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Critique de La résistible ascension d’Arturo Ui, vue le 31 mars 2017 à la Comédie-Française Avec Thierry Hancisse, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, et Julien Frison, dans une mise en scène de Katharina Talbach
Alors qu’on célèbre les 80 ans du Guernica de Picasso, et devant la découverte de l’immense texte qu’est Arturo Ui, une constatation s’impose : les périodes de très grandes crises produisent toujours de grands génies. Je connais mal Brecht, et ne l’ai vu monté qu’ici, à la Comédie-Française, il y a près de 6 ans maintenant. J’était plus jeune, trop jeune peut-être pour percevoir l’intensité de la dénonciation, la puissance des mots, et le pouvoir du théâtre qui s’incarnent à travers ses textes.
Évidemment. Monter Arturo Ui aujourd’hui, à un mois du premier tour des élections présidentielles, est une nécessité. Mettre en scène l’effrayante montée au pouvoir d’un homme (il faut comprendre ici l’être humain, et si Arturo s’était appelé Artura cela n’aurait rien changé à l’affaire, mais bien entendu je ne vise personne) au moyen des pires bassesses qui existent ne peut qu’entraîner une résonance amère avec la situation actuelle. J’aurais voulu que Brecht ne soit pas un classique, car sa capacité de parler au présent est absolument déroutante. Comment a-t-on pu oublier si vite des mécanismes qu’on connaît si bien et qu’on a tant haï ? S’il vous plaît, n’oubliez pas d’aller voter les 23 avril et 7 mai prochains. Mais je m’égare.
J’avais peur des codes brechtiens. Je sais par ma courte expérience de la Commedia dell’arte que le théâtre de code n’est pas forcément ma tasse de thé. Je sais aussi que je peux me tromper et le reconnaître assez vite pour entrer dans une pièce qui me laissait perplexe en premier lieu. A travers La résistible ascension d’Arturo Ui, j’ai compris à quel point les codes étaient essentiels au théâtre de Brecht, à quel point la distanciation permettait la réflexion du spectateur, par son absence totale d’identification tout au long du spectacle. J’ai compris que le rire, nécessaire tout au long de la pièce pour pouvoir reprendre son souffle face à tant d’horreurs, était l’une des dernières échappatoires face à notre monde troublé.
Mais on ne rit pas toujours, dans ce spectacle. La mise en scène permet de mettre en valeur ce texte d’une force incroyable, en reprenant les codes du Volkstheater. Les personnages, grotesques, ridicules, se retrouvent dessinés si grossièrement qu’ils en deviennent des pantins. Ils ont si peu d’intériorité qu’il ne s’agit plus alors pour les acteurs de rechercher en eux pour construire les personnages, mais bien plus de baser la plupart du spectacle sur un millimétrage précis, des effets musicaux imparables, et une technique époustouflante. Si je recherche souvent l’âme au théâtre, il n’en est ici jamais question : il ne s’agit alors plus que de faire ressortir l’horreur, inhumaine et incompréhensible, des ces êtres qui sont pourtant présentés comme des êtres petits, bas, et sans grande importance à première vue.
Pour compléter son tableau sans faute, Katharina Talbach réunit une distribution impeccable, proposant des comédiens en très grande forme. On retrouve avec plaisir un Thierry Hancisse aux allures de Mackie de l’Opéra de Quat’sous, dont la voix, le port, l’habileté et l’intonation siéent si bien à Brecht. Il y a ces comédiens pour lesquels je manque de superlatifs, comme Serge Bagdassarian qui ne cesse de m’étonner et dont je sens une montée en puissance sur les derniers spectacles, où il semble s’épanouir de plus en plus dans de nouveaux types de rôles. Et comment ne pas trembler en le voyant chanter Ein Freund, ein guter Freund, lui qui nous proposait il y a quelques mois sa propre version d’Avoir un bon copain. Je pense aussi à Michel Vuillermoz, pour cette grande scène où il apparaît dans cet habit de comédien qui ne va pas sans me rappeler cet homme au long nez qui est un jour tombé de la Lune. Mais je devrais citer également Éric Génovèse aux allures repoussantes de Donald Trump, Bakary Sangaré qui ouvre et conclut le spectacle de manière remarquable, Bruno Raffaelli dont la puissance s’abaisse face à la cruauté. Seule Florence Viala semble encore se chercher dans cette distribution. Il faut dire qu’il est délicat de se faire une place de gentil parmi ces pourritures.
Il y a un duo que j’attendais tout particulièrement dans ce spectacle. Un duo composé de deux comédiens dont je ne parviens pas à percevoir les limites. Rien ne semble les arrêter, et l’un marche dans les traces de l’autre. Ceci dit, comme je suis persuadée qu’ils peuvent tout jouer, leurs traces sont aussi difficiles à cerner que leurs limites. Vous l’aurez compris, je parle ici de Jérémy Lopez et Laurent Stocker. Je ne m’étalerai pas ici avec des superlatifs qui ne suffiraient pas à décrire l’énergie, l’enivrement, et l’espoir qu’ils transmettent. Car malgré l’horreur qui se dégage de ce spectacle, les personnages sont résistibles, et c’est là tout l’intérêt de la pièce. Du plus jeune, je pense que le rire glacial, glaçant, et inquiétant résonnera longtemps en moi. Du plus ancien, c’est l’hystérie, la nervosité, et la peur, qui laisseront une trace indélébile dans mon esprit, et continuent de me donner la force de me battre. De résister. Ironiquement. Grâce à cet immense Arturo Ui.
Voilà une véritable claque théâtrale. Après La Règle du Jeu, je ne peux que m’incliner profondément devant la Comédie-Française qui me permet de découvrir des univers théâtraux extravagants, exceptionnels, et jusqu’alors inconnus.
Paul de Musset qui lit ce proverbe à Venise en 1845 écrit dans Biographie :
« Je reconnaissais, d’ailleurs, les personnages. Celui du Comte était si ressemblant que de loin, je voyais mon frère prenant son chapeau à chaque coup de sonnette, laissant la porte entr’ouverte, et ne pouvant se décider à rester ni à sortir… »
Dans la réalité, la marquise resta veuve et le poète s’en alla en fermant la porte. Mais la porte close finale de la comédie signe l’aboutissement initiatique amoureux.
Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, proverbe d’Alfred de Musset – prétexte littéraire d’un genre mondain scénique – est publié dans La Revue des Deux-Mondes en 1845, représenté à la Comédie-Française et édité dans Comédies et Proverbes.
Dans la fiction, le Comte se rend chez la Marquise qui reçoit dans son salon, comme à son habitude, tel jour de la semaine, un après-midi d’hiver. Or, hasard heureux ou préparé habilement, au lieu d’être un parmi d’autres habitués, le galant est le seul visiteur à se présenter chez la dame, ce jour-là, avec mauvais temps à l’extérieur.
Conversation badine, joute verbale à la fois ludique et tendue à l’extrême, confrontation du désir implicite de chacun des locuteurs, volatilité des acquiescements et refus, la pièce s’achève effectivement sur une porte qui se ferme, mais avec les fiançailles des deux amants en perspective pour un mariage prochain.
Pour le metteur en scène Laurent Delvert, la pièce porte un éclairage facétieux sur une reconversion à l’amour dans l’abandon fragile de soi pour se livrer en entier.
Ce petit drame, qui oscille entre légèreté et gravité, tend à saisir ce « moment amoureux du temps suspendu » à travers les mouvements libres des répliques.
La teneur malicieuse et grave du drame intérieur des partenaires évolue, les minutes passant, selon un mélange instinctif de cœur et d’esprit, entre humour et fantaisie, selon la sourdine d’un parler spontané aux mots délicats et aux élans furtifs.
La Marquise taquine conduit le Comte à sa propre reconnaissance pour qu’il amorce d’un pas lucide et sincère le chemin libératoire d’une existence nouvelle.
Un joli traitement du motif amoureux : à la lassitude du Comte qui reproche à la Marquise de traquer le neuf contre la banalité de ce qu’elle nomme des « refrains », répond la présence de la Vénus éternelle de Milo installée dans le salon : « …c’est aussi toujours la même chose ; en est-elle moins belle, s’il vous plaît ? Si vous ressemblez à votre grand-mère, est-ce que vous en êtes moins jolie ? »
La scénographie de Philippine Ordinaire est d’autant plus amusante que la Marquise, dame bien née et bobo d’aujourd’hui, est observée en tant qu’artiste, malaxant de l’argile avec de l’eau déversée d’un seau pour donner forme à sa sculpture aboutie :
« Cette Vénus est faite pour être belle, pour être aimée et admirée, cela ne l’ennuie pas du tout… », dit le Comte, se moquant de celle qui prétend ne pas vouloir entendre parler d’amour alors qu’elle porte en même temps de la dentelle.
Le jeu atemporel des discours amoureux jamais ne passe de mode ni ne vieillit.
Christian Gonon pour le Comte et Jennifer Decker pour la Marquise se plient fidèlement à l’exercice, en connaisseurs avertis de l’âme et de sa petite musique.
Véronique Hotte
Studio-Théâtre de la Comédie-Française, du 23 mars au 7 mai. Tél : 01 44 58 98 58
Propos recueillis par Clarisse Fabre et Fabienne Darge dans Le Monde
L’administrateur de la Comédie-Française estime qu’il y a « plus de talent chez les femmes que chez les hommes » dans la nouvelle génération.
« Tiens, c’est drôle, il y a une sorte de parité qui s’est faite… » Comme l’on dirait en descendant dans son jardin, « tiens, les fleurs se sont ouvertes », l’administrateur de la Comédie-Française Eric Ruf, âgé de 47 ans, observe l’air de rien la révolution douce qui s’est accomplie dans l’institution théâtrale qu’il dirige depuis 2014 : il y a autant, et même plus de femmes que d’hommes à l’affiche de la saison 2016-2017. Question de talent, explique le comédien et metteur en scène qui refuse de « brandir le drapeau de la parité », citant « l’éternelle phrase de Molière » : « Il faut faire et non pas dire. » Il n’empêche, Eric Ruf assume sa volonté de mener une politique égalitaire dans un univers, le théâtre, qui ne l’est pas.
Comment fabrique-t-on une saison paritaire, à la Comédie-Française ?
Je ne l’ai pas fait exprès, ce qui est plutôt rassurant. Cela veut dire que je suis plutôt le témoin d’une évolution, notamment dans la nouvelle génération. Quand je prépare une saison, je cherche des projets singuliers. Le premier réflexe que j’ai, c’est de choisir des artistes dont je sens qu’ils ont un rapport fertile aux comédiens, et ça, c’est un critère unisexe ! Ces dernières saisons, ce sont plutôt les jeunes femmes qui ont marqué le coup en faisant des choses retentissantes. Dans cette génération, il y a plus de talent chez les femmes que chez les hommes.
J’ai rencontré et programmé Marie Rémond, Julie Deliquet, Chloé Dabert, etc. Quand je les reçois dans mon bureau, je ne sens aucunement des jeunes femmes qui taperaient sur la table pour exiger leur dû… Je les trouve surtout assez impressionnantes. Quand Julie Deliquet a présenté la maquette de son spectacle Vania (d’après Oncle Vania) devant l’équipe du Français, elle a déroulé son projet avec une maîtrise étonnante. D’ailleurs Julie va revenir, je pense qu’elle est prête pour la salle Richelieu [la salle historique, où ont été présentés plus de 3000 textes du répertoire depuis 1680]. Il faut juste qu’elle abandonne son éternelle table de collectif, parce que dans un théâtre à l’italienne, cela bloque la vue [rires].
Qu’apportent selon vous ces artistes femmes ?
Prenons un exemple : je cherchais quelqu’un pour monter du Feydeau. Je connaissais Isabelle Nanty, elle a ce rapport à la vie, à l’humour qui me plaisait. En même temps, elle a ce côté norvégien qui la plombe, et elle n’a pas la carrière qu’elle mérite. Elle va donc mettre en scène L’Hôtel du libre-échange. Marie Rémond, elle, a fait le bonheur de cette maison avec son spectacle sur Bob Dylan - Comme une pierre qui… –, coécrit avec Sébastien Pouderoux. Je suis aussi en compagnonnage avec Chloé Dabert – elle sera au Français la saison prochaine –, que j’ai rencontrée au festival Impatience. Quant à Christiane Jatahy, qui présente actuellement La Règle du jeu, d’après le film de Jean Renoir, j’étais simplement amoureux de ses spectacles, c’est aussi simple que ça. Elle est tellement libre par rapport aux œuvres, alors qu’il existe souvent un respect à la lettre chez les metteurs en scène français. En ce sens, elle est exotique, et tellement pertinente ! Mais elle se serait appelée Markus Jatahy, cela aurait été la même chose…
Tout de même, on sent chez vous une attention à la question de la place des femmes…
Il faut dire aussi que j’ai eu plus de professeures femmes que d’hommes : Madeleine Marion, Catherine Hiegel, Joséphine Derenne… Au lycée, je faisais partie des deux ou trois garçons qui voulaient bien faire du théâtre au milieu d’un aréopage de filles – et avec un professeur de lettres qui était une femme. J’ai donc été nourri à l’autorité féminine, à un âge où je ne me posais pas la question de remettre ça en cause. Et les filles sont tellement plus douées, pour ce métier-là ! Mais il y a une injustice : au Conservatoire, les filles sont plus nombreuses, et l’on se retrouve à être un peu moins exigeant avec les garçons parce qu’il faut faire des promotions paritaires. Ensuite, dans la vie professionnelle, il y a plus de rôles pour les garçons dans le répertoire, ce qui dessert les filles…
Les femmes peuvent-elles jouer des rôles d’hommes ? En 1993, Maria Casarès avait interprété Le Roi Lear, dans la mise en scène de Bernard Sobel… Glenda Jackson vient de faire de même, à Londres, sous la direction de Deborah Warner…
Cela se fait parfois. Une comédienne de la troupe, Françoise Gillard, va remplacer un comédien parti en tournée dans 20 000 lieux sous les mers, parce que ça l’intéresse, et aussi parce qu’elle est très douée physiquement et va pouvoir manipuler des marionnettes.
Dans le Lucrèce Borgia de Denis Podalydès, la comédienne Suliane Brahim jouait Gennaro à la création [elle a depuis été remplacée par Gaël Kamilindi]. Et je dis bravo Denis ! J’avais moi-même interprété ce rôle dans le passé et elle s’en est mieux sortie que moi. Pour jouer l’adolescence chez Victor Hugo, qui est toujours tétanisée, stupéfaite, on a tendance à y mettre du muscle quand on est un homme – d’ailleurs j’étais un jeune premier un peu musculeux. Suliane, elle, n’est pas encombrée par sa masculinité. Je lui ai entendu des accents de stupéfaction qu’un bonhomme ne pourrait pas avoir…
Par ailleurs, je rappellerai juste qu’à l’époque de Shakespeare, un homme pouvait jouer le rôle d’une femme tout simplement parce que les femmes ne pouvaient pas jouer. Ce n’était pas un point de vue libertaire…
Comment trouver davantage de rôles pour les comédiennes ?
Il existe quelques « tubes » de pièces avec de beaux rôles de femmes : La maison de Bernarda Alba, de Federico Garcia Lorca, que l’on a présenté en 2015, et le Dialogue des Carmélites, de Georges Bernanos, que l’on montera sans doute un jour. Je suis aussi attentif, quand je lis des pièces du répertoire – c’est un travail que je fais en ce moment avec la metteuse en scène Lilo Baur, par exemple, qui va sans doute revenir travailler dans cette maison, et nous réfléchissons sur Gorki, Hanokh Levin… – à cette question de trouver des rôles pour les comédiennes. Quand je suis allé outre-Rhin voir Katharina Thalbach [actrice et metteuse en scène allemande qui, à partir du 1er avril, met en scène La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht, salle Richelieu], je lui ai demandé quels étaient les grands rôles pour des femmes de son âge. Elle m’a fait une liste de rôles que je ne connaissais pas, extraordinaires, issus de pièces russes ou allemandes.
La troupe de la Comédie-Française n’est pas paritaire…
Nous avons un gros tiers de femmes dans la troupe. C’est déjà très généreux, si je puis dire, au regard du répertoire qui comprend une grande majorité de rôles masculins. Arriver à la parité serait absurde. Ce serait joli sur le papier, mais s’il n’y a pas de rôles à donner aux femmes, elles me demanderaient très vite pourquoi elles ont été engagées, à quoi elles servent, etc. Mais la Comédie-Française reste une maison assez protégeante, où l’on peut traverser quelques creux de hamac moins difficilement qu’à l’extérieur. Les comédiennes peuvent faire des enfants, elles sont attendues à leur retour. La coopérative d’acteurs est très généreuse.
Concernant les femmes auteurs, les autrices : y a-t-il une possibilité de redécouvrir des œuvres qui auraient été gommées dans le passé ?
Au comité de lecture, qui lui est paritaire, nous travaillons sur le sujet, et nous allons essayer d’exhumer des pièces. Mais j’ai une responsabilité, notamment avec la salle Richelieu : si l’auteur (trice) est méconnu(e), il m’est difficile de remplir la salle. Dans ce cas-là, je dois être très vigilant à trouver un(e) metteur(e) en scène emblématique, pour attirer le public.
Est-ce que l’égalité d’accès aux moyens de production, entre les hommes et les femmes, est inscrite dans le cahier des charges de la maison ?
C’est inscrit dans les mœurs… L’égalité de salaires est la règle, et les doyennes ont été ces dernières années plus nombreuses que les doyens. Certes, le système des « feux » [le cachet que touchent les acteurs du Français à chaque représentation] favorise les hommes, puisqu’ils jouent plus que les femmes… Mais la différence n’est pas énorme. Encore une fois, je pense que le mouvement pour l’égalité est vraiment en marche, et irréversible, dans le milieu du théâtre. Les derniers des Mohicans à qui cette question donne encore des boutons sont de plus en plus regardés comme des momies.
L’acteur Sébastien Pouderoux et ses camarades de la Comédie-Française reconstituent l’enregistrement de «Like a Rolling Stone». A l’affiche jusqu’à samedi, le spectacle est aussi électrique que joyeux
Plus verni que Sa Majesté Charles XVI Gustave, un soir de réception des Nobel. Vous n’avez pas mis votre smoking, mais vous avez rendez-vous avec Bob Dylan à la Comédie de Genève. Il vous attend incognito dans le hall, étrangement rajeuni, frisé comme à la fin des années 1950, quand il était une idole maigrelette, un coeur brûlé déjà. «Vous êtes Bob?» «Oui, sur les planches en tout cas.» C’est l’acteur Sébastien Pouderoux qui a ce privilège dans «Comme une pierre qui…», intrusion électrique dans le studio où Bobby, 24 ans en 1965, et un quatuor de musiciens qu’il n’a pas choisis enregistrent «Like a Rolling Stone», chanson qui coule dans les veines comme l’eau-de-vie.
Dandy mal léché Il faut voir Sébastien alias Bob dans ce spectacle qu’il cosigne avec sa complice de toujours Marie Rémond. Sur scène, le grand désordre des embardées lunaires. Un piano à main gauche, une batterie là, un orgue miniature là encore. Ça sent la nicotine et la sueur, le labeur et la crise de nerfs. Des presque gamins testent le son de leurs instruments. Bob se fait attendre. Alors, ils bricolent des arrangements. Mais il entre en scène à reculons, lunettes fumées, harmonica à portée de lèvres, chemise noire à pois blancs, penché sur un carnet flibustier. Dandy mal léché, va.
Sublime diarrhée Ce prince efflanqué à la tour abolie a des comptes à régler, une fille qui l’a lâché pour d’autres tournis. «Like a Rolling Stone», cette diarrhée de vingt pages comme Bob Dylan la qualifiera, est un travelling à marée basse, la déveine d’une nuit sublimée en chanson pour la route. L’histoire de cette création, Marie Rémond l’emprunte à Greil Marcus, un critique qui a voué sa vie au rock’n’roll. Elle a trouvé dans son livre «Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins», la matière d’une histoire drôle, foutraque et édifiante. Pas besoin d’être dylanien pour se sentir comme la pierre qui roule: sur la pente et heureux de l’être.
Libido et liberté Si le spectacle est bon, c’est que la focale est serrée, une entaille dans le destin d’un artiste. S’il est bon aussi, c’est qu’il suggère ce mélange de violence, de rapports de force, de libido et de liberté qui accouche les grandes oeuvres. S’il est bon encore, c’est que les comédiens jouent comme dans les caves à musique de leur adolescence, poches légères et têtes rythmiques à la fois. Ecoutez la voix d’orage de Gilles David qui fait le producteur maniaque, de l’autre côté de la vitre, hors champ ici. Laissez-vous happer par Stéphane Varupenne confident déconfit de la star; par Gabriel Tur, batteur tout chose dans le studio; par le très warholien Hugues Duchêne, irrésistible dans la peau du pianiste Paul Griffin; par le toujours intense Christophe Montenez, dans le rôle d’Al Kooper, cet enfant du rock flottant dont le talent éclatera plus tard.
La vibration Dylan Au coeur de ce dispositif, il y a Sébastien Pouderoux. Sa prouesse, c’est d’avoir capté la vibration Dylan, une façon très tête-à-claque de se tenir, de se cacher à la vue de tous. Il ne le contrefait pas, par bonheur, il le rêve, en comédien épris de vérité qu’il est. «Je suis physiquement l’inverse du jeune Bob qui était aussi fluet que petit, raconte-t-il à la Comédie. J’ai voulu jouer un aspect du personnage, le fait notamment que sur cette session il refusait de parler aux autres musiciens. Il n’arrivait pas à communiquer avec les autres, il suivait un fil secret, cette chanson à rallonge qu’il n’était pas sûr d’avoir achevée.»
«Vous avez tout inventé, mais tout est vrai» Eviter l’effet doublure, donc. Pour le physique en tout cas. Côté voix, Sébastien Pouderoux creuse avec bonheur le sillon de Bob. «Je l’ai beaucoup écouté et j’ai cherché ce truc nasillard qui n’appartient qu’à lui.» Bob Dylan, qui est au courant du spectacle, apprécierait sans doute l’hommage. Greil Marcus, lui, a applaudi cette interprétation. «Il nous a lancé: «Vous avez tout inventé, mais tout est vrai.»
Des spectacles qui sont l’étoffe de sa vie, Sébastien Pouderoux dit: «Chaque rôle est la possibilité d’une autobiographie. La seule façon d’échapper au lieu commun, c’est d’être soi-même.» C’est parce qu’il ne triche pas qu’il fait si bien Bobby.
Comme une pierre qui…, Comédie de Genève, jusqu’au 11 mars; rens. www.comedie.ch; puis Octogone de Pully, 5 mai.
Par Yves Poey pour son blog "De la cour au jardin":
Une leçon. Danièle Lebrun nous a donné une leçon.
Une leçon de théâtre, bien sûr !
Avec son adaptation de cet Envers du Music-hall, écrit par Colette, l'immense comédienne qu'elle est a purement et simplement subjugué (le verbe n'est pas encore assez fort) tout le Studio-Théâtre. Véritablement subjugué !
Dès son apparition côté cour, elle envoûte le public.
Aucun décor. Quelques chaises blanches, un escabeau de bibliothèque. Et c'est tout. (On reconnaît la volonté et le parti-pris minimalistes de Marcel Bluwal, le mari-collaborateur artistique...)
Un très bel ensemble début XXème siècle veste/jupe longue couleur brique, chemisier blanc avec un col-Claudine (forcément...), une petite cravate noire, un canotier de la même couleur, sublimes bottines assorties, elle est splendide.
Et Melle Lebrun commence à parler, de sa voix reconnaissable entre toutes.
Durant une heure et trente minutes, elle va interpréter cette galerie de personnages que Colette à connus, lors des différentes tournées de music-hall. (Colette a en effet sillonné la France, on l'oublie souvent, dans une carrière de mime, montrant parfois, ô scandale pour l'époque, un sein nu.)
La comédienne incarne, durant une heure trente, en une quinzaine de tableaux, ces compagnons de tournée de la future auteure du « Blé en herbe » et de la série des Claudine.
Elle fait d'ailleurs plus que les incarner : elle est ces « abeilles pauvres et sans butin », cette jeune première, cette femme aux haltères, cette directrice de troupe, ce régisseur, ce Gonzalez tout timide et en permanence fauché, j'en passe et des meilleures...
Elle EST ces artistes ambulants en tournée ! Elle en tire le portrait parfois tendre, touchant, parfois caustique, parfois vachard, elle les raconte, elle les vit.
Sa façon de dire ce texte, sa manière de dérouler les mots, ses intonations, sa diction parfaite, sont autant de démonstrations du métier et de l'art du comédien. Durant cette heure et trente minutes, j'avais devant moi ces hôtels plus ou moins miteux, ces artistes de music-hall brinquebalés par la vie. Je vivais pleinement ces situations de jalousies, de petites mesquineries, de petits bonheurs, de grandes tristesses, de joies et de déceptions vécues par les différents personnages.
Et pourtant, bien entendu, Danièle Lebrun était seule sur scène.
Tous les apprentis-comédiens, tous les étudiants dans les conservatoires et écoles supérieures de théâtre devraient venir voir ce Singulis, et écouter ces mots magnifiés de Colette.
Et se dire en sortant du Studio-théâtre « Voilà, je veux devenir Danièle Lebrun ! »
Une leçon, vous dis-je !
Yves Poey
Singulis, l'envers du Music-hall de Colette. Par Danièle Lebrun
Après avoir tenu la dragée haute aux sociétaires les plus confirmés de la Comédie-Française dans Les Damnés, Christophe Montenez campe un valet mi-benêt mi-futé dans Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux.
Un animal visqueux, un cobra lent et hypnotique, un monstre doux et enjôleur circonvient une fillette : "Promenons-nous dans les bois..." A l'été 2016, la cour d'honneur du palais des Papes d'Avignon frémit d'horreur en assistant à une scène de prédation pédophile.
Martin von Essenbeck, rejeton androgyne d'une grande famille industrielle allemande, s'abandonne à ses vices - demain, il prendra la tête de la firme pour la mettre au service des nazis. Parmi les spectateurs des Damnés se mélangent stupéfaction et révélation. La scène dérange, le comédien fascine.
De grands yeux à la Philippe Caubère Christophe Montenez, du début à la fin de cette fresque terrible, explose de charisme inquiétant et tient la dragée haute aux sociétaires les plus confirmés de la Comédie-Française: Elsa Lepoivre, Denis Podalydès, Loïc Corbery, Guillaume Gallienne... Un an plus tôt, dans Les Rustres, de Goldoni, il jouait un adolescent ingénu, Filippetto, et semblait avoir 13 ans... Quelle métamorphose!
Avec ses grands yeux avides qui rappellent Philippe Caubère, Christophe Montenez a appris son métier à Toulouse et à Bordeaux, avant de se lancer dans un collectif théâtral, Les Bâtards dorés. A 28 ans, il est la nouvelle pépite de la maison de Molière - son nom à l'affiche mérite curiosité... En ce moment, dans Le Petit-Maître corrigé, il incarne un valet de Marivaux, Frontin, mi-benêt mi-futé, et régale le public du Français de son accent bêlant quand il fait le fat et de sa simplicité quand il est amoureux.
Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Comédie-Française, Paris (Ier). Jusqu'au 24 avril.
La Brésilienne Christiane Jatahy adapte à la scène, de manière déstabilisante, le chef-d’œuvre de Jean Renoir.
Il fallait oser : Christiane Jatahy met en scène La Règle du jeu, de Jean Renoir, à la Comédie-Française, en commençant par projeter un film qu’elle a tourné, et qui dure vingt-six minutes. Vingt-six minutes, c’est beaucoup au théâtre, surtout quand la représentation dure une heure cinquante. Mais Christiane Jatahy revendique des partis pris radicaux, et c’est pour cette raison qu’Eric Ruf, l’administrateur général de la maison, l’a invitée. Il savait que la première femme brésilienne à diriger la troupe – Christiane Jatahy est née en 1968 à Rio de Janeiro, où elle vit – mettrait en scène La Règle du jeu en abrogeant les règles du jeu. Elle l’avait déjà fait avec ses adaptations de Mademoiselle Julie (Julia) et des Trois Sœurs (What if they Went to Moscow ?), qui lui ont valu la reconnaissance en France ; dans ces deux spectacles, théâtre et cinéma dialoguaient intimement sur les plateaux.
Salle Richelieu, le film est projeté sur un écran aux dimensions du rideau de scène. On voit des Rolls-Royce arriver place Colette, de nuit. Les chauffeurs ouvrent les portes, des hommes et des femmes descendent de voiture en tenue de soirée. Ils entrent dans le hall de la Comédie-Française, où un buffet les attend. Ce sont les amis de Robert de la Chesnaye, le maître de maison, qui organise une fête dans son hôtel particulier parisien.
Passionné de technologies, il filme avec sa nouvelle caméra ses invités, à qui il propose d’aller dans les chambres, où ils trouveront des déguisements. On découvre ainsi la face cachée de la Comédie-Française, les loges et les couloirs, la cuisine où les domestiques s’affairent, les escaliers de service où la petite société s’égaie en se livrant à une chasse qui la mène jusque dans la salle, et sur le plateau.
Théâtre et cinéma
Cette petite société, c’est évidemment celle de La Règle du jeu, que Christiane Jatahy transpose aujourd’hui. Edouard Schumacher, le garde-chasse de la propriété solognote de Robert de la Chesnaye (Jérémy Lopez), devient un videur africain qui surveille l’entrée de l’hôtel particulier (Bakary Sangaré). Marceau, le braconnier, est un douteux vendeur des rues qui trafique avec les réfugiés (Eric Génovèse). Christine, l’épouse de Robert, ne vient pas d’Autriche, comme dans le film, mais reste une « étrangère » : une jeune femme issue de l’immigration (Suliane Brahim). André Jurieux n’est pas le héros d’une traversée de l’Atlantique en avion, mais le sauveur de réfugiés perdus en Méditerranée (Laurent Lafitte).
Autour d’eux, on retrouve les personnages principaux de La Règle du jeu : Octave, l’ami proche d’André et de Christine, réduit à vivre en pique-assiette désabusé (Jérôme Pouly), Geneviève, la maîtresse intempestive de Robert (Elsa Lepoivre), Lisette, la domestique délurée, épouse de Schumacher (Julie Sicard), Jacqueline, la jeune fille amoureuse d’André Jurieux (Pauline Clément), qui aime Christine dont il est aimé. Ceux qui les entourent, des aristocrates et des grands bourgeois confinés dans leur entre-soi, apparaissent dans le film, mais pas sur le plateau de la salle Richelieu, où se joue une longue scène totalement extravagante.
LA TRANSPOSITION DE LA SCÈNE CENTRALE DU FILM ATTEINT DES SOMMETS DE JAMAIS-VU À LA COMÉDIE-FRANÇAISE
Robert, son épouse et ses amis s’adressent directement aux spectateurs, censés représenter les invités de la fête, et leur offrent un show. Accompagnés d’un pianiste, et toutes lumières éclairées dans la salle, ils chantent For me formidable, de Charles Aznavour, une fois, puis une autre, entraînés qu’ils sont par leur désir de s’amuser. Cette transposition de la scène centrale du film atteint des sommets de jamais-vu à la Comédie-Française.
Elle est aiguisée par la présence d’un certain Dirk, qu’on ne voit pas chez Jean Renoir, et qui à lui seul incarne la vacuité cyniquement décomplexée et sourdement mélancolique de la fête. Dans ce rôle, Serge Bagdassarian est fabuleux. Impossible d’oublier la façon dont il chante Non ho l’eta, de Gigliola Cinquetti. Impossible d’oublier, aussi, la façon dont il nettoie le plateau avec des mouchoirs en papier, après que Geneviève, ivre d’amour contrarié et d’alcool, arrose tout le monde avec du champagne qu’elle boit à la bouteille.
Et l’histoire, dans tout cela ? Elle se mêle aux chansons, sur le plateau nu où l’on peut voir quelques éléments de décor d’autres spectacles de la Comédie-Française, délaissés, comme des reliquats. Là encore, Christiane Jatahy imbrique théâtre et cinéma. Les personnages apparaissent en chair et en os, ou filmés. Ils reprennent le dialogue du film, mais dans un langage d’aujourd’hui. Et ce dialogue lui-même est refondu, sans chronologie, du début à la fin du spectacle. Ce ne serait pas un problème si Jean Renoir, et les spectateurs, s’y retrouvaient. Mais ils ne s’y retrouvent pas, l’histoire étant reprise d’une manière trop éclatée.
Vacuité du divertissement
Quand il tourne La Règle du jeu, au printemps 1939, Jean Renoir, qui a soutenu le Front populaire à travers La vie est à nous, voit s’annoncer le désastre de la guerre. Il est totalement troublé par une partie de la société française qui, elle, ne veut pas voir ce qui se profile. La société mondaine de La Règle du jeu incarne cette société, et du film sourd l’inquiétude du cinéaste. Christiane Jatahy a beau expliquer, dans ses déclarations d’intention, qu’elle entend parler d’une autre guerre, celle qui nous menace aujourd’hui, elle n’arrive pas à faire passer le message, qui se perd dans les méandres du spectacle. De ce point de vue, elle rate La Règle du jeu.
En revanche, elle réussit formidablement à montrer la vacuité du divertissement dans lequel la petite société du film se jette à corps perdu. Elle réussit si bien, d’ailleurs, que le public, avec lequel elle cherche à établir une nouvelle relation, en l’impliquant dans l’action, est sous le charme.
Mais il n’est pas bousculé, comme Christiane Jatahy le voudrait, par l’abolition des frontières entre la réalité et la fiction, les personnages et les personnes. Il goûte l’exceptionnelle maîtrise du plateau, et la qualité indéniable des films (il y en a un autre à la fin), dont témoigne la metteuse en scène-cinéaste. Et il déguste le bonheur de voir des comédiens soudés : une vraie troupe, d’une virtuosité exceptionnelle et prête à tout, comme en témoigne cette production de la Comédie-Française qui fera date.
« La Règle du jeu », d’après Jean Renoir. Mise en scène : Christiane Jatahy. Avec Eric Génovèse, Jérôme Pouly, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Laurent Lafitte, Pauline Clément, et la participation de seize autres comédiens de la troupe. Comédie-Française, place Colette, Paris 1er. Mo : Palais-Royal. Tél. : 01-44-58-15-15. De 5 € à 42 €. Durée : 1 h 50. En alternance, jusqu’au 15 juin.
Portrait par Louise de Crisnay dans Libération Photo Roberto Frankenberg pour Libération
Remarquée dans «le Temps et la Chambre», la jeune sociétaire de la Comédie-Française y incarne une femme multiple et fragmentée.
Elle a 30 ans, douze cheveux blancs. Se sent plus détachée en ce moment. Et recule subitement au fond de sa chaise en regardant ses bras ballants comme si un type venait d’entrer dans la pièce et de la délivrer à l’instant. On est au troisième étage du Théâtre de la Colline. Dans un bureau tout ce qu’il y a de plus blanc, autour d’une table de réunion tout ce qu’il y a de plus lisse. L’entretien n’a pas commencé depuis cinq minutes, mais c’est déjà l’illustration vivante de cette phrase de Botho Strauss : «Pas de lien, pas de position, pas de point de départ. Rien qu’une excitabilité en déplacement. La crise est permanente.» De grands yeux éblouis, solaire dedans, lunaire autour ou vice-versa. Il faut suivre, la beauté est plus canaille, les traits infiniment plus expressifs que ce que laissait supposer la plastique un peu froide des photographies. Le genre blue jean, derby, «et merde, j’avais mis du mascara» en se frottant les cils. Presque pas de maquillage, et elle a dû enfiler ce haut rose à paillettes à la dernière minute.
Georgia Scalliet est à l’affiche dans la pièce du dramaturge allemand, le Temps et la Chambre (1). Elle incarne, avec une intensité hypnotique, une multiplicité de femmes, enchaînant des relations à géométrie variable, le tout dans une forme prodigieusement fragmentaire. Marie Steuber est moins un personnage qu’une figure, la femme éternelle, la fraîcheur, même sous bêtabloquants. Traversée vertigineuse dont elle ressort pourtant plus forte, plus calme, plus dépouillée : «On touche tout de suite à l’inconscient avec cette écriture. Je me suis sentie très libre. Sa parole est tellement brute que ça m’a donné une grande confiance dans cette énergie primaire qu’on a tous en soi.» Pour le metteur en scène Alain Françon, l’ange tutélaire qui l’a propulsée directement de l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (Ensatt) à la Comédie-Française en lui offrant le rôle d’Irina dans les Trois Sœurs, qui lui vaut le Molière du jeune talent féminin en 2011, «il y a chez Georgia cette alliance très rare entre la gravité et la légèreté. Ce n’est pas une histoire de distanciation brechtienne. Cette Marie Steuber, elle l’incarne totalement, mais elle la conduit comme si elle était devant elle». Elle n’est pas féministe au sens militant, mais insiste sur le fait que hormis Anne Kessler et Valeria Bruni Tedeschi, elle n’a jamais été dirigée que par des hommes, même à l’Ensatt. Exceptions faites de Clément Hervieu-Léger et Alain Françon, «qui savent lire une femme avec une grande finesse, il faut toujours avec les autres se débrouiller seule pour ne pas tomber dans le cliché. On a l’impression qu’ils sont complètement démunis, ou craintifs, ce qui rend le travail beaucoup moins riche».
En revanche, elle sort de ses gonds dès qu’il est question de maternité, sa fille Jane a 15 mois. Elle s’est sentie «disqualifiée», et a très mal vécu cette «inégalité physique», dès l’instant où elle a compris que son compagnon - un comédien dont elle taira le nom - n’allait pas, comme elle, devoir renoncer à quantité de projets. Probablement une grande jalouse par ailleurs mais, c’est une différence de taille, elle en parle avec autodérision. Depuis le début, elle jette d’ailleurs volontiers tous ses défauts en pâture. Elle prétend avoir une concentration de poisson, ne rien retenir et «vous avez vu, j’ai dû demander mon chemin pour aller aux toilettes, une vraie assistée». Ce n’est ni de l’extravagance ni de la fausse modestie. Elle a juste une palette d’intonations extensible, et chaque fois qu’elle répond à une question, elle fait, comme les enfants, tous les personnages à la fois. L’air de rien, ça fait du monde autour d’elle, on n’entre pas comme ça dans son périmètre. Une des trouvailles du Temps et la Chambre, c’est que sa construction s’inspire de la physique, notamment de Prigogine et de sa «structure dissipative». On se demande quand sa vie a commencé à ressembler à cette drôle d’expression. «Oh ! des petits chocs», comme tout le monde, «la mort, tôt…».Et de renchérir aussitôt : «C’est tragique, cette capacité d’adaptation de Marie Steuber. On croit que c’est une force, alors que c’est de l’abnégation. On perd le feu. Résultat : le cœur est mort, la fille est crevée de l’intérieur.»
Cette Bourguignonne a grandi à Dijon. Le père est directeur commercial, la mère, prof d’anglais, est américaine, ce qui lui donne la double nationalité. La conversation dévie inopinément sur les voyages. «C’est mon truc, j’en ai besoin !» Elle prend un de ses airs les plus innocents, elle en a mille à la seconde, scrute en souriant le foulard qu’elle tripote depuis un moment et laisse un blanc. Eh bien, c’était où ce grand périple ? «Je suis partie seule une fois. J’ai fait un burn-out et j’ai passé un mois dans un ashram en Inde.» Elle en revient changée et sa voix retourne instantanément dans les graves. Pourquoi les gens qui font son métier sont abîmés à ce point ? Ça ne va plus de soi, ce dévouement total, il faut sortir de cette fascination pour les têtes brûlées, être moins passionnelle, «de la bonne santé, c’est ce qu’il faut». Ça reste une acharnée de travail. «On peut répéter quarante fois une scène, elle y retourne encore avec la même énergie», raconte Laurent Stocker, fréquent partenaire de jeu.
Le volet sur le monde extérieur est plus court. Elle coche elle-même la case «européenne, moyenne, gâtée, atterrée, démunie». A voté François Hollande aux dernières élections, n’a encore rien décidé pour les prochaines. Ne lit presque jamais les journaux, pense qu’il faudrait en compulser dix par jour pour se faire vraiment un avis. Vit dans le Xe, près du canal Saint-Martin. N’est absolument pas à jour dans ses fiches de paie, sait juste qu’elle est montée jusqu’à 3 400 euros, et que c’est largement suffisant. Des goûts de luxe dissimulés sous ses airs de grande adolescente un peu dégingandée semblent peu probables. Il faut filer dans sa loge, où elle ouvre une brochure pleine de citations et sa boîte à gris-gris, manière de retarder la séance photo derrière la grande scène, elle déteste ça. Y va quand même gentiment, fait le clown, le poirier, parle au petit œil braqué sur elle, qui l’éteint, qui la ferme, «quand il y a une caméra dans la salle, plus rien n’est pareil». Elle éclate de rire quand on lui propose de poser nue. Un rire très long, très doux, une sorte de générosité débordante dans le refus catégorique. Est-ce que quelqu’un ici a vraiment cru qu’elle allait se mettre à poil ? La voilà qui relève brusquement la tête : «Quoique, au point où j’en suis.» Et regarde vaguement dans notre direction : «Vous savez, c’est comme dans la scène où elle dit : "De toute façon, au point où on en est toi et moi !"» Bien entendu, elle reste sur sa position.
(1) Libération du 27 janvier.
22 juillet 1986 Naissance à Paris. 2011 Molière du jeune talent féminin. Décembre 2016 Sociétaire de la Comédie-Française. 3 février 2017 Dernière de le Temps et la Chambre au Théâtre de la Colline (m.s. Alain Françon).
Intérieur de Maurice Maeterlinck, mise en scène de Nâzim Boudjenah
En 1985, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Claude Régy fait découvrir à un public émerveillé la teneur délicate du théâtre de Maeterlinck, révélant au jour les ombres et les lumières d’Intérieur, une pièce écrite « pour marionnettes », comme La Mort de Tintagiles que le maître d’œuvre monte en 1996 dans ce même théâtre.
En 2014, le metteur en scène renoue avec Intérieur en compagnie de comédiens japonais pour le Festival d’Avignon et le Festival d’Automne à la Maison du Japon.
Marionnettes, comédiens nippons, théâtre bunraku et nô, même parenté spirituelle.
Il revient aujourd’hui à l’acteur de la Comédie-Française Nâzim Boudjenah de mettre en scène à son tour Intérieur (1894), soit la promesse fascinante et troublante d’une maison éclairée et perdue dans la nuit. Avec un tact sûr et précaution infinie, la représentation fait miroiter un esthétisme japonisant qui se mêle à la perspective de l’œuvre picturale de Paul Delvaux, tel Skeletons in an office (1944), si ce n’est que la présence de la mort surréaliste flotte avec Maeterlinck à l’extérieur seul de la maison.
Un vieil homme, accompagné d’un étranger vient de trouver le corps d’une jeune fille noyée ; il doit annoncer le tragique événement à la famille. A travers les fenêtres de la maison isolée, ils observent le père, la mère – un nourrisson dort dans ses bras – et leurs deux autres filles qui veillent sereinement. Alors qu’approche le cortège des villageois, l’Ancien ne se résigne pas à pénétrer le foyer pour en briser l’harmonie.
« Je ne savais pas qu’il y eût quelque chose de si triste dans la vie, et qu’elle fît peur à ceux qui la regardent …Ils ont trop de confiance en ce monde… Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte et ils ne savent pas qu’il arrive toujours quelque chose dans les âmes et que le monde ne finit pas aux portes des maisons. »
La « petite vérité » d’effroi qu’il recèle paraît les lui fait voir depuis un autre monde.
Marie, la petite-fille, surgie du cortège des villageois, arrive auprès de son grand-père en préférant retarder l’annonce tragique alors qu’à sa suite Marthe, la seconde petite-fille, s’étonne de ce silence prolongé – un non-engagement avéré de l’adulte qui lui répond :
« Marthe, Marthe, il y a trop de vie dans ton âme, tu ne peux pas comprendre… »
La vision semble flotter selon deux dimensions qui se croisent et se rejoignent – l’une venue de l’extérieur et du dehors passe objectivement le seuil du palier du foyer éclairé tandis que l’autre – métaphore de la posture existentielle – répond plus intimement à une observation introspective et sensorielle du for intérieur de l’être.
Pour Nâzim Boudjenah, la pièce convoque la confrontation intérieure « sans cesse repoussée mais sans cesse convoquée » avec la réalité de la mort – une vie repliée à la façon des papillons qui ne déploient leurs ailes que dans l’intuition des songes – une conscience active revisitée toujours qui départage l’essentiel de l’accessoire et qui n’en finit pas de s’étonner de ce miracle hasardeux d’être au monde et de vivre.
Pour servir cette fresque vivante – visuelle autant que tactile et ressentie -, se sont joints au metteur en scène les talents du scénographe Marc Lainé, du créateur graphique Stephan Zimmerli et de l’animateur vidéo des dessins Richard Le Bihan,
Avant d’être de chair, les personnages sont les petites ombres animées venues du lointain d’une estampe japonaise silencieuse, jouant de l’illusion d’optique et de la peinture symboliste, qui offre au public admiratif une géographie inventée avec sa longue rivière sinueuse et miroitante sous le balancement paisible des branches de quelques arbres de la berge, près de l’eau bercée de reflets changeants. Les silhouettes approchent et s’incarnent : les personnages investissent le plateau de théâtre.
La maison de bois donne à contempler ses lignes pures et claires, ses larges baies baignées de lumière et son toit de chaume envahi par une végétation bienfaisante.
Tout est calme et tranquille, à la manière baudelairienne ; la puissance évocatrice du sombre décor enfantin de bois qu’un paysage de verdure domine suscite rêves et craintes ; derrière la lumière heureuse entrevue, se tapit l’ombre du malheur.
Entourée d’une Nature consolatrice, l’âme recèle l’intuition existentielle de sa mort.
Pour partager ces ondes de vie et de mort, entre le silence tendu des instants et l’oubli salvateur des personnages blottis en leur imaginaire, les comédiens Thierry Hancisse, Anne Kessler, Pierre Hancisse et Anna Cervinka témoignent d’une rare attention au monde et d’une écoute fort juste du battement des cœurs à l’unisson.
Véronique Hotte
Studio-Théâtre de la Comédie-Française, du 26 janvier au 5 mars. Tél : 01 44 58 98 58
Clément Hervieu-Léger est actuellement à l’affiche des « Cahiers de Nijinski » mis en scène par Brigitte Lefèvre au Théâtre National de Chaillot, et des « Damnés » mis en scène par Ivo van Hove à la Comédie-Française. Il est à son tour à la mise en scène du « Petit-Maître corrigé » de Marivaux ». Entrée Libre a rencontré ce prodige des planches.
Du lundi au vendredi, Claire Chazal explore les multiples formes de la culture. Au menu, l'actualité culturelle des dernières 24 heures, des reportages sur des sujets éclectiques, ainsi que des rencontres avec des personnalités du monde des arts plastiques, du spectacle vivant, du cinéma et de la musique.
À 20 ans, elle travaillait au bar de la salle Richelieu de la Comédie française. Aujourd’hui, à 38 ans, elle est sur scène et interprète Juliette dans la tragédie de Shakespeare. Pensionnaire de l'institution depuis sept ans, et sociétaire depuis un an, elle est issue d'un milieu modeste et se passionne toute jeune pour le théâtre.
Ce reportage est issu du journal télévisé week-end du 25 décembre 2016 présenté par Audrey Crespo-Mara sur TF1. Vous retrouverez au programme du JT week-end du 25/12/16 des reportages sur l’actualité politique économique, internationale et culturelle, des analyses et rebonds sur les principaux thèmes du jour, des sujets en régions ainsi que des enquêtes sur les sujets qui concernent le quotidien des Français.
Véronique Vella met joyeusement en scène le conte de Marcel Aymé, au Studio de la Comédie-Française.
Il était une fois un cerf et un chien, mais aussi un bœuf, un chat et deux fillettes nommées Delphine et Marinette, en lesquelles on aura immédiatement reconnu les héroïnes des merveilleux Contes du chat perché de Marcel Aymé, si pleins d’esprit sous leurs dehors bonhommes. Les revoilà, Delphine et Marinette, sur la scène du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, où le spectacle de fin d’année « jeune public » est devenu depuis quelques années une véritable institution. Et c’est un régal pour petits et grands que celui-ci, qui traduit de manière on ne peut plus vivante toute la force métaphorique du conte.
Dans cette histoire, Delphine et Marinette, qui ont grandi et surmonté leur peur du grand méchant loup, voient un jour débarquer à la ferme un cerf poursuivi par une meute de chiens. Le cerf sera sauvé par les fillettes, avec l’aide du chien Pataud, qui décide de trahir la meute. Le bel animal des bois tente alors de s’adapter à la vie domestique, en compagnie de son nouvel ami, le bœuf… Mais l’appel de la liberté et de la forêt sera le plus fort, et le cerf retourne à son existence sauvage, au risque d’y laisser sa vie. Ainsi va le conte, qui parle mine de rien de choses aussi importantes que le conflit entre la sécurité et la liberté, la tolérance et l’accueil de l’autre, et l’amitié.
Couettes et salopette
Et l’histoire file ici avec allant et vivacité, portée qu’elle est par des acteurs du Français à qui le fait de jouer devant de jeunes spectateurs redonne une enfance de jeu tout à fait réjouissante. Il faut voir comme la grande Elsa Lepoivre – qui jouait la redoutable Sophie von Essenbeck dans Les Damnés mis en scène cet été à Avignon par Ivo van Hove – est irrésistible en Marinette, avec ses couettes et sa salopette. Idem pour Véronique Vella, méconnaissable sous ses tresses blondes, et qui signe aussi la mise en scène. Et puis il y a Stéphane Varupenne, décidément en grande forme, formidablement expressif en bœuf pataud, soumis et malheureux de l’être, et Elliot Jenicot, le cerf beau comme une rock star… Que l’on soit plutôt cerf ou plutôt bœuf, tout le monde y trouve son compte, dans ce conte-là.
Lire aussi la critique : Avignon : des « Damnés » déments et démoniaques
Le Cerf et le Chien, de Marcel Aymé. Mise en scène de Véronique Vella. Comédie-Française, Studio-Théâtre, Carrousel du Louvre, 99, rue de Rivoli, Paris 1er. Du mercredi au dimanche à 18 h 30, jusqu’au 8 janvier (complet). www.comedie-francaise.fr/spectacle-comedie-francaise
Interview de Véronique Vella du 25 novembre 2016 Elle met en scène Le Cerf et le Chien – création novembre 2016 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
« Depuis toutes ces années, je ne l’ai vue changer qu’en bien, la Comédie-Française ! »
Lorsqu’on regarde le trombinoscope de la troupe de la Comédie-Française et qu’on la découvre tout en haut, quatrième plus ancienne sociétaire actuelle, on a un peu du mal à y croire… De même qu’on a du mal à croire qu’elle fêtera bientôt ses trente ans dans l’illustre maison. Car ce qui frappe lorsqu’on rencontre Véronique Vella, c’est d’abord son allure juvénile. Son air d’adolescente, voire de petite fille, à l’image de « sa » Delphine du conte de Marcel Aymé qu’elle met en scène au Studio-Théâtre.
Et cependant, il aura bien fallu ces quasi trente années bien remplies pour enchainer tous ces rôles et réaliser toutes ces rencontres : Françoise Seigner, Antoine Vitez, Marc Paquien, Daniel Mesguich, Laurent Pelly, Valère Novarina, Marcel Bozonnet, Alfredo Arias… La liste de ceux qu’elle appelle « ses petits cailloux blancs » est impressionnante et ne demande qu’à être enrichie ; to be continued…
Le Studio-Théâtre se prête merveilleusement aux formes courtes et enlevées. Preuve en est encore avec Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Le proverbe de Musset mis en scène par Laurent Delvert est expédié en quarante-cinq minutes chrono. Le temps d’un épisode d’une série T.V. Cette sitcom badine à la langue pétillante tranche dans le vif avec des saillies d’esprit étonnamment modernes. Jennifer Decker irradie en chipie piquante qui mène à la baguette un Christian Gonon hypnotisé et transi d’amour.
La Marquise invite le spectateur à pénétrer dans son loft-atelier au design épuré sans son élégante géométrie. Telle Demi Moore dans Ghost, elle sculpte patiemment la glaise en T-shirt décontracté-chic (Cristina Cordula approuverait, surtout quand les costumes sont signés Christian Lacroix). Le geste est lent et obstiné, éminemment sensuel. L’ombre du désir plane. Un homme de dos semble hésiter à franchir la porte de l’appartement. Il se décide et se déclenche alors une conversation qui mènera à une issue pour le moins heureuse. Mais avant d’en arriver là, notre Marquise aura fait tourner en bourrique le Comte. Elle lui aura aussi tout de même appris à s’affirmer et à tirer au clair ses sentiments.
Les piques fusent : les hommes et leurs techniques de séduction d’une affligeante banalité subissent les moqueries exaspérées de la gent féminine tandis qu’on reproche aux dames de se montrer trop froides et cruelles.
Une partition rêvée pour Jennifer Decker Jennifer Decker trouve ici un rôle à sa mesure : espiègle comme une gamine qui ferait tourner en bourrique ses prétendants, elle déploie un jeu naturel et convaincant qui insuffle un sentiment d’actualité à la verve mussienne. Face à elle, Christophe Gonon ne démérite pas en homme gentiment malmené et un brin torturé par le feu qui le ronge. Laurent Delvert anime cet échange du chat et de la souris avec une simplicité bienvenue. Claire et fraîche, cette proposition évoque une matinée ensoleillée de novembre : là où le feu et le gel se convoitent, se cherchent et terminent par s’accoupler dans une charmante reddition. Et si finalement, la créature informe puis sculptée avec soin dans la matière malléable n’était autre que ce cher Comte transformé par les paroles malicieuses de la marquise ?
IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMÉE d’Alfred de Musset. M.E.S de Laurent Delvert. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 50 min. ♥ ♥ ♥
Denis Podalydès, 53 ans, est plus que jamais sur tous les fronts. Son Cyrano de Bergerac, qui lui avait valu le Molière de la mise en scène en 2007, sera repris du 7 juin au 20 juillet à la Comédie-Française, où son Lucrèce Borgia, avec Elsa Lepoivre dans le rôle-titre, se donne jusqu’au 28 mai. Du 5 avril au 7 mai, on le verra aussi dans Bajazet, mis en scène par Eric Ruf. Enfin, il jouera dans Une vie, de Pascal Rambert à partir du 24 mai. Devenu sociétaire du Français en 2000, il a également tourné au cinéma pour son frère, Bruno Podalydès, mais aussi pour Arnaud Desplechin, Bertrand Tavernier, François Dupeyron, Michel Deville, Michael Haneke… Et il a publié plusieurs ouvrages, dont Voix off (Mercure de France, 2008, prix Femina essai) et Scènes de la vie d’acteur (Points, 2014).
Quelle époque auriez-vous aimé connaître ?
1830, peut-être. La bataille d’Hernani. L’explosion romantique. Découvrir un drame de Hugo à ce moment-là.
1894. Batailler pour Alfred Dreyfus. Etre aux côtés de Bernard Lazare, puis d’Emile Zola. Aller aux mardis de Mallarmé. Découvrir Debussy, Maeterlinck…
1920. L’après-guerre. Etre ami de Michel Leiris et traverser ces années-là avec lui et d’autres. Rencontrer Jean-Louis Barrault en 1930. Faire du théâtre avec lui.
1945-50 et suivantes. Rencontrer Jean Vilar.
1970. Etre étudiant à Vincennes, participer à l’intense vie intellectuelle de ces années-là.
Mais c’est encore le présent, le présent d’à présent que j’aimerais mieux connaître…
Une image de notre époque ?
Le visage d’Obama puis celui de Trump.
Un son ?
Le ffuit d’un mail qu’on envoie.
Une expression agaçante ?
« C’est clair ». Habiter « sur » Paris ou « sur » Lyon, au lieu d’habiter à… « Philosophie de jeu »… Le « roman national »… Celui qui dit cela, a-t-il déjà vraiment lu un roman ? Ou lu un vrai roman ?
Un personnage ?
L’inconnu qui va surgir, encore inconnu, ne sachant pas encore qu’il ne le sera bientôt plus, ou préparant quelque chose, un livre, un film, une bombe, ou élaborant un concept, quelque part dans une université, ne sachant pas encore que la pensée, la perception du monde en sera modifiée…
Un livre ou un film ?
Aquarius. Je ne sais pas exactement dire pourquoi. Il dit la beauté du monde, je crois…
Un slogan ?
Jamais un slogan ne m’a fait bouger d’un pas, faire un geste.
Un bienfait de notre époque ?
On reconnaîtra ceux-là – je suis certain qu’il y en a, autant que de maux – dans trente ans.
Le mal de l’époque ?
Comme la liste peut être longue, elle est inutile. Toute époque se singularise par ce qu’on déplore en elle, puis s’illustre et s’illumine rétrospectivement par la condamnation de la suivante.
C’était mieux avant, quand…
Je déteste a priori tout discours décliniste qui commence par ce genre de phrase.
Ce sera mieux demain, quand…
Je déteste a priori tout discours messianique, qui commence aussi par ce genre de phrase, annonçant les lendemains qui chantent, uniquement parce qu’ils sont précisément demain.
Gaël Kamilindi fait son entrée à la Comédie-Française
BIENVENUE - Le jeune homme ne connaît pas encore tous les recoins de la Comédie-Française mais à peine trois jours après son arrivée, il se sent d'ores et déjà à sa place dans cette grande maison où les comédiens jouent, sans discontinuer, depuis plusieurs siècles. Et Gaël Kamilindi, pour son premier rôle, montera sur scène aux côtés de celui qui l'a recruté. Et si la pression est là, la fierté et la passion aussi. 01 mars 2017 21:57
Ce reportage est issu du journal télévisé de 20h du 1er mars 2017 présenté par Gilles Bouleau sur TF1. Vous retrouverez au programme du JT de 20h du 01/03/2017 des reportages sur l’actualité politique économique, internationale et culturelle, des analyses et rebonds sur les principaux thèmes du jour, des sujets en régions ainsi que des enquêtes sur les sujets qui concernent le quotidien des Français.
Tout jouer, tout oser… La comédienne change de registre comme de costume, avec une aisance folle. Cette année encore, à la Comédie-Française, elle jonglera entre « La Règle du jeu » et « Lucrèce Borgia ».
Certes, c’est l’essence même du travail des comédiens que de sans cesse changer de peau. Certes, à la Comédie-Française plus qu’ailleurs, ils jouent parfois plusieurs rôles dans la même journée. Mais de novembre 2016 à janvier 2017, il fallait voir Elsa Lepoivre, 44 ans, quitter ses couettes et sa salopette de Marinette, dans Le Cerf et le Chien, de Marcel Aymé, pour endosser une heure plus tard celui de l’intrigante Sophie von Essenbeck dans Les Damnés, la pièce mise en scène par Ivo van Hove, à partir du scénario de Visconti. Et voici qu’elle recommence. Depuis le 4 février, elle est Geneviève dans La Règle du jeu, de Jean Renoir, mise en scène par Christiane Jatahy, et la Lucrèce Borgia de Victor Hugo dirigée par Denis Podalydès. « Elle fait partie des rares à pouvoir interpréter n’importe quel rôle, à pouvoir entrer dans n’importe quel répertoire », commente le comédien-metteur en scène.
Le prestige des rôles qu’elle enchaîne n’est pourtant pas sa motivation première. « Ce que j’aime, c’est aller à la rencontre de la femme – ou de l’homme, mais ça ne m’a encore jamais été demandé – qui m’est proposée. C’est me fondre, me perdre dans ce personnage. L’autre m’intéresse dans la vie. Un rôle m’enrichit toujours. C’est comme si j’avais des parts manquantes et que les rôles remplissaient ces cases. » Une manière d’aborder son métier révélatrice de sa personnalité.
« J’AI UN CÔTÉ BONNE OUVRIÈRE. LA CONSCIENCE ET LE RESPECT DU TRAVAIL, J’Y TIENS BEAUCOUP. » ELSA LEPOIVRE
Elsa Lepoivre confie douter de sa légitimité. En 2003, quand Marcel Bozonnet, alors administrateur général du Français, l’appelle pour lui proposer de rejoindre la troupe, elle croit à une blague. Il faut dire que c’était un 1er avril. Quatre ans plus tard, le jour où elle devient sociétaire, c’est tremblante qu’elle appose sa signature en bas de son contrat avec la Maison de Molière. « Je n’arrivais pas à croire que j’avais ma place. Une place parmi eux, avec eux, raconte-t-elle les yeux mouillés. Ce n’est pas une grande place que je veux, mais être acceptée ; une “juste” place. Je me dois d’être à la hauteur. J’ai un côté bonne ouvrière. La conscience et le respect du travail, c’est quelque chose qui me vient de ma famille et auquel je tiens beaucoup. »
L’amour du collectif
Les rôles et les textes, elle les a découverts au lycée, à Caen. Elle commence à y faire du théâtre, sans envisager alors de devenir comédienne. Arrivée à Paris, elle s’inscrit à l’école Claude Mathieu. Ce fut un vrai apprentissage de la vie : habiter dans 8 m2, cumuler les petits boulots pour soulager ses parents. Être indépendante, financièrement d’abord, est pour elle une nécessité. D’autant que ses deux grands-mères n’ont eu de cesse de lui répéter : « Ne te marie jamais. » « De fait, je ne me suis pas mariée », dit-elle dans un grand rire, tout en évoquant son compagnon ingénieur du son. Entrée à l’école de Pierre Debauche, elle participe à la création du Théâtre du Jour, à Agen. Pour le spectacle d’ouverture, en 1994, elle joue Nina dans La Mouette, d’Anton Tchekhov. « Je crois que ce qui m’attirait le plus alors c’était le collectif. J’étais en quête de légèreté. »
Confirmation d’Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française, qui souligne le côté clown d’Elsa. « Sa beauté, et c’est rare, ne l’embarrasse pas. En coulisses, c’est une gamine qui aime à faire des grimaces. » C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle Véronique Vella l’a choisie pour jouer Marinette dans Le Loup puis Le Cerf et le Chien : « Elsa, c’est un soleil. Elle met un point d’honneur à ne pas se plaindre. Elle traverse les épreuves, prenant le meilleur, même du pire. C’est sa manière d’être au monde – que je trouve particulièrement inspirante. »
« Je mesure la chance qui est la mienne, dit Elsa Lepoivre. La joie est là, intacte. Je l’entretiens, je la cultive. Parce que la vie est difficile aussi et parce que, comme tout le monde, j’ai traversé des épreuves douloureuses. » Notamment il y a sept ans. Une grave maladie. La mort de son père. L’effondrement de sa mère. « Même si c’est étrange de l’énoncer ainsi, je n’ai pas peur de mourir. Je prends donc tout ce qui m’arrive comme si c’était du “en plus”. » Elle ajoute : « On peut toujours baisser les bras. Je le comprends, l’observe avec douleur quand cela touche celles et ceux qui me sont proches. »
« Se laisser traverser »
Raison pour laquelle, sans doute, elle est très attachée au rôle de Macha, dans Les Trois Sœurs, d’Anton Tchekhov, qu’elle a jouée dans la mise en scène d’Alain Françon. Une Macha à la « mélancolie active », comme elle dit. « C’est un personnage que je trouve bouleversant. J’aime sa colère sourde, la lutte qu’elle mène. Le côté stagnant, irréversible, me terrifie. J’aime faire bouger les lignes. » Elsa Lepoivre a fait plusieurs psychanalyses, dont elle parle aisément : « Les gens enfermés dans leurs névroses, ça ne m’intéresse pas. Apprendre à être le plus honnête, le plus clairvoyant possible avec moi-même, oui. D’autant que je suis persuadée que cela n’ôte rien émotionnellement à ce que j’ai envie d’explorer, au contraire. »
Pour expliquer sa boulimie de rôles, elle cite Opening Night, de John Cassavetes : « S’inventer une vie à travers celles qu’on incarne me protège du monde réel. Je suis constituée d’une foule de personnages. J’aime bien le terme de “porosité”. Se laisser traverser, j’en ai besoin, ça me rassure. C’est devenu une drogue, poursuit-elle. Le théâtre, c’est toute ma vie aujourd’hui, c’est d’ailleurs un peu angoissant, j’ai du mal à refuser un rôle. »
Ses proches soulignent son humilité, le regard, attentif, précis, toujours bienveillant qu’elle porte aux autres et qui en fait une camarade exceptionnelle. « En ce moment, je réfléchis beaucoup au collectif. Enfant, je voulais aller en colonie, à l’internat. Manque affectif ? Peut-être. Je suis la deuxième de trois sœurs, j’étais celle qui apaise. Le théâtre a été pour moi un moyen de sortir des choses. Mais au-delà, j’aime être en bande. » À la Comédie-Française, Elsa Lepoivre s’est trouvée autant de rôles que possible. Et une tribu.
« La Règle du jeu », de Jean Renoir. Mise en scène de Christiane Jatahy. Jusqu’au 15 juin. « Lucrèce Borgia », de Victor Hugo. Mise en scène de Denis Podalydès. À la Comédie-Française, site Richelieu, place Colette, Paris 1er. Jusqu’au 28 mai. www.comedie-francaise.fr
L’administrateur de la Comédie-Française mettra en scène « Bajazet » à la place de « La Cruche cassée » au Vieux-Colombier.
Le metteur en scène Jacques Lassalle, qui fut administrateur de la Comédie-Française de 1990 à 1993, ne mettra pas en scène La Cruche cassée, d’Heinrich von Kleist. Suite à des difficultés insurmontables dans le montage de la production, la Comédie-Française a dû renoncer à ce spectacle qui était programmé au Théâtre du Vieux-Colombier, la deuxième salle de la Comédie-Française, du 29 mars au 7 mai.
C’est l’administrateur de la maison de Molière, Eric Ruf, qui s’est chargé de remplir le vide ainsi créé dans sa saison. Il mettra en scène Bajazet, de Racine, avec la distribution qui était prévue pour La Cruche cassée : Denis Podalydès, Clotilde de Bayser, Laurent Natrella, Alain Lenglet, Anna Cervinka… Le spectacle, programmé du 5 avril au 7 mai, permettra de retrouver l’une des pièces les moins jouées du maître de la tragédie classique à la française, écrite en 1672 et qui, au Français, n’a pas été montée depuis 1995.
A Paris, Christiane Jatahy propose une relecture de «la Règle du jeu», chef-d’œuvre du «patron» du cinéma français, avec une mise en scène de haut vol où le jeu des acteurs se mêle aux images vidéo.
Un écran géant sert de rideau de scène, avant de laisser place aux acteurs, dans une transparence progressive. Photos Christophe Raynaud de Lage Ala Comédie-Française, quand elle change, la plupart des spectateurs ont du mal à suivre la règle du jeu. Ceux qui viennent ici «passer un bon moment» et réviser leurs classiques. Ceux qui prennent Racine ou bayent à Corneille. Ceux qui ne viennent pas voir le théâtre faire son cinéma, ni quelque chose d’hybride qui les renverse en les mettant dans les sales draps où fricotent l’image et la scène, la mémoire et l’adaptation, les comédiens et leurs personnages. Ceux qui ne sont pas des baudelairiens, allant, durant une heure et quarante-cinq minutes, du vestiaire à l’inconnu pour trouver du nouveau. Ce n’est pas une raison pour ne rien essayer et, après tout, il est possible qu’une partie suffisante du public ait rajeuni avec la troupe. Cette partie profitera peut-être du spectacle que Christiane Jatahy lui propose. Elle en profitera surtout si elle a un souvenir précis du film de Jean Renoir, que la metteure en scène adapte, et une familiarité non moins précise avec l’itinéraire des comédiens, comme souvent ces temps-ci à leur sommet. Les autres risquent de rester à l’extérieur du bocal, là où l’on regarde tourner les poissons sans les comprendre.
L’adaptation de la Règle du jeu par Christiane Jatahy débute par la projection d’un film tourné caméra à l’épaule. La caméra mouvante suit, depuis la place Colette, l’arrivée des personnages. Ils entrent par là où le public est entré quelques minutes plus tôt. Ils se saluent, s’embrassent, comme lors d’une générale de presse où chacun à l’orchestre se connaît. Ce n’est pas du direct, mais ça en a l’air : premier effet de réel, premier trouble. Le film dure vingt-six minutes. Un comédien nous le dit, facétieux, avant de tenter de faire chanter un air de Dalida au public pétrifié - en vain : on est à la Comédie-Française. Finalement, un spectateur prend le micro que l’acteur tendait comme un bouquet de fleurs à une pimbêche, mais cette fois c’est le micro qui ne marche plus : on n’est pas à Broadway.
Marivaudage politique Le film est projeté sur un écran géant qui sert de rideau de scène - avant de laisser place à celle-ci, en transparence progressive, à mesure que les acteurs quittent l’image pour entrer par la salle. Plusieurs fois l’image reviendra, pour révéler les petits secrets qui se trament dans le manoir de la Colinière - ou dans les couloirs de la Comédie-Française ? Cette invasion des planches par la vidéo rappelle le procédé qu’Ivo Van Hove a mis en place, dans cette même salle, en adaptant les Damnés de Visconti. Effet obtenu : le spectateur n’a plus d’identité ni de position fixe. Il n’est ni au théâtre ni au cinéma. Il est spectateur, mais il est voyeur. Il est dehors, mais il est dedans. Il est dans la rue, les loges, les coulisses, sur les terrasses, dans la salle et sur scène. Appelons ça un art officiel de contrebandier. Ce n’est pas nouveau : le théâtre est un monde qui réfléchit depuis longtemps sur lui-même, ses limites, son rapport au public, à l’espace, au temps, aux autres arts - et qui met en scène l’état transitoire de ses réflexions. Ce n’est pas nouveau, mais ça l’est ici, dans ce lieu où l’on vient, somme toute, rejoindre une éternité patrimoniale, tranquille. La Règle du jeu est un chef-d’œuvre patrimonial. Jean-Louis Bory disait que c’est le Mariage de Figaro du cinéma.
Donc les personnages quittent l’image pour rejoindre les planches. Les personnages, ou les acteurs qui les jouent ? Comme il vous plaira. Ils disent bien les répliques du film, pas toutes, parfois légèrement modifiées, et ils ont bien les noms qu’on connaît (si on les connaît, ou si l’on se les rappelle). Ce sont eux et ce ne sont plus eux. Voilà André Jurieu, qui vient de traverser l’océan. Il n’est plus l’aviateur qui atterrit au Bourget, mais navigateur en solitaire, il a sauvé des naufragés. Cependant, c’est toujours un héros et il est toujours amoureux de Christine, la châtelaine, qui ne l’aime pas. Elle n’est plus autrichienne, comme le personnage et l’actrice du film de Renoir, mais marocaine comme le père de la comédienne qui l’interprète, Suliane Brahim. Elle n’a pas l’accent ni la présence maladroitement lymphatique de Nora Gregor, mais elle a le charme nerveux et la sensualité presque amère, moitié mangue moitié palmier, de celle qui continue de jouer dans la même salle la Juliette de Shakespeare. Il en sera d’ailleurs un peu plus tard question - comme si les acteurs sortaient parfois de leurs personnages pour redevenir un instant ceux qu’ils sont quand ils ne jouent pas, quand ils répètent.
La Règle du jeu est un spectacle sur une troupe, cette troupe où tout est assez précis et virtuose pour paraître improvisé - comme dans le film de Renoir. Et il est vrai que le scénario du cinéaste, entre Musset et Beaumarchais, entre Marianne et Figaro, s’y prête : c’est une revue de classes et de troupe avant la débâcle, état qui guette toujours le spectateur lorsqu’il sort du théâtre, surtout par une nuit d’hiver. Une revue, et un implacable marivaudage politique.
Processus instinctif Schumacher, le garde-chasse jaloux et meurtrier interprété chez Renoir par Gaston Modot, est joué par Bakary Sangaré, cette masse noire et toute plissée. Marceau, le braconnier que Schumacher pourchasse, devient un zonard plus ou moins maquereau, peut-être arabe. C’est Eric Génovèse. Discret, presque mutique, il n’a plus rien de la gouaille et du raffinement primitif de Carette. A l’inverse, Jérôme Pouly colle à merveille au fantôme de Renoir qui, dans sa peau d’ours, interprétait Octave, l’amical et velléitaire entremetteur des châtelains - celui qui n’est nulle part à sa place. Et si Jérémy Lopez, dans le rôle de Robert de La Cheynaye, n’a rien de l’élégance ironique et raffinée de Dalio, il déploie une énergie coléreuse et concentrée, très «j’vais t’mettre un coup de boule», qui concurrence l’original. Mieux encore : la longue et puissante carcasse d’Elsa Lepoivre, âpre et espiègle, efface celle qui jouait la maîtresse de La Cheynaye aussi sûrement qu’une épice chasse un arrière-goût.
La palme de la surimpression magique - ou de l’abus de pouvoir réussi - revient à Serge Badgassarian. Il se taille la part du lion en jouant la folle du groupe, qui n’avait pas de nom et quasiment aucune place dans le film. Baptisé Dick, il joue comme au cabaret le Loyal travesti, l’amuseur perpétuel, le chœur satanique à qui rien n’échappe et pour qui rien n’est important, puisque nous allons tous mourir. Robert de La Cheynaye ne présente plus ses automates au public, comme dans le film, mais un robot aérien auquel est fixée une caméra qui le filme, nous filme, filme enfin la mort de Jurieu en s’élevant, pour rejoindre quelque étoile. Le héros amoureux est toujours descendu par erreur par Schumacher, mais ce n’est plus devant la petite serre du château : c’est sur la place Colette, dans la nuit, là où bientôt le public se retrouvera, manteaux et bonnets mis, après la fin de partie. On cherchera en vain les traces de sang au pied des colonnades. Sur l’écran comme sur scène, la vie est un rêve.
Pourquoi cet inventaire ? Parce que chaque instant provoque les scènes originales qu’il détourne. Il décolle nos souvenirs, ces moules, du rocher auxquels ils restent accrochés. Et chaque instant produit chaque comédien. Chacun prend plus ou moins de liberté avec son personnage, danse avec son fantôme tantôt de près, tantôt de loin. C’est parfois clair et net, parfois obscur et imprécis. Cette apparente improvisation rappelle ce que fut l’élaboration de la Règle du jeu : un processus instinctif et modifié jour après jour. Renoir, par exemple, réduisit peu à peu le rôle de Nora Gregor, s’apercevant qu’elle jouait mal à partir du moment où elle refusa ses avances. Ainsi, la forme même du spectacle de Christiane Jatahy rend hommage à une œuvre qui, elle, ne cessait de rendre hommage au théâtre. A la fin du film, sur le perron du château et dans la nuit, La Cheynaye/Dalio dit à ses invités qu’il se fait tard, qu’ils risquent d’attraper froid, et il leur conseille de rentrer. Légèrement maquillé, il a l’air d’un récitant. A la Comédie-Française aussi, soudain, il se fait tard. Le mort revient avec les autres saluer les invités. Il est temps d’aller se coucher.
Philippe Lançon
La Règle du jeu d’après le scénario de Jean Renoir m.s. Christiane Jatahy. Comédie-Française, salle Richelieu, 75001. Jusqu’au 15 juin, 20 h3 0. Rens. : www.comedie-francaise.fr
Par Vincent Bouquet pour le blog "Du théâtre par gros temps"
Voulue par Eric Ruf, la greffe entre Christiane Jatahy et la Comédie-Française relevait du pari, osé. Elle aurait pu ne pas prendre, tant les univers de la Brésilienne et de la maison de Molière semblent, de prime abord, aux antipodes de la création théâtrale actuelle. Mais, après Ivo van Hove, Arnaud Desplechin et Julie Deliquet, force est de constater que l’irruption de metteurs en scène extérieurs réussit particulièrement bien au Français, lui redonnant, comme le prouve cette adaptation de La Règle du Jeu de Jean Renoir, un souffle revigorant qui le place au centre de la scène contemporaine.
S’appuyant sur le scénario de ce que la plupart des cinéphiles décrivent comme l’un des films-clefs du XXe siècle, Jatahy n’en change pas moins les contours spatio-temporels. Exit, donc, le manoir de Robert (Jérémy Lopez) qui cède la place à la Comédie-Française, devenue, des loges aux escaliers en colimaçon en passant par le balcon, un immense terrain de jeu où la fête peut battre son plein ; exit, aussi, l’exploit aéronautique d’André Jurieux (Laurent Lafitte) qui, dans cette adaptation, ne traverse plus l’Atlantique en avion, mais la Méditerranée dans un bateau qu’il a lui-même construit pour secourir des migrants en détresse. Reste, toutefois, ce qui fait tout le sel du film de Renoir : ces intrigues amoureuses et adultérines qui, en éclatant au cœur de ce huis clos bourgeois, éclaboussent domestiques et aristocrates, et vont virer au drame.
Une illusion très soignée
Suivant son leitmotiv scénique – Julia, What if they went to Moscow ?, A Floresta que anda -, Christiane Jatahy dynamite, une nouvelle fois, les frontières habituelles entre théâtre et cinéma. Ici, ce sont deux séquences cinématographiques, pré-enregistrées contrairement à la réalisation en direct dont elle est coutumière, qui viennent encadrer un moment purement théâtral. S’y niche, toutefois, l’œilleton d’une caméra capable de capturer des instants qui, s’il n’était pas là, pourraient passer inaperçus.
Un procédé d’autant plus pertinent pour La Règle du Jeu que tout s’y noue en creux, à travers des regards et des attitudes que l’on voudrait dissimuler derrière la musique, la danse et le champagne qui coule à flots. Loin d’apparaître comme des entités strictement indépendantes, les deux arts s’interpénètrent avec une grande fluidité, par le biais de transitions où l’illusion est très soignée. Entre les deux séquences filmiques, particulièrement chiadées, se crée un instant théâtral où les traditions sont, à leur tour, abolies et où l’on voit, notamment, le quatrième mur complètement s’effondrer.
Deux univers entremêlés
Si, par ces procédés, Jatahy essaie, avec succès, d’importer son univers sur le plateau de la Comédie-Française, elle ne cherche en rien à annihiler tout l’esprit de la maison de Molière. D’abord, parce qu’en choisissant La Règle du Jeu, elle n’est pas sans savoir que Renoir s’est lui-même inspiré des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux et, dans une moindre mesure, de Beaumarchais et de Molière, quatre auteurs sans doute parmi les plus joués au Français ; mais aussi parce qu’elle valorise le théâtre de la Place Colette jusque dans ses moindres recoins architecturaux et historiques, n’hésitant pas à réutiliser d’anciens décors et costumes d’une quarantaine de pièces déjà jouées entre ces mêmes murs.
Nullement déstabilisée par cet entrelacs d’univers, la troupe prend, au contraire, un plaisir non dissimulé à l’exercice. De Suliane Brahim à Elsa Lepoivre, en passant par Jérémy Lopez, Laurent Lafitte et Julie Sicard, en impayable Lisette, tous manient avec brio les registres de jeu fluctuants, faits d’un savant mélange de légèreté et de gravité. Dans les moments imprévus – Laurent Lafitte a dû faire face à un léger saignement de nez après s’être battu, un peu trop vraisemblablement semble-t-il, avec Jérémy Lopez -, comme dans les quelques flottements qui affleurent entre les passages obligés du récit, les comédiens peuvent compter sur Serge Bagdassarian qui amuse la galerie grâce à un jeu avec le public très bien senti. Le tout prouvant, une nouvelle fois, que le doyen des théâtres français a bien son mot à dire, quoi que les grincheux en pensent, dans la création théâtrale contemporaine.
La Règle du Jeu d’après le scénario de Jean Renoir, mis en scène par Christiane Jatahy à la Comédie-Française jusqu’au 15 juin. Durée : 1h40. ****
photo : « La Règle du Jeu » / Crédit photo : Stéphane Lavoué.
Avec brio, Clément Hervieu-Léger réhabilite une œuvre délicieusement drôle et quasi inconnue de Marivaux, Le Petit-Maître corrigé, qui n’avait pas été jouée au Français depuis 1734.
Chaînon manquant dans la dramaturgie de Marivaux, Le Petit-Maître corrigé est pourtant entré sans problèmes au répertoire de la troupe de la Comédie-Française en 1734. Sauf que, pour cause d’une cabale qui vise d’abord son auteur, la pièce déclenche une indescriptible bronca au soir de la première. Résultat : elle est illico presto retirée de l’affiche après qu’un nouveau scandale a contaminé la représentation du lendemain.
Voilà donc un texte rare que Clément Hervieu-Léger sort du placard après près de trois siècles de disgrâce. Un si long passage au purgatoire méritait que l’on se donnât les moyens de la jouer en pleine lumière et au grand air… Avec Eric Ruf, qui signe la scénographie, c’est dans la nature sauvage d’une lande plantée d’herbes folles que le metteur en scène inscrit son intrigue.
S’unir face au monde
Prenant prétexte de la signature d’un contrat de mariage entre deux perdreaux de l’année couvés par leur famille, Marivaux se lance avec Le Petit-Maître corrigé dans un débat sur les mœurs et les modes qui opposent les familles aristocratiques des villes à celles des campagnes. Son petit-maître vient de Paris. Rosimond (Loïc Corbery) est une caricature de cette jeunesse urbaine qui ne se soucie que de son apparence et se fait fort de ne jamais concéder à une femme de lui dire qu’on l’aime.
Pour être une fille simple, sa promise provinciale, la belle Hortense (Claire de La Rüe du Can), n’a rien d’une oie blanche. C’est elle qui, ne concevant de se marier sans aimer, va obliger l’indélicat à se déclarer. Découvrant qu’ils ont des sentiments l’un pour l’autre, nos deux tourtereaux vont vite tourner le dos à la bêtise de faire trop de cas de ce qui est censé les séparer pour s’unir face au monde sans autre forme de procès.
Une distribution éblouissante
La limpide modernité du texte est un ravissement qui se renouvelle à chaque réplique. Tout au plaisir de mettre en scène cette ode à une raison dont la jeunesse serait au final dépositaire, Clément Hervieu-Léger propose le théâtre virtuose d’une comédie où les rires du public font écho à l’ampleur de la charge critique voulue par Marivaux.
On se régale aussi de la manière si ludique avec laquelle il traite le couple des serviteurs, Marton (Adeline d’Hermy) et Frontin (Christophe Montenez), qui se doivent, comme c’est la tradition, de s’aimer également en suivant l’exemple donné par leurs maîtresse et maître.
Avec sa distribution éblouissante, Le Petit-Maître corrigé gagne aujourd’hui le droit de jouir d’un bel avenir sur la scène de la Comédie-Française. Grâce soit rendue à Clément Hervieu-Léger d’avoir remis la pièce sur le métier avec tant de justesse et de légèreté.
Patrick Sourd
Le Petit-Maître corrigé de Marivaux, mise en scène Clément Hervieu-Léger, en alternance jusqu’au 24 avril à la Comédie-Française, salle Richelieu, Paris Ier
Propos recueillis par Sandrine Blanchard dans Le Monde
La comédienne, metteuse en scène, infirmière inoubliable de « La Vie est un long fleuve tranquille », joue dans « Un Air de famille »,
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si mon père ne m’avait pas obligée à devenir comédienne.
A quel âge vous en a-t-il parlé ?
A 7 ans. Dès que j’ai su lire et écrire, il a commencé à me faire travailler. Mon père, Pierre Hiegel, était musicologue. Les jeudis après-midi, je faisais de la radio et des disques avec lui. Dans des émissions sur la vie des grands musiciens, je posais des questions. Sur le disque des Misérables, je faisais Cosette ; dans Viens valser avec papa, d’André Claveau, qui fut un tube à l’époque, je riais sur la chanson… Un jour, je devais avoir 15-16 ans, ma mère m’a dit : « Allez, dis-le à ton père que tu n’es pas faite pour être comédienne mais pour être mère de famille. » Cette phrase m’a vexé et m’a sans doute déterminé. Je me suis laissée faire par papa et j’ai suivi ses conseils : j’ai arrêté l’école en seconde, malgré un premier prix de mathématiques.
C’est rare qu’un père dise à sa fille : « Arrête l’école et soiscomédienne. »
Avant la guerre, il voulait être comédien. Il a toujours eu cette frustration. Il fallait probablement que cela passe par un de ses enfants.
Vous êtes la dernière de la fratrie, pourquoi vous ?
Parce que les deux autres ont fait leur mauvaise tête. Il ne restait que moi. Peut-être a-t-il mis un acharnement plus fort qu’avec mon frère et ma sœur. Peut-être aussi que j’avais une nature différente. J’étais un peu le clown de la famille, celle qui faisait des bêtises.
A-t-il été difficile d’arrêter l’école ?
Non. Cela m’a fait plaisir. Je n’aimais pas ça. Et puis c’était une façon de me singulariser. A l’époque – nous étions avant 68 – toutes mes copines voulaient se marier ou être coiffeuse ou maîtresse. Je n’ai jamais regretté d’avoir arrêté l’école. Je me suis enrichie d’une façon plus libre par la lecture. J’ai toujours eu de la chance. Cela compte dans le parcours d’un artiste.
Quel autre métier auriez-vous pu faire ?
J’aurais bien aimé être archéologue. Cela me fascine, je ne sais pas pourquoi.
Donc vous quittez l’école et tout de suite vous débutez des cours de théâtre ?
Oui. D’abord pendant un an chez Raymond Girard. Mais il m’a renvoyé. Il y avait la même corvée chaque jour : un exercice de diction idiot avec uniquement des mots compliqués. Je trouvais cela bête et je l’ai montré. Ensuite je suis restée quelques mois chez Jacques Charon qui venait d’ouvrir un cours au théâtre des Bouffes Parisiens où je jouais Fleur de cactus.
Puis je suis entrée au Conservatoire. J’avais à peine 18 ans. Lors de ma troisième année, Jacques Charon m’a appelé pour que je passe l’audition de la Comédie-Française. Maurice Escande, l’administrateur de l’époque, voulait m’engager. Mais j’avais signé au théâtre de la Michodière où je répétais Gugusse de Marcel Achard avec Michel Serreau. Je lui ai dit que je ne pouvais pas à cause de cette pièce. Escande m’a rappelé pour réitérer sa proposition. Je lui ai demandé huit jours de réflexion.
Mais pourquoi hésiter à entrer à la Comédie-Française ?
J’ai eu la trouille. On entendait des horreurs, que c’était les Atrides. A cette époque, je commençais à me faire une place dans le théâtre privé. J’étais la petite rigolote, la petite Maillan. Mais face à mon hésitation, mon père m’a insulté. Après huit jours à la campagne, je suis rentrée et j’ai dit oui à Maurice Escande.
Au départ on vous proposait toujours des rôles de soubrettes…
Même dans les cours, même au Conservatoire, je n’avais pas le droit de travailler les jeunes premières. En France, il y a des critères physiques terriblement ennuyeux pour les femmes. Quand je suis entrée à la Comédie française c’était bien évidemment pour jouer Toinette, Lisette, Marinette… J’en ai souffert quand j’étais jeune. C’est comme si on me disait : toi t’es moche.
Cela m’a passé. Je suis très contente d’avoir été la bonne. Avec le temps, et surtout avec les rencontres, je me suis rendu compte que ces rôles, avec leurs mystères, leurs non-dits, comme chez Goldoni par exemple, étaient beaucoup plus riches que la jeune première amoureuse qui, une fois qu’elle a craché sa passion, n’a plus rien à dire.
En quarante ans de Comédie-Française, vous avez joué un nombre incalculable de pièces, dont beaucoup de Molière. Que représente-t-il pour vous ?
Au départ, j’ai joué des Molière assez traditionnels. La première pierre, ce fut Georges Dandin, mis en scène par Jean-Paul Roussillon avec Robert Hirsch. Soudain je n’étais plus dans la convention. Après, avec Jean-Luc Boutté, qui était un immense ami, nous étions malheureux et voulions démissionner du Français. Pierre Dux, l’administrateur, était très ennuyé. Dans les yeux de nos camarades, on voyait qu’ils étaient très contents qu’on s’en aille parce qu’on jouait beaucoup.
On s’est dit : « Merde ! C’est peut-être con de leur laisser la place. » On est allé revoir Dux : « On reste mais il faut que vous nous laissiez faire un travail de laboratoire sur Molière avec une salle de répétition. » Dux nous répond : « Non seulement je veux que vous le fassiez, mais je veux que vous le montiez. » On a travaillé pendant un an sur le verbe, sur le sens, sur l’histoire de la noblesse… On avait besoin de faire la toilette de tout ce qu’on nous enseigne si mal. Ainsi est née l’adaptation du Misanthrope et j’ai commencé à vraiment aimer Molière.
De toutes ces pièces au Français, lesquelles gardez-vous en mémoire ?
La Trilogie de la villégiature mise en scène par Giorgio Strehler, qui a changé mon regard. Les Goldoni avec Jacques Lasalle, les rencontres avec les metteurs en scène Joël Jouanneau, Philippe Adrien, Dario Fo, Patrice Chéreau avec Quai ouest : ce sont de grands souvenirs. Mais aussi les escapades dans le théâtre contemporain avec Jorge Lavelli au théâtre de l’Odéon ou de la Colline.
Vous n’avez jamais arrêté de travailler, vous êtes une acharnée ?
Tous les comédiens du Français sont des travailleurs acharnés. C’est une école du travail et de la discipline. Il m’est arrivé de jouer trois pièces dans une même journée : matinée, 18 h 30, 20 h 30. Et le lendemain vous en répétez une autre.
Faire de la mise en scène au théâtre, est-ce venu naturellement ?
Non, on me l’a demandé. Ce n’est pas de la prétention de ma part. C’est même un manque de confiance. Au fond, je m’excuse toujours d’être une femme. Pour les rôles c’est pareil. Je n’ai jamais demandé un rôle de ma vie et je ne m’aimerais pas le faire. J’ai toujours l’impression que je n’en ai pas le droit.
Votre père a-t-il eu le temps de connaître votre succès ?
J’avais 33 ans quand il est décédé. Il a eu le temps de me voir sur scène. Le soir de sa mort, il avait regardé la captation de La Folle de Chaillot à la télévision. On s’est téléphoné. Je lui ai dit : « Tu as vu, j’ai joué pour toi. » Je l’ai entendu pleurer. Il était très fier, trop fier.
Diriez-vous que vous l’avez vengé du métier qu’il n’avait pas pu faire ?
Je pense que je l’ai vengé. Il me manque. Bien sûr comme un père, mais aussi et surtout pour son regard. C’était un homme très éclairé. Ma mère, c’était de l’amour. J’aurais pu faire caca en scène elle m’aurait trouvé sublime ! Mais papa, quand il voyait mes spectacles, ce qu’il me disait m’enrichissait.
En 1993, vous êtes allée voir François Mitterrand pour que Jacques Lassalle reste administrateur de la Comédie-Française. Pourquoi ce rendez-vous ?
C’est très politique la Comédie. Nous sentions qu’il y avait des tractations souterraines pour changer d’administrateur. On trouvait cela injuste que Jacques – qui était en train de triompher à Avignon avec son Dom Juan – ne puisse pas avoir un second mandat. J’ai demandé un article dans Libération, que j’ai obtenu, et un rendez-vous chez Mitterrand, que j’ai obtenu aussi. Il y avait Jean-Luc Boutté, Muriel Mayette, Roland Bertin, Jean-Luc Bideau et moi.
Mitterrand nous a reçus dans son bureau. Il a écouté avec son œil malin et profond notre demande. « Malheureusement je suis en cohabitation. Tout ce que je peux faire, si vous le voulez, c’est faire traîner », nous explique-t-il. On lui dit non parce que ce n’était pas dans l’intérêt de la maison d’être sans nomination. « Alors je ne peux rien faire », conclut-t-il. On avait échoué mais on avait tenté. Puis pendant une heure et demie nous avons discuté de poésie, de littérature, des représentations qu’il avait vu. On était tous amoureux de lui ! Ça manque la culture chez nos politiques aujourd’hui, ça manque vraiment.
Comment le cinéma est venu à vous ?
Pendant longtemps, je n’ai pas eu d’agent. J’étais au théâtre, je n’en voyais pas la nécessité. Dominique Besnehard, que je connaissais, est venu assister à la première de Quai ouest à Nanterre parce qu’il était l’agent de l’un des comédiens de la pièce. « Hiegel tu es géniale », m’a-t-il dit. Ce n’est pas moi qui devait jouer dans La Vie est un long fleuve tranquille, mais Christine Fersen. Elle a commencé à emmerder le réalisateur en lui demandant de changer des phrases du scénario.
Etienne Chatiliez, qui faisait alors son premier film, a eu la trouille et a demandé quelqu’un d’autre à Dominique Besnehard. Un dimanche matin, on m’a fait porter le texte. Je l’ai lu, j’ai ri, j’ai dit oui. On me parle toujours de ce film. J’en suis à la troisième génération. Dans la rue il y a encore des gens qui me disent gentiment : « Pardon madame, ce n’est pas vous la salope ? » Je réponds : « Mais oui c’est moi, bonne journée. »
Que vous a apporté le succès de La Vie est un long fleuve tranquille ?
D’être plus populaire. Mais je fais peu de cinéma. D’abord parce qu’il n’y a pas de rôle de femmes vieilles. Ensuite parce que le théâtre a toujours été ma priorité. Je n’abandonne jamais un projet de théâtre pour faire un tournage de série télé ou de cinéma. C’est une question d’éthique.
En décembre 2009, vous avez dû quitter la Comédie-Française…
Je ne l’ai pas quitté, on m’a viré.
C’est une blessure profonde ?
Je ne m’y attendais pas. Je me suis sentie anéantie. Je venais de faire L’Avare avec Denis Podalydès, et j’étais dans trois spectacles de l’année. Je n’ai jamais su la raison de mon éviction. J’en déduis qu’il ne voulait pas d’un doyen (je l’étais depuis un an). Tout cela est politique. Ils me trouvaient trop proche de Muriel Mayette. C’est injuste, fort médiocre. Le jour de mon éviction, je jouais le soir. Je ne me sentais pas bien physiquement. J’ai dit à mon médecin que je ne voulais pas leur faire le cadeau d’avoir un malaise sur scène. Il est venu me soutenir.
Que se dit-on dans un tel moment ?
J’aurais préféré m’en aller moi-même. Artistiquement, je n’ai toujours pas compris. Finalement ce sont de très bons attachés de presse ! Le lendemain de mon éviction, le téléphone sonnait en permanence à la maison. J’ai reçu très vite le texte de Florian Zeller La Mère, qui m’a valu le Molière de la comédienne. Sans du tout le vouloir, ils m’ont rendu un grand service. Parce que je goûte à une liberté que je n’aurais pas pu connaître en restant au Français. Maintenant je travaille dans des théâtres où je rêvais de jouer. Et c’est moi qui décide !
Vous avez débuté dans le boulevard, intégré la Comédie-Française et désormais vous travaillez aussi bien dans le public que dans le privé, c’est rare en France ?
Cette opposition entre public et privé est lamentable, nulle et typiquement française. Un snobisme imbécile. Marcal Di Fonzo Bo, par exemple, lorsqu’il a mis en scène pour moi La Mère, a été regardé avec mépris par ceux du théâtre public parce qu’il allait dans le privé. Et si quelqu’un du privé va dans le public on le regarde bizarrement aussi. Alors que ce qui compte, c’est le niveau d’exigence. On peut faire d’énormes merdes dans le public comme dans le privé. Heureusement, il y a des acteurs qui ont toujours fait ce va-et-vient. Je le trouve capital. Mais nous ne sommes pas assez nombreux et les mentalités sont difficiles à faire bouger.
Vous continuez à travailler sans cesse. Vous n’arrêterez jamais ?
Si. Quand la mémoire, le corps ne suivront pas. Je ne veux surtout pas jouer à l’oreillette.
Pourquoi avoir refusé trois fois la Légion d’honneur ?
C’est un clin d’œil à mon père qui l’a toujours refusée. La dernière fois qu’on me l’a proposé, on m’a dit : « La France vous le doit. » Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un hochet imbécile. Plutôt crever.
Vous parlez souvent de la mort…
J’ai l’âge où on commence à y penser drôlement. J’ai tout le temps peur. Je ne suis pas croyante. La vie me passionne. J’aime parler avec les gens. J’aurais pu être concierge. Je m’intéresse beaucoup à la politique et au monde. Ce qui m’énerve dans la mort, c’est qu’il se passera des découvertes, des scandales, des révolutions, peut-être la déchéance de Trump, peut être le retour de la gauche au pouvoir et je ne serai pas au courant !
Quel regard portez-vous sur ce monde qui nous entoure ?
Il y a une immense vague réactionnaire qui me fait peur, même dans mon propre pays. Une parole raciste s’est libérée, une sorte de racisme de bon aloi, qu’on peut mettre au pied du sapin. C’est invraisemblable. On s’est tous fait « Eric Zemmouré ». C’est insupportable. Comment se fait-il que ce monsieur ait un micro ouvert ? On devrait l’interdire pour apologie du racisme.
Vous vous êtes toujours revendiquée de gauche. Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ?
Etre de gauche c’est aimer ce qui est écrit sur les mairies : la liberté, l’égalité, la fraternité. Je vais voter à gauche. Je l’ai toujours fait. Ce n’est pas une influence familiale. Mon père votait De Gaulle. Peut-être est-ce parce que je suis une femme, mais je trouve plus d’humanité et de vertu dans la gauche que la droite. Le programme de M. Fillon me fait peur. Je n’oublierai jamais que c’est la gauche qui a aboli la peine de mort et qui a fait le mariage pour tous. L’avortement, ok, c’était sous Giscard. Mais grâce à une femme.
Retournez-vous à la Comédie-Française assister à des spectacles ?
Rarement. On m’a reproposé d’y jouer, car je reste sociétaire honoraire. J’ai refusé, je n’y jouerai plus jamais. Mon renvoi, c’était quand même comme une petite mort. Quarante ans, c’est comme une maison de famille. Je ne veux pas remettre les pieds dans les traces de mon passé, dans un endroit qui va me faire mal, intimement. Il y a trop de souvenirs. J’ai dit adieu. Comme dans une histoire d’amour, si on me fait cocu je ne recouche pas avec. Fallait pas me faire cocu.
« Un air de famille », d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, mise en scène par Agnès Jaoui avec Catherine Hiegel, Grégory Gadebois, Léa Drucker, Laurent Capelluto, Jean-Baptiste Marcenac, Nina Meurisse, du 14 janvier au 29 avril, en alternance avec « Cuisine et dépendances » au théâtre de la Porte Saint-Martin
Comédien-scénographe-metteur en scène-Administrateur de la Comédie Française ; sa carte de visite est très longue, et nous déclinerons donc dans cette série d’A Voix Nue les différentes facettes et différents métiers d’Eric Ruf.
Depuis l'enfance d'Eric Ruf à Belfort jusqu’à ses fonctions actuelles, en passant par le Conservatoire de Musique, l'École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d'art, le Cours Florent, le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, nous évoquerons aussi ses rencontres marquantes avec Anatoli Vassiliev ou Patrice Chéreau, ses débuts de scénographe, puis de metteur en scène, et les différents plaisirs selon les différents postes qu’il occupe dans une production.
Grand lecteur, Eric Ruf conserve un goût particulier pour la musique, comme l’ont aussi montré ses mises en scènes d’opéra.
Spectateur passionné, Monsieur l’Administrateur fait souffler un vent nouveau sur le Français, en y faisant venir les grands noms du théâtre mondial, mais aussi les jeunes talents les plus prometteurs.
Avec Eric Ruf, c’est d’un quart de siècle de vie théâtrale qu’il sera question.
Par Arnaud Laporte. Réalisation : Anne-Laure Chanel. Attachée de production : Claire Poinsignon.
Intervenants Eric Ruf : administrateur général de la Comédie française et comédien.
Eric Ruf• Crédits : Christophe Raynaud De Lage - Maxppp
Clément Hervieu-Léger met en scène une comédie méconnue du maître des jeux de l’amour et du hasard.
Par Fabienne Darge dans Le Monde
C’est un plaisir rare qu’offre la Comédie-Française en cette fin d’année : celui de la découverte d’une pièce totalement méconnue de Marivaux, qui plus est mise en scène avec vivacité et élégance par Clément Hervieu-Léger et portée par une distribution éblouissante. Loin d’être un fond de tiroir destiné aux seuls érudits, Le Petit-Maître corrigé, comédie en trois actes et en prose, est une pièce digne des autres, plus connues, du maître des jeux de l’amour, du hasard et de l’argent.
Si la pièce était à ce point tombée dans l’oubli, c’est parce qu’elle a fait l’objet d’une cabale, en 1734, quand Marivaux l’a donnée aux Comédiens-Français. Devant le chahut provoqué, la Maison de Molière l’a déprogrammée au bout de deux soirs et, depuis, elle n’y a plus jamais été jouée, et elle a très rarement été donnée ailleurs. C’est donc à une véritable résurrection que l’on assiste ici, avec le bonheur de retrouver l’esprit subtil et brillant de Marivaux dans une déclinaison inconnue, qui vient compléter par un nouveau fragment le paysage amoureux composé par l’auteur.
La scène de la comédie est à la campagne, où la jeune Hortense, fille d’un comte, doit incessamment épouser le Parisien Rosimond, fils d’une marquise. Tous deux, la mère et le fils, viennent de débarquer dans la propriété du comte, où le mariage doit être célébré. Mais Hortense est inquiète face aux manières de « petit-maître » prétentieux et ridicule de son promis, qui semble bien peu s’intéresser à elle et ne se décide pas à lui déclarer sa flamme.
Avec sa servante, Marton, elle décide de « corriger » le petit-maître, qui le sera de belle façon. Les deux jeunes femmes embarquent dans l’entreprise Frontin, valet de Rosimond et jusque-là zélé imitateur de son maître, qui sera le premier à connaître la conversion que met en œuvre la pièce. L’affaire se complique quand la comtesse Dorimène, avec qui Rosimond a « une petite affaire de cœur », débarque dans le paradis campagnard pour empêcher le mariage. Il y aura des lettres perdues et compromettantes, des chassés-croisés, des jeux de masques, et du badinage plus sérieux qu’il n’en a l’air.
Noyau dur et profond
Au centre de la pièce, il y a donc ce personnage de Rosimond, difficile à saisir, et pour cause. Si Marivaux s’est inspiré pour le créer des petits-maîtres de son époque, il en a gommé les caractères les plus accusés et les plus déplaisants, pour en faire simplement un être profondément inconsistant. Et s’il y a dans la comédie un petit côté Liaisons dangereuses, c’est là encore une apparence trompeuse : Rosimond n’est pas un libertin, et Hortense loin d’être une oie blanche à la Cécile Volanges.
Ce qui se joue là est peut-être plus grave encore, suggère Marivaux, dans cette pièce où la sobriété de l’intrigue, la densité des répliques semblent indiquer la volonté de l’auteur de s’approcher d’un noyau dur et profond. Rosimond, par sa futilité et son inanité, est tout simplement incapable de vivre cette expérience humaine essentielle qu’est l’amour. Sous les dehors du marivaudage, c’est toujours la vérité du sentiment qui intéresse l’auteur de La Vie de Marianne, et l’authenticité d’une relation au monde, dans un siècle, le XVIIIe, qui a fait de l’artifice un art.
Et, à ce jeu-là, ce sont les femmes qui gagnent, et elles gagnent particulièrement dans cette mise en scène que Clément Hervieu-Léger, qui s’affirme de spectacle en spectacle comme un metteur en scène raffiné et profond, a voulue « d’époque ». « Quand une pièce est aussi peu connue que Le Petit-Maître corrigé, on doit d’abord la faire entendre pleinement pour ce qu’elle est : une grande pièce du XVIIIe siècle », fait-il remarquer.
Mais la mise en scène historique, ici, est dénuée du moindre académisme. Elle fait souffler sur la représentation l’air vif du plein air, dans la superbe scénographie d’Eric Ruf, le patron de la maison, de plus en plus libre et poétique dans sa manière d’envisager le décor de théâtre. C’est donc au milieu des herbes folles et des ciels de toiles peintes, tendus comme des voiles de bateau, que se joue cette partie amoureuse dont les enjeux sont plus graves qu’ils n’en ont l’air. Tout concourt ici à une merveilleuse légèreté derrière laquelle vient se glisser l’ombre de la mélancolie, à ce « principe de délicatesse » qui donne son titre à l’essai de Michel Delon sur le XVIIIe siècle, qui a inspiré la mise en scène. Les costumes de Caroline de Vivaise regardent du côté de Watteau, mais avec une fraîcheur, une rusticité savamment sophistiquée.
Liberté des femmes avec l’amour
Cependant, si ce Petit-Maître est aussi bien corrigé, c’est surtout grâce à la lecture qu’en fait Clément Hervieu-Léger qui, elle, est bien d’aujourd’hui, et à la manière dont les acteurs de la troupe l’interprètent. Chez Marivaux, la liberté des femmes ne se joue pas contre l’amour, mais avec lui – contrairement au piège dans lequel s’enferme la Marquise de Merteuil dans Les Liaisons. Et dans cette longue série des Marianne, des Araminte et autres Silvia, la belle Hortense vient magnifiquement s’inscrire. C’est un fort beau personnage qui se fait jour ici, dans la fermeté d’âme d’une jeune fille bien décidée à ne pas brader la sincérité de son caractère et de ses sentiments pour un gandin – et donc pour une vie – sans consistance.
Et c’est ainsi que la joue Claire de La Rüe du Can, qui endosse avec elle son premier grand rôle : elle a du cran, mais avec de la grâce. Mais celle qui mène véritablement le jeu, ici, c’est Marton, comme souvent chez Marivaux, où les valets et les servantes gagnent la partie. Et c’est d’autant plus le cas que Marton est portée par une Adeline d’Hermy prodigieuse d’énergie, de malice, de gaieté, de gouaille, d’invention… Un feu follet.
Face à ces jeunes premières de choc, les deux gommeux ne baissent pas la garde. Loïc Corbery n’a pas son pareil pour donner toutes leurs couleurs à ces êtres creux qui, au moment de la révélation, voient s’ouvrir devant eux l’abîme de leur vacuité. Christophe Montenez est un Frontin d’un charme fou. Dominique Blanc, Didier Sandre et Florence Viala complètent à merveille cette belle partie de campagne.
Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux. Mise en scène : Clément Hervieu-Léger. Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris 1er. Mo Palais-Royal. Tél. : 01- 44-58-15-15. A 14 heures ou 20 h 30, en alternance. De 5 € à 41 €. Durée : 2 heures. Jusqu’au 24 avril 2017.
Marivaux écrit Le Petit-Maître corrigé en 1734 pour les comédiens de la Comédie Française. La pièce mal reçue par le public s’arrête après deux seules représentations. Voila que prés de trois cents ans plus tard elle entre au programme de l’alternance du Français entre les Damnes et La Règle du Jeu. Dans un même mouvement, Clément Hervieu-Léger propose une lecture de la pièce faussement classique et sacrément audacieuse. Une lecture moderne qui par la performance des comédiens est une réussite.
Le décor est un tertre de terre hérissé de plantes hautes et sèches, de ces plantes destinées à retenir la terre, à empêcher l’éboulement. Au fond un chemin de campagne. Dans ce décor unique des panneaux de fond de scène différents pour chacun des trois actes descendront des cintres. On appelle petit-maître un jeune homme de Cour, qui se distingue par un air avantageux, par un ton décisif, par des manières libres et étourdies. Un petit maître, c’est aujourd’hui ce que l’on appellerait un arrogant et méprisant fashion addict .
Le marquis Rosimond, le petit-maître arrive de Paris pour épouser par un mariage arrangé par ses parents une provinciale. Même s’il apprend que Hortense, sa future épouse a de beaux yeux et beaucoup d’esprit, Rosimond, fat et orgueilleux, la méprise déjà. Hortense décide qu’elle n’épousera pas Rosimond s’il ne change de ton. Dorimène a une liaison avec Rosimond, amoureuse et vexée, décide, quant à elle, d’empêcher le mariage, décide qu’Hortense épousera Dorante et qu’elle épousera Rosimond. Sauf que ce dernier qui a eu le temps de découvrir Hortense est tombé amoureux d elle et il mettra longtemps à se l’avouer puis à lui avouer. Il finit par demander pardon de son mépris et de ses arrogances et tombe aux pieds d’Hortense en la suppliant d’oublier ses folies. Dorimène réclame la main de Rosimond, tandis qu’Hortense concède à l’épouser car il est maintenant « corrigé ». Les conflictuelles et donc comiques confrontations entre les Parisiens et les provinciaux, entre le snobisme et la simplicité, la fatuité et la sincérité sont explorées. Au centre la question de l’amour, celui authentique qui s’abat sans prévenir et par suite la question de savoir quoi en faire lorsqu’il surgit. Le cocktail du marivaudage délicieux est achevé, avec servantes et valets. La pièce est classique et le texte est merveilleux. Aussi, la mise en scène est classique, comme la scénographie. On retrouve les magnifiques costumes que seul le Français peut produire et l’expérience de jeu à laquelle les comédiens-français nous ont habitués. Au fond, on retrouve, et c’est notre premier bonheur, le bon théâtre des fondamentaux et l’univers mental que La Comédie Française a le pouvoir de faire émerger.
Sauf que l’audace est là car la nouvelle direction en a prouvé son goût; les choix de mise en scène et de scénographie sont courageuses et risquées. Les cintres sont visibles ; nous sommes comme devant une expérience de laboratoire, dans une boite de petri, dans un microcosme agencé pour nous et où va se jouer une intrigue dense et complexe dans laquelle le sujet du collectif s’intrique sans cesse à l’intime, le général avec l’individuel et où la moquerie sociale ne lâche rien devant la satire psychologique. Le jeu des comédiens semble n’éviter aucun excès comique, aucune pitrerie périlleuse sans toutefois basculer dans un cabotinage de boulevard ; et Florence Viala et Adelin d’Hermy sont extraordinaires, merveilleuses, inoubliables. On rit constamment. Suprême audace, Clément Hervieu-Léger ose la psychologisation des personnages, casse-gueule habituellement, mais il peut compter sur la force du texte et sur le talent extraordinaire de ses camarades, car il est aussi comédien et peut être que là réside une des secrets de la performance et de notre plaisir, en cela que cette performance ose la psychologie sans mordre sur nos imaginaires.
Florence Viala est une épatante et grandiose hystérique qui n’a de cesse de mettre en spectacle et sa mascarade de séductrice et son caractère trempé de maîtresse-femme. Adeline d’Hermy est une paysanne déglacée aussi faussement naïve que terrienne enjouée. La licence de ses propos appelle à une licence des gestes alors que chez Doriméne, la parisienne, la licence du discours est contenue dans un corps qui ne se dévoile qu’avec élégance et intrigue. Sandre est un parfait bon papa de caricature. Pierre Hancisse et Loïc Corbery figurent avec finesse ce qui se constitue derrière le Don Juanisme de Rosimond ou derrière cette amitié au sein de laquelle circule de la jalousie entre lui et Dorante, un soupcon d’une homosexualité latente entrevue dans un fin dévoilement rendant l’édifice psychologique d’autant plus adroit qu’audacieux. A l’instar des herbes du tertre, le génie de la mise en scène et le talent des comédiens, le seul jeu de Florence Viala justifie le prix de la location, retiennent l’édifice. Au profit de notre plaisir de spectateur et du texte de Marivaux si moderne cependant que vieux de trois siécles.
Du trés bon Francais à la sauce Ruf : aussi classique que novateur.
Crédit Photos Vincent Pontet
Distribution Florence Viala : Dorimène Loïc Corbery : Rosimond, fils de la marquise Adeline d’Hermy : Marton, suivante d’Hortense Pierre Hancisse : Dorante, ami de Rosimond Claire de La Rüe du Can : Hortense, fille du comte Didier Sandre : le Comte, père d’Hortense Christophe Montenez : Frontin, valet de Rosimond Dominique Blanc : la Marquise Comédiens de l’Académie : La suivante de Dorimène : Ji Su Seong Équipe artistique : Mise en scène : Clément Hervieu-Léger Scénographie : Éric Ruf Costumes : Caroline de Vivaise Lumières : Bertrand Couderc Musique originale : Pascal Sangla Son : Jean-Luc Ristord Maquillages et coiffures : David Carvalho Nunes Collaboration artistique : Frédérique Plain Assistante à la scénographie : Dominique Schmitt
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