 Your new post is loading...
 Your new post is loading...
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 25, 2023 5:13 AM
|
Article d'Anne Diatkine, Eve Beauvallet et Laurent Goumarre dans Libération - 25 juillet 2023 Mise en valeur des femmes, ouverture à l’international, adaptation aux fortes chaleurs… «Libération» fait le bilan de la 77e édition d’un festival de plus en plus sensible aux questions sociales et écologiques, qui s’achève ce mardi 25 juillet. Le souvenir de la Brésilienne Carolina Bianchi, droguée aux sédatifs et endormie plus d’une heure au milieu du plateau. Le souvenir de la Française Clara Hédouin, debout dans la campagne à 4 heures du matin entre les champs d’oliviers pour une enchanteresse randonnée autour de Jean Giono. Le souvenir de l’Allemande Susanne Kennedy et de ses créatures lynchéennes. Le souvenir de la Française Rébecca Chaillon et de ses cheveux interminablement nattés pendant les très belles vingt premières minutes de Carte noire nommée désir. Il y eut bien sûr des clap-clap mous, des déceptions et des sensations de rendez-vous manqués durant ce 77e Festival in d’Avignon. Cependant, à l’heure où se clôt cette première édition signée par l’équipe du Portugais Tiago Rodrigues, reste avant tout la certitude d’avoir vu se révéler ici plusieurs signatures puissantes de la scène contemporaine encore jamais invitées sur le Festival(75 % des artistes étaient primo-invités), parmi lesquelles beaucoup d’artistes femmes. Une autre certitude, encore : celle que les œuvres à fort ancrage politique et sociétal poursuivent leur expansion dans les programmations mais qu’elles peuvent être signées par de grands artistes audacieux et chercheurs de formes. On en avait un peu douté durant le mandat précédent d’Olivier Py, exception faite de Milo Rau, révélé à Avignon par la précédente équipe et à nouveau invité avec une très belle pièce créée avec les activistes du Mouvement des sans-terre en Amazonie. Le défi de démocratisation du public du in reste un chantier. Olivier Py en avait déjà le souci en programmant (entre autres) chaque année un feuilleton théâtral gratuit en espace public, mais beaucoup reste à faire : le résultat des études de public montrera à l’automne le degré de diversité d’âge ou de milieux socio-économiques. En attendant, l’absence de «minorités visibles» dans la salle était encore une fois… visible, excepté chez les nombreux groupes scolaires accueillis sur le festival. Le défi majeur, enfin, et qui conditionne directement la démocratisation, est un énorme défi budgétaire. Lors des précédentes éditions, Libération a déjà eu l’occasion de s’étonner de la faiblesse du budget de production du plus grand Festival de spectacle vivant au monde, au regard de l’étendard qu’il est censé agiter dans le paysage international : celui d’un Festival de création, création dont il a de moins en moins les moyens (le Festival travaillant à budget constant en dépit de la hausse de coûts de fonctionnement). Il s’agit de convaincre les partenaires publics de solidifier davantage le festival, histoire de donner à Tiago Rodrigues les moyens de ses ambitions, notamment de prolonger au fil de l’année l’expérience avignonnaise en la pérennisant au-delà de ses dates dans une ville qui n’a pas vocation à n’être qu’un écrin. Une convention pluriannuelle d’objectif sera signée dans quelques mois. Femmes émancipées et violences sexuelles Outre Carolina Bianchi déjà citée, qui connaissait l’incroyable actrice Kate O’Flynn, du Royal Court Theatre ? Cette dernière a donné vie avec force aux trois monologues sous le titre de All of It, écrits pour elle par Alistair McDowall, auteur peu repéré dans nos contrées, qui scrute ici les pensées naissantes de trois femmes et invente comme un art de la nouvelle scène. Avec The Confessions, autre coproduction du in, Alexander Zeldin signe lui aussi le récit d’une émancipation et le portrait d’une femme prise dans les griffes de son époque. Mais il faudrait aussi citer Black Lights, la dernière pièce pour huit danseuses de Mathilde Monnier, entièrement centrées sur les injonctions sexuelles adressées aux femmes. Dans la sélection suisse du off, Cécile, mise en scène par Marion Duval, a chaviré les salles au propre comme au figuré, par l’éblouissant jeu d’adresse au public et d’improvisation échevelée de la performeuse Cécile Laporte narrant les épisodes farfelus et hallucinés d’une vie hors norme. Toujours dans le off et dans une forme plus classique : J’avais ma petite robe à fleurs, portée par Alice de Lencquesaing, interroge avec acuité l’exploitation mercantile et vorace des récits de violences sexuelles et leur portée cathartique ou traumatisante. Avec cette question qui n’aurait sans doute jamais été posée avant #MeToo : peut-on montrer une vie sans violences sexuelles ? Egalité du nombre d’affiches et de tracts Mais où sont passés les tracteurs ? Non pas l’engin, mais celles et ceux qui distribuent des tracts afin d’aimanter l’indécis vers l’un des 1 500 spectacles du off ? Rues aérées, murs et grilles d’habitude couverts d’affiches, à nue : que se passe-t-il ? Non, toutes les compagnies ne sont pas devenues spontanément «écoresponsables» magiquement. L’affichage sauvage, autorisé pendant le Festival dépend d’un arrêté municipal qui restreint depuis 2015 chaque spectacle à 150 affiches et 5 000 tracts. Mais la ville, explique Harold David, à la gouvernance du off avec Laurent Domingos, s’est dotée cette année des moyens de faire respecter l’encadrement, en travaillant de concert avec le off. Un «éco-pack» constitué d’encre végétale, papier recyclé et recyclable, a été proposé aux compagnies et la moitié d’entre elles ont choisi de déléguer ainsi l’impression. Les autres ont reçu 150 stickers à coller sur leurs affiches, afin de rendre possible un contrôle par la municipalité. Selon Harold David, l’égalité du nombre d’affiches et de tracts a généré une forme d’équité. «Auparavant, plus vous aviez de pognon, plus vous étiez visible.» Selon les participants, pour la première fois, la nuit du 5 juillet, l’affichage a eu lieu de manière paisible. Les compagnies mutualisaient leurs tâches au lieu de se battre pour occuper le plus de parcelles possibles. Fait remarquable : la fréquentation n’a pas souffert de ce partage de l’espace public. «Il n’y a jamais eu aussi peu d’affiches, et autant de monde dans les salles, globalement, les ventes de billets ont augmenté de 20 à 30 % par rapport à 2022, et de 15 % par rapport à 2019, avant le Covid.» Une excellente surprise, qu’on a pu vérifier empiriquement, mais dont les retombées économiques sont insuffisantes pour colmater la fonte des budgets liée à l’inflation des matières premières. La diminution des déchets papiers est drastique : il passe de 60 tonnes en 2022 à 25 tonnes en 2023. La carte et le territoire Une pinède au cœur des remparts à trois minutes du cloître Saint-Louis et dont personne ne soupçonnait l’existence, investi (modestement) par le Festival? Un miracle. Durant six jours, le cycle de lecture de RFI qui explore le théâtre contemporain francophone s’est tenu dans l’ancien carmel fréquenté uniquement par des religieuses. Ce poumon vert de la ville devrait devenir un tiers-lieu avec des résidences pour artistes, étudiants, et personnes âgées. La cour, un cloître, des jardins, une carrière… C’est par essence la géographie plein air du Festivald’Avignon. Des lieux chargés, bien sûr hantés par les spectacles des années précédentes ; il y a toujours quelqu’un pour vous dire la carrière de Boulbon, c’est le Mahabharata de Peter Brook en 1985, le cloître des Carmes, l’apparition événement d’Angélica Liddell en 2016 avec Qué Haré Yo Con Esta Espada ? Et ce n’est pas négligeable, le théâtre à Avignon c’est à la fois la carte et le territoire. La réussite d’un spectacle tient aussi dans le rapport au lieu. On se souviendra pour cette édition du Jardin des délices de Philippe Quesne qui a fait de la réouverture de la carrière de Boulbon le sujet même de sa pièce en exposant magnifiquement ce cirque de pierre – espace vide – dans sa minéralité. Idem pour le jardin de la Maison Jean-Vilar, là encore pur espace scénographique rêvé par Gwenaël Morin : le succès de sa version du Songe, d’après Shakespeare, doit au déploiement du jeu dans la profondeur du verger sans autre effet scénographique. En revanche, aucune chance qu’on dise, hélas, la Cour d’honneur, c’était le Welfare de Julie Deliquet ou The Romeo de Trajal Harrell, deux productions qui auront résisté à la démesure du lieu. Résistance ou incapacité ? La question se pose, qui a le mérite de repenser le rapport à ce lieu hautement stratégique. Faut-il encore créer pour la Cour ou, au contraire, opter pour une décroissance symbolique ? La seconde hypothèse ouvrirait une nouvelle ère de jeu, pour un théâtre qui ne chercherait plus à marquer son territoire, mais se poserait plus modestement en locataire. Langue étrangère invitée La langue anglaise s’écoutait cette année au Festival sur les plateaux de Tim Crouch ou Tim Etchells. La langue espagnole sera l’an prochain «langue étrangère» invitée et s’écoutera notamment chez l’Argentin Mariano Pensotti, à qui le Festival confiera par ailleurs le soin de créer une forme mouchoir de poche destinée à voyager dans plusieurs lieux de la région. Ce dispositif de programmation s’accompagne d’un coup d’accélérateur donné sur les surtitrages, informe l’équipe du festival, politique qui sert notamment (au-delà du pur intérêt artistique) à drainer davantage de presse et de programmateurs étrangers. Et donc, de maximiser les possibilités de diffusion des artistes à l’international. Des pompiers embauchés au prix fort Qui dit chaleur et spectacles en plein air dit risque d’incendie. Mais qui eût cru que le coût du risque soit à la charge du Festival? C’est pourtant cette dépense inattendue qui a augmenté son budget de plusieurs centaines de milliers d’euros – jusqu’à 600 000 euros. La direction du Festival a effectivement dû appliquer les dernières directives (tombées en mai) contre le risque de feu afin de protéger le public bien sûr, mais aussi les massifs forestiers, tout cela à ses frais. «Si bien que les représentations à la carrière de Boulbon, lieu mythique, ont protégé du feu le massif de la montagnette qui a brûlé l’année dernière à la même époque», insiste le directeur délégué, Pierre Gendronneau. Le Festival a dû embaucher au prix fort des pompiers, acheter des camions, des citernes, et créer une réserve d’eau de plusieurs milliers de litres. Afin que vivent aussi deux expériences inédites au Festival: des randonnées artistiques de six heures entre champs, friches, forêts, oliveraies. Celle malheureusement décevante, au vu des ambitions affichées, des «Paysages partagés». Celle qui restera longtemps dans l’histoire du festival, on l’espère, de Que ma joie demeure autour de Jean Giono, créée par Clara Hédouin. S’adapter à la chaleur Ce n’est pas un scoop, il fait chaud à Avignon, et pour éviter que le parcours du festivalier tourne au cauchemar, l’équipe du in a pris cette question à bras-le-corps. D’abord en instaurant des horaires décalés, en privilégiant les matinées – départ à 4 heures du matin tout de même pour le spectacle randonnée de Clara Hédouin, les rencontres avec les artistes à 10 h 30 au cloître Saint-Louis, et les représentations à 11 heures, en respectant une sorte de «pause méridionale» aux heures les plus chaudes et en reprenant en soirée, aménageant aussi quelques représentations à 23 heures et minuit. Une protection du festivalier et des équipes techniques qui diminue en même temps l’empreinte carbone du Festival: «Décaler les horaires permet de baisser la climatisation des salles, explique Pierre Gendronneau. A la FabricA, seule salle pérenne du in, la charte interdit que la différence entre l’intérieur du bâtiment et l’extérieur excède 5 degrés.» Extension du domaine théâtral Retour sur une tendance lourde du Festival: la crise du texte de théâtre, qui ne date pas d’hier mais qui s’amplifie, à tort à raison ? Peu importe, d’abord le constat. En adaptant la littérature fortement incarnée de Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler, Julien Gosselin fait une nouvelle fois exploser le cadre scénique dans son génial Extinction. Les acteurs jouent dans le décor fermé ; filmés live, ils sont projetés en direct sur un immense écran. Un geste radical à la hauteur de la violence des textes pour, non pas une extinction, mais une extension du domaine théâtral. Ça ne marche pas à tous les coups : l’écriture contournée de Virginia Woolf est la fausse bonne idée pour être mise en scène sur un plateau ; Pauline Bayle se noie dans les Vagues avec Ecrire sa vie. Le style métaphorique ne se prête pas au jeu. Autre piste, l’adaptation documentaire n’aura pas vraiment convaincu : efficacité linéaire du Black Lights de Mathilde Monnier qui réinvestit par une danse théâtralisée les prises de paroles féministes de la série H24 de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, mais effondrement de la tension dramatique du Welfare, génial film documentaire de Frederick Wiseman de 1973 dans la transposition et mise en scène de Julie Deliquet. Il y a dans la pièce comme une impossibilité à porter la voix des personnes filmées par le cinéaste ; le théâtre élimine la violence dans le jeu des interprètes : on se dit qu’on est au théâtre, que ça joue comme au théâtre, et ce n’est pas bon signe. Fin de l’ambiance «pince-fesses» Au détour des remparts bruissait aussi l’impression d’un net virage vers plus de convivialité, visible depuis la chaleur des agents d’accueil du public jusqu’à ces grandes fêtes organisées pour fédérer les artistes et les professionnels en partenariat avec le Festival électro Antigel. «Ça change des traditionnels “pots de premières” un peu pince-fesses», nous ont soufflé plusieurs équipes artistes, ébahies de voir un directeur du Festival aussi disponible et partant pour partager un verre, entonner a cappella les trompettes de Maurice Jarre en fin de soirée (jingle du festival), porter le tee-shirt en hommage aux travaux des techniciens. Anne Diatkine, Eve Beauvallet, Laurent Goumarre / Libération Légende photo : Rébecca Chaillon (à gauche) et ses cheveux interminablement nattés dans son formidable «Carte noire nommée désir», à Avignon. (Christophe Raynaud de Lage/Christophe Raynaud de Lage)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 22, 2023 5:57 PM
|
Par Fabienne Darge dans Le Monde - 22 juillet 2023 La metteuse en scène de 37 ans travaille le rapport aux corps, aux identités et aux questions décoloniales à travers la performance.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/22/rebecca-chaillon-figure-d-un-renouveau-theatral-queer-et-afrofeministe_6183015_3246.html
Il n’est pas rare que Rébecca Chaillon apparaisse avec les lèvres peintes en bleu cobalt, ou les paupières en rose fuchsia. En ce Festival d’Avignon qui s’achemine vers sa fin, son nom est sur toutes les lèvres. Carte noire nommée désir, sa dernière création en date, avait déjà tourné de-ci de-là, suscitant un bouche-à-oreille on ne peut plus flatteur. Mais la présentation à Avignon a considérablement accéléré le mouvement, et installé la metteuse en scène comme une figure majeure d’un renouveau théâtral qui passe par la performance et les approches intersectionnelles actuelles, en mêlant l’afroféminisme et les questions queer et décoloniales. L’impétrante est née en 1985 à Montreuil (Seine-Saint-Denis). D’origine martiniquaise, fille d’un technicien de la SNCF et d’une conseillère à la Sécurité sociale, elle a découvert le théâtre en Picardie, où elle a grandi. Puis elle a suivi des études en arts du spectacle à Paris, où elle est notamment passée par le conservatoire du 20e arrondissement. Très vite, elle a fait son chemin dans le théâtre-forum, avec la compagnie Entrées de jeu animée par Bernard Grosjean, et les milieux de l’éducation populaire incarnés par les centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active, tout en créant sa propre compagnie, qu’elle a nommée Dans le ventre, en 2006. Il lui faudra un peu de temps, et la rencontre avec l’univers de l’auteur-metteur en scène punk hispano-argentin Rodrigo Garcia, pour la confirmer dans ce qu’elle veut vraiment faire : un théâtre de performance, où le corps serait en jeu, de même que la pratique de l’automaquillage artistique, sur laquelle elle s’est également formée. Un théâtre où s’exprimerait, aussi, sa fascination pour la nourriture, qui traverse tout son travail. Nudité politique En 2012, elle signe un premier seule-en-scène, L’Estomac dans la peau, et d’autres créations de format court, qu’elle écrit et performe. Sa création suivante, Monstres d’amour (Je vais te donner une bonne raison de crier), en duo avec Elisa Monteil, tourne autour du cannibalisme amoureux. En 2016, elle participe à My Body My Rules, un documentaire expérimental d’Emilie Jouvet qui s’intéresse aux corps libres et sauvages et à la nudité politique. Ainsi qu’à Ouvrir la voix, d’Amandine Gay, qui donne la parole aux femmes afrodescendantes et à leur vécu. Cette expérience comptera pour beaucoup dans la création de Carte noire nommée désir. En 2018, elle crée Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute, pièce sur le football féminin et les discriminations subies par les joueuses face à leurs homologues masculins. En 2020, elle commence la création en plusieurs étapes de Carte noire nommée désir, qui va muter et grandir jusqu’à aboutir à la version présentée à Avignon. Dans une époque où il est mal vu pour les femmes d’afficher leur gourmandise, et où l’injonction à la minceur pèse autant, sinon plus, dans des milieux intellectuels et artistiques supposément plus audacieux que le reste de la société, Rébecca Chaillon assume ses courbes plantureuses avec un aplomb tranquille. Elle en fait même un formidable accélérateur de particules. Le corps des femmes est au cœur de la révolution sociétale et artistique en cours, et elle le sait. S’inscrivant dans la grande tradition de la performance au féminin, glissant même au passage dans son spectacle, ni vu ni connu, le nom de Marina Abramovic, la papesse du genre, la Chaillon est dans son être même un des épicentres de cette révolution. Fabienne Darge Légende photo : Rébecca Chaillon, dans « Carte noire nommée désir », le 19 juillet, au Festival d’Avignon. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/FESTIVAL D’AVIGNON
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 21, 2023 4:41 PM
|
Par Fabienne Darge dans Le Monde - 21 juillet 2023 La metteuse en scène et performeuse déconstruit la représentation de la femme noire dans un spectacle performatif et magistral. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/21/au-festival-d-avignon-rebecca-chaillon-penetre-l-inconscient-colonial_6182956_3246.html
Nouveau triomphe à Avignon : après Bintou Dembélé et Milo Rau, c’est la metteuse en scène et performeuse Rébecca Chaillon qui a mis toute la salle debout, jeudi 20 juillet au soir. Le public a semblé ne plus jamais vouloir s’arrêter d’applaudir, à l’issue de la première avignonnaise de Carte noire nommée désir. Cet accueil est venu saluer un spectacle impressionnant, et qui fera date, dans sa manière d’inscrire la pensée décoloniale dans une histoire du théâtre et de la performance, avec une intelligence magistrale, un humour dévastateur et un engagement du corps phénoménal. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que Rébecca Chaillon jette son corps dans la bataille, de même que celui de ses performeuses, dans ce spectacle qui déconstruit, au fil de quelque trois heures, les représentations de la femme noire, et ce qu’elles révèlent de l’inconscient colonial français. Un spectacle qui commence avant de commencer, par l’annonce faite par des haut-parleurs : les femmes noires assistant à la représentation sont invitées à se regrouper dans un autre espace que celui du reste du public. Elles seront une vingtaine, installées sur des canapés de l’autre côté du plateau, et nous faisant face. En séparant ainsi les spectateurs en fonction de leur couleur de peau et de leur genre, en assignant à sa place le public « blanc », bien obligé de constater sa troublante homogénéité, en inversant les termes de la discrimination, Rébecca Chaillon n’en est qu’à son premier coup d’éclat, dans ce spectacle qui va en aligner bien d’autres. Tresse politique Et c’est elle que l’on découvre d’abord, en train d’astiquer le sol blanc de son plateau, encore et encore, dans une première performance stupéfiante, qui la voit mener cette tâche comme si sa vie en dépendait, enlever ton tee-shirt, son pantalon puis sa culotte pour frotter et frotter encore, et finir par dédier tout son corps ample, superbe et noir à la mission de rendre toujours plus pure cette surface déjà immaculée. Avant qu’une de ses compagnes, enfin, ne l’arrête, au bout de longues minutes où s’éprouvent en direct la dépense et le combat. S’ouvre alors une autre scène, magnifique, où ce corps malmené, instrumentalisé, va être réparé et bichonné. Les longs cheveux de Rébecca Chaillon, cachés sous la charlotte, sont libérés et dépliés, mèches noires et blondes mélangées. Ils vont être nattés avec des cordes elles-mêmes noires et blondes, pour finir par former une énorme tresse, si lourde à porter qu’elle devra être posée sur un portant métallique. Les cheveux des femmes, et singulièrement des femmes noires, sont un sujet éminemment politique, et cette tresse est le motif central de Carte noire nommée désir. Elle finira par être reliée à de nombreuses autres qui formeront un nid, mais qui, selon l’éclairage, peuvent aussi prendre l’apparence de chaînes. La scène se passe dans un salon de coiffure où, comme il se doit, on lit des magazines féminins : en l’occurrence Amina, dédié aux femmes antillaises et africaines, avec ses petites annonces sentimentales. Un vrai régal pour Rébecca Chaillon et ses partenaires, qui s’en donnent à cœur joie avec ces textes qui alignent comme à la parade tous les clichés qui collent à la peau de la femme noire. Cette chasse à la « perle noire », ces fantasmes de tigresses ou de gazelles, mais aussi les demandes des femmes, en recherche d’un homme blanc âgé et protecteur, feraient sourire, s’ils ne recouvraient la réalité affligeante d’un racisme qui s’infiltre au cœur le plus intime de l’amour et du désir. Ainsi va ce spectacle, qui subvertit tous les stéréotypes attachés à la femme noire – outre la femme de ménage, la nounou, la danseuse animalisée et sexualisée, la chanteuse, la racaille de banlieue… – et déploie les scènes les plus insensées, à l’image de ce banquet scatologique en forme de rituel défoulatoire et libératoire. Les huit femmes s’y livrent à un dynamitage en règle de toutes les représentations associant le noir et le marron aux excréments ou plus exactement – le mot est important – au caca. Avec une furie lacanienne et explosive, elles font éclater l’absurdité de ces associations, de ces inconscients structurés comme un langage où du caca on glisse au café et au cacao, qui ont été des matières premières au cœur de l’exploitation coloniale, mais sont aussi des mots employés pour définir des couleurs de peau. La chanson Couleur café, de Gainsbourg, en prend pour son grade au passage. Puissance créatrice inépuisable Une autre des scènes cultes de ce Carte noire est une parodie du jeu télévisé « Questions pour un champion », où il va s’agir, à partir de quelques mots, d’identifier un certain nombre de situations ou de personnages encapsulés dans cette construction du Noir. Rébecca Chaillon fait monter la folie théâtrale jusqu’à une forme de chaos (très maîtrisé) où certains spectateurs – dont nous fûmes – se voient dépouiller de leur sac à main (restitués à la fin de la représentation), alors que les participants au jeu sont en train de deviner le mot colonisation. Encore n’est-ce là qu’une partie des mille et une actions, images, idées, idées-images, que Rébecca Chaillon sort de son chapeau avec une puissance créatrice qui semble inépuisable. Il y a un côté Alice au pays des merveilles grotesque, queer et surréaliste dans cette Carte noire qui adresse un vrai bras d’honneur à ce monde où les femmes n’ont jamais la couleur, le poids ou la taille imposés par le modèle dominant – un monde qui a érigé ses fantasmes de blancheur, de pureté et de légèreté comme un absolu permettant d’asservir une bonne partie de l’humanité. En tissant cette dialectique du noir et du blanc de toutes les manières possibles, Rébecca Chaillon renvoie un miroir aussi drôle qu’impitoyable à ce monde-là, tel qu’il s’est construit sur cette binarité. Performeuse exceptionnelle, qui semble capable de tout oser, elle ne mange pourtant pas toute la lumière. Elle est accompagnée par sept artistes à la présence éclatante, qui toutes sont des personnalités fortes, aux parcours de vie peu ordinaires : Estelle Borel, Aurore Déon, Maëva Husband, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Davide-Christelle Sanvee et Fatou Siby. Le plus beau est sans doute la manière dont, après cette traversée ravageuse, elle ramène de la beauté, de la douceur et une sororité qui forme l’étoffe même du spectacle. Alors que se tisse le fameux nid protecteur, l’action, la provocation et la performance laissent la place au texte, sorte de long poème-essai qui s’inscrit dans la filiation d’Aimé Césaire et de la poétesse américaine Audre Lorde, et où la Chaillon revendique sa « pensée blanche et noire, tressée ». Elle apparaît alors, irradiant de force tranquille sous son énorme tresse dressée comme un tronc d’arbre vers le ciel, nue toujours – elle n’a pas cessé de l’être, ou presque, tout au long du spectacle. Souveraine comme une idole. Carte noire nommée désir, de et par Rébecca Chaillon. Gymnase du lycée Aubanel, à Avignon, jusqu’au 25 juillet (complet). Puis à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, du 28 novembre au 17 décembre, au Havre et à Malakoff. Fabienne Darge (Avignon, envoyée spéciale) / Le Monde « Carte noire nommée désir », de Rébecca Chaillon, au Festival d’Avignon en juillet 2023. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/FESTIVAL D’AVIGNON
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 18, 2023 3:18 AM
|
Par Joëlle Gayot (Avignon, envoyée spéciale) dans Le Monde - le 17 juillet 2023 Avec « Antigone in the Amazon », le metteur en scène suisse dénonce la déforestation et la répression des activistes brésiliens dans un spectacle magistral, ovationné lors de sa première représentation à Avignon.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/17/au-festival-d-avignon-milo-rau-place-antigone-au-c-ur-du-capitalisme-sauvage_6182377_3246.html
On se demandait comment Milo Rau allait sortir de son tête-à-tête avec la mort. Depuis 2020, le metteur en scène suisse a créé successivement trois spectacles sur ce thème sensible : Everywoman, Familie, Grief and Beauty. La réponse ne s’est pas fait attendre : avec Antigone in the Amazon, cet artiste d’une rare puissance intellectuelle, dramaturgique et scénographique bascule de la fin de vie de l’individu (l’euthanasie ou le suicide) à celle, redoutée, de l’humanité entière. Un changement de focale opéré de l’Europe vers l’Amérique latine, et voici que l’intime accède à l’universel. En plaçant au centre de sa représentation le sacrifice d’une forêt amazonienne démantelée par un capitalisme qui déforeste à tour de bras le poumon vert de la planète, le créateur convoque au cœur de la cité des Papes la lucidité et son corollaire, la résistance. En toute logique, il associe à la lutte d’activistes brésiliens, membres du Mouvement des sans-terre (MST), le combat d’Antigone, héroïne tragique condamnée par le roi Créon pour avoir voulu enterrer son frère Polynice, considéré comme traître et condamné à demeurer sans sépulture. Camp du refus La fable de Sophocle inspire souvent le théâtre contemporain, qui plie à sa main la figure d’Antigone. Selon les approches, la jeune femme est une idéaliste intransigeante ou infantile. Avec Milo Rau, elle se situe dans le camp du refus. Son « non » argumenté s’oppose aux concessions d’un libéralisme qui privatise la planète à des fins mercantiles. Antigone devait emprunter les traits d’une comédienne indigène, Kay Sara. La militante écologiste ayant renoncé à jouer en Europe pour ne pas déserter le lieu de son combat, elle n’intervient que par le truchement de la vidéo. Une façon de dire non, là encore. (Son rôle est repris au plateau par Frederico Araujo, qui incarne aussi Polynice). L’imbrication du théâtre et du cinéma est la marque de fabrique de Milo Rau, qui décuple l’impact de son geste par une musique interprétée en direct par un guitariste narrateur (Pablo Casella). La représentation s’ouvre sur des accords doux et mélancoliques. Premières minutes d’un récit dont le calme est un leurre et qui navigue en permanence de la fiction à la réalité, du Brésil à l’espace de jeu, des images diffusées aux corps en présence, de Sophocle aux mots des comédiens. Cette écriture hybridée happe l’attention pour ne plus la lâcher. La mise en scène est un déroulé fluide et implacable d’éléments disparates. Articulés les uns aux autres, ils donnent la sensation de voir s’incarner en images, en paroles, en sons une seule et unique phrase à qui le plateau offrirait sa page blanche. Cette phrase se déploie avec ses guillemets (la mise en abyme de Sophocle), ses retours à la ligne (les sauts temporels entre hier et aujourd’hui), ses italiques (le recours aux écrans) ou ses liaisons (les échos entre film et représentation). L’enchaînement est impérial. Pas une vidéo qui ne serve le propos. Pas une parole qui, en retour, n’étaye la vidéo. Pas un geste au plateau qui ne dialogue avec les captations. Même diffractée entre tous les protagonistes, la narration est d’une cohérence remarquable. Insoutenable mise à mort On s’arrime aux faits racontés. Ils ont pour origine l’assassinat par la police militaire de dix-neuf paysans sur une autoroute dans l’Etat de Para, le 17 avril 1996. Les victimes manifestaient pour réclamer l’obtention de terres cultivables. Exécutées à bout portant à coups de revolver, elles appartenaient au MST, qui milite pour une réforme agraire. Leur mise à mort est insoutenable. Sa reconstitution par les acteurs filmés secoue les spectateurs. Milo Rau sait placer son public en état d’alerte maximale et l’éveiller à l’horreur d’un meurtre qui hante un Brésil toujours aussi brutal. Exercée envers les indigènes, les pauvres, les agriculteurs, la violence frappe aussi la communauté LGBT+. L’espérance de vie des trans, hurle Frederico Araujo, Brésilien âgé de 36 ans, dépasse rarement les 35 ans. Le dramaturge suisse met tout sur la table : la genèse du projet (le MST l’a sollicité alors qu’il présentait, à Sao Paulo, La Reprise, un spectacle sur un meurtre homophobe), ses contretemps (le travail a été stoppé par la pandémie de Covid-19), son élaboration entre Europe et Amérique latine. Sur le plateau recouvert de terre, une table, des chaises, les interprètes. A ceux déjà nommés s’ajoutent Sara De Bosschere (Créon) et Arne De Tremerie (Hémon, fils du roi et fiancé d’Antigone). Sur l’écran qui, lorsqu’il descend des cintres, accroît la profondeur de champ, le tournage réalisé au Brésil avec les survivants et les membres d’un chœur dont le refrain, « chaque grain de terre sur un corps est lumière », n’a pas fini de hanter nos mémoires. Au bord de l’autoroute, dans la forêt amazonienne, près d’un fossé où gît une vache morte, dans une pirogue : la caméra suit les pas de ceux qui, là-bas, continuent de se battre. Elle s’aventure jusqu’à un village au fin fond de la jungle, où les indigènes proposent un troc aux artistes. Ils leur écriront une chanson si les acteurs leur jouent une scène de Sophocle. Improbable et superbe moment que ce fragment de théâtre qui voit Créon et Hémon débattre, sous le regard d’enfants interloqués, du pouvoir, de la justice et de la loi. Tout aussi magnifique est le chœur antique constitué par les activistes du MST et les rescapés du massacre. Lorsque leur chant s’élève, il est, pour chaque disparu, une cérémonie de deuil digne de ce nom. Leurs voix retentissent au jour J de la reconstitution sur les lieux mêmes de la tragédie. Alors on se rappelle les mots de Tchekhov, à la fin de sa pièce Platonov : « Qu’allons-nous faire, maintenant ? Enterrer les morts, réparer les vivants. » Alors on se souvient de l’inquiétude du philosophe brésilien Ailton Krenak, assumant, à la demande de Milo Rau, le rôle de Tirésias : « La terre a de la fièvre. » Alors on pense à tous ceux qui disent non et le font au péril de leur vie. Et on se dit que le théâtre, lorsqu’il se décentre loin de ses zones de confort, fait ressentir et comprendre quelque chose de beaucoup plus vaste que lui et nous. C’est l’essence même de l’art, pour Milo Rau. Et le b.a.-ba d’une fraternité qui ne s’arrête pas aux frontières de nos vies privées. Aux saluts, arrivées spécialement du Brésil pour le Festival, deux activistes, Kay Sara et Maria Raimunda, levaient fièrement le poing face à la forêt de mains qui, à juste titre, applaudissaient à tout rompre. Antigone in the Amazon. Conception et mise en scène de Milo Rau. Avec Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie. Et en vidéo : Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajà, Kay Sara et le chœur des militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais. L’Autre Scène du Grand-Avignon, Vedène. Jusqu’au 24 juillet à 21 h 30. Festival-avignon.com Joëlle Gayot(Avignon, envoyée spéciale) Légende photo : « Antigone in the Amazon », de Milo Rau, présenté à la 77ᵉ édition du Festival d’Avignon, en juillet 2023. ARMIN SMAILOVIC
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 9, 2023 5:30 PM
|
Par Emmanuelle Bouchez dans Télérama - 8 juillet 2023 Après avoir adapté Leïla Slimani ou Balzac, la jeune metteuse en scène, directrice du Théâtre Public de Montreuil, puise dans l’œuvre de Virginia Woolf et en livre une lumineuse relecture.
x Le théâtre ne cesse donc de se renouveler. Même âge que Julien Gosselin, Pauline Bayle prend elle aussi ses quartiers avignonnais, au cloître des Carmes. « Une grande joie ! », dit en souriant cette femme pétillante de 37 ans, qui dirige depuis janvier 2022 le Théâtre Public de Montreuil, centre dramatique national. Écrire sa vie sera son premier spectacle au festival depuis sa nomination. La récompense d’un parcours rapide. Car Pauline Bayle, par ailleurs diplômée de Science po Paris où elle a pratiqué le théâtre – sa passion depuis l’enfance – avant d’intégrer le Conservatoire national supérieur d’art dramatique à 23 ans, s’est imposée dans le paysage théâtral en sept années et cinq spectacles, dont Chanson douce, d’après le roman de Leïla Slimani, au Studio de la Comédie-Française en 2019. Mais son talent de metteuse en scène s’était annoncé dès cette Iliade avec laquelle elle débarquait dans le Off d’Avignon en 2016, alors que le spectacle était tout juste primé par les lycéens au festival Impatience du théâtre émergent. À coups de Scotch au sol et de faux sang, elle y racontait l’épopée homérique avec ses compères du conservatoire. Elle se souvient avec émotion d’être allée voir alors, dans le In, le Karamazov monté par Jean Bellorini, 41 ans aujourd’hui et directeur du TNP, à Villeurbanne. « Premier modèle d’une véritable énergie collective, il a désinhibé toute ma génération, à peine plus jeune. » Mais l’incroyable ferveur de sa Compagnie à Tire-d’aile à s’emparer de la grande littérature éclate surtout à l’automne 2021, dans l’adaptation des Illusions perdues de Balzac. Au début du travail, acteurs et actrices ont d’abord joué tous les rôles car mêler les âges et les genres – bien au-delà des questions actuelles – lui permet de déceler « le point de contact humain entre les caractéristiques du personnage et le profil de l’interprète » et de trouver « des combinaisons inattendues ». Émancipée du roman L’ex-comédienne affirme diriger de manière horizontale : en répétitions, tous les métiers de la scène sont invités à croiser leurs « sensations ». Même si elle « tranche » à la fin. Pour tisser, dans Écrire sa vie, une même intimité avec l’œuvre de la romancière anglaise Virginia Woolf (1882-1941), elle a convié ses habituels complices autour des Vagues, le récit de 1931, qui structure le spectacle. Celui-ci ressasse en effet, au fil des saisons, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, la vie rythmée d’attentes et de déceptions d’un groupe d’amis. Comme si l’univers woolfien avait focalisé le désir de création de Pauline Bayle et de sa bande. En renommant les personnages, la metteuse en scène dit s’être émancipée du roman. Elle trame aussi l’histoire de dialogues, au lieu des monologues successifs ; la nourrit d’autres récits (La Chambre de Jacob, ou l’essai Trois guinées) et de l’énorme journal intime, où lui est apparue une artiste dans son époque. « Virginia Woolf a la conscience aiguisée par les guerres européennes dont elle a été témoin à deux reprises. Avant de se tuer, en 1941, elle confiait : “Comment écrire quand le futur n’existe pas ?” » Écrire sa vie, d’après Virginia Woolf, mise en scène Pauline Bayle, Festival d’Avignon, cloître des Carmes, du 8 au 16 juillet à 22 h, relâche le 11. Légende photo : Avec « Écrire sa vie », Pauline Bayle livre une vision toute personnelle de l’œuvre de Virginia Woolf. Photo Julien Pebrel / MYOP
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 8, 2023 6:00 AM
|
par Anne Diatkine dans Libération 7 juillet 2023 Présentée au festival d’Avignon, la pièce virevolte à travers les défis scientifiques sans jamais nous égarer. Virtuose. A l’entrée du théâtre Vedène, le metteur en scène et acteur David Geselson accueille avec la comédienne Laure Mathis les quatre cents spectateurs en offrant à chacun et chacune une petite pierre noire, brillante et mystérieuse, qu’il ne s’agit pas d’égarer et qu’on garde après la représentation. C’est «un reste de météorite» tombé il y a quelques mois, si l’on en croit les deux scientifiques qu’ils incarnent durant Néandertal, lorsqu’ils nous invitent à tenir dans la main le caillou. Pas de crainte à avoir : ce quatrième spectacle écrit et mis en scène par David Geselson après En route-Kaddish, la merveille Doreen et le Silence et la Peur, n’est pas une œuvre participative, du genre de celles où le public est appelé à chanter, danser, hocher la tête ou faire la roue. En revanche, la petite pierre a bien la valeur d’un pacte muet, que chacun est libre d’inventer et d’énoncer à sa guise. Elle nous déplace légèrement et sans injonction, nous conduit au cœur de la représentation, tout comme les spectateurs de Doreen étaient eux aussi accueillis et invités à boire un verre sur le plateau, dans le décor même du salon du philosophe André Gorz et de sa compagne Dorine. Ici, la petite pierre incite à une écoute active et à ne rien perdre des multiples résonances dans ce spectacle dense, foisonnant, saga intimiste aux péripéties internationales où se déploient une demi-douzaine de personnages, avec des mises en perspectives géopolitiques détonantes, au beau milieu d’une enquête drolatique et sérieuse sur la disparition de l’homme de Néandertal et de ce qu’il en reste dans l’ADN de l’Homo sapiens invasif d’aujourd’hui, inspiré par la vie et le travail du paléogénéticien suédois Svante Pääbo. Tout débute dans un noir profond avec une femme (Laure Mathis) qui parle à toute vitesse, qui a peur et qui vomit quand elle a peur, et prévient donc l’homme, un collègue inconnu, de son malaise imminent, car la catastrophe de Tchernobyl vient d’avoir lieu et qu’elle estime qu’ils ne sont pas en sécurité dans cette caverne. Cela continue avec les deux mêmes scientifiques, devenus un couple sur le devant de la scène, qui nous expliquent rapidement le comment du pourquoi de leur travail de recherche en génome – et accessoirement la particularité du regard critique. David Geselson a un talent particulier pour passer du coq à l’âne sans jamais que l’absurdité des situations, l’association de ses idées, ne paraissent gratuites. Sans doute y parvient-il parce que chacun des acteurs – tous excellents – nous plonge au présent, dans des sentiments et obsessions partagées : ainsi cette mère, scientifique en mission dans un pays étranger, atteinte d’une maladie dégénérative qui enregistre des monologues pour sa fille avant que sa mémoire ne fonde définitivement. Il faut de la virtuosité pour ne jamais nous semer, tout en nous embarquant à la fois dans un laboratoire à Zagreb auprès d’une scientifique chargée d’aider les vivants à retrouver leurs défunts disparus pendant la guerre des Balkans grâce à des recherches ADN, et dans un questionnement sur l’identité juive jusqu’à l’assassinat de Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995 par un ultranationaliste israélien. Les dialogues n’assènent jamais aucune vérité et ne prennent pas les personnages pour des porte-parole. C’est par leur vulnérabilité et malgré les impossibilités que Rosa, Lüdo, Lukas et consorts se dévoilent et partagent leurs doutes, au cœur même de leur recherche mégalo semée d’embûches, qu’un simple éternuement peut réduire à néant. Néandertal de David Geselson. A Vedène dans le cadre du festival d’Avignon, jusqu’au 12 juillet. Représentations au TGP de Saint-Denis, du 28 février au 11 mars 2024 Légende photo : «Néandertal», de David Geselson. (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 4, 2023 6:28 PM
|
Par Fabienne Darge dans Le Monde - 4 juillet 2023 La metteuse en scène et directrice du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis adapte le chef-d’œuvre du grand documentariste américain Frederick Wiseman en ouverture du Festival.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/04/festival-d-avignon-avec-welfare-julie-deliquet-joue-collectif_6180512_3246.html
Par la fenêtre ouverte entrent des cris d’enfants joyeux et sauvages. Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, le bureau directorial de Julie Deliquet donne sur la cour de récréation de l’école voisine, et on ne peut s’empêcher de penser que ce hasard lui va bien. La vie, le goût du service public, du collectif, de la transmission sont au cœur du théâtre que la metteuse en scène invente depuis quinze ans. Son bureau est à son image, et à celle de ses spectacles, avec ses meubles chinés, ses tables où se réunir et ses plantes vertes : un espace de convivialité plus que de pouvoir. A 43 ans, elle entre à Avignon, où elle n’a jamais été programmée dans le « in », par la grande porte : c’est elle que le nouveau directeur du Festival, Tiago Rodrigues, a choisie pour l’ouverture dans le saint des saints, la Cour d’honneur du Palais des papes. Avant elle, une seule metteuse en scène de théâtre a eu cet honneur, en soixante-seize ans de festival : Ariane Mnouchkine, avec La Nuit des rois et Richard II. Et c’était en 1982. Julie Deliquet ne surestime ni ne sous-estime l’enjeu. Aussi discrète que solide, quoi que puissent laisser penser sa silhouette gracile et le regard souvent rêveur de ses yeux bleus, elle a, ces dernières années, mis en scène des spectacles importants avec la troupe de la Comédie-Française (Fanny et Alexandre, Vania…), et pris les rênes de ce centre dramatique national qu’est le Théâtre Gérard-Philipe alors même que la pandémie de Covid-19 entraînait une série de confinements, en mars 2020. La Cour, donc. Pour elle, le lieu se prêtait au projet qu’elle avait en tête, aussi curieux que cela puisse paraître au premier abord. Car il s’agit ici d’adapter au théâtre Welfare, un des chefs-d’œuvre du grand documentariste américain Frederick Wiseman. Le film, tourné en 1973 dans un centre social de New York, suit au plus près une humanité naufragée, tentant avec une énergie shakespearienne de sauver sa peau par la seule force de la parole. Agora Pour Julie Deliquet, la Cour n’est pas tant l’endroit du prestige et de la pompe papale qu’un lieu « éminemment politique et démocratique » : « Pour Welfare, j’ai pensé d’emblée qu’il faudrait un lieu un peu grec, décloisonné, en plein air, où cette parole serait remise à son essentiel : une agora. Quand le Festival d’Avignon m’a proposé la Cour d’honneur, je me suis dit que cela avait du sens, par rapport à la parole de ces hommes et de ces femmes qui sont au bord de tomber et de tout perdre, et qui doivent sauver ce qui leur reste. La Cour est un lieu assez démesuré et cela reflète ce qui leur arrive : ils affrontent un destin trop grand pour eux, mais ils redeviennent citoyens par le fait qu’ils prennent la parole, et qu’on les écoute. Le geste vilarien inaugural est un geste politique, qui consiste à remettre le théâtre au centre de la cité. » Cette question du collectif anime Julie Deliquet depuis ses débuts. C’est d’ailleurs avec ce terme-là que la jeune femme, qui avait fait ses classes de théâtre et de cinéma tout au long de son adolescence à Lunel (Hérault), a créé sa compagnie, In Vitro, en 2009, avec des camarades du Studio-Théâtre d’Asnières et de l’Ecole Jacques-Lecoq. Et c’est ensemble, en création collective, qu’ils ont monté leurs premiers spectacles, qui interrogeaient l’héritage des utopies soixante-huitardes : Dernier remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce (2009), La Noce, d’après Brecht (2011), et Nous sommes seuls maintenant (2013), écrit au fil des improvisations. Puis Eric Ruf, l’administrateur de la Comédie-Française, lui a proposé, en 2016, de venir mettre en scène Oncle Vania, de Tchekhov. « Le travail avec le Français m’a fait entrer dans une autre dimension, et m’a amenée à assumer et à préciser mon geste de metteuse en scène, observe Julie Deliquet. Mais c’est surtout avec l’arrivée à Saint-Denis qu’il y a eu une réorientation personnelle et artistique. Je suis passée d’une veine intime à un format plus social et politique, même si je n’aborde pas cet aspect de front, mais toujours par le biais de l’humain. J’ai les mêmes obsessions depuis le début − celles de la communauté, de la démocratie −, mais j’ai bougé en tant que citoyenne et en tant que personne, et ces obsessions se sont déportées du terrain familial vers la terre ouvrière. Je me nourris toujours beaucoup du réel, et le réel, à Saint-Denis, pendant la période du Covid, s’est fortement rappelé à nous dans sa dimension sociale, en montrant la fragilité et l’importance cruciale des services publics. » Julie Deliquet en était là de sa vie et de sa réflexion, elle travaillait, avec Florence Seyvos, sur l’adaptation théâtrale de Huit heures ne font pas un jour, le feuilleton de Rainer Werner Fassbinder sur la vie d’une famille ouvrière allemande dans les années 1970, quand Frederick Wiseman l’a appelée pour lui dire qu’il la verrait bien porter sur scène son film Welfare. Pas de sentimentalisme Le cinéaste américain vit une bonne partie de l’année en France, et il est un grand amateur de théâtre, que l’on croise régulièrement dans les salles parisiennes. Actuellement en montage de son prochain film, qui plonge dans l’univers des restaurants trois étoiles, il dit avoir choisi Julie Deliquet pour « la justesse de son regard ». « J’aime la manière dont elle amène la vie au théâtre, précise-t-il. Dans ses spectacles, il y a une grande attention à la vie quotidienne des êtres, tout en l’inscrivant dans une dimension plus vaste, et c’est ce que je cherche également. Un point me semblait fondamental, c’est qu’il y a une grande sensibilité dans son travail, mais pas de sentimentalisme. Elle a le sens de la complexité. Dans Welfare, on doit sentir aussi bien la détresse des demandeurs de l’aide que celle des travailleurs sociaux. C’est dans la confrontation des deux que peut se dire quelque chose du rôle et de la responsabilité de l’Etat. » Julie Deliquet a regardé le film, qu’elle n’avait pas vu auparavant. « Et là, cela a été le choc que l’on peut imaginer, raconte-t-elle. Un choc de cinéma, mais aussi d’expérience humaine. Wiseman n’est pas un simple capteur du réel, il fait œuvre sur lui, il l’écrit, avec son utilisation du gros plan et du montage. Les visages et le langage sont d’une force peu commune dans Welfare. J’étais donc très tentée par cette adaptation. Mais, pour autant, il fallait que je me pose la question du théâtre, de la manière de le faire advenir. Il était rien moins qu’évident de passer d’un film en noir et blanc, très zoomé, sans musique, radical, à une représentation de théâtre. Je me suis dit qu’il allait falloir que je dézoome pour que ce grand corps collectif que l’on entend mais que l’on ne voit pas dans le film devienne le sujet du spectacle : être dans un autre rapport de corps, des corps pris dans un espace un peu trop grand pour eux, ce qui nous ramène à la Cour du Palais des papes… » Ce passage au théâtre démultiplie les questions posées par le documentariste américain sur la manière dont l’art peut rendre compte du réel, questions qui passionnent Julie Deliquet. « Frederick Wiseman, d’ailleurs, n’aime pas les termes de documentariste et de cinéma-vérité, observe-t-elle. Quand on lui demande ce qu’il y a de commun entre tous ses films, il répond : “moi”, et il a bien raison. C’est son regard et son écriture qui permettent de voir le réel. Cela rejoint les réflexions qui sont les miennes depuis le début, sur le fait que l’art ne doit pas imiter la vie, il y aurait là une forme de grossièreté. On ne peut que la recréer, au fil d’un travail qui épouse le processus même de la création : c’est bien pourquoi j’ai appelé notre collectif In Vitro. C’est ce que permet le théâtre, magnifiquement : travailler pour tendre à redonner vie au réel, mais avec un autre visage, une nouvelle peau. » Pour la metteuse en scène, les mises en abyme et en miroir sont donc nombreuses dans ce passage au théâtre de Welfare. « Maintenant que je dirige moi-même une institution, toute la complexité et la violence du film me sautent au visage. On est en permanence pris en étau entre la nécessité d’utiliser avec rigueur l’argent public, et le désir de réparer un tissu social déchiré. Le grand écart est de plus en plus compliqué, mais je sais pourquoi je le fais. Travailler en groupe, c’est aussi épuisant que passionnant, c’est sinueux, mais c’est une recherche de démocratie permanente : comment la constituer pour qu’elle soit la plus juste possible. » De la cour d’école à la Cour d’honneur, pour Julie Deliquet, il n’y a qu’un pas. Welfare, d’après Frederick Wiseman, mis en scène par Julie Deliquet. Avec Julie André, Astrid Bayiha, Eric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Evelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnès Ramy, David Seigneur. Cour d’honneur du Palais des papes. Durée : 2 h 40. Les 5, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13 et 14 juillet, à 22 heures. Fabienne Darge Légende photo : Julie Deliquet sur la scène du Théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), en septembre 2021. PASCAL VICTOR/ ARTCOMPRESS VIA OPALE.PHOTO
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 28, 2023 6:11 PM
|
Propos recueillis par Fabienne Pascaud dans Télérama - 27/06/23 Réservé aux abonnés Formée au cinéma, et à l’improvisation collective, elle sera la deuxième femme à mettre en scène dans la prestigieuse Cour d’honneur. Elle y monte “Welfare”, adaptation du documentaire de Frederick Wiseman, qui sort enfin en salles, le 5 juillet. Une exception à la règle. Comme elle l’est déjà dans ses choix de spectacle, sa manière de travailler avec les acteurs, son lien à la cité. Jamais Julie Deliquet, 43 ans, brillante et énergique directrice du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis depuis 2020, n’avait réalisé de mise en scène au Festival d’Avignon. Ni dans le In, ni dans le Off. Mais à peine suggérait-elle à Tiago Rodrigues d’adapter le documentaire Welfare (1975), de l’américain Frederick Wiseman, que le nouveau patron d’Avignon lui proposait la Cour d’honneur. Quarante ans après Ariane Mnouchkine, la blonde et calme Julie Deliquet devient donc la deuxième femme de théâtre (il était temps) à occuper le lieu grandiose, choisi dès 1947 par Jean Vilar pour son premier Festival. Si elle s’avoue traqueuse, cette passionnée de théâtre et de recherche collective n’a peur de rien. Surtout pas de relier à nos existences d’aujourd’hui les films aimés d’hier. Elle l’a fait à la Comédie-Française (Fanny et Alexandre, de Bergman en 2019), à l’Odéon (Un Conte de Noël, de Desplechin en 2020), et au TGP (Huit Heures ne font pas un jour, de Fassbinder en 2021). Elle le refait donc aujourd’hui avec Welfare, qui sort pour la première fois en France, ce mercredi 5 juillet. Quand est né votre désir de théâtre ? Dès la maternelle. Puis au collège, où j’attendais fiévreusement la récréation et la cantine pour y faire mes spectacles, avec billetterie et tickets d’entrée. J’étais un peu chef de bande, mais je m’adaptais au groupe, je prenais les rôles dont personne ne voulait. En plus, à la maison, mes parents — mère prof d’anglais, père dans la communication et qui peignait aussi beaucoup — me laissaient investir le salon familial pour y organiser, dès la petite enfance, mes représentations ; et je transformais continuellement ma chambre en lieux divers comme un cabinet de vétérinaire. J’aimais davantage construire un monde que jouer dedans. Quelle éducation avez-vous reçue ? Imprégnée d’esprit soixante-huitard. Mon père, Alain Deliquet, écrivit en 2005 ce drôle de livre Lennon / McCartney : Le chant des cerveaux, qui comparait les cerveaux des deux Beatles ! Mes parents voulaient nous élever autrement qu’ils l’avaient été. C’était un couple fusionnel. On discutait plus d’art que d’école à la maison. Alors que nous vivions dans le Sud, ils me laissèrent vite libre de monter seule à Paris voir des spectacles. À 17 ans, j’ai adoré Et soudain, des nuits d’éveil, d’Ariane Mnouchkine, à la Cartoucherie. D’où vient votre passion pour le cinéma ? D’eux ! Qui m’ont biberonnée au cinéma. J’ai choisi cette section au bac, j’ai poursuivi en faculté à Montpellier. Pour me nourrir l’œil, avant de me lancer au conservatoire, puis au Studio-théâtre d’Asnières, formidable école de travail collectif, ma vraie famille de théâtre qui m’a tout appris. Et j’ai terminé ma formation de comédienne, plus physique, chez Jacques Lecoq. Pour revenir au cinéma, si je préfère analyser un film qu’une pièce — une pièce, ça se vit ! –, si depuis une dizaine d’années, j’en regarde un chaque soir choisi par mon compagnon, acteur dans ma compagnie : je déteste trop la technique pour en faire. Et au cinéma, n’existe pas ce travail collectif, qui fonde mon théâtre. Le cinéaste décide seul. Regrettez-vous de moins jouer ? Je n’ai jamais arrêté de jouer, dans nombre de mes spectacles. Et je me sens comédienne. Mais mon jeu ne passe pas assez par le corps. Et si on me disait « tu ne montes plus sur scène », ça ne m’empêcherait pas de dormir. J’aime tant regarder les autres. Et puis, je suis trop anxieuse… Anxieuse ? L’anxiété peut être un moteur. C’est surtout la présence du public qui m’effraie : j’ai l’impression qu’il arrive dans ma chambre de maternité. Les comédiens de Welfare me disent, eux, qu’ils n’ont aucun trac, ils ont tellement improvisé, répété ensemble… Comment travaillez-vous ? J’ai forgé ma méthode avec des camarades intermittents du spectacle sans emploi, comme moi à l’époque. Je leur ai dit : « Cherchons ensemble comment mettre en vie. » M’importait déjà davantage la recherche que le résultat. Avec eux, en 2009, je crée le collectif In vitro et mon premier spectacle, Derniers Remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce. On récupérait nos décors dans la rue, habitude que je garde encore : je préfère que 75 % de la production aille aux acteurs, à l’humain… Nous commençons généralement par des improvisations de 6-7 heures d’affilée sur un scénario que j’ai écrit, et dans des lieux hors théâtre, réels. Si l’impro évoque un repas, les comédiens doivent manger. Cette expérience hors norme fédère d’emblée le groupe dans le vivre-ensemble du théâtre. Mais elle doit rester ludique. Qu’un comédien se sente en difficulté signifie que j’ai mal fait mon travail. Que se passe-t-il après l’impro ? Elle a donné l’élan. Mon travail consiste juste à donner l’élan. Comme je le faisais, gamine, à la récré. Sans ce vécu d’enfance, je n’agirais pas de la même façon. En plus, ces impros apprennent aux comédiens à réagir en direct aux accidents du vivant, un chien qui débarque tout à coup, un enfant. Ils apprennent à en jouer, à ne pas laisser passer la moindre situation de jeu. Ils s’aperçoivent alors collectivement combien sont fragiles, poreuses, les frontières entre fiction et réel, et se préparent à tout ce qui peut se passer d’inattendu pendant une représentation. Si je monte une pièce déjà écrite, j’ai du mal à ne pas y toucher, j’ai besoin de m’approprier la matière. Et ces courts métrages que vous leur demandez de réaliser ? Je leur impose en effet de tourner seuls une prise de 10 minutes avec un partenaire, en ajoutant que je veux croire à ce que je verrai. Peu à peu, réaliser cette vidéo les amuse, les transforme. Mais cette méthode bouge pour chaque projet, j’amène juste des outils. Il faut avoir le plaisir du partage. Les comédiens d’In vitro ignorent par exemple le rôle qu’ils joueront, et je n’ai jamais connu de problème d’ego ; d’ailleurs, pour moi, « je » est un gros mot. Vient le travail d’adaptation. Je ne pratique plus l’écriture dite « de plateau », c’est-à-dire à partir des impros : ce système finit par être trop lourd, trop complexe. Mais si je monte une pièce déjà écrite, j’ai du mal à ne pas y toucher, j’ai besoin de m’approprier la matière. L’auteur a déjà une place, quelle est la mienne, moi qui prétends le mettre en scène ? C’est pourquoi il me faut en général deux ans pour construire un spectacle et y embarquer les comédiens. Vous ne leur indiquez donc pas ce qu’ils vont jouer ? Pas même à votre compagnon ? Mais je ne pense pas en termes de rôles, de distribution. Je me laisse aller, au hasard de l’instinct, des rencontres, je ne fais pas non plus d’auditions. Et je ne prends pas de notes pendant une répétition ou une représentation pour opérer ensuite des raccords. Pas de raccord ! Le spectacle est un corps vivant. Tout est tenté à chaque fois en direct, en présence du public. Plus on la joue, plus la représentation se bonifie. Quant à mon compagnon, il ne sait évidemment rien de plus que les autres. Nous ne nous parlons pas du spectacle entre nous. Pour le préserver de mes doutes et moi des siens. Et je ne déjeune jamais avec un membre de la troupe pendant le travail. Je suis trop dans l’empathie. Je ne dois pas savoir ce qui leur pose difficulté, sinon je n’oserai plus avancer… Pourquoi adapter des films ? De par ma formation, j’ai un lien fondateur avec le cinéma. Je ne suis pas une littéraire, je suis dans l’oralité, les dialogues. Et tous les cinéastes que j’ai adaptés, Bergman, Desplechin, Fassbinder, ont eu des liens avec le théâtre… Pas le documentariste Frederick Wiseman… Il me téléphone en janvier 2020 pour me rencontrer dans sa salle de montage au métro Bonne-Nouvelle. Il m’affirme qu’il y a beaucoup de théâtre dans ses documentaires, surtout dans Welfare, qu’il aimerait que je mette en scène. Moi seule. Il a vu mes spectacles. Je suis évidemment flattée par l’idée. À 93 ans, Frederick Wiseman vit entre New York, Londres et Paris, va plus au théâtre qu’au cinéma. Je réalisais alors un documentaire pour l’Opéra Bastille, Violetta, où je mettais en parallèle les répétitions de La Dame aux camélias à Garnier et un service d’oncologie à l’hôpital, que je fréquentais beaucoup à cause de mes parents, successivement atteints d’un cancer et disparus trop vite. J’ai beaucoup aimé ce travail que je trouvais proche de ma quête du vivant au théâtre. Je me sens encore plus proche de Wiseman, qui m’envoie un DVD de Welfare. Choc : ces gens paumés qu’il suit dans un centre social de New York en 1973 y font à leur façon un sacré théâtre pour sauver leur peau ! La radicalité de son écriture cinématographique m’impressionne. Ne se définit-il pas comme un « écrivain du vivant » ? En 1975, à la fin de la guerre du Vietnam, cette Amérique qui ne pense qu’à sa puissance économique mondiale pose des questions toujours actuelles : comment accepter la différence et cesser de demander à la marginalité de s’adapter ? À lire aussi : Cannes 2021 : la leçon de documentaire de Frederick Wiseman, compositeur du réel Mais vous êtes nommée au même moment à la direction du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis… Que je dois fermer aussitôt à cause du Covid ! Cette fermeture décuple mes responsabilités, autant artistiques — je commence à entraîner les comédiens à Huit Heures ne font pas un jour, de Fassbinder — que civiques. Car pour retrouver bientôt un public, il me faut retisser un lien désormais coupé avec une ville très impactée par le virus, travailler avec les écoles, les maisons de santé, l’hôpital, les structures sociales. Mes débuts de directrice débutent donc par une attention renforcée au territoire, au social, même si cela faisait déjà partie de mon projet. Elle a marqué mon action à venir. De ce fait, adapter Welfare devenait une nécessité. Pensez-vous que le théâtre répare ? Surtout pas ! D’abord je ne souhaite pas la réparation d’un unique individu mais du collectif. Ensuite, je préfère que le théâtre mette en colère, indigne, fasse envisager le monde d’une autre façon, plutôt qu’il ne répare confortablement. Nous avons un outil formidable pour y tenter des choses, inventer avec des spectateurs, les questionner. L’endroit de la représentation ne peut être un endroit moral et doux. La morale retirerait trop de complexité. L’infanticide Médée, formidable personnage tragique, n’est pas un être moral. Comment vous situez-vous, justement, face aux problèmes que posent certaines féministes quant à la représentation sur scène des femmes ? D’abord je suis une féministe convaincue, et mon projet au TGP affirme mon soutien aux artistes femmes, le nécessaire partage avec elles des moyens de production. Mais je ne fais pas une « programmation femmes ». Ma première mission, ici, est de privilégier l’humain au sens le plus large. Je reconnais m’interdire en scène les situations de viol, de violences faites aux femmes. Sauf si c’est pour les dénoncer. Nous avons d’ailleurs, au théâtre, un acteur formé à la prévention du harcèlement. Mais c’est surtout une responsabilité de tous et de toutes : nous faisons un métier soumis au regard de l’autre, où joue forcément un complexe désir de séduction. En tant que metteuse en scène, je ne travaille jamais dans la séduction. Les femmes directrices de troupe, de CDN, ont-elles une autre pratique du métier ? Reconnaissons d’abord que la charte de la parité établie en 2021 à l’initiative de dix-huit directrices de centres dramatiques nationaux a amélioré le partage des outils. Je sens chez les femmes metteuses en scène davantage de désir de s’ancrer dans un territoire, d’accepter pour un temps les lourdes missions de service public que chez nos confrères masculins. Mais dans les faits, l’accès aux très grands lieux ne leur est pas encore vraiment possible. À lire aussi : #MeTooThéâtre : à Avignon, la profession s’engage pour plus de parité Le Covid n’a-t-il pas changé le fonctionnement du théâtre public ? Hélas non. La réalité a repris. Comme avant. Nous avions trop soif de revenir à nos métiers. Sans exiger de nos tutelles la mise à plat nécessaire. Aucune de nos interrogations sur l’égalité d’accès à tous au théâtre, la diversité sur les scènes, l’écologie dans le fonctionnement, la transmission de nos savoirs et de nouvelles règles de production — produire moins pour produire mieux — n’a été réglée. Et nous manquons de plus en plus de moyens, même si nous sommes mieux lotis en France qu’ailleurs. Mais ma mission est de faire du théâtre un service public et je la défends. Voilà pourquoi les questions que pose Welfare m’ont touchée. Même si le documentaire évoque un système social qui n’est pas le nôtre et si je n’ai pas envie de profiter du film pour évoquer la France d’aujourd’hui. Mais les marginaux qu’il met en scène deviennent au fil du film des personnages intemporels, universels, qui questionnent sans manichéisme notre démocratie. Et le manque de moyens des travailleurs sociaux fait écho à celui de nos services publics actuellement… Comment mettre en scène Welfare ? Je ne voulais pas rivaliser avec le film ; comme artiste il fallait que je m’en émancipe. D’ailleurs je ne me sers pas de l’œuvre visuelle, je n’utilise que son montage, ses dialogues sur lesquels j’ai fait des greffes. Et l’action est censée se passer sur une seule journée, comme dans le théâtre classique. Chacun de mes quinze personnages correspond à un thème traité par Wiseman : personne âgée dépendante, mère célibataire, drogué, déclassé, malade mental, handicapé, raciste. Il ne s’agit pourtant pas de théâtre documentaire, juste documenté. Mon travail est artistique et politique. Que tous les demandeurs sociaux de Welfare soient insatisfaits prouve que le fonctionnement même du service public pose problème. Comme dans la France de 2023. Et la Cour d’honneur du palais des Papes ? C’est l’équipe du festival qui l’a proposée. Je pensais d’abord jouer dans un de ces grands stades où on se faisait vacciner pendant le Covid, un de ces lieux qu’on réquisitionne en cas d’urgence collective, un lieu de démocratie. Que le public y pense comme un endroit qu’il peut fréquenter ; la pauvreté n’est en effet pas un état mais une condition ; on peut y échapper ou y tomber. Je souhaitais aussi qu’il soit saisi par l’hypervolume du lieu, son silence, comme pendant ces vaccinations. Quand Vilar a fait de la Cour d’honneur l’épicentre de son festival, ce n’était pas non plus un lieu fait pour le théâtre, mais juste pour que le théâtre y rayonne au mieux au centre de la cité. Et voilà que ses 30 mètres d’ouverture correspondent à ceux d’un gymnase ! J’ai donc accepté d’y jouer, tout en gardant l’idée du gymnase. J’ai travaillé avec celui de Saint-Denis et ses profs de gym, j’ai récupéré des accessoires ; on a demandé aux enfants des écoles des dessins pour les y accrocher. Créer des liens, toujours, entre le théâtre et la ville. Ne craignez-vous pas que Welfare plombe un peu le festival ? Mais le film fait beaucoup rire ! Ces laissés-pour-compte ont une force de vie sidérante, ils restent au combat, mentent sans doute pour cacher le peu qui leur reste, mais cela produit des scènes quasi burlesques qui échappent à un sinistre réalisme. Et en réinventant leur vie, les personnages se réapproprient la parole, retrouvent leur place de citoyen… Welfare n’est pas un spectacle sentimental, romantique. L’émotion naît d’un rapport physique aux choses, du ventre. Ça jaillit. Quand on est dans une situation de survie, on peut vite passer du rire aux larmes. Alors je ne crois pas qu’on plombera le festival. Les personnages ne sont pas des victimes, ils dénoncent. Ils sont courageux. Ils nous rendront plus forts et courageux. À Saint-Denis, Welfare a créé un formidable élan. Non seulement nous partons avec tous les permanents du TGP — le spectacle est une foi à partager ensemble —, mais nous emmenons avec nous durant cinq jours pour qu’ils découvrent le festival vingt jeunes du lycée Paul-Éluard. Le plus appelle toujours le plus. JULIE DELIQUET EN QUELQUES DATES 1980. Naissance dans la région parisienne 2009. Fonde la collectif In Vitro et met en scène Derniers Remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce. 2016. Met en scène Vania d’après Anton Tchekhov au Vieux-Colombier. 2019. Met en scène Fanny et Alexandre d’après Ingmar Bergman à la Comédie Française. 2020. Nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Légende photo : Julie Deliquet, le 13 juin 2023 au Théâtre Gérard-Philipe de Saint Denis. Photo Jérôme Bonnet pour Télérama
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 13, 2023 6:09 PM
|
Par Fabienne Pascaud dans Télérama - 13 juin 2023 Le nouveau directeur d’Avignon misait beaucoup sur une création de Krystian Lupa, déprogrammée in extremis. Tiago Rodrigues a dû trouver une solution de remplacement : ce sera sa propre pièce “Dans la mesure de l’impossible”. Il s’en explique. Pour Tiago Rodrigues, nouveau patron du Festival d’Avignon, le baptême du feu aura été rude. Alors que Les Émigrants, adapté du récit de W.G. Sebald par le maître polonais Krystian Lupa, 79 ans, était un des spectacles les plus attendus de cette 77e édition, patatras, le 2 juin, la Comédie de Genève l’annule, en pleines répétitions. Au motif que le metteur en scène, scénographe et éclairagiste aurait violemment – et publiquement – agressé sa plus fidèle et dévouée collaboratrice, tout en exerçant depuis trois mois une pression infernale sur le personnel technique de la maison. Ayant déjà engagé beaucoup d’argent sur le spectacle, le Festival d’Avignon n’a plus les moyens d’en achever les répétitions, or le temps presse, et il y a urgence à régler trop de problèmes, logistiques et techniques. Voilà déprogrammé Les Émigrants. Mais par quoi le remplacer ? Comment sortez-vous de cette crise, inédite pour le festival ? Triste. Avec des moments de grande perplexité. Mais j’essaie de ne pas me mettre au centre du jeu, même si cette déprogrammation a un fort impact sur moi. Ce n’est pas moi qui importe, mais les quarante-trois autres spectacles et leurs équipes artistiques qui commencent à s’installer à Avignon et dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper depuis trois semaines – dont six jours à discuter sans dormir ! – que j’essaie de trouver une solution pour le maintien des Émigrants au festival. De toute façon, nos dommages financiers sont de 300 000 euros, auxquels il faudra ajouter les billets à rembourser, si le spectacle remplaçant ne suscite pas le désir du public. Ce gâchis prouve la fragilité financière du festival. Avec davantage de moyens, nous aurions pu sauver « Les Émigrants ». Pourquoi 300 000 euros ? Sur les 940 000 que coûte Les Émigrants, nous avons déjà coproduit 100 000 euros, déjà engagé et dépensé 100 000 euros dans les frais d’accueil – embauche d’une équipe technique, location de matériel, transport du décor –, et enfin déjà payé 100 000 derniers euros à la Comédie de Genève pour assurer le tiers des représentations à Avignon, quand elle devait, elle, en assumer les deux tiers. Ce gâchis prouve la fragilité financière du festival, pourtant le plus grand festival de théâtre du monde. S’il avait davantage de moyens, avec 400 000 euros, nous aurions pu sauver Les Émigrants, finir les répétitions avec une nouvelle équipe technique. Nous ne l’avons pas « annulé », nous avons juste constaté l’impossibilité de programmer un spectacle qui n’existait pas encore. Ne dites pas « annuler ». N’avez-vous pas trop rapidement déprogrammé Les Émigrants ? Pas du tout ! Et les témoins de nos discussions vous le confirmeront ! La première chose que j’ai faite : entamer le dialogue, dans le respect de tous les travailleurs et de toutes les règles du travail. J’ai énormément discuté avec Krystian Lupa, qui a admis ses erreurs de comportement. Mais y avait-il d’autres turbulences encore ? Avec plus de temps, nous aurions tous trouvé la sérénité nécessaire pour nous comprendre, nous entendre. Vous parlez de respect des travailleurs et de règles du travail. En matière artistique, si complexe, si incertaine, les règles sont-elles les mêmes que dans une entreprise classique ? Ce n’est pas le droit du travail que je défends absolument ici, je cherche juste à assurer la dignité et la santé mentale et physique de tous. Mais ne me demandez pas trop de réfléchir, je suis trop proche de cet événement brûlant pour moi pour avoir la lucidité nécessaire… Heureusement, les choses sont maintenant mieux cadrées, et Les Émigrants sera joué, je pense, au Théâtre de l’Odéon, à Paris. Alors, quel spectacle le remplacera-t-il ? Ce sera Dans la mesure de l’impossible, que j’ai créé en février 2022, à la Comédie de Genève, autour des travailleurs de l’humanitaire. Il a peu tourné en France, a été repris à l’Odéon à l’automne 2022, mais vite arrêté par une grève. N’est-ce pas trop vous afficher, dès votre premier festival, où votre spectacle By Heart sera dans la Cour d’honneur ? Plusieurs raisons à cette décision, prise en accord avec toute l’équipe. Il me semblait d’abord difficile et injuste de proposer à un artiste que nous n’avions pas programmé en « premier choix » de venir jouer les roues de secours. Surtout dans un festival très exposé, où les professionnels et la critique sont exigeants et où on n’aurait pas eu le temps de faire la communication nécessaire pour attirer le public. Je devais seul assumer ce risque en tant que patron, et par ailleurs artiste, un avantage. Ensuite, produit aussi par la Comédie de Genève, Dans la mesure de l’impossible aura une partie de ses frais pris en charge. Une chance dans l’équilibre financier précaire du festival. Mais vous auriez pu justement programmer la reprise d’un spectacle de la nouvelle directrice de la Comédie de Genève, Séverine Chavrier ? Encore une fois, j’ai trop d’admiration pour elle pour l’exposer en second choix… Serait-elle déjà prévue pour la Cour d’honneur en 2024 ? On parle d’Absalon, Absalon, d’après Faulkner ? Vous pensez bien que 2023 m’intéresse davantage en ce moment… N’existe-t-il pas trop de petits arrangements avec la Comédie de Genève, au risque de la dépendance… Pas de « petits arrangements » : un arrangement que j’assume totalement. Je n’avais pas d’autre choix. Dans la mesure de l’impossible remplira-t-il l’Opéra Grand Avignon ? C’est un danger réel, un pari, car on a peu de temps, encore, pour communiquer sur le spectacle. Mais au moins on aura essayé. Et Dans la mesure de l’impossible a peu tourné dans le Sud, seulement à Toulouse, qui est loin. Or 40 % du public du festival est local. En plus, j’ai l’immense chance qu’Adama Diop y remplace Adrien Barazzone, indisponible. Au côté d’Isabelle Huppert, il jouait Lopakhine dans La Cerisaie, de Tchekhov, que j’ai monté en 2022 dans la Cour d’honneur, et il fut un Othello étonnant cette année dans la mise en scène de Jean-François Sivadier. Reprendre ainsi un rôle au pied levé un mois seulement avant les neuf représentations – une de plus que pour Les Émigrants, car nous commencerons le 13 juillet – est un sacré risque. Il faut du courage ! Mais Adama Diop est un acteur exceptionnel. La vulnérabilité n’est-elle pas le territoire le plus fertile de la création ? Elle a ses turbulences mais sait être joyeuse. Magda Bizarro, votre épouse, est codirectrice de la programmation du festival avec Géraldine Chaillou. C’est inhabituel, en France, qu’un couple soit aux manettes d’une même institution publique. Ne concentrez-vous pas trop de pouvoir ? Mais je travaille officiellement depuis 2003 avec Magda, avec laquelle j’ai fondé ma compagnie, Mundo Perfeito ! C’est une remarquable professionnelle, et tous savaient, en me nommant à la tête du festival, que je continuerais de travailler avec elle, je l’avais dit, c’était transparent pour le conseil d’administration, la Ville d’Avignon, le ministère de la Culture. Et Magda n’a pas la prééminence sur Géraldine Chaillou. Sans oublier que le vrai couple à la tête du festival, c’est le directeur délégué, Pierre Gendronneau, et moi. Finalement, le titre de votre spectacle, Dans la mesure de l’impossible, colle idéalement à la situation ? C’est ce qu’on me dit… Il est aussi à la mesure de mon engagement pour la défense de la liberté artistique et l’accès du plus grand nombre à nos spectacles. J’aimerais être à la hauteur de ma nouvelle fonction, trouver le juste équilibre entre la fidélité à l’esprit du festival et son renouveau, l’investissement du territoire comme le respect du vivant. À l’image de notre affiche, dessinée par l’agence Perméable. Elle reprend le bleu de Jacno, l’affichiste de Jean Vilar pour le TNP de Chaillot et Avignon, tout en imaginant un autre graphisme. Mais il faut bien admettre que le thème de vulnérabilité s’invite bel et bien au cœur de cette 77e édition. Que ce soit la vulnérabilité sociale dans le Welfare adapté du documentaire de Frederick Wiseman par Julie Deliquet, qui l’ouvrira dans la Cour d’honneur, ou la vulnérabilité intime des artisans de la création que nous venons de traverser avec Les Émigrants. Après tout, la vulnérabilité n’est-elle pas le territoire le plus fertile de la création ? Elle a ses turbulences mais sait être joyeuse. Et je suis un enthousiaste. Propos recueillis par Fabienne Pascaud / Télérama Légende photo : Tiago Rodrigues au cloître Saint-Louis, à Avignon, en septembre 2022. Photo Olivier Metzger/Modds pour Télérama
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 6, 2023 5:41 AM
|
Par Anne Diatkine dans Libération - 6/04/23 Inconnus, débutants et grands noms du théâtre nourrissent la programmation de la première édition du directeur Tiago Rodrigues qui tient à renouer avec une manifestation populaire et en finir avec «l’obsession de l’exclusivité». On ira tous à Avignon et on fera des tonnes de découvertes ! On ira à Avignon même si on refuse de découvrir de nouveaux artistes car les plus grands noms du théâtre mondial y sont également invités. Et on ira à Avignon même si on n’y a jamais mis les pieds, car le directeur Tiago Rodrigues et son équipe, qui présentait le 5 avril le programme de cette première édition en conférence de presse, ont mis au point un dispositif «première fois» pour accueillir ceux qui n’y sont jamais allés, qui n’a rien d’un gadget. Non seulement il y aura 12 000 places supplémentaires en vente par rapport aux éditions précédentes – le nombre de représentation par spectacle étant plus élevé – mais l’équipe du festival organise le voyage de 5 000 jeunes de 13 à 18 ans, en les logeant, les accompagnant, leur offrant de (bonnes) places, leur faisant rencontrer des artistes. Ou comment renouer avec un festival populaire selon le vœu et la réussite de son fondateur, Jean Vilar. Ouvertures toutes : c’est ce qui ressort lorsqu’on regarde le riche et enthousiasmant programme de cette première édition, structurée autour d’une langue invitée, l’anglais. Un peu de données chiffrées ne nuisent pas : Tiago Rodrigues, très en forme, a construit une édition riche en création – 33 sur les 44 spectacles présentés dont 16 premières mondiales – et 55 % des spectacles sont portés ou co-portés par des femmes. Selon le directeur du festival d’Avignon, la bonne nouvelle est que l’équipe n’a pas eu besoin de chercher la parité, celle-ci s’est imposée sans effort et elle n’est apparue qu’à la fin. C’est d’ailleurs Julie Deliquet, directrice du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), qui ouvrira le bal dans la cour d’honneur du palais des Papes en signant une adaptation très personnelle de Welfare, d’après le film de Frédérick Wiseman paru en 1973. Une adaptation de nos jours, risquée et attirante : Julie Deliquet a pour particularité de ne jamais fixer le texte né d’un travail d’improvisation. Inconnus, débutants et grands noms Bonne nouvelle encore : près de 75 % des artistes invités viendront cet été pour la première fois à Avignon, et beaucoup d’entre eux n’ont même jamais été montrés en France ! Le festival offrira donc l’occasion de voir enfin des artistes archi repérés dans leur pays et qui travaillent depuis une bonne trentaine d’années, tel Tim Crouch en Angleterre, qui proposera deux spectacles, ou encore les Américains John Collins et Greig Sargeant du collectif Elevator Repair Service, passés totalement sous les radars chez nous. Parmi les grands inconnus, relevons aussi la présence du collectif espagnol Mal Pelo, très identifié en Europe mais curieusement pas en France. Et les artistes plus débutants et qui ne connaissent pas Avignon, son festival et ses coutumes, n’ont pas non plus été oubliés par l’équipe défricheuse. Parmi les nouveaux venus, citons au hasard l’activiste-actrice-autrice-metteuse en scène d’origine anichinabé Emilie Monnet et sa Marguerite : le feu, d’après l’histoire de Marguerite Duplessis, première esclave noire à revendiquer ses droits face au tribunal de Québec. Les grands noms de renommée internationale maintes fois coutumiers de l’été avignonnais sont de la fête : cela fuitait depuis l’hiver, le grand metteur en scène polonais Krystian Lupa présentera bien sa version des Emigrants d’après le livre culte de Sebald, tandis que Milo Rau revisitera la figure d’Antigone en Amazonie, sans-terre parmi les sans-terre. Philippe Quesne est de retour lui aussi avec le Jardin des délices, variation autour de Jérôme Bosch dans un lieu réouvert, la carrière de Boulbon. Julien Gosselin montrera Extinctions d’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler, qu’il aura auparavant créé en juin à un jet de pierre des remparts au Printemps des comédiens, tout comme la chorégraphe Mathilde Monnier fêtera son retour avignonnais en présentant Black Lights, montré auparavant à Montpellier danse. Représenter un spectacle phare C’est suffisamment rare pour qu’on le répète, l’explicite et même l’écrive en gras : «On ne regarde plus les autres festivals comme des rivaux, on considère qu’on a suffisamment d’inédits pour en finir avec l’obsession de l’exclusivité. Elle ne peut pas se substituer à des principes plus forts comme l’écoresponsabilité», explique Tiago Rodrigues. Il développe : «Ainsi accompagne-t-on mieux les artistes et leurs créations au bénéfice du public tout en veillant à la cohérence des tournées, de manière à faire baisser les émissions carbones qu’elles génèrent.» Autre bonne idée – mais on ne parvient plus à les comptabiliser : représenter chaque année un spectacle phare d’une édition précédente. Cette année, le choix se porte sur En attendant d’Anne Teresa de Keersmaeker, que la chorégraphe avait créé à Avignon en 2010. La chorégraphe et danseuse flamande est l’une des figures marquantes de cette 77e édition où le public découvrira également sa dernière œuvre, Walking Songs. De manière inattendue, Avignon sera également le lieu où il sera possible de voir ou revoir des spectacles de jeunes artistes tels Rébecca Chaillon et sa Carte noire nommée désir, mais que la nouvelle équipe du Festival d’Avignon juge qu’ils n’ont pas été assez vus. En finir avec le culte ou la culture de l’exclusivité, vient-on de vous dire. A-t-on oublié des gens ? Oui, quasi-tout le monde. David Bowie et Lou Reed ressusciteront avec des albums de 1970, et David Geselson, artiste bien aimé à Libération, est de la partie, pour faire renaître des traces antédiluviennes avec Néandertal. Légende photo : Tiago Rodrigues, directeur du Festival d'Avignon, à Paris, le 17 septembre 2022. (Iorgis Matyassy/Libération)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 21, 2022 10:25 AM
|
Le Figaro avec AFP - 20 septembre 2022 Premier étranger à être nommé à la tête de la manifestation théâtrale depuis sa fondation par Jean Vilar en 1947, le Portugais de 45 ans a beaucoup de projets pour «le plus beau festival au monde». Ses professeurs au Conservatoire à Lisbonne ne croyaient pas en son talent pour les planches et il n'a jamais rêvé d'être dramaturge, mais c'est comme si les fées du théâtre s'étaient penchées sur le berceau de Tiago Rodrigues, le nouveau directeur du Festival d'Avignon. Premier étranger à être nommé à la tête de la prestigieuse manifestation théâtrale depuis sa fondation par Jean Vilar en 1947, ce Portugais de 45 ans préfère parler de «coïncidences poétiques» qui ont jalonné sa vie. Comme ce «début d'un amour mutuel» en 2015, quand il est venu pour la première fois dans la cité des papes pour présenter sa version d'Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. «Venir à Avignon, c'est comme si on rencontrait Antigone. J'ai été bouleversé, je suis tombé amoureux et, là, on s'est marié», plaisante-t-il dans un entretien avec l'AFP. L'artiste, dont le débit de parole rapide tranche avec le calme qu'il dégage, a beaucoup de projets pour «le plus beau festival au monde», à commencer par «une langue invitée» chaque année. À LIRE AUSSI Tiago Rodrigues prendra les rênes du festival d'Avignon à la suite d'Olivier Py «Nouveaux ponts» Pour sa première édition en juillet 2023, «ça sera l'anglais, avec plusieurs pièces» venant par exemple de Grande-Bretagne, du Nigeria ou d'Afrique du Sud, «pour redécouvrir la diversité de cette langue dominante, ses grands trésors culturels mais aussi ses problèmes historiques et coloniaux». À l'heure du Brexit, «nous avons le devoir en Europe de créer de nouveaux tunnels, de nouveaux ponts». De nouvelles passerelles aussi avec des artistes qui auraient «une vision opposée du théâtre» que la sienne: «On doit se permettre une contradiction esthétique et même politique», martèle-t-il. Il compte approfondir le travail déjà entamé par son prédécesseur, Olivier Py, pour faciliter l'accès au festival des jeunes et du public éloigné en instaurant une sorte de «première fois à Avignon» et développer la «conscience écologique» en favorisant «les pratiques durables» au niveau de la production des spectacles. Les amateurs de théâtre le connaissent bien depuis By Heart (2014), lorsqu'il fait apprendre aux spectateurs par cœur le sonnet 30 de Shakespeare. Il présente cet automne pas moins de quatre pièces à Paris, dont Chœur des amants, une «sequel» d'une première pièce, et Entre les lignes, sur le rapport acteur-metteur en scène. Au Théâtre de l'Odéon, il reprend Dans la mesure de l'impossible, une immersion dans la vie d'un travailleur humanitaire, et, aux Bouffes du Nord, il présente une pièce controversée dans son pays: Catarina ou la beauté de tuer des fascistes, une dystopie fondée sur l'idée «d'une victoire de l'extrême droite au Portugal en 2028. Elle pose un paradoxe: doit-on être tolérant envers les intolérants au risque de sortir du jeu démocratique?». «L'amour des mots» Ces deux pièces reposent comme souvent dans son travail sur une «recherche journalistique ou documentaire». Rien de surprenant venant du fils d'un journaliste et d'une médecin, deux intellectuels qui ont participé à la révolution des Œillets. «Mon père a dû s'exiler pendant la dictature [salazariste] en France», raconte-t-il. Né à Lisbonne après la révolution, il a été «très marqué par la mémoire des gens qui se sont battus contre le fascisme et la dictature». Il garde le souvenir, chaque 25 avril, de la grande marche pour le Jour de la Liberté. D'ailleurs, «l'Avenida da Liberdade» se terminait en face... du Théâtre national Dona Maria II, qu'il dirigea pendant sept ans. En rejoignant le Conservatoire de Lisbonne, les débuts ne sont pourtant pas prometteurs, ses professeurs n'étant pas convaincus par son talent. «Ils avaient peut-être raison», rit-il. Il enchaîne journalisme télévisé, écriture de poèmes, cinéma, mais sait qu'il veut faire du théâtre après une rencontre avec le collectif flamand tg STAN, avec qui il joue partout en Europe. «De cette expérience, j'ai gardé le goût du travail collectif, le refus de la hiérarchie et l'amour des mots», souligne-t-il. Légende photo : Tiago Rodrigues compte approfondir le travail déjà entamé par son prédécesseur, Olivier Py, pour faciliter l'accès au festival des jeunes et du public éloigné. JOEL SAGET / AFP
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 19, 2022 7:13 PM
|
Propos recueillis par Fabienne Darge dans Le Monde - 19 sept. 2022 Tout nouveau directeur de la manifestation créée par Jean Vilar, l’auteur et metteur en scène portugais dévoile, dans un entretien au « Monde », les grands axes de son projet. A 45 ans, Tiago Rodrigues, dont six spectacles sont à l’affiche en France cet automne, a pris officiellement la direction, jeudi 1er septembre, du Festival d’Avignon, qu’il entend rénover en douceur, dans le respect de son histoire et de l’évolution contemporaine des arts de la scène. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le Festival d’Avignon sera dirigé par le metteur en scène Tiago Rodrigues, à la suite d’Olivier Py Quelle est votre vision pour le festival ? Quand on arrive à Avignon, il me semble important de prendre conscience que l’on n’est pas dans l’invention. L’histoire du Festival, depuis sa fondation en 1947 par Jean Vilar, puis les directions qui se sont succédé, font que l’on se retrouve dans un lieu qui a une partition. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Avignon, 1947, et Jean Vilar transmit le virus du théâtre… Cette partition, on peut l’interpréter comme un musicien ou un acteur qui interprète une œuvre écrite parfois des siècles auparavant. Dans cette interprétation, il y a une grande marge de liberté et l’inscription qui est forcément la nôtre dans le temps présent. Qu’est-ce qui résonne particulièrement pour vous dans l’identité du Festival ? Deux traits me semblent importants à souligner et à investir aujourd’hui. D’abord, cette idée que c’est le lieu d’une proposition exigeante, innovante en matière artistique, mariée à un projet utopique de théâtre populaire. Autrement dit, la fonction du Festival est de rendre facile l’accès à ce qui est complexe. L’autre mariage qui m’intéresse à Avignon, c’est celui de la mémoire, de l’histoire, du patrimoine, du répertoire, avec l’innovation et l’avenir. Ce Festival a lieu dans une ville magnifique, où l’histoire s’est déposée par strates et où il est en lui-même une strate historique : quand on entre dans la cour d’honneur du palais des Papes, ce n’est pas seulement l’histoire des papes qui y est inscrite, c’est aussi Ariane Mnouchkine ou Pina Bausch, tous les artistes qui ont transformé l’histoire européenne du théâtre. L’idée, c’est que dans ces monuments doivent se construire les laboratoires de recherche de l’avenir. C’est en étant nourri par la mémoire que l’on peut inventer encore, transgresser parfois, surprendre, bâtir un avenir ensemble. A partir de ces réflexions, quelles seront les grandes lignes de votre programmation ? Je ne vais pas, à ce stade, donner de noms ni annoncer la programmation de l’édition 2023. C’est encore trop tôt. Mais je peux parler des quelques notes que l’on souhaiterait ajouter, avec mon équipe, à la composition musicale qu’est Avignon. La première consistera à avoir chaque année une langue invitée. En se disant qu’à partir d’Avignon, on ne regarde pas le monde divisé en nationalités ou en frontières, mais organisé par des langues. Dans cette grande fête des arts vivants, c’est dans l’espace des mots, de la parole, de l’écriture que peut se raconter quelque chose de notre histoire collective. Et quelle sera la langue invitée de l’édition 2023 ? L’anglais ! On a voulu commencer avec elle : derrière la façade d’une langue globish, dominante, pauvre, réservée au business, il y a une énorme richesse. Shakespeare, par exemple, avait bien plus de mots à sa disposition que Racine. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Avignon, le règne d’Olivier Py s’achève sur une édition en demi-teinte Mais cette richesse n’est pas que patrimoniale, elle est aussi inscrite dans le présent d’une langue qui traverse l’histoire de la colonisation et de territoires immenses, allant de la Nouvelle-Zélande à l’Inde en passant par le Nigeria et bien d’autres. Cet axe ne va pas déterminer toute la programmation, mais va agir comme une clé de lecture du monde et une clé de lecture du Festival pour le public. Comment voyez-vous l’articulation entre le répertoire et les formes contemporaines ? Dans le cadre de ce mariage entre mémoire et avenir, qui est au cœur de son identité, le Festival doit nécessairement jouer le rôle de grande bibliothèque vivante du théâtre et de la danse, où peuvent être vus les spectacles indispensables d’aujourd’hui et peut-être même du passé. Mais il doit aussi être ce tremplin vers l’avenir dont parlait Vilar. Dès les années 1960, avec une vision internationale, voire internationaliste, il ouvre le Festival à une pluralité d’esthétiques. Cela veut dire qu’il y aura des équilibres à trouver, à chaque édition, entre des esthétiques établies, connues, cherchées, nécessaires, et des découvertes, de nouvelles formes avec leur capacité d’interpellation. Allez-vous travailler autour de thèmes, de grands sujets ? Nous envisageons la construction d’un Festival en donnant la souveraineté à la création artistique, à la vision des artistes. C’est donc à partir du dialogue avec des créateurs très différents, de leur écoute, que j’identifie des préoccupations, des pensées, des fils rouges qui traverseront le Festival à un moment ou à un autre. L’une de ces préoccupations majeures est bien entendu celle du vivant, au-delà même de l’écologie stricto sensu. Je remarque aussi qu’un certain nombre d’artistes s’intéressent à la question des sociétés alternatives, aux expériences d’organisations humaines différentes. J’entends aussi nombre de questionnements autour de ce que l’on nomme le « care », dans la dimension à la fois émotionnelle et politique que recouvre ce terme. Mais on ne fera pas la promotion de ces thèmes auprès des artistes, on se mettra à l’écoute de ce qui émerge. Y a-t-il des artistes que vous voulez absolument voir invités à Avignon ? Bien sûr, mais ces désirs ne tiennent pas lieu de pensée de la programmation. D’abord parce que cette programmation est un travail collégial, mené notamment avec Géraldine Chaillou et Magda Bizarro, codirectrices chargées de cette question. Sur chaque édition, nous aurons aussi un artiste complice, qui aura son mot à dire et sera là pour nous aiguiller et nous aiguillonner sur d’autres visions artistiques. Cet artiste ne présentera pas forcément de création au Festival. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Tiago Rodrigues : « Quand un artiste dirige le festival d’Avignon, il doit repenser sa façon de travailler » Ce travail mené en commun fait que les obsessions que j’ai, mes admirations inconditionnelles, n’auront pas forcément la priorité dans une programmation conçue comme une globalité. Ce que l’on cherche, c’est l’équilibre, la pertinence, l’urgence de présenter tel artiste à un moment de son parcours et de la vie du monde où son travail devient essentiel et gagne la priorité sur d’autres. Qu’en sera-t-il des équilibres entre théâtre, danse, cirque, performance et autres formes indisciplinaires et de plus en plus indisciplinées ? Cette diversité de disciplines doit être présente dans la programmation du Festival, mais les proportions pourront varier d’une année sur l’autre en fonction d’autres équilibres. La présence transdisciplinaire fait partie de l’histoire d’Avignon, le regard vers des formes hybrides qui nous questionnent sur les limites du théâtre, de la danse ou de la performance, est absolument essentiel pour penser les arts vivants aujourd’hui. Cela fait partie de la dimension laboratoire d’Avignon que d’accueillir ces expérimentations contemporaines qui ont lieu partout dans le monde. Avez-vous le désir de créer ou d’investir de nouveaux lieux pour le Festival ? Je pense que toute nouvelle direction est animée par l’aspiration de trouver ou de retrouver des lieux… Le Festival est très marqué par cette question du lieu, de l’air libre, mais aussi du monument, de l’histoire. L’expérience du spectateur au Festival est fortement liée à ce rapport aux espaces. L’explosion des formes contemporaines induit aussi des réflexions sur les cadres dans lesquels elles sont présentées. Alors oui, j’ai très envie de travailler sur cet aspect, et j’aimerais pouvoir offrir des surprises de ce côté-là. Comment pensez-vous vous inscrire en tant qu’artiste dans le Festival ? J’ai été nommé à la tête d’Avignon par un ensemble de décideurs en toute conscience que je suis un artiste. La question qui se pose, c’est celle de savoir comment articuler le travail artistique avec celui de directeur. Pour moi, la réponse est très simple : je vais continuer à produire en tant qu’artiste et mon travail artistique sera toujours au service du Festival, et non l’inverse. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Tiago Rodrigues met en scène « La Cerisaie » au Festival d’Avignon : « Tchekhov est le meilleur ami des acteurs » Plusieurs de mes spectacles ont déjà été présentés au Festival, et certains de mes textes mis en scène par d’autres artistes. Je n’ai donc pas l’anxiété de devoir me faire connaître au public, ce qui me donne une certaine liberté. Je n’envisage pas la direction du Festival comme un sacrifice de la création : au contraire, cela me nourrit énormément que de pouvoir dialoguer avec autant d’artistes. Savez-vous dans quel cadre budgétaire vous allez pouvoir déployer votre projet ? Nous arrivons à un moment où le Festival va devoir négocier ses conventions avec les collectivités pour les prochaines années. Le changement de direction coïncide, en matière de calendrier, avec la renégociation des conditions de financement public [à la fin du mandat d’Olivier Py, le budget du Festival d’Avignon était d’environ 15 millions d’euros, dont 60 % de subventions publiques, 30 % de recettes propres (billetterie, mécénat, vente de spectacles…) et 10 % de produits divers]. Nous avons conscience qu’il va falloir sans doute mener une stratégie de développement vers la société civile et le mécénat pour maintenir une ambition artistique. Je me sens à un moment de grande invention de ce que seront nos outils à l’avenir. Fabienne Darge
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 8:46 AM
|
Par Anne Diatkine dans Libération - 28 juillet 2022 Le directeur adjoint du Festival, Paul Rondin, défend les mandatures d’Olivier Py et affirme que nombre de créations sans moyens ont été soutenues. Un directeur de festival et artiste doit-il présenter ses propres créations ? Le spectacle qui ouvre le Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur est-il obligatoirement inédit ? Comment se partage le budget artistique entre la cinquantaine de spectacles proposés dans le «in» ? Autant de questions que nous avions envie de poser à Paul Rondin, directeur adjoint du Festival et complice de longue date d’Olivier Py, avant qu’ils ne passent la main à Tiago Rodrigues. Qu’est-ce qu’un producteur délégué ? Etre producteur délégué d’une création consiste à réunir tous les moyens nécessaires à sa réalisation, qu’ils soient financiers, techniques, humains. C’est par exemple au producteur délégué de trouver les lieux de répétition ou l’atelier de construction des décors. C’est lui qui doit aller chercher des coproducteurs. Et il aura la charge ensuite de faire tourner le spectacle. Chaque année, le Festival est producteur délégué d’au moins un spectacle. Ce peut même être deux ou trois. «Ma jeunesse exaltée», le spectacle de dix heures d’Olivier Py, est le seul en production déléguée du in cette année. Pourquoi ? Il n’y a pas de règle. Je vais prendre l’exemple du Moine noir qui a ouvert le Festival. Lorsqu’on lui a proposé la cour d’honneur, Kirill Serebrennikov nous a dit : «Le Thalia à Hambourg est partant pour que je mette en scène cette nouvelle de Tchekhov en avril.» Super, ça nous intéresse. Depuis la crise du Covid, on ne demande plus aucune exclusivité parce qu’il faut que les équipes travaillent. Mais il était logique que le Thalia devienne producteur délégué plutôt que le Festival. Était-il déjà arrivé auparavant qu’un spectacle qui ouvre le Festival d’Avignon ait déjà été montré ailleurs ? Je n’ai pas d’autre exemple en tête. Encore une fois, je pense qu’il faut cesser avec ces exigences d’exclusivité. Après la fermeture des salles, c’est exactement le genre d’habitude dont il faut se défaire, même quand il s’agit de la cour d’honneur. Les spectacles doivent être exploités. Mettons les pieds dans le plat : n’est-ce pas gênant que ce soit le directeur qui reçoive tous les moyens et la force de frappe d’Avignon en présentant l’unique spectacle dont le Festival est producteur délégué ? Olivier Py n’a jamais coproduit autant de spectacles que cette année. Pour moi, votre question est un non-sujet ! Créer des spectacles dans le Festival fait partie intégrale de la feuille de route d’Olivier Py quand il a été nommé directeur. C’est une vieille rengaine à mon sens déplacée que de défendre la nomination d’artistes à la tête d’institutions tout en affirmant qu’il ne faudrait pas que ces mêmes institutions financent leurs productions. Ma jeunesse exaltée est un projet parmi les autres… Il n’empêche pas de financer d’autres spectacles, bien au contraire, puisque les bénéfices de la tournée reviennent au Festival. Un directeur ou une directrice qui ne s’occuperait que de lui ou d’elle, ça deviendrait problématique. Mais ça n’est jamais arrivé. On a des comptes à rendre et dieu sait combien on nous en demande. Quel est le budget artistique de «Ma jeunesse exaltée» ? La création a coûté 600 000 euros. Ce qui est le budget moyen pour une production sur un grand plateau du Festival. C’est l’une des raisons d’être du théâtre public : s’il y a beaucoup de monde au plateau, il y a beaucoup de salaires. Certes, mais que représente cette somme par rapport au budget artistique total ? Le budget artistique total consacré aux coproductions et à la production déléguée avoisine les 1 840 000 euros, lorsqu’on ajoute les bénéfices des tournées. Celui des spectacles qu’on achète s’élève à 2 923 277 euros. J’aimerais rappeler que dans le in, tous les spectacles sont achetés contrairement à ce qui se passe dans le off où les artistes doivent payer pour jouer. 63 % des spectacles accueillis sont des coproductions. Si bien que 37 % d’entre eux sont des seuls achats. Le Festival est majoritairement coproducteur des spectacles qu’il accueille. Il est normal qu’on accompagne les spectacles pas seulement en les présentant, mais aussi en mettant des moyens pour qu’ils puissent voir le jour chez nous. Donc, avant qu’il ne vive sa vie en tournée, Ma jeunesse exaltée grève tout de même une grande part du budget artistique total. Le directeur de Festival d’Avignon reçoit-il une rémunération supplémentaire quand il monte une pièce ? Non. Olivier Py a un seul salaire y compris lorsqu’il fait une mise en scène. Et quand il signe un spectacle à l’extérieur du Festival, son salaire est gelé. C’était également le cas lorsqu’il dirigeait l’Odéon et qu’il travaillait par exemple à l’opéra. Certains subodorent que sans structure forte, ils n’ont aucune chance d’aboutir dans le in. Un artiste déjà fortement accompagné bénéficie-t-il d’une chance supplémentaire de voir sa création dans le in ? Ce ne sont pas les institutions qui proposent les spectacles, mais les artistes. Agnès Troly, Olivier Py et moi-même n’avons jamais dérogé à cette règle. Des compagnies qui n’ont rien, pas un pécule et qu’on a soutenues à bout de bras pour que leur projet voie le jour, il y en a eu des quantités sous les mandatures d’Olivier. Dans cette édition, je peux vous citer Shaeirat, avec quatre poétesses du monde arabe. On a mis les moyens qu’il faut pour que le spectacle existe. Depuis 2014, il y a eu plus de compagnies programmées dans le in sans le concours de centres dramatiques que l’inverse. Marie Vialle arrive dans le in avec sa compagnie… Selon vous, c’est donc bien la charge du Festival que d’aider des spectacles qui risqueraient ne pas exister sans lui ? C’est notre mission première et la plus intéressante, même si nous devons aussi exposer le travail des artistes déjà reconnus. Au cœur de notre travail, il y a l’accompagnement de ceux qui, grâce aux journalistes, aux professionnels qui voient leur spectacle, vont acquérir une reconnaissance. C’est d’ailleurs très beau de voir des artistes franchir des paliers grâce au Festival. On sait à quel point être vu à Avignon déclenche un nombre gigantesque de dates de tournée. Même quand c’est un crash ? C’est rare mais ça peut être terrible. Dans ce cas-là, on protège l’artiste jusqu’à son départ. Ensuite, c’est l’histoire du spectacle. Une création qui ne marche pas fait partie du risque à prendre de la part de l’artiste et du programmateur. Les compagnies se plaignent souvent d’arriver trop tardivement avant la première à Avignon. Elles n’ont pas le temps d’appréhender le plateau. Elles ont raison mais on ne peut rien faire. Il n’y a que trois lieux pérennes où il serait possible de répéter en amont : la FabricA, Benoît XII et Les Pénitents blancs. L’installation des 25 lieux temporaires transformés en salle débute en avril et les frais (salaires, matériel et mise en ordre de marche) s’élèvent à près de 4 millions d’euros ! Accroître cette somme se ferait au détriment de la production et de la coproduction. L’entrée tardive sur les sites par les compagnies est la quadrature du cercle, faute de disponibilité des espaces et de moyens. Légende photo : Le directeur adjoint du Festival d'Avignon, Paul Rondin. (Christophe Raynaud de Lage/Christophe Raynaud de Lage)
|
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 23, 2023 2:08 PM
|
Bilan du festival par Philippe Chevilley, Philippe Noisette et Callysta Croizer dans Les Echos - 22 juillet 2023 Entre valeurs sûres et un brin d'audace, le directeur du Festival d'Avignon a relevé le défi de sa première édition. Quelques déceptions n'ont pas altéré le plaisir de découvrir les créations de Philippe Quesne, Julien Gosselin, Alexander Zeldin, Anne Teresa de Keersmaeker, Bintou Dembélé ou Rebecca Chaillon. Autant de gestes puissants, pour la plupart programmés en tournée et au Festival d'automne. La Cour d'honneur du Palais des papes ne serait-elle plus l'alpha et l'oméga du Festival d'Avignon ? Les deux grands rendez-vous de théâtre et de danse programmés dans le lieu historique de la manifestation n'ont pas convaincu et pourtant cette 77e édition apparaît plutôt comme un bon millésime. Les sensations se sont produites ailleurs. Beaucoup de valeurs sûres, un peu d'audace : les choix équilibrés de Tiago Rodrigues, avec leur lot de réussites, de bonnes surprises et aussi, bien sûr, quelques ratés, se sont avérés, dans l'ensemble, concluants. Le festival a donc mal commencé dans la Cour, avec la déception « Welfare », l'adaptation par Julie Deliquet du documentaire de Frédéric Wiseman sur un centre d'aide social new-yorkais à l'hiver 1973. Une mission impossible : la metteuse en scène, si habile à transposer sur la scène des films de fiction, n'a pas pu reproduire la vérité de ce puissant instantané de la précarité humaine en noir et blanc. Malgré une troupe de comédiens talentueux et investis. Déception aussi avec « Ecrire sa vie ». Pauline Bayle, forte de ses adaptations virtuoses d'Homère et de Balzac, s'est attaquée à l'oeuvre de Virginia Woolf au Cloître des Carmes. Las, le roman poème « Les Vagues » dont elle s'est principalement inspirée s'est avéré être un faux ami de théâtre, la prose lumineuse de l'écrivaine britannique devenant nébuleuse en scène. Deux créations chocs Deux propositions théâtrales chocs ont heureusement renversé la vapeur. Vaguement inspiré du tableau de Jérôme Bosch, « Le Jardin des délices » de Philippe Quesne a transformé la Carrière de Boulbon en une planète excentrique et flamboyante. Le voyage sidéral et sidérant orchestré par l'inclassable metteur en scène a réjoui les amateurs de « non sense » et de poésie insolite. On a ri, beaucoup, on a admiré les effets de lumière, le silence des grillons, on s'est laissé emporter par les vers de Dante et par des chansons. On a perdu tous ses repères. Un délice… Autre déflagration, le nouveau geste fulgurant de Julien Gosselin, « Extinction » . Après Houellebecq, Bolano, DeLillo, Andreïev, le metteur en scène visionnaire nous a offerts dans la cour du Lycée Saint Joseph une compilation stupéfiante de Schnitzler, Hofmannsthal et Bernhard pour évoquer la fin du monde. Malgré l'heure tardive de la représentation (plein air oblige) et l'inconfort (extrême) des gradins, ce spectacle en trois parties nous a emportés au bout du monde et au bout de la nuit. D'une discothèque techno en fusion à un salon viennois du début du XXe siècle filmé en live dans un superbe noir et blanc, puis au monologue final furieux de Thomas Bernhard, Julien Gosselin explose les codes du théâtre et déchaîne une tempête d'émotions et de sensations. Avec une troupe franco-allemande d'exception. A l'autre bout du spectre théâtral, on a retrouvé à son meilleur Gwenaël Morin, embarqué dans une aventure de quatre ans avec le Festival d'Avignon au slogan irrésistible : « Démonter les remparts pour finir le pont ». Une entreprise de désossage des classiques qui a commencé dans le Jardin de Mons de la Maison Jean Vilar par une version exubérante du « Songe » de Shakespeare . Porté par un carré magique de comédiens, ce retour badin à l'essence du théâtre, sans décor avec des accessoires de fortune, a fait mouche. Expériences inédites A l'inverse, l'OTNI (Objet Théâtral Non Identifié) de Susanne Kennedy et de Markus Selg « Angela (a strange loop) » a offert une vision futuriste de la représentation scénique. Projections en 3 D, manipulations sonores : le public du gymnase Aubanel a été ballotté une heure et demie durant dans un monde flottant, en quête de sens. Le propos s'impose en pointillé : derrière l'histoire banale d'une influenceuse atteinte d'une maladie auto-immune, le spectacle offre une fascinante réflexion sur la confusion du rêve et de la réalité, dans un monde passé en mode virtuel. Une autre expérience extrême, hyperréaliste celle-là, a bouleversé le public. « A Noiva e o Boa Noite Cinderela » de Carolina Bianchi nous confronte sans filtre à l'horreur des féminicides. Dans ce premier chapitre de sa trilogie « Cadela Força », la performeuse brésilienne plonge à corps perdu dans la spirale infernale des violences faites aux femmes, ingurgitant elle-même une dose de stupéfiant sur scène pour entrer dans le vif du sujet. Entre récit et performance, une descente aux enfers qui ne laisse personne sortir indemne. Une création était très attendue à Vedène, l'autre scène du Grand Avignon : « Antigone in the Amazon » de Milo Rau. Elle nous a laissés un peu sur notre faim. Avec cet opus confrontant comédiens sur scène et militants sur écran, le metteur en scène suisse achève une trilogie consacrée à la relecture politique de mythes anciens. En transposant le personnage d'Antigone au coeur de l'Amazonie brésilienne en lutte contre les exactions du capitalisme sauvage, Milo Rau réactive certes la tragédie millénaire. Mais il ne parvient pas à la transcender, faute de réussir l'osmose entre acteurs et activistes, théâtre et documentaire. Esprit anglais Le volet « british » du festival, voulu par son directeur, nous a laissé une impression mitigée. Les monologues ou dialogues « participatifs », un brin narcissiques, du charismatique Tim Crouch, « An Oak Tree » (variation sur le deuil) et « Thruth's a Dog Must To Kennel » (réflexion acide sur le théâtre contemporain, à partir du Roi Lear) sont apparus plus bavards qu'incisifs. Heureusement, Alexander Zeldin, avec « The Confessions » à la Fabrica, magnifique portrait de sa mère en icône féministe, nous a emballés et émus. De l'histoire d'Alice, jeune Australienne modeste brimée par des hommes violents à la femme volontaire partie refaire sa vie à Londres, l'auteur dramatique et metteur en scène surdoué signe un drame théâtral émouvant et subtil. Quant à l'annulation du spectacle de Krystian Lupa « Les Emigrants », due à un conflit épique avec les techniciens du Théâtre de Genève où la pièce devait être créée juste avant le festival, elle a été compensée par la reprise judicieuse de « Dans la mesure de l'impossible », l'opus de Tiago Rodrigues dédié aux travailleurs humanitaires, bien dans l'esprit de cette 77e édition. Danse de combat Dans la programmation danse, il y a eu des moments forts également. Deux lignes esthétiques semblent s'être dégagées. D'un côté, on a assisté à une danse de combat, celle de Bintou Dembélé et, plus surprenant, celle d'Anne Teresa de Keersmaeker. « G.R.O.O.V.E. », de la première, a trouvé un point d'ancrage à l'Opéra Grand Avignon en occupant tous les espaces avec un sens de la dramaturgie évident. Bintou Dembélé s'est payé le luxe de rendre la danse des « Indes galantes », ou du moins un extrait de l'opéra mis en scène par Clément Cogitore qu'elle chorégraphia, urgente et festive à la fois. Quant à son aînée belge, elle prouve après 40 ans de création que son art se conjugue au présent. « Exit Above » est un grand millésime, gorgé de blues et d'électro, signé Anne Teresa de Keersmaeker. La Cour d'honneur n'était pas pour elle cette année, quel dommage ! Trajal Harrell aura eu plus de mal à l'habiter le temps de « The Romeo » porté par des performers à la rare sensibilité. Danse de coeur Autre tendance du festival, une danse de belle facture, écrite jusque dans ses détails. A l'image de celle de Maud Blandel, conjuguant l'intime - l'histoire d'un père suicidé - et l'immensité du cosmos dans « L'oeil nu » Ou le duo formé par Martine Pisani, héroïne discrète de la danse française des années 1990, et le Japonais installé à Vienne Michikazu Matsune. Une histoire de corps, de mémoire et d'espoir. Dans le cadre enchanteur de la Fondation Lambert, cet objet mouvant non identifié du nom de « Kono atari no Dokoka » s'accordait à la (relative) douceur de la nuit. On a eu plus de mal à se laisser emporter par « Inventions » de Mal Pelo, un concert de danse assez loin de la virtuosité d'une Anne Teresa de Keersmaeker (encore elle !). Bach en live, c'est déjà beaucoup. Hélas, la danse proposée ne laissera que de vagues souvenirs. A mi-chemin entre la performance et le délire, on retiendra « FEU » de Fanny Alvarez, une des propositions remuantes de Vive le sujet !, et l'incroyable spectacle de Rébecca Chaillon, le plus politique aussi, « Carte noire nommée désir » . Le désir en Avignon, tout un programme… Bonne humeur contagieuse Cette effervescence tranquille, cette « bonne humeur » du festival se sont retrouvées dans le Off (jusqu'au 29 septembre). L'offre toujours pléthorique - près de 1.500 spectacles contre une quarantaine de propositions dans le « in »- apparaît désormais mieux structurée, avec des salles de théâtres emblématiques aux choix ambitieux. Le bouche à oreille est plus rapide et efficace. Il nous a permis de rendre compte de créations marquantes : « Guerre » au Chêne noir, « Iphigénie at Splott » au Onze, « PUNK.E.S », et « Pauline & Carton » à la Scala Provence, « La Saga de Molière » au théâtre des Carmes, etc. Autant de découvertes promises à un bel avenir en tournée. C'est dans cet appétit de spectacle vivant « in » et « off », cette joie partagée du public venu de tout le sud et d'ailleurs, qu'Avignon a pris cet été des airs de « café lumineux », selon la belle expression de Tiago Rodrigues. Un directeur heureux qui en guise de clap de fin, présentera le 25 juillet dans la Cour d'honneur « By Heart », son spectacle culte sur la mémoire, dans lequel une quinzaine de spectateurs sont invités sur scène à apprendre un sonnet de Shakespeare. Tout ici se conjugue par et avec cœur. Les reprises et tournées des spectacles d'Avignon sont pour l'essentiel indiquées dans nos critiques en liens dans l'article. Philippe Chevilley, Philippe Noisette et Callysta Croizer
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 21, 2023 5:51 PM
|
Par Igor Hansen-Love dans Les Inrocks, 21 juillet 2023 L’artiste bretonne Patricia Allio s’empare de la crise des migrant·es, avec une série de témoignages et une mise en scène dépouillée. Un théâtre à la lisière de l’agora citoyenne, qui prend alors une dimension européenne.
On est au théâtre, à en juger par les gradins, mais l’on pourrait être ailleurs. On assiste à un spectacle, à en juger par le programme, mais le terme ne veut rien dire, ici. Dispak Dispac’h, de l’artiste bretonne Patricia Allio, est d’abord prétexte pour s’informer sur l’exil par-delà la Méditerranée, pour écouter des témoignages sur les parcours de ses héros·ïnes et pour (re)trouver le sens d’une effervescence collective à l’heure où la justice et l’humanité se fracassent contre les portes de l’Europe. Agora citoyenne Dans l’écrin d’une scénographie quadrifrontale, spectateurs et spectatrices sont invité·es à se déchausser, puis à prendre place aux côtés des acteur·ices. Ici Stéphane Ravacley, l’artisan-boulanger de Besançon, connu pour avoir entamé une grève de la faim empêchant l’expulsion de son apprenti guinéen. Là Gaël Manzi, le fondateur de l’association Utopia 56, œuvrant pour la défense des exilé·es, d’abord à Calais puis partout en France. De l’autre côté du plateau, Élise Marie, une comédienne hypermnésique, déclamant l’acte d’accusation remarquable émis en 2018 par le Groupe d’information et de soutien des émigrés à l’occasion du Tribunal permanent des peuples, pointant la responsabilité de l’Europe pour des milliers de violations des droits de l’homme. Et bien d’autres encore, qui se relaieront ponctuellement au fil de la tournée de cette agora citoyenne ambulante. On n’est pas au théâtre dirons certains, et à raison peut-être. Parce que l’esthétique – franchement inesthétique – est réduite à sa portion congrue : c’est un CRS qui se déglingue sur un techno tonitruante, un pas de danse amateur et plutôt malheureux. C’est dommage, mais passons… Car on est au théâtre, malgré tout. Parce que celui-ci provoque l’attention, encourage l’écoute, suscite l’empathie, impose son rythme, permet les échanges de regards, et, peut-être même, engendre une forme de communion envers les oublié·es. Dès lors, la tragédie de l’exil s’incarne, avec des noms, des visages, des anecdotes et des espoirs. Ainsi, Patricia Alliot prend le relais des médias défaillants et des lieux de débats inexistants. Et nous voilà aguerri·es. Igor Hansen Love / Les Inrocks Dispak dispac’h Crépuscule européen, par Patricia Allio. À 18 h au Gymnase du lycée Mistral (ce 21 juillet, durée 6 heures). Dans le cadre du festival Actoral au théâtre la Criée, les 4 et 5 octobre. Légende photo : Dispak Dispac'h” par Patricia Allio © Christophe Raynaud de Lage
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 21, 2023 3:28 PM
|
par Anne Diatkine dans Libération le 20 juillet 2023 A travers une pièce incarnée, le britannique Alexander Zeldin retrace la vie de sa mère en transformant le plateau en une loupe géante qui saisit les amours, les impasses et les combats de son époque. On croit la connaître, on l’a déjà rencontrée, cette femme aux cheveux gris, qui avant que le spectacle ne commence, traverse la salle parmi les spectateurs, semble chercher sa place. Sourire imperceptible de celle qui a l’impression de déranger, timidité, pantalon ample, frange : elle existe parmi nous, elle a la légère gêne des spectateurs qui doivent passer sur la travée tout près de la scène avant de s’installer. Et voici, toujours à petits pas, qu’elle monte sur le plateau, devant d’amples rideaux de velours rougeoyants, et qu’elle pénètre l’espace. C’est sa vie, par bribes, qui va être incarnée, au sens fort du terme. Et mieux que sa vie, ce qu’il en reste, sa mémoire, les éléments dont elle se déleste. Le metteur en scène britannique Alexander Zeldin, dont on a découvert et aimé le travail depuis quelques années au théâtre de l’Odéon, a une manière unique de briser le quatrième mur, de faire en sorte que les acteurs n’aient jamais l’air de jouer, ni d’entrer sur scène ni d’en sortir, et ce faisant, de nous donner accès à la vie même, son épaisseur et son mouvement. L’art de l’ellipse Ce spectacle est pourtant conçu un peu différemment que les précédents. Pas seulement parce que ces Confessions sont celles d’une mère à son fils, Alexander Zeldin, et délivrées à la demande du metteur en scène. Cette fois-ci, ce n’est pas un groupe qui prédomine, mais la destinée d’une femme australienne, Alice, issue d’un milieu modeste, qui rêve de s’instruire, et peut-être de devenir peintre, en tout cas, de parcourir la planète pour aller voir de ses propres yeux le Pierrot de Watteau au Louvre. Sa vie traverse le XXe siècle, elle le catalyse, et prend la forme d’une émancipation relativement tardive à Londres, après des études ratées et un bref mariage désespérant en Australie qu’elle rompt. Alexander Zeldin n’abandonne jamais une certaine chronologie qui pourrait faire courir à son spectacle le risque de la linéarité. Sa mise en scène, exempte d’effets, explose ce danger. C’est toujours au présent, avec la scène comme équivalent d’une ardoise magique, que surgissent des épisodes passés, parfois traumatiques, souvent drôles, mais sous le regard de la vieille dame assise parmi les spectateurs comme les autres acteurs de la pièce. Alice âgée (Amelda Brown) rôde parfois sur le plateau derrière Alice jeune (Eryn Jean Norvill), tel un léger fantôme. Elle rassérène la femme qu’elle était de son regard, peut-être lui pardonne-t-elle les impasses de sa vie. Intelligence de la dispute avec sa mère qui n’a besoin d’aucune raison exprimée pour éclater. Le récit, et encore plus lorsqu’il est biographique, c’est l’art de l’ellipse. La réussite tient à une science du moindre détail qui vient se nicher aussi bien dans les microtremblements d’une main, un vêtement – incroyable manteau écossais rouille que porte Alice jeune –, un maintien physique – la posture de l’artiste (Brian Lipson) a demi allongé sur son lit qui anticipe l’agression qu’il va commettre et dont on perçoit les intentions sans qu’il les énonce. Génie de la rencontre entre les deux parents d’Alexandre Zeldin, et l’on observe que désormais, c’est bien Alice qui prend les initiatives. Incarné et populaire Avec The Confessions, le metteur en scène britannique suit un même objectif que Julie Deliquet et son Welfare : transformer le plateau en une loupe qui permet de voir, revivre, ressaisir des épisodes que le feuilleté du temps et les lacunes de la mémoire recouvrent d’énigmes. Avec la différence qu’ici, cet objectif est totalement atteint, la loupe fonctionne à merveille. La vie d’Alice, aussi indissociable qu’elle soit des combats de son époque, n’est jamais archétypale. Aucune évidence dans cette clarté, ce théâtre incarné et populaire et dont il suffirait d’un rien, d’une intonation trop appuyée, de scènes un peu trop explicites, pour basculer dans le boulevard. Cet accomplissement est celui des acteurs, chacun exceptionnel, et dont on devine la complicité avec Zeldin. Anne Diatkine / Libération The Confessions d’Alexander Zeldin, au festival Avignon jusqu’au 23 juillet et du 29 septembre au 14 octobre au théâtre de l’Odéon, dans le cadre du festival d’automne.
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 16, 2023 5:07 PM
|
par Anne Diatkine dans Libération - 16 juillet 2023 Avec peu d’acteurs, dans des formats courts et dynamiques, deux spectacles britanniques, l’un de Tim Crouch l’autre de Tim Etchells, déconcertent, laissant parfois le spectateur sur le côté, le captivant in fine. publié aujourd'hui à 17h32 Et donc, vue d’Avignon, à la mi-temps du festival, à quoi ressemble la scène anglo-saxonne post-Brexit et parfois américaine, dépourvue du système français à chérir de l’intermittence, et aux antipodes de notre théâtre public qui peut s’autoriser des formes expérimentales sans obligation de recettes excédentaires ? Eh bien ça ressemble à une table et quelques chaises. Ou à quelques chaises et un tabouret de piano. Des spectacles dont le décor tient dans une grosse voiture, et qui ont certes l’avantage d’être écoresponsables et sans gabegie. Avec peu d’acteurs, qui s’adressent frontalement au public, alpaguent, le stimulent, l’invitent à rire et réagir, petites formes dynamiques qui pourraient évoluer sur les scènes des théâtres privés du off. Et avec une prédilection, déjà notée dans nos pages, pour la structure de la (fausse) conférence et du concours d’éloquence. Avec An Oak Tree créé en 2005 et qui ne cesse de tourner depuis, l’auteur Tim Crouch, 59 ans, «chauve, un visage rouge» se décrit-il, et dont c’est la première venue en France, déconcerte. Il réussit l’exploit de nous donner envie de revoir son spectacle alors même qu’il nous a laissée une première fois en partie sur le côté. Ce pourrait être une définition de la vie courante quand elle tourne mal : ne pas réussir à lâcher ce qu’on n’aime pas. On songe à une réplique fameuse de Belmondo dans Pierrot le Fou : «Heureusement que j’aime pas les épinards, sans ça j’en mangerais, or je ne peux pas les supporter.» Tim Crouch n’est pas Belmondo, mais il a une présence plénipotentiaire très ancien monde. Ou plutôt, il incarne un hypnotiseur qui porte son nom, et il fait son show, façon vieux cow-boy solitaire, en plein air, au milieu des deux apaisants platanes du cloître des Célestins. Evidemment, l’armure se fissure et laisse apparaître la vulnérabilité et le deuil, un accident de voiture atroce, sous le bruit de fond tout à fait vraisemblable de l’autoroute qui masque les cigales. Le vraisemblable, la croyance qu’implique l’acte de regarder et d’entrer dans un spectacle est la grande affaire de Tim Crouch, qui à chaque représentation invite un comparse artiste qui ne connaît pas sa pièce et ignore ce qu’il va devoir jouer. Personnage de macho triste Le dispositif étonnant crée-t-il un spectacle différent selon les représentations ? Où n’est-il qu’un strict exercice d’obéissance – l’interprète n’ayant pas d’autre choix que de souscrire aux ordres que l’hypnotiseur lui donne devant le public ? L’engrenage laisse-t-il un espace pour l’invention, ou même la rébellion et le kidnapping ? Que donnerait la représentation, avec, au hasard, Jeanne Balibar ? «A quel point suis-je libre ?» questionne l’invité au début de la représentation. C’est cet arsenal d’interrogations qui nous entraînent à revoir An Oak Tree, après une première représentation avec l’actrice et ancienne directrice de la Comédie de Genève Natacha Koutchoumov, puis, la deuxième fois avec la danseuse néerlandaise Cynthia Loemij de la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker. Pour observer l’évidence : si les interprétations provoquent bien des climats différents, le strict respect des consignes est de mise. Natacha Koutchoumov montre le doute et une légère crainte, et expose le charme puissant de celle qui énonce des phrases pour la première fois, tandis que Cynthia Loemij paraît proche de l’envol lorsqu’on lui demande de porter un ballon imaginaire rempli d’hélium. Mais on aurait souhaité que chacune à sa manière ait l’espace pour lâcher les rênes. Signe que l’objectif n’est pas le déraillement, Tim Crouch ne varie pas les épithètes dont il gratifie ses comparses – toutes deux, à égalité, sont «merveilleuses». Dès lors, bardés par son texte et la docilité obligée de ses invités, Tim Crouch ou son personnage de macho triste ne sont jamais mis en danger ou question. L’inattendu ne se produit pas. L’attention s’effiloche, d’autant qu’il n’y a rien de plus lassant qu’une (fausse) séance d’hypnose. Obstinée, on retentera (peut-être) notre chance en voyant du même Tim Crouch Truth’s a Dog Must to Kennel, dont les représentations viennent de débuter à Avignon. Ritournelle qui épuise les nerfs A l’inverse de Tim Crouch, Tim Etchells qui a fondé le collectif Forced Entertainment a souvent été programmé en France notamment par le Festival d’automne. Sa dernière création, l’Addition, est une commande de Tiago Rodrigues et elle est l’unique production déléguée du festival – l’année dernière, Olivier Py avait généreusement attribué cette manne de moyens… à son propre spectacle Ma jeunesse exaltée avec beaucoup de comédiens, et autrement dispendieux (600 000 euros lorsque le budget total de l’Addition est de 140 000 euros). Tout comme le spectacle de Tim Crouch, l’Addition est une petite forme qui tient exclusivement sur la force des deux acteurs (l’un français, l’autre britannique, Bertrand Lesca et Nasi Voutsas) et leur virtuosité à nous entraîner dans un cauchemar ubuesque et sans issue. L’un est l’autre. En blanc et noir et nappe blanche dans un bon restaurant. Ils ne cessent d’alterner leur rôle de plus en plus rapidement, client et serveur pris dans la folie de ne pouvoir interrompre à temps le geste de servir du vin qui s’écoule inéluctablement. La bouteille est vide mais on hallucine l’inondation qui se produit peut-être cent fois, de manière rythmée et irréfrénable. Hémorragie, cafetière ou bain qui déborde, énurésie : à chaque spectateur, sa propre expérience de la catastrophe liée à l’afflux de liquide et que le spectacle va raviver. Maître et esclave interchangeable et tyrannique : la situation est simple, mais elle n’a pas fini de faire couler des litres d’encre, et il va falloir s’échapper de cette ritournelle qui épuise les nerfs. Quand Bertrand Lesca et Nasi Voutsas ont joué au centre pénitentiaire le Pontet, l’un des spectateurs a formidablement résumé de quoi il en retournait en lançant aux deux acteurs : «Ce que vous montrez, cette répétition des journées, c’est notre vie. Mais c’est nous qui payons l’addition.» Les représentations se donnent en itinérance dans les lieux les plus inaccessibles autour d’Avignon, avec l’espoir que les habitants locaux se déplacent. C’est à Courthézon, dans le parc de Val-Seille, au côté d’une mairie, petite folie, château fin XIXe qui donne immédiatement envie d’être employé municipal, qu’on a reçu cette addition, agrémentée d’un vol chorégraphique de corneilles et de quelques gouttes de pluie précisément commandées au bon moment. Ce spectacle court est-il (trop) long dans sa nécessité de nous faire éprouver durée et répétitions ? Un chouia sans doute, qui parfois mute en éternité. Anne Diatkine / Libération L’Addition de Tim Etchells, spectacle itinérant jusqu’au 25 juillet. An Oak Tree et Truth’s a Dog Must to Kennel de Tim Crouch jusqu’au 23 juillet. Légende photo : Dans «An Oak Tree», Tim Crouch accueille à chaque représentation un nouvel invité : ici Vitor Roriz. (Christophe Raynaud de Lage)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 9, 2023 12:05 PM
|
Par Anne Diatkine dans Libération - 9/07/2023 Admirateur de Tiago Rodrigues, qui l’a aidé à lancer sa carrière, le metteur en scène et comédien adepte des pièces intemporelles et travaillées est à l’affiche du Festival d’Avignon pour sa pièce «Neandertal». C’est la première fois que le metteur en scène David Geselson est programmé dans le in d’Avignon, et cela tombe formidablement bien que ce soit avec le spectacle le plus complexe qu’il ait conçu depuis qu’il est auteur et metteur en scène. Celui qui synthétise et donne forme à toutes ses obsessions, se permet-on de supposer. On le retrouve le lendemain matin, et il répond que c’est drôle qu’on lui dise cela car justement il y pensait à la seconde : Neandertal est selon lui «une étape», une «ouverture», et «la fin d’une série» qui l’amène à explorer à chaque fois une vie où résonne la sienne, et où une partie du spectacle émerge grâce à un long processus d’improvisations dirigées. Malgré son ampleur et son ambition qui lui font épouser les pérégrinations de scientifiques obsédés par le déchiffrage des fragments d’ADN anciens dans un contexte géopolitique qui va des Balkans au Moyen-Orient en passant par Berkeley, le texte continue de bouger, ainsi que sa structure – «Il y a trois jours, on débutait le spectacle par la scène de la fausse conférence qui durait vingt minutes !» s’exclame-t-il. Se déploie dans cette saga virevoltante et intimiste, qui prend parfois la forme d’une enquête drolatique à la Hergé, une demi-douzaine de scientifiques. Ils sont pris dans leurs propres turbulences, amours, déchirements, et question de filiations et de transmissions, alors même qu’ils travaillent sur les infimes traces du Néandertal dans l’homo sapiens, peut-être lui aussi sur le point de s’éteindre. Qu’est-ce qui se transmet, de génération en génération, qui échappe à la volonté ? Qu’est-ce qui se transforme ? Qu’est-ce qui saute une génération ? La conservation d’une dent de lait d’un enfant qu’on n’a pas élevé suffit-elle à faire de soi un parent ? Suffit-il d’avoir une mère parmi les fondateurs de l’Etat d’Israël pour se sentir, sur plusieurs générations, juif ? Premier de la classe David Geselson ignore ce qu’il fera après Neandertal. Ou plutôt, il y a plein d’idées, et la première serait de trouver un lieu où lui et sa compagnie puissent répéter, travailler, chercher, sans faire appel à une institution déjà existante et missionnée par des tutelles. Lui qui avait postulé il y a deux ans à la direction du Nouveau Théâtre de Montreuil (Seine-Saint-Denis) est désormais «très heureux» ne pas avoir été retenu – il le dit avec soulagement et sans agressivité. Par ailleurs, il n’a pas attendu les prérogatives du ministère de la Culture, qui incitent les artistes à se lancer dans des travaux de recherche au lieu de produire à tout-va des spectacles mort-nés, car peu ou pas diffusés. Chacune de ses créations lui demande en moyenne trois ans d’investigations et il fait tout pour qu’elles échappent à l’obsolescence programmée : encore maintenant, son premier spectacle conçu il y a une dizaine d’années, l’hommage à son grand-père En route-Kaddish, continue de tourner. Quant à l’étape d’études et de recherches, prélude à toute création, elle est collective : la totalité de l’équipe artistique et technique de Neandertal a suivi deux années de cours au musée de l’Homme auprès des éco-anthropologues Evelyne Heyer et Sophie Lafosse, ainsi qu’«une petite formation» auprès d’une chercheuse spécialisée dans les maladies dégénératives liées à la mémoire. Ce sont ces ancrages et cette curiosité qui permettent à Neandertal de ne jamais sombrer dans un didactisme pesant, tout en étant merveilleusement exact dans l’usage du vocabulaire et les gestes – «On travaille sur des machines à séquencer que des labos nous ont prêtées», explique-t-il. David Geselson a aujourd’hui un petit côté premier de la classe à qui tout réussit. Inutile de s’en agacer : certes tout va (très) bien pour celui qui a foulé en tant qu’acteur la cour d’honneur il y a deux ans dans la Cerisaie, mis en scène par le tout nouveau directeur du festival Tiago Rodrigues, un ami depuis Bovary et Occupation Bastille. Mais le sort n’a pas toujours été aussi gratifiant, et David Geselson a commencé, à la sortie du conservatoire, par être un acteur, de 2006 à 2009, pris dans une impasse. «J’ai failli renoncer à l’être.» Un jour, Géraldine Chaillou, alors en poste au théâtre de la Bastille, lui annonce qu’elle a invité un metteur en scène portugais alors peu connu à occuper le théâtre pendant trois mois. Elle propose à Geselson de le rejoindre. «Je n’étais pas certain de vouloir m’engager aussi longtemps auprès d’un inconnu. Je rentre à la maison et ma compagne s’énerve : “Accepte. Qu’est-ce que tu risques ? Ça fait trois ans que tu ne travailles pas !”» Il en a conscience aujourd’hui : «Cette rencontre a changé ma vie.» Adolescent, il s’était inscrit à des cours de théâtre, ayant le sentiment partagé que Baudelaire et Verlaine écrivaient les mots qui lui manquaient. «Lorsque j’ai lu le rôle que Tiago m’a confié dans Bovary, juste avant qu’on occupe le théâtre de la Bastille, j’ai de nouveau eu cette sensation d’un texte écrit pour moi.» Est-ce un hasard si David Geselson a lancé au même moment le projet, toujours actif, des Lettres non écrites, où des inconnus le chargent à leur tour d’une missive à envoyer et à dire sur scène. «On flirtait avec des états dangereux» Son autre metteur en scène phare est Krystian Lupa (dont le spectacle à Avignon a été annulé après l’épuisement de l’équipe technique avec laquelle il collaborait en Suisse), alors même qu’il n’a jamais joué dans ses spectacles. «Durant les années où j’étais un acteur vacant, j’ai suivi des stages qu’il donnait. Il libérait de façon incroyable la créativité de ses étudiants. Notamment, il nous faisait écrire pendant deux minutes l’intégralité du monologue intérieur non exprimé durant une situation qu’il fixait. On prenait conscience de tout ce qui nous était venu à l’esprit durant ce temps minuté. On flirtait avec des états dangereux.» David Geselson précise aussitôt : «J’étais stagiaire et non au service de son œuvre. Dans ce contexte, il n’y avait pas de prédation possible. C’est nous, les étudiants qui prenions ce que nous voulions de son enseignement.» Il ajoute que «rien dans la création ne lui semble autoriser la douleur». Durant les longues tournées de Doreen, une pièce culte adaptée de la Lettre à D du philosophe André Gorz, le spectacle était devenu sa maison. La compagnie qu’il a fondée s’appelle Lieux Dits. Dans Neandertal, David Geselson a finalement coupé une phrase par peur sans doute d’être trop explicite et sentimental : «L’amour, c’est le territoire où l’on peut vivre.» Ou comment abolir les frontières. Neandertal de David Geselson, à Vedène (Vaucluse) dans le cadre du Festival d’Avignon, jusqu’au 12 juillet. Légende photo : Avant d'être metteur en scène, David Geselson a commencé par être acteur. (Simon Gosselin/Festival d'Avignon)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 7, 2023 5:48 PM
|
Propos recueillis par Joëlle Gayot dans Le Monde - 7 juillet 2023 Le metteur en scène présente au Festival d’Avignon « Extinction », d’après Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal, et revient, dans un entretien au « Monde », sur ce qui le motive à pousser son art dans ses retranchements.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/07/julien-gosselin-metteur-en-scene-j-ai-besoin-que-mon-theatre-evoque-un-temps-perdu_6181034_3246.html?fbclid=IwAR028xDlzz0zXaNUkIuKMf1bAxaKisnR1ObE2t7EK0cU9ZIyU-WWo8jafQI#xtor=AL-32280270-%5Bfacebook%5D-%5Bios%5D
Après avoir adapté pour le théâtre des romans de Michel Houellebecq, de Roberto Bolaño ou de Don DeLillo, Julien Gosselin met en scène Extinction au Festival d’Avignon. Porté par une troupe d’acteurs français et allemands, musclé par des vidéos filmées en direct, ce spectacle monumental, d’une durée de 5 h 30, s’appuie sur les textes d’écrivains autrichiens qui alimentent une plongée vertigineuse dans la barbarie humaine. Le récit de Thomas Bernhard donne son titre au spectacle. Mais de quelles autres extinctions est-il question dans votre représentation ? Cela fait sept ou huit ans que je souhaite faire un spectacle sur la fin du monde, sur la disparition de l’espèce et que je veux démarrer par un acte antithéâtral. Mon spectacle est vu à travers les yeux d’une jeune femme qui observe ce que ma génération et celles de mes aînés (Lars Von Trier ou Michael Haneke) ont produit : une extrême noirceur. D’une certaine façon, la représentation va contre ce que j’ai été et ce que j’ai aimé. Je cherche à générer trois extinctions successives. La première fait mine d’évacuer le théâtre au profit d’une rave-party collective. Cette séquence provoque un dissensus parmi le public. Pour la deuxième, je pousse les curseurs : la vidéo domine la scène et, en traversant les textes de Schnitzler et d’Hofmannsthal, je mets en jeu un nihilisme absolu. La troisième est un moment de pure littérature amené par le récit de Thomas Bernhard. Ces extinctions englobent-elles aussi le péril écologique ? On ne peut plus, en tant qu’artiste, s’abstraire de cette réalité. Les menaces qui pèsent sur la planète et les espèces annoncent la finitude de choses qu’on croyait immuables. La notion d’art elle-même est mise en crise par la tentation de l’aquoibonisme : pourquoi continuer à créer alors qu’il est devenu impossible de penser le monde comme un infini ? Depuis dix ans, je mets en scène des spectacles où l’humain disparaît. Je devais clore ce cycle, aller au bout de l’anéantissement du civilisé, du langage, du vivant. Mais la dernière image (une flamme dans la main d’une femme) est, me semble-t-il, une note d’espoir. L’extinction est une inflammation. Les femmes sont beaucoup mises en avant dans la représentation. Pourquoi ? L’âge venant, il me faut de plus en plus passer par des figures qui se positionnent contre le monde et, aujourd’hui, ce sont majoritairement les femmes qui incarnent la radicalité. Elles sont les fers de lance de la destruction des ordres établis. Lorsque j’ai lu Extinction, je ne pouvais pas imaginer la voix d’un homme de 60 ans, l’âge qu’avait alors Thomas Bernhard. Il fallait évidemment que ce soit une jeune femme. La seconde partie du spectacle, qui s’appuie sur Arthur Schnitzler, déploie un groupe de Viennois éduqués du début du XXe siècle qui se livre à une cérémonie d’une rare sauvagerie. Que vouliez-vous montrer ? En 1913, Vienne domine l’Europe. Elle est la ville où on croise les plus grands architectes, peintres, musiciens et écrivains. Comment cette société pouvait-elle porter les germes de la barbarie et de la mort ? Nous racontons la fin d’un monde qui se croyait vainqueur et se pensait tout en haut. Avez-vous pensé, en mettant en scène ces personnages qui dérapent vers le nazisme, aux penchants ultradroitiers de certains intellectuels français ? Je ne parle pas par hasard d’une extinction de moi-même. C’est un spectacle fait par un jeune homme qui a monté Michel Houellebecq voici dix ans et qui a constaté, depuis, la faillite de ce qu’il pensait être une radicalité littéraire. Les réactionnaires contemporains décrivent notre société en évoquant un déclin lent qui signerait la fin de la civilisation. Il y a sans doute chez eux un réel plaisir à aller vers la barbarie. Ils ont cru que manipuler le mal sans y prêter attention pouvait relever d’une forme de spiritualité. Vous dites que le théâtre est un punching-ball, l’usage de la vidéo participant des coups que vous lui portez. Etes-vous toujours en lutte avec lui ? Non, je me suis réconcilié avec le théâtre. Je sais aujourd’hui que c’est l’art que je veux faire toute ma vie. J’ai l’impression de travailler le lien entre le spectateur et ce qu’il observe, c’est-à-dire le plateau. Pendant des années, j’ai utilisé cet outil vidéo parce qu’il me permettait d’éloigner la représentation en retirant la notion de présent pour augmenter la notion de passé. Mes premiers spectacles commençaient par des formes narrées qui racontaient au passé ce que les personnages vivaient. La caméra m’a aidé à aller dans ce sens car elle augmente la sensation de disparition des êtres. J’ai besoin que mon théâtre évoque un temps oublié ou perdu, qu’il soit une célébration des morts. Durée du spectacle, séquences de jeu parfois éprouvantes : faut-il prendre le risque d’épuiser le spectateur ? Je crée en disant aux acteurs : « Il faut que la salle soit vide à la fin. » Et puis, lorsque les spectateurs sont là, j’ai envie qu’ils nous aiment. J’ai les moyens de faire des spectacles visibles et qui coûtent de l’argent. Si je ne prends pas ce risque, alors je ne sais pas ce que je fais là. Si, dans le théâtre public subventionné, nous ne prenons pas ce risque, qui va le prendre ? Extinction. D’après Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Thomas Bernhard. Mise en scène Julien Gosselin. Cour du lycée Saint-Joseph, à Avignon. Durée : 5 h 30. Du 7 au 12 juillet. Joëlle Gayot Légende photo : Julien Gosselin, en juillet 2021. SIMON GOSSELIN
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 1, 2023 10:17 AM
|
Par Philippe Chevilley dans Les Echos - 29 juin 2023 Du 5 au 25 juillet, l'auteur et metteur en scène portugais orchestre son premier Festival d'Avignon en tant que directeur. Sa programmation 2023, entre valeurs sûres et paris audacieux, a fière allure. Son objectif : faire de ce rendez-vous une « fête civique ». Par Philippe Chevilley Publié le 29 juin 2023 à 11:00Mis à jour le 29 juin 2023 à 11:57 Pas de cigales, pas de mistral. Seul un petit vent frais agite l'atmosphère d'Avignon, belle endormie en cette fin de mois de mai. Le réveil est proche. En témoigne cet attroupement devant un café de la rue de la République, à deux pas de la gare. Le directeur du Festival d'Avignon, Tiago Rodrigues, et son équipe permanente (34 personnes) sont réunis pour le pot de départ d'une collaboratrice. On se croirait à pot de première théâtrale (ou de dernière). Bientôt, on fêtera les arrivées. Equipes techniques, artistes : 150, puis 700, puis 1.500 personnes sont attendues… L'entreprise festivalière pèse lourd. « On sent l'adrénaline monter », confie l'auteur et metteur en scène portugais avec ce qui ressemble à de la gourmandise. Nommé en 2021, il se prépare à orchestrer sa première édition, forte d'une quarantaine de spectacles du 5 au 25 juillet. Installé un peu plus tard à la table d'un autre bistrot qu'il affectionne sur la place des Corps-Saints, Tiago Rodrigues jubile : « C'est une très grande aventure. Directeur du Festival d'Avignon, c'est un peu être à la fois acteur et auteur. J'ai mon rôle à jouer, de la manière la plus investie et sincère possible. Et sans doute puis-je ajouter quelques éléments à la partition du festival… » Si son devoir est de se mettre « au service de l'histoire d'Avignon, de respecter son code génétique », il est aussi « de se projeter dans l'avenir, de voir comment on peut interpréter différemment cette partition aujourd'hui ». Un menu équilibré Une volonté palpable dans sa programmation 2023, très équilibrée. Des monuments du spectacle vivant comme la chorégraphe Mathilde Monnier côtoient les stars d'aujourd'hui comme Julien Gosselin, Philippe Quesne, Milo Rau, Alexander Zeldin ou Anne Teresa De Keersmaeker. Il ne s'agirait pas d'oublier les étoiles montantes telles Pauline Bayle ou Julie Deliquet. Cette 77e édition permettra aussi de découvrir des metteurs en scène étrangers : le Britannique Tom Crouch ou l'Allemande Susanne Kennedy, dont il vante le travail visionnaire. Comme ses prédécesseurs et, notamment juste avant lui, Olivier Py, l'homme de théâtre de 46 ans voue un culte au fondateur d'Avignon, Jean Vilar. « En 1947, Vilar défend l'idée du théâtre populaire, comme une esthétique à part entière. Puis il évolue : en 1967, il défend une grande pluralité d'esthétiques et pousse les feux de l'innovation. J'aimerais concilier le Vilar de 1947 et celui de 1967. » Tiago Rodrigues à une haute idée de sa mission : « Je suis un combattant au service de la création qui doit conjuguer l'exigence d'une liberté artistique totale et la démocratisation. Il s'agit d'un combat joyeux : défendre l'utopie d'un théâtre populaire. » Construire des portes d'accès à l'art Pour que la démocratisation ne reste pas un voeu pieux, « il est impératif de construire des portes d'accès à l'exigence artistique ». Exemple concret, l'initiative « Première fois », l'invitation lancée à 5.000 jeunes qui ne sont jamais venus à Avignon. Ils se posent d'ailleurs des questions inattendues : est-ce que je peux venir à la cour d'honneur en baskets ? Ai-je le droit de ne pas applaudir ? En tant que premier directeur étranger, le Portugais ne maîtrise peut-être pas l'histoire du Festival dans toutes ses arcanes, mais il met en avant le recul que lui donne un regard extérieur. « Vous n'imaginez pas l'aura du Festival à l'international. Quand j'ai commencé à faire du théâtre amateur à 14 ans, mon professeur, originaire du Mozambique, parlait d'Avignon comme d'une des sept merveilles du monde. Il m'a transmis cette admiration. Et, aujourd'hui, je me sens autant héritier de Vilar que de ce prof enthousiaste. » Je suis un combattant au service de la création qui doit conjuguer l'exigence de la liberté artistique totale et la démocratisation. il s'agit d'un combat joyeux: défendre l'utopie d'un théâtre populaire. Tiago Rodrigues Metteur en scène et directeur du festival d'Avignon Bien sûr, Avignon n'est pas une sinécure. Parti de Lisbonne en voiture « avec toutes [ses] affaires et {son] chien », Tiago Rodrigues s'est installé définitivement dans la cité des papes en février 2022. Depuis, il n'a pas chômé. « Mes journées de directeur sont aussi planifiées que des journées de théâtre. Et aussi imprévisibles… » À la confection délicate de la programmation artistique s'ajoute la gestion des enjeux économiques et écologiques. Comment tenir un budget de 17, 2 millions d'euros avec l'inflation ? Comment promouvoir un théâtre responsable, sobre en énergie et respectant l'environnement ? Marge d'erreur La fragilité du secteur lui donne plus de pugnacité encore. Que le spectacle vivant continue à tenir une place aussi importante en France le réjouit et le rassure. Pas question pour autant de s'endormir sur ses lauriers. « Il faut assumer les prises de risques pour dénicher les Peter Brook et Ariane Mnouchkine de demain. Parfois, la reconnaissance d'un artiste ou d'un spectacle n'est pas immédiate. Je revendique une marge d'erreur. » Invité pour la première fois à Avignon en 2015, Tiago Rodrigues a bouleversé les festivaliers avec sa brève version chamanique d'« Antoine et Cléopâtre » de Shakespeare. En 2017, il représentait « Sopro », une fable magnifique dont l'héroïne est une souffleuse de théâtre. Puis, en 2021, il offrait sa vision surhumaine de « La Cerisaie » de Tchekhov dans la cour d'honneur. Au-delà de son succès personnel, c'est la rencontre avec des spectateurs chauffés à blanc qui l'a marqué. « Le public d'Avignon vit et respire le théâtre. » C'est pour cette raison que le nouveau directeur ne redoute pas les « buzz » négatifs, les guerres stylistiques et idéologiques qui émaillent peu ou prou toutes les éditions. « Même les mauvaises critiques sont le signe d'une passion pour le spectacle vivant. Elles participent à la fièvre d'Avignon : un mélange d'amour très tendre et de passion violente. Les moeurs d'un pays de théâtre. » «Représenter la vulnérabilité humaine» À la veille de frapper ses trois coups, Tiago Rodrigues résume les ressorts de sa première édition : « La capacité des artistes à représenter la vulnérabilité humaine », à « faire émerger de l'art à partir des maux de notre société » sans pour autant sombrer dans un discours simpliste. « A une époque où il est devenu difficile de dialoguer, le théâtre, et Avignon en particulier, portent la complexité salutaire du discours artistique : mieux vaut débattre que se battre. » Certes, il reconnaît qu'accueillir dans le cadre historique de la cour d'honneur du Palais des papes Welfare, de Julie Deliquet, inspiré du documentaire de Frederick Wiseman sur le quotidien d'un centre d'aide sociale à New York, « ne manque pas d'ironie ». Pour autant, « le public ne s'attend pas à ce qu'on le considère aveugle aux injustices du monde ». Le film de Wiseman est une matière riche, « non dénuée de lumière et d'humour ». Le directeur d'Avignon en est persuadé : « On peut marier le plaisir et le combat citoyen. La France est le pays de Molière et de la satire sociale. Rousseau, qui n'aimait pas beaucoup le théâtre, lui reconnaissait sa dimension de 'fête civique . Je veux faire d'Avignon une fête civique. » Week-end La nuit est tombée sur la place des Corps-Saints et la conversation s'attarde, plus intime. « J'aime tout d'Avignon. Je l'aime même en hiver quand elle paraît hiberner. Car la vie culturelle ne meurt pas après le festival. Et le théâtre ne cesse de la hanter. » Tiago aime sillonner les rues de sa « ville utopique », s'asseoir dans ses cafés peuplés de tant et de si beaux fantômes. C'est sur cette même place, dans ce même café, qu'il a écrit en 2015 sa trilogie tragique Iphigénie/Agamemnon/Electre pour le Théâtre national de Lisbonne qu'il dirigeait alors. « J'ai de qui tenir. Mes grands-parents paternels et maternels tenaient également un bistrot. J'ai été inspiré par leur philosophie d'hospitalité et de partage… la relation de confiance qu'ils cultivaient avec leurs clients, leur faisant goûter leurs spécialités et celles de producteurs locaux choisis avec soin. Un bonheur comparable à une programmation de théâtre ou de festival au fond… » Pour cette 77e édition, Tiago Rodrigues offrira deux « spécialités maisons ». L'une, Dans la mesure de l'impossible, spectacle sur les travailleurs humanitaires créé à la Comédie de Genève en 2022, programmée dans l'urgence à la suite de l'annulation du spectacle Les Emigrants de Krystian Lupa. L'autre, prévue de longe date By Heart, pièce culte montrée en 2015 sur l'île de la Barthelasse, plébiscitée depuis sur toutes les scènes d'Europe. Cette oeuvre sur la mémoire, pour laquelle l'auteur et metteur en scène invite des spectateurs à apprendre un sonnet de Shakespeare, sera représentée le dernier soir du festival, dans le cadre imposant du Palais des papes. Une façon pour l'homme de théâtre polymorphe de se colleter frontalement au public avant de baisser le rideau du « café lumineux » d'Avignon pour un an. Tiago en dix dates 1977. Naissance à Lisbonne, d'un père journaliste, et d'une mère médecin. 1997-98. Intègre le collectif Belge tg STAN. 2003. Création de sa compagnie Mundo Perfeito 2014. Nommé directeur artistique du Théâtre National Dona Mari II de Lisbonne. Création de By Heart. 2015.Antonio e Cleopatra. 2016.Bovary et Occupation Bastille au théâtre de la Bastille. 2018.Sopro 2019.The Way She Dies (d'après Anna Karénine). 2021. Nommé directeur du festival d'Avignon. Création de La Cerisaie. 2022.Dans la mesure de l'impossible et Catarina. Dix spectacles attendus Welfare, de Julie Deliquet, Cour d'honneur du Palais des papes (5 au 14 juillet). Jardin des délices, de Philippe Quesne, Carrière de Boulbon (6 au 18). Extinction, de Julien Gosselin, Lycée Saint-Joseph (7 au 12). Ecrire sa vie, de Pauline Bayle, cloître des Carmes (8 au 16). En atendant, Anne Teresa De Keersmaeker, cloître des Célestins (14 et 25 ). Angela (A Strange Loop), de SuSanne Kennedy & Markus Selg, Gymnase Aubanel (14 au 17 ). Black Lights, de Mathilde Monnier, cloître des Carmes (20 au 23). Antigon in the Amazon, de Milo Rau, Vedène (16 au 24). Confessions, Alexandre Zeldin, La FabricA (17 au 23). The Romeo, de Trajal Harrell, cour d'honneur (18 au 23). Philippe Chevilley / Les Echos
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 25, 2023 9:48 AM
|
Par Catherine Robert dans Sceneweb - 15 juin 2023 24 décembre 1973 à New York, sans-abris, apatrides, travailleurs, mères célibataires, personnes âgées, immigrés et démunis se succèdent dans la permanence d’urgence d’un centre d’aide sociale. Julie Deliquet adapte le scénario du film de Frederick Wiseman dans la Cour d’honneur. Comment avez-vous choisi d’adapter le film de Frederick Wiseman ? Julie Deliquet : Ce spectacle est né d’une rencontre heureuse avec Frederick Wiseman. Habituellement, c’est moi qui invite le cinéma dans mon théâtre, là, c’est un cinéaste qui est venu à moi. Wiseman partage sa vie entre les États-Unis et la France, va beaucoup au théâtre et avait vu une grande partie de mon travail. Il m’a appelée en me disant qu’il voulait me rencontrer. Il m’a parlé de son processus de travail, m’a invitée à une séance de montage et m’a dit que Welfare pourrait devenir une pièce de théâtre. Sur le moment, je ne parvenais pas à me projeter dans sa proposition, sans doute parce que je ne réponds jamais aux commandes. Mais j’ai reçu un coup de poing en regardant Welfare : avec seulement une perche, une caméra, sans musique additionnelle, sans voix off, se déploie un ballet humain tragique, ahurissant de drôlerie et de cocasserie. À l’époque, je réalisais un film semi-documentaire dans les services d’oncologie de l’Institut Gustave-Roussy, et j’ai retrouvé cette même impression de découvrir des êtres que la difficulté autorise à être encore plus en vie que les autres. C’est alors que j’ai été nommée au TGP, à Saint-Denis. J’ai pris la tête d’un théâtre que j’ai fermé à cause du confinement. Au retour dans les murs, alors que nous ne pouvions toujours pas jouer, la première chose que nous avons travaillée a été le lien avec les profs, avec l’hôpital, avec les structures sociales. J’ai fait mes premiers pas de directrice et trouvé l’essence et le sens de ce métier par le lien à retisser après qu’il avait été coupé. Ça m’a missionnée, passionnée, ça a marqué l’identité de ma ligne programmatique. L’idée d’adapter Welfare est alors devenue concrète. « PARCE QU’ELLE EST TRAGIQUE, CETTE COMÉDIE HUMAINE S’UNIVERSALISE. » Comment l’adaptez-vous ? J. D. : Wiseman a une manière très particulière de travailler. Pour Welfare, il avait 150 heures de rushes, dont il a recomposé les plans pour raconter une histoire. Au moment de filmer, il se laisse le vertige de ne pas savoir ce que ça va donner. Il se définit comme « auteur de forme » et non comme documentariste. Je n’emprunte pas son œuvre visuelle, mais son montage, ses dialogues : je monte ce qu’il a écrit. Lorsque j’ai rencontré l’équipe d’Avignon, l’idée de jouer en plein air s’est imposée. Je voulais une opposition totale avec la mise en scène de Wiseman, qui est au plus près des visages, dans une forme très enfermée. J’avais envie d’un zoom arrière et aussi de montrer comment ces gens viennent faire du théâtre pour sauver leur vie, tant le welfare américain suppose que les bénéficiaires des aides sociales jouent la comédie pour dissimuler le peu qu’il leur reste. Cela produit des cocasseries qui arrachent l’œuvre au misérabilisme. Les personnages racontent leur histoire et retrouvent ainsi une place citoyenne. Cela donne un théâtre de la survie, tout en vitalité, qui montre comment on devient citoyen par la mise en mots. On n’est pas dans un naturalisme quotidien et administratif : ici, les mots, comme chez Beckett, sont d’une puissance vitale. Comment allez-vous investir la Cour d’honneur ? J. D. : J’ai été dans les premières à me faire vacciner au Stade de France pendant la pandémie. Il y régnait un tel silence ! Ce genre de lieu n’est absolument pas fait pour l’individu. On avait l’impression d’être dans un lieu trop grand pour nous. Il me fallait trouver, pour Welfare, un lieu comme celui-là, un lieu qui n’est pas fait pour ce qu’on vient y faire, occupé de manière inhabituelle, un lieu pour reconstituer cette permanence sociale, espace exceptionnel pour une journée exceptionnelle. Je n’ai pas la prétention de montrer le quotidien de ces vies en détresse ni d’aménager la distanciation pour parler de la France d’aujourd’hui. Nous sommes dans les années 70 à New York. Mais au fur et à mesure, la marginalisation typifie les personnages : ils sont hors de toute époque et questionnent les fondements de nos démocraties. Si la problématique est d’abord sociale, progressivement, les questions abordées deviennent philosophiques. Parce qu’elle est tragique, cette comédie humaine s’universalise. Les personnages peuvent être violents, l’œuvre n’est pas manichéenne. Et quand les travailleurs sociaux se retrouvent en vraie difficulté par manque d’effectifs, on ne peut pas ne pas penser à ce qui se passe dans nos services publics. Propos recueillis par Catherine Robert / Sceneweb
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
June 5, 2023 9:32 AM
|
par Anne Diatkine dans Libération - 5 juin 2023 Après des répétitions tumultueuses, la pièce du Polonais Krystian Lupa a été annulée en Suisse, fait rarissime. Le metteur en scène, les acteurs et les coproducteurs se battent pour maintenir les représentations avignonnaises coûte que coûte. «Tout vivre» : c’est par ce titre que la direction de la Comédie de Genève, soutenue par ses tutelles et en premier lieu la municipalité helvète, a annoncé dans un communiqué le vendredi 2 juin qu’elle annulait les répétitions et les représentations des Emigrants, la prochaine création, très attendue, de Krystian Lupa, d’après le récit de W. G. Sebald. Elle aurait dû être présentée ce mois de juin à Genève avant de constituer l’un des moments phares du Festival d’Avignon, première édition dirigée par Tiago Rodrigues. «Tout vivre» : et même le renoncement à poursuivre le travail avec le metteur en scène génial de 79 ans, dont il s’agit peut-être de la dernière pièce, admiré dans le monde entier, célébré et montré en France notamment à l’Odéon qui coproduit avec le Maillon à Strasbourg et la Biennale de Milan cet ultime spectacle. En cause : selon le communiqué, des divergences de «philosophie», et un non respect des «valeurs» de la Comédie. En clair, l’épuisement d’une partie de l’équipe technique suisse soumise à des «injonctions contradictoires» et chaotiques mais aussi des hurlements devant témoins envers la plus fidèle collaboratrice et traductrice de Lupa, Agnieszka Zgieb, qui pour sa part considère aujourd’hui que «l’urgence absolue, c’est de sauver le spectacle». Selon la direction de la communication de la Comédie de Genève, c’est bel et bien pour préserver la santé «d’une poignée de personnes expérimentées, aguerries, mais qui craquent» que cette décision sans précédent, radicale en ce qu’elle met en péril la tournée de la pièce a été prise. Le directeur de la communication de la Comédie de Genève, Olivier Gurtner, insiste : «Depuis le début de leur mandat, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer [à la tête de la Comédie de Genève, ndlr] défendent une exigence artistique qui ne laisse aucune latitude aux débordements. Cela faisait quelques semaines qu’on avait des signaux. Les impacts sur une partie des équipes étaient très lourds. Les conditions de travail “cramaient”, comme on dit en Suisse, une partie des équipes techniques. On a pris cette décision en conséquence.» Pont entre Lupa et l’équipe technique suisse Une décision disruptive, tant le monde du théâtre, peut-être plus qu’aucune autre discipline, a l’habitude de fermer les yeux sur ce que le processus créatif peut engendrer de destruction. Olivier Gurtner le reconnaît : «Il y a deux ans, on aurait peut-être décidé de serrer les dents. Mais aujourd’hui, ce n’est plus possible. Il y a des comportements qui ne sont plus admissibles. On était bien au-delà d’un état de stress temporaire.» La direction de la Comédie de Genève a recherché des solutions. Sans toujours les mettre en œuvre. Elle a retardé d’une semaine la première pour faire venir en urgence de Pologne un «stage manager» qui devait être un pont entre Lupa et l’équipe technique suisse. Laquelle a alors rédigé des conditions, acceptées par le metteur en scène. Mais finalement, l’intercesseur polonais, sur qui les différentes équipes plaçaient tous leurs espoirs, a fait le déplacement pour rien le jour même de l’annonce de l’annulation à Genève. «Les répétitions ont été supprimées sans que le nouveau dispositif ne soit tenté», se désole l’équipe artistique. Le gâchis est incommensurable. Artistique, humain, financier – 900 000 francs suisse (924 500 euros) ont été investis par la Comédie de Genève. Un film a été tourné, les décors construits, «il ne nous manque que quatre petits jours de répétition», assurent les actrices et acteurs polonais, français et suisses romands, sous le choc, déterminés à tout faire pour que ce spectacle vive et «soit partagé», à Avignon et ailleurs. Samedi dernier, une lueur d’espoir perçait sous l’accablement. La direction de la Comédie de Genève, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, avait accepté d’ouvrir une salle aux acteurs. Et chacun des participants d’apporter leur matériel, petites enceintes et autres, afin de bricoler la poursuite du travail. En vain. Ils ont été mis à la porte au bout de quelques heures par la direction technique. L’impossibilité de se comprendre, l’incommunicabilité sont l’un des fils souterrains des Emigrants, qui promet ou promettait d’être âprement politique. L’une des actrices françaises, Mélodie Richard, qui travaille pour la troisième fois avec Krystian Lupa, explique, très émue : «Il s’agit d’un spectacle essentiel, majeur dans l’œuvre de Lupa qui a le génie d’éclairer nos parts d’ombres, les rendre phosphorescentes. Certes, c’est dur. Certes, il nous plonge dans des états de fatigue intense. Mais c’est une quête que nous appelons de nos vœux, nous les acteurs. C’est lorsque cette quête est portée à cette incandescence, que notre présence sur le plateau prend sens. Je comprends que ce soit épuisant. Mais on fera tout pour poursuivre les répétitions.» L’acteur suisse romand Jacques Michel, plus âgé et qui vit sa première expérience avec le démiurge polonais, est sur la même position : «Oui, il y a eu des dérapages émotionnels. Mais les gens qui ont l’habitude de travailler avec Lupa, savent qu’ils n’entament en rien la suite.» «Mauvaise anticipation» Pour autant, les comédiens interrogés comme la traductrice et grande diffuseuse en Europe de l’œuvre de Lupa qu’est Agnieszka Zgieb disent combien il serait dangereux de nier la réalité de la souffrance de certains techniciens conduits à une impasse. Certains rendent hommage à Natacha Koutchoumov qu’ils qualifient de «sublime», sans comprendre toutefois la décision déchirante de la direction du théâtre. L’un des collaborateurs de Lupa explique «cette tragédie humaine et artistique» par «une mauvaise anticipation des moyens mis en œuvre». Selon lui, «au plateau, il manquait trois postes. Des stagiaires non rémunérées ont produit un travail salutaire, mais elles sont arrivées bien trop tard. Le fonctionnement interne du théâtre n’a pas permis que les techniciens surmenés et en souffrance soient remplacés». On peut légitimement se demander comment, avec 924 000 euros, le service production du théâtre n’est pas parvenu à dégager quelques deniers pour rémunérer les stagiaires et un renfort bien en amont en interprétariat. L’issue est à ce jour incertaine. Avignon, dont le budget dédié à la production est minuscule, ne dispose pas de lieu de répétitions en cette veille de festival où les équipes artistiques en résidence travaillent d’arrache-pied. Selon nos informations, la Comédie de Genève assume les conséquences financières de sa décision et n’exige pas des autres coproductions qu’elles la dédommagent de la somme gigantesque déjà engagée. Ce mois-ci, le théâtre helvète continue de régler les salaires et cachets en dépit de la suppression. Il était prévu que cette somme colossale soit à sa charge pendant le Festival d’Avignon. Pour l’instant, cette question budgétaire cruciale est encore en discussion. Est-il encore possible de stopper au plus vite l’hémorragie des annulations alors que l’équipe technique de la Comédie de Genève qui devait accompagner les Emigrants a jeté l’éponge ? Tiago Rodrigues, dont on connaît l’ingéniosité et l’aptitude à traverser les apories, devrait s’exprimer très prochainement. Légende photo : Répétition du spectacle «les Emigrants» de Krystian Lupa. (Magali Dougados)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
April 5, 2023 12:51 PM
|
Par Fabienne Darge (Avignon, envoyée spéciale) dans Le Monde 5/04/23 Pour sa première programmation, le nouveau directeur qui a succédé à Olivier Py confie l’ouverture à la metteuse en scène Julie Deliquet et proposera 12 000 places de plus à la vente. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/04/05/tiago-rodrigues-deploie-les-nouveaux-paysages-du-festival-d-avignon_6168426_3246.html Un nouveau paysage se dessine à Avignon, riche de promesses et de découvertes : Tiago Rodrigues, le directeur du Festival, a annoncé, mercredi 5 avril dans la cité des Papes, le programme de sa première édition (et 77e du nom depuis la fondation de la manifestation par Jean Vilar en 1947), qui se déroulera du 5 au 25 juillet. Un geste inaugural qui ne se prétend pas révolutionnaire, mais entend faire bouger les lignes en douceur, ouvrir de nouvelles pistes, défricher des sentiers de déambulation partagée, retrouver des chemins oubliés. A l’image de son titre, Avignon réunira (emprunté à Vilar), et de la belle affiche de ce festival, qui décline, en bleu sur un fond blanc comme neige, le motif de la trace, de l’empreinte, animale ou humaine. On retrouve là le cœur du travail et de la réflexion de Tiago Rodrigues sur la mémoire et l’art comme interprétation toujours inscrite dans le présent, aussi ancienne que puisse être la partition d’origine. L’audace de la programmation de ce premier festival sous la conduite de l’auteur et metteur en scène portugais se lit d’emblée dans le choix du spectacle d’ouverture dans la Cour d’honneur du Palais des papes : la metteuse en scène Julie Deliquet, 43 ans, y proposera Welfare, d’après le film, réalisé en 1975, du grand documentariste américain Frederick Wiseman sur le système de santé américain. Elle est ainsi la deuxième femme, dans toute l’histoire du Festival, dont la mise en scène entre dans le saint des saints d’Avignon, succédant à Ariane Mnouchkine, qui y avait présenté sa trilogie shakespearienne en 1984. Cette édition d’Avignon, qui propose un savant cocktail de générations, de genres (à tous les sens du terme) et de provenances géographiques et linguistiques, voit aussi le retour très attendu de deux maîtres. Le Polonais Krystian Lupa présentera sa vision des Emigrants, le livre-monde de W.G. Sebald. La chorégraphe anversoise Anne Teresa De Keersmaeker sera doublement présente, avec la reprise de son chef-d’œuvre En atendant, tissé des polyphonies de l’ars subtilior, apparues lors de l’épidémie de peste noire au XIVe siècle, et avec une Création 2023 basée sur les « walking songs » et sur ce principe : « Si tu ne peux pas le dire, chante-le. » Une « épopée rétrofuturiste » Du côté des grands artistes qui ont accompagné l’histoire du Festival, on retrouvera Mathilde Monnier, avec Black Lights, une création inspirée de la série télévisée choc H24, sur l’impact des violences subies par les femmes ; Milo Rau, avec Antigone in the Amazon, qui situe le mythe antique dans la province de Para au Brésil, et réunit comédiens, musiciens et activistes indigènes et membres du Mouvement des sans-terre ; ou le Britannique Tim Etchells et son théâtre explosif, drôle et grinçant, qui signera le spectacle itinérant de cette édition, L’Addition. La foisonnante génération intermédiaire française sera largement présente. Outre Julie Deliquet, David Geselson présentera Neandertal ; Julien Gosselin, Extinction, d’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler ; Gwenaël Morin, Le Songe (démonter les remparts pour finir le pont), d’après Shakespeare ; Pauline Bayle, Ecrire sa vie, d’après Virginia Woolf ; Rébecca Chaillon, la reprise de son spectacle Carte noire nommée désir. Enfin, Philippe Quesne créera Le Jardin des délices, une « épopée rétrofuturiste » inspirée de Jérôme Bosch, et avec cette création arrive une des nouvelles les plus réjouissantes de ce festival : la réouverture de la carrière de Boulbon, ce lieu magique entre tous, situé en pleine nature, à une quinzaine de kilomètres de la cité des Papes. La langue anglaise étant la grande invitée de ce festival, une flopée d’artistes sont à découvrir, en tête desquels l’auteur-metteur en scène britannique Alexander Zeldin, qui signe The Confessions, ainsi que ses compatriotes Tim Crouch et Alistair McDowall. De même les Américains du groupe Elevator Repair Service, et la Canadienne Emilie Monnet, qui, avec Marguerite : le feu, travaille sur la question des peuples autochtones. Du côté des découvertes, il faudra aussi guetter l’Allemande Susanne Kennedy, qui arrive, avec Angela (A Strange Loop), précédée d’un bouche-à-oreille flatteur, ou encore le Belge Patrick Corillon et la Brésilienne Carolina Bianchi. Budget de 17 millions d’euros On y danse, aussi, à Avignon. C’est Trajal Harrell qui signera le deuxième spectacle dans la Cour d’honneur, intitulé The Romeo. Grand amoureux ou séducteur invétéré, ce Romeo ? Bonne question dont on attend avec impatience la réponse du chorégraphe américain. Dans ses pas dansants, il y aura aussi Bintou Dembélé, qui ouvrira le Festival avec G.R.O.O.V.E., une déambulation performance. Et encore Martine Pisani (avec Michikazu Matsune), Maud Blandel ou le collectif espagnol Mal Pelo. Un des moindres intérêts de ce festival n’est pas de mettre à son menu deux expériences de ce que l’on pourrait appeler du « théâtre en marchant » (Tiago Rodrigues cherche encore l’expression exacte), toutes deux au départ du village de Pujaut (Gard), bien connu des amateurs de côtes-du-rhône : Paysages partagés. Sept pièces entre champs et forêts, par Caroline Barneaud et Stefan Kaegi ; et Que ma joie demeure, une adaptation du roman de Giono par Clara Hédouin. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Tiago Rodrigues : « Le Festival d’Avignon est une partition à interpréter » Et Tiago Rodrigues lui-même, alors ? Il a choisi de ne pas présenter de création pour son premier festival en tant que directeur. « Je tiens à être disponible pour les inquiétudes collectives, pas pour mes inquiétudes individuelles », fait-il savoir. Mais il offrira une représentation unique, le dernier soir du Festival, dans la Cour d’honneur, de ce qui est sans doute son spectacle le plus emblématique, créé il y a dix ans : By Heart, magnifique variation sur la mémoire, l’amour de la littérature, la trace. Autant dire qu’il y aura de quoi faire avec ce festival qui pousse les curseurs à la fois politiques et artistiques, et propose, sans en faire tout un plat, une proportion légèrement supérieure à 50 % de projets conduits par des femmes, ce qui est inédit dans l’histoire d’Avignon. Tiago Rodrigues a hérité d’un budget constant à 17 millions d’euros, largement mangé par l’explosion des coûts des voyages et de la facture énergétique, mais il a serré les boulons, et propose 12 000 places de plus à la vente (sur un total de 125 000). Il a aussi légèrement augmenté le tarif maximal dans la Cour d’honneur, où les billets passent à 40 euros. Autre innovation : la billetterie ouvrira deux mois plus tôt que d’habitude, dès le 7 avril, sur le site Internet du Festival, où les places devraient s’arracher. Alors à vos marques, prêts, partez. Fabienne Darge (Avignon, envoyée spéciale) / Le Monde Légende photo : Tiago Rodrigues, à la FabricA, à Avignon, le 5 avril 2023. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE/FESTIVAL D’AVIGNON
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
September 20, 2022 8:07 AM
|
Propos recueillis par Anne Diatkine / Libération le 19 sept. 2022 «Catarina et la Beauté de tuer des fascistes», «Dans la mesure de l’impossible», «la Cerisaie»… Le dramaturge, dont de nombreux spectacles sont actuellement joués en France, vient de prendre ses fonctions de directeur du Festival d’Avignon. Il explique les grandes lignes de son projet. Tiago Rodrigues parle vite, très vite, dans un français excellent et sa parole est un flot qui charrie mille bouts de bois, feuilles mortes, trésors enfouis, barques, ou même navires, arche de Noé, le trajet n’est pas rectiligne, on se hisse à ses côtés sur n’importe quel moyen de locomotion pour le suivre. Il parle vite, sans aucune interruption, ni de point ni de majuscule, et il pense avec la même promptitude et de plus en plus souvent en français, sans escale par la langue portugaise. Il vit depuis mars à Avignon. Une demi-douzaine de ses pièces se jouent cette rentrée en France, dont quatre à Paris : Dans la mesure de l’impossible, Catarina et la Beauté de tuer des fascistes, Entre les lignes, et le Chœur des amants. Sans oublier la Cerisaie, toujours en tournée, dont il vient d’assister à une représentation au TNP à Villeurbanne. Il va monter un opéra. Le foisonnement est l’un des effets du Covid, qui a provoqué le report de plusieurs de ses pièces. Il est une chance inespérée de découvrir plusieurs facettes du metteur en scène, auteur d’exception portugais encore quasi inconnu en France il y a dix ans. Les spectacles de Tiago Rodrigues, aussi différents soient-ils, partagent une même précieuse particularité : ils touchent à vif, directement, quels que soient ses habitudes, son âge, son passé, son milieu, ses goûts et dégoûts, ses expériences théâtrales ou leur absence. Ils sont conçus avec le rêve qu’un passant, un jeune adulte, une vieille personne, peu importe, puisse voir de la lumière et entrer dans une salle, pour la première fois de sa vie. Autrement dit, Tiago Rodrigues ne pratique pas un art pour initiés. Avec lui, le théâtre, art populaire, élitiste pour tous, n’est pas une formule, un souhait, un vœu, mais une mise en pratique. Entretien avec le vrai successeur de Jean Vilar, qui plus est, européen. La concentration de pièces que vous signez cet automne à Paris crée un kaléidoscope sur votre travail. Réussissez-vous à être spectateur de vos mises en scène ? Non. Quand je regarde l’une de mes pièces, je suis au travail, je prends des notes, je me comporte comme un coach de foot. Je réagis physiquement, c’est une forme d’empathie avec les comédiens, si bien que je ne m’installe jamais dans la salle, car je bouge trop. Mais la régie, je les dérange. Hier encore, à Villeurbanne, j’ai changé quelque chose dans la Cerisaie… En plus du magnifique Dans la mesure de l’impossible conçu avec la parole d’humanitaires, on a hâte de voir Catarina et la Beauté de tuer des fascistes qui, semble-t-il, provoque des esclandres. Pourquoi ? Effectivement, Catarina peut provoquer de fortes réactions, au point que certains spectateurs se lèvent, discutent, se battent parfois, partent, reviennent. Et restent après le spectacle quelques heures dans le hall ! En Italie, le parti d’extrême droite d’inspiration fasciste Fratelli, qui est le premier actuellement dans les intentions de vote, a même exigé publiquement son interdiction. Pourtant, je crois que son sujet n’est pas la violence, mais le doute. La pièce montre une famille qui, chaque année, kidnappe quelqu’un qu’elle considère comme fasciste et l’assassine. C’est une tradition familiale fictionnelle et absurde, bien sûr. Un jour, dans ce contexte d’épuisement de la démocratie, une fille de la famille refuse de tuer son premier fasciste parce qu’elle doute. Et son refus fait imploser la famille. Catarina a une place spéciale dans mon travail, car la pièce vient confirmer que le théâtre déborde parfois des marges strictes de la création artistique. Je crois que cette assemblée humaine, vivante, peut encore être l’antichambre de débats politiques qui n’existeraient pas sans elle. Comment les sujets s’invitent à vous ? J’ai d’abord envie de travailler avec une ou des personnes et c’est ensuite qu’on décide ce qu’on va faire ensemble. Je dois l’avouer, je n’ai jamais d’idée de spectacle avant de rencontrer les acteurs. La Cerisaie est le premier texte du répertoire que je monte, car si j’étais religieux, Tchekhov serait mon prophète ! Mais le spectacle n’existe que parce qu’Isabelle Huppert m’a dit qu’elle aussi rêvait depuis toujours de Tchekhov, qu’elle n’avait jamais joué. On venait donc de découvrir quoi faire ensemble. En voyant le spectacle hier à Villeurbanne, j’ai vu les acteurs partager les mots de Tchekhov avec le public comme s’ils parlaient d’eux-mêmes. Le théâtre qui me passionne place les acteurs au premier plan, et c’est à partir d’eux qu’émergent une littérature, une esthétique. Si vous aviez 13 ou 60 ans et que vous n’étiez jamais entré dans un théâtre, laquelle de vos quatre pièces qui se jouent en ce moment iriez-vous voir ? Si j’étais à la tête d’un journal, j’irais plutôt voir Catarina ou Dans la mesure de l’impossible. Mais je mets toujours en scène pour l’adolescent que j’étais à 13 ans. Et je lui proposerai d’entrer voir en premier le Chœur des amants, dont j’ai commencé l’écriture quand j’avais 30 ans, et que j’ai repris quinze ans plus tard, sans rien toucher à ce qui était déjà rédigé. Je me suis mis à écrire le reste de la vie de ce couple, jusqu’à leur mort et après. C’est une pièce d’amour, un huis clos à l’os, où j’ai tenté de fermer les portes et les fenêtres, ce qui m’est très difficile, pour faire une déclaration d’amour à un couple. En écrivant cette pièce chorale écrite pour les acteurs David Geselson et Alma Palacios, j’ai eu le pouvoir rêvé de dialoguer et renouer avec celui que j’étais. Vous habitez Avignon depuis mars. Pourquoi ne pas vivre ailleurs ? La longue passation très agréable au côté d’Olivier Py m’a permis de faire connaissance avec toutes celles et tous ceux qui travaillent pour le festival, mais ce n’est que depuis quelques jours qu’on peut m’appeler «directeur» sans que j’aie un sentiment d’usurpation. Même si ce n’est pas contractuel, je ne pourrais pas diriger le Festival d’Avignon sans vivre durant l’année dans la ville dont il porte le nom. Le Festival n’existe que parce qu’il y a une population, une région, qui le bâtissent toute l’année. Durant le mois de juillet, il vit une parenthèse enchantée où il appartient au monde et réciproquement, mais durant l’année, on doit approfondir le travail sur le territoire. Je suis le premier directeur à ne pas être français, et il est très important qu’en tant qu’Européen, ma porte d’entrée en France soit Avignon. Pourriez-vous en dire plus sur votre projet ? Est-ce dû à mon activité de metteur en scène qui réinterprète sans cesse les textes du répertoire ? Notre projet est une lecture de la partition toujours vivante où s’écrit l’histoire du Festival. Cette partition contient quelques idées fondamentales : le mariage heureux entre la présentation de formes surprenantes, innovantes et exigeantes et un projet utopique de théâtre populaire. Le deuxième axe est l’alliance très concrète de l’avenir et de la mémoire : dès la fin des années 60, Jean Vilar explique que si le Festival n’est pas un tremplin pour l’avenir, il ne sert à rien. Mais dès ses origines, il lui importe que cette utopie d’un théâtre populaire s’invite dans les bâtiments historiques et les lieux les plus cachés. Je suis très fier d’avoir monté, en même temps que la Cerisaie à la cour d’honneur, Entre les lignes, un spectacle secret dans la cave de la Chartreuse, à Villeneuve-lez-Avignon. Une troisième ligne, c’est évidemment de réduire l’impact énorme d’un festival sur le climat : repenser l’accueil des artistes et de leurs spectacles, végétaliser les lieux, changer les horaires de la centaine de travailleurs qui œuvrent à l’air libre pendant des mois pour rendre le festival possible… Le chantier est tous azimuts, et Avignon doit être exemplaire car on sait que les débats qui nourrissent le Festival ont des répercussions le reste de l’année dans la société et pas seulement en France. Un quatrième axe, où j’apporterai mon expérience d’ancien directeur du Théâtre national de Lisbonne, est l’accueil du spectateur qui n’est jamais entré dans un théâtre, qu’il soit âgé ou jeune. C’est ma passion et un projet qu’on va nécessairement développer avec des partenaires, partout en France, car je ne suis pas le seul à avoir cette passion. Allez-vous monter des spectacles pendant le Festival ? Mon travail artistique sera au service du Festival et non l’inverse. Je monterai des spectacles durant mon mandat si j’ai encore le temps de le faire, mais surtout, j’élargirai le rayonnement du Festival grâce à des artistes européens et des partenaires économiques avec lesquels j’ai noué des relations en tant qu’artiste depuis longtemps. Y aura-t-il des changements immédiatement visibles ? Oui ! Chaque édition verra une langue invitée − ce qui est bien autre chose qu’un pays car cela signifie que lorsqu’on regarde le monde depuis le festival, on ne le perçoit pas divisé en frontières ou en différentes nationalités. En juillet prochain, la langue invitée sera l’anglais. Le globish, cette non-langue qu’on parle tous et qui domine le monde autant qu’elle nous domine, cache la complexité et la diversité de langue anglaise : on oublie que les pièces de Shakespeare ont un vocabulaire plus vaste que les tragédies raciniennes, et la richesse du patrimoine. Mais on oublie surtout la langue anglaise éparpillée dans le monde, qui raconte une histoire parfois coloniale, parfois de violence, et toujours politique. On ne parle pas le même anglais en Afrique du Sud, au Nigeria, en Inde, en Nouvelle-Zélande, en Australie, au Canada, si bien qu’inviter toutes ces variantes est une façon de présenter à Avignon une partie du monde et réciproquement. Et bien sûr, l’invitation de la langue anglaise est notre façon de répondre au Brexit. L’autre idée, c’est qu’à chaque édition, on aura un artiste complice qui peut être architecte, essayiste, cinéaste, compositeur, chorégraphe, ou même metteur(e) en scène et avec lequel on va construire tout au long de l’année l’édition. Il sera notre allié(e), l’agent provocateur de notre pensée, il diffère des artistes associés en ce qu’il ne s’agit pas prioritairement et obligatoirement de montrer son œuvre. On l’invite à notre table, et c’est lui qui choisit sa place. propos recueillis par Anne Diatkine / Libération Légende photo : Tiago Rodrigues à Paris, samedi. (Iorgis Matyassy/Libération)
|
Scooped by
Le spectateur de Belleville
July 28, 2022 8:14 PM
|
Par Eve Beauvallet dans Libération - 27 juillet 2022 Après neuf ans à la tête du Festival, le dramaturge passe la main au Portugais Tiago Rodrigues. Sans grande vision esthétique, son bilan interroge aussi sur la répartition du budget de production, à l’heure où celui-ci demeure fragile. «Garde la pureté dans ton cœur sous les splendeurs papales, lançait dimanche – toujours sobrement – l’actuel directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, à son successeur, Tiago Rodrigues. Tu vas vivre des heures difficiles et je serai l’un des rares à le savoir, tandis qu’une foule de jaloux et de fâcheux qui te croient dans l’Olympe s’autoriseront à dire tout et n’importe quoi.» Retiendra-t-on cela de l’édition 2022 : cette cérémonie de passation enflammée entre deux artistes-directeurs, nécessairement émouvante quand elle met fin pour le premier à neuf ans de travail pour faire vivre une certaine idée du plus grand festival de spectacle au monde ? Retiendra-t-on aussi, de «l’ère Olivier Py» à la tête d’Avignon, cette obsession du souffle hugolien, cette passion du Saint postillon dramatique, cette foi inébranlable en la puissance du verbe incarné déployée avec emphase d’édito en édito, d’édition en édition, de 2013 à 2022 ? Retiendra-t-on surtout qu’il y eut des «heures difficiles», en effet, pour le directeur persécuté par les «jaloux» donc, mais aussi pour le spectateur qui cherchait parfois désespérément en salle la lueur d’un feu qu’il espérait plus grand ? On ne parlait peut-être pas des mêmes flammes avec Olivier Py. En dépit des controverses abrasives, des crachats dans certains médias, des spectateurs se tirant les nattes dans les gradins, ses prédécesseurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller (2003-2013) avaient habitué les festivaliers à considérer Avignon comme un lieu radicalement prospectif, l’endroit où s’élargissait la définition du théâtre, lui cherchant des références non plus seulement dans la littérature dramatique mais dans l’histoire des arts visuels et de la performance. Au point qu’on ne s’était plus posé ces questions depuis longtemps : le Festival in d’Avignon, avec son public «captif», sa force de frappe symbolique, doit-il être le lieu des révélations artistiques ou des confirmations de carrière ? Le temple des chercheurs ou des continuateurs ? Un phare qui prenne le risque de la création quitte à diviser ou une jolie vitrine pour mieux fédérer ? Souvent, sous l’ère Py, la balance a penché du second côté. Lorsque la direction programmait dans la cour d’honneur du palais des Papes, lieu d’ultime consécration artistique, Thomas Jolly par exemple, un artiste «jeune» mais foncièrement «tradi». Ou quand elle intronisait dans le même lieu Angelin Preljocaj ou Akram Khan, laissant plusieurs visages circonspects dans les gradins – non que les pros et amateurs de danse aient une dent particulière contre ces figures mainstream omniprésentes sur les scènes internationales depuis trente ans, mais c’était comme si les festivaliers de Cannes découvraient le nouveau film de Cédric Klapisch en ouverture de la défricheuse Quinzaine des réalisateurs. Frilosité ou cruel manque de flair ? Feu d’artifice un peu erratique Lors des deux dernières éditions, néanmoins, la programmation s’est améliorée. Sans doute l’effet des critiques virulentes entourant l’année 2019, une édition qui poussait à son paroxysme la mystique du théâtre d’Olivier Py, pour qui les pièces doivent avant tout porter de «justes causes», traquer «les angles morts de la démocratie», répondre «à la violence du monde». Une mission trop présomptueuse ? «La question de l’efficacité supposée des œuvres à panser les maux de la société prend une tournure particulièrement cocasse si l’on considère la sociologie du public d’Avignon in, taclait dans nos pages la philosophe Carole Talon-Hugon. Il y a des chances pour que tout le monde soit d’accord sur le fait que c’est mal que des gens se noient en mer en traversant la Méditerranée.» Cette année-là, la déferlante de pensums didactiques fut si puissante qu’elle fit oublier que c’est bien sous la mandature Py que l’on découvrit les chefs-d’œuvre La Reprise, Histoire(s) du théâtre de Milo Rau ou Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues, que c’est son équipe qui accompagna fidèlement le jeune Libanais Ali Chahrour, le Russe Kirill Serebrennikov ou l’Iranien Amir Reza Koohestani (en dépit de pièces parfois ratées), et que quelques artistes passionnants comme Phia Ménard ou Samuel Achache, déjà repérés par le public français avant le Festival, eurent ici droit de cité. L’effet global, cependant, est celui d’un feu d’artifice un peu erratique – avec une belle bleue, ici, et une belle jaune là – plutôt que d’un missile à la trajectoire nette. Sinon, en dix ans, le Festival est devenu plus vert, a rajeuni et diversifié son public, notamment en travaillant sur la tarification jusqu’à la gratuité de quelques propositions (le feuilleton, tout public et à ciel ouvert – bonne idée confiée à des artistes pas toujours emballants). Il est aussi quasi paritaire, et compte presque autant de spectacles étrangers que français. Il génère entre 50 et 100 millions de retombées économiques sur le territoire mais reste, en revanche, largement sous-subventionné. Avignon in, en effet, est un colosse aux pieds d’argile : sur les 16 millions et quelques de budget, 26 % sont consacrés à la technique et seuls 6 % reviennent à la création. «Le Festival est historiquement sous-financé par l’Etat, confirme Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2003, qui avait obtenu du ministère qu’il s’engage davantage financièrement. On est souvent surpris de constater que le plus grand festival de créations n’a pas les moyens de la création !» Paul Rondin, actuel directeur adjoint : «L’incertitude sur le montant des subventions publiques d’une année sur l’autre est l’une de nos principales préoccupations.» Enorme paquebot C’est précisément parce que le budget artistique est si fragile au Festival d’Avignon que sa répartition sous l’ère Py a pu braquer une partie de la profession. En 2015, non seulement le directeur puisait dans le budget du Festival pour produire son Roi Lear mais il s’auto-intronisait avec cette «caricature sans nuance de la pièce de Shakespeare» (selon Libé) dans la prestigieuse cour d’honneur du palais des Papes. Une telle création nécessitait d’être répétée à la FabricA – un lieu de répétition dévolu aux artistes invités qui permet de compenser en confort de travail ce que le Festival ne peut mettre en budget. Au téléphone, Bernard Faivre d’Arcier rappelle, en outre, qu’il avait déjà lui-même programmé Olivier Py dans cette cour d’honneur où ne jouent que de rares élus (avec le Visage d’Orphée, en 1997). «Mais Olivier, avec toute l’énergie qui le caractérise, serait sans doute malheureux s’il ne présentait pas une œuvre chaque Festival.» Et en effet, cette année, Ma jeunesse exaltée proposait même dix heures de récit de vie d’Olivier Py – l’unique production déléguée du Festival qui capte un tiers du budget dédié à la création. On imagine néanmoins que la direction a dû batailler ferme pour convaincre le ministère d’augmenter sa part de financement, histoire que les autres artistes ne récoltent pas des miettes. Faut-il se scandaliser, comme plusieurs producteurs le font en off, de cette «privatisation d’une partie de l’outil du Festival» ? Il faudrait alors se scandaliser du modèle même des nombreux centres dramatiques nationaux, dont chaque direction revient nécessairement à un artiste qui finance entre autres ses propres productions grâce au budget maison. Paul Rondin renvoie la responsabilité aux tutelles : dès lors qu’elles choisissent un artiste pour diriger le Festival, ne lui attribuent-elles pas cette mission ? Quand, en 2013, le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand délogeait Olivier Py du Théâtre national de l’Odéon pour le nommer, en accord avec la ville, à la direction d’Avignon, c’était la première fois qu’un metteur en scène et non un intendant était choisi pour conduire une telle machine tout en continuant son activité de création – il était épaulé par Agnès Troly et Paul Rondin. Jean Vilar, fondateur du Festival, avait choisi de suspendre ses activités artistiques propres pour se consacrer pleinement au Festival qui, à l’époque, n’était pourtant pas l’énorme paquebot international qu’il est aujourd’hui devenu. Tiago Rodrigues, prochain directeur, dévoilera quant à lui son projet début septembre. Légende photo : Tiago Rodrigues (à gauche), et Olivier Py lors de la cérémonie de passation enflammée entre deux artistes-directeurs, dimanche à Avignon. (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
|