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La revue est composée d'un Ensemble éditorial dont les membres sont : Mohamed El Khatib, Claudine Galea, Joëlle Gayot, Lancelot Hamelin, Bérénice Hamidi-Kim et David Lescot.
Parages, revue de création et de réflexion, s’est construit comme espace d’appartenance où l’on peut regarder, penser et écrire en toute liberté, et croiser autrui, à tout hasard, sans volonté idéologique.
Parages se veut être le surgissement de la pluralité, le règne improbable et titubant, mais tenace et solidaire, du «singulier pluriel». C’est donc un espace de singularités et de rôdeurs que le Théâtre National de Strasbourg, sous l’égide du locataire de la parole, Stanislas Nordey, accueille, le temps d’un numéro.
Par Fabienne Darge (Rennes, envoyée spéciale) dans Le Monde
Christine Letailleur met en scène la pièce de jeunesse de l’auteur allemand, servie par la magnifique interprétation de Stanislas Nordey.
Le jeune Brecht. Il a à peine plus de 20 ans. Il a l’œil canaille et aussi noir que sa veste de cuir. 1919, le monde sort de la guerre, de la boucherie, la jeunesse ne croit plus à rien. Le noir de l’anarchie revêt ce Brecht des débuts, qui n’est pas encore un héraut du communisme, et qui écrit Baal, sa première pièce.
Que faire quand on a 20 ans dans un monde en miettes, sinon bouffer la vie par tous les bouts, avec voracité ? C’est ce qu’il fait, ce premier (anti-)héros brechtien : Baal bouffe, baise et boit, Baal est bestial, mais il est aussi poète, il accueille en lui les ciels violets de la nuit, et les étés sauvages et rouges. Il ne s’attache à rien, et renvoie au monde, en pleine figure, sa médiocrité. Il y a en lui du Villon, du Verlaine, du Rimbaud.
Rien d’étonnant à ce qu’il revienne vagabonder sur les chemins du théâtre, ces temps-ci, un siècle après sa naissance. Après avoir déjà rôdé par-ci, par-là, ces dernières années, le revoilà, tel que le voit la metteuse en scène Christine Letailleur, et tel que l’incarne Stanislas Nordey. Le spectacle, qui a été créé au Théâtre national de Bretagne (TNB), à Rennes, est présenté au Théâtre national de Strasbourg, puis au Théâtre de la Colline, à Paris, jusqu’à fin mai.
STANISLAS NORDEY N’A A PRIORI NI LE PHYSIQUE NI L’ÂGE DU RÔLE, AVEC SON ALLURE CHRISTIQUE DE GRAND JEUNE HOMME DE 50 ANS
Et c’est un Baal surprenant, notamment pour ceux qui ont vu le film réalisé par Volker Schlöndorff en 1969, et dans lequel Rainer Werner Fassbinder jouait le côté bestial et jouisseur de Baal avec une violence opaque et dérangeante. Stanislas Nordey n’a a priori ni le physique ni l’âge du rôle, avec son allure christique de grand jeune homme de 50 ans.
Mais il s’agit ici non pas tant d’incarner des personnages que de déployer la pièce comme un paysage : non pas un paysage réaliste, mais un monde mental et onirique. Ce sont les ciels mauves et bleus, les lumières rouges des bouges qui nimbent la belle mise en scène de Christine Letailleur, qui va voir du côté du cinéma muet, du théâtre d’ombres et du cabaret.
Plus désespéré que débauché
Et le Baal de Stanislas Nordey, qui pourrait être le frère des personnages pasoliniens et du Hinkemann d’Ernst Toller déjà incarnés par l’acteur, tend ses longs bras vers les étoiles, plus qu’il ne s’incorpore à la terre brune de la forêt, à la sauvagerie de la nature. C’est un Baal plus poète que bête, plus désespéré que débauché, dont le long corps mince est comme une ligne pure qui viendrait trancher sur le magma humain.
« Vous vivez trop mal, dit-il au début de la pièce, alors qu’il a été invité en tant que poète dans ce genre de réception bourgeoise où les artistes jouent le rôle de cerise de gâteau. Pourquoi votre merde vaudrait-elle mieux que votre bouffe ? (…) Pas un ne vit. Tous veulent régner. Tous ne veulent que régner. Ce n’est pas de l’ambition. Rien que de la vanité. »
LES PERSONNAGES FÉMININS NE SONT PAS ASSEZ TRAVAILLÉS, ET LES ACTRICES EN ROUE LIBRE
Les plus belles scènes du spectacle, alors, sont celles qui voient Stanislas Nordey et Vincent Dissez, autre acteur magnifique, qui joue Ekart, double, ami et amant de Baal, se dresser dans l’immensité de la nuit, dans le ciel du théâtre et du monde, qui va bientôt les avaler. On aimerait que l’ensemble du spectacle soit à l’avenant, ce qui n’est malheureusement pas le cas, en raison de la trop grande disparité entre des acteurs insuffisamment dirigés. Les personnages féminins, notamment, qui certes n’ont pas le beau rôle dans la pièce, ne sont pas assez travaillés, et les actrices en roue libre.
C’est un Baal un peu trop sage, malgré l’excellente traduction d’Eloi Recoing, à la poésie concrète et tranchante. Reste la beauté d’une pièce qui n’a ni dieu ni maître, et cet autoportrait de Brecht en jeune poète maudit dans un monde ravagé. « Je vis de l’inimitié, moi, tout m’intéresse dans la mesure où je peux le bouffer. (…) Vos ventres je les bouffe et vos boyaux j’en garnis ma guitare, de votre graisse j’enduis mes chaussures si bien qu’elles ne me serrent pas quand je danse de joie ni ne craquent quand je fuis. » Baal le barbare sera bien achevé. Mais il meurt sous le scintillement des étoiles.
Baal, de Bertolt Brecht (traduit de l’allemand par Eloi Recoing, L’Arche éditeur). Mise en scène : Christine Letailleur. Théâtre national de Strasbourg, 1, rue de la Marseillaise, Strasbourg. Tél. : 03-88-24-88-24. Du 4 au 12 avril. Puis au Théâtre national de la Colline, à Paris, du 20 avril au 20 mai, et à Amiens, les 23 et 24 mai.
Fabienne Darge (Rennes, envoyée spéciale) Journaliste au Monde
Un homme, une femme, un jeune homme : de multiples possibilités d’unions, de partages et d’assujettissements. Après La Conférence, en 2011, Stanislas Nordey revient à l’écriture de Christophe Pellet avec Erich von Stroheim. Un spectacle à la puissance énigmatique, qui questionne l’isolement, la marginalité et le rapport à l’autre.
Comme souvent dans le théâtre de Stanislas Nordey, il y a les mots. Le texte qui nous parvient de manière quasi directe, sans artifice psychologique, dans une mise en relation instantanée des spectateur-rice-s et des comédien-ne-s. Il y a la densité de l’écriture, chargée de sa nature incandescente, de son pouvoir d’inspiration. Pourtant, dans Erich von Stroheim, c’est autre chose qui, immédiatement, marque de son empreinte les enjeux de la représentation. C’est un corps. Le corps nu du jeune acteur Thomas Gonzalez. De bout en bout du spectacle, il impose sa présence physique au sein d’une scénographie alliant dépouillement et monumentalité (signée Emmanuel Clolus). On est loin, dans cette mise en scène d’une grande intelligence, des recettes éculées qui dévêtissent certains interprètes pour provoquer les rires ou mettre à mal les pudeurs. La nudité que convoque ici Stanislas Nordey est ample, exigeante, agissante. Elle permet d’établir un contrepoint organique au mélange de sécheresse et de formalisme qui caractérisent le texte de Christophe Pellet.
Entre stylisation et corporalité
Face à ce corps dont la nudité finit par sembler d’autant plus naturelle qu’elle ne fait jamais l’objet d’un regard différencié de la part des autres personnages, Emmanuelle Béart, elle, porte une robe noire à manches longues. Quant à Laurent Sauvage (qui joue en alternance avec Victor de Oliveira), il apparaît en jean et le torse nu. C’est donc à travers cette palette de présences plus ou moins charnelles, mais aussi de tonalités de jeu allant de l’expressivité à la distanciation, que se déclinent les multiples relations amoureuses reliant Elle (une femme d’affaires ambitieuse et autoritaire), L’Un (un acteur porno quadragénaire qui profite des derniers feux de sa beauté) et L’Autre (un jeune homme anticonformiste qui essaie de s’inventer une vie en dehors des normes de la société). Les questions de la relation à l’autre, de la solitude, des rapports de soumission et de domination, résonnent ici de façon à la fois belle et énigmatique. Stanislas Nordey trouve le point d’équilibre entre stylisation et corporalité. Son Erich von Stroheim regorge d’une puissance insolite. Il éclaire d’une lumière crue les troubles et les revers de l’existence.
Manuel Piolat Soleymat
Crédit Photo: Jean-Louis Fernandez Légende : Thomas Gonzalez et Emmanuelle Béart dans Erich von Stroheim, mis en scène par Stanislas Nordey.
A PROPOS DE L’ÉVÈNEMENT ERICH VON STROHEIM du 25 avril 2017 au 21 mai 2017 Salle Renaud-Barrault. 2 Avenue Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris, France Du 25 avril au 21 mai 2017 à 21h, le dimanche à 15h. Relâches les lundis ainsi que le 30 avril et le 2 mai. Spectacle vu au Théâtre National de Strasbourg le 14 février 2017. Durée de la représentation : 1h30. Tél. : 01 44 95 98 21. www.theatredurondpoint.fr.
Publiant un livre bilan et se trouvant à un moment charnière de son parcours, Eric Lacascade met en scène « Les Bas-Fonds » de Maxime Gorki en retrouvant son Nord natal et en réunissant une belle équipe d’acteurs jalonnant ses spectacles depuis le Ballatum Théâtre jusqu’à la direction de l’école du Théâtre national de Bretagne qu’il va quitter.
Né dans une famille pauvre, Alex Pechkov voit son père mourir du choléra, puis sa mère de la tuberculose, et, à 10 ans, se retrouve orphelin, élevé à la dure par un grand-père qui le retire très tôt de l’école. On comprend pourquoi, des années plus tard, lorsqu’il deviendra journaliste, il prendra le nom de Gorki, surnom qui était celui de son père et qui en russe veut dire « amer ». Seule alcôve de douceur : sa grand-mère. Elle meurt ; peu après, il se tire une balle dans le cœur, se rate, il a dix-neuf ans. Il mène une vie d’errance, de boulots éphémères – docker, veilleur de nuit, etc. L’écriture va le sauver. Le journaliste ne met pas longtemps à enfanter l’écrivain. Au cœur du réel
Puisant dans sa vie vagabonde, Maxime Gorki écrit Esquisses et Récits où passent les vies des marginaux qu’il a croisés. Gros succès. Adoubé par Tchekhov et Tolstoï. Il écrit alors sa première pièce, Les Bas-Fonds, qui est pour lui ce que sera Baal pour Bertolt Brecht : une première pièce qui part dans tous les sens, une bourrasque déglinguée. Mais, là où Brecht suit l’itinéraire d’un héros, Gorki opte pour le sur-place d’une série d’individus réunis dans un lieu de fortune, entre asile de nuit et marchand de sommeil.
Dans un ouvrage qui vient de paraître, Au cœur du réel, où il relate son parcours, ses rencontres déterminantes et sa méthode de travail, Eric Lacascade explique son besoin, lorsqu’il monte Tchekhov (Platonov, Les Trois Sœurs) ou Gorki (Les Barbares, Les Estivants), d’adapter les textes, de les reconstruire « pour donner à entendre ces histoires à ma manière », écrit-il. Ce qu’il fait ici en partant de la traduction des Bas-Fonds par d’André Markowicz (éditée par Les Solitaires intempestifs), ôtant tout ce que la pièce pouvait avoir de détails typiquement russes (à vrai dire, peu de choses) et par trop liés à l’époque. Et il transpose la pièce aujourd’hui dans une langue plus sèche, plus dure, situant le lieu interlope dans un coin de France qu’il connaît bien : le Nord.
C’est là qu’il est né, c’est à Lille qu’il a fréquenté les cafés, militants ou pas, les groupes anarchistes, c’est là qu’il a fait des « actions ». Et c’est à Liévin que s’est ancrée l’aventure du Ballatum Théâtre, en tandem avec le fils de mineur Guy Alloucherie qui a depuis fait sa route sans quitter le Nord. Ensemble, ils mettent en scène différents spectacles qui ne passent pas inaperçus dans leur région et dans le Off avignonnais, comme Help ! ou Si tu me quittes est-ce que je peux venir aussi ?, titres-répliques que pourraient prendre à son compte Vassilissa, la tôlière des Bas-Fonds quand celui qu’elle aime, le voleur Pepel, veut rompre avec elle et partir avec une autre.
Un moment charnière
Le plus souvent, les metteurs en scène abordent ce texte par le groupe que forment les personnages, tous enfermés dans une pièce commune et dont on ne sort pas. C’était le cas pour la récente mise en scène du Lituanien Oskaras Korsunovas avec sa troupe qu’Eric Lacascade connaît bien puisqu’il a monté à Vilnius avec ses acteurs une version d’Oncle Vania. C’est aussi une façon de faire qu’affectionne Lacascade, l’un des rares metteurs en scène français à savoir mettre en mouvement un nombre d’acteurs conséquent. C’était même devenu une manière de faire chez lui jusqu’à parfois s’y enfermer. Or, là, à un moment charnière de sa vie – il publie un livre qui fait le point, vient de quitter la direction de l’école du Théâtre national de Bretagne suite à la nomination d’un nouveau directeur du TNB, et retrouve un statut de compagnie indépendante –, porté par tout le travail effectué dans l’école depuis trois ans et emmenant avec lui une partie des acteurs qu’il a formés, il rompt avec cette manière.
Les personnages des Bas-Fonds – paumés, déclassés, ruinés, pauvres, etc. – sont réunis dans un même lieu, mais chacun est seul, face à lui-même et face aux autres. Le groupe ne se reconstitue que par deux fois dans une scène bordée d’onirisme et dans une action collective de chambardement. Dès que l’on entre dans la salle, on voit une scène éclatée en îlots. Des tables, des chaises essentiellement dispersées dans l’espace (scénographie Emmanuel Clolus). Et, au fond, un rideau plastifié vaguement transparent qui ouvre sur un alignement de lits de camp.
Cette approche de la pièce permet aux acteurs, bien dirigés par Lacascade et tous très inventifs, de donner plus de corps à leur personnage que ne leur en offre le texte. Le glacis formel qui corsetait souvent les derniers spectacles de Lacascade, renforcé par le côté sec du jeu jeu propre à l’acteur Lacascade (rappelant celui du regretté Alain Ollivier), s’efface devant la finesse du jeu des uns et des autres, l’identité forte dont chaque acteur affuble son personnage. Il faut citer tous les acteurs, tous les personnages.
Acteurs et personnages
La plus bouleversante, c’est Anna (Leslie Bernard), car la plus démunie, la plus nue, la plus sincère. Elle dit n’avoir jamais mangé à sa faim depuis qu’elle est née, n’avoir jamais porté un vêtement neuf, « toute ma vie j’ai tremblé », dit-elle. Elle est malade (tuberculose ?), ne tient plus debout, sait qu’elle va mourir, mais veut pourtant encore vivre un peu, elle doute que « là-haut » l’attende une vie radieuse. Elle meurt vite, trop vite, c’est la première mort de la pièce, la seule qui ne soit pas violente. Son mari Klevtch (Georges Slowick) ne s’occupe guère d’elle, obsédé qu’il est par le travail à effectuer – c’est le seul de tous à travailler, le seul à porter les restes d’une fierté ouvrière bien malmenée –, il est comme à part dans ce groupe qu’il assaille parfois de ses colères et qu’il observe par d’intenses silences.
D’autres acteurs sont familiers des spectacles d’Eric Lacascade. Arnaud Chéron (Boubnov qui, dans une autre vie, travaillait le cuir mais dont la femme est partie avec un amant et l’entreprise que son mari avait mise à son nom). Stéphane E. Jais (Le Baron, qui en fut un, ce dont doutent les autres, et qui vit une sorte d’humiliation permanente), Christophe Grégoire (Satine, un tricheur qui a fait sept ans de taule, et est tombé sur plus tricheur que lui). Tous ces personnages sont des compagnons de beuverie. Mais aussi le tôlier Kostilev joué par Arnaud Churin, personnage fort en gueule devant les faibles et minable devant le voleur qui lui en impose, et que L’Acteur traître de « vieux corbeau » et de « vieille ordure ». Louka, joué par Alain D’Haeyer, est le seul personnage venu d’ailleurs, un errant de passage, qui tranche par son humanité et sa quête de vérité qui exaspèrent les autres, avant de disparaître. Mais encore Medvedev, oncle de la tôlière, un flic plutôt véreux et magouilleur, rôle interprété par Eric Lacascade. Et Kvachnia (Christelle Legroux) s’est mise à la colle avec Medvedev parce que c’est un flic, mais il est comme les autres : il boit.
Seul nouveau, Mohammed Bouadia, sorti de l’école de Montpellier. Il est le voleur Pepel, homme entier « au cœur noir », un gars du Nord, corps aux muscles tendus, présence à la fois souple et massive, animale.
Deux élans collectifs vont traverser le spectacle dans des scènes de belle amplitude. La scène de révolte contre le tôlier qui verra l’espace anéanti dans un amas de tables et de chaises, comme un tertre funéraire au-dessous duquel agonise l’homme honni. Et, à la toute fin, un moment de liesse et d’oubli, une beuverie où la bière coule à flots dans la gorge des survivants, et pas seulement dans les gorges mais aussi sur les corps, le sol, partout. Cela doit rappeler quelques souvenirs de jeunesse au metteur en scène.
C’est là que se fait la jonction entre le jeune Gorki (ce qu’il deviendra est une autre affaire) et Lacascade, le gars du Nord qu’il fut et reste au fond de lui-même, retrouvant l’urgence sociale et politique en allant « au cœur du réel » (pour reprendre le litre de son livre) comme il le faisait au temps du Ballatum, au temps de On s’aimait trop pour se voir tous les jours mais avec une ampleur et une maîtrise décuplées. La colère et la bière de ces Bas-Fonds vont de pair et le désespoir paie sa tournée en attendant le retour de l’espérance partie aux toilettes se refaire une beauté et toujours pas revenue.
Le spectacle créé au Théâtre national de Bretagne sera du 17 mars au 2 avril à l’affiche de la Scène nationale des Gémeaux à Sceaux en partenariat avec le Théâtre de la Ville.
Au cœur du réel d’Eric Lacascade, Actes Sud, 200 p., 15€.
/ critique / Erich von Stroheim : la tragédie moderne de Christophe Pellet Par Stéphane Capron pour Sceneweb photo Jean-Louis Fernandez
De Christophe Pellet on connaît surtout La Conférence qui l’a révélé (déjà avec Stanislas Nordey). Dans Erich von Stroheim créé au Théâtre National de Strasbourg, il raconte l’histoire d’un trio amoureux. Stanislas Nordey en fait un spectacle qui navigue entre le théâtre, le cinéma et l’opéra.
Thomas Gonzales est nu, affalé dans un fauteuil quand le public entre dans la salle. Une photo immense de Montgomery Clift et Lee Remick tirée du film Le Fleuve sauvage d’Elia Kazan est projetée sur le décor, un mur imposant isolé au milieu du plateau. Ce mur va s’ouvrir et se fermer constamment sur les trois personnages de la pièce. Il les avale et les expulsent tandis que la voix de la Callas dans Sanson et Dalila de Saint-Saens revient comme une rengaine entre chaque séquence de cette pièce.
Erich Von Stroheim «mystificateur de génie» sert de figure légendaire à ce trio amoureux. Deux hommes, une femme…Un acteur porno (Laurent Sauvage) qui sait que son corps va le lâcher, une femme d’affaire (Emmanuelle Béart) et un jeune homo insouciant (Thomas Gonzalez). Les trois comédiens jouent constamment sur le fil dans une mise en scène à la fois opératique et cinématographique de Stanislas Nordey pour raconter la solitude de ces trois âmes perdues dans la société d’aujourd’hui.
La pièce écrite en 2005 avant La Conférence est une sorte de long poème à la langue découpée et abrupte, d’où sortent la vérité de ces personnages qui cherchent à retrouver leur part d’enfance dans les relations qu’ils nouent. Thomas Gonzalez possède la beauté naturelle des statues grecques. Emmanuelle Béart qui a fait le choix de mettre entre parenthèses le cinéma pour se consacrer au théâtre porte avec pugnacité l’exigence du texte de Christophe Pellet. Laurent Sauvage étreint ses deux partenaires avec une pointe de sadomosochisme.
Ce spectacle minimaliste et monumental peut paraître glaçant et rebutant au premier abord. La langue de Christophe Pellet, l’approche opératique de Stanislas Nordey et le jeu des comédiens lui confèrent un côté « tragédie grecque moderne ». D’ailleurs en voyant le spectacle, Stanislas Nordey a eu une très bonne idée: proposer à Emmanuelle Béart d’endosser le rôle Bérénice. Chiche !
Erich von Stroheim Texte Christophe Pellet Mise en scène Stanislas Nordey Avec Emmanuelle Béart, Thomas Gonzalez et Laurent Sauvage (en alternance avec Victor De Oliveira) Collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau Scénographie Emmanuel Clolus Lumière Stéphanie Daniel Son Michel Zurcher
Production Théâtre National de Strasbourg Coproduction Théâtre National de Bretagne – Rennes Création le 31 janvier 2017 au Théâtre National de Strasbourg Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS Le texte est publié chez L’Arche Éditeur L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté Durée: 1h40
Théâtre National de Strasbourg du 31 janvier au 15 février 2017 Rennes du 14 au 25 mars 2017 au Théâtre National de Bretagne Marseille du 4 au 6 avril 2017 au Théâtre du Gymnase Paris du 25 avril au 21 mai 2017 au Théâtre du Rond-Point
Au Théâtre national de Strasbourg, Stanislas Nordey met en scène la pièce «Eric Von Stroheim» de Christophe Pellet. La relation ambiguë d’un couple à géométrie variable.
Il est «l’Autre», et il est nu, sur le grand plateau vide à l’exception d’un fauteuil, lorsque le public s’installe. Il est assis de biais, une jambe repliée et quasi immobile, si bien qu’on ne peut que le scruter. Derrière lui, deux pans immenses, sur lesquels est agrandie une photo de Montgomery Clift et Lee Remick dans le Fleuve sauvage d’Elia Kazan. Fleuve débordant, à l’image de la passion, en contraste avec la froideur des liens du trio d’Eric Von Stroheim.
Il est «l’Un» et il sera torse nu, quand «Elle» lui demandera d’enlever sa chemise, c’est-à-dire tout de suite. Il est acteur de porno et il n’a plus que trois ans devant lui, avant que son corps ne le lâche, répétera-t-il. C’est un bon travailleur qui peut offrir toutes les images à ses clients, faire le mécanicien comme le marin. Néanmoins, il «organise sa survie», parce que «la beauté manque», dit-il dès la première scène. Et on se dit qu’il pourrait être aussi bien journaliste de presse écrite, profession qui elle aussi passe son temps à organiser sa survie et compter le temps qui lui reste. «Si on ne le fait pas, on crève», précise-t-il justement.
Elle est «Elle», vêtue d’une robe noire, simple et élégante - et dès son entrée, on sait qu’elle ne se dévêtira pas. D’une part, elle est une femme pressée, avec peu de temps devant elle, et donc pas celui de se rhabiller ; chef de quelque chose, toujours en retard. D’autre part - et la mise en scène de Stanislas Nordey le souligne - parce que rien n’est plus tabou que le corps d’une femme qui a passé la quarantaine, quelle que soit la magnificence de l’actrice, en l’occurrence Emmanuelle Béart. Ils sont donc trois acteurs, Thomas Gonzalez, Laurent Sauvage, Emmanuelle Béart, sur la scène du Théâtre national de Strasbourg (TNS).
«Elle», «l’Un» et «l’Autre» forment un couple, mais ils exècrent ce mot, qui cependant prend la place de tout ce qu’ils ne peuvent ressentir - l’amour, par exemple. Ils forment un couple à condition d’en exclure un, jamais le même. La pièce est une figure géométrique sans affects. «L’Autre» prévient cependant, d’emblée : «Ne m’abandonne pas, j’en mourrais.»
C’est une pièce et une mise en scène qui cheminent en s’améliorant dans la mémoire jusqu’à l’obsession. Au début, on est rebuté : «Quoi, encore un trio ? Un éternel remake de la Maman et la Putain, sauf que là, il y a deux hommes et une femme ?» D’autant que les acteurs, Laurent Sauvage en particulier, ont une manière d’accompagner leurs mots d’un jeu de mains qui n’est pas sans faire écho à Léaud dans le film d’Eustache. D’autant que le véritable sujet de la pièce est le langage et comment les mots sculptent le réel, comme dans le texte d’Eustache. D’autant que «l’Autre», Thomas Gonzalez, comme l’Alexandre de la Maman…, joue un oisif qui revendique son oisiveté, ici, à un moment où l’emploi manque pour de bon.
A chaque fin de scène, on entend la Callas, qui provoque une décharge électrique, tant elle rassemble toute la beauté enfuie que cherchent les personnages et souligne leur manque. Les pans qui se déploient agrandissent le plateau, une lumière parfois rose ou bleue envahit le décor, et le syntagme «son et lumière» traverse la pensée. Sans s’y arrêter cependant.
L’année dernière, avec Je suis Fassbinder, de Falk Richter, Stanislas Nordey (lire son interview ci-contre) s’emparait de l’actualité la plus brûlante. Il faut se faire une raison : Donald Trump et Marine Le Pen sont absents de la scène. C’est de manière plus retorse que la pièce de Christophe Pellet, publiée en 2006, nous parle d’aujourd’hui, et que les acteurs crachent «le tigre» qu’ils se désolent de ne pas être. Hommage à eux trois, vaillants magnifiques, Emmanuelle Béart et sa quête éperdue de l’anonymat, Thomas Gonzalez et son port de la nudité, et Laurent Sauvage, à la diction et présence si singulières.
Anne Diatkine
Erich Von Stroheim de Christophe Pellet m.s. Stanislas Nordey. Théâtre national de Strasbourg (67). Jusqu’au 15 février. Rens. : www.tns.fr Puis du 14 au 25 mars au TNB, Rennes (35), du 4 au 6 avril au Théâtre du Gymnase, Marseille (13), du 25 avril au 21 mai au Théâtre du Rond-Point (75008).
Photo : Emmanuelle Béart et Laurent Sauvage. Photo Jean-Louis Fernandez
Le projet artistique et politique de Stanislas Nordey nommé en 2014 à la tête de l'établissement a trouvé l’équilibre entre invention et prise en compte du réel.
Fous rires, tacles, bousculades de couloir et re-fous rires : des adolescents d’aujourd’hui. Nord-ouest de Strasbourg, quartier de Koenigshoffen. Entre les supermarchés « drive », les parkings, les immeubles en blocs ou en barres, le lycée technique Marcel-Rudloff. Vaste bâtiment moderne, aux espaces baignés de lumière, en ce jour de grand soleil. C’est dans une de ces salles claires que s’installe un groupe d’élèves. Ils s’appellent Mathilde, Auckland, Thomas, Ayoub, Solène, Fabio, Justine ou Ahmed. Les uns – des garçons en totalité – sont en classe de 1re électrotechnique à Rudloff. Les autres – presque exclusivement des filles – sont en 2de à Fustel-de-Coulanges, un établissement du centre-ville qui jouxte la cathédrale de Strasbourg.
Tous sont réunis pour un atelier théâtre organisé par le Théâtre national de Strasbourg (TNS), dans le cadre de son programme « Education et proximité ». Sous l’impulsion de Stanislas Nordey, nommé à la tête du TNS en 2014, et de son équipe, ce programme, comme tous les autres volets de l’activité du théâtre, a passé une vitesse supérieure – pour ne pas dire deux ou trois. « Quand il est arrivé au TNS, Stanislas Nordey nous a clairement donné pour mission de partir à la rencontre de nouveaux publics de manière fortement volontariste, d’ouvrir le théâtre sur des populations qui ne le connaissent pas et d’inventer des dispositifs permettant cette ouverture », explique Chrystèle Guillembert, directrice des relations avec le public au TNS.
une ruche en ébullition
Revenons au Rudloff, au milieu des élèves, répartis en petits groupes. Eve-Chems De Brouwer, comédienne et metteuse en scène, qui anime l’atelier, a demandé aux jeunes gens de travailler sur une « histoire extraordinaire », réellement vécue par l’un d’eux, mais qui sera racontée par les autres. L’un raconte tout simplement, si l’on peut dire, son expérience de mineur isolé arrivé en France avec sa sœur depuis l’Ouganda. Un autre dit qu’il a vu des armes à feu chez lui depuis qu’il est petit, parce que son père en détient. « Aujourd’hui, voir une arme est tout à fait normal pour moi », ajoute-t-il. Les filles évoquent des histoires de suicide ou de personnages qui passent leur vie à insulter leurs proches… Parmi toutes ces « histoires extraordinaires », une seule est heureuse, positive.
L’attention, chez les adultes présents dans la salle, est palpable. « Les élèves qui viennent de chez nous sont très éloignés du théâtre,souligne Isabelle Schoumacker, professeure de lettres et d’histoire, et professeure principale de cette classe de 1re électro-technique. C’est très étonnant de voir à quel point certains d’entre eux se révèlent grâce au théâtre. » Eve-Chems De Brouwer insiste sur la différence entre un « texte écrit » et un « texte raconté à l’oral », et l’atelier se conclut par l’écoute collective d’une chanson de Nekfeu, Humanoïde. « J’ai pas fait l’ENA ni Sciences Po, j’ai pas fait HEC/J’ai pas b’soin d’ça pour m’exprimer quand je vois des pauvres sur la chaussée », chante le rappeur français. Un ange passe.
L’atelier du Rudloff est une parmi les multiples activités d’une institution qui depuis deux ans s’est remise à vivre de toute part, au point de ressembler à une ruche en ébullition. « C’était vraiment la première idée qui me tenait à cœur, que cette maison vive du matin au soir, et qu’elle soit habitée par des artistes, sourit Stanislas Nordey, quand on le croise dans « son » théâtre, au retour du lycée. Trop souvent, en France, les théâtres ne sont habités que par le personnel administratif. »
Un temple républicain
La cohérence du projet artistique et politique de Stanislas Nordey éclate avec évidence, quand on passe quelques jours au sein du vaste bâtiment de l’avenue de La Marseillaise – un nom presque trop beau pour être vrai, pour ce qui est bien un temple républicain, au même titre que d’autres –, qui abrite le théâtre et son école d’art dramatique intégrée. « Le premier enjeu, c’était que cette maison redevienne une machine de création et de production, précise Nordey. C’est autour de l’activité artistique que se structure tout le projet. »
Nordey lui-même en est l’incarnation, puisque, en ces journées – et soirées – de janvier, il est dans son théâtre de 9 heures du matin à 11 heures du soir. Réunions de direction, ateliers avec les élèves acteurs de l’école, lecture de leurs journaux de bord, discussions avec les artistes associés au théâtre… Les journées sont bien remplies. Le soir, casquette de metteur en scène et pantalon battle-dress de soldat du théâtre public à la française, il monte sur le plateau de la grande salle du TNS pour répéter Erich von Stroheim, de Christophe Pellet, avec Emmanuelle Béart, Thomas Gonzalez et Laurent Sauvage. « C’est vrai que c’est inconfortable, pour ne pas dire acrobatique, remarque Nordey. Etre directeur au sens plein du terme, cela peut beaucoup vous fragiliser en tant qu’artiste. Mais c’est le choix que j’ai fait, ce qui est bien normal, puisque je conçois le rôle d’un théâtre national, qui plus est un théâtre-école, comme un tout. »
Dominique Lecoyer non plus ne compte pas ses heures. La directrice des études de l’école a connu les directions de Jean-Louis Martinelli, de Stéphane Braunschweig et de Julie Brochen. Elle se félicite que « le partage des expériences et le partage de l’outil » se soient « vraiment renforcés » sous l’impulsion de Nordey. « Tout est pensé en même temps, l’école et le théâtre », souligne-t-elle.
Toutes les couleurs de la France
De fait, les coursives du paquebot sont fréquentées par tout un bataillon dont aucun des membres n’a plus de 28 ans. Cinquante élèves, qui ont réussi le concours ultra-sélectif de l’école. Environ 800 candidats, et 25 élus par année de recrutement (le concours a lieu deux ans sur trois), parmi lesquels douze élèves acteurs, deux élèves metteurs en scène, un ou deux élèves dramaturges, quatre élèves scénographes-costumiers et six élèves régisseurs.
Entre les élèves de première année et ceux de troisième année, on voit qu’un grand bond a été franchi vers la professionnalisation. Dans une vaste salle où les tables ont été réunies en carré, les douze élèves acteurs de première année, accompagnés par l’élève dramaturge, mènent un atelier avec le metteur en scène Jean-Pierre Vincent (qui dirigea le TNS de 1975 à 1983) et son vieux complice, le dramaturge Bernard Chartreux.
Les deux hommes ont choisi, pour cet atelier qu’ils poursuivront sur les trois ans de leur scolarité avec les élèves, de travailler sur L’Orestie, d’Eschyle. Un retour aux sources du théâtre et un continent quasiment inconnu pour ces jeunes gens, assis à la table, qui en sont au déchiffrage et au défrichage du texte. « On ne vient pas au théâtre pour faire un voyage tout près de chez soi, leur dit Jean-Pierre Vincent, qui les nourrit de multiples références historiques et contemporaines, tout en les encourageant à rester vivants. Le texte, il faut le gorger de vie : le luxe des mots, le plaisir de dire des mots qui ont du jus, putain ! » Rires des élèves, regards admiratifs, certains légèrement teintés d’ironie.
A l’autre bout de l’étage consacré à l’école, changement de décor. Un autre maître du théâtre français, Alain Françon, répète avec les élèves de troisième année un montage de textes de l’auteur allemand contemporain Botho Strauss. Ce ne sont plus des élèves que l’on voit, mais bien des acteurs, qui jouent (bien) et que Françon dirige comme un metteur en scène. Pendant la pause de l’après-midi, trois jeunes filles de première année viennent observer leurs grands camarades à travers le hublot de la salle de répétition. Elles repartent de l’autre côté du couloir, admiratives, sérieuses, rêveuses.
D’une promotion à l’autre, on voit que quelque chose a changé, aussi. Dans ce groupe des élèves de première année se déclinent toutes les couleurs de la France. Briac Jumelais, le secrétaire général du TNS, y voit « le résultat de la politique extrêmement volontariste »menée depuis deux ans : « Dans cette nouvelle promotion, sur douze élèves acteurs, ils sont huit à être“issus de la diversité”, comme on dit aujourd’hui. Et pas parce qu’on a fait de la discrimination positive, mais parce qu’on a pris les meilleurs. Simplement, à la suite du travail que l’on mène pour faire connaître le théâtre à d’autres publics que ceux qui le connaissent déjà, nous avons eu une centaine de candidats, sur 800, appartenant à cette diversité, quand les années précédentes nous n’en avions qu’une trentaine. »
Le TNS est aussi en première ligne sur 1er Acte, un programme mené avec le Théâtre national de la Colline, à Paris, et le CCN2-Centre chorégraphique national de Grenoble, qui vise à former de jeunes acteurs issus de cette même diversité, pour augmenter leurs chances aux concours et lutter contre les discriminations sur les scènes françaises. Deux jeunes acteurs bénéficiaires de ce programme sont entrés à l’école en 2016, et un troisième joue dans la deuxième création en cours au TNS, Neige, d’après Orhan Pamuk, mis en scène par Blandine Savetier.
Le seul théâtre national hors Paris
Le Théâtre national de Strasbourg (TNS) est le seul théâtre national français installé en région. Le TNP de Villeurbanne (Théâtre national populaire) a, lui, le statut de Centre dramatique national. Les autres « nationaux » (l’Opéra de Paris, la Comédie-Française, le Théâtre national de Chaillot, l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le Théâtre national de la Colline) sont tous situés à Paris. Le TNS existe comme tel depuis octobre 1968. Etablissement public directement rattaché au ministère de la culture par décret du 31 mai 1972, il est né du Centre dramatique de l’Est (CDE) dont Hubert Gignoux, le dernier directeur, avait demandé à André Malraux, ministre des affaires culturelles, la transformation en théâtre national.
Le TNS a eu, dès l’origine, une identité singulière par rapport aux autres théâtres nationaux. Sa situation géographique et sa proximité avec l’Allemagne, la présence en son sein d’une école d’art dramatique pluridisciplinaire, d’ateliers de construction, de décors et de costumes, tout a concouru à en faire une fabrique où le théâtre s’apprend aussi concrètement que théoriquement. Son budget en 2016 était de 11,5 millions d’euros, dont 9,5 millions de subventions du ministère de la culture, seule tutelle pour un théâtre national, auxquels s’ajoutent deux millions de recettes propres (coproductions, tournées, billetterie…) et de mécénat.
« C’est un peu la crise du logement, ici ! », lance en riant Bertrand Salanon, le directeur de la production du TNS. Pas question qu’une alvéole reste inoccupée dans la ruche. Entre l’atelier des élèves où les jeunes scénographes sont penchés sur leurs maquettes et l’atelier costumes du théâtre, on croise et recroise Léa Gadbois-Lamer, toute jeune costumière. Sortie diplômée de l’école en 2016, elle est revenue dans la maison quelques semaines plus tard pour signer les costumes de Neige.
Dispositif de combat
« Cette présence des élèves dans la maison nous empêche de rentrer dans la routine », constate Elisabeth Kinderstuth, la directrice de l’atelier costumes, qui, comme le superbe atelier de décors situé à Illkirch-Graffenstaden, dans la banlieue de Strasbourg, carbure à plein régime. « Je crois qu’on n’a jamais eu autant de travail, alors même que le projet de Stanislas Nordey repose sur les écritures contemporaines », plaisante-t-elle, en montrant la photo de Marlene Dietrich qui va l’inspirer pour créer la robe que portera Emmanuelle Béart dans Erich von Stroheim.
Frédéric Vossier passe une tête. Il est dramaturge, auteur notamment de Ludwig, un roi sur lune, mis en scène par Madeleine Louarn au Festival d’Avignon 2016. Au TNS, il est « auteur permanent ». Stanislas Nordey, grand lecteur de textes contemporains, voulait un écrivain dans la maison. Vossier a dit oui à ce rôle d’homme-orchestre de l’écriture, à la fois conseiller littéraire, rédacteur en chef de la revue du TNS, Parages, responsable de la section Dramaturgie de l’école, animateur d’ateliers d’écriture et de critique, opérateur du prix Bernard-Marie Koltès, décerné par les lycéens à une pièce contemporaine.
Mais il est 19 heures et des poussières, bientôt l’heure d’aller voir La Fonction Ravel, de Claude Duparfait. Le spectacle est présenté dans le cadre de L’Autre Saison, encore un volet du dispositif de combat inventé par Nordey. Le directeur du TNS a choisi de consacrer chaque saison le budget d’une création pour offrir, au sens strict du terme puisque les propositions sont gratuites, une quarantaine de rendez-vous artistiques : rencontres, lectures, spectacles, etc., en vue d’attirer là aussi de nouveaux spectateurs. Et à voir, en compagnie d’un public largement jeune et étudiant, ce spectacle où le comédien-auteur Claude Duparfait raconte comment, à l’adolescence, la rencontre avec l’œuvre de Maurice Ravel lui a sauvé la vie – lui, l’adolescent de Laon, dans l’Aisne –, le projet du TNS prend tout son sens.
Artistes associés
L’idée n’est pas nouvelle, chez Stanislas Nordey, que les théâtres publics ne doivent pas être des charges notariales pour les metteurs en scène, mais que leur direction doit s’ouvrir plus largement aux auteurs et aux acteurs. Avec Eric Lacascade, Wajdi Mouawad et Jean-François Sivadier, il avait même proposé au ministère de la culture une nouvelle forme de direction, mutualisée et collégiale. Le ministère n’a pas osé tenter l’aventure.
Stanislas Nordey est donc seul directeur du TNS, mais il s’est entouré d’un solide collectif d’« artistes associés ». Celui-ci comprend dix acteurs : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Nicolas Bouchaud, Vincent Dissez, Valérie Dréville, Claude Duparfait, Véronique Nordey, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond et Laurent Sauvage. Quatre auteurs : Claudine Galéa, Marie NDiaye, Pascal Rambert et Falk Richter. Et six metteurs en scène : Julien Gosselin, Thomas Jolly, Lazare, Christine Letailleur, Blandine Savetier et Anne Théron. C’est autour de leurs désirs d’artistes que s’organise la programmation du TNS. Erich von Stroheim, la pièce de Christophe Pellet mise en scène par Stanislas Nordey, a ainsi été choisie par Emmanuelle Béart.
« Pour le moment, j’arrive à peu près à tenir tout ce que je voulais faire, se félicite Stanislas Nordey, qui sait qu’il était attendu au tournant en étant nommé à la tête d’une grande maison, après l’échec subi à la direction du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, de 1998 à 2001. A Saint-Denis, j’avais imaginé un projet un peu au-delà du réel. Là, j’ai vraiment essayé de trouver l’équilibre entre l’invention de nouveaux dispositifs et la prise en compte du réel. »
Il est vrai que le ministère de la culture lui a préparé le terrain, en recrutant pour la maison un administrateur de choc, en la personne d’Antoine Mory. Jeune et passionné, il a fait Sciences Po et l’ENA, et du théâtre, aussi. Il a même raté le concours d’entrée à l’école du TNS, avant de réussir celui de l’ENA. De là à dire que l’école la plus difficile des deux n’est pas forcément celle que l’on croit… Aujourd’hui, c’est lui qui tient les cordons de la bourse, avec un budget de 11,5 millions d’euros – le plus petit pour un théâtre national – pour gérer le théâtre et l’école. « Là aussi, c’est acrobatique, explique Antoine Mory. C’est comme si on faisait la même chose que le Théâtre de la Colline et le Conservatoire réunis, avec 5 ou 6 millions d’euros en moins. » Mais son budget est en équilibre : « Je le vivrais très mal, de terminer l’année avec 200 000 euros de bénéfices : pour moi, cela signifierait que je n’ai pas rempli ma mission de service public. » Sur la corde raide, donc. Mais heureux, comme tous ses collègues. Ce qui se joue à Strasbourg, c’est bien la refondation du théâtre public à la française.
Ajoutée le 11 oct. 2016 24.10.16 : une soirée pour découvrir Lazare, metteur en scène associé, qui présentera cette saison le spectacle "Sombre Rivière"
Lazare construit un théâtre de la rage. Celle qui troue joyeusement l’existence de questions brûlantes à vif. C’est pour « faire face » : écriture truculente et palpitante, poétique et politique, de la résistance de la vie contre ce qu’il appelle « les grands ensembles » qui organisent mondialement la solitude et la détresse. Faire face à la désolation du « sans-racine », de l’exilé, de l’outsider. Lazare est un franc-tireur, tissant un monde singulier et frappant, musical et généreux. C’est un chef de troupe qui sait avec majesté et excentricité renouer avec un théâtre populaire et enchanteur qui clame son amor mundi, contre tout désespoir.
Lazare a été formé à l’Ecole du TNB quand Stanislas Nordey en était le responsable. Il dirige la compagnie Vita Nova. Ses textes dramatiques sont édités aux Solitaires Intempestifs.
Action directe . Créé à Strasbourg et actuellement joué à la Colline, «Je suis Fassbinder» de l’Allemand Falk Richter, mis en scène avec Stanislas Nordey, est une vision tourmentée de l’Europe actuelle en proie à la montée des nationalismes.
La première réplique entre dans le vif du sujet. «Oui mais tu ne peux pas juste les mettre dehors comme ça ils sont censés aller où ?» (1). Deux hommes débattent avec animation autour d’une table dans une cuisine, sous un beau nuage de fumée. C’est Stanislas Nordey, alias «Stan», qui a posé la question et ouvert la pièce. Aller où ? «Là d’où ils sont venus», répond sans ambages Laurent (Laurent Sauvage). Le débat embraye immédiatement autour des migrants, de leur intégration, des femmes agressées sexuellement, des foyers incendiés, de Merkel. L’échange est enflammé, rebondit, oppose argument contre argument. Un peu plus loin dans la discussion, Laurent insiste, avec des accents puérils d’impuissance : «Mais ils étaient des milliers au nouvel an à Cologne et Merkel nous les ramène mais elle, ELLE A DES GARDES DU CORPS IL NE LUI ARRIVE RIEN MAIS NOUS NOUS.»
La peur montante de l’un face à l’aiguillon de l’autre.
Le ton de la dernière création écrite par Falk Richter et mise en scène par l’auteur et Stanislas Nordey, Je suis Fassbinder, est donné : un texte sur le climat délétère de notre société et son écho irradiant dans nos vies personnelles. Décidé après les attentats à Charlie Hebdo, ce spectacle inclut jusqu’aux événements du soir du réveillon de Cologne. Crise des réfugiés, terrorisme, état d’urgence en France, montée de la xénophobie en Allemagne, dictatures en Europe : l’inquiétude grandit, le radicalisme avec. Sans pincettes, la confrontation orale sur scène est à fleur de ressenti. Exit le politiquement correct.
Années de plomb
Le projet de pièce de Falk Richter, auteur associé pendant cinq ans au Théâtre national de Strasbourg (TNS) que dirige Stanislas Nordey depuis 2014, était de se pencher sur ce qui est en train d’advenir à l’Europe, à la culture, à l’identité européenne. «Est-on en train de revenir à des identités nationales plus exacerbées, de retomber dans le nationalisme, que se passe-t-il en fait ?» soulevait le dramaturge allemand au moment de la création, en mars à Strasbourg. Il convoque, comme le surligne le titre, Rainer Werner Fassbinder, figure engagée et géniale du cinéma allemand, disparu en 1982 à 37 ans. Il s’inspire fortement d’un de ses films, l’Allemagne en automne, auquel avaient participé plusieurs cinéastes. Il s’agit d’un montage de documentaires et de fictions tournés entre septembre et octobre 1977, après l’enlèvement à Cologne et l’assassinat de Hans-Martin Schleyer, le «patron des patrons» allemands, et les «suicides» en prison de trois membres du groupe Baader-Meinhof. Le film de ces «années de plomb» montrait une Allemagne interpellée par le terrorisme. Falk Richter avait environ 17 ans quand il a vu la première rétrospective de Fassbinder. Ça l’a profondément marqué. «Il y a chez Fassbinder une espèce d’aller-retour permanent entre sa vie et son travail. Tout ce qui lui arrive se retrouve, en quelque sorte, dans son travail. Chez moi, c’est la même chose : il m’arrive même parfois de ne plus pouvoir distinguer ce que je vis de ce qui arrive dans mes pièces. Voilà pourquoi Fassbinder m’a profondément inspiré.»
Plutôt que d’imaginer une pure fiction comme d’autres créations autour du thème des migrants, de la montée de l’extrême droite et du désintérêt du politique (lire ci-contre), Je suis Fassbinder s’attache à autopsier la société, à souligner ses contradictions et son malaise, en y mêlant les références au réalisateur et à l’esthétique de ses films (décor et costumes années 70, extraits des Larmes amères de Petra Von Kant…). La fameuse scène du début, le face-à-face entre Stan et Laurent, entre fumée et alcool, joue en reflet du face-à-face entre Fassbinder et sa mère, Lilo Pempeit, à la table de cuisine dans l’Allemagne en automne. Devant la caméra, Fassbinder pousse sa mère à prendre position sur le terrorisme et la répression. Lilo Pempeit dit qu’elle ne «supporte plus» ce pays «envahi» par ces «réfugiés arabes» qui «violent nos femmes», dénonce cet Etat qui ne la «protège plus». Finalement, elle concède même souhaiter l’arrivée d’un dirigeant «autoritaire» mais «gentil» pour remettre de l’ordre.
Ambiance fin de siècle En blouson noir, Stanislas Nordey incarne Rainer et, en manteau de fourrure, Laurent Sauvage représente la mère. Cette confusion des identités instillée dès la première scène se prolonge tout au long de la pièce. Celle-ci manipule les miroirs et les mises en abyme : Stanislas Nordey incarne Rainer, mais aussi Stan, le metteur en scène qui s’agite sur le plateau pour rectifier en direct les répliques et les corps. L’Europe est personnifiée par Judith Henry, drapée de rouge, déchirée entre toutes ses contradictions : «Je suis l’Europe/ Je n’ai pas d’identité/ Je suis l’Europe et/ personne ne sait ce que ça signifie/ Je suis l’Europe/ et je ne tiens pas debout, je me brise/ je m’effondre/ je sens cette DÉCHIRURE ces DÉCHIREMENTS/ je suis DÉCHIRÉE de toute part/ par une grande/ insécurité/ le trouble/ le désarroi/ la panique/ l’hystérie/ la haine/ Je ne sais pas qui je suis/ Il y a une grande PEUR.» Les personnages, qui respirent le mal-être ambiant, n’en oublient pas pour autant de s’amuser, de chanter, de danser (partie endiablée de Thomas nu), de s’aimer. Avec la même insécurité qui hante la vie intime. Judith a beau être heureuse avec Laurent, elle veut arrêter : «Je ne peux pas encore tout détruire et changer sans savoir si je reste avec toi pour toujours ou juste pour quelques semaines ou quelques mois ou trois ans tout au plus et si je supporterai que ce soit avec toi ou avec qui que ce soit ou si je ne préfère pas être seule et juste disparaître.» On s’étonne parfois de les voir tourner en rond, de se torturer, de se demander dans quelle direction ils sont censés aller, mais leurs gesticulations ont quelque chose de familier, de connu, d’intérieur. L’ambiance de plus en plus foutraque donne une sensation de fin de siècle, où la vitalité plus forte que tout et le parler brut confinent au burlesque et au festif.
Écrite au jour le jour Duo de choc, Stanislas Nordey et Falk Richter ont collaboré en 2010 à Avignon avec My Secret Garden. La confession autobiographique tournait également à un examen sévère de l’Allemagne de l’après-guerre et du capitalisme. Je suis Fassbinder semble avoir été fait comme une urgence, en l’écrivant au jour le jour sur le plateau, joué dans la foulée, l’encre à peine sèche, en permanent work in progress pendant les répétitions. Ce sans filet peut apparaître comme un défi pour des acteurs dont le rôle ne peut pas s’appréhender avant, mais peut même évoluer jusqu’à la dernière limite… «Falk a achevé mon monologue de la fin à quelques jours de la première et j’ai du l’apprendre en deux jours», racontait joyeusement Stanislas Nordey, après une des premières représentations au TNS.
Je suis Fassbinder n’est pas du théâtre politique. «Le théâtre de Falk ne cherche pas à démontrer, c’est un théâtre qui nous questionne», en disait Stanislas Nordey. Fear, la dernière création de l’auteur allemand mise en scène à la Schaubühne de Berlin, en décembre, s’attaquait à l’extrême droite allemande. Elle lui a valu des menaces de mort et d’être poursuivi en justice. Le théâtre «a le droit d’être critique, de parler de politique et de personnalités politiques», s’est défendu Falk Richter. C’est ça aussi, la force de Je suis Fassbinder : il met en avant la figure de l’artiste qui parle du monde qui l’entoure et donne un contenu concernant à sa création collective. Regardez-les, regardez-vous.
(1) Citation extraite de la partition plateau. Le texte est publié à L’Arche.
Frédérique Roussel Je suis Fassbinder de Falk Richter m.s. Stanislas Nordey et Falk Richter, traduction Anne Monfort, avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloise Mignon, Stanislas Nordey et Laurent Sauvage. La Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020. Jusqu’au 4 juin. Rens. : www.colline.fr
Par Alexandre Demidoff pour Le Temps.ch : L’Allemand Falk Richter signe et monte à Lausanne «Je suis Fassbinder», spectacle à explosions multiples joué par cinq acteurs stupéfiants.
Le spectateur de Belleville's insight:
Dans une mise en scène de Stanislas Nordey, prochainement à Paris au Théâtre national de la Colline
L’Allemand Falk Richter et le Français Stanislas Nordey mettent en scène ensemble « Je suis Fassbinder » au Théâtre national de Strasbourg. Réflexion sur la destinée d’un grand artiste inscrit dans une époque qui peut évoquer la nôtre. Et leur permet de poser des questions très actuelles.
Ils étaient trop jeunes. Trop jeunes ? Etaient-ils nés ? Oui bien sûr. Mais ils n’avaient pas l’âge : Richter est né en 69, Nordey en 69. Ils auraient pu, petits garçons, croiser Rainer Werner Fassbinder, homme encore bien jeune et qui allait mourir trop tôt : 1945-1982.
Complices, l’Allemand écrivain et metteur en scène, et le Français, comédien et metteur en scène, le sont depuis longtemps. On a vu d’eux des spectacles très intéressants, dans des configurations diverses : l’un mettant en scène le texte de l’autre ou tous deux jouant, le texte de l’un mis en scène par l’autre avec le renfort non négligeable d’une fille sans doute plus forte qu’eux, Anne Tismer.
Au Théâtre national de Strasbourg, qu’il dirige, Stanislas Nordey frappe un grand coup en choisissant, comme premier geste personnel d’incarner Fassbinder lui-même en montant, avec son ami allemand cette « pièce » faite de bric et de broc, écrite en quelques semaines, montée en moins de temps encore. « Je suis Fassbinder » ne prétend pas être un manifeste, même si la reprise, sans ironie à ce que l’on en a compris de « Je suis Charlie » a quelque chose, mine de rien, de très ambitieux.
Mais ainsi va Stanislas Nordey : mine de rien avec beaucoup d’orgueil et plus encore d’intelligence.
« Je suis Fassbinder » est évidemment dominé par la couleur orange et les tapis en laine à grandes mèches des années 70. Du PVC blanc et de l’aluminium, une mode épouvantablement laide –de celle d’ailleurs qui triomphe avec « Les Larmes amères de Petra von Kant »- mais dont, évidemment, quand on la vit, quand on en est le contemporain, on l’accepte.
Donc, premier point, dans « Je suis Fassbinder », le décor est laid, très laid. Volontairement. Il est dans le goût des années 70. Des plates formes, des plateaux qui se chevauchent –plusieurs hauteurs, plusieurs tailles- pourraient glisser comme glissent les écrans. Il y a l’horizontal, le vertical, il y a les canapés, les sièges et le désordre sans nom qu’inspire l’espace. Des photos, des écrans, des trucs aux murs, des trucs par terre, des machins qu’on ne range jamais, bref, une impression de bordel qui évoque très bien ce que l’on savait de Fassbinder, ce que l’on voit dans ses films ou dans les reportages qui ont été quelquefois réalisés chez lui ou encore des entretiens dans lesquels il s’exprime.
Il a vécu vite. Ardemment. Il pressentait-il cette fin prématurée. Ou bien est-il mort de s’être trop usé ? Ce n’est pas ce qui intéresse Falk Richter et Stanislas Nordey. Ils s’appuient sur un film qui a beaucoup marqué à l’époque, « L’Allemagne en automne », une suite de témoignages très personnels d’artistes, cinéastes, metteurs en scène, comédiens qui parlent de leur pays. Ce n’est plus cette « mère blafarde » dont parlait Brecht (expression qui sera reprise en titre par Helma Sanders-Brahms, décédée il y a moins de deux ans). C’est une Allemagne tiraillée entre une vitalité, une créativité profonde, une Allemagne de l’Ouest opulente mais déchirée par le terrorisme, et notamment la bande à Baader, cette « Fraction armée rouge », si violente. Une Allemagne de la génération des enfants de la guerre, ployant sous la culpabilité.
Revenons aux plateaux du TNS. On voit arriver les comédiens par le fond de la scène. Ils s’installent à une table. Une télé marche. On est trop loin pour distinguer ce qu’elle diffuse. Et ça commence. Les fils narratifs ne vont cesser de s’enchevêtrer une heure trente à peu près, durant. On a le sentiment d’un théâtre qui naîtrait devant nous. A mi-chemin des recherches des deux concepteurs et de leurs amis embarqués dans ce chantier qu’ils laisseront ouvert, nous incitant à toujours plus de réflexion, de lectures, d’engagement. De courage aussi sans doute. Car rien, ici, à aucun moment n’est complaisance. Tout est sincérité mais aussi distance, humour, ironie, on l’a dit.
Rien que l’on puisse résumer. Des morceaux, des éclats. Des archives. Et des extraits de ce film « L’Allemagne en automne » dans lequel Fassbinder dialoguait d’une manière très frontale avec sa mère. Ici, cela donne des scènes Nordey-Laurent Sauvage, toujours formidable, des scènes qui valent le détour. Mais leurs camarades sont eux aussi sur la crête. Judith Henry, aigüe et fine, portant et ce passé récent et cet aujourd’hui déroutant, avec une profonde clairvoyance, Eloïse Mignon, charmeuse et nuancée, Thomas Gonzalez, énergie canalisée avec esprit.
Théâtre National de Strasbourg jusqu’au 19 mars, MC2 de Grenoble du 15 au 20 avril, Théâtre de Vidy-Lausanne, du 26 avril au 4 mai. Théâtre national de la Colline, du 10 mai au 4 juin.
C’est un spectacle-choc, qui parle de ce que l’on vit en Europe aujourd’hui, avec au centre la France et l’Allemagne. La montée des nationalismes, les poussées de l’extrême droite, les attentats de Paris, la manifestation contre le mariage pour tous, les viols de Cologne, la crise des réfugiés… tout y est abordé d’une manière frontale, dans une ambiance souvent proche de l’implosion et sous un titre en forme de manifeste : Je suis Fassbinder.
Au départ, il était question du cinéaste Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), à qui le dramaturge allemand Falk Richter et le metteur en scène français Stanislas Nordey voulaient consacrer un spectacle. Ils en étaient aux prémices quand a eu lieu la fusillade de Charlie Hebdo, en janvier 2015. Comme tout le monde, ils se sont posé la question : un artiste peut-il tout dire ? Oui, répond Je suis Fassbinder, dont Falk Richter a écrit le texte au jour le jour, en tenant compte des cinq interprètes et de l’actualité, qu’il confronte à celle des années 1970.
Un film est central dans le spectacle : L’Allemagne en automne. Sorti en 1977, il est signé de plusieurs cinéastes, dont Rainer Werner Fassbinder, qui se filme avec son amant et sa mère, avec laquelle il parle de la situation induite par les attentats terroristes de la Fraction armée rouge (RAF). Tension extrême, opinions opposées : la mère pense qu’il faudrait « un gentil Führer » pour mettre fin au chaos, quand Fassbinder voudrait voir détruit le système qui a créé ce chaos.
UN THÉÂTRE QUI COGNE, CONVOQUE FRANÇOIS HOLLANDE, ANGELA MERKEL, VIKTOR ORBAN, MARION MARÉCHAL LE PEN
Partant de là, Falk Richter écrit son « Allemagne en automne », version 2016. Il se fait le chroniqueur du temps, en s’octroyant une liberté qu’il rapproche de celle de Fassbinder : mettre à nu ce que nous avons dans la tête, sans toujours vouloir nous l’avouer. Pour Falk Richter, il s’agit d’exorciser ce qui se passe quand on est bouleversé, perdu et angoissé, comme c’est le cas aujourd’hui. Il y a une forme de sauvagerie existentielle dans sa pièce, où la libération de la parole s’autorise tout, et où s’affrontent deux camps, comme dans le film de Fassbinder.
Cette sauvagerie envahit le plateau, où Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloise Mignon, Stanislas Nordey et Laurent Sauvage, habillés façon seventies, jouent le va-et-vient entre hier et aujourd’hui. Ils se donnent totalement, comme dans une bacchanale incendiaire, évidemment sexuelle, qui ne faiblit pas un instant. Ils vont même jusqu’à rejouer des scènes de films – ce qui ne passe pas du tout –, à se livrer, dans le cas de Thomas Gonzalez, à une « bite danse » fort goûtée du public ou à chanter, en faisant fondre d’amour les spectateurs.
La peur à l’œuvre
Mais ce rapprochement entre hier et aujourd’hui est aventureux. Le terrorisme suscitait dans les années 1970 une empathie ou une sympathie des artistes impensable en 2016. Falk Richter ne l’ignore évidemment pas, mais, malgré lui, il entretient entre les époques une confusion que l’on peut regretter. Ce qu’il montre bien, en revanche, c’est la peur qui est à l’œuvre, le repli sur soi qu’elle suscite, les instincts bas qu’elle réveille, les clivages qu’elle génère entre ceux qui cherchent les moyens de la combattre, et ceux qui s’en remettent à un pouvoir autoritaire, au risque de causer la perte de la démocratie.
Pour ce faire, Falk Richter va jusqu’au bout. Pas en choisissant la voie d’un théâtre politique, qu’il récuse, mais en chroniquant à voix haute l’Europe d’aujourd’hui. C’est un théâtre d’actualité qu’il écrit et co-met en scène avec Stanislas Nordey. Un théâtre qui cogne, convoque François Hollande, Angela Merkel, Viktor Orban, Marion Maréchal Le Pen ou Beatrix von Storch, petite-fille du ministre des finances d’Hitler, qui siège au Parlement européen à Strasbourg, où est créé Je suis Fassbinder, et déclare qu’on devrait tirer sur les réfugiés qui tentent de passer les frontières, femmes et enfants compris.
Mais c’est aussi un théâtre qui a ses limites : contrairement à Fassbinder, qui dans ses films inventait un monde en partant de l’état du monde, Falk Richter ne crée pas un monde dans sa pièce. Il reproduit le nôtre, en faisant entendre ce que l’on peut se dire entre amis, ou glaner dans les médias ou au café. Poncifs compris, mais heureusement sauvés par l’interprétation des comédiens qui incarnent nos troubles d’Européens, comme il se doit, d’une manière intempestive et généreuse.
Je suis Fassbinder, de Falk Richter. Mise en scène : Stanislas Nordey et Falk Richter. Avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloise Mignon, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage. Jusqu’au 19 mars au Théâtre national de Strasbourg. Tél. : 03-88-24-88-00. De 6 € à 28 €. Durée : 1 h 55. A partir du 24 mars en tournée à Grenoble, Rennes, Lausanne, Paris.
Crise des réfugiés, état d'urgence en France, montée de la xénophobie en Allemagne, dictatures en Europe: avec "Je suis Fassbinder", le directeur du théâtre national de Strasbourg Stanislas Nordey cosigne avec l'Allemand Falk Richter une pièce qui dénonce les amalgames et les périls qui guettent le Vieux Continent.
La pièce, une création coécrite et mise en scène par Nordey et Richter, s'inspire librement de "L'Allemagne en Automne", un film tourné en 1977 par Rainer Werner Fassbinder, figure controversée du cinéma allemand, mort en 1982 à 37 ans. En près de 2 heures, la pièce revisite, à la lueur des crises contemporaines, ce film basé sur un entretien du réalisateur avec sa mère qui aborde une autre crise sociétale, celle des "années de plomb" quand l'Allemagne cherchait des réponses au terrorisme de la Fraction Armée rouge.
"Que sont nos familles recomposées, nos vies, nos morales, comment avance-t-on dans nos sociétés aujourd'hui ? Que se passe-t-il après les attentats du 13 novembre (en France) et le soir du réveillon de Cologne ?": "Je suis Fassbinder" aborde quelques-unes de ces questions, souligne Stanislas Nordey. "Le théâtre de Falk ne cherche pas à démontrer, c'est un théâtre qui nous questionne", estime Nordey à propos de celui qu'il surnomme "son frère de théâtre", évoquant une écriture qui ne se prend "jamais au sérieux", "drôle" et "traversée par des zones d'ombre".
"Nous vivons dans une société capitaliste au sein de laquelle chacun a peur de perdre quelque chose. Avec la crise des réfugiés, cette situation est devenue encore plus aiguë", estime Falk Richter, menacé de mort en Allemagne pour "Fear" sa dernière création mise en scène à la Schaubühne de Berlin.
"Notre époque est traversée par une grande peur. Il y a des défis importants. L'Europe menace d'éclater et l'Allemagne qui abrite actuellement un million de réfugiés, est en proie à de très importants mouvements d'extrême droite", estime Richter qui s'inquiète d'une "radicalisation de plus en plus grande" dans son pays.
- Un dirigeant "autoritaire" -
Pour leur travail, démarré après les événements de Charlie Hebdo les deux auteurs ont choisi un décor fait de meubles contemporains.
Fassbinder, incarné sur scène par Stanislas Nordey rejoue en 2016 plusieurs de ces entretiens dirigés par le cinéaste en 1977 avec sa mère.
Celle-ci, devant la caméra clame qu'elle ne "supporte plus" cette Allemagne "envahie" par ces "réfugiés arabes" qui "violent nos femmes", dénonce cet Etat qui ne la "protège plus" et ces hommes devenus "des lavettes".
Au fil des discussions à la table de la cuisine, la mère, poussée dans ses derniers retranchements par Rainer, blouson en cuir noir, avoue du bout des lèvres qu'elle souhaite l'arrivée d'un dirigeant "autoritaire", mais "gentil" pour remettre de l'ordre dans le pays. La pièce montre des personnages reclus chez eux, perdus, pris de mal-être, qui en France et en Allemagne et ailleurs expriment leurs peurs, dans une Europe drapée de rouge personnifiée sur scène, en proie aux "doutes", qui menace de vaciller, débordée par les crises.
Volontairement "drôle, sérieuse et bordélique", souligne Nordey, la pièce montre des personnages qui n'en oublient pas de vivre en partageant des moments ensemble, en s'amusant, en chantant, et en s'aimant. Sur la scène, les performances scéniques se succèdent: nu, un jeune homme va jusqu'à tourner en dérision les événements de Cologne en agitant son corps devant une amie.
Présentée au public vendredi soir au TNS, la première de la pièce a été applaudie sans discontinuer durant plusieurs minutes.
Propos recueillis par Emmanuelle Bouchez dans Télérama
Il est convaincu que la culture peut résoudre beaucoup de choses. Et pourtant, faute de propositions fortes, l'homme de théâtre (et de gauche) ne s'y retrouve pas. Rencontre avec Stanislas Nordey. Il assume déjà tous les métiers de la scène : directeur du Théâtre national de Strasbourg, metteur en scène, acteur chez les autres dès qu'il le peut… Néanmoins, Stanislas Nordey, qui appartient à cette génération de quinquas aujourd'hui au pouvoir dans l'institution, trouve du temps pour suivre de près la campagne présidentielle. Via la lecture quotidienne de la presse écrite, et à la source, sur les sites des candidats dont il a épluché par le menu tous les programmes.
Quel regard portez-vous sur la campagne ?
Elle existe, contrairement à ce que tout le monde dit, même si les grands médias mettent le paquet sur les affaires. Chacun des candidats trace des lignes auxquelles on peut s'identifier ou pas. En revanche, certains secteurs sont laissés de côté… comme la culture : le silence de tous sur ce sujet (y compris des petits candidats, car Yannick Jadot, quand il était encore en campagne, n'en faisait pas grand cas non plus), est frappant. La bonne surprise, si j'en juge par le prisme des médias car je ne suis pas immergé dans le réel des meetings, est que le thème sécuritaire n' a pas dévoré toute la place… On parle surtout social et économie. “Si le mot ‘culture’ surgit tout à coup lors des interviews, cela ressemble à une blague !”
Comment expliquez vous une telle absence des sujets culturels ?
Absence telle que si le mot « culture » surgit tout à coup lors des interviews, cela ressemble à une blague ! Les politiques n'en sont pas les seuls responsables. Les éditorialistes et les commentateurs relèguent la culture dans un angle mort. Mais je ne devrais pas vous dire cela à vous, Télérama, qui en avez organisé Les Etats Généreux. Au vu des récents attentats et des fractures en cours dans la société, il est très dommageable, voire aberrant, d'assumer une telle impasse.
Sans être un doux utopiste, j'en suis convaincu : la culture est un terrain où l'on peut résoudre beaucoup de choses. Ce n'est pas davantage de plan vigipirate qu'il faut porter dans les territoires abandonnés, mais plus de culture et d'éducation. Les deux sont indissociables : transmission des savoirs et ouverture d'esprit passent par ce carrefour-là. Je le sais parce que je l'ai souvent expérimenté moi-même en faisant des ateliers dans les quartiers : des gamins que les profs disaient perdus, en proie à l'exclusion, à l'abandon, à l'intolérance et à la haine de l'autre se réveillent parce qu'ils rencontrent quelque chose qui les touche.
On voit pourtant dans beaucoup de programmes une volonté de renforcer la présence de l'art à l'école : chez Benoît Hamon, Jean-Luc Mélenchon, François Fillon, ou Emmanuel Macron par exemple…
Certes mais cela reste vague : aucun n'affiche clairement les moyens qu'il y met. Or il faut un arbitrage budgétaire, car cela coûte cher. Je ne sens pas émerger le désir d'un projet d'ampleur comme le fut le plan Lang-Tasca [en décembre 2000, ndlr]. C'est sans doute lié à l'affaiblissement, ces dernières années, du ministère de la Culture lui-même. Je n'ai rien à reprocher à François Hollande… L'une de ses grandes fautes, pourtant, est cette valse de trois ministres en cinq ans : un vrai manque de sérieux, car, pour construire, il faut du temps. “J’aurais rêvé d’une candidature de Christiane Taubira, parce qu’elle aurait truffé ses discours de citations de poètes !”
Qu'est ce que vous attendez d'une élection présidentielle ?
Je suis un incorrigible gauchiste même si je n'ai jamais été encarté nulle part. J'ai été politisé très tôt : je défilais dans la cour d'école primaire en 1974 avec des pancartes « Mitterand Président/Giscard au placard » ! Si j'ai aimé Mitterrand, c'est parce qu'il lisait et écrivait lui-même. A l'inverse, pendant l'une des dernières mandatures, on a eu un président (Nicolas Sarkozy) qui ne finissait jamais ses phrases… Aujourd'hui, j'aurais rêvé d'une candidature de Christiane Taubira, parce qu'elle aurait truffé ses discours de citations de poètes ! Les candidats, toujours si prompts à parler de « LA » France, évoquent pourtant rarement sa langue et sa littérature… Sur le plan politique, la présidentielle est un instant démocratique fort et j'y crois beaucoup : les citoyens se retrouvent ensemble pour parler du monde dans lequel ils vivent ou dans lequel il veulent vivre. Et des directions à prendre, en fonction de ce qui a été fait et de ce qui pourrait être fait. On attend toujours des candidats qu'ils définissent leur projet de société… Il y a bien des choses ici ou là. Mais la cohérence d'un geste fort se fait attendre.
Qu'est ce qui a changé depuis… 1974 ?
Ce qui ne change pas, c'est l'absence de femme ! Pourquoi donc, en politique, n'arrive-t-on pas à rendre effective la parité ? La diversité de la France multi-culturelle d'aujourd'hui n'est pas présente non plus ! Comme au parlement, tout cela reste très paresseux. La société civile bouge donc plus vite que nos responsables politiques. Le grand renouvellement n'est pas là : François Fillon, Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon, sont tous en piste depuis plus de trente ans. Emmanuel Macron est le plus jeune, mais il est quand même loin du profil des Podemos ou des hommes de la société civile. Nous sommes encore encalminés dans quelque chose de très traditionnel. “Je ne sais pas pour qui je vais voter, et vu la faiblesse des projets, ce n’est pas la culture qui déterminera mon choix” Les querelles d'appareils, elles, sont toujours vivaces : en tant qu' homme de gauche, je ressens une colère très forte de voir que Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ont été incapables de fusionner. Ce sentiment est très partagé ; je l'entends beaucoup autour de moi. Visiblement, ces politiques n'ont pas compris ni écouté ce qui bouge dans la société : le rapprochement, le dépassement des barrières. On dirait qu'ils remettent des frontières partout ! Emmanuel Macron semble l'avoir senti, mais je ne sais pas s'il est capable d'incarner vraiment ces déplacements sensibles aujourd'hui dans la population… Des déserteurs du PS iront vers lui, d'autres vers Philippe Poutou ou Nathalie Arthaud. Moi, je ne sais toujours pas pour qui je vais voter. Au vu de la faiblesse des projets, ce n'est pas la culture qui déterminera mon choix.
Les artistes peuvent-ils prendre une place dans la campagne ?
Si la culture y avait toute sa place, cela aurait du sens, oui. Mais là, s'il s'agit de parler de l'ISF ou du terrorisme, ce n'est pas mon rôle. Soutenir tel ou tel candidat ? Ce n'est pas passionnant non plus comme position : s'agit-il de se faire plaisir ou de s'attirer les bonnes grâces de notre favori, s'il est élu ? Si d'aventures, de Fillon à Mélenchon, l'un ou l'autre parmi les principaux candidats avait besoin de mon éclairage pour bâtir son projet, je le ferais volontiers. Mais cela n'arrivera pas à l'occasion de cette présidentielle : quand les politiques cherchent à organiser des déjeuners avec les artistes, c'est surtout pour faire joli. Rarement pour engranger des idées nouvelles ou tenir compte d'expériences concrètes.
Vous êtes pessimiste…
Pas du tout ! Au fil des affaires, je vois poindre la nécessité d'un renouvellement profond de l'espace politique. La moralisation de la vie publique en est un aspect ; la façon de faire de la politique, encore un autre. La vieille manière d'exister sur ce terrain va disparaître avec la retraite des « éléphants » ! Si cela n'arrive pas dans cette présidentielle, ça sera pour la prochaine… ou pour la suivante.
Un poème plein de frénésie et de fureur Par Jean‑François Picaut pour le blog Les Trois Coups
Pour sa nouvelle mise en scène au Théâtre national de Bretagne, où elle est artiste associée, Christine Letailleur a opté pour le jeune Brecht. Dans une atmosphère souvent crépusculaire, c’est un long poème barbare qu’elle nous offre.
Baal est la première pièce de Brecht, écrite en 1918, remaniée dès 1919. C’est la version élue par Christine Letailleur, et à maintes reprises réécrite jusqu’au milieu des années 1950. La metteuse en scène a choisi la traduction d’Éloi Recoing, spécialiste de théâtre et traducteur de Brecht, Kleist, Wedekind, de préférence à celle, plus ancienne, d’Eugène Guillevic.
La langue de Brecht, revue par Recoing, est âpre, rugueuse, sensuelle et violente. Elle souligne bien ce que doit à Rimbaud (et peut-être à la vie de Brecht lui-même) ce texte d’un jeune poète sorti meurtri de la guerre et qui exècre la bourgeoisie et ses petitesses.
Cette révolte tient de l’anarchie la plus radicale et d’un culte païen de la nature cosmique et sexuelle. Ainsi, le passage des saisons est‑il soigneusement marqué, l’attention portée aux vents, aux ciels est permanente, et la référence au grand mythe de la forêt, espace de la liberté originelle, est récurrente. Pour autant, la question sociale, nœud de l’œuvre ultérieure de Brecht, est loin d’être absente.
Une mise en scène somptueuse
Baal est un long poème tragique (deux heures trente, tout de même, et quelques longueurs, il faut l’avouer) dont la noirceur ne se dément pas d’un bout à l’autre de la pièce. Christine Letailleur, fidèle à ses choix constants, a pris le parti de le présenter le plus souvent dans la pénombre. Elle joue avec une adresse diabolique des lumières et des ombres, de la vidéo, d’un décor stylisé dans lequel les corps nus ou habillés se meuvent comme dans une chorégraphie. L’ensemble est somptueux et relève du grand art.
On commence, ou presque, par de la satire féroce. On est quasiment chez Guignol dans ce salon bourgeois où les protagonistes ont une gestuelle artificielle, stéréotypée et où se joue une scène renouvelée de celle du sonnet dans les Femmes savantes. Pour louer un poème que vient de lire Baal, on le compare à Rilke, à Wedekind, à Verlaine et, curieusement, au symboliste Verhaeren ! L’idole ne va pas tarder à tomber de son piédestal quand Baal renvoie à son néant le poème d’une des invitées. Baal éclate alors : « Vous êtes des porcs et ça me plaît. Croyez-moi, c’est encore la meilleure partie de vous-même ».
Cette révolte à la fois adolescente et existentielle de Baal, c’est Stanislas Nordey qui la porte avec panache tout au long de la pièce. Belle performance : il semble ne jamais quitter le plateau. Baal, ce « grand seigneur méchant homme », comme dit Sganarelle de Don Juan, est un séducteur sans foi ni loi qui n’est jamais aussi dangereux que quand il fait le doux. Suborneur de l’innocence juvénile (Joanna), mauvais fils, mauvais père (Sophie) et mauvais ami (il finit par tuer son ami et amant Eckart parce qu’il vient de faire l’amour avec une serveuse prostituée qu’il n’entend pas partager !), voleur, Baal devrait inspirer l’horreur. Et malgré tout il séduit : « Tu es laid mais je t’aime », lui dit un personnage.
Un tel antihéros, omniprésent de surcroît, écrase évidemment une distribution. La modestie de Stanislas Nordey et la subtile direction de Christine Letailleur font pourtant que les autres interprètes sont loin d’être réduits à de simples utilités. Chacun(e), touche par touche, compose le tableau final et contribue à sa réussite.
On peut récuser le nihilisme iconoclaste et irrévérencieux de la pièce. On peut sourire de la figure au romantisme un peu morbide de l’écrivain maudit. On ne peut être insensible au souffle poétique de la langue de Brecht dans ce Baal (1919). On sera séduit par la mise en scène puissante et sobre, à sa façon, de Christine Letailleur, et par la performance de Stanislas Nordey. ¶
Jean‑François Picaut
Pour découvrir tous nos articles concernant Stanislas Nordey, c’est ici.
Baal (1919), de Bertolt Brecht
Traduction : Éloi Recoing
Mise en scène : Christine Letailleur
Avec : Youssouf Abi‑Ayad, Clément Barthelet, Fanny Blondeau, Philippe Cherdel, Vincent Dissez, Valentine Gérard, Manuel Garcie‑Kilian, Emma Liégeois, Stanislas Nordey, Karine Piveteau, Richard Sammut
Assistante à la mise en scène : Stéphanie Cosserat
Scénographie : Emmanuel Clolus et Christine Letailleur
Lumière : Stéphane Colin
Son et musiques originales : Manu Léonard
Vidéo : Stéphane Pougnand
Assistanat à la dramaturgie : Ophélia Pishkar
Production déléguée : Théâtre national de Bretagne à Rennes
Coproduction : Fabrik Théâtre, Cie Christine Letailleur, Théâtre national de Strasbourg, la Colline, Théâtre de la Ville (Paris)
Christine Letailleur présente jusqu'au 31 mars au TNB, sa nouvelle création, Baal, l'œuvre de jeunesse du dramaturge allemand Bertolt Brecht.
Baal, c’est comme un cri à la face du monde, un cri à la Munch, aime dire la metteur en scène Christine Letailleur. Baal, c’est ce texte de jeunesse de Bertolt Brecht, écrit initialement en 1918 et qu’il remaniera à maintes reprises. C’est la version de 1919 qu’a choisie Christine Letailleur.
Un long poème noir
La pièce, d’une grande violence, commence avec le choral du grand Baal, hymne à la débauche, alors que son nom apparaît en lettres rouge sang. Brecht n’a que 20 ans quand il l’écrit. La guerre destructrice et ses traumatismes sont passés par là. Baal est comme un long poème sombre. Il raconte l’histoire d’un poète, qui n’a ni dieu ni maître, qui rejette les conventions sociales, un jouisseur, qui fait scandale, et détruit tout sur son passage. Il se nourrit à l’inimitié. Sans vergogne, il boit du schnaps, est odieux avec les femmes et finira par tuer son ami et amant Ekart. « Qui a plus souffert que moi pour si peu de joie ? » dit-il.
Tableaux mystérieux et inquiétants
C’est l’épatant Stanislas Nordey qui incarne avec force, ce poète maudit des temps modernes, ce monstre qui fascine, et séduit malgré tout. Jamais, des 2 h 30 que dure le spectacle, il ne quitte le plateau. Christine Letailleur, aime créer des atmosphères. Là encore, avec lumière, vidéo, ombres, musique, on traverse la forêt, les clairs de lune, les tavernes, le cabaret, la prison… Comme des tableaux mystérieux et inquiétants.
En mettant en scène magistralement « Erich von Stroheim » de Christophe Pellet sur la grande scène du Théâtre national de Strasbourg, Stanislas Nordey donne une ample visibilité à un auteur dont paraît une nouvelle et grande pièce, « Aphrodisia ».
Tout auteur dramatique qui n’est pas porteur d’énigmes ne mérite pas qu’on s’y attarde. La plupart des pièces de Christophe Pellet, peut-être toutes – mais je ne les ai pas toutes lues, loin s’en faut – sont nouées d’énigmes. Cela peut tenir en une réplique (« Je n’ai jamais été un enfant »), une réplique qui passe d’un personnage à l’autre d’un bout à l’autre de la pièce par contamination de salive ou je ne sais quoi, par désir de l’autre assurément (d’ailleurs, un personnage dit explicitement : « Les mots circulent entre nous trois, c’est drôle »). Cela peut être une didascalie au sens ouvert (« action »). Cela tient aussi à une écriture qui fait cohabiter plusieurs registres (langage du désir et langage de l’entreprise), à des personnages aux identités trouées.
« Mais qui est mort ? »
Les exemples cités font référence à Erich von Stroheim, pièce mise en scène par Stanislas Nordey au Théâtre national de Strasbourg, grande maison qu’il dirige avec une énergie décuplée. Nordey, lui, a lu toutes les pièces de Pellet et il a vu tous ses films (des courts ou moyens métrages de cet ancien élève de la FEMIS). Il a choisi cette pièce qui date de 2005. Vers la fin, l’Un dit à Elle : « Un couple égale un mort ». L’Un dit une nouvelle fois cette phrase quelques répliques plus tard et se pose la question « mais qui est mort ? » sans y répondre. Nouvelle phrase énigmatique, nouvelle énigme.
Dans Aphrodisia, la nouvelle pièce de Pellet qui vient de paraître (à L’Arche, comme toutes ses pièces) et que, peut-être, Nordey n’a pas encore lue, donc douze ans après Erich von Stroheim, on retrouve cette même réplique, cette fois au début de la pièce. « Un couple égale un mort », dit Nimrod. Lui aussi répète la réplique. Et, dans les deux pièces, tout de suite après il est question d’un enfant, d’un enfant à naître. Possiblement. Comme si Aphrodisia reprenait le fil laissé en suspens à la fin de Erich von Stroheim.
Ce titre en référence à un homme qui fut à la fois un grand cinéaste, un grand acteur et un personnage extravagant digne d’un roman, bref un être insaisissable, est un jeu, un clin d’œil, une énigme lui aussi. La pièce met en scène trois personnages : Elle, l’Un, l’Autre. Elle dirige une entreprise. L’Un travaille comme acteur porno. L’Autre, plus jeune (on le devine, rien n’est précisé), ne fait rien, ne semble pas vouloir entrer dans la vie active en travaillant tous les jours. Elle et l’Un vivent ensemble, ils n’ont plus vingt ans depuis longtemps, lui pense que sa carrière d’acteur porno lui laisse encore trois ans de boulot à venir, elle commence à avoir l’âge où enfanter peut poser des problèmes physiques. L’Autre est l’amant de l’Un, il lui arrive aussi de coucher avec Elle ce qui ne déplaît pas à l’Un. Dans une des rares scènes à trois, Elle filme les deux hommes en train de faire l’amour et en les dirigeant fermement.
« Travailler pour deux »
Même s’il n’y a aucun lien direct entre les deux pièces, celle de 2005 et celle de 2017, on retrouve les motifs du couple, du désir, du vieillissement des corps et une continuité évolutive dans l’écriture. Et il en va de même pour les autres pièces. Bref, un univers très personnel au rebond d’une infra chronique de l’époque. « Comment as-tu fait, toi, mon amant d’autrefois pour devenir ce quinquagénaire froid et transparent, communicant sans mystère, pétrifié et innovant, figure de marbre et de pixels ? », dit Kléa à Léo dans Aphrodisia. C’est là une suite que l’on peut imaginer à la fin de Erich von Stroheim quand l’Autre s’efface, que l’Un décide d’arrêter de travailler et de s’occuper de l’enfant – « une résurrection pour nous deux », dit Elle qui décide de « travailler pour deux ».
Rétrospectivement, après la lecture de cette nouvelle pièce Aphrodisia où le temps file, où les corps vieillissent à vue d’œil, meurent et renaissent, Erich von Stroheim apparaît comme une pièce quasi classique dans son unité de temps, d’action (parler, baiser) et de lieu. Ce dernier point est laissé à l’appréciation et à l’imagination du metteur en scène ou du lecteur puisque Pellet n’en dit rien, pas un mot. C’est aussi le cas pour Aphrodisia. La rareté des didascalies, l’absence de toute description des lieux ouvre tout un champ de possibles. Dans la mise en scène de Nordey, L’Autre (Thomas Gonzalez) est nu, L’Un est torse nu (Laurent Sauvage en alternance avec Victor de Oliveira), Elle (Emmanuelle Béart) est en robe noire assez serrée, on ne voit de son corps que son visage et ses chevilles. Et puis , provisoirement, les voici tous les trois enveloppés dans des draps blancs épinglés sur leur corps nu, comme des toges de notre siècle.
Quand une scène se termine par une « action » (moment de baise), Nordey n’explicite pas l’action, il « cut » la scène dans l’amorce du mouvement, un procédé cinématographique qui fait mouche. (De là à parler d’écriture cinématographique, il y a un pas que je ne franchirai pas : s’il faut la qualifier, l’écriture de Pellet est d’abord poétique.) Les trois personnages évoluent dans le magnifique espace, lui aussi très simple, d’Emmanuel Clolus – trois pans de murs où projeter une image idyllique d’un couple du cinéma américain (Montgomery Clift et Lee Remick dans le si beau film d’Elia Kazan qu’est Le Fleuve sauvage) ou des taches de couleurs, trois pans qui s’ouvrent ou se ferment comme des grandes portes de prison ou les pages d’un grand livre du désir qui serait préfacé par Michel Foucault, les personnages se tenant ou se laissant enfermer dans un intérieur qu’ils ne quittent que pour aller bosser, ou buller pour ce qui est de l’Autre. Seul mobilier, un fauteuil et une table froide sans rien : un réceptacle pour un corps à l’heure de se faire pénétrer.
« Tu portes le sexe sur ton visage »
Dans le programme distribué aux spectateurs, Stanislas Nordey rapproche l’écriture de Pellet de celle d’Harold Pinter pour « l’extrême finesse de la description des rapports entre les personnages ». Pour ma part, je la rapprocherai de l’écriture de Nathalie Sarraute. A cette différence près que Nathalie Sarraute écrit un théâtre qui part du visage et de la bouche instrument du langage, les corps restant en retrait. Chez Pellet, le corps animal est omniprésent ; la bouche, c’est le sexe, d’ailleurs il associe, dans des raccourcis fulgurants, le visage et le sexe. Yo et Kléa dans Aphrodisia, deux femmes fondues en une, entrent dans le rêve de Nimrod : « Alors écoute, écoute-moi : / tu portes le sexe sur ton visage. / J’arrache ton visage comme on émascule. Je l’arrache comme un masque, ce calme visage blanc et nacré, et je le glisse sous ma robe pour le plaquer à l’endroit exact de mon sexe, je l’encastre et le maintiens entre la surface de ma peau et l’étoffe / Tu portes le sexe sur ton visage et je porte ton visage à mon sexe. » Dans Eric von Stroheim, après avoir dit à l’Un que sa vie tient en deux mots, cruauté et lassitude, Elle ajoute : « Ton visage n’a aucune majesté. Un visage sexuel. Tu portes le sexe sur ton visage, ton visage au double profil. »
C’est la première fois que Nordey met en scène une pièce avec trois acteurs seulement, c’est aussi la première fois qu’il abandonne complètement sa façon de poser ses acteurs face au public. Voici un homme de théâtre résolument anti-système : rien de commun entre son précédent spectacle Je suis Fassbinder et celui-ci, si ce n’est la présence, toujours aussi juste, de Laurent Sauvage pour dire la fatigue, la lassitude de son personnage l’Un. Il est acteur associé au TNS tout comme l’est Emmanuelle Béart (Elle), irradiante de tonicité douce. L’Autre est joué par Thomas Gonzalez, impérialement habillé de sa nudité comme une évidence et comme l’enfant qui meurt en lui.
Gageons que ce spectacle magnifique créé sur la scène d’un Théâtre national marquera une date dans la reconnaissance du théâtre de Christophe Pellet. Ce n’est pas que ses pièces ne soient pas montées. Pour ne citer qu’elle, Anne Théron, artiste associée au TNS, en a mis en scène plusieurs. Aphrodisia, sa nouvelle pièce, la dix-septième si je compte bien, est un chef-d’œuvre. Une très grande pièce sur le désir, la réalité qui s’effrite, le temps qui passe, la disparition, la mort, la puissance de l’amour et ses métamorphoses. C’est une pièce qui, à la lecture, semble injouable. C’est bien pour cela qu’il faudra un jour qu’un metteur en scène s’en saisisse. Nordey ? Théron ?
Erich von Stroheim, au TNS du mar au sam 20h, dim 12 à 16h, relâche le 13. Jusqu’au 15 février. Puis Théâtre national de Bretagne (Rennes) du 14 au 25 mars, Théâtre du Gymnase (Marseille) du 4 au 6 avril, Théâtre du Rond-Point (Paris) du 25 avril au 21 mai.
Erich von Stroheim, L’Arche éditeur (postface Frédéric Vossier), 72 p., 9,50€.
Directeur du TNS et de son école, Stanislas Nordey commente ses choix de textes pour ses mises en scène et défend l’idée d’une discrimination positive à l’égard des comédiens issus de la diversité.
Stanislas Nordey (photo Jean-Louis Fernandez) se cachait le soir où l’on a vu sa dernière mise en scène au Théâtre national de Strasbourg. Entretien téléphonique le lendemain.
Auriez-vous pu monter Erich Von Stroheim à un autre moment ? Autrement dit, comment cette pièce interroge notre présent ? Dans mon parcours, j’essaie toujours de faire un écart vis-à-vis de ma propre attente. Avec Falk Richter, on avait très envie de faire Je suis Fassbinder 2, mais on s’est imposé de patienter quelques années. J’ai donc cherché un dispositif radicalement inhabituel pour moi. Une pièce à très peu de personnages, intimiste. Montrer deux personnages qui ont réussi, mais à quel prix, leur vie professionnelle, face à ce jeune homme qui n’attend rien d’autre que le revenu universel de Benoît Hamon. Par ailleurs, je fais lire plein de pièces aux acteurs. Emmanuelle Béart a immédiatement été attirée par ce texte de Christophe Pellet. Il y a aussi, et c’est important, la volonté de faire entendre des écritures contemporaines. Je n’irais pas chercher Tartuffe pour montrer qu’il ressemble à un candidat à la présidentielle mal en point, par exemple. D’autres metteurs en scène peuvent le faire, et c’est très bien.
Vous êtes à contre-courant. Sur votre plateau, les acteurs profèrent, portent leur voix. D’où vient leur diction ? Je ne sacralise pas la parole, mais je crois que le théâtre est encore le lieu où l’on peut garder trace de son architecture. S’adresser à un public, ce n’est pas parler comme dans la vie ou au cinéma. La langue de Christophe Pellet est très directe mais elle est porteuse d’un danger. Si on la dit de manière trop naturaliste, on la banalise. La profération lui rend son étrangeté, et restitue la présence du corps sur le plateau. De manière générale, je suis un fervent opposant de la sonorisation à outrance des voix. Dans ce cas, on est dans un autre rapport au public car on s’exprime autant à destination du micro que pour lui. Cette réticence vient aussi de ce que j’aime dans les origines du théâtre : la frontalité du théâtre grec devant la cité, sa portée politique.
Elle, Lui, l’Autre : comment garder la neutralité de cette désignation, avec les décors, les costumes, le jeu ? L’anonymat des figures imposait que chaque costume soit plus graphique qu’illustratif. Il fallait une ligne claire. Emmanuelle Béart porte une robe qu’on a repérée sur une photo de Marlene Dietrich à Carnegie Hall.
L’un des costumes est la nudité de Thomas Gonzalez… Je n’aime pas trop au théâtre quand les acteurs se déshabillent sur scène. On a décidé d’assumer la nudité quand on a compris que l’Autre serait déjà sur le plateau à l’entrée du public. C’est évidemment une question que j’ai posée à l’acteur en amont : est-ce qu’il arriverait à être nu durant une heure quarante ? Il était nu pendant les répétitions et effectivement sa nudité est devenue un costume.
Vous dirigez le Théâtre national de Strasbourg et son école, vous mettez en scène, vous êtes acteur. Comment ses activités se répondent ? Curieusement, et j’espère que l’avenir ne me démentira pas, c’est lorsque je ne fais qu’une seule chose que je suis tétanisé. Je vois trop ce qui ne va pas. Quand j’en fais plein, les tiroirs s’ouvrent. J’ai besoin de profusion pour ne pas être bloqué. Lorsqu’on met en scène, on peut très vite se contenter de ce qu’on sait faire, et le faire bien. La multiplicité de casquettes permet de rester méchamment en éveil.
Vous avez lancé en 2014, un programme expérimental intitulé «1 acte», pour que des acteurs «issus de la diversité» soient d’avantage présents sur scène. Où en êtes-vous ? J’ai lancé ce programme, formation gratuite au métier d’acteur, en discutant avec des jeunes gens qui me disaient sentir plus de discrimination dans le monde du théâtre que dans la cité : «On ne s’accroche pas à devenir comédien puisqu’on voit bien qu’on n’aura pas de travail après.» Même parmi les spectateurs, les jeunes qui ont la peau noire se comptent. J’ai voulu poser très pragmatiquement ce problème en pratiquant la discrimination positive.
A Strasbourg, quand je suis arrivé, sur les 800 personnes qui passaient le concours, il y en avait une vingtaine issue de la diversité. Cette année, ils étaient 150, et parmi eux, plein de jeunes gens de talent. Le résultat est que cette année, sur les douze lauréats, il y en a huit issus de la diversité et qu’on n’a pas eu besoin de leur donner un coup de pouce pour les choisir. Des programmes analogues ont été mis en place à Saint-Etienne par Arnaud Meunier [à la Comédie, ndlr], et par Claire Lasne à Paris [au Conservatoire national supérieur d’art dramatique]. Dans le fond, la question que pose la discrimination positive, c’est : qu’est-ce qu’être Français de nos jours ? Il est tout à fait normal qu’un acteur blanc joue Othello s’il est bon, à condition qu’un acteur noir puisse être Hamlet, pour la même raison. A Londres, j’ai vu une mise en scène où les filles du roi Lear étaient pakistanaise, sénégalaise. En France, la distribution aurait été soulignée.
L’une des premières inégalités est que beaucoup plus de filles se présentent au concours des écoles de théâtre que de garçons, si bien qu’il est plus difficile d’être actrice qu’acteur… D’autant qu’il y a plus de grands rôles masculins… On est tenu par les statuts de l’école de prendre autant de filles que de garçons. Mais si on prenait les meilleurs candidats, il y aurait sept filles pour trois garçons. C’est un combat que j’essaie de mener au TNS, qu’il y ait autant de comédiennes que de comédiens sur scène. Quand je fais ma programmation et que j’hésite entre cinq spectacles, c’est l’un des critères.
Vous travaillez souvent avec les mêmes acteurs. Peut-on parler de troupe ? Je travaille avec des fidélités fortes. La troupe en elle-même est une entité trop fermée qui peut vite se scléroser. Les artistes associés au théâtre forment une sorte de troupe informelle. Ils sont là mais pas tout le temps, se rencontrent, rêvent à des projets ensemble. L’idée est de donner envie à des gens de se retrouver. Dans cet abri, il y a des gens très différents : Nicolas Bouchaud, Julien Gosselin, Marie NDiaye, Emmanuelle Béart. Il n’est jamais clos.
En tant qu’homme de théâtre, qu’attendez vous des candidats à la présidence de la République ? J’attends déjà qu’ils osent prononcer le mot «culture». On a été nombreux à être fascinés par Christiane Taubira parce qu’elle est capable de citer René Char dans un discours, qu’elle lit, qu’elle va au théâtre sans que ce ne soit une pose. Nos deux derniers présidents n’ont pas été des hommes de culture dans leur quotidien.
L'homme est nu, lové dans un fauteuil. Derrière lui, se dresse une photo géante de Montgomery Clift et de Lee Remick dans « Le Fleuve sauvage » d'Elia Kazan, qui le fait paraître minuscule, seul sur la grande scène du TNS. Bientôt l'image va se fendre , s'ouvrir tel un portail pour dévoiler une immense chambre vide. Le drôle de jeu sexuel et existentiel du torride trio d'« Eric von Stroheim » - Elle, l'Un et l'Autre -, va pouvoir commencer.
Le spectateur doit laisser ses préjugés au vestiaire pour goûter la fascinante pièce de Christophe Pellet, mise en scène par Stanislas Nordey. On est très loin du biopic. Si la grande figure de cinéma est omniprésente, c'est pour ses talents de mystificateur - la falsification de son identité dès le début de sa carrière. Peut-on, dans un monde de plus en plus virtuel, se réinventer une identité, une façon d'être et d'aimer ? Le « trouple » de la pièce tente de dessiner une nouvelle carte du tendre, de forcer le destin de chacun au gré de ses corps à corps. Elle dirige une entreprise, l'Un est acteur porno, l'Autre (l'homme nu) vit en marge. Dans une langue riche et singulière, qui évoque parfois Duras et Koltès, Christophe Pellet parsème son chassé-croisé amoureux de réflexions crues sur le désir, la filiation, le travail, le pouvoir, la solitude, la perte de l'innocence... dans un joyeux désordre poétique. SUBLIME EMMANUELLE BÉART Après son manifeste révolutionnaire « Je suis Fassbinder », coécrit avec Falk Richter, Stanislas Nordey donne une nouvelle preuve de son talent, en orchestrant avec infiniment de grâce ce noir poème érotique - qui, à sa façon, remet aussi en cause les fondements de la société. Le directeur du TNS et son scénographe Emmanuel Clolus nous offrent des images superbes, utilisant discrètement la vidéo pour habiller la chambre d'ombres baroques ou la transformer en quartier d'affaires illuminé. Le jeu puissamment distancé des comédiens, décuple la force des mots. La pièce devient opéra des sens, porté par trois acteurs en apesanteur. Laurent Sauvage émeut dans la peau du « harder » fatigué (l'Un). Thomas Gonzalez (l'Autre), le « petit soldat » nu, a l'allure d'un dieu grec, venu sur terre pour se frotter à la nature, à la vie. Emmanuelle Béart (Elle) est sublime en maîtresse-femme blessée, mélange d'autorité, de tristesse et de sensualité. On ne sort pas indemne de ce court spectacle (de 1 h 40 à peine) énigmatique et troublant. Le fantôme de cet « Eric von Stroheim », réveillé par Pellet et Nordey, n'a pas fini de nous hanter.
ERIC VON STROHEIM de Christophe Pellet. Mise en scène de Stanislas Nordey. A Strasbourg, TNS (03 88 24 88 00), jusqu'au 15 février. A Rennes, TNB (02 99 31 12 31), du 14 au 25 mars. A Marseille, Théâtre du Gymnase (08 2013 2013), du 4 au 6 avril. A Paris, Théâtre du Rond- Point (01 44 95 98 21), du 25 avril au 21 mai.
Emmanuelle Béart, Rachida Brakni, Isabelle Carré et Emmanuelle Devos: quatre actrices populaires dans quatre grandes créations à Strasbourg, Saint-Étienne, Angers et Toulon pour marquer 70 ans de la décentralisation culturelle. Quel début d’année !
Il y a 70 ans Jeanne Laurent posait la première pierre de la décentralisation avec la création des CDN d’Alsace à Colmar et de la Comédie de Saint-Étienne. Cette décentralisation, modèle culturel prisé par beaucoup de pays dans le monde, est aujourd’hui fragilisée par une baisse de subvention de l’État et des collectivités locales. La présence de quatre grandes actrices françaises sur les planches dans quatre Centres Dramatiques Nationaux est un signe fort lancé par les metteurs français au pouvoir politique en ce début d’année électorale. L’avenir du théâtre en France passe par la décentralisation, c’est le cœur de la création qui irrigue les villes et les publics.
Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne lance les festivités des 70 ans de cette institution avec une pièce de Stefano Massini, Je crois en un seul Dieu. Après Chapitres de la chute, et Femme non-rééducable, il poursuit l’exploration du théâtre de l’auteur italien. Rachida Brakini va incarner trois femmes à Tel Aviv, une professeure d’Histoire juive, une étudiante palestinienne et une militaire américaine. Une plongée dans le conflit israélo-palestinien. Création le 10 janvier à la Comédie de Saint-Étienne.
Puis à Toulon au Théâtre Liberté le 12 janvier, Emmanuelle Devos va créer avec Micha Lescot, Bella Figura de Yasmina Reza (qui assure la mise en scène), dans sa version française puisque la pièce a été déjà été créée en langue allemande par Thomas Ostermeier.
Emmanuelle Béart, artiste associée au Théâtre National de Strasbourg retrouve son metteur en scène fétiche, Stanislas Nordey dans Erich von Stroheim de Christophe Pellet. Le rôle d’une femme d’affaires toujours entre deux rendez-vous, que l’on suit dans ses relations amoureuses avec l’Un et L’Autre. Création le 31 janvier.
Isabelle Carré va créer la nouvelle pièce très attendue de Marie NDiaye, dans une mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia avec Patrick Chesnais, Honneur à notre élu. Un conte cruel et drolatique dont le décor principal est la politique. Première au Nouveau Théâtre d’Angers le 1er février.
Le Théâtre National de Strasbourg présente le premier numéro de sa nouvelle revue, initiée par son directeur, l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey, que le souhait de fonder une revue consacrée aux auteurs vivants tenait à cœur.
La conception des numéros est confiée à Frédéric Vossier, et l’appellation Parages correspond à cet espace indéfini et mouvant qui tourne autour de la scène – espace où siège l’auteur dramatique, ni trop près ni trop loin.
L’ensemble éditorial tisse les signatures de Mohamed El Khatib, Claudine Galea, Joëlle Gayot, Lancelot Hamelin, Bérénice Hamidi-Kim et David Lescot.
Et les approches proposées de l’écriture contemporaine sont variées : article de fond, lettre, correspondance, entretien, rencontre, inédit, enquête, portrait …
Pluralité des singularités et diversité des angles marquent les orientations du projet.
En avant-propos, quelques lignes de Laurent Gaudé sur la disparition d’Emmanuel Darley (1963-2016), un éloge d’auteur sur un autre – amour du théâtre et présence vivante de personnages d’aujourd’hui : le théâtre d’Emmanuel reste en mémoire.
L’auteur Christophe Pellet écrit une lettre sensible à l’actrice rayonnante Dominique Reymond – souvenirs et partage -, il n’en continue pas moins, avoue-t-il, de réfléchir à l’éternelle histoire du masculin et du féminin dont il ne sort pas, englué dans sa masculinité car la plupart des hommes restent des garçons à vie : « hystériques (mais oui), batailleurs et avides de prendre ». Toutefois, certains auteurs garçons sont immenses, comme Ibsen, traversant le temps grâce à leurs personnages féminins. D’autres sont androgynes, ainsi Tennessee Williams au chemin chaotique. Mais « les acteurs dépassent ce clivage : le temps de leur présence sur scène, une révolution androgyne s’opère dans l’éclat et la lumière. Ainsi marches-tu, Dominique, dans l’éclat et la lumière, et bien longtemps après que tu as quitté la scène… »
L’auteur Claudine Galea se penche de son côté sur L’Écrire, devenu au fil du temps, concept d’objet en soi et non plus concept du travail d’un sujet ni d’un sujet au travail.
« L’Écrire – rien d’un miroir, peut(-) être un autoportrait/qui n’est rien d’autre qu’un portrait/pris dans l’objet de sa peinture/et de son mouvement/renvoie encore/à l’étonnement premier/renvoie à la qualité d’enfance/ qui seule fait front face à la mort/ à égalité de vie/ça commence là où ça recommence/ça commence avant – avant la langue/avec le VOIR – yeux grands ouverts/avec l’image qui monte/qui s’étend qui crée d’autres images/ car la main est d’abord muette. » L’Écrire, un objet à lire.
La conversation de l’auteur, metteur en scène et plasticien Mohamed El Khatib avec l’auteure et performeuse Sonia Chiambretto par mail avance entre crudité et spontanéité, le premier tentant de répondre à la question de la seconde sur la possibilité d’accueil d’un Syrien chez soi, lui qui de son côté, quelques mois auparavant, imaginait précisément une performance intitulée Hospitalité.
Qu’il s’agisse des lumières de Marie-Christine Soma, de la réflexion ironique sur la parité de David Lescot, de celle d’Olivier Neveux et David Lescot pour qui le travail de l’imagination consiste toujours à mettre en forme le réel… encore et surtout après l’ère des attentats, la lecture de ces artisans divers du théâtre reste passionnante.
Véronique Hotte
Parages / 01 – La revue du Théâtre National de Strasbourg – Disponible en librairie, prix à l’abonnement 40 € pour 4 numéros, prix à l’unité 15 €.
Stanislas Nordey et Falk Richter prennent modèle sur le cinéma de Fassbinder pour réinventer un théâtre politique puisant à l’intime. Leur brûlot commun met à nu les fractures de notre continent dévasté.
Aujourd’hui à pleurs et à sang, l’Europe est victime d’une vague d’attentats sans précédent. Elle doit aussi faire face à une crise des réfugiés du Moyen-Orient qui questionne les principes du respect des droits de l’homme et interroge sa politique envers les migrants. Le Français Stanislas Nordey et l’Allemand Falk Richter ont décidé d’user du théâtre comme d’un média pour réagir à chaud à la multitude des questions posées par cette situation. Falk Richter est auteur, Stanislas Nordey est acteur, les deux sont metteurs en scène et c’est ensemble qu’ils construisent ce spectacle où le message porté par la scène se permet de traiter de l’actualité sans passer par le filtre de l’analyse ni celui du politiquement correct. Une manière pour eux de témoigner à l’état brut du chaos d’émotions régnant dans les esprits.
Jeu avec le passé
Il existe un précédent artistique à cette démarche. Avec le film L’Allemagne en automne (1977), Rainer Werner Fassbinder avait pris sa caméra pour témoigner de son désarroi face aux actions de la Fraction armée rouge d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof, qui plongeaient alors l’Allemagne dans un climat de terreur. Un portrait intime où, enfermé dans son appartement, on suit le réalisateur téléphonant à Ingrid Caven, répondant aux questions d’un journaliste, se montrant sans pudeur aux côtés de son amant et se lançant dans de violentes diatribes avec sa mère.
L’histoire bégaie mais ne se répète jamais à l’identique. Comparer les deux séquences historiques n’aurait pas de sens. C’est à la manière d’un jeu que Falk Richter et Stanislas Nordey ont conçu Je suis Fassbinder, en redistribuant les personnages du film entre les acteurs de leur troupe.
Liberté de créer
En ouverture, ils nous gratifient d’une scène impayable où Stanislas Nordey, qui joue Fassbinder, se retrouve face à Laurent Sauvage qui incarne le personnage de la mère du réalisateur. Comme l’un et l’autre s’interpellent par mégarde par leurs prénoms respectifs, la scène se transforme en un gag qui fait rire les spectateurs aux éclats. Une manière pleine d’humour de régler son compte au problème de l’identification aux personnages. La vraie question étant d’évoquer nos tourments présents sans jamais tomber dans le pathos.
Je suis Fassbinder est alors une magnifique mise à nu de l’ensemble des interrogations qui assaillent les Européens aujourd’hui. La réussite d’un théâtre qui puise à une liberté de créer d’un autre temps pour en faire un prototype éclairant sans interdit les mises en débat de l’ici et du maintenant.
Je suis Fassbinder de Falk Richter, mise en scène Falk Richter et Stanislas Nordey, avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloïse Mignon, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage, du 10 mai au 4 juin au Théâtre national de la Colline, Paris XXe, colline.fr
ENTRETIEN par Adèle Luminy pour le site Place Gre'net
Après My Secret Garden, déjà créé au côté de l’auteur allemand Falk Richter, et Par les villages, la MC2 accueille, du 24 mars au 2 avril, la nouvelle création de l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey. Je suis Fassbinder s’inspire de la figure du cinéaste allemand des années 1970 Rainer Werner Fassbinder pour se colleter avec le présent. Montée des extrêmes droites en Europe, guerre en Syrie… Stanislas Nordey jette avec Falk Richter le théâtre dans l’actualité la plus brûlante et nous livre sa conception d’un théâtre ultra-contemporain, dont Je suis Fassbinder semble être le manifeste.
Depuis 2014, il dirige le Théâtre national de Strasbourg (TNS) qu’il entend éloigner une bonne fois pour toute des pièces de répertoire. C’est que Stanislas Nordey se place du côté d’un théâtre vivant, qui puisse parler aux spectateurs du monde dans lequel ils vivent.
« Je suis Fassbinder », programmée à la MC2 du 24 mars au 2 avril, est sa première création à la tête du TNS. À ce titre, elle se devait d’être en totale adéquation avec cette volonté. Gagné ! Le texte, écrit par le dramaturge allemand Falk Richter, n’a été tout à fait achevé que quelques jours avant la première, le 4 mars.
En outre, même si « Je suis Fassbinder » se penche sur le cinéaste allemand du même nom, dont l’essentiel de la carrière s’étend sur la décennie 1960-1970, la pièce résonne avec l’actualité la plus brûlante : les agressions sexuelles du 31 décembre à Cologne, l’état d’urgence décrété par la France, la montée de l’extrême droite en Europe…
La pièce marque une fois de plus la richesse du compagnonnage, entamé il y a quelques années déjà, entre l’acteur et metteur en scène Stanislas Nordey et l’auteur dramatique allemand Falk Richter. Le premier signe le texte quand les deux sont aux manettes de la mise en scène. Sur le plateau, Stanislas Nordey, dont le jeu est au moins aussi captivant que l’esthétique théâtrale, se glisse dans le blouson de cuir du cinéaste Fassbinder. Mais comme le présent affleure constamment, son identité propre craquelle régulièrement le vernis du jeu.
La pièce « Je suis Fassbinder » fait écho au travail du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder, dont la filmographie couvre principalement les années 1960-1970. Mais elle est également en prise avec l’actualité la plus immédiate. Comment le dramaturge allemand Falk Richter a-t-il réussi à jeter ainsi des ponts entre l’Allemagne contemporaine de Fassbinder et notre présent ?
Dès le début du processus de travail, qui a duré six mois, toute l’équipe – l’auteur, les acteurs, le musicien, le vidéaste – s’est réunie à Berlin pendant quatre jours chez Falk Richter. On a tout de suite évoqué les échos que provoquait Fassbinder dans notre propre histoire. Parallèlement, on a beaucoup parlé de géopolitique. Ensuite, Falk Richter s’est saisi de tout ce matériau pour écrire.
Quels types d’échos peut-on faire entre le travail d’auteur et de cinéaste de Fassbinder et celui de Falk Richter et vous-même sur la pièce ?
L’idée de départ est bien de se saisir de Fassbinder comme de quelqu’un qui, en 1975-1977, collait à l’actualité la plus proche. Notamment au sujet de tout ce qui s’est passé avec le groupe de Baader Meinhof de la fraction armée rouge [la bande à Baader, ndlr]. Face à cela, Fassbinder réagissait rapidement. Il y a donc réellement un pont dans l’invention du spectacle entre ce qu’a vécu Fassbinder au moment du terrorisme en Allemagne et ce que nous vivons aujourd’hui avec Daech.
Il y a des ponts thématiques ou contextuels que l’on peut faire entre les deux époques, passées et présentes, comme celui que vous venez d’évoquer. Mais il y aussi des échos formels…
Oui, on s’est inspiré de certaines des structures des films de Fassbinder comme Prenez garde à la sainte putain qui évoque le tournage d’un film. On s’est vraiment servi du squelette de ce film pour organiser une partie du spectacle. La chair, c’est Falk Richter, avec le monde d’aujourd’hui, qui l’a apportée. Car c’est véritablement un texte de Falk Richter sur notre actualité.
Ne craignez-vous pas que ces clins d’œil à l’œuvre de Fassbinder échappent aux jeunes spectateurs ?
Un des enjeux de départ est de prendre la matière de Fassbinder sans perdre ceux qui ne savent rien du cinéaste. Et surtout, on voulait que ce soit un spectacle qui puisse faire le grand écart entre plusieurs générations. On voulait que les gens qui ont connu les années Fassbinder puissent les reconnaître mais que, dans un même temps, les jeunes générations puissent s’y retrouver. Lors des premières représentations, on s’est rendu compte qu’on avait réussi à ne laisser personne de côté. Il faut dire que c’est également lié à la forme du spectacle qui est assez ouverte, bordélique, joyeuse. Une forme fédératrice, dans le bon sens du terme !
Pensez-vous que la réactivité qu’avait Fassbinder par rapport à l’actualité fait défaut dans le cinéma et le théâtre d’aujourd’hui ?
En France, on n’a pas cette tradition de coller à l’actualité. Il suffit de constater le peu de films ou de pièces qui ont été réalisés juste après la guerre d’Algérie. À la différence des Américains après la guerre du Vietnam. L’Allemagne a également cette tradition de se saisir de l’histoire proche depuis Bertolt Brecht ou Heiner Müller. En France, ce n’est pas le cas. C’est aussi la raison pour laquelle je peux faire ce spectacle-là avec un écrivain allemand.
Pour en revenir à Fassbinder, il n’avait pas peur d’affronter l’actualité de son temps. Il était loin de toute autocensure. Quand on s’est mis à réfléchir au spectacle, c’était après les attentats de Charlie Hebdo. Un moment pendant lequel on s’interrogeait beaucoup sur ce qu’on pouvait encore dire. Un certain nombre d’artistes, de plasticiens, de dessinateurs se posent la question : « Est-ce que je peux parler de tout, librement ? »
En ce moment, il y a aussi au théâtre une recrudescence de certaines offensives de la part de groupes d’extrême droite ou liés au mouvement Civitas [groupe catholique traditionnel pour ne pas dire intégriste, ndlr]. On a pu le constater avec les spectacles de Rodrigo García ou de Romeo Castellucci. Falk Richter lui-même, en Allemagne, a été violemment attaqué par des mouvements d’extrême droite lors de sa dernière création, « Peur », à la Schaubühne de Berlin. Il a reçu des menaces de mort. Il y a une crispation bien réelle aujourd’hui.
Comment peut-on entendre le titre « Je suis Fassbinder » ?
C’est d’abord Falk Richter qui dit « Je suis Fassbinder ». Le spectacle est une forme d’identification d’un écrivain à un autre. En même temps, comme j’interprète la figure de Fassbinder dans la pièce, Falk Richter s’amuse à faire des analogies entre moi, Stanislas Nordey le metteur en scène, et l’homme de théâtre et cinéaste qu’était Fassbinder, notamment à travers ses tentatives pour travailler en collectif. Pendant tout le début de sa carrière, Fassbinder avait la volonté de partir du collectif. Mais très vite, il s’est rendu compte que ça ne marchait pas et qu’il était obligé de se transformer en dictateur. Il s’est alors trouvé dans de profondes contradictions.
Falk Richter s’amuse à opérer des rapprochements entre la biographie de Fassbinder et la mienne. Puisque dans ma vie aussi, l’action de la troupe et du collectif a eu beaucoup d’importance. Mais en même temps, à un moment donné, je deviens quand même le leader du groupe. Donc il y a bien des jeux de miroirs auxquels Falk et moi-même nous sommes prêtés.
C’est la première pièce que vous mettez en scène et que vous jouez en tant que directeur du Théâtre national de Strasbourg. Est-ce que ça a ajouté une pression supplémentaire au moment de la création ?
Au contraire ! L’enjeu pour moi a été de prendre le maximum de risques sur cette première création. Je crois que je ne pouvais pas en prendre plus qu’en démarrant par une pièce qui n’était pas encore écrite au premier jour des répétitions !
Il n’y avait pas de pression dans le mauvais sens du terme. Il y avait plutôt la jubilation d’être dans un théâtre plus que contemporain, un théâtre en train de s’écrire.
J’ai toujours travaillé comme ça. On n’est jamais meilleur que quand on prend des risques. Je sais bien qu’à chaque fois que je me suis reposé, c’est là que j’ai fait mes spectacles les moins intéressants.
La presse parle déjà d’un « spectacle manifeste » relativement à l’ensemble de votre parcours et à votre prise de poste récente en tant que directeur du TNS. Qu’en pensez-vous ?
L’expression est assez juste dans le sens où il s’agit bien de ma première création au TNS depuis que j’en suis le directeur. Au TNS, je suis en train de bannir les grands classiques. J’essaie de ne faire que des textes contemporains. Non pas par dogmatisme mais simplement parce que je pense qu’aujourd’hui les gens ont envie de paroles d’aujourd’hui. Leur désir premier n’est pas forcément de réentendre pour la millième fois Don Juan ou Tartuffe…
Donc, dans ce sens-là, c’est bien un spectacle-manifeste. Quand j’ai rencontré l’écriture de Falk Richter, il y a cinq ou six ans maintenant, j’ai vraiment rencontré l’alter ego que je cherchais depuis longtemps dans le théâtre contemporain. C’est un théâtre qui regarde le monde d’aujourd’hui sans oublier la dimension poétique. La collaboration avec Falk Richter a vraiment du sens pour moi. Je le cherchais depuis longtemps cet auteur contemporain qui m’aiderait à regarder le monde.
Comme le texte de la pièce résonne avec une actualité très proche, nécessitera-t-il quelques réajustements à mesure que les dates de la tournée s’éloigneront du moment de l’écriture ?
Il y a des parties d’improvisation dans le spectacle. On peut donc déplacer des choses à quelques endroits précis. Mais, de toute façon, malheureusement peut-on dire, on parle de choses qui risquent d’être toujours d’actualité dans quelques années : la crise des réfugiés, le retour des extrêmes droites… Et puis, Falk, au moment où il écrit, choisit des éléments de l’actualité qui sont à la fois suffisamment brûlants et pérennes pour que le spectacle ne s’éteigne pas le lendemain.
Par exemple, on parle de ce qui s’est passé le 31 décembre à Cologne, avec les agressions sexuelles. Mais on élargit la question au viol conjugal, à la violence faite aux femmes dans les sociétés occidentales et non pas simplement dans les sociétés méditerranéennes. À chaque fois, dans l’écriture de Falk, il y a cette intelligence de ne pas être simplement dans le commentaire de l’actualité mais d’aller beaucoup plus profondément dans les thématiques qu’elle soulève.
Propos recueillis par Adèle Duminy
Infos pratiques « Je suis Fassbinder » Du 24 mars au 2 avril 2016 MC2: Grenoble, 4 rue Paul Claudel De 6 euros à 25 euros
Prenant un film de Rainer Werner Fassbinder comme modèle, l’auteur allemand Falk Richter s’associe au comédien Stanislas Nordey pour mettre en scène à deux un “un collage d’émotions contradictoires”.
Qu’il s’agisse des attentats terroristes qui ont endeuillé Paris ou des agressions sexuelles commises le soir du 1er janvier à Cologne, en Allemagne, l’auteur et metteur en scène allemand Falk Richter prend sa plume pour réagir sur scène aux événements dramatiques qui se sont déroulés ces six derniers mois. Avec Je suis Fassbinder, cette prise de position à chaud est devenue une pièce de théâtre. “Elargir le champ des compétences qu’on accorde en général à un auteur de théâtre a été mon cheval de bataille depuis que j’ai décidé d’écrire, précise-t-il. Comme je suis aussi metteur en scène, j’ai toujours étendu les limites de ma chambre d’écriture à l’espace du plateau. Travailler à la mise en bouche de mes textes me permet de tester leur contenu avant de les finaliser.”
Décrypter sous l’angle de l’intime les mécanismes du capitalisme Né en 1969, Falk Richter est ce qu’on appelle un auteur engagé, mais c’est en se réclamant de l’autofiction mêlée de politique qu’il a construit la réputation de ses dramaturgies. Il se fait connaître en Allemagne avec Das System (Le Système) où il réunit dans un cycle plusieurs pièces (dont les plus connues sont Electronic City, Sous la glace et Trust) pour décrypter sous l’angle de l’intime les mécanismes du capitalisme financier mondialisé.
C’est à l’occasion de la mise en scène d’un montage de plusieurs de ses textes puisés dans Das System que débute la collaboration entre l’auteur allemand et Stanislas Nordey au Festival d’Avignon en 2008. Suivra My Secret Garden, un spectacle où, pour la première fois, ils mettent en scène à deux une pièce dont le texte est composé d’extraits du journal intime de Falk Richter.
“Fassbinder réagit en artiste aux événements qui secouent l’Allemagne en 1977”
Avec Je suis Fassbinder, Richter et Nordey renouent avec le désir de monter un spectacle à quatre mains. “Nous avons décidé de prendre pour point de départ la participation de Rainer Werner Fassbinder à un film collectif, L’Allemagne en automne, dont il a réalisé les trente premières minutes. Toutes affaires cessantes, Fassbinder réagit en artiste aux événements qui secouent l’Allemagne en 1977. En s’emparant de sa caméra, il a la volonté de prendre position face à l’état d’urgence décrété suite aux actes terroristes perpétrés par la Fraction armée rouge composée des membres du groupe réuni autour d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof.” “Ce film est d’abord un portrait intime. On le voit dans son appartement avec son amant, téléphonant à Ingrid Caven ou débattant de la situation dans sa cuisine avec sa mère. Fassbinder expose sans pudeur l’ampleur de son désarroi, c’est ce qui nous touche.”
Ainsi, le débat portera sur le fait d’“être Charlie” ou pas, sur le “Je suis en terrasse” post-attentats de novembre à Paris et le massacre du Bataclan tout autant que sur la crise des migrants et la montée des mouvements populistes et d’extrême droite en France et en Allemagne.
“Ce qui me rapproche de Fassbinder dans cette démarche, c’est d’assumer le contraste qui existe entre l’épidermique de ma réponse et le fait qu’il s’agisse d’une situation politique qui vise à déstabiliser et terroriser nos nations. Comme lui, je me suis interdit de proposer une analyse, j’essaie d’abord de dire ce que j’éprouve. Je ne prétends pas avoir de recul… Pour Stanislas Nordey et pour moi, il était important de témoigner de ce moment où l’on assume être sous le choc quitte à construire notre spectacle comme un collage d’émotions contradictoires.”
Je suis Fassbinder de Falk Richter, mise en scène Falk Richter et Stanislas Nordey, avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Eloise Mignon, Stanislas Nordey et Laurent Sauvage, jusqu’au 19 mars au Théâtre national de Strasbourg, tél. 03 88 24 88 00, tns.fr
Par Jean-Pierre Thibaudat pour son blog de Mediapart
A la fin, ils sont assis sur un canapé en skaï des années 70 comme on en trouve encore parfois dans des salles d’attente d’aéroports lointains conservés dans leur jus. Ils nous regardent, ne disent rien mais leur regardnous interroge. « Que faire ? » demandent ces yeux à la fois fatigués et tendus. Oui, que faire ? C’est la vieille question. A tout le moins, ils en ont fait un spectacle. Le théâtre n’a réponse à rien mais c’est un agitateur de questions, un as du dialogue musclé, contradictoire, amoureux, désabusé, osé, un pro du monologue sentimentalo-politique. Il n’a pas froid aux yeux et aux oreilles le théâtre, et il a plus d’un tour dans son sac à malices.
La peur et la haine
C’est que viennent de prouver crânement les quatre acteurs de « Je suis Fassbinder » texte écrit à chaud, au fil des répétitions, par Falk Richter qui cosigne la mise en scène avec Stanislas Nordey. Richter écrit en allemand et Anne Monfort, sa traductrice attitrée, traduisait au fur et à mesure des répétitions. Le texte, fait d’une accumulation-articulation de matériaux comme souvent chez Richter, n’a été finalisé que dans les derniers jours précédant la première. Il serait séant que madame Merkel et monsieur Hollande honorent de leur présence ce sommet franco-allemand.
Serrer au plus près la réalité de l’hyper présent comme on serre le cou d’une personne aimée au risque de l’étouffer ou de la faire jouir. C’est l’ambition folle et noble de « Je suis Fassbinder». Personne n’en ressort indemne. « Je suis Fassbinder » met les doigts là où ça fait mal, là où le "j’y comprends rien" ou les "tous pourris" deviennent piètres échappatoires. C’est un spectacle qui explore la peur et décrypte la haine qui nous entourent et nous habitent.
De cette soirée bouillonnante et joyeusement brouillonne, le théâtre sort grandi. Et le Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Stanislas Nordey avec cette première création maison hautement risquée (je veux dire risquée avec hauteur) où le directeur est aux premières loges, concentre les ambitions magnifiques de cette nouvelle époque du TNS qui vient de s’ouvrir.
D'une époque l'autre
Ce spectacle n’est pas sans rappeler aux vieux abonnés du TNS, « Vichy fictions » et « Le Palais de justice » deux spectacles majeurs de la formidable époque où Jean-Pierre Vincent dirigeait le TNS, une époque que Nordey n’a pas connue, pas plus que Richter n’a connu la Schaubühne de Stein et Grüber. Croisement de questionnements d’une époque l’autre. Sauf que « Je suis Fassbinder », au titre trompeur, est une pièce d’actualité au sens strict, l’actualité en continue qui serine nos joursmédiatisés à mort. Les émigrés, Cologne, ça commence par ça. Cela s’en éloigne pour mieux remettre les pieds dans la gadoue.
Auteur associé au TNS, Falk Richter est aussi associé au parcours de Nordey. Dès qu’ils se sont rencontrés, ils ne se sont reconnus. L’un écrit, l’autre joue, les deux « frères » mettent conjointement en scène, chacun est venu avec ses collaborateurs (la scénographe et costumière Katrin Hoffmann pour Richter, pourNordey Stéphanie Daniel pour les lumières et Claire Ingrid Cottanceau, complice artistique de longue date). Sur le plateau, Nordey retrouve le fidèle et fabuleux Laurent Sauvage rejoint par Judith Henry, Eloïse Mignon (venue via Richter) et Thomas Gonzalez. Tous aux taquets.
Fassbinder est ici autant le cinéaste et l‘homme de théâtre boulimique que l’on sait, qu’une base de données des années 70 tenant lieu de miroir aux alouettes. Il est d’abord un artiste total engagé dans son corps et dans son temps, une figure rebelle d’une Allemagne non dénazifiée. Le spectacle y revient comme à une source tumultueuse.
"Là-bas, il y a la guerre"
Aujourd’hui le fascisme gagne des parts de marché électoral, partout en Europe. La haine de l’autre, le repli identitaire, le chacun chez soi se portent bien. Le spectacle touille tout ça. Ouverture : Fassbinder (Stanislas Nordey) regarde sa mère (Laurent Sauvage) allumer un clope dans le noir. Situation calquée sur un film de Fassbinder où effectivement le rejeton joufflu interroge sa mère mais c’est autre chose. Lumière, premières répliques :
« Fassbinder. Oui mais tu ne peux pas juste les mettre dehors comme ça ils sont censés aller où ?
Sa mère. Là d’où ils sont venus
Fassbinder. Là-bas il y a la guerre. Il n’y a rien tout est détruit
Sa mère. Alors ils doivent reconstruire leur pays.
Fassbinder. Mais comment ? En pleine guerre
Sa mère. Je m’en fous. »
Etc. Première dispute entre la mère et son fils, premier gouffre. Après un noir, on remet ça avec Cologne.
Plusieurs fois la langue de Laurent Sauvage fourche : il dit Stan au lieu de Fassbinder, Nordey le reprend voire le fait reprendre plus haut : il joue un type nommé Fassbinder (il porte le blouson de cuir noir attaché à l’image de cet artiste et bientôt tous en porteront un), et il reste le metteur en scène. Richter, de son côté, a intégré dans l’écriture ces probables lapsus de répétition. Et c’est ainsi que le spectacle avance, incluant constamment son mode de production fait de discussions, d’improvisations, d’essais. « Je voudrais que le spectateur ait une meilleure idée de ce à quoi pourrait ressembler une vraie vie - une vie dont il aurait le désir » ditje ne sais plus qui dans le spectacle.
Jeanne d'Arc et l'Europe
La troisième scène est un monologue. Celui d’une dénommée Europe interprétée par la légère, gracile et pugnace Judith Henry (secondée par le chœur des trois autres via une litanie, forme narrative dont Richter use à foison). Comment ne pas faire le rapprochement avec le monologue de Jeanne d’Arc dans « Vichy-Fictions » dit sur cette même scène du TNS par Bérangère Bonvoisin. Une actrice retrouvée la veille à Pars, après une trop longue absence, dans un guet-apens tendu au Théâtre de la colline : pièce fatiguée, montée par un metteur en scène peu inspiré. A quoi bon consacrer un article à cette déconvenue ? Revenons au sac de nœuds « Je suis Fassbinder ».
Théâtre National de Strasbourg, du mar au sam 20h, jusqu’au 19 mars. Puis MC2 Grenoble du 24mars au 2 avril, TNB Rennes du 15 au 20 avril, Vidy-Lausanne du 26 avril au 4 mai, Théâtre de la Collineà Paris du 10 mai au 4 juin, Theater Basel le 7 juin.
« A deux heures du matin » et « Small town boy » sont publiés en un volume aux éditions de l’Arche, 154p, 15€
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