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Le spectateur de Belleville
November 26, 2016 9:34 AM
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Par Pascale Nivelle dans M le magazine du Monde :
Révélé par un one-man-show potache, habitué des comédies pas toujours très chics, Laurent Lafitte s’est aussi fait une place à la Comédie-Française.
Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française, dépeint « un homme très élégant, dans tous les sens du terme, un camarade d’une grande délicatesse, d’une finesse de pensée remarquable ». L’un des rares pensionnaires de la maison ayant étudié Shakespeare à Londres, le plus grand sourire que la scène du Français ait jamais porté… « Un sourire qui fait tomber dans sa joie immédiatement. »
On parle bien du même Laurent Lafitte, vu en comptable adepte du fist-fucking au Palais des Glaces ? Ou bien de « Laurence The Fitte », maître de cérémonie des Césars remettant la statuette du « meilleur Français dans une actrice américaine », devant Benjamin Millepied et Natalie Portman ? Avec les noms français passe-partout, on peut se tromper…
Mais Éric Ruf confirme. Oui, c’est le même Lafitte. Celui qu’il a choisi pour jouer Benvolio, « le beau gosse de la bande » dans Roméo et Juliette. Et c’est aussi le même Lafitte qui sera à l’affiche de Papa ou Maman 2, comédie de Martin Bourboulon, en salle le 7 décembre. Toujours le même qui a été aux manettes des cérémonies cannoises en mai dernier ou qui a joué un bourgeois pervers dans Elle, de Paul Verhoeven.
Des débuts laborieux On le retrouve dans l’ascenseur de la maison de Molière, sourire CinémaScope en vitrine. Pendant que défilent les étages signalés par les noms de célébrités oubliées, Préville, Talma, Samson, il badine. « L’ascenseur Otis, c’est notre Hollywood Boulevard à nous. » En arrivant à la Comédie-Française, il y a quatre ans, Laurent Lafitte avait annoncé « repartir de zéro », bien décidé à s’engager dans le service public comme on entre dans les ordres.
« PLUS IL A EU DU SUCCÈS, PLUS IL S’EST MONTRÉ INTRANSIGEANT ET EXIGEANT. » DOMINIQUE FARRUGIA, PRODUCTEUR DU SHOW DE LAURENT LAFITTE
Aux antipodes des grosses vannes qui tachent de son one-man-show, Laurent Lafitte, comme son nom l’indique, qui venait de dépasser la centième. Au début, en juillet 2008, l’ambiance avait été froide au Palais des Glaces. Le public qui croyait voir le sosie de Michel Leeb riait à contretemps. « Parfois, il y avait dix personnes dans la salle, qui avaient acheté des places à 6 euros sur Billetreduc.com sans savoir ce qu’elles allaient voir. » « Il était un peu désespéré », se souvient la comédienne et réalisatrice Zabou Breitman, sa grande amie.
Puis des fées sont venues voir Cloclo le fist-fucker et ses copains cracra, une ex-fan des sixties liftée et nostalgique des partouzes du bon vieux temps ou un beauf qui explique dans les détails comment s’essuyer le postérieur avec un ticket d’autobus. Le Monde et Télérama ont publié quelques échos favorables, et le « stand-down » de Lafitte a décollé. C’est alors qu’il est devenu sérieux. « Plus il a eu du succès, plus il s’est montré intransigeant et exigeant », se souvient Dominique Farrugia, producteur du show.
Laurent Lafitte était déjà lancé au cinéma, surtout par les films de son fidèle ami Guillaume Canet, qui l’a mis au générique de toutes ses réalisations, Mon idole, Ne le dis à personne, Les Petits Mouchoirs. Mais il traversait un mauvais moment, doutait de son image, s’inquiétait de renvoyer des ondes « bcbgeasses », avec sa raie de côté et ses pompes cirées. Son complexe du NAP (Neuilly-Auteuil-Passy), contracté à son entrée au cours Florent, était revenu.
À 18 ans, il était passé de la rue de la Pompe, dans le 16e arrondissement, au Paris malfamé du quartier de l’école d’acteurs, près de la place Stalingrad, dans le 19e arrondissement. « Moi qui vivais sous cloche, du genre à me faire dépouiller de mes Weston à la sortie de Saint-Jean-de-Passy, ça m’a fait un choc. »
Une éducation bien sous tous rapports Dans cette institution catholique, « où [ses] parents [l]’avaient mis pour qu’[il] apprenne à bien se tenir à table, pas pour le catéchisme », il a débuté sa carrière de « déconneur de service ». Et, pour ce qui est du scolaire, il n’a pas joué les prolongations après la classe de seconde, malgré un vif succès auprès de ses camarades. À 15 ans, il répond à une annonce dans France-Soir, le journal que lit son père, envoie son CV et un Photomaton.
On a retrouvé son nom au générique d’un téléfilm, et plus tard à celui de Classe mannequin, sitcom pour ados produite par AB Productions. Enfant, il rêvait de devenir E.T. ou chef de gang dans La Guerre des boutons, de passer de l’autre coté de l’écran. « Je croyais qu’en étant acteur on vivait vraiment les histoires des films. »
« J’AI PRIS UNE CLAQUE. JE LE VOYAIS COMME UN GROS DÉCONNEUR SYMPA, ET J’AI DÉCOUVERT UN TYPE CYNIQUE, CORROSIF, SUPERINTELLIGENT. » GUILLAUME CANET, RÉALISATEUR ET AMI
Dans sa famille aimante et recomposée, entre deux parents administrateurs de biens qu’on imagine coiffés comme John et Jackie Kennedy, c’était ambiance Triplés du Figaro Madame. On admirait Cary Grant et James Stewart, on regardait « Au théâtre ce soir » et on votait à droite. Le 10 mai 1981, à presque 8 ans, dans l’atmosphère de fin du monde de son quartier, Laurent Lafitte a capté les échos d’une autre planète, voyant des gens danser à la télé, en direct de la place de la Bastille : « Ils étaient moins bien habillés que nous, mais avaient l’air de beaucoup plus s’amuser. »
En 2008, sa délicate galerie de portraits du Palais des Glaces a gommé les stigmates du jeune homme rangé. On l’a regardé d’un autre œil. « J’ai pris une claque », raconte Guillaume Canet, ami du cours Florent, « je le voyais comme un gros déconneur sympa, et j’ai découvert un type cynique, corrosif, superintelligent ». Laurent Lafitte s’est délivré de ses angoisses d’acteur catalogué comique et de l’éprouvante attente des comédiens sur le marché des castings. « J’avais repris le pouvoir. »
A 43 ans et presque autant de films au compteur, Laurent Lafitte avoue être toujours sujet au trac : « Dès qu’il y a l’enjeu d’être choisi, ça me terrorise, je perds mes moyens et je suis nul. » À 43 ans aujourd’hui, et presque autant de films au compteur, il a toujours le trac. « Dès qu’il y a l’enjeu d’être choisi, ça me terrorise. Je perds mes moyens et je suis nul. » À la Comédie-Française, il a vécu le pire, un trou noir sur la grande scène de la salle Richelieu. Le vide quand est arrivé son tour de déclamer un hommage à Molière au milieu de tous ses camarades. Le souvenir est cuisant.
Comme celui du jour où il n’a pas reconnu Isabelle Adjani dans un cocktail. Enfin, c’est plus compliqué, ceux qui ne sont pas de Passy ne peuvent pas comprendre. Il l’avait reconnue, mais il a fait semblant de ne pas la reconnaître de peur que ce soit elle qui ne le reconnaisse pas. Il lui a dit : « On ne se connaît pas », elle a répondu : « Mais si, bien sûr » et il a envoyé son sourire plein de dents.
Rayon sourire obligé, il y a Cannes. En mai, sous son nœud pap de maître de cérémonie du Festival, il a senti passer sur la salle le souffle du Palais des Glaces vide des débuts. Mêmes rires décalés, mêmes silences. Même solitude après sa blague destinée à Woody Allen, au premier rang. « Ça me fait plaisir que vous soyez là, parce que vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné pour viol aux États-Unis. » Écrite à deux mains avec l’humoriste Vincent Dedienne et homologuée par le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, la phrase a fait un flop, avant de revenir en boomerang.
« Gros blaireau », s’est fâchée sur Instagram Emmanuelle Seigner, femme-bélier de Roman Polanski. « Quand on m’appelle, on sait que je ne suis pas Michel Drucker », se défend Lafitte, fan de l’humoriste anglais Ricky Gervais et de Sacha Baron Cohen (illustre Borat). Eux non plus ne font pas rire tout le monde. Laurent Lafitte réclame le droit à l’oubli sur cette soirée plombée par « la pudibonderie américaine ». Ses camarades, qui l’ont vu « très sonné », ont fait vœu de silence.
La Comédie-Française, son titre de gloire Mais revenons au Français. Quatrième gauche en sortant de l’ascenseur, une enfilade de portes dans un corridor. À la suite du pensionnaire, on pénètre dans la loge qu’il partage avec un cothurne, Clément Hervieu-Léger, soupente basse pour son mètre quatre-vingt-dix. On entre ici pour avoir son nom sur une porte ou la vue sur les jardins du Palais-Royal, pas pour la gloire, ni pour l’argent. « En deux jours de tournage de cinéma, on gagne un mois de salaire à la Comédie-Française », a confié Catherine Hiegel, ancienne doyenne. « Pour faire partie de la société, il faut être voué à la maison », a dit Judith Chemla, qui s’est vite envolée, comme Marina Hands ou Pierre Niney.
« AVEC LE SUCCÈS QU’IL A AU CINÉMA, IL N’AVAIT PAS BESOIN DE THÉÂTRE ET POUVAIT SE CONTENTER DE SA ZONE DE CONFORT. MAIS IL A UN GRAND RÊVE DE COMÉDIE-FRANÇAISE. » ERIC RUF, ADMINISTRATEUR Laurent Lafitte se dit vacciné contre le succès et la fortune. « Je les ai déjà. » Il explique avoir atteint son Graal dans ces murs vénérables. « Quand je suis entré au conservatoire, après le cours Florent, je me suis senti inculte face aux autres élèves, beaucoup de fils d’enseignants, qui connaissaient le théâtre subventionné depuis toujours. Moi qui n’avais pas fait philo, j’avais l’impression d’être le beauf du théâtre de boulevard qui arrivait dans un endroit qui ne lui était pas destiné. » Il s’est plongé dans Claudel et Koltès pour rattraper son retard.
À la Comédie-Française, il est « l’excellent camarade qui ne joue pas à la vedette », comme le décrit un pair. L’élève anxieux dont Éric Ruf apprécie la modestie en attendant de le voir donner tout son talent : « Avec le succès qu’il a au cinéma, il n’avait pas besoin de théâtre et pouvait se contenter de sa zone de confort. Mais il a un grand rêve de Comédie-Française. » Dans Roméo et Juliette, Lafitte voulait le rôle de Mercutio, plus fantasque et plus présent que le gentil Benvolio. Ruf lui a conseillé la patience : « Tu n’as pas encore travaillé avec de grands metteurs en scène de théâtre, un acteur ne grandit qu’en accumulant les expériences… »
Le chemin peut être long dans la maison tricentenaire. Une vie entière parfois, du jour où l’on décroche la précieuse particule « de la Comédie-Française » à l’heure de la retraite, qui fait de vous un sociétaire honoraire. Muriel Mayette, ex-administratrice du Français et actuelle directrice de la Villa Médicis, a recruté Laurent Lafitte en pleine gloire, soufflée par son numéro au Palais des Glaces, « la discipline la plus funambulesque, la plus difficile pour un acteur », dit-elle.
Depuis Rome, elle décroche son téléphone dans la seconde pour vanter sa classe, « entre mari idéal et meilleur ami », son humour, « généreux, bienveillant », sa personne « pudique, respectueuse… », et beaucoup de choses encore. « Inutile d’appeler Muriel Mayette, avait averti Laurent Lafitte, elle va dire que je suis beau et intelligent. » Bingo, avec un supplément : « Il n’est pas que beau et intelligent, dit-elle, il est mieux que ça : ambigu. »
Du prince charmant au psychopathe C’est le bon mot, pour cet acteur très normal et en même temps bizarre, capable d’incarner le prince charmant comme un grand psychopathe. Paul Verhoeven, qui, dans Elle, en a fait un catho bien comme il faut qui s’habille en Fantômas pour violer Isabelle Huppert, a visé juste.
Dans Papa ou maman 2 (et non « Papa dans maman 69 », comme il l’avait suggéré), il joue un père indigne, bon bobo qui se bat contre la garde de ses gosses. « Il a l’art de jouer les salauds charmants », dit le réalisateur Martin Bourboulon. Pour Guillaume Canet, Lafitte est l’héritier du cinéma français, « dans la lignée de Jean Rochefort, Jean-Claude Brialy, Claude Rich… des acteurs qui ont de la culture et l’intelligence du texte ».
Quand l’ancienne bande du cours Florent tournait Les Petits Mouchoirs sur le bassin d’Arcachon, Lafitte s’est montré le plus professionnel : « C’était un peu le bordel, tout le monde se croyait en vacances, se souvient Guillaume Canet. Lui, il était attentif, sérieux, il bossait. » Marina Foïs, sa partenaire de Papa ou Maman, amie depuis vingt-cinq ans : « Quand on travaille avec lui, il y a une émulation. Et c’est toujours lui qui gagne, même au concours de la meilleure vanne. »
Il soigne sa carrière, affine son CV un peu trop chargé en films du dimanche soir. Veillant à garder son équilibre entre le cinéma et la Comédie-Française. L’emploi de pensionnaire reste en effet précaire. Le cas de Bruno Putzulu, qui a reçu sa lettre de licenciement pour avoir refusé deux rôles et accordé sa priorité aux activités à l’extérieur, l’a montré en 2002.
Lafitte cale donc son agenda sur celui du Français et dose ses participations dans les comédies. « Tant que je suis cohérent, ça va. » L’administrateur Éric Ruf, la main sur le couperet, n’a rien à redire : « Quand on sent que la primeur va au théâtre, pas de problème. »
Chaque fin de saison, Laurent Lafitte ne coupe cependant pas au trac qui saisit les pensionnaires, jaugés par le comité des sociétaires. Ces aristocrates de la Comédie-Française – logés aux étages nobles quand Lafitte et ses pairs s’entassent dans les combles – ont le pouvoir de décider qui reviendra à la rentrée.
« C’est comme repasser le bac tous les ans », imagine Laurent Lafitte, qui n’a jamais passé le sien. Le Français est sa revanche de cancre. Et l’assurance de ne pas finir comme Jean-Paul Belmondo avec un yorkshire sur le bras. « Je ne me vois pas en comique à vie… Mon plus grand danger serait de ne plus me remettre en question. »
Pas de danger, selon Zabou Breitman. « Sa fantaisie est plus forte que son désir d’être aimé, c’est ce que j’aime chez lui. » Quand ils se sont croisés sur un tournage, elle s’est dit : « C’est qui, ce mec ? Je ne vais plus le lâcher », séduite par son « don de mélanger les genres, brouiller les codes, lancer des passerelles ». C’est à lui qu’elle a pensé pour Des gens, sa pièce adaptée d’un film de Raymond Depardon : « Il est dans l’absurde. »
De janvier à juin 2012, ils ont partagé le même micro sur France Inter dans l’émission À votre écoute coûte que coûte, canular mémorable. Sous les pseudos Philippe et Margarete de Beaulieu, d’abominables réacs respectivement médecin et psychothérapeute, ils répondaient des horreurs à de pseudo-auditeurs (Omar Sy, Karin Viard, Valérie Bonneton…) sur des « sujets de société » : peine de mort, alcoolisme, immigration ou tout simplement « comment laver sa chatte ». « On avait l’air d’improviser, mais tout était écrit à la virgule près, raconte Zabou Breitman. C’était épuisant. »
« A votre écoute, coûte que coûte », « L’enfant blanc », sur France Inter,
Dix fois, le standard a chauffé sous les appels indignés d’auditeurs bernés. Le journal Têtu a dénoncé des propos homophobes, l’ordre des médecins a menacé de porter plainte pour exercice illégal de la médecine, le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme a saisi le CSA. Si l’on veut comprendre où est Laurent Lafitte, socialement, politiquement, personnellement, réécouter À votre écoute : « Ces affreux personnages sont très clairement le contraire de ce que je suis. »
Laurent Lafitte n’a rien à avoir avec la France de la Manif pour tous, qu’il aime caricaturer. Pas plus qu’avec François Hollande, dont il a décliné en mai 2012 l’invitation à faire le Monsieur Loyal de la victoire place de la Bastille : « Je ne m’y serais pas senti à ma place. Je ne fais pas de politique, pas d’humanitaire. » Laurent Lafitte est un acteur, pas un activiste.
« Papa ou Maman 2 », de Martin Bourboulon, 1 h 26. En salle le 7 décembre. « Roméo et Juliette », à la Comédie-Française, jusqu’au 1er février 2017.
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Le spectateur de Belleville
November 17, 2016 5:01 PM
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Par Anne Diatkine pour Libération / Next
Durant cinq semaines, «Libé» a suivi les répétitions de la pièce d’Arthur Schnitzler par la troupe de la Comédie-Française, dans une mise en scène d’Anne Kessler. Passage en revue de quelques duos d’acteurs qui composent ce carrousel d’amants éphémères.
Comment choisit-on une pièce ? Comment se monte une distribution ? Quelle est la part de hasard, d’arbitraire, de chance, dans la réussite d’une mise en scène ? Quand se termine-t-elle, si jamais elle se termine un jour ? Que perçoit-on du travail en train de se faire ? On était avec nos questions, quand Anne Kessler, sociétaire à la Comédie-Française et metteure en scène, a proposé d’ouvrir grandes les portes des répétitions de la Ronde d’Arthur Schnitzler, dès le début des répétitions. C’est rare. En général, les intrus ne sont conviés que lorsque le spectacle a déjà basculé vers son aboutissement. Le deal ? Venir n’importe quand, selon sa disponibilité. «Il y aura des moments où il ne se passera rien, prévient Anne Kessler. On ne peut jamais prévoir…»
Jeudi 6 octobre Premier rendez-vous avec Anne Kessler. Vive, volubile, enthousiaste. Elle parle tant qu’on a l’impression que tout est embrassé. Par la suite, elle sera dans l’action, pas dans le commentaire. Anne Kessler a fait le calcul : la Ronde étant composée de dix scènes entre deux acteurs, chaque duo ne pourra répéter que deux fois avant la première. C’est excessivement peu, il s’agit de muter la contrainte en aubaine ! De plus, beaucoup d’acteurs de la Ronde (Laurent Stocker, Hervé Pierre, Noam Morgensztern) jouent le soir dans Vania. Quant à Anne Kessler, elle reprend Père, de Strinberg, mis en scène par Arnaud Desplechin. Une multitude de fils à tenir, banale à la Comédie-Française où tous les comédiens pratiquent l’alternance, mais Anne Kessler est particulièrement sensible à ce que les acteurs quittent ses répétitions avec plus d’énergie qu’ils en avaient, pour affronter le plateau le soir. «Je ne veux pas les fatiguer. Mon rêve serait qu’au contraire, répéter l’après-midi soit un échauffement pour le soir.»
C’est Eric Ruf qui lui a proposé de monter la Ronde parmi trois possibilités. «C’était un vendredi, je devais donner ma réponse le lundi.» Elle se précipite sur toutes les traductions existantes qui lui semblent un peu «empesées», dit oui s’il est possible de partir d’une adaptation, est libérée par celle que lui propose Guy Zilberstein et suggère que ce dernier soit également scénographe, afin que le dispositif scénique et la nouvelle traduction correspondent absolument.
Pourquoi Schnitzler ? «Au Français, le casting induit souvent le choix de la pièce. On a regardé qui était disponible pour jouer à ces dates, et la Ronde s’est imposée.» La Ronde, donc, l’une des pièces les plus difficiles qui soient à représenter, car elle ne parle que de sexualité. Comment faire pour que le spectateur soit «témoin et non voyeur», questionne Anne Kessler. Peu de pièces en effet interrogent à ce point l’adresse au public. «La pièce est drôle, certes. Mais je trouverais dommage qu’il échappe au trouble.» Elle poursuit : «Dans le Silence, d’Ingmar Bergman, il suffit que l’homme remette son manteau pour qu’on comprenne qu’il vient de faire l’amour. Ici, il n’est question que de désir. Mais a-t-on envie de regarder le désir ?»
Autre difficulté majeure : alors même que la réception de la Ronde en 1921 ne fut qu’une succession de scandales et d’interdictions, les dialogues peuvent à l’inverse apparaître aujourd’hui un brin désuet, alors qu’ils étaient explosifs à la parution de la pièce. Les premières représentations à Vienne en février 1921 étaient accompagnées d’un fort dispositif policier dans la salle, dû aux menaces de mort qu’avait reçues le directeur du théâtre. Quelques jours plus tard, c’est aux cris de «A bas la canaille juive !» et de «A bas la Ronde» que des centaines de manifestants s’égosillèrent.
Mercredi 12 octobre Descente au sous-sol de la Comédie-Française où sont aménagées les salles de répétition. La rotonde avec mezzanine en bois impose quelques efforts pour imaginer ce que sera le décor. Les acteurs, Nâzim Boudjenah (le Mari) et Françoise Gillard (la Jeune Femme mariée) lisent une fois la scène avant de se mettre en place. Anne Kessler pense à Nola Darling n’en fait qu’à sa tête de Spike Lee. «Il y a un personnage très physique, impulsif, on s’attend à ce qu’il jette en boule ses vêtements sur le sol, mais de manière complètement obsessionnelle, il roule ses chaussettes dans ses baskets avant de faire l’amour.» Nâzim Boudjenah s’essaie à dire «je t’aime» en reprenant ce geste. Fou rire assuré et débat : est-il seulement possible de dormir en chaussettes ? On reprend. Anne Kessler : «Je considère que dans un espace aussi minimal, un geste, c’est une parole.» Pour l’instant, la parole consiste aussi à essayer de longs baisers très maîtrisés, façon les Enchaînés, quand Ingrid Bergman et Cary Grant s’embrassent pendant dix secondes, s’arrêtent à la onzième, pour reprendre ensuite pendant dix secondes. «Connaissez-vous la raison de cette interruption ?» demande Anne Kessler, qui donne en même temps la clé de l’énigme. Nâzim Boudjenah remarque : «Tiens, c’est seulement en jouant que je me rends compte que rien de ce qui se dit ne se passe.» Effectivement. Au fur et à mesure que l’homme se lance dans une leçon pontifiante à destination de son épouse, elle mène le bal en douceur, tout en lui laissant l’illusion du pouvoir. Jeux de rôle, jeux de genre ; dans l’interstice, une liberté folle. L’absence de costumes et d’accessoires met paradoxalement en évidence l’épure de la pièce. Verdict d’Anne Kessler : «C’est super, on voit vos vies, alors qu’on en n’a eu qu’un extrait, et qu’on n’en saura jamais d’avantage.»
Samedi 22 octobre Retour au sous-sol en compagnie d’un autre duo incarné par Laurent Stocker (le Comte) et Pauline Clément (la Prostituée). Sylvia Bergé (l’Actrice) est sur le départ, ce qui est exactement la situation de la pièce, où les personnages ne cessent de s’évaporer. Laurent Stocker : «J’apprends le texte tous les jours, et tout à coup je suis perdu. J’ai l’impression d’un gouffre à sauter entre la salle et le plateau.» En le regardant répéter, on s’aperçoit que cette difficulté mnésique constitue le cœur battant de la pièce. Les rôles - on n’ose pas dire personnages - n’ont par définition aucune trajectoire, aucun souci de cohérence psychologique par rapport à un avant et un après, puisqu’ils ne réapparaissent jamais ensemble. Et si c’était cela, l’écho de ce que raconte la pièce avec aujourd’hui, son étrangeté, le dessin qui se révèle ?
Anne Kessler propose aux acteurs de jouer texte en main : «Je n’ai pas envie d’intervenir trop dans ce que vous trouvez ensemble. Ça avance avec justesse, sans volonté. Je me méfie de l’apprentissage rapide du texte, qui fixe des états. Je préfère que vous l’appreniez sans le mordre, sans lui faire mal.» Pauline Clément a des airs de Marlène Dietrich très jeune, tandis que Laurent Stocker essaie une perruque. «C’est drôle ou pathétique, ou les deux ?» Son «personnage» erre dans une minuscule chambre. L’acteur joue formidablement l’émergence d’une monumentale cuite. La prostituée dort, lui se réveille, Laurent Stocker remarque : «C’est curieux, on est censés être dans un endroit où on consomme du sexe, et on ne fait que dormir !» Anne Kessler : «Le brouillard. On n’a jamais eu cette couleur de scène encore.» A Laurent Stocker : «Tu as mis une perruque brune et tu ne nous as pas fait rire. C’est déjà quelque chose d’extraordinaire !»
Samedi 12 novembre Tout le monde descend, nous voici arrivés à la gare du Vieux-Colombier, avec décors et costumes ! Oh, trois fois rien, simplement une tournette qu’il faut acclimater puisque, comme son nom l’indique, elle tourne, ce qui a le don de faire disparaître les accessoires. «J’ai perdu mon manteau ! Je l’ai laissé derrière !» Un acteur : «Avant, on devait aller chercher les objets, là, on les a sous le nez, mais on ne les voit pas, c’est surprenant.» La scène qui tourne est une idée (peut-être pas) neuve, mais formidable car complètement incluse dans la structure même de la pièce. De plus, elle a l’avantage de fluidifier les enchaînements et d’accroître le caractère onirique de la pièce. L’artifice à vue renforce la vérité des moments qui sont joués. Interrogation d’un acteur : «Quand on valse, la scène tourne aussi ?» Mais serait-ce seulement possible ? Essai de lumière, qui transforme soudainement le plateau en un tableau de Hopper. Essai de cadre, comme au cinéma. Françoise Gillard : «Tu me lâches contre le mur, mais tu oublies que je ne suis pas magnétisée, je ne tiens pas, je tombe !» Noam Morgensztern, qui joue le Soldat, improvise au piano, finalement ce ne sera pas une valse, mais un tango, c’est mieux ! Le plasticien Ludwig Höeshdorf tient un micro. L’artiste existe-t-il dans la pièce de Schnitzler ? Dans la lecture de Guy Zilberstein, certainement. C’est lui qui fait surgir dix hypothèses de couple, lors d’une performance artistique qui relève de la quête existentielle. Grâce à cette reconstitution, il doit distinguer ses parents… L’emboîtement temporel est précis, la performance a (réellement) eu lieu à Berlin-Ouest en 1988 - ou du moins il s’agit d’y croire, et la Ronde permet d’opérer un voyage dans le temps heureux des sixties. Le dispositif déleste définitivement la pièce de toute grivoiserie, pour la rendre à la fois plus âpre et légère : des flashs dans la nuit qui s’évanouissent derrière un homme qui recherche qui il est.
Anne Diatkine
La Ronde d’Arthur Schnitzler m.s. Anne Kessler. Théâtre du Vieux-Colombier, 21, rue du Vieux-Colombier, 75006. Du 23 novembre au 8 janvier. Rens. :www.comedie-francaise.fr
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Le spectateur de Belleville
October 21, 2016 7:17 AM
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Par Alban Dignat pour Herodote.net
Le 21 octobre 1680, par lettre de cachet ou décret, le roi Louis XIV fonde la Comédie-Française. C'est la première troupe de théâtre permanente de France. Le théâtre à la française
La Comédie-Française rassemble deux troupes rivales : celles de l'hôtel de Bourgogne et de l'hôtel Guénégaud. Cette dernière résulte de la fusion de l'Illustre-Théâtre de Molière et du théâtre du Marais.
Le roi use de son pouvoir pour mettre fin à la concurrence stérile entre ces troupes qui les conduisait à jouer parfois en même temps les mêmes pièces et à se voler les comédiens à la mode. Louis XIV veut aussi, pour la grandeur de la monarchie, promouvoir le théâtre classique français.
La troupe de Molière
Faisant concurrence à la comédie italienne, très en vogue au milieu du XVIIe siècle, la Comédie-Française présente principalement les pièces du défunt Molière, de Racine, ainsi que de Corneille.
Elle n'a pas trop de mal à s'imposer car la plupart des chefs-d'oeuvre du théâtre français sont déjà écrits quand elle naît. Avatars d'une troupe prestigieuse
La Comédie-Française est établie dans un premier temps à l'hôtel Guénégaud mais déménage plusieurs fois au cours du siècle suivant.
La troupe est dissoute pendant la Terreur révolutionnaire et rétablie en 1799 par le Directoire qui met à sa disposition la salle Richelieu, sur la place du Palais-Royal, où elle n'a depuis lors cessé de jouer.
Son statut actuel est fixé par Napoléon 1er en 1812, par un décret rédigé à Paris mais antidaté de Moscou. Par cette tricherie qu'a relevée l'historien Jean Tulard, l'empereur a voulu laisser croire que, même dans les pires situations, à l'autre bout de l'Europe, il continuait de gérer les affaires courantes !...
Au fil des ans, la Comédie-Française est devenue le conservatoire du théâtre français mais aussi international, élargissant sa programmation à toutes les grandes oeuvres du répertoire (aujourd'hui 3000 pièces).
Sur le même sujet, en audio : http://www.europe1.fr/emissions/aujourd-hui-dans-l-histoire/21-octobre-1680-la-creation-de-la-comedie-francaisecop-2878727
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Le spectateur de Belleville
October 3, 2016 6:34 PM
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Par Judith Sibony pour son blog "Coup de théâtre"
Voilà un film qui s’est magnifiquement laissé métamorphoser en spectacle vivant, et voilà un spectacle qui a superbement voyagé de la cour d’honneur du Palais des Papes à la salle Richelieu de la Comédie Française.
Sorti en 1969, Les Damnés de Visconti raconte l’Allemagne de 1933 en croisant la grande et la petite histoire : triomphe du nazisme d’un côté, décadence d’une riche famille d’industriels de l’autre. Entre ce pays où « aujourd’hui tout peut arriver », et le clan Essenbeck dont le chef usurpateur apprend bien vite à « tuer ceux qui (le) gênent », le parallèle est à la fois évident et stimulant, comme le sont toutes les mises en abîme qui réfléchissent, au sens propre, une réalité complexe. Dans son adaptation théâtrale, le metteur en scène Ivo van Hove s’empare de ce jeu de miroir déjà très analytique pour le décomposer encore. Bien plus que du simple théâtre agrémenté de jeux sonores et projections sur écran, son travail est un savant dialogue entre spectacle vivant et images animées ; un travail où le regard du spectateur se trouve en permanence mis à l’épreuve. Etre témoin des choses, est-ce en être complice ? Regarder sans rien dire, comme le font certains personnages de la pièce, est-ce participer à l’horreur ? Quand on est spectateur, est-ce qu’on laisse le monde qui tourne mal nous bercer insensiblement ?
Ici la caméra, les micros et l’écran ne servent ni à fasciner le public ni à faciliter la tâche des acteurs, ils sont là pour faire sentir qu’il y a autre chose à voir. Sur le devant de la scène, les crimes s’enchaînent, jamais vraiment commentés, toujours escamotés, mais sur le bord du plateau, soudain relayés par l’écran géant, il y a les visages des victimes, et leurs regards horrifiés jusqu’au fond du tombeau. Officiellement, le Baron Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydès) se vante de son appartenance virile aux forces SA, mais dans l’ombre (et ici en gros plan), on découvre ses frasques arrosées de bière qui finissent en bain de sang, ambivalente célébration de la guerre et vaine tentative d’oublier l’impuissance. Sous les feux de la rampe, on a presque envie d’admirer Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre), femme fatale et terrifiante dont la soif de pouvoir ressemble à celle de Lady Macbeth ; mais dans les coulisses et jusque dans la rue, un chef opérateur met à jour sa fragilité et sa détresse dès lors que ceux qu’elle manipule commencent à résister.
A travers cette cohabitation féconde entre projection d’images et jeu d’acteurs prodigieux (il faudrait citer aussi Eric Génovèse, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Guillaume Gallienne, Didier Sandre, l’époustouflant Christophe Montenez…), cette adaptation des Damnés décompose ce qu’est une représentation, et cela suffit à conférer au spectacle une vraie force éthique et esthétique.
Quitte à le faire de façon appuyée, ce théâtre se réclame d’ailleurs des Lumières, comme en témoigne notamment l’usage du plein feu à chaque fois que quelqu’un se fait assassiner au fil de l’intrigue. Dès qu’un personnage est envoyé au tombeau, le public se retrouve, littéralement et radicalement, éclairé. Ce serait bien, en effet, si l’opinion pouvait sortir grandie, éclairée, illuminée, lorsqu’elle assiste à des meurtres et autres actes de terreur. En attendant, Ivo van Hove invente ici un théâtre de la vigilance, et c’est une riche et belle expérience.
Les Damnés, d’après Visconti, à la Comédie Française (salle Richelieu) jusqu’au 13 janvier 2017.
Photo : Denis Podalydes et Sébastien Baulain dans « Les Damnés » mis en scène par Ivo van Hove © ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP
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Le spectateur de Belleville
September 28, 2016 7:33 PM
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Par Philippe Chevilley pour Les Echos Poussés dans leurs retranchements, cultivant l'émotion pure, la spontanéité et le parlé cru, les acteurs de ce « Vania » se montrent à leur meilleur. Le Vieux-Colombier n'est plus un théâtre, mais une maison de campagne où se déroule un drôle de drame familial. Rires, cris, larmes, alcools et coups de feu, nuits blanches et noires, amours frelatées et ambitions brisées... Tout le monde est abattu, épuisé à la fin de l'histoire : « Reposons-nous ! » répète à l'envi la jeune Sonia, à cran. Ne cherchez pas trop l'âme russe dans ce « Vania » (d'après « Oncle Vania »), c'est l'âme tout court - l'âme universelle - que Julie Deliquet ausculte dans la deuxième salle du Français - un Tchekhov à la loupe, joué collé-serré autour d'une table par sept comédiens déchaînés.
La jeune metteure en scène, petite cousine de tg STAN et de Sylvain Creuzevault a réussi un miracle : marier son théâtre de plateau à celui de Molière. En faisant jouer la troupe du Français comme un collectif nourri à l'« impro », en resserrant le texte (presque réduit de moitié) et en le bousculant (phrasé actuel, projection d'un film de Dreyer, BO rock jazzy...), elle réinvente Tchekhov, sans le trahir. Poussés dans leurs retranchements, cultivant l'émotion pure, la spontanéité et le parlé cru, les acteurs se montrent à leur meilleur. Et d'abord Laurent Stocker, qui campe un Oncle Vania jeune (de quarante-cinq ans, comme l'avait imaginé Tchekhov) bouleversant et épique : tour à tour joyeux, cynique et pathétique - fou de l'amour, à sens unique, qu'il éprouve pour la belle Eléna. L'épouse du professeur Sérébriakov est incarnée avec finesse par une Florence Viala très « sirène » - séductrice malgré elle. Hervé Pierre est irrésistible en vieux prof cabotin et égoïste. Anna Cervinka arrache les larmes dans le rôle de Sonia, condamnée jusqu'à la fin de ses jours à diriger la ferme avec son oncle. Stéphane Varupenne donne au médecin écolo Astrov une densité et une mélancolie sans pareilles. Noam Morgensztern compose un Tiéliéguine (l'ex-propriétaire ruiné) tendre et décalé. Quant à Dominique Blanc, méconnaissable avec ses cheveux tirés et ses grosses lunettes, elle instille une belle dose de poésie au personnage de la mère intello-féministe déphasée. Happé par le tourbillon des acteurs, le public, réparti des deux côtés de la table (dans un dispositif bifrontal), fait sienne cette tranche de vie à vif. Les chaises ont beau voler, le vieux monde partir en éclats, l'âme humaine brille toujours. Ce « Vania » si proche, si juste, nous laisse le coeur brûlant. Ce soir, Julie Deliquet a fait rire et pleurer Tchekhov dans la datcha de Molière.
Théâtre : « Vania » d'après « Oncle Vania » de Tchekhov. MS de Julie Deliquet. Paris, Vieux-Colombier (01 44 58 15 15), jusqu'au 6 nov. 1 h 45.
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Le spectateur de Belleville
September 23, 2016 5:57 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat pour son blog Balagan
Cheville ouvrière du collectif In Vitro où les fonctions d’acteurs et du metteur en scène sont chamboulées, Julie Deliquet a été invitée à travailler avec les acteurs de la Comédie-Française. Pari risqué. Pari hautement réussi et gagné autour de la table de « Vania » d’après l’ami Tchekhov, une grande table de famille comme chez vous.
Combien de fois ai-je vu « Oncle Vania » ? Combien de fois ai-je lu la pièce de Tchekhov, découverte une première fois dans la traduction d’Elsa Triolet dans le volume 6 de ses œuvres parues aux défunts Editeurs Français Réunis sous une couverture gris tendre et rouge vif et emprunté à une bibliothèque familiale.
Tchekhov et le tchékhovisme
Je garde une grande tendresse pour cette traduction qui commence par ces mots : « Bois, petit père ». C’est Marina qui parle, la vieille servante « molle, peu alerte et assise devant le samovar ». On est en Russie et nulle part ailleurs. La vieille servante ou nounou, la vodka, le « petit père », le samovar, ajoutez-y les bouleaux et le coin des icônes. Le compte est bon. La Russie est là. Une certaine Russie provinciale de la fin du XIXe-début du XXe siècle, avant la Révolution. Elle est indissociable des pièces de Tchekhov, elle contribua à sa notoriété de par le monde, mais aujourd’hui, un siècle plus tard, elle peut piéger, étouffer son écriture dans un passé éthéré, un enfermement nostalgique, un fallacieux sépia.Tchékhov peut être victime du tchékhovisme (il l’est encore souvent en Russie) comme Brecht fut victime du brechtisme.
On en n’est plus là. La preuve par Rodolphe Dana, Eric Lacascade, Christian Benedetti, pour n’en citer que trois et m’en tenir à la France dans une période récente, chacun frayant sa propre voie, son propre ravalement de la façade pour redonner des couleurs à ces vieilles pierres inusables que sont les pièces de Tchékhov. Le « Vania » de Julie Deliquet au Théâtre du Vieux-Colombier s’inscrit dans cette veine.
Son « Vania » s’éloigne d’ « Oncle Vania ». Chez elle, plus de samovar, plus de thé interminable mais une machine à café, plus de « petit père », plus de nounou-servante non plus : le personnage disparaît. Tout signe marquant la Russie et l’époque de Tchekhov disparaissent (sans pour autant tomber dans un excès inverse, Sophia et Vania ne font les comptes du domaine sur un ordinateur), ce qui allège les personnages et les rend plus vulnérables, plus à vif. Ce que l’on perd en ancrage historique on le gagne en rendement de l’instant. Oublions les références à un livre sur le peintre Malévitch et à un extrait d’un vieux film de Carl Dreyer qu’inflige à tous le professeur devenu cinéphile, ces éléments m’ont semblé faire plus tache que sens.
Le panache et l'audace
Reste l’essentiel : jamais sans doute, je n’ai assisté à un « Vania » où les personnages sont si présents, si proches de nous, où on oublie très vite qu’ils sont des personnages pour ne plus voir que des personnes. Et quand on est de plain-pied avec ces personnes qui nous ressemblent tant, voici que le personnage revient. Toute la représentation se tient dans ce constant va et vient, que redouble l’espace scénique : le public est disposé d’un côté et de l’autre d’une même grande table, autour de laquelle tout se passe.
Quand j’ai appris qu’Éric Ruf, l’administrateur de la Comédie Française avait proposé à Julie Deliquet de venir mettre en scène les acteurs de la troupe, j’ai trouvé que ce geste ne manquait ni de panache, ni d’audace (ils ne sont pas légion les directeurs d’institution qui en font preuve). Car ce qu’il avait vu d’elle tenait en une longue soirée, un triptyque titré « Des années 70 à nos jours » composé de trois spectacles (« la noce » d’après celle de Brecht, « Derniers remords avant l’oubli » de Jean-Luc Lagarce et une création, œuvre de tous,« Nous sommes seuls maintenant », fruit d’un travail particulier au collectif In Vitro dont on avait pu suivre les cheminements au théâtre de Vanves (lire ici). Peut-être Ruf a-t-il vu par la suite un quatrième spectacle, additif aux trois précédents (lire ici)
Le mot collectif est devenu une tarte à la crème et veut tout dire et ne rien dire même s’il reste porteur d’un mouvement de jeunes équipes qui veulent faire du théâtre autrement et secouer quelques vieilles baudruches. Dans le cas d’In vitro, il désigne une méthode de travail, dont l’acteur est le pivot. Cela passe par des phases d’improvisations, d’essais en tous genres, même si le point de départ et d’arrivée peut être une pièce existante. On ne nie pas la notion de pièce, mais on ne s’en contente pas et on se s’y limite pas, on œuvre ensemble tout en se méfiant des miroirs aux alouettes et des pièges tendus par la mythologie de la création collective.
Un parcours exemplaire
Et surtout le collectif In Vitro ne nie pas la notion de metteur en scène, même si on l’aborde tout autrement : pas de maître face à des exécutants obéissants mais plutôt un entraîneur-coach qui galvanise l’équipe et chaque individualité, propose des stratégies d’approche? est avide de propositions venant de l’équipe, veille au grain de l’ivresse du premier au dernier jour de répétition, et au-delà, à l’heure de chaque représentation. But : densifier au maximum le présent de la représentation. Dans l’histoire d’In vitro, cette personne c’est Julie Deliquet. Et d’autant plus légitimement qu’elle est à l’origine de la formation du collectif.
Après l’école de Montpellier, le studio d’Asnières et l’école Lecoq, Julie Deliquet aurait pu être une actriceparmi d’autres. Elle le fut, jouant dans des spectacles où elle ne trouvait pas forcément son compte. Trop mécanique, trop prévisible, trop hiérarchique. Autour d’elle, d’autres acteurs et actrices pensaient la même chose. Alors, sous son impulsion, ils se réunirent (une douzaine) et, sans souci de résultat public dans un premier temps, commencèrent à travailler de longs mois dans un garage. Geste fondateur. C’est là que se forgea, se précisa la méthode de travail. Un premier spectacle (la pièce de Lagarce) donna l’envie d’y adjoindre un second (« la noce » de Brecht) et l’idée du triptyque germa alors.
Une table, des chaises et de la vodka
Ruf dit avoir « senti » sous ce travail « la présence d’une direction ferme et singulière ». Il ne s’est pas trompé. Aujourd’hui« Vania » de Tchekhov /Deliquet, hier « La Musica » de Duras/Vassiliev, la seconde salle de la Comédie-Française, le Vieux-Colombier apporte dans la maison de Molière un air frais et des vents forts.
Débarrassée de son vernis russe, débarrassée aussi de l’usage des patronymes (qui va de soi en Russie mais en France fait exotique), la langue de Tchekhov (traduction Tonia Galievsky et Bruno Sermonne) se dénude, devient plus immédiate, elle nous parle sans détour. Julie Deliquet (qui signe aussi la scénographie) fonde les différents lieux de la pièce (jardin, salle à manger, salon, chambre) en les réunissant dans un espace unique –une grande table, des chaises et une desserteoù le café est tenu au chaud sur le socle de la machine à café, où il y a toujours un carafon de vodka prêt à panser les plaies et mettre du baume au corps. Le dispositif bi-frontal va dans le même sens et nous rapproche des acteurs.
Cet ensemble est on ne peut plus proche du dispositif quasi commun aux pièces du triptyque. Et dans « Vania », il va être question de la vente ou pas de la maison et finalement on y renoncera, exactement comme dans « Derniers remords avant l’oubli » (Lagarce qui était un grand lecteur avait évidemment lu « Oncle Vania »). Cet espace unique autour de la table accentue la présence des personnages, en particulier des personnages dits secondaires (cette notion devient caduque) c’est le cas de la mère de la première épouse (décédée) du professeur Serebriakov, interprétée, excusez du peu, par Dominique Blanc et, peut-être plus encore, dans celui d’Ilia dit la Gaufre tenu avec subtilité par Noam Morgensztern.
Tout tourne littéralement autour de la table .On ne se met jamais à table pour dîner ou déjeuner, au plus on grignote en restant debout, et les petits verres circulent, l’alcoolisme est sous-jacent et affecte tout le monde. Maria a un tel plaisir à proposer un petit verre devodka qu’on se dit qu’elle doit, elle aussi, y trouver remède à la mélancolie de vivre comme on le dit sur France Inter le dimanche matin. La table est un radeau auquel chacun se raccroche à un moment ou à un autre.
L'art de l'instant présent
Julie Deliquet est donc en pays de connaissance. En outre, elle s’est entourée de deux collaboratrices habituelles, Laura Sueur et Julie André. Restait à savoir si la greffe allait prendre, si la façon sa de travailler allait faire corps avec les acteurs du Français. Et on sait que constituer une distribution dans la maison de Molière est complexe, compte tenu des pièces qui se donnent en alternance salle Richelieu. Le résultat est au-delà de ce qu’on pouvait espérer, il est miraculeux de justesse. C’est dû au talent des acteurs qui se sont rués avec humilité, curiosité et ténacité dansla méthode à la fois douce, déterminée et ouverte de Julie Deliquet. Un peu comme les élèves d’une classe qui à la fin d’un cours un peu compliqué se dévergondent et se dégourdissent dans la cour de récréation en organisant des jeux. « Vania » c’est du théâtre qui semble naître à l’instant sous nos yeux avec une sorte d’apparente spontanéité qui est, en fait, la face visible d’un travail souterrain fait de propositions, essais et errements lesquels en constituent le socle.
Autre point qui détricote la notion habituelle de distribution au profit d’un collectif d’acteurs (TOUS à hautement louer) : le rapprochement des générations. Par ses choix, Deliquet opère un léger rajeunissement de la mère, Maria, et du professeur (Hervé Pierre), un léger vieillissement d’Eléna (la seule dont Tchekhov précise l’âge, 27 ans), nouvelle femme du professeur (Florence Viala). Elena dont sont amoureux, le fils de Maria, Vania (Laurent Stocker) et le médecin Astrov (Stéphane Varupenne) ni vieux, ni jeunes mais se sentant vieux avant l’âge. Tous semblent appartenir à une même génération, excepté Sonia, fille de la première femme du professeur et qui a hérité d’elle le domaine, la plus jeune mais dont la vie semble s’être arrêtée, figé dans une attente sans espoir (Anna Cervinka). Une générationqui est au mitan de la vie, l’heure des premiers bilans. Ce qui a pour vertu d’exaspérer les rapprochements des êtres- Astrov et Vania sont comme deux frères, Elena et Sonia comme deux sœurs – et de radicaliser les écarts : entre ceux qui viennent de laville, le professeur et Elena, et les autres encalminés dans leur province campagnarde (au passage signalonsle beau travail sur les costumes signés Julie Scobeltzine).
Beau paradoxe de ce spectacle : tous les personnages de la pièce sont des éclopés, tous ont raté le train de leur vie, aucun n’est devenu ou ne deviendra ce qu’il aurait rêvé d’être ; mais le théâtre, sa vie de tous les instants, l’énergie démoniaque que lui insufflent les acteurs avec Julie Deliquet et les choix de cette dernière, font de Tchekhov notre contemporain (pour reprendre l’expression de Jan Kott à propos de Shakespeare) et de ses personnages, de belles personnes.
Théâtre du Vieux-Colombier, 20h30, du mer au samedi, 15h le dim, 19h le mar, jusqu’au 6 novembre
Photo : Scène de "Vania" © Simon Gosselin collection Comédie-Française
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Le spectateur de Belleville
September 21, 2016 3:13 AM
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Par Véronique Hotte pour son blog Hottello
L’Interlope (cabaret), conception et mise en scène Serge Bagdassarian, musiques originales, direction musicale et arrangements Benoît Urbain
Le mot ambigu d’« Interlope », au début du XX é siècle, définit ce qui est équivoque, soit une honnêteté ou une honorabilité douteuse, évoquant un bal de la Butte Montmartre. Le terme désigne en conséquence les boîtes de nuit ou les chansons liées à l’homosexualité, à l’époque une réalité des plus clandestines et cachées.
Répertoire de chansons interlopes, souvenir des cabarets « sauvages » de l’entre-deux guerres quand les hommes deviennent femmes, et les femmes hommes, avec une liberté d’être soi d’autant plus intense qu’elle n’est pas tolérée à l’extérieur.
Éric Ruf, l’Administrateur de la Comédie-Française, à l’origine du projet, estime qu’ au théâtre, le déguisement et le travestissement – le costume de scène – aident à vivre mieux dans le corps d’un autre, à le vivre autrement et de manière approfondie.
Les chansons de ce répertoire explorées par le concepteur de L’Interlope (cabaret), le comédien et chanteur chevronné Serge Bagdassarian, traduisent d’un côté l’oppression, en reconnaissant, de l’autre, la liberté du cabaret transformiste.
La loge des artistes transformistes comme celle des artistes comédiens est identique, lieu de passage où chacun est soi en face de l’autre, évoquant sans fard ni mensonge sa situation intime, sa famille, ses proches et sa vie quotidienne.
La deuxième partie du cabaret privilégie la revue – la vérité, le rêve, l’ironie et la fête.
Les interprètes n’hésitent pas à interpeler le public, le prenant à partie, le provoquant à travers l’auto-ironie, l’humour cinglant et une franchise amusée et facétieuse.
Les couleurs de la fête et du jeu sont au rendez-vous, grâce au Moulin Rouge qui est remercié pour le prêt de costumes et accessoires, casques, coiffes, boas et éventail des ateliers de création de Mine Vergès et du plumassier Maison Février.
Le patron de l’Interlope est joué par l’énergie et la vivacité joyeuse de Véronique Vella, sorte de Monsieur Loyal aux amours saphiques, qui assure avec brio et précision les transitions des numéros et mène sa troupe d’artistes à la baguette.
Les transformistes couvrent trois générations : l’ancienne, incarnée par Michel Favory, la mature par Serge Bagdassarian et la benjamine par Benjamin Lavernhe.
Des comédiens dans l’âme, de beaux chanteurs, des interprètes à la fois rigoureux et moqueurs, frondeurs, narquois, jamais dupes – tendres ou bien cassants.
Ce sont de belles dames dignes de la revue du Cabaret Paradis Latin, si ce n’est qu’elles sont douées d’un verbe efficace et choisi – de l’émotion à la gouaille -, et d’une capacité gracieuse à chanter dans les grandes règles de l’art et de l’harmonie.
Benjamin Lavernhe chante Jésus-la-Caille de Carco et Kosma, et Véronique Vella Ouvre de Zarifi et Giannidis qu’interprétait Suzy Solidor, garçonne des années 1930.
Serge Bagdassarian chante L’Indifférent de Klingsor et Ravel, et Je ne t’aime pas de Maurice Magre et Kurt Weill, et Michel Favory Le Condamné à mort de Jean Genet.
Le spectacle se montre d’une rigueur et d’un professionnalisme exemplaires, avec les accompagnements de Benoît Urbain au piano et Olivier Moret à la contrebasse. Un amusement enjoué et grave pour un public sommé de réfléchir en appréciant la rudesse de temps récents qui ne pensaient qu’à opprimer, exclure et rejeter l’Autre.
Véronique Hotte
Studio-Théâtre de la Comédie-Française, du 17 septembre au 30 octobre. Tél : 01 44 58 98 58
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Le spectateur de Belleville
July 7, 2016 4:09 PM
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Par René Solis pour Delibere.fr © Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon
Dans le scénario des Damnés de Visconti (La caduta degli dei – La chute des dieux – en italien), tous les ingrédients d’une bonne série sont là : nid de vipères familial (avec sa brochette de lâches, de salopards, de monstres, plus nombreux et plus intéressants que les innocents sacrifiés), intrigue policière (meurtres, suicides, fausses accusations) enchâssée dans la grande Histoire (les débuts du pouvoir nazi, de l’incendie du Reichstag à la Nuit des longs couteaux). Le tout sur fond de bûcher infernal (les aciéries von Essembeck et leurs hauts fourneaux, objets de toutes les convoitises). Du film de Visconti, sorti en 1969, reste d’abord la puissance des flammes saturant l’écran de lueurs orangées et l’implacable cruauté du portrait d’une aristocratie moribonde, avec sa foule de domestiques traquant les grains de poussière et les faux plis dans les nappes alors que les maîtres s’entretuent. Plus daté : un certain baroque nazi (travestis, lèvres peintes en noir, bas résilles, Lily Marlene, orgie homo SS – ou plutôt SA), malgré la performance d’Helmut Berger en dernier rejeton dégénéré.
Du film de Visconti, le metteur en scène Ivo Van Hove, n’ignore rien et on n’est pas obligé de le croire quand il prétend ne pas l’avoir revu depuis longtemps. Mais il dit vrai quand il affirme être parti, pour son adaptation théâtrale, du scénario et pas du film. Le directeur artistique du Toneelgroep d’Amsterdam a l’habitude. Il a notamment puisé chez Bergman (Cris et chuchotements, Après la répétition, Persona…),, mais aussi Cassavetes ou Pasolini. Et c’est la troisième fois qu’il s’inspire de Visconti (après Rocco et ses frères et Ludwig). Tous réalisateurs clairement proches du théâtre. À chaque fois, ce ne sont pas les images du film que Van Hove cherche à transposer, mais l’histoire et sa structure. Le théâtre lui permet de jouer de la profondeur, de montrer le hors-champ, les coulisses. Et les images diffusées sur écran n’ont pas pour vocation d’illustrer. Filmées en direct, elles sont un outil cinématographique -gros plans sur un visage ou une main- au service du théâtre; elles peuvent aussi avoir une valeur informative, quand sont projetés des documents d’époque, avec en surtitre des rappels d’événements historiques. Du cinéma, Van Hove fait moins un support qu’un interlocuteur, voire un contradicteur : l’écran saturé d’informations s’oppose au vide du plateau, comme si le cœur de l’action ne pouvait être qu’un no man’s land, un désert imaginaire.
À tous les spectateurs de théâtre qui ont pu se lasser ces dernières années d’un recours immodéré à la vidéo, le spectacle d’Ivo van Hove vient rappeler ce que peut être une utilisation intelligente des images. Dans Les Damnés, elles ont aussi une valeur radiographique, souvent surexposées, parfois en noir et blanc, elles donnent aux personnages une dimension fantomatique, quand les corps de chair et d’os sur scène ont, eux, des allures de pantins.
Cauchemar ou bal des spectres, au delà des personnages du film de Visconti, ce sont bien des figures théâtrales qui revivent et meurent sur le plateau de la cour d’honneur. Van Hove, qui a monté Shakespeare, sait bien que la généalogie de la famille von Essenbeck puise de ce côté là. Il y a du Lear chez le vieux baron Joachim, du Lady Macbeth chez la baronne Sophie – et du Macbeth chez son amant Friedrich Bruckmann, du Hamlet chez les deux héritiers Günther et Martin (qui bascule à la fin du côté de Richard III). La liste des références possibles est sans fin, elle mène aussi aux origines de la tragédie familiale, chez les Atrides, Agamemnon, Iphigénie, Clytemnestre, Égisthe, Oreste, Électre, etc. Et se prolonge chez Racine, il y a du Néron chez Martin et de l’Agrippine chez Sophie… Tous personnages que les acteurs de la Comédie-Française connaissent bien. Et c’est peut-être bien à eux qu’ils pensent, tandis qu’ils se préparent pour le dîner d’anniversaire du vieux baron Joachim (Didier Sandre, toujours impeccable), exactement comme s’ils étaient dans leur loge avant d’entrer en scène. Entre eux et le metteur en scène un courant a dû passer. Ivo van Hove n’est pas seulement doué pour les images et la dramaturgie, il sait aussi diriger les acteurs, les pousser à “l’exploration de zones psychologiques complexes et d’émotions raffinées”, ainsi qu’il le dit dans un entretien publié dans le programme et réalisé par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française.
© Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon Pour son retour en Avignon, près de vingt-cinq ans après sa dernière venue, la troupe a délégué plusieurs de ses acteurs vedettes et ils brillent, d’Éric Genovese en officier aristo SS à Elsa Lepoivre en baronne perverse, en passant par Sylvia Bergé, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Christophe Montenez… Tous acteurs et victimes de ce que le metteur en scène qualifie de “rituel de mort”.
Un rituel où le public est convié. Côté cour, six cercueils ouverts attendent leurs pensionnaires. À chaque mise à mort, les projecteurs éclairent les gradins plein feu tandis que la victime va se coucher dans la boîte capitonnée. Pour la plupart, la mort n’est pas un apaisement. Une caméra placée à l’intérieur filme en gros plan les visages de ceux pour qui l’enfer éternel commence. Un enfer dont les spectateurs auraient tort de se sentir à l’abri.
Ivo Van Hove ose, en guise de fin, l’image de Martin, le dernier survivant des von Essenbeck, en uniforme noir SS, arrosant la salle de rafales de kalachnikov. Une scène qui, moins d’un an après le Bataclan, sera peut-être encore plus éprouvante lors de la reprise du spectacle à la Comédie-Française. Le Mal aujourd’hui, c’est aussi le sujet de 2666, l’adaptation par Julien Gosselin du roman de Roberto Bolaño et de ¿ Qué haré yo con esta espada ?, la nouvelle création d’Angélica Liddell, à l’affiche tous deux du festival ces prochains jours. Ivo van Hove, qui a tiré le premier, place la barre haut.
René Solis
Les Damnés, d’après Visconti, mise en scène de Ivo Van Hove, Cour d’honneur du palais des Papes, jusqu’au 16 juillet.
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Le spectateur de Belleville
July 7, 2016 8:24 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat pour son blog Balagan
Après plus de vingt ans d’absence, la Comédie-Française fait son retour au festival d’Avignon avec l’un des très grands metteurs en scène européens, Ivo van Hove. Qui réinvestit et adapte le scénario de Visconti pour son film « Les damnés ». Spectacle costaud. Retour gagnant.
Lire sur le site d'origine : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-thibaudat/blog/070716/avignon-les-damnes-vous-saluent-bien Devant le mur de la Cour d’honneur du Palais des papes que le metteur en scène Ivo van Hove considère comme un simple mur, mais fait de vieilles pierres qui en savent long sur l’orgueil et la soif de pouvoir des hommes, est déployé un écran de cinéma .
Le royaume de la sidérurgie
Des images d’archives nous y rafraichissent brièvement la mémoire : prise de pouvoir d’Hitler par les urnes, incendie du Reichstag, montée en puissance militaire l’Allemagne hors des normes dictées par le traité de Versailles, camp de concentration de Dachau….
Et pourtant, d’un bout à l’autre de ces « Damnés », spectacle inspiré non par le film de Visconti mais à partir de son scénario (écrit par Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli) on ne verra aucune croix gammée. Aucun signe ostensible du nazi, aucun décorum habituel. Pas même le bras tendu, bien peu présent dans le spectacle, alors que l’on en voit des milliers actuellement dans les grands stades de foot, pour d’autres raisons, ce qui n’empêche pas un certain effroi.
Ce n’est pas « la montée du nazisme » qui est au premier plan dans ces « Damnés », c’est la lutte pour le pouvoir au sein , d’une grande famille dont le royaume est la sidérurgie allemande , industrie cruciale en temps de guerre, et la manipulation, la collusion de cette famille par le pouvoir en place, par les luttes au sein même de ce pouvoir (par exemple entre les SA kakis et les noirs SS) où la vieille famille bourgeoise a également ses représentants. Un parti pris affirmé, justifié et implacablement tenu.
Un redoutable commando
Tous les spectacles d’Ivo van Hove partent d’une, deux, trois idées-intuitions fortes dont la traduction est à la fois dramaturgique et scénique. C’est le fruit commun d’un commando redoutable d’efficacité qui accompagne Ivo van Hove dans ses créations : Jan Versweyveld (scénographie et lumière), Tal Yanden (vidéo), Eric Steichim (musique et concept sonore). La force visuelle, les grandes options rythmiques du spectacle, c’est à ce travail d’équipe qu’on le doit.
Tandis que le côté gauche est réservé aux chambres à coucher (où l’on s’habille pour les soirées, où l’on séduit, etc.), sur le côté droit du plateau sont alignés des cercueils vides. Ils attendent un à un les membres de la famille qui va être broyée, à commencer par le patriarche , le baron Joachim Von Essenbeck (Didier Sandre, martial et mélancolique, ses yeux clairs et vitreux savent qu’ils appartiennent au passé ) assassiné (balle dans la tête) par l’un des hauts placés de ses aciéries, l’ambitieux Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne, impressionnant, avec une barbichette de traitre empruntée à Iago) finissant dans le dernier des cercueils avec son amante, la non moins ambitieuse baronne Sophie Von Essenbeck (Elsa Lepoivre, phénoménale de beauté, de force, d’impudeur et de séduction).
Entre temps auront pris place dans les autres boites, Konstantin Von Essenbeck qui n’a pas compris le sens de l’histoire dans et hors l’entreprise familiale (Denis Podalydès, très à l’aise en buveur de bière nu) et le plus lucide mais aussi le plus désespérée de tous, Herbert Thallman (Loïc Corbery, sobrement bouleversant) dont la femme Elisabeth(Adeline d’Hermy, très juste jusque dans ses larmes) , la « petite juive », a été envoyé à Dachau et qui se livre à la Gestapo pour sauver ses enfants.
Le rituel de la mise en bière
Ces mises en bière sont l’objet d’un rituel qui se reproduit autant de fois. Tout le monde se met en place face au public (c’est aussi ainsi que le spectacle commence et qu’il se finira), chaque mort va vers son cercueil suivi de six hommes en noir, il s’y allonge, le couvercle est fermé. Tandis qu’il proteste par-delà la mort, le spectacle continue. Tout cela est accompagné d’un rituel de filmage vidéo et d’une partition sonore. Tout avance de front. Ce n’est pas sans rappeler l’un des magnifiques spectacles d’Ivo van Hove que l’on a pu voir il n’y a pas longtemps « Kings of war » (lire ici). Cette fois, ce ne sont pas les rois qui se succèdent mais une famille et ses alliés qui se (et qu’on) rétrécit. Comme on le constate à chaque retour du rituel au personnel de plus en en plus clairsemé.
Qui sont ceux qui restent ? Ceux qui ne voulaient pas le pouvoir, qui n’avaient pas d’ambition politique mais qui finiront dans les bras exacerbés de fierté nationaliste, consentants, influencés. Ainsi Martin Von Essenbeck qui bien que possédant 51% de l’entreprise de son grand père s’en désintéressera longtemps, se laissera manipuler jusqu’à, in fine, exercer son pouvoir par haine de sa mère. Il s’offre aux nazis et leur offre ses usines (Christophe Montenez, seule figure viscontienne, coachée par Pasolini). Il en ira de même son cousin Günther Von Essenbeck, lui par vengeance (Clément Hervieu-Léger, parfait dans le mystère que l’évolution de son personnage suscite). Reste au-dessus, le grand manipulateur, l’homme de l‘ombre, le discret tireur de ficelles au service du régime, Von Aschenbach, le cousin de la baronne Sophie (Eric Génovèse, au léger sourire assassin, au calme diabolique).
"La noirceur de l'âme humaine"
On aurait pu craindre que l’usage de la vidéo fasse trop penser au film de Visconti (même si on ne l’a plus revu depuis longtemps), il n’en est rien. Cependant cet usage s’avère parfois excessif et inutile, il ne fait pas assez confiance à la force des acteurs de la Comédie Française laquelle, de Vassiliev à Ivo van Hove, se grandit avec les plus grands. En revanche, cet usage apparait on ne peut plus pertinent et inventif pour des scènes de groupe (type bacchanale des SA suivie de leur massacre par les SS) où le cinéma laisse habituellement le théâtre paralysé dans les starting blocks.
Ainsi le rituel avignonnais du « grand spectacle d’ouverture dans la Cour d’honneur » aura-t-il été accompli par un spectacle bien balancé, rythmé de rituels, une machine qui tourne sans à-coups et sans faiblesse. On aurait aimé un spectacle au sujet plus incisif, moins patrimoine, moins rouleau compresseur si je puis dire. Il faudra revoir ce riche spectacle à la Comédie-Française, où les dimensions de la salle Richelieu, vont conduite à réinventer la scénographie du spectacle, la bande à Ivo van Hove, sait faire. Et, dans la salle parisienne,on aura le plaisir de voir les acteurs de plus près, et espérons-le, dépourvus de ces micros HF qui leur balafrent le visage quand ils sont filmés en gros plan.
Dans un texte qui ouvre un ouvrage universitaire qui vient de lui être consacré, Ivo van Hove écrit : « Au musée, au théâtre, au cinéma, j’aime être plongé dans le chaos. Je veux ressentir du désarroi, avoir peur, trouver de l’espoir. L’art peut surprendre, il est dangereux à condition de constituer une zone de liberté. L’artiste doit nous transporter et nous choquer en nous donnant à voir la noirceur de l’âme humaine ». Mission accomplie
Festival d’Avignon, Cour d’honneur du Palais des papes, jusqu’au 16 juillet à 22h, sf le 14 à 23H, relâche le 10. Puis à la Comédie Française, salle Richelieu, du 24 sept au 13 janvier 2017
« Ivo van Hove, la fureur de créer » ouvrage collectif sous la direction de Frédéric Maurin, éditions les Solitaires intempestifs, 204 p 17€
Image : scène de "Les damnés" © Christophe Renaud de Lage
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Le spectateur de Belleville
July 5, 2016 2:52 AM
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Par Fabien Bonnieux et Chantal Malaure dans La Provence
L'Avignonnais Loïc Corbery, sociétaire de la Comédie-Française, va jouer pour la première fois dans la cour d'honneur du palais des papes
Loïc Corbery incarne Herbert Thalman, témoin de toutes les déflagrations des "Damnés". Il vient d'avoir 40 ans et pour la première fois, il va jouer dans la Cour d'honneur d'Avignon, sa ville. Entré au "Français" en 2005, Loïc Corbery en est devenu sociétaire cinq ans plus tard. "Lundi dernier (le 27 juin), on avait tous rendez-vous à 18h. J'ai tourné autour du Palais des papes comme avant un rendez-vous amoureux. On a très envie mais on redoute que ce moment ne soit pas aussi beau que ce que l'on a imaginé."
Regard vif, mots choisis, Loïc Corbey vit pleinement son songe d'une nuit d'été à lui. "J'ai l'impression de réveiller mes rêves d'enfant." La Cour, il l'a arpentée en spectateur, pour applaudir Sami Frey, ("la pudeur même"), dans Nathan, le sage (1997), et son premier choc, Henry VI de Stuart Seide (1994).
"Avec mon frère, on entrait par effraction au Palais"
Après avoir joué, à six ans, dans un court-métrage d'Agnès Varda tourné à Avignon, Corbery, ado, prend des cours au "Théâtre Tremplin" (Rostand, Molière), toujours dans la Cité des papes. "Avec mon frère, on entrait par effraction au Palais. On jouait aux explorateurs avec nos lampes torche."
Plus tard, en Terminale au lycée Saint-Joseph, il s'immisce entre midi et 14h "dans la Cour d'honneur, encore ouverte à l'époque. Là, je rêvais de théâtre". À partir de mercredi, Loïc Corbery campera dans "Les Damnés" un des seuls gentils de l'histoire. "Herbert Thalman est le témoin conscient de la montée du nazisme et le témoin de cette famille qui se désintègre. Sa parole est une mise en garde."
Festival In d'Avignon : dans la Cour, en répétition avec la Comédie-Française Quant au metteur en scène, Ivo Van Hove, "il laisse l'acteur avec sa matière à lui, sa réflexion intime. Il architecture nos corps, nos voix et nos regards à l'intérieur de cette formidable machine à jouer." Hasard du calendrier, ce 6 juillet, jour de la première de la pièce, Corbery sera, au cinéma, à l'affiche du film "Sur quel pied danser". "J'y joue un salaud. Ça compense !"
"On est si fiers de travailler avec Ivo"
Elsa Lepoivre joue dans "Les Damnés" la baronne Sophie von Essenbeck. Dans les travées de la Cour d'honneur, on la dirait comme chez elle, tout en aisance élégante et souriante. C'est pourtant la toute première fois , comme quelques-uns de ses camarades du "Français", qu'Elsa Lepoivre foule l'immense plateau, "chargée du bonheur d'être de cette aventure". Après les classiques du répertoire, sous la direction des Françon, Lassalle, Schiaretti... la 516e sociétaire s'inscrit dans le projet d'Ivo Van Hove avec une appétence totale, "ses Shakespeare et Vu du pont m'avaient époustouflée".
Elsa Lepoivre (ici avec Loïc Corbery) est la 516e sociétaire de la Comédie-Française. Diriger des acteurs en français était encore, il y a quelque temps, un cauchemar pour le patron du Toneelgroep d'Amsterdam : "Il a vite vu que nous étions des acteurs assoiffés de travail et d'une grande adaptation face à la variété des projets. On a rapidement saisi ce qu'il pouvait imaginer et tout le monde a joué le jeu ", confie Elsa Lepoivre. "Ivo est un homme secret, attachant, qui nous laisse assez libres dans un cadre très construit qu'il a beaucoup travaillé en amont avec son équipe technique. Il travaille beaucoup à l'oreille, aux rythmes. Quand il lance une indication, ce n'est pas tant qu'il veut un sentiment mais juste une note".
Le film de Visconti, celle qui reprend le rôle d'Ingrid Thulin, (la baronne Sophie von Essenbeck) avoue qu'elle ne l'avait auparavant jamais vu : "Au départ, je voulais m'en inspirer, je l'interprète au même âge qu'elle, 43 ans, mais la forme théâtrale en est tellement éloignée que j'ai eu besoin de rester sur ma ligne".
Scènes violentes, de nudité, "tout a un sens avec une esthétique forte. La distance historique est brisée". A quelques jours de la première, si l'effervescence n'est pas encore palpable, l'impatience est bien là, celle d'entendre les trompettes de Jarre et d'admirer les vols de martinets à la nuit tombée.
PHOTO BRUNO SOUILLARD
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June 30, 2016 3:17 AM
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Par Marie-Pierre Ferey pour AFP TV5Monde :
C'est un maître du théâtre et un fan absolu de cinéma. Ivo van Hove va piloter le grand retour de la Comédie-Française après 23 ans d'absence au Festival d'Avignon, avec l'adaptation du scénario des "Damnés" de Visconti.
"Pour un metteur en scène, la Cour d'honneur est un grand défi. Ne pas s'y confronter, ce serait un peu comme refuser de monter Shakespeare, autant changer de métier!" lance-t-il.
Ivo van Hove fait partie de la poignée de metteurs en scène d'envergure mondiale que les grandes scènes s'arrachent. Ses pièces sont parfois données en plusieurs langues, comme "Vu du pont", donnée en Français au théâtre de l'Odéon et en anglais à Londres puis New York. Il est aussi un des derniers à avoir travaillé avec David Bowie, sur la mise en scène de la pièce musicale "Lazarus", peu avant sa mort.
Lorsque Eric Ruf, le patron de la Comédie-Française, l'a sollicité pour la Cour d'honneur il n'a pas hésité une seconde. "On ne savait pas quelle serait la pièce, mais j'ai dit oui immédiatement. On a beaucoup discuté, de textes classiques ou modernes du XXe siècle, et j'ai demandé à Eric Ruf si on pouvait faire quelque chose qui ne se fait pas tellement à la Comédie-Française par exemple une adaptation d'un film, et là c'est lui qui a dit oui immédiatement."
Eric Ruf cherchait depuis des mois un maître du théâtre pour frotter la troupe à d'autres esthétiques, d'autres méthodes, la "bousculer".
Il ne pouvait mieux trouver: Ivo van Hove a mis au point une esthétique unique, qui mélange subtilement le théâtre et le cinéma. Il aime s'emparer de films pour les adapter au plateau. Certaines scènes sont filmées "live" en coulisses, offrant un contrechamp au jeu des acteurs. "Les Damnés" sont son troisième emprunt à Visconti, après "Rocco et ses frères" et "Ludwig".
"J'ai vu beaucoup de films, je suis un film freak", avoue-t-il. "A 57 ans, j'ai fait beaucoup de théâtre et pour un metteur en scène c'est un défi d'inventer un monde théâtral à partir d'une matière qui n'avait pas été pensée pour ça, Visconti n'a jamais eu l'intention de faire une pièce de théâtre des Damnés".
- Montée des populismes en Europe -
Le spectacle s'ouvre sur des images d'archives de l'incendie du Reichstag. Les flammes en noir et blanc dévorent l'écran tandis que les comédiens prennent position sur scène. On est dans la maison familiale des Essenbeck, une dynastie allemande à la tête d'aciéries vitales pour le Reich. La pièce raconte le basculement de la famille dans la barbarie nazie et dans la haine.
Pour Ivo van Hove, "il y a beaucoup de raisons sur le plan politique de faire ce spectacle aujourd'hui. On voit partout en Europe mais aussi dans le monde, en Amérique, une montée des populismes et de l'extrême droite - et je ne vais pas comparer ces partis avec le nazisme - mais il y a quelque chose qui donne à réfléchir: quand un chef d'Etat, un politicien nous dit de suivre nos sentiments profonds, nos pulsions, c'est dangereux".
"Un autre thème très important dans ce spectacle est la liaison dangereuse entre le monde économique et le monde politique, pour des raisons purement opportunistes, là il s'agit de sidérurgie mais aujourd'hui on pourrait penser au pétrole ou au commerce des armes".
"Le troisième thème important pour moi, c'est le basculement des valeurs, en un temps très court. Le jeune Martin (l'héritier des aciéries) finit par devenir nazi, non pas par idéologie, mais parce qu'il est utilisé par les vrais idéologues. Martin est frustré parce qu'il ne reçoit pas l'amour de sa mère qu'il désire tellement, et il devient un fasciste pour se venger d'elle".
Pour Ivo van Hove, "on peut comparer cela au jihadisme: ce sont toujours des jeunes hommes qui sont frustrés dans la société, qui n'ont pas de boulot, ce n'est jamais pour des raisons idéologiques, ce sont les religieux radicaux qui utilisent ces jeunes gens, qui ont rarement plus de 30 ans".
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June 28, 2016 4:19 PM
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"Entretien par Igor Hansen-Love pour l'Express
A Avignon, nous allons nous mesurer à ce qui se fait de mieux en Europe", estime Éric Ruf. L'administrateur général de la Comédie-Française a fait revenir sa troupe à Avignon, où elle n'avait pas joué depuis vingt-trois ans. Volubile, il évoque la place de la politique au théâtre, l'avenir du spectacle vivant et la pièce Les Damnés, événement du Festival.
Pourquoi a-t-il fallu attendre vingt-trois ans pour que la Comédie-Française revienne au Festival d'Avignon?
Avignon est le plus beau festival de théâtre au monde. Les possibilités de programmation sont extrêmes et les places peu nombreuses. Depuis sa création, tous ses directeurs font des choix personnels pour mettre en valeur un certain style de théâtre. Les derniers en date, Vincent Baudriller et Hortense Archambault, étaient tournés vers des écritures contemporaines, à mille lieues du répertoire de textes et de sens de la Comédie-Française. Il n'y a eu aucune fâcherie, nous n'étions simplement pas dans leur angle de vision. Avec l'arrivée en 2014 du directeur actuel, Olivier Py, l'éventualité de notre retour a été de nouveau envisagée.
Qu'avez-vous à y gagner?
En France, tout nous distingue: la Comédie-Française est le seul théâtre avec une troupe permanente, elle bénéficie de la subvention la plus importante, ses conventions collectives et modes de rémunération sont uniques... Et cette configuration, si particulière, peut nous couper du monde. Au Festival d'Avignon, nous allons nous mesurer à ce qui se fait de mieux en Europe. Nous aurons aussi la possibilité de toucher un public qui n'est pas le nôtre. Et, si le spectacle est réussi, il incitera sûrement de nouveaux metteurs en scène à venir créer des pièces chez nous. Notre maison doit revenir dans le concert des nations théâtrales. D'ailleurs, j'avais évoqué l'idée de ce retour à Olivier Py avant même de devenir administrateur général. L'enjeu est très important.
La pièce que vous jouerez, Les Damnés, est l'adaptation d'un film de Luchino Visconti réalisé en 1969. La Comédie-Française n'a pas l'habitude de puiser dans le répertoire du cinéma...
Au dernier Festival de Cannes, le jeune réalisateur Xavier Dolan a remporté le grand prix avec Juste la fin du monde, l'adaptation d'une pièce de Jean-Luc Lagarce. Pourquoi, en retour, le théâtre ne pourrait-il pas s'inspirer du cinéma? C'est de bonne guerre! En France, nous avons tendance à sacraliser certaines oeuvres. A l'étranger, les grands metteurs en scène n'hésitent pas à couper, à recoller, à mélanger les textes et bousculer les genres. Et ainsi, souvent, je trouve qu'ils accèdent mieux à la substantifique moelle de l'oeuvre. Par ailleurs, Ivo van Hove, l'artiste belge qui a choisi de mettre en scène Les Damnés, ne se contentera pas de reproduire le film sur un plateau; il ne l'a pas vu depuis vingt ans.
"Au sein de la nouvelle génération, les femmes sont bien meilleures que les hommes. A la mise en scène comme au jeu", soutient Éric Ruf. Dans ce film, il est question de la montée du nazisme. Aujourd'hui, les partis d'extrême droite s'imposent en Europe. Le choix de ce texte est-il aussi politique?
Bien sûr.
Par le passé, la maison de Molière n'avait pas pour vocation de s'engager. Faut-il y voir un changement?
Attention, si cette pièce traite de politique, son choix n'est pas un acte militant. Les Damnés est un spectacle politique au même titre que Britannicus de Racine, que nous jouons actuellement salle Richelieu. La Comédie-Française n'a pas à apporter de solutions toutes faites; elle doit faire réfléchir. En l'occurrence, ce texte pose la question suivante: comment un peuple entier a-t-il pu être fasciné par le nazisme ? Visconti y répond en faisant appel à Shakespeare... Tandis que Shakespeare, lui, faisait appel aux tragédiens antiques. Le temps du théâtre n'est pas celui de l'actualité; c'est sa force. Son histoire et sa culture montrent qu'il y a plusieurs siècles, les mêmes problèmes existaient déjà.
Ce constat n'est-il pas désolant?
Je ne trouve pas. Il rend philosophe.
Tout de même ! On peut réfléchir et prendre position.
Vous voulez me faire dire que je suis contre l'extrême droite? Ce n'est pas évident? Si je résiste à cette question, c'est parce que je refuse d'être un militant à la petite semaine. Premièrement, le choix des Damnés n'est pas le mien, mais celui d'Ivo van Hove. Ensuite, je ne conçois pas un plateau de théâtre comme une agora mais comme le fruit du travail d'une administration, des comédiens, des costumiers, des accessoiristes, des metteurs en scène... Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des politiciens qui nous assènent des solutions prétendument simples pour sauver la France. Le rôle du théâtre, à mon sens, consiste à rendre compte de l'état du monde de façon moins didactique, plus complexe et plus contradictoire que ce que l'on voit tous les jours sur BFM TV.
Faudra-t-il continuer à défendre le régime spécifique d'assurance-chômage des intermittents?
Bien sûr ! L'intermittence est juste. S'il est nécessaire de lutter contre certains abus, l'équation fondamentale reste simple : sans ce régime, pas de spectacle vivant. Les périodes où les artistes ne se produisent pas revêtent un caractère aussi important que leur activité visible. Il me paraît logique que l'exception culturelle française s'accompagne d'une organisation exceptionnelle.
L'économie et la pratique des arts ont été mises sens dessus dessous par la révolution numérique. Le théâtre restera-t-il toujours imperméable aux mutations technologiques?
Internet a modifié la façon de réserver nos places de spectacle, mais, au fond, cet art n'a pas vraiment changé depuis plus de deux mille ans. L'invariant est là: les gens auront toujours besoin d'aller voir des acteurs, sur scène, dans le plus grand dénuement. Et voilà pourquoi: un comédien a beau apprendre son texte au rasoir, moduler délicatement sa voix ou enregistrer ses déplacements au millimètre, le public n'est jamais aussi captivé que lorsque l'acteur oublie ses répliques, déraille, et se met à rire. La possibilité même de cet événement met le spectateur dans une disposition d'esprit unique. Elle engendre des émotions d'une puissance inégalable. Le théâtre est organisé pour que l'éclat de la vie surgisse sur scène. C'est ce qui le rend imperméable à la technologie.
Vous avez programmé une majorité de femmes metteurs en scène la saison prochaine. Pratiquez-vous une politique de discrimination positive?
Absolument pas. Je me suis appuyé uniquement sur des critères artistiques. Je ne suis pas le héros d'une cause, mais le simple témoin d'une évolution. Ma prédécesseur, Murielle Mayette-Holtz, cherchait la parité, mais ce fut difficile car certaines artistes souffraient encore d'un souci de légitimité. Les temps ont changé; j'en suis ravi. Je constate même qu'au sein de la nouvelle génération les femmes sont bien meilleures que les hommes. A la mise en scène comme au jeu.
Pouvez-vous l'expliquer?
Un exemple. Denis Podalydès, qui a récemment mis en scène Lucrèce Borgia de Victor Hugo, a confié le rôle de Gennaro à la comédienne Suliane Brahim. Ce personnage, je le connais par coeur car je l'ai joué il y a vingt ans à la Comédie-Française. De toute évidence, elle s'en sortait bien mieux que moi. Longuement, je l'ai observée et j'en suis venu à la conclusion que les femmes sont plus polysémiques que les hommes. Sur scène, les enjeux liés à notre virilité peuvent poser problème. Jamais je n'aurais réussi à jouer la stupé faction comme elle l'a fait.
Votre mandat se termine dans trois ans. Que reste-t-il à faire?
Le grand chantier, c'est l'acquisition d'une nouvelle salle modulable qui permettrait d'accueillir des spectacles contemporains. Ainsi, la Comédie-Française pourrait véritablement se tourner vers l'avenir. Nous espérons nous installer sur le site des Ateliers Berthier, porte de Clichy. Il s'agit d'un dossier politique, très compliqué, qu'il faut absolument mener à bon port.
Jean-Pierre Vincent, qui a dirigé le Français de 1983 à 1986, a dit: "Le poste d'administrateur de la Comédie-Française est le plus difficile de France, avec Matignon." Qu'en pensez-vous?
Qu'il devait avoir l'ambition de devenir Premier ministre! Jean-Pierre Vincent a eu une expérience très douloureuse à la tête de la Comédie-Française. Il a voulu faire la révolution trop rapidement. Je ne suis absolument pas dans ce cas de figure. Je suis entré dans cette maison en 1993, j'en connais chaque recoin, je sais comment décoincer une situation intuitivement, les comédiens me font confiance... C'est l'un des avantages de venir de l'intérieur.
Jouer sur scène vous manque-t-il?
La seule chose qui me manque réellement, c'est la possibilité de faire le con. Aujourd'hui, lorsqu'il m'arrive de blaguer dans les couloirs avec mes anciens camarades de jeu, immanquablement, dix minutes plus tard, je les retrouve dans mon bureau. Angoissés, ils me demandent si je plaisantais, comment ils doivent interpréter ce que je viens de leur dire... Je suis systématiquement suspect de vouloir faire passer une idée. Au sujet de la comédie maintenant, c'est paradoxal. Evidemment, j'aurais adoré jouer sous la direction d'Arnaud Desplechin ou d'Ivo van Hove. Mais je n'aurais pu les programmer si j'étais resté comédien!
"L'invariant est là: les gens auront toujours besoin d'aller voir des acteurs, sur scène, dans le plus grand dénuement", lance Éric Ruf.
Mini bio Eric Ruf 1969 Naissance à Belfort (Territoire de Belfort).
De 1992 à 1994 Etudes au Conservatoire national supérieur d'art dramatique.
1993 Entre à la Comédie-Française.
2003 Joue Phèdre, de Racine, mis en scène par Patrice Chéreau.
2012 Met en scène Peer Gynt, de Henrik Ibsen.
2014 Devient administrateur de la Comédie-Française.
LES DAMNÉS, d'après Luchino Visconti, mise en scène d'Ivo van Hove. Cour d'honneur du palais des Papes. Avignon (Vaucluse), du 6 au 16 juillet.
Photo (c) MARC CHAUMEIL POUR L'EXPRESS
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Le spectateur de Belleville
June 4, 2016 6:24 PM
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Par Fabienne Darge dans le Monde :
C’est historique : lors de la saison 2016-2017, la Comédie-Française programmera autant d’artistes femmes que d’artistes hommes. Cette parité parfaite, qui est une première au niveau d’une institution de cette importance, a été annoncée, mercredi 1er juin, par Eric Ruf, l’administrateur du Français, qui présentait le programme de la deuxième saison qu’il signe à la tête de la maison.
Sur ce terrain comme sur d’autres, Eric Ruf poursuit le travail d’ouverture entamé en 2015-2016. « La saison nouvelle est l’expression d’[une] souplesse et d’[une] nécessaire curiosité » pour des formes très différentes de théâtre, écrit le patron de la Maison de Molière dans l’éditorial de la plaquette de saison. « Le répertoire de la Comédie-Française s’augmente régulièrement de nouveaux titres et ne s’est jamais cantonné à un seul canon littéraire, intégrant depuis plus de trois siècles les dramaturgies qui sont le reflet de leur époque. Il ne s’agit donc pas pour nous de marquer un territoire, mais de les parcourir tous », poursuit l’administrateur général.
La saison 2016-2017 sera donc marquée par un équilibre subtil entre le répertoire et la création contemporaine. L’ouverture de saison est particulièrement appétissante, qui aura lieu au Studio-Théâtre avec L’Interlope, un cabaret imaginé par Serge Bagdassarian ; au Théâtre du Vieux-Colombier avec un Vania, d’après Tchekhov, orchestré par Julie Deliquet ; et, salle Richelieu, avec Les Damnés, le spectacle que le metteur en scène Ivo van Hove va créer à Avignon avec la troupe du Français.
Un « Cyrano » de tous les records
Pour la suite, honneur aux femmes, donc. Anne Kessler mettra en scène La Ronde, d’Arthur Schnitzler, et Anne-Marie Etienne Les Enfants du silence, de Mark Medoff (au Théâtre Antoine). Christiane Jatahy signera une nouvelle création d’après La Règle du jeu, le film de Jean Renoir. Katharina Thalbach, qui est la fille du grand metteur en scène brechtien Benno Besson, s’attaquera à La Résistible Ascension d’Arturo Ui. On retrouvera la Britannique Deborah Warner, qui n’est plus venue à Paris depuis plusieurs années, avec Le Testament de Marie, de Colm Toibin, qui se jouera hors les murs au Théâtre de l’Odéon. Véronique Vella proposera Le Cerf et le Chien, un des contes de Marcel Aymé. Enfin, Isabelle Nanty s’est vue confier une nouvelle version de L’Hôtel du libre-échange, de Georges Feydeau.
Les autres créations de cette saison seront signées par Clément Hervieu-Léger, avec Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux ; Nâzim Boudjenah, avec Intérieur, de Maurice Maeterlinck ; Laurent Delvert, un nouveau venu, avec Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, de Musset ; Jacques Lassalle, avec La Cruche cachée, de Kleist ; Pascal Rambert, avec Une vie, texte personnel.
Du côté des reprises, sont inscrits au menu Roméo et Juliette, de Shakespeare, par Eric Ruf ; Père, de Strindberg, par Arnaud Desplechin ; Le Misanthrope, de Molière, par Clément Hervieu-Léger. Vingt mille lieues sous les mers, d’après Jules Verne, par Christian Hecq et Valérie Lesort. Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, par Denis Podalydès ; Comme une pierre qui…, d’après Greil Marcus et la vie de Bob Dylan, par Marie Rémond et Sébastien Pouderoux ; La Double Inconstance, de Marivaux, par Anne Kessler ; et enfin, le Cyrano de Bergerac mis en scène par Denis Podalydès, qui est en passe de battre tous les records, puisqu’il a été créé en 2006 et n’a cessé d’être repris depuis. Les réservations seront ouvertes le 2 juin pour les titulaires de cartes Comédie-Française, et le 9 juin pour l’ensemble du public.
Fabienne Darge Journaliste au Monde
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November 19, 2016 6:03 PM
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La pièce oubliée de Marivaux : "Le petit-maître corrigé", nouvelle mise en scène de Clément Hervieu-Léger
Par Patrick Sourd dans M Le magazine du Monde : A la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger exhume "Le Petit-Maître corrigé", jamais joué en ces lieux depuis le XVIIIe siècle. Quand il adapte la pièce d'un auteur classique, l'enjeu d'un metteur en scène est de se démarquer de tous ceux qui l'ont précédé. À la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger se retrouve face à un défi inédit : être aux manettes du Petit-Maître corrigé, une pièce de Marivaux de 1734 complètement oubliée. Et pour cause, elle n'a été jouée que deux fois dans l'institution parisienne. " Ce fut l'un des pires échecs dans la carrière de l'auteur, rappelle avec humour le pensionnaire du Français depuis 2005. Pourtant, avant de proposer sa pièce, Marivaux l'avait fait viser par la censure. Ayant obtenu l'accord sans problème, la pièce s'est jouée dans la foulée. " Mais l'auteur est alors l'objet d'une cabale, notamment due à sa candidature à l'Académie française, et la première du Petit-Maître corrigé déclenche une bronca. Le spectacle s'interrompt après la deuxième représentation. Mise de côté, la pièce n'a plus été remontée depuis à la Comédie-Française, et très rarement sur d'autres scènes. Clément Hervieu-Léger découvre l'oeuvre en 2012 alors qu'il monte L'Épreuve de Marivaux. À cette occasion, il relit l'intégrale des pièces du dramaturge. " J'ai alors éprouvé un véritable coup de foudre pour la modernité du Petit-Maître corrigé. " Marivaux prend prétexte de la signature d'un contrat de mariage pour épingler les conflits entre l'aristocratie des villes et celle des campagnes. Le Petit-Maître en question est un jeune Parisien couvé par sa mère, qui s'est donné comme règle de ne jamais dire à une femme qu'il l'aime. En province, Hortense, sa promise, met un point d'honneur à n'accepter ces noces que si son futur lui déclare son amour. " C'est un parcours initiatique où les jeunes gens se libèrent de leurs idées reçues pour découvrir l'amour. Cette intrigue peut paraître très simple, mais elle reste bonne à dire à toutes les époques et peut-être encore plus dans la nôtre. " En février, au Musée du Louvre, le metteur en scène a participé à un cycle de lecture de textes rares du XVIIIe siècle, dont celui-ci : " L'enthousiasme des spectateurs a fini de me convaincre qu'il fallait le monter. Le passé de la pièce au Français a été une motivation supplémentaire pour décider notre administrateur général, Éric Ruf, qui en est aussi le scénographe, de la remettre sur le métier. " à l'issue de la première de cette nouvelle production, Le Petit-Maître corrigé n'aura été joué que trois fois sur le plateau de la salle Richelieu. " Ma responsabilité est d'autant plus grande qu'il s'agit de réhabiliter une oeuvre méritant d'être considérée comme l'une des plus importantes de Marivaux. Cela me donne aussi des frayeurs, car je n'ose imaginer la possibilité de la voir à nouveau tomber dans l'oubli. " Par Patrick Sourd Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux, mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Comédie-Française, place Colette, Paris 1er.
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November 12, 2016 9:19 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde Retiré des podiums, le couturier est devenu costumier de théâtre, notamment pour la Comédie-française, qui célèbre le 15 novembre son incomparable coup de ciseau.
Il est chez lui dans la maison de Molière, Christian Lacroix. Pour un peu, il prendrait ses grands ciseaux et taillerait à même les velours rouges et les damas tissés d’or, les vêtures des créatures qui hantent le palais enchanté de la place Colette. Le couturier est devenu costumier. Pour son plus grand bonheur, et le nôtre. Pour ses muses-actrices, il invente des robes couleur de lune et couleur de soleil, des robes-jardins, des robes de reine des trolls ou de reine des neiges. Pour ses amis acteurs, des redingotes et des habits, des manteaux de brocart.
Tous ces costumes taillés dans l’étoffe des rêves habitent depuis une quinzaine d’années nombre de mises en scène de la Comédie-Française, et notamment celles d’Eric Ruf, le patron de la maison, et de Denis Podalydès, dont il est devenu un fidèle compagnon de route. Rien qu’au cours de cette saison, on peut admirer cet art du costume de scène dans le Roméo et Juliette mis en scène par Eric Ruf, dans Lucrèce Borgia et dans le Cyrano d’ores et déjà historique de Denis Podalydès qui, créé en 2006, n’a cessé de jouer depuis.
Retour aux premières amours
Et tous démontrent avec éclat à quel point le costume d’époque, quand il est dénué d’académisme, peut encore apporter à la mise en scène de théâtre, aujourd’hui. Tout cela, Christian Lacroix va le raconter dans un « Grenier des maîtres », mardi 15 novembre, à la Comédie-Française où, en compagnie de Denis Podalydès, il va retracer ce parcours qui l’a vu revenir à ses premières amours théâtrales.
Car le théâtre a toujours été là. Il était là dans l’enfance arlésienne, et dans son travail de couturier, dont il parlerait presque, maintenant, comme d’une parenthèse. « A Arles, le théâtre est partout, note-t-il. Le théâtre antique qui est en plein milieu de la ville, le souci d’élégance forcené des femmes, les gitanes et leurs mélanges insensés… Et la corrida, qui m’a énormément appris, sur le hiératisme, les couleurs… Je vivais par le spectacle, quel qu’il fût. Qu’il s’agisse d’un film avec Fernand Raynaud ou d’une pièce larmoyante jouée à la bohémienne par une des petites troupes ambulantes qui venaient dans mon quartier de Trinquetaille, c’était la même adrénaline, les mêmes papillons dans le ventre. Mais travailler pour le théâtre, c’était tellement énorme que je ne pouvais même pas l’imaginer. J’aimais bien garder ce désir comme un rêve inaccessible… »
« Habiller une époque »
Un rêve, pourtant, qui a habité toute son enfance, passée à remonter le temps. Le petit garçon, à qui sa mère a offert un sweater rouge ressemblant au pourpoint de Gérard Philipe dans Le Cid, n’a de cesse de collecter tous les documents possibles sur la vie quotidienne, et singulièrement l’habillement, des siècles passés. « Et puis il y a eu la sortie du Guépard, de Visconti, en 1963 – j’avais 12 ans. Là, j’ai vu quelqu’un qui avait vraiment reconstitué une époque. Après, j’ai lu que Visconti exigeait, pour ses décors, que même ce qui était caché dans les tiroirs soit totalement d’époque. Je me suis dit que c’était ce que je voulais faire, et j’ai commencé à créer des albums de collage, sur Shakespeare, par exemple… »
Puis Christian Lacroix est monté à Paris, il a fait des études d’histoire de l’art, et il est tombé dans la mode, un peu par hasard. « Pour moi, la mode et le théâtre, c’était la même chose, en fait. Je mentirais en disant que je voulais être couturier. D’abord, je ne sais pas coudre, et ça ne m’intéresse pas. Ce qui me plaisait, c’était d’habiller une époque comme on habille des personnages au théâtre. J’ai pu le faire parce que j’ai eu la chance d’arriver dans cette décennie éminemment théâtrale qu’ont été les années 80. »
Pleinement heureux
Il y a eu la couture, donc, chez Patou et dans sa propre maison, mais très vite aussi il y a eu le théâtre, avec le metteur en scène Jean-Luc Tardieu, qui, en 1986, a fait faire à Christian Lacroix ses premiers costumes de scène, pour Chantecler, d’Edmond Rostand. Puis le couturier a fait son entrée à la Comédie-Française, en 1995, avec Phèdre, de Racine, mis en scène par Anne Delbée. Une Phèdre pour laquelle il a imaginé cette extraordinaire robe de velours carmin qui semblait taillée à même le rideau de la scène, et qui lui a valu son premier Molière – le deuxième, ce sera pour Cyrano, en 2007. Des Molière dont il dit être plus fier que de ses Dés d’or de couturier.
Il a fallu dix ans encore pour qu’il revienne au Français. Denis Podalydès est venu lui demander de créer les costumes de Cyrano, et, depuis, Christian Lacroix n’a pas arrêté. D’autant que la maison de couture a fermé en 2009, une faillite que Christian Lacroix voit aujourd’hui comme un acte manqué. « Couturier, c’était un rôle de composition, finalement », sourit-il. Et, de fait, il semble pleinement heureux de ce nouveau rôle qu’il tient avec un talent éclatant, au théâtre mais aussi à l’Opéra, avec Eric Ruf et Denis Podalydès, mais pas seulement : il prépare ainsi les costumes de L’Hôtel du libre-échange, de Georges Feydeau, que va mettre en scène Isabelle Nanty au Français en mai 2017.
Des cryptogrammes
« Créer des costumes pour le théâtre, c’est un tout autre plaisir que de faire une jolie robe sur une jolie fille, remarque-t-il. C’est vraiment un travail collectif. Le costume est réussi quand les trois parties, le metteur en scène, l’acteur et moi, nous sentons que nous sommes arrivés à faire naître le personnage. Il s’agit d’entrer dans la vision d’un metteur en scène et d’écouter les comédiens au plus près. Le costume doit être la seconde peau de l’acteur-personnage. Les costumes sont presque des cryptogrammes, des idéogrammes : ils doivent raconter le personnage avant même que les acteurs aient ouvert la bouche. »
Christian Lacroix invente au théâtre des habits qui semblent taillés dans la matière même du temps, avec leur patine, leurs teintes un peu passées. « Je suis toujours cet enfant qui veut remonter le temps. Je cherche le satin ou le taffetas qui donnera l’impression qu’on a fait descendre de son cadre un tableau de Poussin ou de Philippe de Champaigne. J’ai toujours aimé que les vêtements donnent l’impression d’avoir eu plusieurs vies. Et j’ai la chance de travailler avec des ateliers extraordinaires, qui sont parmi les derniers à détenir un savoir ancestral. »
« Un support de jeu incroyable »
Remonter le temps, oui… Mais inévitablement à partir de l’époque dans laquelle on vit pour de vrai. « Le passé est toujours une recréation, observe Christian Lacroix. Un jour, j’ai vu que même chez Visconti, mon idole, le XIXe siècle était un XIXe des années 50, dans Senso, ou des années 60, dans Le Guépard. C’est toujours une utopie de vouloir recréer une époque, on la marque forcément de la sienne propre, alors autant la marquer sciemment. »
C’est donc toujours dans l’ici et maintenant du théâtre que Christian Lacroix inscrit ses costumes d’époque, des costumes dont tous les comédiens, à l’image de Denis Podalydès, disent qu’« ils travaillent pour [eux] ». « Ses vêtements nous dessinent tellement qu’ils sont un support de jeu incroyable », résume l’acteur-metteur en scène. Christian Lacroix en rougirait de plaisir, lui qui habille nos rêves de théâtre et de voyages temporels comme des effluves, sans lourdeur aucune, à l’image de ces jeunes femmes tchékhoviennes et proustiennes qui traversaient Les Méfaits du tabac, en 2014 : les fantômes très charnels d’un passé qui vit toujours en nous.
Grenier des maîtres Christian Lacroix. Mardi 15 novembre à 18 heures, à la Comédie-Française. Tél. : 01-44-58-15-15. De 8 € à 10 €.
Fabienne Darge Journaliste au Monde
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Le spectateur de Belleville
October 5, 2016 5:49 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde : Elle rayonne littéralement, Suliane Brahim. Et pas seulement parce que, en ce lundi de septembre, elle porte un superbe tee-shirt jaune soleil, qui magnifie sa beauté brune, vive et gracieuse. En quelques années, la jeune femme de 38 ans est devenue l’une des grandes actrices de la Comédie-Française, une des étoiles de cette pléiade magique que forment actuellement les comédiennes du Français, d’Elsa Lepoivre à Florence Viala, de Georgia Scalliet à Anna Cervinka, de Julie Sicard à Adeline d’Hermy. Sans compter Dominique Blanc, qui vient de rejoindre ce bataillon d’exception.
Depuis décembre 2015, elle est la Juliette du Roméo d’Eric Ruf, le patron de la Maison, qui triomphe depuis des mois et est aujourd’hui repris jusqu’en février 2017. Une Juliette historique, qui tranche avec la vision habituelle du rôle, dans une mise en scène qui offre une vraie redécouverte de ce « tube » du romantisme qu’est la pièce de Shakespeare, encombrée de clichés. Avant cela, elle a été Rosette dans On ne badine pas avec l’amour, Lisette dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Solveig dans Peer Gynt, Elvire dans Dom Juan et… Gennaro – un rôle d’homme, mais oui – dans Lucrèce Borgia. Et, chaque fois, elle a offert une interprétation marquante du rôle.
Gravité douce et éclats de rire
Dans la vie, elle parle avec une forme de gravité douce, traversée d’étincelles poétiques et d’éclats de rire. Rien ne l’avait préparée dans son milieu familial à se retrouver là, dans le saint des saints de la culture française. Petite-fille d’émigré marocain, elle est née dans « une famille on ne peut plus modeste mais heureuse », où la mère était aide-soignante et le père agent de maîtrise. Son beau prénom aux couleurs orientales, pourtant, ne vient pas d’Afrique du Nord, mais… des Celtes et de Bretagne, autre terre d’imaginaire.
Si elle fuit l’idée d’être enfermée dans le rôle de « la beurette qui a réussi », elle veut en parler, de cette question, Suliane Brahim. « J’ai envie de prendre la parole sur ce que cela signifie, de s’appeler Brahim en France, explique-t-elle sans aucun esprit vindicatif. Même si je n’ai jamais été confrontée à un racisme frontal, ma vie est jalonnée d’événements significatifs. A l’école, par exemple, certains professeurs, qui m’appelaient Brahim, alors qu’ils appelaient les autres élèves par leur prénom. Le fait qu’on ne m’ait jamais loué d’appartement à Paris, aussi : j’ai toujours dû passer par des amis. Le dernier épisode remonte à 2015, au moment de l’attentat à Charlie Hebdo. Je cherchais un appartement, j’étais actrice au Français depuis six ans déjà, et un agent immobilier m’a demandé :“Comment ça s’éternue, votre nom ? ”J’ai dû l’épeler, comme pour prouver que j’étais capable de le faire : B-R-A-H-I-M. Sans compter les castings où l’on ne vous propose que des rôles de beurette… »
SI ELLE FUIT L’IDÉE D’ÊTRE ENFERMÉE DANS LE RÔLE DE « LA BEURETTE QUI A RÉUSSI », ELLE VEUT PARLER DE CETTE QUESTION
L’ironie de l’histoire veut que Suliane Brahim, « pure enfant de l’école républicaine », soit venue au théâtre par son « histoire d’amour » avec la littérature, et par le choc éprouvé, au collège, avec la découverte de Victor Hugo et de Marguerite Duras. Elle vit alors à Bourges, où la Maison de la culture, historique, joue un rôle d’importance, et où, dès l’âge de 15 ans, au début des années 1990, elle peut voir les spectacles qui comptent.
« Cette passion du théâtre, c’est d’abord passé par les acteurs, pour moi : Laurent Poitrenaux, Claude Degliame, Jean-Quentin Châtelain… m’ont particulièrement marquée par leur singularité. Châtelain, je me souviens lui avoir couru après dans les rues de Bourges, je voulais absolument lui parler, lui demander comment il faisait pour avoir ce phrasé si particulier… ».
Et puis il y a eu la metteuse en scène Jeanne Champagne, avant et après l’Ensatt, l’école de théâtre de Lyon. C’est elle qui a poussé Suliane Brahim à continuer, elle encore qui l’a retrouvée, ensuite, pour travailler sur Annie Ernaux, autre écrivaine qui a beaucoup compté pour elle. L’auteure des Années, sans doute, a aidé la jeune comédienne à mettre des mots sur cette « dimension sociale » de sa vie et de son travail qu’elle revendique aujourd’hui, avec la lumineuse douceur qui est la sienne. « Je viens quand même d’un milieu ouvrier, et donc il y a cette révolution que je mène malgré moi. Et, dans les rôles que je joue, il y a une part de secret qui m’appartient. »
Une Juliette qui mène la barque
Ensuite est arrivée la Comédie-Française, où elle est entrée en 2009, à 30 ans, avant de devenir sociétaire le 1er janvier 2016. Quand Eric Ruf lui a proposé de jouer Juliette, elle avait 37 ans. « Il m’a alors dit une très jolie chose : “Tu grandis, tu grandis, mais tu n’as rien contre l’idée de continuer à jouer les jeunes premières ? Parce que j’ai à te proposer une jeune fille de 14 ans…” » Suliane Brahim a dit oui : elle avait croisé la route de Juliette à plusieurs reprises, comme des cailloux semés sur un chemin.
Et elle avait son idée sur le rôle, comme elle l’a toujours, elle qui est une actrice à la fois très au service des rôles, et très personnelle dans sa manière de les aborder. « Eric Ruf n’était pas du tout dans l’image d’Epinal de Roméo et Juliette, des deux tourtereaux. Ce qui me convenait parfaitement, et très vite on a parlé d’une Juliette qui mènerait un peu la barque. J’avais vraiment cette idée qu’elle est active, qu’elle brave le danger, comme toutes ces adolescentes, aujourd’hui, de par le monde, qui affrontent des périls insensés juste pour pouvoir vivre leur amour et leur jeunesse. »
Et ainsi Suliane est devenue Juliette, le « soleil d’Orient » de Roméo, comme elle avait été Solveig, le « chemin de soleil » de Peer Gynt. Chez elle, comme chez Shakespeare, l’astre irradiant est toujours imperceptiblement voilé par le soleil noir de la mélancolie.
« Roméo et Juliette », de Shakespeare. Mise en scène : Eric Ruf. Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris 1er. Tél. : 01-44-58-15-15. A 14 heures ou 20 h 30, en alternance, jusqu’au 1er février 2017. www.comedie-francaise.fr
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October 1, 2016 11:12 AM
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Critique de Gilles Costaz dans Webthéâtre
La Comédie-Française nous met le Vieux-Colombier sens dessus dessous et nous donne un Tchekhov infiltré par des anachronismes et des bribes d’improvisations ! De quoi se mettre en colère ? Non. De quoi s’enchanter. Julie Deliquet, connue pour son collectif In vitro, s’est chargée d’Oncle Vania en abrégeant le titre et en s’accordant toutes les libertés qui lui passaient par la tête.
Pourtant le résultat est tout à fait respectueux de l’oeuvre, situé aujourd’hui en même temps que dans la Russie de 1807, car les anachronismes y sont légers. Au centre d’un dispositif bi-frontal, les acteurs parlent et vivent autour d’une grande table. Ils portent robes légères, salopettes, chemise à carreaux. Sur la table, les objets de la cuisine ou du repas. De chaque côté, un espace étroit, où l’action peut aller courir pour des rencontres plus serrées ; aux alentours, les allées du théâtre sont les chemins par où les uns et les autres vont et viennent. En plus condensé, en plus vif, en plus tempêtueux qu’on ne le voit généralement se déroule le drame de l’oncle Vania et de Sonia. Ces deux déclassés sacrifient leurs vies à l’égoïste Serebriakov et sont amoureux en vain de deux personnages qui ne font que passer dans la propriété. L’ami médecin, en qui Tchekhov a mis pas mal de lui-même, est l’un de ceux qui ne restera pas. Il aime quelqu’un qui ne peut l’aimer et n’aime pas celle qui le dévore de tous ses yeux, Sonia, précisément...
Carrousel des sentiments brûlants mais frustrés, tourniquet de la vie paysanne dansant un moment avec la vie citadine, carrefour des échecs et des résignations : Julie Deliquet n’a pas le sens de la langueur mais celui du crépitement des secrets qui, tout à coup, explosent ou implosent. Elle a ajouté un peu de sa propre vie, qui est celle d’une fille qui a connu la libération de mai 68 à travers l’attitude quelque peu ostentatoire de ses parents et la juge à présent d’un autre temps. C’est ainsi que le personnage de Serebriakov n’est plus un historien grognon mais un bourgeois bohême aux chemises colorées dont la tyrannie est joyeuse et tout aussi inconsciente que celle d’un vieux birbe recuit. Grand cinéphile, ce docte dyonisiaque impose aux déprimés de la datcha la projection d’un film de Dreyer dont ils n’ont que faire ! Hervé Pierre fait là une composition follement amusante et inattendue.
Avant tout, l’interprétation est dominée par le jeu magnifiquement sensible de Laurent Stocker, qui sait allier la noblesse et l’amertume, Florence Viala, qui danse de tout son corps les émotions contraires, et Stéphane Varupenne, qui dessine un glacis transparent, fait d’élégance, derrière lequel se lisent la passion et le renoncement. Anna Cervinka, Dominique Blanc et Noam Morgensztern, sur des partitions plus discrètes, pincent délicatement le violon des états d’âme. Les sanglots ne sont pas longs comme chez Verlaine, mais courts, pour mieux rester longtemps en nous. Admirable spectacle où s’étreignent le temporel et l’intemporel.
Vania d’après Oncle Vania de Tchekhov, mise en scène et scénographie de Julie Deliquet, traduction de Tonia Galievsky et Bruno Sermonne, costumes de Julie Scobeltzine, lumières de Jean-Pierre Michel et Laura Sueur, musique originale de Mathieu Boccaren,
collaboration artistique de Julie André, assistante scénographie : Laura Sueur, avec Laurent Stocker, Florence Viala, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Dominique Blanc.
Vieux-Colombier (Comédie-Française), tél. : 01 44 58 15 15, jusqu’au 6 novembre. (Durée : 2 h).
Photo Simon Gosselin.
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September 24, 2016 1:39 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde
« Mon heure est passée, il est trop tard », dit Vania dans la pièce qui porte son nom. Il est trop tard pour tout le monde, dans Oncle Vania : pour les vieux comme pour les jeunes, dont la jeunesse a été confisquée par leurs aînés. Trop tard pour vivre, pour aimer et pour créer. Les jours racourcissent, et les nuits interminables n’apportent même pas l’apaisement du sommeil.
Le revoilà aujourd’hui, ce Vania qui est un des sommets de l’art tchekhovien, dans la version magnifique que signe la jeune metteuse en scène Julie Deliquet au Théâtre du Vieux-Colombier : un Vania on ne peut plus vif et vivant, et qui à la fin vous serre le cœur comme la vie même quand elle se révèle dans la nudité des espoirs déçus et des moments gâchés.
Lire le portrait : Julie Deliquet, le théâtre in vivo
Tout de suite, on est dans la maison de Vania, de Sonia, d’Elena et des autres, et tout de suite on est dans leur histoire qui est aussi la nôtre, de nos jours, sans qu’il soit pour cela nécessaire à la metteuse en scène de produire des signes agressifs de modernité. La salle du Vieux-Colombier a été complètement réaménagée en un dispositif bifrontal et, avec sa belle charpente en bois, elle figure avec évidence la maison-théâtre dont nous faisons nous aussi partie, spectateurs.
ON EST DANS LA FAMILLE ET DANS LE DRAME QUI S’Y JOUE, À LA FOIS BANAL ET DÉCHIRANT Et tout de suite, alors que l’on s’installe sur les chaises entourant la longue table qui sert de décor principal, on est avec eux, ces personnages-acteurs-personnes taillés dans l’étoffe même de la vie. On est dans la famille, qui a forcément des points communs avec les nôtres, et dans le drame qui s’y joue, à la fois banal et déchirant.
Oncle Vania, sa nièce Sonia et sa mère Maria Vassilievna, coulaient des jours tranquilles et travailleurs, dont le bonheur comme le malheur étaient absents. Mais voilà que débarquent dans la maison le professeur Serebriakov, le père de Sonia, accompagné de sa nouvelle et jeune épouse, Elena. Et depuis qu’ils sont là, « tout va de travers ».
De ce Serebriakov qui, sous la plume de Tchekhov, est une quintessence d’homme vieillissant, pontifiant et égoïste, Julie Deliquet et Hervé Pierre, qui le joue, font un soixante-huitard ne supportant pas de vieillir. Il faut le voir débarquer, avec sa chemise de bobo à rayures et à fleurs : « On dirait Peter Ustinov dans Mort sur le Nil », dit de lui Vania.
Ce n’est évidemment pas un hasard si Julie Deliquet a inséré dans son spectacle une très belle séquence où l’ensemble du groupe regarde Vampyr, le film de Dreyer. Le professeur est bien un vampire qui a sucé la moëlle de toute sa famille – et tout cela pour quoi ? Pour une vie qui disparaîtra dans les sables, comme les autres.
Mélancolie et acuité
Hervé Pierre, extraordinaire dans le rôle, n’est pas le seul, dans ce Vania dont Julie Deliquet a renforcé la dimension chorale. Tous sont ici absolument merveilleux. Le Vania de Laurent Stocker est infiniment émouvant, avec sa silhouette ramassée sur lui-même d’homme victime de sa modestie. La Sonia d’Anna Cervinka, dans sa salopette bleue de travailleuse, nous restera longtemps au cœur, dans la beauté de son courage de vivre.
Florence Viala, elle, est une Elena inhabituelle, vive et terriblement lucide sur sa vie manquée. Stéphane Varupenne, dans le rôle d’Astrov, le docteur qui fait tourner les têtes, est d’une puissance de vérité, d’une séduction jamais vues chez lui. Dominique Blanc, dans le rôle d’habitude négligé de Maria Vassilievna, est absolument impayable. Et Noam Morgensztern on ne peut plus touchant dans celui de Tielieguine, le propriétaire ruiné devenu employé agricole du domaine.
Il n’y a pas de seconds rôles, dans ce théâtre là. Tous ont la même valeur humaine fondamentale, dans ce spectacle qui a le charme de la jeune femme qui le signe : un mélange de mélancolie et d’acuité qui va formidablement bien à Tchekhov.
Vania, d’après Oncle Vania, d’Anton Tchekhov (traduit du russe par Tonia Galievsky et Bruno Sermonne). Mise en scène : Julie Deliquet. Théâtre du Vieux-Colombier, 21, rue du Vieux-Colombier, Paris 6e. Mo Saint-Sulpice. Tél. : 01-44-58-15-15. Mardi à 19 heures, du mercredi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 heures, jusqu’au 6 novembre. De 10 à 32 €. Durée : 2 heures. www.comedie-francaise.fr
Fabienne Darge
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September 21, 2016 5:23 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde :
Septembre. Le temps des roses d’automne – roses douces et tristes. Le temps d’Oncle Vania, qui revient à la Comédie-Française, dans sa salle du Vieux-Colombier, mis en scène par une jeune femme, Julie Deliquet. C’est elle qu’a choisie Eric Ruf, l’administrateur de la Maison de Molière, pour ouvrir ainsi la saison avec l’auteur russe Anton Tchekhov.
Et, avec elle, le « Vieux-Co », comme on l’appelle familièrement, s’est transformé en une maison habitée du matin au soir. Une maison poreuse à tous les mouvements de la vie, au point que, quand on entre dans la salle pour suivre une répétition, on est saisi d’un léger trouble. On a beau (re)connaître Laurent Stocker, qui joue Vania, Florence Viala (Eléna), Hervé Pierre (Sérébriakov), Anna Cervinka (Sonia) ou Dominique Blanc (Maria Vassilievna), on a l’impression de s’immiscer dans un groupe amical ou familial, plus que dans une session de travail.
Ainsi est-il, le théâtre de Julie Deliquet qui, à 36 ans, forte de quatre spectacles créés depuis 2009 avec sa compagnie, In Vitro, fait son entrée dans la prestigieuse maison. L’atmosphère est pourtant tout à fait studieuse. Mais sans doute le travail d’appropriation que poursuit la metteuse en scène est-il déjà en cours. Au cours de la répétition, elle ne cessera d’insister, avec douceur et fermeté, sur le « théâtre à cru, à nu », qu’elle cherche à faire naître. « Tout doit être nécessaire et vital, insiste-t-elle. Il ne faut pas que ça “fasse texte”. »
JULIE DELIQUET, METTEUSE EN SCÈNE : « TOUT DOIT ÊTRE NÉCESSAIRE ET VITAL. IL NE FAUT PAS QUE ÇA “FASSE TEXTE” »
Julie Deliquet est l’une des figures, avec Sylvain Creuzevault, dont elle est proche, de ce nouveau théâtre qui s’est inventé au début des années 2000 autour de l’Ecole du Studio-Théâtre d’Asnières et de l’Ecole Jacques Lecoq. De l’acteur Eric Charon, qui est aussi le compagnon de Julie Deliquet et travaille régulièrement avec Creuzevault, à Igor Mendjisky ou Lorraine de Sagazan, ils sont toute une bande à être sortis de ce creuset extrêmement créatif, et à s’être structurés en « collectifs » qui n’en finissent plus de nourrir le renouveau théâtral français.
Au départ, pourtant, Julie Deliquet voulait être comédienne. Elle faisait du théâtre depuis toujours, à Lunel, dans le sud de la France. « J’ai toujours dit que je ferais du théâtre plus tard. Mes parents, qui sont des soixante-huitards typiques, ne s’y sont jamais opposés. » Mais elle a suivi des études de cinéma, aussi, et c’est là sans doute que s’est révélé son tempérament de metteuse en scène.
Elle a donc d’abord été comédienne, dès sa sortie des écoles, en 2004. Mais la déception est venue très vite. « J’avais du mal à trouver un sens à ce que je faisais. » Julie Deliquet avait eu un bébé, aussi, et plus personne ne l’appelait pour jouer. « Dans la voie ouverte par Sylvain Creuzevault, je me suis posé la question de faire du théâtre différemment, pour pouvoir exprimer quelque chose qui m’appartienne en propre, et qui appartienne à notre génération. »
La chute des utopies
Quand le bébé a eu 9 mois, elle a appelé quelques amis, et elle a fondé sa compagnie, qu’elle a appelée In Vitro. Pour pouvoir inventer ce dont elle avait envie : un théâtre du vivant. Et, pour cela, il fallait aller vers la création collective : « Chercher avec les autres, quitte à ce que la pensée mute, se transforme, s’abîme, cela me semble indispensable pour pouvoir rejoindre ce que le théâtre a de plus précieux, infini et éphémère à la fois, qui se vit dans la relation directe. »
La compagnie a alors créé une fresque familiale en trois volets, La Noce, d’après Brecht, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, et Nous sommes seuls maintenant, écrit par la troupe. Puis il y a eu Catherine et Christian (fin de partie), et de spectacle en spectacle, Julie Deliquet a creusé ce thème familial et générationnel, celui de la chute des utopies et de l’héritage laissé par la génération de 1968 à ses successeurs. « Je crois que j’ai eu très tôt cette sensation d’appartenir à une génération qui n’avait pas le droit à sa jeunesse, parce que la génération précédente se vivait comme éternellement jeune. Ce n’est pas seulement une question intime, elle est largement sociale et politique. Les “héros” de 68 sont entrés dans les livres d’histoire à 20 ans, et du coup, ces 20 ans, ils ne les enterrent pas. Comment fait-on quand on a 20 ans derrière ? C’est encore cette génération qui est au pouvoir à tous les niveaux de la société. Mais, le plus étonnant, pour moi, c’est ce hiatus entre l’âge d’or qu’ils ont vécu, et la société qui en est issue, qui est à rebours de tous leurs idéaux. »
Lire la critique de « Catherine et Christian (fin de partie) » : Trois filles, quatre fils et deux enterrements
« Théâtre à l’os »
Le Vania (d’après Oncle Vania) qu’elle monte avec les acteurs de la Comédie-Française est dans cette continuité. « J’aime cette pièce depuis toujours, et je trouve qu’elle a un lien très fort avec nos précédents spectacles, et notamment avec l’univers de Lagarce. Dans Vania, on est avec des gens de 30 ou 40 ans qui passent leur temps à dire qu’ils sont déjà vieux. Tchekhov parle tellement d’un monde qui s’écroule… Ce n’est pas la même fin du monde qu’aujourd’hui, mais il y a des résonances très fortes. Le professeur, par exemple, nous le traitons comme un soixante-huitard : c’est un jouisseur, qui prend tellement de place qu’il n’y en a plus pour ceux qui viennent après. »
Julie Deliquet n’a rien changé de son « théâtre à l’os ». Elle qui souvent rapportait de la maison de campagne de ses parents les objets qui habitaient ses spectacles est allée cette fois chiner dans les sous-sols de la Comédie-Française. « Chaque objet porte une histoire, chaque comédien aussi », sourit-elle, assise devant la longue table qui lui sert de décor principal, installée, dans la maison-théâtre, au milieu de deux rangées de spectateurs. Recréer la vie, encore et encore, in vitro etin vivo, telle est bien la passion de Julie Deliquet. Ça a l’air simple, peut-être. Mais c’est un art théâtral subtil que d’aborder de manière aussi aérienne les frontières entre la fiction et le réel.
Vania, d’après Oncle Vania, d’Anton Tchekhov. Mise en scène : Julie Deliquet. Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 21, rue du Vieux-Colombier, Paris 6e. Mardi à 19 heures, du mercredi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 heures, jusqu’au 6 novembre. De 10 € à 32 €. www.comedie-francaise.fr
Fabienne Darge Journaliste au Monde
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September 18, 2016 11:32 AM
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Par Corinne Denailles dans Webthéâtre
Ivo van Hove est sans conteste un des grands talents actuels de la scène internationale. Avec le même art, il sait être fidèle au texte qu’il met en scène (Vu du pont d’Arthur Miller, 2016, Prix de la critique) et construire un monde, tisser un récit de mots et d’images à partir d’un matériau qu’il creuse et nourrit, qu’il réinvente totalement. Pour la Cour d’honneur d’Avignon il s’est emparé des Damnés (La caduta degli dei, littéralement La chute des dieux) de Visconti (1969) avec une maîtrise et une force de frappe incomparable, recomposant les éléments du film pour parler d’aujourd’hui, du risque de résurgence de nationalisme et des effets économiques et politiques délétères associés. Et le parallèle est loin d’être vain. L’histoire sulfureuse de la manipulation d’une famille de grands industriels, les Von Essenbeck (en réalité les aciéries Krupp) qui croiront pouvoir profiter de la situation économique et politique et se feront engloutir par le régime nazi suinte la corruption, la trahisons, toutes les violences y compris sexuelles, et révèle un monde en folie qui a perdu toute humanité. Tout commence avec l’assassinat du baron Joachim (Didier Sandre, aristocrate et digne) qui ne voulait consentir à fabriquer des armes pour le régime nazi. On accuse Herbert (Loïc Corbery excellent, figure d’intégrité dans cet enfer), hostile à Hitler et qui doit fuir. Aschenbach (Eric Genovèse), ange noir du pouvoir, va manipuler tout le monde avec la complicité de Bruckmann (incroyable et méconnaissable Guillaume Gallienne) et de Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydes, surprenant dans ce rôle de brute répugnante). La baronne Sophie Essenbeck, autoritaire, glaçante et cynique, finira dans son cercueil dans un sinistre costume de noces aux côtés de son amant Konstantin. Elle est la mère de Martin qu’elle manipule, jeune homme inverti, pervers, pédophile, rebelle qui se retrouve à la tête des aciéries et consentira à toutes les trahisons, symbole absolu du Mal, magnifiquement interprété par Christophe Montenez. Chez Visconti, Helmut Berger apparaissait travesti en Marlène Dietrich. C’est un vrai bonheur de voir la troupe de la Comédie-Française dans la Cour d’honneur après plus de vingt ans d’absence et d’admirer la cohésion et le talent de comédiens tous très doués, libres de tout académisme et capable de dépasser les frontières de leur art. La scénographie du spectacle utilise toute l’ouverture immense du plateau : à jardin des loges d’artistes, au centre un grand espace de jeu orange, évocation du métal en fusion des aciéries, à cour, des cercueils alignés qui recevront successivement les corps dans un rituel répétitif. La musique (enregistrée ou joue en direct par des musiciens qui accompagnent les acteurs) emprunte à la musique classique ou au rock métal allemand. La vidéo occupe une place prépondérante, parfois un peu envahissante, voire intrusive, même si elle est toujours pertinente. Sur un écran géant, des gros plans scrute les personnages et montre des images d’archives, plus précisément quatre événements symboliques : l’incendie du Reichstag, le camp de concentration de Dachau, un autodafé au cours duquel sont égrenés des noms d’écrivains concernés, la nuit des longs couteaux, orgie sanglante. Quand l’écran ne renvoie pas l’image du public muet, complice malgré lui de tant d’horreurs. Un travail tout le temps inventif et jamais redondant, ajoutant du sens au sens, associé à un travail sur le son exceptionnel (au début du spectacle les gradins vibrent de grondements puissants évoquant le bruit des machines. Le chant nazi chanté par un chœur de SA sur l’écran enveloppe le public créant une sensation vraiment dérangeante). La mise en scène de Ivo Van Hove s’éloigne de tout réalisme en n’utilisant que les codes du nazisme reconnaissables, elle joue conjointement de la stylisation et d’images chocs et réussit à faire en sorte que l’histoire d’hier parle d’aujourd’hui, concluant par une scène finale redoutable de violence et d’efficacité.
Les Damnés, d’après Luchino Visconti, mise en scène Ivo van Hove. Scénographie et lumière Jan Versweyseld. Costumes An d’Huys. Vidéo Tal Yarden. Musique et concept sonore Eric Sleichim . Dramaturgie Bart van den Eynde. Avec la Troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez Et Basile Alaïmalaïs, Sébastien Baulain, Thomas Gendronneau, Ghislain Grellier, Oscar Lesage, Stephen Tordo, Tom Wozniczka.
A la comédie-Française à 20h30, dimanche à 14h. Avec Bl !ndman [Sax] : Koen Maas, Roeland Vanhoorne, Piet Rebel, Raf Minten
© Christophe Raynaud de Lage
Le scénario Les Damnés est paru dans le n°634 de la revue L’Avant-Scène Cinéma. Les Damnés fait l’objet d’une Pièce (dé)montée, dossier pédagogique réalisé par Canopé. Le spectacle sera diffusé sur Culturebox pendant 6 mois.
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Le spectateur de Belleville
July 7, 2016 3:06 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde
C’est un triomphe étrange qui a accueilli, mercredi 6 juillet au soir, la première représentation des Damnés dans la Cour d’honneur du Palais des papes, en ouverture de la 70e édition du Festival d’Avignon. Un triomphe grave, presque solennel, à la hauteur du sujet, et du spectacle grandiose et glaçant – mais pas glacé – signé par le metteur en scène flamand Ivo van Hove, et joué par la troupe de la Comédie-Française.
Le public est resté tétanisé quelques secondes, avant de se lever par vagues qui ont fini par gagner le carré VIP au centre des gradins, au cœur duquel se trouvait la ministre de la culture, Audrey Azoulay, entourée par Olivier Py, le directeur du Festival d’Avignon, et par Eric Ruf, l’administrateur général de la Comédie-Française, venu assister au retour de la troupe, après vingt-trois ans d’absence dans le Vaucluse.
On ne sait ce qui frappe en premier lieu dans cette réinterprétation magistrale de l’histoire inventée en 1969 par Luchino Visconti : la pertinence de la remettre sur le devant de la scène aujourd’hui, dans une Europe à nouveau gagnée par les nationalismes et les tentations autoritaires ; l’audace formelle du metteur en scène, qui invente ici une des fusions les plus poussées entre cinéma et théâtre qu’il ait été donné de voir ; ou le jeu brillantissime et intense offert par les comédiens-français.
CES NOCES SONT L’OCCASION POUR LE METTEUR EN SCÈNE D’UN MARIAGE INÉDIT ENTRE THÉÂTRE ÉPIQUE ET THÉÂTRE DRAMATIQUE, ET ENTRE THÉÂTRE ET CINÉMA
Comme dans le film, l’histoire commence le 27 février 1933. A Berlin, le Reichstag est en flammes. Dans la famille von Essenbeck, qui a fait fortune dans l’industrie sidérurgique, on célèbre l’anniversaire du patriarche, Joachim. Le bonheur familial en trompe-l’œil sera de courte durée. Les rivalités familiales, dignes de la tragédie grecque, et la soif de pouvoir, aussi dévorante que chez Shakespeare, ne vont pas tarder à se déchaîner, attisées par un deus ex machina appartenant aux cercles hitlériens, le Hauptsturmführer von Aschenbach.
En adaptant Les Damnés, Ivo van Hove rompt totalement avec l’esthétique profuse et historique du film. Il est en revanche profondément fidèle à la ligne de fond qui le sous-tend, ce regard viscontien sur les noces de sang du capitalisme et du nazisme. Le cinéaste italien disait d’ailleurs que ses Essenbeck, aussi déments, aussi déshumanisés fussent-ils, étaient encore bien en dessous de la réalité incarnée par la famille Krupp…
Et ces noces sont l’occasion pour le metteur en scène d’un mariage inédit entre théâtre épique et théâtre dramatique, et entre théâtre et cinéma. Dans la Cour d’honneur du Palais des papes, il n’y a pas vraiment de décor, pas de reconstitution d’une grande demeure bourgeoise. Le mur de la cour, cette « pierre glorieuse » célébrée par Jean Vilar, est à nu. Comme l’avait fait Patrice Chéreau, dont Ivo van Hove est un grand admirateur, avec son Hamlet, le metteur en scène a fait le choix de l’horizontalité de la cour, et pas de sa verticalité. Au centre du plateau, un grand rectangle orange, aire de jeu, creuset en fusion de toutes les folies familiales et politiques.
Rituel de mort
Ivo van Hove la met en scène, cette histoire, comme un rituel de mort, qui voit les protagonistes, l’un après l’autre, passer de jardin à cour, des loges de théâtre où ils se préparent et s’habillent à vue aux cercueils qui scellent leurs destinées. Le metteur en scène, avec son scénographe habituel, Jan Versweyveld, a conçu cet « espace vide » pour mieux développer le dialogue qu’il instaure entre cinéma et théâtre : un dialogue qui, à part chez Frank Castorf, n’avait jamais été aussi loin.
Le travail réalisé avec le vidéaste américain Tal Yarden est stupéfiant à divers titres, qui semble jouer sur toutes les gammes à disposition. Images filmées en direct, qui jamais ne viennent doubler l’action sur le plateau, mais l’approfondissent dans un rapport intime. Images enregistrées et projetées parallèlement à l’action, qui permettent de donner toute leur force aux scènes les plus difficiles, comme celle de la Nuit des longs couteaux, en suggérant plus qu’en montrant directement. Images démultipliées, floutées, grainées, warholiennes, jeu entre la couleur et le noir et blanc, dans le passage de la vie à la mort…
Et c’est ainsi qu’Ivo van Hove retrouve une dimension opératique, mythique et épique, tout en faisant jouer le drame à ses comédiens de la manière la plus organique et la plus humaine possible. Et ils jouent le jeu, ces comédiens-français que l’on dit souvent, par pur cliché, prisonniers d’un certain académisme, de manière éblouissante.
Emotion
La place manque pour décrire le travail de chacun. Ce que fait ici Denis Podalydès est particulièrement saisissant, dans le rôle sans doute le plus ingrat, le plus abject de la pièce, celui du SA (Section d’assaut) Konstantin von Essenbeck. Guillaume Gallienne, dans celui de Friedrich Bruckmann, Macbeth au petit pied, fait montre d’une sobriété et d’une intériorité inédites et magnifiques.
Tous apportent une couleur singulière, une force, une émotion. Mais ici, on se souviendra particulièrement de Christophe Montenez. Avec lui, Martin, le pivot de l’histoire, garde tout son mystère : un abîme noir de ressentiment, de haine et de perversion que le jeune comédien exprime avec une douceur vénéneuse et morbide. Et l’on se souviendra longtemps d’Elsa Lepoivre, en Sophie von Essenbeck-Lady Macbeth, hantant de sa folie les souterrains du Palais des papes. La grande blonde est bien la reine des Damnés.
Les Damnés,d’après le film de Luchino Visconti. Mise en scène : Ivo van Hove. Cour d’honneur du Palais des papes, à 22 heures, jusqu’au 16 juillet. Durée : 2 h 20. Tél. : 04-90-14-14-14.
Fabienne Darge (Avignon, envoyée spéciale) Journaliste au Monde
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Le spectateur de Belleville
July 7, 2016 3:25 AM
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Par Amélie Blaustein Niddam pour toutelaculture.com
Depuis combien de temps la Cour d’Honneur ne s’était pas levée ? C’est si rare qu’il est impossible de se souvenir. Olivier Py a fait un choix osé, un choix qui suscitait doutes et questions et il a eu raison. La traduction qu’ Ivo Van Hove a fait du film Les Damnés, de Visconti, et la façon dont il a fait sienne la troupe du français tient de la haute technicité mais surtout d’une bonne dose de génie.
Ivo Van Hove est un habitué des scènes françaises, souvent pour le meilleur. Son Kings of War présenté à Chaillot cette saison le prouve. Quelque fois, c’est pour le pire. On se souvient de l’embourgeoisé Vu du Pont en 2015. Quand le directeur artistique du Toneelgroep Amsterdam a accepté l’invitation de la Comédie Française, l’inquiétude était totale. Quand le choix de la pièce a été donnée, encore plus. Adapter le chef d’oeuvre de Visconti, Les Damnés, et passer après la tourbillonnante version de ZT Hollandia ( 2004 ), le défi était immense. Les Damnés est sorti en 1969, avec une recette de blockbuster, production Warner et sujet touchy. Il s’agit de raconter l’histoire de la famille Essenbeck en pleine montée triomphale du nazisme. Joachim (Didier Sandre), le patriarche bientôt assassiné est à la tête d’une riche aciérie. Autour de lui il y a entre autres des requins (Eric Genovèse en Von Aschebach, Denis Podalydès en Baron Konstantin Von Essenbeck, Elsa Lepoivre en Baronne Sophie Von Essenbeck, Guillaume Gallienne en Friedrich Bruckman, des agneaux (Sylvia Bergé en gouvernante, Alexandre Pavloff en Commissaire et Recteur, Loïc Corbery en Herbert Thallman, Adeline D’Hermy en Elisabeth Thallman, Clément Hervieu-Léger en Günther von Essenbeck, des enfants, et Martin (Christophe Montenez), le fils de Sophie, un paumé pas si paumé. Mais la troupe est au complet : Basile Alaïmalaïs, Sébastien Baulain, Thomas Gendronneau, Ghislain Grellier, Oscar Lesage, Stephen Tordo, Tom Wozniczka eux campent les nazis attablés ou croque-morts. Nous suivons le fil du film qui est un crescendo quasiment en huis clos. La scénographie de Jan Verseweyveld est parfaite : il dessine des lignes ; à droite six cercueils qui trouveront locataires tout le long du spectacle, devant eux, des places pour des musiciens qui seront occupées par Bl!ndman, Koen Maas, Roeland Vanhoorne, Piet Rebel et Raf Minten. En face, quatre lits sur lesquels les confidences se feront et où Sophie (incroyable Elsa Lepoivre) manigancera le changement de nom de son amant Friedrich. C’est au pied du lit que son fils, le magistral Christophe Montenez lui hurlera sa haine. Derrière ces lits, des loges où les comédiens se changent. Et devant nous un écran de cinéma. Et au sol, un grand tapis orange. Sans singer le film, sans le recopier mais tout en restant proche de sa force et de ses axes, Von Hove choisit avec brio de mixer le plateau et l’écran en nous offrant des longs temps de captation en direct où les comédiens sont eux loin de nous. Il incruste des images d’archives rappelant les grands jalons de la montée du nazisme. L’incendie du Reichstag, les autodafés de 1933, La nuit des longs couteaux où les SS et les SA se tuèrent entre eux en 1934… autant de faits qui font irruption dans cette famille et qui vont la faire exploser dans le sang, mais aussi la bière, le goudron, les plumes et les cendres. Von Hove a dirigé a sa façon la troupe du Français, rendant ses comédiens, quel bonheur, plus à vif, plus charnels, plus radicaux. Ils sont comme dépossédés de leur texte et de leur jeu, pris au piège que l’Allemagne leur tend, rattrapés par leurs choix odieux. Tous éclatent le plateau, même si certains, de par leur rôle, apparaissent encore plus en avant. Christophe Montenez, travelo pédophile est d’une perversité inouïe. Gallienne et Podalydès sont des roitelets infiniment convaincants, et il en va de même pour tous les comédiens présents dans ce tableau du XXe siècle délivrant un texte d’une troublante actualité. On entend : « Il y aura des élections dans les jours qui viennent et il faudra les gagner pour qu’il n’y en ait plus jamais »…. La barbarie et la laideur se nichent ici dans l’absolue beauté de la forme, cela est renforcé par les lumières de Jan Versweyveld qui viennent transformer le noir théâtral en éblouissement. Pour marquer les temps de passage vers encore plus d’horreur, on nous aveugle et nous assourdit en balançant du métal, mais le jazz revient, puis l’opéra revient, car il est impossible de rester sourd et aveugle, c’est le touchant Herbert qui le demande sans y croire « Que le monde entier sache ». Si seulement sa parole avait été entendue, mais ça ce n’est plus de la fiction. Visuels : Les Damnés – © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
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Le spectateur de Belleville
July 3, 2016 5:35 PM
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Par Sophie Jouve pur Culturebox
Ses yeux brillent, son sourire est radieux, Loïc Corbery ne cache pas son excitation. Dans quelques jours, ce natif d'Avignon, au physique éternellement juvénile, va jouer pour la première fois dans la Cour d'honneur, "Les Damnés" de Visconti avec sa troupe de la Comédie-Française. La Cour d'honneur où il se faufilait quand il était petit, s'imaginant incarner les plus grands rôles du répertoire. On l'avait découvert en 2005. Il était alors un jeune premier prometteur qui arrivait en scooter aux répétitions. Depuis on l'a vu joué avec la même aisance Dom Juan, Alceste dans le Misanthrope, le Prince de la Double Inconstance… Il nous a bouleversé en Perdican dans "On ne badine pas avec l'amour" de Musset. On a hâte de le voir incarner Herbert Thallman, l'âme pure, le proscrit des "Damnés". Rencontre pendant les dernières répétitions parisiennes.
Comment se déroulent le travail avec Ivo van Hove ?
On savait qu'on avait très peu de temps. Je redoutais que tout soit prédéterminé dans la mise en scène, qu'on prenne les places qu'il avait décidé et que le spectacle se monte comme ça. En fait ce n'est pas du tout ce qui s'est passé.
Le spectacle est extrêmement pensé en amont, visuellement, scénographiquement, dramaturgiquement, esthétiquement et techniquement, mais en revanche toute la matière humaine s'est façonnée en répétitition avec lui, à l'instant présent.
Ce qui m'a surpris chez Ivo c'est sa douceur. Je m'attendais à un esprit brillant, à un metteur en scène pertinent, on découvre tous, je crois, une humanité assez belle, extrêmement discrète, secrète, délicate, tout ça est vraiment très chaleureux Ivo van Hove à l'habitude de travailler avec une troupe d'acteurs très physique à Amsterdam…
On a cette sensation, ce sentiment ou ce souvenir que les acteurs du Français sont plus cérébraux que physique, mais ce n'est pas le sentiment que j'ai. J'ai le sentiment d'appartenir à une génération de comédiens, par les metteurs en scène avec qui on travaille, par les spectacles que nous avons vus, et des envies qu'on a , assez sensible à ce que notre corps peut raconter, aussi bien que notre voix, et aussi à la manière dont différents corps peuvent se parler sur un plateau, se rencontrer, s'entrechoquer, se briser. Quel rôle tenez-vous dans cette famille von Essenbeck ?
Herbert, mon personnage, est dans cette histoire le seul qui a une conscience aigüe de ce qui est en train de se passer. Dès le départ il voir venir le danger, il va en souffrir très violemment lui et sa famille. C'est celui qui pressent, qui a un regard très clairvoyant sur la Grande histoire et la petite histoire, le sort de cette famille dans la Grande histoire.
Content d'en être ?!
On est content d'en être (sourire rayonnant), d'autant plus que moi je suis natif d'Avignon. Pour n'importe quel acteur aller jouer là-bas, quand même, c'est un moment important. Moi il se trouve que c'est aussi un rendez-vous secret, de l'enfant que j'étais, qui a pu rêver sur cet endroit, du spectateur que j'ai été beaucoup là bas, de mon adolescence jusqu'à aujourd'hui. C'est un moment très particulier pour moi. Comment appréhendez-vous la Cour d'Honneur ?
J'y vais avec une grande confiance, j'en connais tous les recoins. C'est la première fois que j'y joue, mais j'y ait tellement joué étant enfant ! J'y jouais à cache-cache avec mes amis quand j'étais tout petit, puis tous les grands rôles du répertoire quand j'étais adolescent, tout seul l'hiver… Entre midi et deux je mangeais très vite à la cantine, la Cour était encore ouverte au public à cette époque là, j'y allais et je rêvais à Musset, Molière Schakespeare. Il n'y a pas que la cour, il y a aussi tous ces regards qu'on a croisé, Casarès…
On est très heureux, les uns les autres, de vivre cette aventure tous ensemble. C'est un peu la famille quand même. J'ai l'impression, avec la famille, de redescendre à la maison. INFOS PRATIQUES
"Les Damnés" d'après Luchino Visconti, mise en scène d'Ivo van Hove Cour d'honneur du Palais des Papes 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 15, 16 juillet à 22H/ 14 juillet à 23H
Illustration : Loïc Corbery, Elsa Lepoivre © Jan Versweyveld, coll. Comédie-Française
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Le spectateur de Belleville
June 29, 2016 9:30 AM
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Par Sophie Jouve pour Culturebox.fr
Après 23 ans d'absence, la Comédie-Française ouvre ce 70e Festival d'Avignon avec "Les Damnés", inspiré du film de Visconti. Le maître d'œuvre est un des grands du théâtre européen, le Belge Ivo van Hove. Nous avons retrouvé la troupe en répétition au 104, dans le 19e arrondissement, loin des ors du Palais Royal. Une troupe enthousiaste et galvanisée par le travail déjà réalisé. Dans l'espace de répétition tout est en place : un grand écran vidéo occupe le fond de la scène. De part et d'autre d'un vaste espace de jeu, des canapé-lits, des tables de maquillages éclairées, un gong. Changement de décors, habillage, tout se passe à vue.
Le metteur en scène, Ivo van Hove ne dispose que d’un mois de travail à Paris et de 10 jours à Avignon : "Le moment crucial dans mon rapport aux acteurs, celui où tout se joue est celui des répétitions", affirme-t-il.
Ce jour là on commence l'acte II : images de propagandes et musique Métal sont interrompues par l’entrée d’un groupe de SS, en uniforme et coupes de champagne à la main.
Ils trinquent à un prototype de mitrailleuse, en compagnie de l’ambitieux Friedrich Bruckmann incarné par Guillaume Gallienne, homme de confiance de la riche famille d’industriels allemands, von Essenbeck, mais prêt en même temps à retourner sa veste.
"Il faut que tu montres le fusil, comme... (il cherche le mot)… comme un trophée qui va changer le monde", indique Van Hove à l’ouvrier qui porte l’arme. "Il faut être plus conscient de l’importance de ce moment, il faut être plus agile ça se dit comme ça ? plus tonique. Oui c’est ça."
"Lorsque tu brandis le fusil tu fais peur, alors du coup tout le monde lève son verre. Je veux essayer ça." "Au prototype, avec l’espoir d’entendre bientôt sa musique", reprend l’un des comédiens-officier.
Ivo van Hove insiste sur le rythme, prête une attention toute particulière à la position des corps
Se dessinent en quelques secondes les rapports de forces. Ceux qui prêtent allégeance aux nazis tel Eric Génovèse (Wolf von Aschenbach), manipulateur, ambigu et menaçant, ceux qui hésitent encore et ceux dont l’avenir est déjà menacé. C’est le cas de Denis Podalydès (Konstantin von Essenbeck), fils de la grande maison et membre des SA dont le sort est déjà scellé. Lorsque qu'il entre, l’assemblée se fige, l’ignore, se détourne.
"On ne comprends pas tout de suite pourquoi on ignore Konstantin von Essenbeck", constate Podalydès. "Il découvre qu’il y a une conspiration contre lui, c’est un bloc contre lui", dit van Hove.
La scène est rejouée 7 fois. Ivo van Hove distille ses conseils à la fin de chaque scène, sobre, concret, insistant sur le rythme, prêtant une attention toute particulière à la position des corps.
"C'est quelqu'un de très pudique, qui ne dirige pas énormément, et qui est très clair quand il demande quelque chose. Il cible, il n'y a pas de gras. Il travaille très rapidement, il va à l'essentiel, très vite. C'est très agréable", sourit Elsa Lepoivre (Baronne Sophie von Essenbeck).
"Nous devons gagner les élections pour qu’ils n’y en aient plus jamais"
La scène suivante voit Eric Génovèse faire pression sur Galllienne pour obtenir des subsides conséquents de la famille Eisenbeck : "Nous devons gagner les élections pour qu’ils n’y en aient plus jamais", argumente-t-il, glaçant.
"La pression sur lui doit être extrême, indique van Hove à Génovèse. Bruckmann (Gallienne) pensait être entouré d’amis, il n’a plus que des ennemis. C’est ça qui le pousse à bout, à la colère. Donc tu avances vers lui."
"Il y a zéro psychologie chez van Hove, analyse Gallienne. Il est très conscient, très ouvert par rapport au temps du spectacle, qui ne nous appartient pas et en même temps on peut prendre des temps qu'on ne soupçonne pas. 'Prends plus de temps là', dit-il en imitant de manière irresistible l'accent flamand du metteur en scène. Et en même temps, il a une telle énergie, ça avance tellement vite." Et pour détendre l'atmosphère Gallienne prend van Hove par le cou en riant : "Il déteste ça, il n'est pas du tout tactile !" "On donne corps à cette violence.
Et pourtant justement,"Le corps dans les spectacles d'Ivo que j'ai pu voir à une place centrale, constate Loic Corbery (Herbert Thallman). La violence est très sourde dans le scénario, mais avec Ivo on donne corps à cette violence sur le plateau."
"Il est fascinant, il peut dire juste trois ou quatre mots, donner une description physique, dire : "Voilà il saute sur la table". Juste en disant ça, il sait où ça va mener l'acteur et il ne l'embète pas plus. C'est ça qui est chouette, c'est efficace, tu comprends très vite et du coup ton corps sait ce qu'il doit faire", confie admiratif Christophe Montenez. Le jeune sociétaire embauché pour Tartuffe n’en revient pas d’avoir décroché le rôle de Martin, central selon van Hove : "Un caméléon capable de s’adapter à toutes les situations, même les plus oppressantes, un nihiliste sans ambitions qui ne pense qu’à sa survie". Ce rôle là avait été confié par Visconti à Helmut Berger qui était aussi jeune et sans grande expérience, comme Montenez aujourd'hui.
Dans la scène suivante, très sensuelle, on découvre Martin avec son amie puis violant une petite fille. C'est en tout cas ce que l'on comprend, car van Hove a un sens imparable de la suggestion et aussi une autre qualité : faire démarrer chaque scène à son point culminant, à son maximum d'intensité. Pas de préambule, on est tout de suite au cœur des choses.
"Dur mais jouissif à jouer"
"Il est complètement fêlé ce jeune homme, reprend Montenez, mais c'est à cause de ce que sa mère a fait de lui, du système… On se reconnait un peu tous dans ce désir d'amour inassouvi. C'est dur mais c'est jouissif à jouer".
Face à la scène tout le bataillon de la production : le dramaturge (Bart Van den Eynde), le scénographe lumière (Jan Versweyveld), le responsable vidéo (Tal Yarden), le compositeur (Eric Sleichim)… Tous extrêmement concentrés, susurant en anglais, allemand ou flamand.
"Le spectacle va être violent. Il y a le relais de la vidéo qui est intéressant et qui crée une distance. Même sur les scènes assez dures d'incestes… Mais ce qu'on vit sur le plateau nous secoue nous-même. Mais quand on parle de ça (le nazisme), on ne peut pas le faire avec du coton", remarque Elsa Lepoivre.
"Faire ce spectacle en 2016, avec la mémoire des 70 années passées, c'est tellement théâtral et concret qu'on sent que ça peut finalement se reproduire demain, conclut Gallienne. Il y a des phrases très marquantes, il y en a une que j'adore dire : Et ceux qui cherchent refuge dans la neutralité seront les perdants de la partie".
Avignon du 6 au 16 juillet Comédie-Française, salle Richelieu du 24 septembre au 13 janvier 2017 Infos pratiques
"Les Damnés" d'après Luchino Visconti, mise en scène d'Ivo van Hove Cour d'honneur du Palais des Papes 6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 15, 16 juillet à 22H/ 14 juillet à 23H
Voir l'article sur son site d'origine : http://culturebox.francetvinfo.fr/avignon/les-damnes-de-visconti-dans-les-coulisses-des-repetitions-avant-avignon-242113
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Le spectateur de Belleville
June 19, 2016 2:59 PM
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Par Joëlle Gayot pour le site de son émission sur France Culture.
Ecouter l'émission (30 mn) : http://www.franceculture.fr/emissions/une-saison-au-theatre/la-souplesse-d-un-acteur
Il a en lui quelque chose d’une enfance qui n’abdiquerait pas, un sourire, une lueur claire dans l’œil, le cheveu légèrement en pagaille. Pourtant rien n’est flou chez lui, ni le regard, tranchant, précis, ni la prise de parole, effilée comme une lame d’acier, toujours nette.
Laurent Stocker, 511ème sociétaire de la Comédie Française, est un acteur aussi vif qu’un écureuil. Sa palette de jeu va du nord au sud et de l’est en ouest : il est comique comme Louis de Funès, plus inquiétant qu’un serial-killer. Il est pile électrique et calme olympien. Il est l’une des pièces maîtresse de la maison de Molière où on va voir les spectacles, parce qu’il en est. Le dernier en date, c’est Britannicus, de Racine, mis en scène par Stéphane Braunschweig salle Richelieu. L’occasion pour nous d’approcher de plus près ce blond comédien qui endosse le costume de Néron.
Photo : Laurent Stocker• Crédits : Stéphane Lavoué, coll. Comédie-Française
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