Par Anne Diatkine dans Libération - 26 juin 2023
Adaptation de Sophocle, la première mise en scène du prometteur Sébastien Kheroufi convainc par son épure et son geste intemporel.
Il arrive qu’une mise en scène se confonde avec le lieu qui l’accueille, que le plateau en terre battue soit la continuité du chemin qui mène au théâtre, et que même le décor – un arbre sec qui ploie sous la chaleur, un puits où l’on rêverait se rafraîchir – paraisse surgir de l’environnement immédiat.
Cette Antigone, programmée dans le festival «Départ d’incendies» dédié aux artistes émergents sous l’égide d’Ariane Mnouchkine, est la première création de Sébastien Kheroufi. On lit ces mots écrits à la main sur une ardoise en 1987 par l’hôte des lieux : «A voir la pugnacité avec laquelle certains essayent de tuer le théâtre, ça doit vraiment servir à quelque chose. Ça sert à la lumière.» Celle qui dit «non», l’Antigone ici, c’est Mnouchkine, et l’entièreté de cette création est conçue comme en hommage à l’aînée. Ça peut surprendre. Pour sa première mise en scène, Sébastien Kheroufi, qu’on avait rencontré lors des occupations à la Colline pendant le Covid, effectue un geste à l’esthétique intemporelle, qui aurait pu naître il y a soixante ans, mais dans un tout autre contexte. Car aujourd’hui, cette sobriété revendiquée a un caractère politique. De même que la diversité du plateau, avec des résidentes du centre d’hébergement d’urgence d’Emmaüs à Saint-Maur-des-Fossés qui forment un merveilleux chœur aux côtés de très jeunes acteurs – convaincantes Mona Chaïbi-Antigone et Louisa Chas-Ismène – tandis que François Clavier, septuagénaire, est un formidable Créon.
Echo à l’actualité
Donc, un puits côté jardin et un arbre côté cour. Un paysage désertique, méditerranéen, qui s’accorde avec l’étuve de la salle. Les spectateurs sont bien traités, ils ont pu se munir à l’entrée de la salle d’éventails naturels en jonc. Pas de micro, les acteurs portent leur voix, ce dont on n’a (presque) plus l’habitude. Une pénombre, les yeux s’habituent, puis l’éclairage se fera essentiel. Une langue simple, celle de Sophocle traduite par la grande helléniste Florence Dupont, qui percute. La polyphonie et mélopée du chœur emportent. Antigone est donc celle qui préfère mourir plutôt que d’accepter une loi inique, en l’occurrence celle de son oncle, le roi Créon, qui interdit à quiconque d’enterrer son frère Polynice. Où qu’elle se joue, et pour peu qu’elle soit bien traduite, que sa langue ne nous en éloigne pas, la particularité de la pièce, ancienne de 442 ans avant J.-C., est de faire écho à l’actualité la plus saisissante. Les Antigone d’aujourd’hui, ce sont évidemment toutes les Iraniennes. Dommage cependant que Kheroufi ne tienne pas jusqu’au bout l’épure.
Cette création est le premier volet d’un triptyque, qui comprendra Par les villages de Peter Handke et une pièce originale pas encore écrite, conçu comme un voyage indirect dans la propre histoire du metteur en scène. Transfuge de classe, grandi en Seine-Saint-Denis et diplômé de l’Ecole supérieure d’art dramatique de Paris, Sébastien Kheroufi a passé une partie de son enfance auprès de son père émigré après la guerre d’Algérie, qui vécut ses dernières années dans une chambre chez Emmaüs. Il découvre l’Algérie après la mort de son père.
Antigone de Sophocle, mis en scène par Sébastien Kheroufi, à la Cartoucherie de Vincennes le 1er juillet, puis tournée.
Légende photo : L'acteur François Clavier est un formidable Créon. (Jérôme Zajdermann)