Avec « Mémoire de fille », la metteuse en scène Silvia Costa explore la nature trompeuse du souvenir | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde -15 juin 2023

 

Avec « Mémoire de fille », la metteuse en scène Silvia Costa explore la nature trompeuse du souvenir

 

Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/06/15/avec-memoire-de-fille-la-metteuse-en-scene-silvia-costa-explore-la-nature-trompeuse-du-souvenir_6177819_3246.html

Une femme se parle à elle-même. Elle se vouvoie. Rien d’anormal : elle est multiple et donc diffractée, sur la scène du Vieux-Colombier, à Paris, dans le corps de trois solides actrices, Clotilde de Bayser, Anne Kessler et Coraly Zahonero. Cette femme parle depuis trois temps ou trois expériences de vie : la jeune fille qui, en 1958, connaît sa première – et calamiteuse – relation sexuelle alors qu’elle est monitrice de colonie de vacances ; la romancière qui écrit l’histoire de la jeune fille (le récit est publié en 2016) ; la femme qui projette cette confession intime vers une perspective sociale et politique tout en réglant, en route, ses comptes avec une mère envahissante. Annie Ernaux est l’autrice qui se souvient d’Annie Duchesne (son nom de naissance) dans ce Mémoire de fille, inscrit au singulier sur la couverture de son livre (paru chez Gallimard) mais qui pourrait s’envisager au pluriel.

 
Écouter aussi Annie Ernaux, portrait d’une écrivaine en lutte

Adapté pour le théâtre, le texte devient une suite de glissements d’un état à un autre. Il connecte les faits et les détails à leur saisie remémorative et à leur analyse, il relie passé et présent, il articule entre elles des voix qui se passent le relais de la narration. Tressage subtil pour un spectacle faussement serein qui héberge une réelle brutalité : l’humiliation vécue par Annie Ernaux a eu des conséquences physiques et psychologiques. L’expression de cette violence-là passe un peu à la trappe, dommage.

 

 

 

Tenant la barre de ce retour sur soi, Silvia Costa agit en plasticienne et musicienne plus qu’elle n’opère en metteuse en scène. Elle n’illustre pas le propos. Elle ne vise pas son incarnation par les interprètes. Elle bannit l’expressivité de leur profération, elle évacue les émotions d’un jeu qui se veut neutre. Elle cherche à traduire, grâce à l’aménagement de l’espace et à l’usage du son, les processus souterrains d’une anamnèse (l’inverse de l’amnésie) et la complexité d’une figure qui se reconstruit entre le parcellaire, l’épars et le concassé.

Effacement continu

Cette démarche se matérialise dans un plateau habité par l’inanimé des objets (des pierres, des ficelles, des fleurs séchées, des verres, etc.) que manipulent les trois sociétaires du Français reconverties en maîtresses d’une cérémonie énigmatique.

Rien n’est figé. Ni les corps qui se déplacent en permanence, ni les costumes enlevés à peine enfilés, ni les éléments scéniques apportés puis retirés pour être remplacés par de nouveaux. Seul le cadre ne varie pas : trois murs bleutés avec leurs ouvertures en forme de grandes meurtrières horizontales ou verticales. Entre les parois, le mouvement perpétuel crée une curieuse impression d’effacement continu. Et empêche que quoi que ce soit (image, idée, sensation) se fixe, avec netteté et certitude, dans la perception du public.

 

Sans doute est-ce là le but de Silvia Costa : retrouver, par l’organicité même de sa représentation, la nature trompeuse et le caractère infidèle de la mémoire. Ce flou organisé en flux insaisissable est pour le spectateur un repos. Il peut laisser dériver son imaginaire sans être obsédé par la traque du sens. S’il est vrai que le dispositif dilue l’âpreté du récit, il est tout aussi vrai qu’on perd dans le domaine de l’explicite ce que l’on gagne dans le registre de l’implicite. Un rééquilibrage qui séduit. Ou pas.

 

Le travail de l’artiste ne manque pas d’audace. Pas évident de poser un geste plus plastique que théâtral dans un Vieux-Colombier pas vraiment habitué à ce genre de radicalité. Or, les lieux de monstration, jamais neutres, agissent à bas bruit sur ceux qui les fréquentent et fabriquent leurs attentes. Ce Mémoire de fille version Silvia Costa n’a rien d’un produit formaté pour la Comédie-Française. C’est bon à savoir.

 

 

Clotilde de Bayser, Coraly Zahonero et Anne Kessler, dans « Mémoire de fille », d’après Annie Ernaux, mise en scène par Silvia Costa, au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris, le 2 juin 2023. MONIKA RITTERSHAUS/COMÉDIE-FRANÇAISE