 ans, comme ledit cinéaste. Elle a franchi une nouvelle étape début février en déposant plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » – le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire. L’égérie et l’artiste ont vécu six ans ensemble, tourné deux films : Les Mendiants (1988) et La Désenchantée (1990). Selon la comédienne, aujourd’hui âgée de 51 ans, leur relation a débuté alors qu’elle en avait 14 et lui, 39. Contacté, le réalisateur nie toute emprise, « toute violence physique ou psychologique » et évoque « une histoire d’amour consentie ».

 

 

« J’ai grandi dans une société complice où l’art était un passe-droit absolu », dénonçait Judith Godrèche dans Le Figaro en décembre. Quelques semaines auparavant, elle lâchait : « On peut faire des films sublimes sans aller jusqu’à coucher avec une actrice mineure. » Une phrase qui semble incontestable, et pourtant… En 1985, quand, à 13 ans, elle tourne son premier film, une telle affirmation ne va pas de soi. Deux ans plus tard, la comédienne est La fille de quinze ans pour le réalisateur Jacques Doillon, contre qui elle a aussi décidé de porter plainte pour viol — l’enquête préliminaire le vise également (le réalisateur a depuis publié une déclaration dans laquelle il dénonce des « mensonges » et dit se tenir à la disposition de la justice). Le mythe du metteur en scène pygmalion est alors un modèle particulièrement en vogue dans le cinéma français. Au détriment de jeunes actrices, parfois mineures, d’autant plus inspirantes qu’elles sont soumises au génie du créateur et à ses assauts.

 

Lire notre édito

Affaire Jacquot : un système dont les médias ont parfois été complices par leurs éloges, “Télérama” compris

 

 

Plus de six ans après #MeToo et dans la foulée d’autres voix décisives (comme Anouk Grinberg ou Sophie Marceau), le témoignage de Judith Godrèche fait vaciller le cinéma. D’autres actrices ont trouvé la force de témoigner de ce que Benoît Jacquot leur aurait fait subir et, plus largement, d’un véritable système de prédation. Au journal Le Monde, la comédienne Isild le Besco, dont la première collaboration avec Jacquot remonte au film Sade (elle avait alors 16 ans), a affirmé n’être pas « prête à évoquer cette histoire dans la presse » mais a esquissé un premier pas, en écrivant une lettre : « Comme toutes ces comédiennes qui parlent aujourd’hui, j’ai mis du temps à comprendre où mes limites avaient été franchies, comment, par qui. […] Comme elles, mon image, mon corps ont nourri des fantasmes alors que, tout juste adolescente, je n’avais même pas conscience d’être sexualisée. » Elle a depuis, dans un autre article du Monde, accusé Jacques Doillon de l’avoir retirée d’un projet de film après son refus de coucher avec lui.

 

La prise de conscience est à la mesure de l’aveuglement général : à l’écran, de La Petite Voleuse (Claude Miller) à Noce blanche (Jean-Claude Brisseau), les lolitas ont façonné nos imaginaires. En coulisses, le septième art a aussi servi de décor, voire de prétexte, à des abus. Au nom de l’art, les femmes ont été vampirisées, abusées, manipulées. Comment ce système a-t-il pu prospérer au vu et au su de tous ?

 

Dès les années 1970, dans leur essai filmé Sois belle et tais-toi, les Insoumuses – du nom de ce collectif formé par l’actrice Delphine Seyrig avec la vidéaste Carole Roussopoulos, notamment – cherchaient déjà à dégommer cette figure éthérée de l’égérie, pur objet d’emprise patriarcale. Snobée par de gros producteurs, la féministe Seyrig en a payé le prix. « On a été élevées dans l’idée qu’on ne pouvait exister que dans le regard masculin », regrette aujourd’hui Clotilde Hesme (Les Chansons d’amour, HPI, Lupin). De son côté, Tatiana Vialle, ancienne actrice devenue directrice de casting, constate encore les ravages du mythe de Pygmalion : « Il a poussé beaucoup de réalisateurs à s’enivrer de ce pouvoir spécial qui consiste à fabriquer des stars. À chercher de la chair fraîche pour y imprimer leur marque. » Au risque de transformer leurs « révélations » en objets.

 

 

Étiquetée « sex-symbol » de la décennie 1980, Mathilda May en sait quelque chose. Premier prix de danse classique du Conservatoire de Paris, elle est repérée, à peine majeure, par une agente qui l’envoie passer des essais après l’avoir convaincue « à l’usure », estime aujourd’hui l’actrice. « Elle avait décidé que j’étais faite pour le cinéma. Ni elle, ni mes proches ne m’ont demandé ce que je voulais. La question de mon désir ne s’est pas posée non plus lorsqu’un producteur de cinéma a proposé en ma présence à mes parents de changer mon nom, Haïm, pour May. » La comédienne Laurence Cordier (À tout de suite, Gamines) a compris à ses dépens qu’« inspirer » un réalisateur comme Philippe Garrel, aujourd’hui mis en cause par des actrices pour baisers non consentis et propositions sexuelles dans le cadre professionnel, avait un prix. Lorsqu’elle le rencontre, à l’orée des années 2000, la jeune femme raconte que, sous couvert de lui parler d’un rôle, il essaie de l’embrasser et lui propose un tour à l’hôtel. « J’ai refusé, il ne m’a jamais rappelée. J’ai eu honte en pensant aux films que je m’étais faits dans ma tête. Cet épisode reste une blessure dans mon parcours de comédienne. » Philippe Garrel n’a pas répondu à nos sollicitations.

 

S’insurger contre ces comportements de prédateurs, c’était prendre le risque de passer pour prude et ennuyeuse. Dans le cinéma, l’excès était une valeur en soi.

Tatiana Vialle, ancienne actrice devenue directrice de casting

 

Laurence Cordier croise aussi la route de Benoît Jacquot, qui la dirige dans À tout de suite (2004). Il veut tout savoir de sa vie privée. « Ses questions intrusives me mettaient mal à l’aise. On aurait dit un vampire. » Quelques années plus tard, elle le revoit alors qu’il prépare Les Faux-Monnayeurs. Déclaration d’amour : « À l’entendre, j’étais la nouvelle égérie du cinéma français. Il m’explique avoir besoin d’être amoureux de ses actrices sur un plateau comme dans la vie, qu’il sait mieux que moi ce que je désire. » Elle raconte que le réalisateur insiste alors pour qu’elle vienne chez lui à toute heure du jour ou de la nuit. Qu’importe son refus, il la force à prendre la clé de son appartement : « Pour moi, c’était la clé de Barbe Bleue. » Laurence Cordier ne s’en servira jamais. « À la fin de notre dernier tournage ensemble, il m’a dit : “Tu ne veux pas tourner, tu te sabotes”. » Contacté, Benoît Jacquot nie lui avoir tenu de tels propos et ne voit dans cet épisode qu’une « opération de séduction malheureuse ».

 

 

Désir de coucher une actrice sur pellicule, désir de la coucher dans son lit… Cet amalgame, Claire Devers le qualifie de « droit de cuissage ». Véhémente sur la phallocratie du cinéma français, la réalisatrice de Noir et blanc (Caméra d’or 1986) considère ce milieu comme « totalement sadien. Dans cette sphère-là, dès qu’il y a pouvoir, il y a volonté de possession ». Laquelle peut prendre des formes plus ou moins perverses. Ainsi, l’actrice Clotilde Hesme affirme que, sur le tournage des Amants réguliers (2005), Philippe Garrel l’avait affublée d’un curieux surnom : « l’Inceste ». « Sous prétexte que cela nous aiderait à mieux incarner nos personnages, il m’avait glissé à l’oreille : “Fais en sorte que mon fils tombe amoureux de toi [Louis Garrel était le partenaire de l’actrice dans le film, ndlr], je le récupérerai à la fin”.  »

 

Malheur aux rebelles qui n’acceptent pas le système… Encore adolescente devant la caméra de Jean-Luc Godard (Détective) ou de Leos Carax (Mauvais Sang), Julie Delpy, elle, a fini par s’exiler. « Je détestais ma condition de jeune fille actrice, ce rôle de muse, de nymphe », racontait-elle en 2021 à Télérama. Et d’évoquer les missives enflammées reçues de la part de réalisateurs beaucoup plus âgés… « Des journalistes m’ont traitée de moralisatrice parce que j’avais osé dire que c’était dégueulasse que des mecs de 50 ans se tapent des gamines de 14. »

 

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C’est un autre effet de ce #MeToo tardif du cinéma français : nous ouvrir les yeux sur l’obligeance avec laquelle les médias, dont Télérama, ont trop longtemps célébré des artistes aux comportements douteux ou maltraitants. « La glorification des metteurs en scène les plus “problématiques” était dure à accepter quand on connaissait l’envers du décor, se souvient une actrice révélée par le cinéma d’auteur des années 1980. Il y avait une grande violence psychique exercée par des réalisateurs comme Jacquot, Doillon, Pialat, Zulawski… Celles qui ont parlé à l’époque – Sophie Marceau, Isabelle Adjani – n’ont pas été entendues. »

 

Double héritage perverti de la Nouvelle Vague et de Mai 68

 

 

Derrière la caméra, l’autocritique commence à peine. « Je suis complètement revenu de cette mythologie de la muse », déclarait Leos Carax lors d’une récente master class au festival de la Villa Médicis. Dans Mauvais Sang (1986) et Les Amants du Pont-Neuf (1991), il avait dirigé sa compagne de l’époque, Juliette Binoche. « La construction marche dans les deux sens. Et Juliette m’a peut-être plus formé que je ne l’ai formée. » Pour d’autres, la remise en question est plus douloureuse. Selon Marc Missonnier, producteur du Consentement de Vanessa Filho, adaptation du livre de Vanessa Springora sur l’emprise de Gabriel Matzneff, « l’introspection est d’autant plus difficile au sein du cinéma d’auteur que celui-ci s’est longtemps prévalu d’être avant-gardiste artistiquement et progressiste politiquement ».

 

En France, le statut hors norme de l’artiste est issu d’un double héritage perverti : celui de la Nouvelle Vague et de Mai 68. Pour Tatiana Vialle, les relations de réalisateurs avec de très jeunes filles passaient pour une transgression de l’ordre moral et bourgeois. « S’insurger contre ces comportements de prédateurs, c’était prendre le risque de passer pour prude et ennuyeuse. Dans le cinéma, l’excès était une valeur en soi. » Au pays de la politique des auteurs, des réalisateurs ont pu dominer sans entraves. La critique et réalisatrice Axelle Ropert remonte encore plus loin en pointant la violence d’un Henri-Georges Clouzot. « Sur le tournage de La Vérité, il se vantait de diriger Brigitte Bardot à coups de gifles ! » Et de citer aussi la figure ombrageuse de Maurice Pialat : « Dans les années 90, toute ma génération le portait aux nues, avec cette idée que la tyrannie était un mode légitime d’expression artistique. »

Caroline Champetier, la directrice de la photographie la plus célèbre du cinéma d’auteur (Godard, Doillon, Jacquot, Garrel, Akerman, Fontaine…), distingue, elle, les « jeunes Turcs » de leurs successeurs. « Godard, Truffaut et consorts ont révolutionné la façon de faire des films. Ceux qui sont arrivés juste après n’ont eu qu’à régner. Mais c’est en train de se retourner contre eux. »

 

Présente sur le tournage de La Reine Margot (1994), une actrice qui souhaite rester anonyme se souvient de la manière dont Patrice Chéreau érotisait le rapport de domination. « Le soir, il était comme un animal séducteur entouré de sa cour de jeunes acteurs. Certains en sont ressortis terriblement abîmés. »

 

Face aux réalisateurs démiurges, aucun contre-pouvoir, ou si peu. « Entre comédiennes, on ne se disait rien. Nous étions mises en compétition, parler serait passé pour de la faiblesse ! » explique Élizabeth Bourgine, actrice phare des années 80 (La 7 Cible, Cours privé). Une absence de sororité qui questionne aussi la place des autres femmes sur les plateaux. Ainsi Caroline Champetier revisite-t-elle aujourd’hui ses dix films avec Benoît Jacquot : « Sur le tournage de La Désenchantée, je ne pouvais jamais m’adresser directement à Judith Godrèche, qui était à la fois l’actrice principale et la compagne de Benoît. Tout devait passer par lui ! » Aujourd’hui, elle s’estime à la fois complice et victime. « J’ai accepté de sa part une forme d’humiliation, de violence. Pour m’en sortir, je me suis retrouvée scindée, séparée des autres femmes. Avec le recul, je regrette de ne pas avoir su protéger les plus fragiles, dont Judith. » Tatiana Vialle, elle aussi, s’est sentie démunie en travaillant avec un autre réalisateur au comportement problématique : « Pendant les castings, lui seul pouvait parler aux actrices, il avait des gestes déplacés avec elles. J’étais un témoin impuissant. »

 

Le mythe muse-pygmalion ne sert qu’à masquer la perception très XIXᵉ siècle de l’actrice comme courtisane !

Clotilde Hesme

 

 

Cette relation vampirique aux actrices se façonne au sein d’un système de domination plus vaste. « C’est avec des producteurs, et plus largement les financiers, que j’ai vécu les situations les plus malsaines !, témoigne Élizabeth Bourgine. Ils me faisaient miroiter de beaux rôles, mais insistaient toujours pour qu’on approfondisse le sujet, de préférence le soir, en privé. » Parce qu’elle a résisté aux avances, des films lui sont passés sous le nez, dit-elle. Elle aurait même écopé au passage d’une réputation particulière : « Des années après, j’ai appris qu’on m’avait appelée “l’Intouchable”. »

Si des alliances officielles, et fructueuses, ont pu se nouer entre actrices et producteurs – Isabelle Huppert et Daniel Toscan du Plantier dans les années 1980 –, beaucoup de comédiennes estiment avoir été victimes de représentations d’un autre temps. « Le mythe muse-pygmalion ne sert qu’à masquer la perception très XIXᵉ siècle de l’actrice comme courtisane ! » déplore ainsi Clotilde Hesme. Elle-même a découvert avoir participé à un faux casting, organisé par un producteur star. « Il a convoqué toutes les actrices de Paris pour faire des essais à moitié à poil, alors que le rôle était déjà attribué. Le but ? Enrichir en chair fraîche son catalogue de contacts, et harceler les filles derrière. » La sœur de Clotilde, Annelise Hesme, a raconté sur Instagram qu’un producteur lui avait proposé de « faire [s] on métier sans caméra », en louant sa compagnie à des acteurs, réalisateurs, producteurs… Quant aux agents, certains fermaient parfois les yeux. Élizabeth Bourgine en témoigne : « Quand je racontais ce que j’avais vécu, je voyais bien qu’ils ne voulaient pas entendre. Ils me répondaient : “Tu es une grande fille quand même, tu peux te défendre !” »

 

À lire aussi :

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C’est en créant sa série pour Arte que Judith Godrèche, à l’instar de Vanessa Springora avec son livre, a pu sortir de son statut de victime et se réapproprier son histoire. « Tout a changé le jour où je suis devenue autrice et metteuse en scène, explique de son côté Mathilda May. Aujourd’hui, c’est moi qui choisis les interprètes, et je peux établir entre nous des rapports plus égalitaires. Je suis passée d’objet à sujet. » Même sentiment pour Laurence Cordier qui, en passant à la mise en scène, a eu le sentiment de « [s]’affranchir des regards malsains ».

 

Le #MeToo du cinéma a beau n’en être qu’à ses débuts, les choses évoluent « notamment grâce à l’arrivée de plus de réalisatrices, note Axelle Ropert. Elles ne sont pas toutes vertueuses, mais elles contribuent à façonner d’autres récits et à modifier les rapports de pouvoir ». De la même manière, des collectifs comme 50 / 50 ou l’ADA (association des acteur.ices) participent d’une libération de la parole et d’une réflexion sur l’encadrement des plateaux. Pour la première fois, l’UPC (Union des producteurs de cinéma) a publiquement soutenu les actrices qui avaient accusé Philippe Garrel. Surtout, les nouvelles générations commencent à porter un autre regard sur le métier et ses diktats. « On est nombreux et nombreuses à vouloir repenser la toute puissance d’un.e cinéaste sur un plateau, explique l’actrice de 33 ans Alice de Lencquesaing (Le Père de mes enfants, L’Enlèvement), membre de l’ADA. Dans une industrie où sortent plusieurs centaines de films par an, on commence à envisager le travail de manière plus collégiale, et les responsabilités sont mieux réparties. J’ai aussi l’impression que les réalisateurs de ma génération voient plus clairement la différence entre façonner un personnage et posséder un.e interprète. » Rien à voir avec un retour à l’ordre moral. Régulièrement accusées de vouloir aseptiser le cinéma, les actrices qui osent dénoncer les abus revendiquent au contraire leur audace. À l’instar de Clotilde Hesme : « On est prêtes à faire les films les plus subversifs et amoraux, mais dans le respect de notre intégrité physique et psychique sur le plateau. En un mot, avec notre consentement. »

 

Mathilde Blottière / Hélène Marzolf - Télérama 8/02/24

 

 

Cet article fait partie d’une enquête qui sera publiée dans notre magazine du 14 février.
 

 

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February 12, 2024 4:01 PM
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Le comédien Philippe Caubère mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs 

Le comédien Philippe Caubère mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Lola Uguen dans Elle, avec AFP - 9 février 2024

 

Le comédien Philippe Caubère, interprète de Molière ou de Dom Juan au théâtre, a été mis en examen jeudi 8 février pour agressions sexuelles, viols et corruption de mineur de plus de 15 ans.

 

Il est désormais placé sous contrôle judiciaire. Le comédien et metteur en scène Philippe Caubère a été mis en examen jeudi 8 février pour agressions sexuelles, viols et corruption de mineur, a indiqué le parquet de Créteil, confirmant une information du « Parisien ». Les faits présumés concernent trois mineures.

 

Philippe Caubère était visé par une enquête préliminaire pour « atteinte sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité » depuis début janvier. Cette enquête faisait suite à la plainte d’une jeune comédienne contre le metteur en scène, l’accusant d' « atteintes sexuelles » en 2012 alors qu’elle avait 16 ans et lui 61 ans.

 

Le comédien avait été placé en garde à vue mardi 6 février et auditionné par les enquêteurs de la sûreté territoriale du Val-de-Marne, a précisé le parquet, qui a requalifié les faits en viols et agressions sexuelles.

 

DES FAITS ALLANT DE 2010 À 2021

 

Philippe Caubère est mis en examen pour des faits présumés qui se sont déroulés en 2012 pour une première victime, et entre 2010 et 2019 pour une deuxième, a détaillé le ministère public auprès de l’AFP.

 

Il est aussi mis en examen pour corruption de mineur de plus de 15 ans sur une troisième victime, des faits qui se sont déroulés entre 2019 et 2021, selon cette même source. Philippe Caubère avait reconnu en janvier dans un communiqué transmis à l’AFP avoir eu une relation intime pendant quatre mois en 2012 avec une mineure âgée de 16 ans, une relation selon lui consentie.

Figure de la scène théâtrale, l’acteur avait déjà fait l’objet d’une plainte pour viol, classée sans suite en 2019. Son accusatrice avait dénoncé en mars 2018 des faits de viols commis huit ans auparavant, en 2010. Le parquet de Créteil avait classé la plainte sans suite, « aucun élément » ne permettant « de corroborer les déclarations de la plaignante sur l’absence de consentement ». Cette dernière avait été condamnée en septembre 2021 pour diffamation.

 

Par Lola Uguen  (Elle) avec AFP

 

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Légende photo : Le comédien Philippe Caubère est mis en examen pour agressions sexuelles, viols et corruption de mineur. - ©IBO/SIPA

 
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February 12, 2024 10:49 AM
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Après les accusations d’Adèle Haenel, un procès se profile pour Christophe Ruggia 

Après les accusations d’Adèle Haenel, un procès se profile pour Christophe Ruggia  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par LIBERATION et AFP  publié le 9 février 2024

 

 

Le parquet de Paris a requis le renvoi en correctionnelle du réalisateur Christophe Ruggia jeudi 8 février pour des agressions sexuelles sur mineure sur l’actrice Adèle Haenel au début des années 2000.

 

Le dossier qui a catalysé #MeToo dans le cinéma français devrait avoir son procès. Ouverte en 2019 suite aux accusations  d’attouchements et de harcèlement sexuel contre le réalisateur Christophe Ruggia et après le dépôt de la plainte de l’actrice Adèle Haenel, l’enquête pourrait finalement aboutir. Jeudi 8 février, le parquet de Paris a requis un procès et renvoyé en correctionnelle le réalisateur âgé de 59 ans. La décision finale sur la tenue ou non d’un procès revient désormais à la juge d’instruction.

 

Auprès de Mediapart, Adèle Haenel a réagi : «Lire dans ce réquisitoire que les faits sont suffisamment caractérisés, corroborés par des témoignages et que mes déclarations sont constantes, précises et crues me touche beaucoup. C’est une étape du processus judiciaire mais, à l’évidence, elle est importante.»

 

Les avocats des deux protagonistes, Fanny Colin et Orly Rezlan pour le réalisateur, Yann Le Bras et Anouck Michelin pour la comédienne, n’ont pas souhaité commenter.

 

Selon les sources proches du dossier, deux circonstances aggravantes ont été retenues par le ministère public : la minorité d’Adèle Haenel au moment des faits reprochés (dès ses 12 ans), et la position d’autorité de Christophe Ruggia, qui est le premier réalisateur à l’avoir fait tourner dans le film «Les Diables» (2002).

«Attitude déplacée» et témoignages

«Il résulte des déclarations circonstanciées, constantes, précises et datées d’Adèle Haenel […] et des éléments recueillis au terme de l’instruction que Christophe Ruggia lui a imposé des agressions sexuelles, nonobstant les dénégations de celui-ci», écrit le parquet dans ses réquisitions datées de mardi 6 février.

 

A l’appui des déclarations d’Adèle Haenel, le parquet évoque des lettres de l’intéressée, cinq «confidents», deux témoins visuels de «l’attitude déplacée» de Christophe Ruggia, ainsi que le témoignage de la mère de la plaignante.

Alors âgé de 36 à 39 ans, il l’a reçue tous les samedis après-midi entre septembre 2001 et février 2004. Les réquisitions évoquent un «caractère systématique» des attouchements lors de ces «visites». «Il commençait à me caresser les cuisses en remontant vers mon sexe, comme ça, l’air de rien. Il touchait alors aussi mon sexe, il m’embrassait dans le cou […] et il touchait ma poitrine», a raconté l’intéressée devant les enquêteurs. Le parquet souligne aussi des «épisodes de chantage affectif lors de festivals à Marrakech et Yokohama».

 

Dans une longue enquête et interview de Mediapart, l’actrice avait dénoncé fin 2019 l’«emprise» du réalisateur, peu connu du grand public, pendant la préparation et le tournage du film «Les diables». L’interview-choc d’Adèle Haenel avait alors provoqué un séisme dans le cinéma français, resté jusque-là relativement imperméable au mouvement #MeToo.

 

Après les accusations, Christophe Ruggia s’était décrit comme «sans doute le premier admirateur d’Adèle Haenel» et avait réfuté «les gestes physiques et le comportement de harcèlement sexuel dont elle (l)’accuse». Il avait reconnu avoir «commis l’erreur de jouer les pygmalions […]. Emprise du metteur en scène à l’égard de l’actrice qu’il avait dirigée et avec laquelle il rêvait de tourner à nouveau», avait-il écrit.

 

Refusant dans un premier temps de saisir la justice, Adèle Haenel, récompensée par deux César en 2014 et 2015, avait finalement porté plainte quelques jours après l’ouverture d’une enquête préliminaire par le parquet de Paris le 6 novembre 2019. Christophe Ruggia avait été mis en examen le 16 janvier 2020 pour «agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime», et placé sous contrôle judiciaire, puis en garde à vue en 2020. En octobre 2021, il avait obtenu l’annulation de son interpellation et de sa garde à vue. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait annulé ces deux points de procédure, estimant que l’interpellation par les forces de l’ordre «n’était pas strictement nécessaire».

«Bouleversée»

Cette annonce d’un possible procès intervient après que l’actrice et réalisatrice Judith Godrèche ait dénoncé publiquement mardi 6 février des abus sexuels entre 1986 et 1992 de la part des réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon, qui contestent les accusations. Une enquête a depuis été ouverte. Jointe par Mediapart, Adèle Haenel s’est notamment dite «bouleversée» par le récit de l’actrice.

 

Ces derniers mois, d’autres figures du cinéma, comme Gérard Depardieu ou Nicolas Bedos, ont été mises en cause dans ce #MeToo français. Adèle Haenel a plusieurs fois dénoncé «la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels», y compris lors d’une sortie fracassante contre Roman Polanski lors de la cérémonie 2020 des César. Celle qui s’est produite au théâtre fin 2023 avait acté en mai sa rupture avec le cinéma dans une lettre à Télérama.

 
 
 
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February 9, 2024 5:02 AM
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Pièces sur les violences sexuelles : l’interdiction de faire jouer des figurantes mineures crée la polémique 

Pièces sur les violences sexuelles : l’interdiction de faire jouer des figurantes mineures crée la polémique  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Eve Beauvallet dans Libération - 9 février 2024

 

Le préfet de Côte-d’Or a rendu deux années de suite une décision défavorable concernant l’emploi de sept fillettes comme figurantes dans une pièce de la metteuse en scène belge Agnès Limbos sur les violences sexuelles. Deux conceptions de «l’intérêt supérieur de l’enfant» s’affrontent.

 

Rachida Dati l’a expliqué au micro de Sonia Mabrouk le 6 février : elle ne sera «pas du côté des censeurs» et veillera à «la liberté de création». La ministre de la Culture s’intéressera donc sûrement au sort de l’artiste bruxelloise Agnès Limbos, s’estimant victime d’une «forme de censure» de la part non pas des «wokistes» (qu’évoquait Rachida Dati sur Europe 1), mais du préfet de Côte-d’Or, M. Franck Robine, ancien chef de cabinet de François Fillon. Mi-décembre, la préfecture s’est en effet opposée à l’emploi de sept petites filles âgées de 9 à 12 ans comme figurantes dans le spectacle Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, initialement programmé au Théâtre des Feuillants à Dijon fin décembre et finalement annulé.

«La violence n’est jamais directe»

Il s’agit d’une œuvre sur les violences sexuelles et les féminicides dont la trame a été jugée «particulièrement mortifère» et l’atmosphère «volontairement sinistre» par la commission départementale chargée d’apprécier la conformité de la demande avec le code du travail et l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette dernière est composée de plusieurs instances, dont un juge pour enfant, un médecin ou un représentant de l’Education nationale. La préfecture précise par courrier que la décision «porte uniquement sur l’emploi d’enfants mineurs au titre de code du travail, et non pas sur la tenue de la représentation elle-même».

Suffisant, selon l’artiste, pour porter atteinte à l’intégrité de l’œuvre.

 

Créée en 2021, déjà jouée dans vingt villes de sept pays (France, Belgique, Suisse, Allemagne, Luxembourg, République tchèque, Canada) avec chaque fois des mineurs sur le plateau, la pièce d’Agnès Limbos est présentée comme un «rébus», un «jeu de pistes» dans lequel une femme est «tour à tour victime, la main du bourreau, l’enquêtrice, l’agent orchestrant une reconstitution et, même, une héroïne de conte», peut-on lire sur le site Théâtre Mouffetard où le spectacle s’est donné. «Quiconque l’a vue sait que ces objections sont sans fondement, plaide de son côté l’Observatoire de la liberté de création, qui s’est, depuis, saisi du dossier. La violence n’est jamais directe, toujours suggérée. […] Des doigts agités dans une baignoire de poupée font comprendre un meurtre domestique. Le viol est mimé d’une manière qui n’a rien de réaliste», développe cette instance de veille rattachée à la Ligue des droits de l’homme dans une lettre adressée au préfet début janvier.

 

«Elles incarnent poétiquement les femmes en devenir»

 

L’interprète et metteuse Agnès Limbos, à la tête d’une compagnie dont le répertoire relève depuis plusieurs années du théâtre pour la jeunesse, parle au téléphone d’une pièce essentiellement «tragicomique : je me tue sept fois au cours de la représentation, d’une façon qui fait d’ailleurs souvent rire les gamines, avec qui nous discutons beaucoup. Dans la pièce, elles incarnent poétiquement les femmes en devenir».

 

Suite au rejet de sa première demande d’autorisation en 2022, Agnès Limbos avait été reçue en janvier 2023 par le secrétaire général du préfet de Côte-d’Or, Frédéric Carre. A l’issue de l’heure d’entretien, assure la metteuse en scène, le représentant de l’Etat l’aurait invitée à déposer une nouvelle demande l’année suivante, estimant qu’elle serait cette fois jugée favorablement, et lançant «de façon assez humiliante je dois dire», souligne l’artiste : «Si j’avais su que vous étiez célèbre, j’aurais fait autrement.» La préfecture n’a pas souhaité répondre sur ce point.

 

Accusant la commission d’abuser du recours à la protection de l’enfance, rappelant que la prévention des violences sexuelles est justement une cause majeure du quinquennat, l’Observatoire de la liberté de création rappelle à quel point la représentation métaphorisée de la violence structure un large pan du patrimoine artistique pour la jeunesse. Si l’on condamne la pièce de Mme Limbos, poursuit leur courrier, «alors il est urgent d’interdire les contes de Perrault, Grimm et Andersen, ainsi que la plus grande partie de l’œuvre de Walt Disney, à commencer par Bambi, et toute la littérature et le cinéma d’apprentissage qui, en présentant des histoires souvent horrifiques, permettent aux enfants de grandir en étant capables d’appréhender le monde».

 

Un bienfait auquel semble souscrire la fondatrice du Salon du livre de jeunesse de Montreuil Henriette Zoughebi, récemment chargée par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) de faire des préconisations en littérature jeunesse sur le sujet. Par exemple, précisait-elle au dernier Salon de Montreuil achevé début décembre, «l’étude de la mythologie en 6e pourrait être l’occasion de sensibiliser aux enjeux de la lutte contre les violences sexuelles, [en développant] la capacité des élèves à [les] définir et [les] reconnaître [ainsi qu’en] analyser les représentations de façon critique».

 

Encadrement jugé insuffisant

 

Seulement, le spectacle d’Agnès Limbos n’est pas une œuvre adressée au jeune public. Si bien que la commission a également jugé «incohérent» que des mineures âgées de 9 à 12 ans soient employées dans un spectacle «tout public, à partir de 14 ans», «sans occasionner de traumatisme». Mais c’est alors tout un pan du cinéma, lequel emploie régulièrement des enfants dans des films interdits aux mineurs, qu’il faudrait censurer, s’indigne Agnès Limbos. Dans sa pièce existe bien une scène de viol simulé sur le personnage qu’elle incarne, mais à laquelle «les enfants tournent le dos en criant sur le plateau», assure l’artiste qui certifie que «les mineurs sont accompagnés, à la fois par [elle]-même, par deux autres collaborateurs et toujours une personne du théâtre d’accueil. Des zooms sont très souvent organisés avec les parents, qui sont tenus au courant scène par scène du contenu du spectacle».

 

Un encadrement jugé insuffisant par les services de la préfecture, en dépit de l’avis de la professeure de théâtre des fillettes qui adressait ce mot à Agnès Limbos, suite à leur première déconvenue : «Madame, les petites sont très déçues et leurs parents très en colère. Je veux vous dire que nous sommes bien tristes d’être privées de votre spectacle, de votre univers, de vous. Et derrière cette peur de “traumatiser” les petites. Eh bien, c’est réussi. Elles le sont bel et bien. Merci monsieur le préfet.»

 

Ève Beauvallet / Libération

 
 
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February 7, 2024 8:23 AM
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« C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot

« C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Enquête de Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre publiée dans Le Monde le 7 février 2024

 

 

 

L’actrice Judith Godrèche et le cinéaste Benoît  Jacquot se sont rencontrés en 1986 pour le film Les Mendiants, réalisé par lui et dans lequel elle jouait. Le point de départ d’une relation intime qui durera six années.

 

Elle avait alors 14 ans, il en avait 39. La comédienne dénonce aujourd’hui une entreprise de « prédation » et l’accuse de « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans commis par personne ayant autorité ».

 

Lire l'article sur le site du "Monde" :

https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/07/c-est-une-histoire-d-enfant-kidnappee-l-actrice-judith-godreche-porte-plainte-contre-le-realisateur-benoit-jacquot_6215155_3224.html

 

 

ENQUÊTE

 

Un long témoignage recueilli au cours de plusieurs rencontres, des documents, l’appui de témoins… « Le Monde » a enquêté sur l’« emprise » exercée sur une jeune fille par un cinéaste reconnu, dont la comédienne a choisi de se libérer. Lui évoque une relation amoureuse.

 

Ce samedi de janvier, Judith Godrèche est attendue pour dîner. Elle n’arrive pas à quitter son lit. Transie de froid alors qu’il fait chaud dans sa chambre, elle se précipite aux toilettes et, selon son récit, vomit. L’actrice est en état de choc. Elle vient de regarder l’extrait d’un documentaire du psychanalyste Gérard Miller qui tourne sur les réseaux sociaux, dans lequel un réalisateur français évoque sa pratique cinématographique comme un « trafic illicite de mineurs », la jalousie de ses pairs lorsqu’il consomme ses jeunes comédiennes et son syndrome de « Barbe bleue ».

 

 

 
 

Cette grosse minute d’entretien emporte les dernières résistances de la conscience de Judith Godrèche, celles qui s’effritent depuis des décennies pour prévenir l’effraction mentale du traumatisme sexuel, pour protéger l’enfant de 14 ans qu’elle était sous la coupe de Benoît Jacquot, 39 ans. Sa psyché bataille avec la figure de cet homme de presque trois fois son âge à l’époque, qui a fondu sur elle adolescente. Quel était le sens de cette relation ? Etait-ce de l’amour ou de la prédation ? A 51 ans, le voile se déchire définitivement, quelques semaines après la diffusion d’une série qu’elle a réalisée pour Arte, Icon of French Cinema, dans laquelle elle avait commencé à évoquer sa jeunesse, sans tout dire encore.

 

« C’est une histoire comme les histoires d’enfants qui sont kidnappés et qui grandissent sans voir le monde et qui n’arrivent pas à penser du mal de leur ravisseur. J’aurais voulu que Benoît accepte d’être mon ami, de ne pas m’avoir, je ne voulais pas de son corps. Très vite, il me dégoûtait », a-t-elle écrit dans un texte préparatoire à son audition, ce mardi 6 février, devant la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire de Paris. L’actrice y a sollicité un rendez-vous afin de porter plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité – un crime passible de vingt ans de réclusion, même si, dans son cas, il est probablement frappé de prescription.

Pas une bonne victime

Rencontré par Le Monde, Benoît Jacquot nie l’ensemble de ces accusations et insiste sur le caractère « amoureux » de cette relation longue, dénuée selon lui de brutalité et de prédation. Héritier de la Nouvelle Vague, le réalisateur, 77 ans, est une figure majeure du cinéma indépendant français, auteur d’une trentaine de films. En 2013, son film Les Adieux à la reine a remporté trois Césars.

 

La semaine précédente, Judith Godrèche s’est rendue chez son avocate, l’épaule cisaillée par l’anse de son sac rempli de dizaines de livres, photos, magazines et lettres qu’elle apportait comme preuves. Elle a tout posé sur le bureau : « Vous pensez vraiment qu’on ne vous croit pas ? », lui a demandé Me Laure Heinich. La question a déclenché un torrent de larmes, à tel point que l’avocate a dû quitter la pièce pour qu’elle reprenne ses esprits. « C’est la première fois de toute ma vie que je pleurais pour moi, pour cette enfant violentée que j’ai été », raconte-t-elle au Monde.

 

L’actrice s’est toujours sentie marquée par sa relation avec Benoît Jacquot. En 2018, lorsqu’elle est auditionnée par une procureure américaine pour évaluer sa capacité à tenir à la barre face aux avocats de la défense du procès de Harvey Weinstein aux Etats-Unis, dont elle a dénoncé les tentatives de viol dans le New York Times en 2017, elle s’effondre, convaincue qu’elle n’est pas une bonne victime à cause de ce qu’elle a subi à 14 ans.

 

 

 

D’après elle, l’histoire commence au divorce de ses parents. L’enfant a 8 ans, son père psychanalyste écrase sa mère psychomotricienne, qui s’efface de l’éducation de sa fille. Judith se retrouve seule avec son père et court les plateaux de tournage. Elle rêve d’être actrice, mais aussi écrivaine ou encore fermière. Elle aime se prendre en photo avec de grandes boucles d’oreilles noires de dame qui tranchent avec les rondeurs juvéniles de son visage. Elle porte un gilet rose, comme les murs de sa chambre où elle accueille ses copines, joue avec ses lapins, son chien et son rat.

Retenue pour « Les Mendiants »

Dans ses archives personnelles, la comédienne a retrouvé un petit livret bleu, aux pages jaunies et racornies : son carnet de santé. A la page des maladies infantiles, sa varicelle est mentionnée, puis ses premières règles : « 1er avril 1985 à Carnac ». Soit un an avant qu’elle rencontre Benoît Jacquot. Au printemps 1986, Judith Godrèche fête ses 14 ans. Bientôt, elle reçoit un appel d’une agence pour enfants acteurs : un réalisateur veut l’auditionner pour un rôle. Des photos subsistent de la veille du casting. Elle a un débardeur gris et un jean troué, les cheveux mi-longs.

 
 

Le lendemain, elle se rend seule et dans la même tenue faire les essais. Dans la pièce, il y a le directeur de casting derrière la caméra et, dans la pénombre, un autre homme qu’elle aperçoit mal. « Il est imposant, il fume, il me fait penser à un vampire », décrit-elle dans son texte. C’est Benoît Jacquot, dont la deuxième question, après « tu t’appelles Judith ? », semble avoir été : « Tu as un amoureux ? » D’après les souvenirs de l’actrice, le réalisateur fixe les trous de son jean et lui demande à qui appartient ce pantalon trop grand. « C’est celui de mon amoureux », répond-elle.

 

 

 
 

L’adolescente est retenue pour Les Mendiants, dont le tournage a lieu l’été 1986 à Sintra, au Portugal. Le scénario du film, qui peint le destin d’une bande d’adultes et d’une autre d’enfants, requiert l’embauche de plusieurs comédiens mineurs sur le plateau. Malgré ses 14 ans, Judith Godrèche – qui n’a eu qu’un petit rôle dans un film de Nadine Trintignant – s’y rend seule, sans adulte pour l’encadrer. Sur place, elle retrouve Benoît Jacquot, en couple avec l’actrice principale, Dominique Sanda (qui n’a pas voulu répondre aux questions du Monde), grande star des années 1970 ayant tourné avec Bresson, Bertolucci ou Visconti.

Il tisse sa toile

« Benoît me dit que je ressemble à une héroïne de Balthus », écrit Judith Godrèche dans son témoignage. Le réalisateur offrira aux jeunes filles qu’il veut séduire de nombreuses cartes postales du peintre français, accusé d’avoir sexualisé des enfants dans ses peintures. Sur le tournage, il tisse sa toile autour de l’apprentie comédienne de 14 ans : il reste dans la pièce quand elle se change, lui coupe les cheveux, s’enthousiasme pour la beauté de l’orgelet que lui cause le stress du tournage. « Il me regarde comme on regarde une œuvre, son œuvre », analyse-t-elle aujourd’hui. Alors que tous les jeunes acteurs dorment ensemble dans « la maison des enfants », Benoît Jacquot déplace Judith Godrèche vers son hôtel, non loin de sa chambre.

 

Philippe Lévy est alors l’un des jeunes du film. Il se remémore « une relation particulière entre Benoît et Judith » : « Elle ne dort pas avec nous. Je ne peux pas dire qu’elle est happée par Jacquot comme une proie par son ogre, même si aujourd’hui cela paraît évident. A l’époque, j’ai le sentiment que ce n’est pas normal. »

Dans la pension où elle loge, Judith Godrèche entend des « hurlements » : ce sont ceux de Dominique Sanda, qu’elle dit avoir vu se faire « traîner par les cheveux en direction de leur chambre » par Benoît Jacquot. Jean-Philippe Ecoffey, qui figure aussi au casting des Mendiants, confirme « une dispute violente », mais refuse de donner plus de détails. Agée de 16 ans à l’époque, Marina Golovine, qui joue également dans le film, se souvient de « Dominique Sanda qui pleure dans la rue. Il y avait beaucoup de souffrance chez elle, cela m’avait marquée. On savait que quelque chose s’était noué entre Judith et Benoît et que sa compagne officielle était triste à cause de ça ».

Inégalité de pouvoir

Septembre 1986. De retour à Paris, Judith Godrèche rentre en classe de 3e au collège Victor-Hugo, dans le Marais. Benoît Jacquot l’appelle pour l’emmener au cinéma. « Il vient me chercher à la sortie de l’école, mais reste loin. » Exactement à la même période, de l’autre côté de la Seine, une autre jeune fille avec laquelle elle n’a qu’une semaine d’écart est attendue devant son collège par un homme de 50 ans : Vanessa Springora. Dans Le Consentement (Grasset, 2020), l’autrice dénonce la prédation de l’écrivain Gabriel Matzneff. Lorsqu’elle a lu ce livre, Judith Godrèche a « cru que Vanessa Springora avait écrit un livre sur [elle] ». Elle n’a pas pu aller au bout tout de suite : trop similaire, trop violent.

 

 

 

Dans le noir de la salle de cinéma où ils sont assis côte à côte, Benoît Jacquot « prend ma main et la pose sur son sexe », relate l’actrice. Il l’informe qu’il est « pervers » – « à 14 ans, on n’a aucune idée de ce que ça veut dire, pervers ». Judith Godrèche demande à son père psychanalyste ce que cela signifie, « être pervers ». « Il me l’explique mais je ne comprends rien. »

 

 

Cet automne-là, la jeune fille se rend chez le cinéaste, rue de Bourbon-le-Château. Selon elle, ils ont alors leur première relation sexuelle. « Il me prend la main et m’emmène là-haut, et me dit de m’allonger sur son lit, écrit-elle dans son texte. Je suis très pudique et je l’ai toujours été. C’est bizarre de faire ça avec un adulte. Son corps et son sexe sont ceux d’un adulte. Tout est fait comme un adulte. Je n’ai aucun souvenir d’être embrassée. C’est comme s’il n’y avait aucune tendresse. »

 

A chaque fois qu’elle revient de chez lui, Judith Godrèche se lave beaucoup. Son père trouve qu’elle a mauvaise mine, qu’elle grossit : elle fait des crises de boulimie. La jeune fille devient dépendante du réalisateur, croit que cela s’appelle de l’amour. « Mon premier souvenir de Benoît : on va en bas de chez lui, à Odéon, pour déposer une lettre d’amour dans sa boîte aux lettres », éclaire sa meilleure amie de l’époque, qui ne souhaite pas être nommée. Mais peut-on utiliser ce mot quand il y a une telle inégalité de pouvoir entre les deux protagonistes d’un couple ? « Mes joies et mes douleurs sont suspendues à ses humeurs et à son contrôle, dès qu’il le perd, il se durcit et devient cruel », rapporte Judith Godrèche.

« Rapports sexuels brutaux »

Tous les hivers, Judith Godrèche va skier avec son père à Val-d’Isère. Cette année-là, Benoît Jacquot lui suggère de venir plutôt à Courchevel, là où il doit se rendre avec le fils de Dominique Sanda, Yann M. « Il me dit de venir faire une soirée pyjama dans sa chambre d’hôtel avec Yann. Je me souviens d’un grand lit, je suis entre Yann et Benoît. Benoît me force à coucher avec lui, pendant que Yann dort dans le même lit. » Contacté, Yann M. n’a pas répondu.

 

A Paris, l’initiation culturelle et sexuelle de l’adolescente de 14 ans se poursuit. Le metteur en scène lui parle du sadisme dans le cinéma, l’emmène voir L’Empire des sens, « une sorte de film porno élégant avec des scènes de sexe non-stop », pourtant interdit aux moins de 16 ans. Elle en sort terrorisée, mais n’ose pas lui dire. Un jour, chez lui, « il me dit d’enlever mon pull, qu’on va faire un jeu sexuel. Je dois me mettre sur l’escalier, dos à lui et fermer les yeux. Il prend sa ceinture, se met à me fouetter. Je le laisse faire un coup, deux coups, mais je ne peux pas », raconte-t-elle. Elle proteste : « Ce n’est pas drôle, ça fait mal. » « Je le laisse m’attacher aux barreaux de la mezzanine avec la ceinture de son peignoir. » Rencontrée par Le Monde, sa meilleure amie de l’époque se souvient d’échanges avec elle autour de ces « rapports sexuels brutaux ».

 

Que connaît-on de la sexualité à 14 ans ? Pas grand-chose. « Je ne sais pas comment employer les mots du sexe, je dis “truquer” pour “faire l’amour” », écrit Judith Godrèche, qui subit des rapports bucco-génitaux qui la « dégoûtent ». Chaque fois qu’elle a ses règles, c’est même « obligatoire ». « Pour mes 15 ans, il décide que je dois jouir quinze fois, je n’ai pas le choix. Je fais semblant le plus vite possible. » Idem pour les fellations à répétition qu’elle explique se faire imposer : « Je déteste, mais il dit que je suis un génie à faire ça. »

Nombreuses traces de sa relation

Dans sa vie, Judith Godrèche a beaucoup déménagé, entre Paris et Los Angeles notamment, mais elle a conservé une petite valise à fleurs remplie de ses souvenirs d’enfance. Elle contient de nombreuses traces de sa relation avec Benoît Jacquot. Comme cette lettre du cinéaste, datée du 30 juin 1987 : « Monsieur, je vous confirme ma réservation d’une chambre double sur le Canal pour la nuit du 19 au 20 juillet. Je vous réglerai le prix de cette chambre en lires et sur place » – soit le document manuscrit subsistant du fax envoyé au Palais Gritti à Venise pour réserver une chambre pour le réalisateur de 40 ans et la jeune fille qui a eu 15 ans trois mois plus tôt. L’âge de Judith est un problème pour voyager : « A l’accueil de l’Hôtel Gritti, ils veulent appeler la police. Alors Benoît prend une deuxième chambre. » De ce séjour vénitien, il reste une photo de Judith en noir et blanc, capturée en terrasse, le Grand Canal en fond. Le visage de l’adolescente est à contre-jour.

 

Dans la mallette, encore une lettre écrite par Benoît Jacquot, tamponnée du 4 juillet 1987 et envoyée dans un hôtel de Tokyo où l’ado tourne une publicité. « Bonjour mon ange j’ai horreur d’écrire mais je t’écris un peu je t’aime pas qu’un peu ça suffit mais rien ne suffit jamais alors encore non vive la soif de chacun toi et moi pour tout et rien, B. » Le 28 juillet 1987, un télégramme, reçu à 17 h 47, rappelle alors l’immaturité de la jeune fille : « Votre père a appelé et vous souhaite un bon dodo. »

 

Lettre de Benoît Jacquot à Judith Godrèche, le 4 juillet 1987 :

« Bonjour mon ange
j’ai horreur d’écrire
mais je t’écris
un peu
je t’aime
pas qu’un peu
ça suffit
mais rien ne suffit
jamais
alors encore
non
vive la soif
de chacun
toi et moi
pour tout et rien
B »
 
Lettre de Benoît Jacquot au Palais Gritti, un hôtel de Venise, le 30 juin 1987 :

« Monsieur, je vous confirme une réservation d’une chambre double sur le Canal pour la nuit du 19 au 20 juillet. Je vous règlerai le prix de cette chambre en lires et sur place. Avec mon meilleur sentiment. »
 
A l’été 1987, Judith Godrèche tourne Les Saisons du plaisir  du réalisateur Jean-Pierre Mocky. Pour l’occasion, son père, Alain Godrèche rédige cette lettre le 2 août 1987 :

« Je soussigné autorise ma fille Judith à se déplacer où, quand et comme elle le veut, pendant toute la durée du tournage du film de Jean-Pierre Mocky. Je vous demande par conséquent de la laisser totalement libre de ses mouvements et dégage votre responsabilité quant à sa surveillance. »
 

Puis, une autre missive du 2 août dont le grammage est plus épais, rédigée sur le papier à en-tête professionnelle d’Alain Godrèche, licencié en psychologie, le père de Judith. « Je soussigné autorise ma fille Judith à se déplacer où, quand et comme elle le veut (…) Je vous demande par conséquent de la laisser totalement libre de ses mouvements et dégage votre responsabilité quant à sa surveillance. » Relire ce texte plonge l’actrice de 51 ans dans des abîmes d’incompréhension : « Il me fallait une autorisation parentale pour circuler mais pas pour coucher avec lui, alors que c’était déjà illégal au regard du droit pénal de l’époque ? », répétera-t-elle souvent. Les seuils infractionnels étaient les mêmes qu’aujourd’hui en 1986-1987. Seuls les délais de prescription ont été successivement augmentés par la loi.

« Je suis complètement isolée »

De leur relation, il reste quelques minutes d’images en super-8 capturées lors de leurs vacances. Judith Godrèche nage dans la piscine en souriant. Sur la séquence d’après, Benoît Jacquot filme son visage en gros plan, puis bascule sur sa poitrine que l’on voit poindre sous son débardeur, et finit son mouvement sur la mer. Un autre extrait montre l’adolescente en train de patiner allègrement sur la surface glacée de Central Park, à New York. Cet hiver 1988, elle accompagne aux Etats-Unis le réalisateur, qui tourne un documentaire sur le peintre américain Robert Motherwell. Lors d’un rendez-vous professionnel de Benoît Jacquot dans un bar, la jeune fille de 16 ans boit un Coca et fait trop de bruit avec sa paille. A la sortie, « il me donne un coup de poing dans le nez, puis part. Je reste là, muette sur Broadway. Une femme passe à côté de moi et me dit en anglais : “Are you ok, honey ? You shouldn’t let anyone treat you like this” [Ça va, ma chérie ? Tu ne devrais pas laisser quelqu’un te traiter comme ça] ».

 

 

En 1989, Judith Godrèche quitte le lycée et suit des cours par correspondance. « Benoît décide que nous devons acheter un appartement, mais il n’a pas assez d’argent. » Elle en a depuis qu’elle a fait des films, mais ses ressources sont bloquées tant qu’elle n’est pas majeure. Les parents de la comédienne acceptent qu’elle soit émancipée avant ses 18 ans. Le 16 mai 1989, comme en témoigne l’acte notarié officiel, ils acquièrent un logement dans le Marais, rue au Maire. Dans cet appartement-citadelle, où la nourriture est strictement rationnée, Judith Godrèche s’enfonce dans une relation de dépendance. « Je suis complètement isolée. Il m’a coupée de toute vie sociale. » Sa meilleure amie de l’époque confirme : « Sa vie avec Benoît était très cloisonnée. » Le réalisateur régente aussi sa vie professionnelle. Il la convainc de changer d’agente et la pousse vers une de ses amies, Isabelle de La Patellière (qui n’a pas répondu à nos sollicitations). Le contrôle s’exerce de tous côtés.

 

 

Au téléphone, la mère de Judith Godrèche, Marie, a la voix craintive et chevrotante. Sur cette période, elle évoque « une espèce de voile » recouvrant ses souvenirs. « C’était comme si elle était enfermée, il fallait demander la permission à Benoît pour tout, même pour qu’elle passe Noël avec moi. C’est lui qui décidait de tout, c’était une relation tyrannique. Alors que c’était encore une petite fille : elle avait un doudou. Je pense qu’elle n’a jamais été heureuse. »

Il lui interdisait toute contraception

Pourquoi ne pas avoir agi alors ? Marie Godrèche soupire, dans un mélange de douleur et de honte. « J’étais tétanisée, j’avais une relation très difficile avec son père. Je suis partie quand elle avait 8 ans, elle est restée vivre avec lui et je n’ai pas su être une mère protectrice. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir que Judith est une mère extraordinaire avec ses propres enfants, attentive et à l’écoute. »

A l’été 1989, Benoît Jacquot tourne La Désenchantée, dont Judith Godrèche tient le rôle principal, irradiant tous les plans : l’histoire d’une jeune fille indépendante, suscitant le désir des hommes, contrainte de coucher avec un vieil oncle pour subvenir aux besoins de sa famille.

 

 

 
 

Longtemps, Caroline Champetier, directrice de la photographie sur le film, n’a pas réalisé combien « l’enfance était encore présente » à l’époque dans la comédienne. « Je ne voyais pas Judith aussi petite sur le tournage. » Il a fallu qu’elle regarde la série de l’actrice sur Arte pour comprendre. Depuis, celle qui a travaillé avec Benoît Jacquot sur une dizaine de films a décidé, après des décennies à se comporter en « bon petit soldat », d’écouter Judith Godrèche. « C’est quoi être un adulte ?, interroge cette professionnelle réputée. Un adulte, c’est quelqu’un qui doit protéger l’enfance. Benoît se place à un endroit où il voudrait rester un enfant, il dit que c’est la seule chose qui l’intéresse, son “rester-enfant”. C’est là que tout bascule. » Caroline Champetier a gardé un souvenir de La Désenchantée, celui d’un élan maternel vers la jeune actrice, pour lui demander si elle prenait la pilule. « Elle m’a fait une réponse étrange : “Ce n’est pas donné à tout le monde.” » D’après Judith Godrèche, Benoît Jacquot lui interdisait toute contraception.

Les brutalités physiques s’accumulent

Producteur de La Désenchantée, Philippe Carcassonne se souvient d’une « jeune fille très mûre », en 1989. « Elle n’avait pas l’air d’être en souffrance, elle semblait très à son aise sur le plateau, pendant les séquences, avant et après. A ma connaissance, son père ne trouvait rien à redire à cette situation, je n’avais donc aucune légitimité à objecter quoi que ce soit. Je fréquentais peu Benoît et Judith en dehors, je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passait dans leur intimité. » Le patron de la société Cinéa a produit ensuite six autres films de Benoît Jacquot, dont le dernier, Belle, avec Guillaume Canet et Charlotte Gainsbourg, doit sortir cette année.

 

Son rôle dans La Désenchantée offre à Judith Godrèche une nomination de meilleur espoir féminin aux Césars de 1991. Benoît Jacquot, qui déteste le principe de telles récompenses, ne l’accompagne pas. Sur scène, Vanessa Paradis s’avance derrière le pupitre, décachette l’enveloppe et se trompe de Judith : elle annonce la victoire de Judith Godrèche, qui revient en réalité à Judith Henry. De retour chez elle, effondrée et en larmes, la comédienne, selon son récit, se fait gifler par son compagnon qui la trouve « pitoyable ». « Le lendemain des Césars, elle m’a raconté qu’elle était rentrée après la soirée au Fouquet’s et que Benoît lui avait foutu une baffe », se remémore aujourd’hui sa meilleure amie de l’époque.

 

 

 
 

D’après Judith Godrèche, les brutalités physiques s’accumulent. « La dernière année devient un enfer absolu, il est violent, il me frappe. » Souvent, dans ces moments, la comédienne se réfugie chez des amis de Benoît Jacquot, Pascal Bonitzer et Sophie Fillières – la réalisatrice, décédée en 2023, est devenue une proche. Une amie du couple, qui souhaite rester anonyme, affirme au Monde que Pascal Bonitzer a reconnu auprès d’elle, début décembre 2023, avoir été au courant de ces violences. Sollicité par Le Monde, le scénariste élude : « Je ne souhaite pas m’exprimer. » La mère de Judith Godrèche affirme par ailleurs que sa fille lui a raconté, à l’époque, des violences physiques, mais sans pouvoir donner plus de détails. Toutes ces accusations, la comédienne les a également formulées dès 2019 dans une correspondance électronique avec Julien Boivent, un scénariste proche de Benoît Jacquot. Des échanges lus par Le Monde.

« Un débat à mes dépens à la faveur d’une promotion »

Au rendez-vous qu’il a immédiatement accepté avec Le Monde, dans un café de la place de la Bastille, Benoît Jacquot arrive étonnamment détendu, et même souriant. Cette histoire, finira-t-il par dire, « cela ne m’empêche pas de dormir, cela me fait même plutôt sourire. Je ne me sens pas directement concerné. ». Quand il entend des mots comme « emprise », « crime », « pédophilie », il dit se sentir « très très loin, étranger à tout ça ». Sa crainte : qu’on l’associe à Gabriel Matzneff, l’écrivain dénoncé par Vanessa Springora, « un personnage qui me fait horreur depuis toujours », insiste le réalisateur.

 

 

Devant un double café « serré », il regrette d’emblée, dans cette affaire, « la confusion entretenue par [sa] chère Judith entre matière à tabloïd, qui ne [l]’intéresse pas, et débat de société, qui [l]’intéresse ». En d’autres termes, il veut bien réfléchir à l’évolution des mœurs et du regard posé sur elles par la société, mais pas entrer dans le détail de sa vie privée. « Il me gêne beaucoup, ajoute-t-il aussitôt, qu’un débat soit lancé à mes dépens à la faveur d’une promotion. » Pour lui, l’histoire est donc avant tout celle d’une actrice en mal de notoriété, qui cherche à se relancer à la faveur d’une série – qu’il n’a pas voulu regarder.

 

 

Plusieurs fois dans la conversation, Benoît Jacquot, habité par l’envie de convaincre, répète qu’il a été « très amoureux » de « Judith », rappelant qu’il a vécu plusieurs années et acheté un appartement avec elle. « Elle a eu un rôle déterminant, extrêmement favorable, qui a éclairci ma vie. J’allais très mal, je ne voulais plus faire de films, elle m’a sorti du noir. J’étais happé par elle. C’est moi, sans ironie, qui ai été sous son emprise pendant six ans. Je crois que, si elle n’était pas partie, je serais encore avec elle aujourd’hui. »

« Elle avait un cinéaste sous la main »

Passé les mots doux et généraux, Benoît Jacquot nie fermement les allégations et accusations de Judith Godrèche. Il affirme que leur première relation sexuelle a eu lieu après qu’elle a eu 15 ans – l’âge de la majorité sexuelle à l’époque – et non avant comme l’affirme la comédienne. « J’ai beaucoup freiné et ce n’était pas l’envie qui me manquait », commente-t-il, se rappelant une jeune fille « extrêmement autonome » qui avait le désir de coucher avec lui et entourée d’un père qui « ne marquait aucun signe de désapprobation ». Il ajoute : « Elle voulait être actrice, elle avait un cinéaste sous la main. »

 

 

Il assure aussi qu’il n’y a jamais eu de violences dans leur couple. Ni après la soirée des Césars, ni à New York, ni jamais, malgré son caractère « éruptif »« Je gueule facilement », reconnaît-il. « Mais c’est quoi la violence ? », demande-t-il, en bousculant vigoureusement l’épaule de notre journaliste : « Si c’est juste ça, peut-être. » La brutalité sexuelle est aussi une « pure invention » : « Ce n’est pas du tout dans mes mœurs. » Sur l’accusation d’enfermement, il sourit : « Elle avait une clé de l’appartement et elle partait seule pour tourner. Séquestrer quelqu’un, ce n’est pas cela. »

A la citation d’Albert Camus « un homme ça s’empêche » – pourquoi ne s’est-il pas empêché alors qu’il était l’adulte ? –, il répond être « responsable d’avoir été sous le charme d’une jeune fille à l’âge pas canonique ». Cet écart d’âge, comme celui d’autorité et de réputation, a-t-il créé un déséquilibre propice à l’abus de pouvoir ? Benoît Jacquot refuse l’expression, mais concède comme un début de remords : « A 15 ans, on ne peut pas vraiment être consentante. » Dans l’histoire, il n’accepte vraiment qu’une faute : ses propos relâchés dans le documentaire de Gérard Miller. « Je n’ai pas vu le film à l’époque. Je me suis laissé entraîner dans la discussion. C’est une horreur, cela me fait honte. Je suis ridicule, nul, arrogant. Je comprends que cela ait déclenché de l’aigreur et de la rage chez Judith. »

Goût pour la violence

La violence, Benoît Jacquot a confié un jour avoir eu pour elle un goût prononcé. C’était en 2010, dans une grande interview à Télérama, en forme de retour sur son œuvre : « Je me suis battu assez longtemps, même si ça fait un moment que ça ne m’est plus arrivé. La violence est, pour moi, quelque chose de très important. La domestication de la violence, son resurgissement… » Le cinéaste rappelait avoir fait partie d’une « bande » parisienne lorsqu’il était un jeune garçon : « Il y avait dans la bande un fond très adolescent de romantisme absolu à l’égard des filles, celles qui étaient divinisées, qu’il ne fallait pas toucher, et les autres qu’il fallait jeter, violer, brutaliser… Jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des égéries. »

 

 

Faut-il prendre ces mots au pied de la lettre ? Benoît Jacquot assume aujourd’hui le propos. « J’ai été très partie prenante d’une bande qui sévissait, et qui avait un rapport aux filles extrêmement clanique, violent, ségrégatif, hostile. Il y avait dans les années 1960 ce phénomène des tournantes [soit des viols collectifs] dans les bandes, qui était presque comme un rituel. Personnellement, je n’y participais pas, car j’en étais incapable, mais j’y étais très lié. » Une expérience, comme l’admet le réalisateur, « très marquante dans la construction de la sexualité d’un jeune homme ».

 

 

Quitter Benoît Jacquot n’a pas été facile pour Judith Godrèche. « C’était impossible, tout mon monde était lié à lui », explique-t-elle. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, partir, revenir, avoir des aventures, affronter le chantage au suicide et les menaces, avant d’y arriver pour de bon en 1992. Son père, se rendant soudain compte, l’encourage enfin. Elle fuit en louant une chambre de bonne, tandis que le réalisateur conserve l’appartement qu’ils ont acheté à parts égales, où il restera encore plusieurs années. Pour se libérer, elle écrit un roman, Point de côté, publié en 1995 et dans lequel la violence apparaît déjà entre les lignes. Le livre s’ouvre par la lettre de rupture que veut adresser l’héroïne à son ancien amant : « Je te quitte pour savoir quelle est la vraie vie, pour essayer d’être, pour exister ailleurs que dans tes yeux et dans le reflet de ton cœur sur les lèvres fermées. »

 

 

Lorraine de Foucher  et Jérôme Lefilliâtre / LE MONDE 

 

 

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Légende photo : Judith Godrèche chez elle, à Paris, le 5 février 2024. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »

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December 13, 2023 5:07 AM
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Mort de l’actrice Emmanuelle Debever, première accusatrice de Gérard Depardieu 

Mort de l’actrice Emmanuelle Debever, première accusatrice de Gérard Depardieu  | Revue de presse théâtre | Scoop.it
La comédienne, qui avait partagé l’affiche avec l’acteur multi-accusé de violences sexuelles dans «Danton», est morte le 7 décembre, ayant mis fin à ses jours en se jetant dans la Seine. Elle avait 60 ans.

 

par SERVICE CULTURE de Libération 

publié le 12 décembre 2023 
 

Timbre fluet, la fureur au corps, Emmanuelle Debever avait 20 ans dans Un jeu brutal de Jean-Claude Brisseau en 1983, où elle interprétait la fille paraplégique de Bruno Cremer, refusant de se plier à sa discipline de fer, ses jambes sanglées dans des armatures d’acier ou immobilisées dans un fauteuil roulant. L’actrice jouait une révolte sans attaches, l’éveil sensuel aussi, flottant tantôt dans un lac ou se roulant dans la poussière. A propos de l’expérience du tournage, elle déclarait en 2019 à la mort du cinéaste, condamné pour harcèlement et agression sexuelle : «J’aurais aimé qu’il me dirige plus en douceur. Je débutais, toute passionnée de mon métier de comédienne. Jamais il ne s’est mal comporté vis-à-vis de moi.»

 

 

Telle fut l’une des rares occasions où le nom de la comédienne, peu connue du grand public, vite disparue des écrans après une série de rôles au début de la décennie 80, revint dans l’actualité. Emmanuelle Debever est morte le 7 décembre, ayant mis fin à ses jours en se jetant dans la Seine. Elle avait 60 ans.

 

 

Ses débuts à la télé remontent à 1982, dans le feuilleton populaire Joëlle Mazart, avant d’apparaître dans Médecins de nuit de Jean-Pierre Prévost et Quidam de Gérard Marx, drame policier avec Richard Bohringer. Au cinéma, dans le Danton du Polonais Andrzej Wajda (prix Louis-Delluc 1982), elle interpréta Louison, seconde épouse du révolutionnaire joué par Gérard Depardieu. C’est la disgrâce de l’acteur accusé de violences sexuelles, de nouveau mis en cause par la diffusion de l’émission Complément d’enquête jeudi 7 décembre, qui attire aujourd’hui l’attention sur le témoignage posté par Emmanuelle Debever sur son profil Facebook en 2019 : «Le monstre sacré s’était permis bien des choses durant ce tournage… Profitant de l’intimité à l’intérieur d’un carrosse. Glissant sa grosse patte sous mes jupons, pour soi-disant mieux me sentir… Moi, ne me laissant pas faire. Ici, nos yeux rivés vers l’échafaud, une tête allait tomber. D’où mon regard.»

 

C’est en tant que «première accusatrice de Depardieu» qu’est aujourd’hui rapportée la disparition d’Emmanuelle Debever, et son nom ramené au souvenir de ceux qui l’auront vue passer dans quelques autres films : Vive la sociale ! de Gérard Mordillat, un segment du film à sketch Paris vu par… 20 ans après signé Bernard Dubois ou encore le Grain de sable de Pomme Meffre avec Delphine Seyrig.

 

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Julie Deliquet, invitée du Festival d’Avignon : “Je veux que le théâtre mette en colère”

Julie Deliquet, invitée du Festival d’Avignon : “Je veux que le théâtre mette en colère” | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Propos recueillis par Fabienne Pascaud dans Télérama - 27/06/23

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Formée au cinéma, et à l’improvisation collective, elle sera la deuxième femme à mettre en scène dans la prestigieuse Cour d’honneur. Elle y monte “Welfare”, adaptation du documentaire de Frederick Wiseman, qui sort enfin en salles, le 5 juillet.

 

 

 
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Une exception à la règle. Comme elle l’est déjà dans ses choix de spectacle, sa manière de travailler avec les acteurs, son lien à la cité. Jamais Julie Deliquet, 43 ans, brillante et énergique directrice du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis depuis 2020, n’avait réalisé de mise en scène au Festival d’Avignon. Ni dans le In, ni dans le Off. Mais à peine suggérait-elle à Tiago Rodrigues d’adapter le documentaire Welfare (1975), de l’américain Frederick Wiseman, que le nouveau patron d’Avignon lui proposait la Cour d’honneur. Quarante ans après Ariane Mnouchkine, la blonde et calme Julie Deliquet devient donc la deuxième femme de théâtre (il était temps) à occuper le lieu grandiose, choisi dès 1947 par Jean Vilar pour son premier Festival. Si elle s’avoue traqueuse, cette passionnée de théâtre et de recherche collective n’a peur de rien. Surtout pas de relier à nos existences d’aujourd’hui les films aimés d’hier. Elle l’a fait à la Comédie-Française (Fanny et Alexandre, de Bergman en 2019), à l’Odéon (Un Conte de Noël, de Desplechin en 2020), et au TGP (Huit Heures ne font pas un jour, de Fassbinder en 2021). Elle le refait donc aujourd’hui avec Welfare, qui sort pour la première fois en France, ce mercredi 5 juillet.

 

 

 

Quand est né votre désir de théâtre ?
Dès la maternelle. Puis au collège, où j’attendais fiévreusement la récréation et la cantine pour y faire mes spectacles, avec billetterie et tickets d’entrée. J’étais un peu chef de bande, mais je m’adaptais au groupe, je prenais les rôles dont personne ne voulait. En plus, à la maison, mes parents — mère prof d’anglais, père dans la communication et qui peignait aussi beaucoup — me laissaient investir le salon familial pour y organiser, dès la petite enfance, mes représentations ; et je transformais continuellement ma chambre en lieux divers comme un cabinet de vétérinaire. J’aimais davantage construire un monde que jouer dedans.

 

 

Quelle éducation avez-vous reçue ?
Imprégnée d’esprit soixante-huitard. Mon père, Alain Deliquet, écrivit en 2005 ce drôle de livre Lennon / McCartney : Le chant des cerveaux, qui comparait les cerveaux des deux Beatles ! Mes parents voulaient nous élever autrement qu’ils l’avaient été. C’était un couple fusionnel. On discutait plus d’art que d’école à la maison. Alors que nous vivions dans le Sud, ils me laissèrent vite libre de monter seule à Paris voir des spectacles. À 17 ans, j’ai adoré Et soudain, des nuits d’éveil, d’Ariane Mnouchkine, à la Cartoucherie.

 

 

D’où vient votre passion pour le cinéma ?
D’eux ! Qui m’ont biberonnée au cinéma. J’ai choisi cette section au bac, j’ai poursuivi en faculté à Montpellier. Pour me nourrir l’œil, avant de me lancer au conservatoire, puis au Studio-théâtre d’Asnières, formidable école de travail collectif, ma vraie famille de théâtre qui m’a tout appris. Et j’ai terminé ma formation de comédienne, plus physique, chez Jacques Lecoq. Pour revenir au cinéma, si je préfère analyser un film qu’une pièce — une pièce, ça se vit ! –, si depuis une dizaine d’années, j’en regarde un chaque soir choisi par mon compagnon, acteur dans ma compagnie : je déteste trop la technique pour en faire. Et au cinéma, n’existe pas ce travail collectif, qui fonde mon théâtre. Le cinéaste décide seul.

 

 

 

Regrettez-vous de moins jouer ?
Je n’ai jamais arrêté de jouer, dans nombre de mes spectacles. Et je me sens comédienne. Mais mon jeu ne passe pas assez par le corps. Et si on me disait « tu ne montes plus sur scène », ça ne m’empêcherait pas de dormir. J’aime tant regarder les autres. Et puis, je suis trop anxieuse…

 

 

Anxieuse ?
L’anxiété peut être un moteur. C’est surtout la présence du public qui m’effraie : j’ai l’impression qu’il arrive dans ma chambre de maternité. Les comédiens de Welfare me disent, eux, qu’ils n’ont aucun trac, ils ont tellement improvisé, répété ensemble…

 

 

Comment travaillez-vous ?
J’ai forgé ma méthode avec des camarades intermittents du spectacle sans emploi, comme moi à l’époque. Je leur ai dit : « Cherchons ensemble comment mettre en vie. » M’importait déjà davantage la recherche que le résultat. Avec eux, en 2009, je crée le collectif In vitro et mon premier spectacle, Derniers Remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce. On récupérait nos décors dans la rue, habitude que je garde encore : je préfère que 75 % de la production aille aux acteurs, à l’humain… Nous commençons généralement par des improvisations de 6-7 heures d’affilée sur un scénario que j’ai écrit, et dans des lieux hors théâtre, réels. Si l’impro évoque un repas, les comédiens doivent manger. Cette expérience hors norme fédère d’emblée le groupe dans le vivre-ensemble du théâtre. Mais elle doit rester ludique. Qu’un comédien se sente en difficulté signifie que j’ai mal fait mon travail.

 

 

 

Que se passe-t-il après l’impro ?
Elle a donné l’élan. Mon travail consiste juste à donner l’élan. Comme je le faisais, gamine, à la récré. Sans ce vécu d’enfance, je n’agirais pas de la même façon. En plus, ces impros apprennent aux comédiens à réagir en direct aux accidents du vivant, un chien qui débarque tout à coup, un enfant. Ils apprennent à en jouer, à ne pas laisser passer la moindre situation de jeu. Ils s’aperçoivent alors collectivement combien sont fragiles, poreuses, les frontières entre fiction et réel, et se préparent à tout ce qui peut se passer d’inattendu pendant une représentation.

 

Si je monte une pièce déjà écrite, j’ai du mal à ne pas y toucher, j’ai besoin de m’approprier la matière.

Et ces courts métrages que vous leur demandez de réaliser ?
Je leur impose en effet de tourner seuls une prise de 10 minutes avec un partenaire, en ajoutant que je veux croire à ce que je verrai. Peu à peu, réaliser cette vidéo les amuse, les transforme. Mais cette méthode bouge pour chaque projet, j’amène juste des outils. Il faut avoir le plaisir du partage. Les comédiens d’In vitro ignorent par exemple le rôle qu’ils joueront, et je n’ai jamais connu de problème d’ego ; d’ailleurs, pour moi, « je » est un gros mot. Vient le travail d’adaptation. Je ne pratique plus l’écriture dite « de plateau », c’est-à-dire à partir des impros : ce système finit par être trop lourd, trop complexe. Mais si je monte une pièce déjà écrite, j’ai du mal à ne pas y toucher, j’ai besoin de m’approprier la matière. L’auteur a déjà une place, quelle est la mienne, moi qui prétends le mettre en scène ? C’est pourquoi il me faut en général deux ans pour construire un spectacle et y embarquer les comédiens.

 

 

 

Vous ne leur indiquez donc pas ce qu’ils vont jouer ? Pas même à votre compagnon ?
Mais je ne pense pas en termes de rôles, de distribution. Je me laisse aller, au hasard de l’instinct, des rencontres, je ne fais pas non plus d’auditions. Et je ne prends pas de notes pendant une répétition ou une représentation pour opérer ensuite des raccords. Pas de raccord ! Le spectacle est un corps vivant. Tout est tenté à chaque fois en direct, en présence du public. Plus on la joue, plus la représentation se bonifie. Quant à mon compagnon, il ne sait évidemment rien de plus que les autres. Nous ne nous parlons pas du spectacle entre nous. Pour le préserver de mes doutes et moi des siens. Et je ne déjeune jamais avec un membre de la troupe pendant le travail. Je suis trop dans l’empathie. Je ne dois pas savoir ce qui leur pose difficulté, sinon je n’oserai plus avancer…

 

 

Pourquoi adapter des films ?
De par ma formation, j’ai un lien fondateur avec le cinéma. Je ne suis pas une littéraire, je suis dans l’oralité, les dialogues. Et tous les cinéastes que j’ai adaptés, Bergman, Desplechin, Fassbinder, ont eu des liens avec le théâtre…

 

 

Pas le documentariste Frederick Wiseman…
Il me téléphone en janvier 2020 pour me rencontrer dans sa salle de montage au métro Bonne-Nouvelle. Il m’affirme qu’il y a beaucoup de théâtre dans ses documentaires, surtout dans Welfare, qu’il aimerait que je mette en scène. Moi seule. Il a vu mes spectacles. Je suis évidemment flattée par l’idée. À 93 ans, Frederick Wiseman vit entre New York, Londres et Paris, va plus au théâtre qu’au cinéma. Je réalisais alors un documentaire pour l’Opéra Bastille, Violetta, où je mettais en parallèle les répétitions de La Dame aux camélias à Garnier et un service d’oncologie à l’hôpital, que je fréquentais beaucoup à cause de mes parents, successivement atteints d’un cancer et disparus trop vite. J’ai beaucoup aimé ce travail que je trouvais proche de ma quête du vivant au théâtre. Je me sens encore plus proche de Wiseman, qui m’envoie un DVD de Welfare. Choc : ces gens paumés qu’il suit dans un centre social de New York en 1973 y font à leur façon un sacré théâtre pour sauver leur peau ! La radicalité de son écriture cinématographique m’impressionne. Ne se définit-il pas comme un « écrivain du vivant » ? En 1975, à la fin de la guerre du Vietnam, cette Amérique qui ne pense qu’à sa puissance économique mondiale pose des questions toujours actuelles : comment accepter la différence et cesser de demander à la marginalité de s’adapter ?

 

 

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Mais vous êtes nommée au même moment à la direction du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis…
Que je dois fermer aussitôt à cause du Covid ! Cette fermeture décuple mes responsabilités, autant artistiques — je commence à entraîner les comédiens à Huit Heures ne font pas un jour, de Fassbinder — que civiques. Car pour retrouver bientôt un public, il me faut retisser un lien désormais coupé avec une ville très impactée par le virus, travailler avec les écoles, les maisons de santé, l’hôpital, les structures sociales. Mes débuts de directrice débutent donc par une attention renforcée au territoire, au social, même si cela faisait déjà partie de mon projet. Elle a marqué mon action à venir. De ce fait, adapter Welfare devenait une nécessité.

 

 

 

Pensez-vous que le théâtre répare ?
Surtout pas ! D’abord je ne souhaite pas la réparation d’un unique individu mais du collectif. Ensuite, je préfère que le théâtre mette en colère, indigne, fasse envisager le monde d’une autre façon, plutôt qu’il ne répare confortablement. Nous avons un outil formidable pour y tenter des choses, inventer avec des spectateurs, les questionner. L’endroit de la représentation ne peut être un endroit moral et doux. La morale retirerait trop de complexité. L’infanticide Médée, formidable personnage tragique, n’est pas un être moral.

 

 

Comment vous situez-vous, justement, face aux problèmes que posent certaines féministes quant à la représentation sur scène des femmes ?
D’abord je suis une féministe convaincue, et mon projet au TGP affirme mon soutien aux artistes femmes, le nécessaire partage avec elles des moyens de production. Mais je ne fais pas une « programmation femmes ». Ma première mission, ici, est de privilégier l’humain au sens le plus large. Je reconnais m’interdire en scène les situations de viol, de violences faites aux femmes. Sauf si c’est pour les dénoncer. Nous avons d’ailleurs, au théâtre, un acteur formé à la prévention du harcèlement. Mais c’est surtout une responsabilité de tous et de toutes : nous faisons un métier soumis au regard de l’autre, où joue forcément un complexe désir de séduction. En tant que metteuse en scène, je ne travaille jamais dans la séduction.

 

 

Les femmes directrices de troupe, de CDN, ont-elles une autre pratique du métier ?
Reconnaissons d’abord que la charte de la parité établie en 2021 à l’initiative de dix-huit directrices de centres dramatiques nationaux a amélioré le partage des outils. Je sens chez les femmes metteuses en scène davantage de désir de s’ancrer dans un territoire, d’accepter pour un temps les lourdes missions de service public que chez nos confrères masculins. Mais dans les faits, l’accès aux très grands lieux ne leur est pas encore vraiment possible.

 

 

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Le Covid n’a-t-il pas changé le fonctionnement du théâtre public ?
Hélas non. La réalité a repris. Comme avant. Nous avions trop soif de revenir à nos métiers. Sans exiger de nos tutelles la mise à plat nécessaire. Aucune de nos interrogations sur l’égalité d’accès à tous au théâtre, la diversité sur les scènes, l’écologie dans le fonctionnement, la transmission de nos savoirs et de nouvelles règles de production — produire moins pour produire mieux — n’a été réglée. Et nous manquons de plus en plus de moyens, même si nous sommes mieux lotis en France qu’ailleurs. Mais ma mission est de faire du théâtre un service public et je la défends. Voilà pourquoi les questions que pose Welfare m’ont touchée. Même si le documentaire évoque un système social qui n’est pas le nôtre et si je n’ai pas envie de profiter du film pour évoquer la France d’aujourd’hui. Mais les marginaux qu’il met en scène deviennent au fil du film des personnages intemporels, universels, qui questionnent sans manichéisme notre démocratie. Et le manque de moyens des travailleurs sociaux fait écho à celui de nos services publics actuellement…

 

 

 

Comment mettre en scène Welfare ?
Je ne voulais pas rivaliser avec le film ; comme artiste il fallait que je m’en émancipe. D’ailleurs je ne me sers pas de l’œuvre visuelle, je n’utilise que son montage, ses dialogues sur lesquels j’ai fait des greffes. Et l’action est censée se passer sur une seule journée, comme dans le théâtre classique. Chacun de mes quinze personnages correspond à un thème traité par Wiseman : personne âgée dépendante, mère célibataire, drogué, déclassé, malade mental, handicapé, raciste. Il ne s’agit pourtant pas de théâtre documentaire, juste documenté. Mon travail est artistique et politique. Que tous les demandeurs sociaux de Welfare soient insatisfaits prouve que le fonctionnement même du service public pose problème. Comme dans la France de 2023.

 

 

Et la Cour d’honneur du palais des Papes ?
C’est l’équipe du festival qui l’a proposée. Je pensais d’abord jouer dans un de ces grands stades où on se faisait vacciner pendant le Covid, un de ces lieux qu’on réquisitionne en cas d’urgence collective, un lieu de démocratie. Que le public y pense comme un endroit qu’il peut fréquenter ; la pauvreté n’est en effet pas un état mais une condition ; on peut y échapper ou y tomber. Je souhaitais aussi qu’il soit saisi par l’hypervolume du lieu, son silence, comme pendant ces vaccinations. Quand Vilar a fait de la Cour d’honneur l’épicentre de son festival, ce n’était pas non plus un lieu fait pour le théâtre, mais juste pour que le théâtre y rayonne au mieux au centre de la cité. Et voilà que ses 30 mètres d’ouverture correspondent à ceux d’un gymnase ! J’ai donc accepté d’y jouer, tout en gardant l’idée du gymnase. J’ai travaillé avec celui de Saint-Denis et ses profs de gym, j’ai récupéré des accessoires ; on a demandé aux enfants des écoles des dessins pour les y accrocher. Créer des liens, toujours, entre le théâtre et la ville.

 

 

Ne craignez-vous pas que Welfare plombe un peu le festival ?
Mais le film fait beaucoup rire ! Ces laissés-pour-compte ont une force de vie sidérante, ils restent au combat, mentent sans doute pour cacher le peu qui leur reste, mais cela produit des scènes quasi burlesques qui échappent à un sinistre réalisme. Et en réinventant leur vie, les personnages se réapproprient la parole, retrouvent leur place de citoyen… Welfare n’est pas un spectacle sentimental, romantique. L’émotion naît d’un rapport physique aux choses, du ventre. Ça jaillit. Quand on est dans une situation de survie, on peut vite passer du rire aux larmes. Alors je ne crois pas qu’on plombera le festival. Les personnages ne sont pas des victimes, ils dénoncent. Ils sont courageux. Ils nous rendront plus forts et courageux. À Saint-Denis, Welfare a créé un formidable élan. Non seulement nous partons avec tous les permanents du TGP — le spectacle est une foi à partager ensemble —, mais nous emmenons avec nous durant cinq jours pour qu’ils découvrent le festival vingt jeunes du lycée Paul-Éluard. Le plus appelle toujours le plus.

 

 

Welfare, du 5 au 14 juillet, 22h, Cour d’honneur, Festival d’Avignon.
Le vendredi 7 juillet à 22h15, en direct sur France 5.
 
 
JULIE DELIQUET EN QUELQUES DATES
 

1980. Naissance dans la région parisienne
2009. Fonde la collectif In Vitro et met en scène Derniers Remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce.
2016. Met en scène Vania d’après Anton Tchekhov au Vieux-Colombier.
2019. Met en scène Fanny et Alexandre d’après Ingmar Bergman à la Comédie Française.
2020. Nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.
 
Légende photo : Julie Deliquet, le 13 juin 2023 au Théâtre Gérard-Philipe de Saint Denis. Photo Jérôme Bonnet pour Télérama
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May 16, 2023 10:55 AM
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Cannes : des actrices dénoncent un système qui soutient les agresseurs -  Une tribune publiée par Libération

Cannes : des actrices dénoncent un système qui soutient les agresseurs -  Une tribune publiée par Libération | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Tribune publiée dans Libération le 16 mai 2023

 

En déroulant le tapis rouge aux hommes et aux femmes qui agressent, le festival démontre que les violences dans les milieux de création peuvent s’exercer en toute impunité. Plus d’une centaine d’actrices et acteurs saluent la décision d’Adèle Haenel d’arrêter le cinéma et ne veulent plus se taire.

 

L'actrice Adèle Haenel lors d'une action dénonçant le sexisme dans le monde du théâtre, lors de la Nuit des molières, le 30 mai 2022, à Paris. (Karim Daher/Hans Lucas)

par Un collectif d'actrices et d'acteurs

publié aujourd'hui à 13h15
 

Le cinéma français a intégré un système dysfonctionnel qui broie et anéantit. Nous le savons depuis longtemps, nous en sommes les victimes et les témoins quotidiens. C’est parce que nous aimons passionnément notre métier que nous prenons la parole aujourd’hui.

Nous subissons bien trop souvent des agressions sexuelles, du harcèlement moral et du racisme au sein même de nos lieux de travail. Lorsque nous avons le courage de parler ou demander de l’aide nous nous entendons trop souvent dire : «Tais-toi s’il te plaît, pour la vie du film.» Il arrive même que des producteur·ices soient prêt·es à acheter notre silence. Ces formes de violences font partie de notre quotidien, on a même tenté de nous faire croire que cela faisait partie du métier. Il est temps que cela change, et cela ne peut se faire que si nous sommes entendues aux plus hautes places du pouvoir du cinéma français. Nous ne pouvons pas dire que ce soit le cas pour l’instant.

 

La peur comme verrou

Nous sommes profondément indigné·es et refusons de garder le silence face aux positionnements politiques affichés par le Festival de Cannes. Nous refusons d’être associées aux décisions prises ces dernières semaines. En déroulant le tapis rouge aux hommes et aux femmes qui agressent, le festival envoie le message que dans notre pays nous pouvons continuer d’exercer des violences en toute impunité, que la violence est acceptable dans les lieux de création. Il est temps que le cinéma français cesse d’apporter son soutien aux personnes qui abusent de leurs positions de pouvoir.

Evidemment, la place que l’on offre aux personnes qui abusent, harcèlent, violentent, sur le tapis rouge de ce festival ne vient pas de nulle part. C’est symptomatique d’un système global mis en place depuis des générations. C’est un système basé sur les principes de domination et de silenciation. La silenciation de toutes celles et ceux qui travaillent dans le milieu du cinéma et qui n’osent prendre la parole par peur des impacts sur leur carrière, leurs productions, leurs postes. Cette peur est un verrou puissant.

Faire entendre une autre voix

Nous voulons faire entendre une autre voix, celles de femmes et d’hommes qui soutiennent les techniciens et techniciennes, les acteurs et les actrices qui dénoncent les violences, les journalistes qui publient ces enquêtes. Nous connaissons le milieu du cinéma, nous vous croyons, nous ne voulons plus nous taire, nous vous soutenons.

Adèle Haenel a récemment rappelé qu’elle a «décidé de politiser son arrêt du cinéma». C’est une décision que nous comprenons et soutenons. Nous ne pouvons que déplorer le fait que ce milieu soit toxique au point de vouloir le quitter totalement. Nous profitons de cette tribune pour dire avec elle : «la HONTE».

Nous savons qu’une autre façon de fonctionner est possible, que les avancées qu’apportent un mouvement comme celui de #MeToo offrent la perspective d’un monde dans lequel nous pourrons enfin tous et toutes travailler sans peur et offrir des films qui porteront l’enthousiasme d’une génération qui refuse les rapports de domination.

 

Notre voix ne fait que naître.

Les 123 signataires : Ariane Labed, Clotilde Hesme, Louise Chevillotte, Daphné Patakia, Megan Northam, Mara Taquin, Luna Ribeiro, Luana Duchemin, Maud Wyler, Alma Jodorowsky, Noée Abita, Ji-Min Park, Louise Orry Diquero, Julia Faure, Marie Denarnaud, Felix Maritaud, Solène Rigot, Bastien Bouillon, Anthony Bajon, Florence Loiret Caille, Maximilien Seweryn, Liv Henneguier, Estelle Meyer, Olivia Ross, Jérémie Renier, Caroline Ducey, Valerie Crouzet, Judith Davis, Alice Issaz, Muriel Combeau, Guslagie Malanda, Valentine Cadic, Bérénice Coudy, Christine Citti, Corentin Fila, Nejma Ben Armor, Emmanuel Noblet, Nahuel Perez Biscayart, Alice de Lencquesaing, Camille Chamoux, Lola Bessis, Agathe Bonitzer, Clément Métayer, Timothée Robart, Swann Arlaud, Anna Mouglalis, Marie Papillon, Pauline Etienne, Julie Gayet, Romane Bohringer, Jonathan Couzinié, Camille Claris, Eurydice El-Etr, Manda Touré, Stanley Weber, Galatéa Bellugi, Alba Gaïa Bellugi, Vahina Giocante, Clara Ponsot, Sabrina Seyvecou, Louise Coldefy, Lina El Arabi, Constance Rousseau, Adeline Moreau, Caroline Proust, Marianne Denicourt, Assa Sylla, Victor Bonnel, Leo Chalié, Finnegan Oldfield, Arnaud Valois, Géraldine Nakache, Laika Blanc Francard, Dimitri Doré, Sigrid Bouaziz, Bérangère Mc Neese, Arthur Choisnet, Eliam Mohammad, Matthieu Rano, Marie Colomb, Tobias Nuytten, Matthieu Lucci, Melvin Boomer, Tracy Gotoas, Anne Benoit, Laura Sepul, Karina Testa, Félix Kyssyl, Manuel Severi, Fantine Harduin, Zita Hanrot, Lilith Grasmug, Axel Auriant, Léna Garrel, Makita Samba, Grace Seri, Sophie Cattani, Naidra Ayadi, Stéphanie Cléau, Zinedine Soualem, Jonas Bachan, Victoire Du Bois, Jenna Thiam, Massimo Riggi, Gerard Watkins, Ophélie Bau, Naëlle Dariya, Melissa Guers, Anne Azoulay, Laure Calamy, Clémentine Poidatz, Ornella Fleury, Adama Diop, Annabelle Lengronne, Laurence Cordier, Claire Dumas, Sophie Duez, Delia Espinat Dief, Giorgia Sinicorni, Lola Naymark, Agathe Drone, Lena Paugam, Ava Baya.

 

 

Pour signer la pétition c’est ici

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