Reprise : « L'Avare » à Aubervilliers | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Publié par Le Monde :

 

Le spectacle de PeterLicht d'après Molière, L'Avare : un portrait de famille en ce début de 3e millénaire, mis en scène par Catherine Umbdenstock est repris, jusqu'au 7 décembre, à La Commune, Centre dramatique national d'Aubervilliers.

Nous republions ci-dessous la critique de ce spectacle parue au moment des représentations dans le cadre de Théâtre en mai à Dijon (en mai 2014).


Molière contre l'apathie des trentenaires

A Dijon, L'Avare flirte avec l'activisme anticapitalisme et brocarde la passivité d'une génération.

En voilà un qui n’est pas superstitieux. Benoît Lambert, le directeur du Centre dramatique national de Dijon, a invité treize jeunes compagnies à Théâtre en mai, le festival qui se tient jusqu’au 1er juin et fête allègrement ses 25 ans. Quand il a été créé, par François Le Pillouer, ce festival a ouvert une voie, en donnant à des metteurs en scène la possibilité de se faire connaître, et reconnaître par l’institution. Aujourd’hui, on ne compte plus les festivals consacrés à l’émergence, et l’état d’esprit a changé, comme l’explique Benoît Lambert (42 ans) : « Ma génération a eu une double injonction, politique et esthétique : vous ne ferez pas mieux que nous, nous disaient en substance nos prédécesseurs. »

Les nouveaux venus, eux, ne s’encombrent pas : « Fuck le vieux », pouvait-on lire sur le ventre d’une comédienne, à Dijon, lundi 26 mai. Il faut dire qu’elle jouait dans un spectacle qui valait le déplacement : L’Avare : un portrait de famille en ce début de 3e millénaire.

Cet Avare a une double origine : française, avec son auteur historique, Molière, et allemande avec son auteur contemporain, PeterLicht. Comme on s’en doute, PeterLicht est le pseudonyme d’un activiste qui a décidé de vivre masqué, sinon caché. Il ne donne pas d’indications sur sa biographie, vit à Cologne, compose de la musique, dessine et écrit, en privilégiant des thèmes dont témoignent les titres de deux de ses albums, Chants de la fin du capitalisme, et Mélancolie et société. En 2010, le Théâtre Gorki, qui est le plus vivant de Berlin, actuellement, a présenté sa pièce, Der Geizige, soit L’Avare, d’après Molière. C’est cette pièce que nous fait découvrir Catherine Umbdenstock, une Alsacienne de 31 ans qui mérite d’être connue.

Après avoir étudié le théâtre en France, Catherine Umbdenstock est allée l’apprendre à Berlin, où elle a suivi les cours de la célèbre école Ernst Busch. Quand elle en est sortie, en 2012, on lui a demandé quel pays elle allait choisir. « Aucun, a-t-elle répondu, je veux travailler entre les deux. » Elle a alors fondé une compagnie, Epik Hotel, qui réunit des Allemands et des Français. Dans L’Avare, Marianne est jouée par Charlotte Krenz, dont la très légère pointe d’accent donne encore plus de relief au poème d’amour que lui dit Cléante : « Marianne, tu es la liberté, tu es belle. » Evidemment, quand PeterLicht s’adresse ainsi à Marianne, ce n’est pas seulement à l’amoureuse de Molière, mais aussi à la figure de la liberté qu’il rend hommage.

Squatter la maison d'Harpagon
Car il en veut, de la liberté, cet auteur-là. Et pas qu’un peu. Il réclame la révolution, et fait la sienne en réécrivant un classique qui lui permet de s’adresser directement à la nouvelle génération : mais que faites-vous donc là, sans bouger, au lieu de tout faire péter ?, leur dit-il, en résumé. Et encore, ce « tout faire péter » est poli. PeterLicht manie l’insulte et le langage grossier avec un appétit rageur.

Il n’est pas tendre avec les trentenaires du XXIe siècle, dont il dénonce l’apathie. Il les décrit en train de squatter la maison d’Harpagon et de se livrer à des occupations pubertaires, tout en hurlant que ça ne va pas du tout, que l’argent est fait pour circuler, et que « le vieux » doit leur en donner, parce qu’ils veulent « faire leur vie ».

Mais « faire leur vie », c’est quoi ? Ils ne le savent pas. En revanche, ils savent qu’ils sont jeunes, et que ça ne durera pas. Ils pourraient se révolter, et sans doute en ont-ils envie. Mais ils ne trouvent pas ce qui pourrait fédérer leur révolte. Alors, ils attendent. Régulièrement, Cléante va demander de l’argent à son père. Il revient à chaque fois en disant qu’il n’en a pas obtenu. Et rien ne change, sinon que, au fil du temps, le petit groupe, qui était soudé, se délite…

Cette vacuité est particulièrement à l’œuvre dans le spectacle de Catherine Umbdenstock, qui a apporté quelques modifications à la pièce de PeterLicht, avec son accord. Elle a ainsi enlevé le personnage d’Harpagon, à qui les jeunes gens s’adressent sans qu’on le voie, parce qu’« en rendant invisible Harpagon, on rend notre ennemi invisible. C’est peut-être nous, cet ennemi ».

Catherine Umbdenstock a également féminisé L’Avare, en faisant jouer Valère par une comédienne. C’est celle qui porte, écrit sur son ventre, « Fuck le vieux ». Comme les autres, elle joue sur une corde raide, dans un spectacle où les réactions du public sont importantes.

Lundi 26 mai, il y avait des scolaires dans la salle. Il fallait introduire un peu de pédagogie, ce qui n’était pas gagné, ni sur le fond ni sur la forme, qui réinvente, sans le savoir, l’esthétique décomplexée des années 1970. Du coup, il y eut un certain nombre de moments creux, pendant lesquels on se demandait à quoi tout cela pouvait bien mener. On l’a su quand on eut quitté la salle : un sentiment nous poursuivait, il aurait pu s’appeler « Mélancolie et société ».

L’Avare : un portrait de famille en ce début de 3e millénaire, de PeterLicht d'après Molière. Mise en scène : Catherine Umbdenstock. La Commune, Centre dramatique national d'Aubervilliers, 2, rue Edouard Poisson, 93300 Aubervilliers. Tél. : 01-48-33-16-16 Jusqu'au 7 décembre, mardi et mercredi à 19 h 30, jeudi et vendredi à 20 h 30, samedi à 18 heures, dimanche à 16 heures. Tarifs : de 6 à 23 euros. lacommune-aubervilliers.fr

Brigitte Salino (Dijon, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde