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Le spectateur de Belleville
July 8, 2024 4:36 PM
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Propos recueillis par Célian Macé dans Libération - 9 juillet 2024 Pour le directeur de la Schaubühne de Berlin, Emmanuel Macron doit logiquement «nommer un Premier ministre de gauche, et respecter la politique de ce futur gouvernement en demandant à ses députés de le soutenir». Depuis le Festival d’Avignon, le metteur en scène, directeur de la Schaubühne de Berlin, revient sur la surprise de la victoire de la gauche aux législatives, l’expérience allemande des gouvernements minoritaires, et l’espoir d’un reflux du populisme d’extrême droite en Europe. Quel est l’état d’esprit à Avignon ? La menace de l’extrême droite pesait lourdement sur le Festival, qui avait organisé, le 4 juillet, une nuit de réflexion et de mobilisation contre le Rassemblement national. Comme d’autres, je me suis même posé la question, à un moment donné, de savoir si j’allais continuer à montrer des spectacles en France sous un gouvernement d’extrême droite. Hier soir [dimanche 7 juillet, ndlr], j’ai fait exprès de ne pas aller au théâtre car je pensais que ça allait être la dépression totale. Au bout du compte, c’était la fête ! On est évidemment heureux, soulagés, tout le monde est enthousiaste. L’esprit général est très positif. Ma première pensée a été : dans le fond, la France est républicaine et antifasciste. Et vu d’Allemagne ? Les Allemands étaient très inquiets, la défaite du Rassemblement national est un soulagement. Les élections françaises sont aussi perçues comme un espoir et un exemple pour la gauche : réunie, elle peut battre la droite. Et les républicains, réunis par la solidarité des désistements, peuvent battre l’extrême droite. Ça donne d’ailleurs de l’espoir pour toute l’Europe. J’ai l’impression qu’il y a un mouvement de changement vers la gauche, après la victoire des travaillistes au Royaume-Uni et le maintien de Sánchez en Espagne. Le populisme d’extrême droite, si haut ces dernières années, est peut-être en train de refluer, on l’a vu en Pologne, on le voit aussi en Scandinavie. Les Français seront-ils capables de former un gouvernement de coalition, comme le font régulièrement les Allemands ? En Allemagne, on a l’expérience des gouvernements minoritaires. Emmanuel Macron doit nommer un Premier ministre issu du Nouveau Front populaire, qui peut tout à fait conduire un gouvernement minoritaire. Pour qu’il tienne, il faut que les députés Ensemble ne votent pas la censure de ce gouvernement. C’est une question de responsabilité, des deux côtés, pour éviter que l’extrême droite ne continue de monter. D’autant qu’une bonne partie des députés Ensemble doivent leur élection au désistement des candidats NFP. Il y a surtout une responsabilité de Macron, à qui on doit tout ce bordel. S’il nomme un Premier ministre de gauche, Macron doit respecter la politique de ce futur gouvernement, et demander à ses députés de le soutenir. Dans ce sens, oui, ce serait une vraie coalition. Il a commencé son premier mandat avec une politique de gauche, avant de se retourner complètement vers la droite. C’est le moment pour qu’il revienne à une politique de gauche. Mais bon, qui suis-je, pour donner des conseils aux Français ? (rires) La bataille n’est pas du tout terminée. Maintenant, il s’agit de mettre en œuvre une politique de gauche qui soit meilleure que celle du centre et de la droite, c’est-à-dire du macronisme. C’est hyper important. C’est là que la gauche peut empêcher que l’extrême droite monte encore. Le Nouveau Front populaire doit donner des réponses aux questionnements sociaux, pour que des gens qui se retrouvent dans la précarité ne pensent pas que la seule solution est l’extrême droite. La France, dans cette situation inédite, va-t-elle renouer avec le parlementarisme ? Je l’espère, mais il y a quand même un souci. Le pouvoir du président en France est trop grand. Celui de l’Assemblée nationale est trop faible. Ce déséquilibre nuit à la concorde et même à la tolérance d’un pouvoir envers l’autre. Le système politique français n’est pas fait pour trouver des compromis, il est fait pour donner le pouvoir à une seule personne ou un seul camp. Je dois avouer que ça m’a toujours surpris que dans le pays de la révolution de 1789, dans ce pays républicain de liberté et d’égalité, le pouvoir soit entre les mains d’une seule personne, quasiment comme un monarque. Propos recueillis par Célian Macé / Libération Le metteur en scène Thomas Ostermeier à la Comédie-Française à Paris, en septembre 2018. (Stephane de Sakutin/AFP)
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Le spectateur de Belleville
October 10, 2022 7:00 AM
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Par Philippe Lançon dans Libération - 9 octobre 2022 A la Comédie-Française, Thomas Ostermeier fait de l’œuvre mythique et complexe une pièce fade, sous prétexte de la rendre «actuelle». Une adaptation grotesque. Le Roi Lear, une pièce de 1606, entre au répertoire de la Comédie-Française, mais elle y entre comme le chien d’un mauvais maître : mal nourri, battu et pelé. Ce traitement est annoncé en tête de programme : «D’après William Shakespeare.» Ce n’est ni nouveau ni surprenant. Le Roi Lear, œuvre mythique assez longue, sauvage, emphatique et compliquée, est souvent «adaptée», tant elle risque le désastre lorsqu’elle est montée intégralement. Ce qu’on voit ici est donc une version didactiquement abrégée. Elle est accommodée à la sauce transgenre et minoritaire du jour, avec les habituels écrans cacophoniques géants et les moments de stand-up, style Shakespeare Comedy Club, propres au metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Le tout semble destiné à évangéliser le public tout en flattant sa familiarité. Ostermeier, qui a déjà raté dans la même salle la Nuit des rois, s’inspire de la nouvelle traduction de la pièce par Olivier Cadiot (1), mais il n’en a conservé guère plus qu’il n’y a de chair et de cheveux, dans Hamlet, sur le crâne du bouffon Yorick. Des personnages ont disparu, des scènes sont coupées ou travesties. C’est ici Goneril, transformée par Marina Hands en longue garce nazie, qui arrache le premier œil du duc de Gloucester, et non, comme dans le texte, son beau-frère le duc de Cornouailles, mari de sa sœur Regan. La guerre théâtrale au patriarcat est particulièrement efficace, à défaut d’être légère : les époux des deux vilaines filles du roi et le duc d’Albany se sont volatilisés. Quant à Kent, le bon Kent, fidèle à Lear d’un bout à l’autre, il est joué par une actrice noire (Séphora Pondi), tout comme la brave Cordélia (Claïna Clavaron) : l’intersectionnalité s’expose sur les planches. Le résultat est un spectacle coiffé d’une dentelle de plomb : tout ce que l’idéologie et la complaisance peuvent faire à une telle œuvre, sous prétexte de la décrasser et de la rendre «actuelle», on le voit. Un seul personnage tire son épingle du jeu Le premier à en souffrir, c’est le roi. Ostermeier en fait un vieillard ridicule, obsédé, rendu volontairement inaudible par l’écran vidéo lorsqu’il déclame sous l’orage. Ça va sans Lear, donc ça ne va pas. Rien ne rend sa folie à son mystère, ni à son drame. Il finit sa vie dans un fauteuil roulant, main tremblante, et il ne meurt même pas. Ach ! Mais qui va payer l’Ehpad ? La brave Cordélia, sans doute, puisqu’elle aussi dans cette adaptation survit. Shakespeare n’aurait pas dû les tuer, pense Ostermeier, qui explique son choix : «Dois-je prendre le parti de cette fin tragique, mais mélodramatique, ou bien imaginer, lorsqu’il est question de pouvoir, que tout bouge mais finalement tout demeure ?» On pourrait répondre que si, dans la pièce, Lear et sa fille Cordelia meurent, celui qui la conclut, le bon Edgar, fils légitime de Gloucester trahi et pourchassé, a peu d’illusion sur la malédiction du pouvoir et du temps : «Au fardeau de ce triste temps, nous devons obéir. Exprimer ce que nous ressentons, sans souci du bien dire. Les plus vieux ont le plus souffert, nous, les plus jeunes, ne verrons jamais autant de choses. Nous ne vivrons jamais aussi longtemps.» Mais cette réplique n’est pas dite sur scène. Un seul personnage tire son épingle du jeu : Edmond, fils bâtard de Gloucester, frère d’Edgar. Celui qui par envie, frustration, ambition, cruauté, trahit le premier, calomnie le second, séduit les deux filles méchantes de Lear au point de les dresser l’une contre l’autre. Bref, le fouteur de merde. Dans son éclatante vilenie, on sent qu’il a les faveurs d’Ostermeier : c’est presque un personnage de Jean Genet, un monstre certes, mais engendré par une société jugée et condamnée. Christophe Montenez, abonné aux rôles de folles tordues, le joue si efficacement qu’il donne le ton du spectacle : celui du sarcasme. Il s’adresse au public, comme Iago, comme Frank Underwood, et le fait réagir, en lévitation diabolique, depuis une passerelle traversant l’orchestre. Le seul héros, c’est lui. Aucune dignité dans le Lear qu’on voit Revenons, pour finir, à celui qui n’en est plus un : Lear. Denis Podalydès l’incarne… l’incarne ? Ce grand acteur virtuose est coincé dans son personnage monocorde et inexistant, un pâle sourire errant sur son visage comme lui-même dans la lande. Inexistant, car, à part quelques rires, il ne provoque aucune émotion. Que reste-t-il de Lear, sans émotion ? Elle seule permet de sentir, de rejoindre son gouffre. Deux remarques éclairent, a contrario, la faute d’Ostermeier. Jean-Michel Déprats, traducteur de l’œuvre complète de Shakespeare dans La Pléiade, rappelle que «Lear entre dans la folie avec dignité. Gielgud et les meilleurs interprètes du rôle l’ont bien compris. Le grotesque est présent, mais à l’accentuer on affaiblit le tragique». Aucune dignité dans le Lear qu’on voit : il est réduit par une sociologie militante à son pouvoir patriarcal. Le grotesque est si accentué que le tragique disparaît. Le poète Yves Bonnefoy, autre traducteur du Roi Lear, a défini ce tragique : «Derrière ce personnage si remarquable, mais dont les dimensions inusuelles signifient surtout l’ampleur des périls qui nous guettent, l’ampleur aussi des ressources que nous avons, le vrai objet de l’attention de Shakespeare, la vraie présence qui naît et risque de succomber mais triomphe, c’est cette vie de l’esprit dont témoignent Lear, mais aussi Edgar, et dans une certaine mesure Gloucester encore et même Albany : et que désigne le mot ripeness. Ripeness, la maturation, l’acceptation de la mort […] comme occasion de s’élever à une compréhension vraiment intérieure des lois réelles de l’être.» Dans le texte, c’est Edgar qui le dit : «Ce qui compte, c’est d’être prêt.» Sur scène, personne ne l’est. Le Roi Lear, d’après William Shakespeare Mise en scène de Thomas Ostermeier. Comédie-Française, Salle Richelieu, 20h30. (1) Chez P.O.L. (251 pp, 16€). Une fois de plus, Cadiot parvient à rendre la puissance, la subtilité et la jeunesse de la langue de Shakespeare, en alliant fidélité, naturel, vitesse et poésie.
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Le spectateur de Belleville
October 3, 2022 10:25 AM
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Par AFP pour le site France24 - publié le 27 sept. 2022 Paris (AFP) – Shakespeare, plus accessible en français que dans sa propre langue? En proposant une nouvelle traduction du Roi Lear, un éminent metteur en scène et un acteur star, la Comédie-Française offre une seconde jeunesse à ce monument théâtral du XVIIe siècle. "Shakespeare échappe au traducteur par le style, il échappe aussi par la langue", écrivait Victor Hugo, dont le fils François-Victor a été un des grands traducteurs du Barde. Et pourtant innombrables sont les mises en scène de ses pièces dans la langue de Molière. Difficile de croire donc que Le Roi Lear, qui fait partie de la trinité shakespearienne avec Macbeth et Hamlet, n'a fait son entrée au répertoire du Français qu'il y a quelques jours, avec son "roi" Denis Podalydès dans le rôle-titre, une mise en scène de l'Allemand Thomas Ostermeier, et une traduction de l’écrivain Olivier Cadiot. - Ni vers ni octosyllabes - Pour le trio, il n'y a aucun doute sur la nécessité de revisiter le texte en français pour qu'il parle au public d'aujourd'hui, tout en gardant la poésie. "On a besoin aujourd'hui de retraduire les grands textes avec la société et le langage qui changent; une traduction plus ancienne parlerait plus de la société dans laquelle elle a été traduite", assure à l'AFP Denis Podalydès qui a déjà incarné "Hamlet" au Français ou encore "Richard II" (au festival d'Avignon). "Ce n'est pas une question de modernité, mais de compréhension", souligne Ostermeier, dont c'est le deuxième travail avec la troupe après une production décapante de la comédie shakespearienne "La Nuit des Rois" en 2019, avec des scènes de drag queen, de concert techno et de strip-tease. "Beaucoup de gens ont une mauvaise image de Shakespeare car ils ont vu de mauvaises productions avec de vieilles traductions", commente-t-il. Il rappelle que le Barde a écrit en "vers blancs" (poésie sans schéma de rimes formel). "Dans d'autres langues comme le français ou l'allemand où il y a plus de syllabes, il faudrait réduire le nombre de mots pour respecter cela, mais ça enlèverait du contenu", affirme le metteur en scène qui a monté plusieurs pièces de Shakespeare. Il veut avant tout "que le public comprenne l'intrigue complexe" autour de ce roi qui décide de partager son royaume entre ses trois filles mais qui demande en échange une déclaration d'amour, avant d'être déçu par la retenue de sa fille préférée, Cordélia, et de la bannir injustement. "C'est très difficile pour les spectateurs de s'intéresser à la pièce s'il n'y a pas cette fluidité", renchérit Olivier Cadiot, qui avait déjà traduit la Nuit des Rois à la demande d'Ostermeier. "Mon travail consiste non pas à rafraîchir au sens vulgaire ou à rendre moderne, mais à +dénuder+ un peu le texte pour qu'il puisse venir un peu rapidement vers nous; c'est comme si on décapait un parquet ou enlevait le vernis sur un tableau", poursuit l'écrivain. Mais à quel point le texte qu'on entend est-il du Shakespeare? Pour lui, c'est "une question de respect de la complexité du texte en anglais et non pas des vers". "Je traduis en prose; je n'essaie pas de trouver une fausse forme en vers en octosyllabes, sinon ça devient ridicule; il ne faut pas que ça sonne daté", souligne-t-il. Il reconnaît avoir peut-être poussé le curseur un peu loin à une ou deux reprises dans le texte, notamment dans un passage célèbre de la pièce. "Quand Lear dit +Every inch a king+, une des phrases les plus sublimes qu'on puisse dire; j'ai proposé +total royal+" au lieu de propositions comme "roi de la tête aux pieds". Pour Podalydès, le défi pour les comédiens dans une pièce de Shakespeare est de "rééquilibrer tout le temps (le jeu) entre un parlé apparemment du quotidien et des phrases qui sortent de la fin du XVIIe siècle". © 2022 AFP
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Le spectateur de Belleville
June 2, 2019 5:56 PM
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19 FÉVR. 2019 PAR GUILLAUME LASSERRE - BLOG : UN CERTAIN REGARD SUR LA CULTURE Thomas Ostermeier s’empare du « Retour à Reims » de Didier Eribon comme miroir d’une société en plein questionnement. Devant le public de l’espace Pierre Cardin, le metteur en scène allemand fait entrer l'urgence du présent dans lequel à la mémoire ouvrière se mêlent désormais l'actualité des gilets jaunes et des enfants d’immigrés. Un grand théâtre politique. - Peut-on adapter « Retour à Reims », le récit autobiographique de Didier Eribon ? Et si oui, comment ? Laurent Hatat avait le premier tenté une réponse à l’été 2014, à l’occasion du Festival d’Avignon, en présentant une forme théâtrale qui usait d’une mise en scène bien trop sage pour un sujet qui interdit la tiédeur. A sa décharge, la structure mouvante de l’ouvrage échappe à toutes les catégorisations ou du moins les transcende, rendant difficile sa transposition. L’ouvrage apparaît ainsi comme iconoclaste pour certains intellectuels qui lui reprochent le mélange des genres. Le récit, texte autobiographique dépassant la simple histoire personnelle pour interroger les mécanismes de reproduction sociale à l’œuvre dans notre société, se fait étude sociologique lorsqu’Eribon théorise sa condition familiale, interprétant l’anecdote pour avancer une conscience de classe et ainsi acter le passage d’une chronique personnelle à une pensée universelle. Il faut donc aller au-delà de la simple biographie théâtrale, qui en soi n’aurait que peu d’intérêt, pour tendre à la possibilité d’une pièce. ll faut s’opposer à une lecture littérale du texte qui serait vouée à l’échec, se l’approprier par la pensée, le tordre par dérives philosophiques, s’approcher intrinsèquement des réflexions qui traversent le livre pour le dépasser.
Près de dix ans après sa parution, le texte fait donc l’objet d’une seconde adaptation par le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier qui prend résolument le contre-pied d’un classicisme dont il montre le côté illusoire, pour en faire l’écho des bruissements du monde. Traduite en français après avoir été créée à Berlin et à Manchester, sa première française vient de s’achever au Théâtre de la ville à Paris et entame une tournée hexagonale. Dans un studio d’enregistrement sonore de la grande banlieue parisienne, trois personnages participent à l’élaboration d’un documentaire, sorte de docu-fiction d’après le livre d’Eribon. Il y a là Paul, le metteur en scène, Catherine, la comédienne, admirable Irène Jacob reprenant le rôle créé par Nina Hoss, qui lit le texte pour le faire cohabiter avec l’image, et Tony ingénieur son et propriétaire du studio, dont on apprendra plus tard l’origine sénégalaise et l’histoire de ses ancêtres. Le choix de la banlieue est économique et les problèmes de transports évoqués par la comédienne, deux heures pour rejoindre le studio, trouvent déjà une résonance avec le sujet du livre.
« Nous ne sommes pas au théâtre », « Encore heureux ! »
Il faut l’avouer, le début du spectacle imaginé par le directeur de la Schaubühne laisse perplexe. Toute la première partie de la pièce s’attache en effet précisément à démontrer l’impossibilité d’une adaptation qui collerait trop directement au texte. L’écrit bouleversant de Didier Eribon dit par la voix suave et roque, légèrement tremblante d’Irène Jacob n’y change rien. Les images du documentaire montrent Didier Eribon dans le train qui le ramène à Reims. L’absence du père en autorise le processus du retour. Celles dévoilant la rencontre avec sa mère frôlent l’impudeur. Durant cette entrevue, la lecture des photographies familiales le ramène à son passé social, l’inscrit à nouveau dans ses origines comme une tache indélébile. Tout remonte alors, en particulier le rapport des hommes de sa famille à l’homosexualité. Des images de la « Belle et la Bête » de Jean Cocteau renvoient au souvenir d’un père éructant les insultes homophobes à l’adresse de Jean Marais à chaque fois que l’acteur occupait l’écran du poste de télévision. « Au fond, j'étais marqué par deux verdicts sociaux : un verdict de classe et un verdict sexuel. On n'échappe jamais aux sentences ainsi rendues. Et je porte en moi la marque de l'un et de l'autre. Mais parce qu'ils entrèrent en conflit l'un avec l'autre à un moment de ma vie, je dus façonner moi-même en jouant de l'un contre l'autre. » écrit-il.
C’est au moment où apparaissent les images des gilets jaunes associées à un passage du livre interrogeant le vote FN des ouvriers, jadis électorat historique du Parti communiste, que le spectacle prend de la consistance. La scène donne lieu à un échange intense entre le metteur en scène et la comédienne qui ne comprend pas la juxtaposition de ces images : pourquoi les gilets jaunes sont-ils ainsi rapprochés de l’extrême-droite ? L’association des images avec ce passage précis de l’ouvrage lui parait pour le moins douteuse, malhonnête, voire dangereuse. Car il faut s’interroger sur les raisons qui ont permis d’en arriver là. Qu’elle est la responsabilité de la gauche? Qui défend encore aujourd’hui le projet humaniste et progressiste ? Où et comment ont disparu les représentations de la classe ouvrière ? Et quelles sont les solutions ?
Des corps de classe
Une interruption durant laquelle une partie de l’équipe du spectacle et du théâtre vient affirmer sa solidarité avec certaines des revendications sociales portées par les gilets jaunes sert, ce soir-là, d’entracte entre une première partie sans nul doute délibérément décevante dans son conformisme et une seconde réalisant les promesses ouvertes par la dispute entre Catherine et Paul. Le basculement est total lorsque à l’entame de la seconde partie, Tony est invité par Paul à lui interpréter son dernier morceau. La vraie bonne idée ici est d’avoir fait le choix de Blade Mc Alimbaye pour interpréter le personnage. Cet artiste d’origine normande et d’ascendance sénégalaise refuse d’être étiqueté, enfermé dans des cases. Il déploie une pratique artistique qui mêle poésie, musique, théâtre, danse et cinéma et sa présence sur scène, ici, dans ce spectacle, à l’Espace Pierre Cardin, sur les Champs-Elysées, fait l’effet d’une bombe. Transformant son corps en boite à rythme, il entame un morceau de rap rappelant de façon salutaire l’injustice quotidienne dont il est l’objet, dont sont l'objet des millions de Français qui, malgré leur naissance, malgré la présence familiale en France depuis deux ou trois générations, sont ramenés à une origine étrangère par leur couleur de peau, par la consonance d’un nom ou d’un prénom. C’est cinglant, poétique, toujours juste. Entendre dans ce lieu, temple de la bourgeoisie parisienne que Didier Eribon, par la voix d’Irène Jacob quelque minutes plus tôt, semble évoquer quand il rappelle le nécessaire apprentissage des codes qu’il dû entreprendre lorsqu’il commença à assister à des représentations théâtrales, a quelque chose d’évident, de libératoire. Le spectacle bascule soudain dans le présent, l’interroge à l’aide des outils mis en place par Didier Eribon dans Retour à Reims. Enfin, il dépasse le livre. Thomas Ostermeier a compris que pour l’adapter, il faut s’en détacher. La première partie, conventionnelle, apparaît alors nécessaire. Pour pouvoir la déclarer obsolète, il faut montrer son impossible mise en scène et ainsi autoriser une recherche au-delà de la surface du texte.
Il y a quelque chose de profondément juste à entendre ces paroles assénées en ce lieu, à un parterre de bourgeois poudrés. Ceux qui détiennent le pouvoir étaient dans la salle et ils ont entendu. Là est la force de la pièce, c’est en cela qu’elle est fidèle à l’esprit de Didier Eribon. Ils ont entendu le chanteur dénoncer l’hypocrisie de leur classe, s’interrogeant aussi sur le présent des leaders de mai 68, "Quand je vois ce que sont devenus ceux qui prônaient la guerre civile...", où l’image d’un Daniel Cohn-Bendit vient immédiatement en tête. Quelques membres du public quittent la salle, non s'en avoir ostensiblement tripoté leur téléphone portable, montrant leur mépris lorsque, gênés malgré tout, ils ont écouté l’histoire du grand-père de Blade Mc Alimbaye, qui est celle des tirailleurs sénégalais de la Seconde guerre mondiale, ceux-là même que l’on a littéralement gommé de l’Histoire, ceux-là que l’armée française a assassiné lorsque, de retour au pays, ils ont osé demandé leur solde. Ce soir-là à l'espace Pierre Cardin, la honte avait changé de camp.
Puis, au son d’un tambour de réserve, une voix émue par la rage issue d’un enregistrement des années 1970 entonne "Whitey on the moon".
"Un rat fait un peu ma sœur Nell. (avec Whitey sur la lune)
Son visage et ses bras ont commencé à gonfler. (et Whitey sur la lune)
Je ne peux payer aucune facture de médecin. (mais Whitey est sur la lune)
Dans dix ans, je paierai encore."
Chanson radicale composée et interprétée par Gil Scott-Herond en 1970, commentaire direct sur l’inégalité économique et l’immense décalage qui s’est établi entre la vie des Américains dans les quartiers pauvres, particulièrement des Afro-américains, et des dirigeants coupés des réalités sociales, dépensant des millions pour un programme spatial, elle résume tristement, près de cinquante ans plus tard, l’abîme qui s’est creusé entre ces deux mondes. Si l’on paraît à cet instant loin du livre de Didier Eribon, on ne s’en est pourtant jamais autant approché. En débordant le simple cadre du théâtre pour affirmer une revendication politique, c’est bien à cet endroit que l’on retrouve le plus la pensée de l’auteur de Retour à Reims.
Le spectacle reprend son cours, il faut terminer le documentaire. Désormais, les images s'entrechoquent, correspondent aux soubresauts du monde. Elles sont au diapason du texte, à moins que ce ne soit le contraire. Désormais, les vrais responsables de la montée des extrêmes droites sont montrés. On pense au petit jeu dangereux qui consiste en France à se qualifier face au FN à l'issue du premier tour des Présidentielles pour automatiquement l’emporter lors second tour (expliquant ainsi la petite fête improvisée par Emmanuel Macron dans une brasserie du 6e arrondissement parisien au soir du premier). On soutient les gilets jaunes en résonance, n’en déplaise à certains, avec les convictions de Didier Eribon. Çà et là, certaines critiques se sont déchaînées contre la pièce. C’est ne rien comprendre à la pensée de Didier Eribon. C’est être totalement passé à côté de la lecture de Retour à Reims lorsque l’on assène qu’Ostermeier « manipule son texte pour en faire un éloge des gilets jaunes », s’interrogeant : « pourquoi ajouter comme un épilogue un (juste) rappel des exactions françaises sur ses colonies ? » Précisément parce que ces interrogations sont partout présentes dans un livre où Eribon donne des clefs de lecture pour comprendre la violence sociale dans ces ramifications intimes. L’ouvrage paru en 2009 apparaît plus que jamais comme le miroir d’une société en questionnement. Réduire l’adaptation de Retour à Reims à une simple évocation de la vie de l'intellectuel, la limiter à sa condition individuelle de transfuge de classe homosexuel n’a aucun sens. Avec Ostermeier, le biographique devient politique. N’est ce pas précisément le rôle d’un artiste que de questionner l’état du monde ?
En mai dernier, le directeur d’un célèbre théâtre national parisien faisait évacuer par des CRS une soixantaine de jeunes gens qui avaient tenté d’assister à une soirée consacrée aux évènements de mai 68 dont la feuille de salle rappelait que ce fut la « principale tribune du ‘tout est possible’ » qui comptait célébrer cette « communauté de jeunes gens qui tenta d’inventer une utopie et de la vivre ». Ce symbole actait l’enterrement du mouvement contestataire, sa muséification définitive. Il est heureux de voir aujourd’hui le Théâtre de la ville proposer et défendre une pièce résolument politique, une pièce qui ressemble trait pour trait à l’auteur d’un livre remarquable, une pièce dans laquelle, devant un parterre pour le moins éloigné des origines populaires de l’intellectuel comme du dramaturge, le timbre envoûtant d’Irène Jacob distille le récit d’une indignité humaine où se mêlent désormais à la mémoire ouvrière, le présent composé des gilets jaunes et des enfants d’immigrés. Thomas Ostermeier se met au diapason de Didier Eribon et livre une note d’espoir, une formidable vision de l’humanité. Comme dit Tony, « si Marianne saigne du nez, c’est peut-être qu’elle l’a cherché. »
RETOUR A REIMS / Thomas Ostermeier d'après Didier Eribon
Théâtre de la ville, Espace Pierre Cardin, du 11 janvier au 16 février 2019
Scène nationale d'Albi, du 21 au 22 février 2019
Maison de la culture d'Amiens, du 28 février au 1er mars 2019
Comédie de Reims, du 6 au 8 mars 2019
TAP - Théâtre auditorium de Poitiers, Scène nationale, du 14 au 15 mars 2019
La coursive - Scène nationale de La Rochelle, du 21 au 23 mars 2019
MA avec Granit, Scènes nationales de Belfort et de Montbéliard, du 28 au 29 mars 2019
Théâtre Vidy-Lausanne, Festival Programme Commun, Lausanne, du 5 au 7 avril 2019
TANDEM - Scène nationale, Douai, du 24 au 25 avril 2019
Bonlieu, Scène nationale Annecy, du 2 au 4 mai 2019
La Comédie de Clermont-Ferrand - Scène nationale, du 14 au 16 mai 2019
Apostrophe Scène nationale Cergy-Pontoise et Val d’Oise, du 22 au 23 mai 2019
Théâtre Vidy-Lausanne, du 28 mai au 16 juin 2019 Légende photo : Thomas Ostermeier, "Retour à Reims", d'après Didier Eribon, Théâtre de la ville, Paris, 2019 © Théâtre de la ville
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Le spectateur de Belleville
January 8, 2019 7:27 PM
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Propos recueillis par par Manuel Piolat Soleymat dans La Terrasse Publié le 19 décembre 2018 - N° 272
Au sein d’un studio technique, une comédienne – interprétée par Irène Jacob – enregistre la voix off d’un documentaire cinématographique réalisé à partir d’un essai de sociologie… C’est Retour à Reims, adaptation théâtrale d’un ouvrage* de Didier Eribon créée par le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier.
Retour à Reims explore différentes réflexions liées à la sociologie, à la politique, à l’orientation sexuelle… Quelle dimension de cet essai souhaitez-vous particulièrement éclairer à travers votre adaptation théâtrale ?
Thomas Ostermeier : Je crois que l’objet principal de Retour à Reims est d’analyser la relation qui peut être établie entre l’échec de la gauche à incarner un espoir pour les classes populaires et la montée des mouvements politiques d’extrême droite. C’est cet axe principal que j’ai suivi dans mon travail. Au sein de son essai, Didier Eribon procède à une analyse très personnelle, puisqu’il revient sur sa propre histoire en mettant en perspective l’engagement de son défunt père pour le Parti Communiste et le fait qu’une grande partie de sa famille vote aujourd’hui pour le Rassemblement National.
Quel prisme théâtral avez-vous imaginé pour donner corps à cette analyse ?
T.O. : Il m’a semblé important de rendre compte, concrètement, de la dimension autobiographique du livre de Didier Eribon. Pour cela, mon équipe et moi avons réalisé un film documentaire. Nous sommes allés à Reims avec lui, chez sa mère, dans sa cuisine, mais aussi dans certaines rues de Paris. Ensuite, mon idée a été d’imaginer une représentation théâtrale qui ouvre sur le travail d’une comédienne enregistrant le commentaire en voix off de ce film documentaire, sous la direction du réalisateur de ce film. La dimension cinématographique du spectacle prend en charge les différentes composantes de Retour à Reims: bien sûr les réflexions et les analyses de Didier Eribon, mais aussi son amour pour l’art, pour l’opéra, des choses de sa vie intime comme la découverte de son homosexualité à l’adolescence… Tout cela est traité non seulement par les images du film, mais aussi par le texte enregistré par la comédienne, qui est le texte original du livre.
« L’OBJET PRINCIPAL DE RETOUR À REIMS EST D’ANALYSER LA RELATION QUI PEUT ÊTRE ÉTABLIE ENTRE L’ÉCHEC DE LA GAUCHE ET LA MONTÉE DES MOUVEMENTS POLITIQUES D’EXTRÊME DROITE. » Vous avez conféré à la présence de cette comédienne une double fonction
T.O. : Oui, car parallèlement au texte qu’elle est chargée de dire, elle met en question les choix opérés par le réalisateur du film : pourquoi il a choisi de couper à tel endroit, pourquoi il a choisi de montrer telle chose plutôt qu’une autre… Ce qui finalement donne naissance à une discussion sur l’engagement en art, que ce soit au cinéma ou au théâtre, une discussion sur les possibilités d’intervention et d’action des artistes dans le monde contemporain. Deux points de vue différents en ressortent : celui du réalisateur et celui de la comédienne.
Comme Didier Eribon, vous êtes issu d’un milieu populaire. Avez-vous l’impression, à travers la dimension biographique de Retour à Reims, de mettre une part de votre intimité et de votre propre histoire personnelle dans ce spectacle
T.O. : Oui, tout à fait. Mais finalement, même si c’était sans doute moins visible, cette part de mon histoire personnelle, cette ouverture sur mes origines était également présente dans mes premiers spectacles. Par exemple, dans Shopping and Fucking, dans Disco Pigs, dans Catégorie 3.1… Mais on pourrait aussi dire, plus récemment, dans mes différentes mises en scène des pièces d’Ibsen, qui parlent toutes d’une certaine façon de l’angoisse de déclassement que peut ressentir la bourgeoisie, de sa peur de descendre l’échelle sociale et de se retrouver dans une situation de précarité. Cette peur n’a cessé de s’accroitre durant les dernières décennies, ce qui n’est pas sans lien, je crois, avec l’instauration du système néolibéral, du capitalisme sauvage dans lequel nous vivons.
Quelle analyse faites-vous, vous-même, de la montée des populismes et de l’extrême-droite en Europe ?
T.O. : Comme Didier Eribon, je pense que la gauche sociale-démocrate a oublié sa mission historique, qui était de s’occuper des gens qui vivent dans la précarité, pour mettre en place des lois néolibérales. Ce faisant, elle a perdu la confiance d’une grande partie du peuple, ce qui a je crois fortement contribué à l’émergence de la situation politique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
* Publié en 2009, aux Editions Fayard.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
A PROPOS DE L'ÉVÉNEMENT Retour à Reims du Vendredi 11 janvier 2019 au Samedi 16 février 2019 Espace Pierre Cardin 1 avenue Gabriel, 75008 Paris. à 20h, le dimanche à 16h. Relâche les lundis ainsi que les 30 et 31 janvier. Durée de la représentation : 2h15. Tél. : 01 42 74 22 77. www.theatredelaville-paris.com
Egalement les 21 et 22 février 2019 à la Scène nationale d’Albi, les 28 février et 1er mars à la Maison de la Culture d’Amiens, du 6 au 8 mars à la Comédie de Reims, les 14 et 15 mars à la Scène nationale de Poitiers, du 21 au 23 mars à La Coursive - Scène nationale de La Rochelle, les 28 et 29 mars aux Scènes nationales de Belfort et de Montbéliard, du 5 au 7 avril dans le cadre de Programme Commun et du 28 mai au 15 juin au Théâtre Vidy-Lausanne, les 24 et 25 avril au TANDEM - Scène nationale de Douai, du 2 au 4 mai à Bonlieu - Scène nationale d’Annecy, du 14 au 16 mai à La Comédie de Clermont-Ferrand, les 22 et 23 mai à l’Apostrophe - Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise.
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Le spectateur de Belleville
October 5, 2018 11:56 AM
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Par Pierre Lesquelen dans I/O Gazette 5 octobre 2018
La boîte blanche qu’édifie Nina Wetzel pour cette nouvelle production française de Thomas Ostermeier, après « La Mouette » et sa cage grise en 2016, offre une utopie scénographique à cette antichambre claire du théâtre qu’est « La Nuit des rois », où toutes les machines optiques sont mises à l’épreuve. Annonciatrice selon le metteur en scène d’une « crise de la représentation » moderne, à la fois théâtrale et sociale, la comédie de Shakespeare est située ici à l’orée de la culture humaine, au plus proche des singes (incarnés par deux peluches géantes) et des signes dont les personnages performent le crépuscule (à l’exception d’un Malvolio aux lingeries racoleuses, qui finira pendu aux cintres de la vieille boîte noire.) Si les notes d’intention léguées par Ostermeier, copieuses et filandreuses, laissaient craindre un parti pris flottant, le spectacle condense brillamment la puissance carnavalesque et populaire de l’esprit shakespearien, ranimé entre autres par des apartés contemporains et un dance battle plutôt croustillants. Habitué aux approches sociologiques du drame moderne, Ostermeier ne force pas la lecture dégenrée de Shakespeare que l’on aurait pu attendre (à l’heure où même « Iphigénie » serait devenue, selon Olivier Py, une pièce pré-féministe.) L’artiste explore plus naïvement la puissance défigurante de l’art dramatique et de la farce, sur ce plateau insulaire où tout est déjoué par le théâtre et dans le théâtre, Ostermeier déchirant comme dans « Richard III » le cadre italien feutré, cette fois-ci par un praticable transversal. Si la performation ludique du genre permettrait selon Judith Butler de défaire le langage culturel, le spectacle trouve alors, au-delà de son humeur blagueuse, toute une raison d’être politique. Il est toutefois regrettable que seules Adelyne d’Hermy et Georgia Scalliet convoquent cet au-delà du visible promis par la fable shakespearienne, en insufflant lorsqu’elles sont réunies, parmi la joyeuse bande braillarde et virtuose du Français, cette part d’indicible et de mystère qui manquerait à un théâtre sans double et à un genre sans trouble.
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Le spectateur de Belleville
September 28, 2018 11:31 AM
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Par AFP dans Libération — 26 septembre 2018 à 08:22
En Chine, un géant du théâtre allemand devient «un ennemi du peuple» En invitant le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier pour présenter «Un ennemi du peuple» d’Ibsen, les autorités chinoises ne s’attendaient certainement pas à voir des spectateurs scander des slogans pour la liberté d’expression. C’est pourtant ce qui s’est passé un soir de début septembre lorsque la pièce -- dont le héros est un médecin qui se bat contre la corruption des autorités locales -- a été présentée à l’Opéra de Pékin, près de la place Tiananmen, assure le directeur de la Schaubühne de Berlin, une des scènes les plus créatives d’Europe. La version d’Ostermeier, le plus célèbre des metteurs en scène allemands, connu pour ses relectures radicales de Shakespeare et d’Ibsen, comprend une interaction entre les acteurs et le public. «Lorsque les autorités s’en sont rendu compte (à l’issue de la première des trois représentations prévues à Pekin, ndlr), elles ont tout fait pour que le scandale n’éclate pas (...) mais ça s’était déjà répandu comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux», affirme M. Ostermeier dans un entretien avec l’AFP à Paris à l’occasion de sa présence à la Comédie-Française où il monte une pièce. - L’acteur a «perdu sa voix» - Par la suite, précise-t-il, «ils ont éliminé tout ce qui s’est dit sur la pièce sur les réseaux». Les autorités chinoises encadrent étroitement le web local pour en expurger tout contenu jugé sensible, comme les critiques politiques, un contrôle qui s’est drastiquement renforcé sous la présidence de Xi Jinping. Ostermeier et sa troupe sont allés des dizaines de fois en Chine, mais sa version d'«Un ennemi du peuple», une pièce de l’écrivain norvégien Henrik Ibsen, a touché une corde sensible. «Nos amis directeurs de festivals et de théâtre nous disaient que monter la pièce en Chine +ce n’était pas possible+», selon lui. En recevant l’invitation de l’Opéra, M. Ostermeier a cru au départ que les autorités voulaient montrer une image d’ouverture. «Puis on s’est rendu compte qu’ils n’avaient pas vu à l’avance la pièce! De leur point de vue, ils avaient commis une erreur», indique-t-il. Les autorités ont alors demandé à enlever la scène de l’interaction. «Nous avons pris la décision de rester car si nous étions partis tout de suite, personne n’aurait vu la pièce en Chine», explique le metteur en scène. Comment montrer qu’il y a eu censure? Un message a été adressé au public lors de la représentation suivante: «Nous voudrions avoir une discussion avec vous, mais l’acteur en charge de cela a perdu sa voix. Avez-vous connu une situation similaire?». «Puis toute la troupe est montée sur scène et nous avons respecté deux minutes de silence. Le public a compris immédiatement», souligne M. Ostermeier. - «Voir qui a pris la parole» - Soudain, ce que les autorités craignaient le plus arriva. «Dans le silence, des membres du public se sont mis à crier en faveur de la liberté d’expression et des libertés individuelles», se rappelle-t-il. La pièce a été par la suite annulée alors qu’elle était programmée deux soirs dans la ville de Nankin, où le théâtre a invoqué des «problèmes techniques». Le régime chinois, qui réprime sévèrement toute velléité d’opposition, se méfie des mouvements contestataires. Dans «Un ennemi du peuple», l’une des pièces plus célèbres d’Ibsen, un médecin découvre que les eaux de la station thermale de son village sont contaminées. Il tente de révéler le scandale mais il est finalement chassé de chez lui, accusé de vouloir provoquer la ruine du village. Montrée dans une quarantaine de pays depuis qu’elle a fait sensation à Avignon en 2012, la pièce, notamment la scène de la prise de parole, est filmée dans chaque ville, en vue d’un documentaire qui s’intitulera «Mapping Democracy» (la démocratie cartographiée). Pékin n’a pas été une exception. «C’est délicat car ils ont confisqué notre matériel», indique Ostermeier, tout en précisant disposer d’une copie du film. «Ils ont regardé pour voir qui a pris la parole». AFP Légende photo Thomas Ostermeier le 19 septembre 2018 à la Comédie-Française à Paris Photo STEPHANE DE SAKUTIN. AFP
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Le spectateur de Belleville
September 26, 2018 8:18 PM
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Par Armelle Héliot dans Le Figaro le 26/09/2018
Montant La Nuit des rois à la Comédie-Française, le très aigu Thomas Ostermeier prend un malin plaisir à en surligner le sens.
Thomas Ostermeier et Olivier Cadiot nous prennent pour des nigauds. Ils prétendent qu'avant eux nul n'avait su traduire et mettre en scène Twelfth Night, Or What You Will, La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez, passionnante comédie très souvent retraduite et montée en France. Selon eux, le sens profond de la pièce était «refoulé».
Ce n'est pas exact. Il est bon de retraduire, il est merveilleux de voir de très grands metteurs en scène nous proposer leur propre vision. Le spectacle de Thomas Ostermeier à la Comédie-Française est objectivement très intéressant, aussi tonique qu'irritant, aussi drôle que féroce. Il est porté par un groupe d'interprètes formidables qu'il a sur certains points dirigés strictement et à qui il a aussi laissé la bride sur le cou, admiratif.
Tous les «personnages» s'adressent au public, prennent sans cesse à témoin les spectateurs, comme s'ils avaient besoin d'un assentiment sur ce que raconte Shakespeare mais aussi sur leurs manières…
Il y a du refoulé, disent Ostermeier et Cadiot. La réponse est-elle simplement du côté du défoulement? Non. Il ne suffit pas de surligner, d'en rajouter pour que les pensées profondes de Shakespeare nous atteignent.
Il ne suffit pas de ces costumes qui dévoilent jambes et sexes avec des hauts délicats, pour nous dire que l'homme est fait d'esprit, en haut, et de sexualité animale, en bas. Si c'était aussi simple, il n'y aurait pas de littérature, ni d'art, ni de science, ni rien du tout! D'ailleurs, ce principe dissout toute l'ambiguïté merveilleuse qui est au cœur de la pièce: l'ambivalence du sexe, la séduction, le trouble. Les jolies cuisses de Cesario/Viola, trahissent immédiatement la femme!
Mais la réserve plus sérieuse porte sur un autre point: le traitement subi par Malvolio (excellent Sébastien Pouderoux), personnage pathétique et cocasse, l'intendant d'Olivia qui, trompé par l'espièglerie de Maria (Anna Cervinka, idéale), croit être aimé. C'est déjà bien assez cruel, pourquoi en rajouter. Et jusqu'au dénouement? Vous verrez…
Numéros de chansonniers La scénographie, une plage de sable fin avec ses palmiers desséchés et ses singes amicaux, fait courir une passerelle au milieu de la salle. Un dispositif de music-hall dont s'emparent les interprètes galvanisés qui, de temps en temps, saisissent un micro et font leurs numéros de chansonniers avec allusion aux petites phrases injurieuses d'un Jupiter souvent cité dans la pièce, mais le vrai! Tous les «personnages» s'adressent d'ailleurs au public, prennent sans cesse à témoin les spectateurs, comme s'ils avaient besoin d'un assentiment sur ce que raconte Shakespeare mais aussi sur leurs manières… Deux musiciens, joueur de théorbe et contre-ténor distillent Monteverdi, Vivaldi, Cavalli.
» LIRE AUSSI - Thomas Ostermeier: «La Comédie-Française a l'esprit d'une jeune compagnie!»
Qui bouderait son plaisir devant cette pièce vertigineuse, au tissu textuel moiré, aux humeurs versatiles? Qui bouderait son plaisir devant la joie d'une bande conduite par un Denis Podalydès grave et vaguement douloureux en Orsino, duc d'Illyrie. Qui ne rirait pas devant le trio des bouffons alcoolisés, Sir Toby, Laurent Stocker, explosif, Feste, le fou si fin d'Olivia tel que l'incarne Stéphane Varupenne, Sir Andrew, Christophe Montenez, sous sa perruque filasse à la Iggy Pop, en pleine crise exhibitionniste. Yoann Gasiorowski, le capitaine et Curio, est très bien, tout comme Julien Frison, subtil dans la partition de Sébastien, frère jumeau que cherche Viola. Il se console avec Antonio, le viril Noam Morgensztern…
Déguisée en homme, Georgia Scalliet va rendre folle la comtesse Olivia, Adeline d'Hermy… Elles sont ravissantes, irrésistibles, nuancées jusqu'au vertige, leurs timbres bouleversent. Deux grandes. Comme Anna Cervinka. À la fin, c'est embrassez qui vous voudrez: un peu gamin, Ostermeier!
Comédie-Française (Paris Ier), Salle Richelieu, en alternance jusqu'au 28 février 2019. Durée: 2h45 sans entracte. Tél.: 01.44.58.15.15. Texte publié chez P.O. L, 15€.
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Le spectateur de Belleville
September 25, 2018 7:00 PM
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Par Patrick Sourd dans Les Inrocks 26.09.2018
Pour sa première mise en scène avec la troupe de la Comédie-Française, le directeur de la Schaubühne de Berlin électrise La Nuit des rois. Lorsqu’on l’interroge sur le choix de monter une œuvre de Shakespeare pour sa toute première mise en scène à la Comédie-Française, Thomas Ostermeier commence par éclater de rire. “Personne ne me croit, tout le monde pense qu’il s’agit d’une commande de l’institution. Mais je persiste à dire que mettre en scène La Nuit des rois est un choix personnel. J’aime profondément cette pièce et cela fait longtemps que je travaille dessus."
"Comme toujours, je me suis préparé en amont en organisant des ateliers et, s’agissant de La Nuit des rois, la pièce a fait l’objet d’un stage que j’ai mené avec des comédiens au Brésil, puis de deux autres à Rome et à Berlin, autant d’occasions qui m’ont permis de débroussailler ses multiples possibles pour préciser l’angle et la manière de l’aborder au Français.”
L’étonnement venant du fait qu’il s’agit d’une comédie amoureuse parmi les plus folles de Shakespeare, ce pas de côté vers un répertoire auquel ne nous a pas habitués le directeur de Schaubühne s’explique aussi par le fait qu’il avoue n’être pas certain d’avoir les comédiens pour la monter à Berlin. En réunissant Denis Podalydès, Laurent Stocker et la pépinière de talents de la jeune troupe de la Comédie-Française, Thomas Ostermeier se réjouit d’une distribution qu’il considère comme “optimale” pour mener à bien son projet.
L’amour questionné sous toutes ses formes
“Nous vivons des temps extrêmement sombres mais je revendique aussi le droit à l’amusement pour apprendre quelque chose du monde sans tomber pour autant dans la futilité. J’adore l’opportunité de cette création qui me permet de faire passer par les rires le message d’intelligence et de lucidité porté sur la société par Shakespeare. Bertolt Brecht disait qu’il était impossible de jouer des comédies dans des ambiances sombres… Pour que cela soit drôle, on a besoin des pleins feux. J’aime le principe d’inscrire cette Nuit… en pleine lumière sur le plateau de la salle Richelieu.” Avec La Nuit des rois, Shakespeare questionne l’amour sous toutes ses formes, dans un chassé-croisé nourri d’ambiguïté où la séduction de l’autre se joue des faux-semblants du travestissement. Tout commence par le naufrage d’un navire qui sépare des jumeaux en vue des côtes du royaume d’Illyrie.
Se croyant seule rescapée et forte de sa ressemblance avec son frère, Viola prend des habits d’homme pour continuer l’aventure et devenir Césario. Elle se retrouve bientôt à plaider la cause du duc obsédé par les charmes de la comtesse Olivia, sans avoir imaginé que la belle puisse tomber amoureuse d’elle sous les traits de ce messager qu’elle prend pour le plus séduisant des garçons.
Presque une année de traduction pour Olivier Cadiot
Thomas Ostermeier a confié la traduction du texte à l’auteur et metteur en scène Olivier Cadiot, qui collabore de longue date avec lui sur les textes de ses travaux en français. Au-delà d’une intrigue où l’on ne cesse de se faire passer pour qui l’on n’est pas, cette nouvelle version française va relever le défi que s’était lancé Shakespeare de créer une langue neuve en anglais pour rendre compte de la folie de l’action et provoquer les rires.
Nous allons ainsi découvrir un texte où les expressions et les proverbes inventés par Shakespeare pour coller à l’étrange singularité du monde de l’Illyrie vont trouver, grâce aux propositions poétiques concoctées par Olivier Cadiot, des équivalences dignes du surréalisme.
"Un ouvrage de précision qui vise à chaque fois le mot juste"
“Ce fut une énorme tâche qui a demandé près de sept mois de travail à temps plein à Olivier, un ouvrage de précision qui vise à chaque fois le mot juste pour témoigner de cette fièvre d’amour qui contamine les protagonistes sans se préoccuper des normes. Shakespeare fait de l’Illyrie un royaume de fantaisie. Mais ce pays a bel et bien existé, il correspond aux côtes de l’Albanie, et nous savons que les églises catholique et orthodoxe y ont pratiqué, du VIe au XVe siècle, le rite sacré de l’adelphopoiia pour y célébrer des mariages entre deux hommes ou deux femmes."
"Ceci nous ramène à des questions très contemporaines sur la construction culturelle du genre. Je pense en l’occurrence aux écrits de la philosophe américaine Judith Butler, qui développe le concept très théâtral d’un genre se construisant comme le résultat d’une performance répétée. Ce sont ces mêmes mécanismes qu’explore la pièce de Shakespeare en questionnant le désir au-delà des apparences et du travestissement.”
Un fin ponton qui s’avance droit dans la salle
Alors que la répétition reprend, on découvre un décor unique aux allures de chambre d’écho immaculée qui sert d’écrin à la représentation. Au plafond, un luminaire rayonnant symbolise le soleil. Des rochers de carton-pâte et des palmiers découpés dans les pages d’un magazine complètent l’image d’une plage de sable blanc pensée comme une invite idéale pour transformer une grève sauvage en un lieu de sensualité propice aux fantasmes.
Sans oublier le fin ponton qui s’avance droit dans la salle et permet aux comédiens de jouer au milieu du public, la scénographie de Nina Wetzel, qui signe aussi les extravagants costumes, se joue des charmes graphiques d’une heroic fantasy de pure fiction.
On reprend à l’acte III pour se lancer dans la scène décisive où Olivia (Adeline d’Hermy) a le coup de foudre pour Viola déguisée en Césario (Georgia Scalliet). Assis dans un fauteuil du parterre, Thomas Ostermeier gagne vite le plateau pour commenter le travail.
En longues tirades passionnées, ses indications commencent toujours en français et se finissent souvent en allemand. Charge alors à Elisa Leroy, son assistante qui ne le quitte pas d’une semelle, de traduire en simultané la fin de ses propos.
L’obsession des humains de se soumettre à leur désir
La jubilation du metteur en scène est communicative quand il alterne les rôles pour donner la réplique à l’une et à l’autre et donne chair à ses intentions. Le réglage de cette scène d’anthologie où la comtesse drague avec la détermination d’un homme celle qui ne pense qu’à lui cacher son secret d’être en vérité une femme tient alors d’un travail d’orfèvre qui puise au sens de chaque mot pour inventer un langage des corps apte à révéler le désir qui aimante les deux personnages.
Comme une traduction musicale de ce trouble, la voix du contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian (en alternance avec Paul Figuier) cristallise ces émotions depuis la salle. Tout au long de la représentation, que le chanteur soit accompagné au théorbe ou à la guitare électrique, c’est lui qui accorde le spectacle aux battements des cœurs des protagonistes en interprétant une suite de morceaux choisis du répertoire baroque italien du XVIIe siècle, de Monteverdi à Cavalli en passant par Legrenzi et Gesualdo.
"S’accorder à la délirante pression d’un univers d’addiction qui décide des règles du jeu"
“Contrairement à l’adage, je ne pense pas que cette musique adoucisse les mœurs, et j’en fais un horizon d’exigence amoureuse. Dans ce monde où la raison raisonnante est absente, j’ai d’ailleurs fait mienne la phrase de Francisco Goya, ‘Le sommeil de la raison engendre des monstres’. La plupart des protagonistes sont accros à l’amour et les autres sont ivres tout le temps. Ici, nous devons faire avec une réalité qui bat sans cesse de l’aile pour s’accorder à la délirante pression d’un univers d’addiction qui décide des règles du jeu.”
Nous rappelant que l’obsession des humains de se soumettre à leur désir implique souvent un abandon des batailles à mener sur le terrain du politique, Thomas Ostermeier s’amuse d’une drolatique pirouette en forme d’ultime coup de griffe pour faire de cette terre où règne l’hédonisme un paysage où la nature a repris ses droits. On ne s’étonne donc pas qu’une bande de grands singes s’y sentent comme chez eux, tandis que l’humanité se questionne sur la nature du sexe des anges en n’ayant d’yeux que pour son nombril.
La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare, mise en scène Thomas Ostermeier, avec la troupe de la Comédie-Française, jusqu’au 28 février à la Comédie-Française (Paris Ier), salle Richelieu, en alternance Légende photo : Le metteur en scène Thomas Ostermeier avec Denis Podalydès © Jean-Louis Fernandez
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Le spectateur de Belleville
September 23, 2018 4:44 PM
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Par afp , publié dans La Croix le 22/09/2018 Thomas Ostermeier, le metteur en scène allemand, à la Comédie-Française, à Paris, le 19 septembre 2018 / AFP
L'annonce avait de quoi allécher les amateurs de théâtre: Thomas Ostermeier, le plus connu des metteurs en scène allemands, présente samedi pour la première fois une pièce à la Comédie-Française, "La nuit des rois" de Shakespeare.
Il a fallu tous les efforts d'Eric Ruf, patron de "la maison de Molière", pour convaincre Ostermeier de monter une pièce dans le bastion du théâtre public français.
"La réputation de cette maison est qu'elle est la dernière forteresse du théâtre classique basé sur le texte", affirme dans un entretien avec l'AFP le directeur artistique de la Schaubühne de Berlin, une des scènes les plus créatives d'Europe.
Or depuis la nomination d'Eric Ruf en 2014 à la tête de la Comédie-Française, la plus ancienne compagnie en activité dans le monde s'ouvre de plus en plus aux metteurs en scène à la stature internationale, comme Ivo van Hove ou Deborah Warner.
- "Un esprit différent" -
"C'était un grand pas pour moi de venir ici... regardez autour de vous, c'est comme un musée", sourit le metteur en scène en référence aux nombreux portraits et statues d'acteurs à la Salle Richelieu, siège de la compagnie.
"Et pour ne pas faire partie d'un musée, il faut apporter un esprit différent, mais je ne suis bien sûr pas le seul à la faire", souligne M. Ostermeier, connu pour ses relectures radicales des pièces de Shakespeare et d'Ibsen.
Pour accepter, il a posé deux conditions: ne pas s'attaquer immédiatement à une pièce de Molière --il affirme qu'il le fera "un jour"-- et travailler avec les plus jeunes acteurs de la troupe.
Et loin de l'image d'une compagnie engoncée dans ses traditions, il a eu la belle surprise de découvrir la jeune génération d'acteurs français.
"J'admire ce que tente de faire Eric ici, et j'admire ces acteurs, la jeunesse et la fraîcheur de leur esprit, dit-il. "Ils sont ouverts à différentes expérimentations".
Après son "Songe d'une nuit d'été", "Hamlet", "Othello" mais surtout son dernier "Richard III" qui a fait sensation au Festival d'Avignon en 2015, il s'empare d'un autre classique shakespearien, "La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez".
Une pièce où la question du transgenre est centrale: Viola arrive à la Cour d'Orsino après s'être déguisée en homme sous le nom de Césario: elle tombe amoureuse d'Orsino alors que le duc lui demande d'intercéder auprès d'Olivia, dont il est amoureux. Or, celle-ci est conquise par "Césario" en pensant qu'il s'agit d'un jeune homme.
Alors qu'à la fin de la pièce pleine de quiproquos, Viola révèle sa véritable identité, Ostermeier avance que dans sa version "les personnages ne sont plus sûrs de leur orientation sexuelle".
"Si on arrive à faire en sorte que le public se pose par moments des questions sur son identité sexuelle, ça serait le rêve", ajoute-t-il.
Pour accentuer le côté contemporain, il a travaillé à partir d'une nouvelle traduction française, en prose.
S'il est féru de Shakespeare et d'Ibsen, dont il travaille une nouvelle pièce cet automne, il n'en est moins un metteur en scène avide de textes contemporains.
La saison dernière, il a monté "Retour à Reims", du sociologue français Didier Eribon ou encore "L'histoire de la violence" du jeune écrivain Edouard Louis.
Celui qu'on considérait comme l'enfant terrible du théâtre allemand pour sa vision novatrice a aujourd'hui 50 ans et il est plus que jamais sollicité sur la scène internationale, avec énormément de tournées.
Son adaptation de "L'ennemi du peuple" d'Ibsen a tourné à elle-seule dans quarante pays.
Mais il y a deux semaines, elle s'est heurtée à la censure en Chine. "Les autorités n'avaient pas su à l'avance qu'on donnait la parole au public durant la pièce...", explique-t-il.
afp
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September 21, 2018 7:24 AM
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Propos recueillis par Fabienne Darge dans Le Monde 21.09.2018 Le directeur artistique de la Schaubühne de Berlin met en scène « La Nuit des rois » à la Comédie-Française.
A la Comédie-Française, où la troupe rêvait de travailler avec lui, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, directeur artistique de la Schaubühne de Berlin, met en scène La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, de Shakespeare à partir du samedi 22 septembre. Il poursuit ainsi un parcours brillant avec l’auteur élisabéthain, commencé en 2006, et qui a été jalonné de spectacles mémorables comme Hamlet, Mesure pour mesure ou Richard III. Lire la rencontre : La passion Shakespeare, selon Thomas Ostermeier Comment vient s’inscrire « La Nuit des rois » dans votre chemin avec Shakespeare ? Je travaille sur cette pièce depuis plusieurs années, dans le cadre de stages internationaux. Ce qui m’intéresse en elle, c’est notamment la manière dont elle pose la question du genre, quatre siècles avant nos interrogations actuelles. Et la façon dont elle aborde l’amour : en quoi consiste-t-il au juste ? Comment se construit-il sur la projection d’un être sur un autre ? Est-ce qu’on aime ce qu’on voit, l’extérieur, la projection, ce qu’on croit retrouver chez l’autre, ou l’être lui-même ? Si on ne sait pas qui est l’autre, si on ne considère pas son identité, est-ce qu’on est capable d’aimer ? C’est aussi la première comédie de Shakespeare que vous montez, « Mesure pour mesure » étant plus ce que les Anglais appellent une « problem play »… C’est ce que je trouve formidable : que Shakespeare arrive à poser des questions aussi profondes dans la forme d’une comédie. Il ne prêche pas, il dévoile toutes ces questions autour de l’amour, du narcissisme, de l’orgueil, à l’intérieur d’une forme séduisante. La comédie a toujours été présente dans mon travail, contrairement à ce qu’on pourrait croire, y compris quand j’ai monté Brecht, Ibsen ou Schnitzler. Ce que je n’aime pas, c’est la grosse comédie qui veut faire rire comme si on appuyait sur un bouton. Mais l’humour, oui, c’est essentiel. Le choix de cette pièce est-il lié aussi au fait que vous la montez à la Comédie-Française ? Oui, il y a la distribution idéale dans la troupe actuelle pour cette pièce. Denis Podalydès pour Orsino, Georgia Scalliet pour Viola, Adeline d’Hermy pour Olivia… Sans compter Stéphane Varupenne pour le fou, qui est un des rôles shakespeariens les plus difficiles. Que joue-t-on quand on joue le fou ? Le fou est-il là pour faire rire ? On va sans doute être surpris, aussi, de découvrir à quel point Christophe Montenez, au-delà de son image de jeune premier romantique, peut être drôle dans le rôle d’Andrew. Pourquoi avez-vous demandé à Olivier Cadiot de réaliser une nouvelle traduction ? Je le fais toujours. En allemand, c’est le dramaturge Marius von Mayenburg qui signe les traductions. D’abord parce que la langue française, comme l’allemande, compte beaucoup plus de syllabes que l’anglaise. Si l’on veut respecter la métrique du vers shakespearien, on perd forcément du sens. Je propose donc toujours de traduire en prose, ce qu’a fait Olivier Cadiot, mais il a introduit ici et là des touches poétiques. « Les traductions françaises refoulaient fortement la dimension homosexuelle de la pièce, que nous avons voulu remettre au jour » Ensuite, nous nous sommes rendu compte que les traductions françaises refoulaient fortement la dimension homosexuelle de la pièce, que nous avons voulu remettre au jour. Enfin, je trouve que souvent, en Allemagne comme en France, quand on va voir un Shakespeare, on ne comprend pas de quoi il est vraiment question. La volonté première, c’est de rendre la clarté du sens, la beauté des métaphores contenues dans toutes les répliques. Il ne s’agit pas d’infliger une version actualisée, gratuite, banale, à coups de téléphones portables ou je ne sais quoi. La philosophe américaine Judith Butler, chef de file des « gender studies » à l’américaine, a notamment travaillé sur « La Nuit des rois » pour élaborer sa théorie du genre. En quoi la pièce anticipe-t-elle ces théories ? La Nuit des rois ne parle que de cela, avec son jeu de doubles et de travestissements. La théorie de Butler peut se résumer rapidement en trois points. Il existe trois constructions du genre : le genre social, le genre biologique et le genre que chacun se choisit. Dans la lignée du déconstructivisme français, Butler pose le genre comme une construction. C’est ce que fait Viola dans la pièce. Par nécessité, elle doit se travestir en homme. Elle dit : maintenant, je suis un homme, et elle l’est. Les gens autour d’elle acceptent cette construction. Les autres personnages construisent aussi des moments qui ne sont pas hétéronormatifs. A la fin de la pièce, Shakespeare décide de refermer cette boîte qui est trop troublante, et de reconstruire des identités sexuelles normatives. Mais il montre bien que, même à ce moment-là, c’est un choix, et donc une construction. C’est pourquoi nous avons voulu garder le titre de la pièce en entier : La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. La pièce est-elle réductible pour autant à cette dimension ? Pas du tout ! Une des raisons pour lesquelles je voulais la monter, c’est cette première phrase : « If music be the food of love, play on » [« On dit que la musique alimente l’amour/alors, musique », dans la traduction d’Olivier Cadiot]. Je crois comprendre très bien ce que Shakespeare veut dire : la musique est le seul art où l’on peut, dans l’expression elle-même, ressentir ce que veut dire l’amour. Ce n’est pas un hasard si, quand on est amoureux, on écoute, on chante, voire on écrit des romances… Nous avons donc fait le choix d’une forte présence de la musique baroque dans le spectacle, avec des musiques originales et une direction musicale de Nils Ostendorf, et la présence d’un théorbe et d’un contre-ténor. Pour retrouver ce sentiment amoureux par la musique elle-même et, grâce au contre-ténor, la dimension de l’androgynie et d’un monde qui est en train de se déconstruire. La pièce a été écrite sensiblement au même moment qu’Hamlet, vers 1600-1601. Sont-elles proches ? Oui, très. Viola, comme Hamlet, doit mettre un masque pour survivre. Il y a dans La Nuit des rois la grande question shakespearienne du pouvoir, avec une satire évidente de la cour d’Elisabeth Ire. Et une interrogation majeure sur les menaces que représentent les puritains, à travers le personnage de Malvolio. Trente ans après la mort de Shakespeare, les puritains prennent le pouvoir en Angleterre et ferment les théâtres. A travers Malvolio, Shakespeare donne une bonne leçon aux puritains de toutes obédiences, en montrant que chaque chose en ce monde a son envers. La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, de Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Du 22 septembre au 28 février 2019 à la Comédie-Française, place Colette, Paris 1er. comedie-francaise.fr Légende photo : Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier à la Comédie-Française, à Paris, le 19 septembre 2018. Photo STÉPHANE DE SAKUTIN / AFP
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Le spectateur de Belleville
December 3, 2017 4:33 PM
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Par Armelle Héliot pour son blog Le Grand Théâtre du Monde
Aux Gémeaux de Sceaux, il présente sa mise en scène d'une pièce d'Arthur Schnitzler méconnue en France. "Professeur Bernhardi" date de 1912 et est interprétée par des comédiens extraordinaires.
Quelques représentations seulement, mais on donnerait toute une saison pour un spectacle de cette intelligence et de cette force.
On en parle tard, trop tard. Il reste deux représentations et quasiment plus une place aux Gémeaux de Sceaux où François Letellier poursuit son travail d'exigence.
Le public est au rendez-vous, attentif deux heures quarante-cinq durant Et fait un triomphe aux interprètes et par-delà à Thomas Ostermeier qui est ici d'une rigueur et d'une intelligence franchement admirables.
La pièce est terrible dans son mouvement implacable et dans ce qu'elle raconte. Le professeur Bernhardi, directeur d'une clinique réputée et médecin, refuse qu'un prêtre donne l'Extrême-Onction à une malade qui va mourir. A la suite d'un avortement qui s'est mal passé, elle souffre d'une infection sanguine qui va l'emporter, mais elle n'en a pas conscience.
Le professeur Bernhardi veut qu'elle s'éteigne en paix, sans la terreur que lui procurerait les derniers sacrements.
Le jeune femme s'éteint dans la tranquillité.
Il est d'origine juive. Il va être accusé d'avoir refusé à une chrétienne les gestes de sa religion.
Il sera jugé, ira jusqu'en prison.
Tout le monde le lâche. Ses pairs médecins, ses amis politiques, tout le monde...Mais une fois qu'il aura purgé sa peine, les gens flotteront à nouveau.
Ceci pour dire vite.Thomas Ostermeier et Florian Borchmeyer ont adapté le texte si puissant d'Arthur Schnitzler. La tragédie implacable est aussi une féroce critique de la société viennoise, mais elle sonne comme étant d'aujourd'hui.
Dans un décor monumental et simple de Jan Pappelbaum, hauts murs blancs, quelques passages dont une porte qui donne à l'arrière, on est à la fois dans tous les lieux : la clinique, le ministère, l'appartement de Bernhardi, tous les lieux de son combat, de sa déchéance, de son retour.
Une jeune fille blonde habillée de rose, dont on ne verra le visage vraiment qu'aux saluts, écrit sur le mur blanc, quelques noms, quelques indications de lieux. Elle est de dos, comme la petite fille Meunier...Ce sont de petites taches de couleurs dans un univers assez sévère : des hommes en costumes de ville (avec des finesse d'élégance ou des types mal fagotés...), des blouses blanches de l'univers médical. Travail de peintre signé Katharina Ziemke.
Deux caméras vidéos suivent par moments l'action.
Travail remarquable qui vient en appui du drame et éclaire aussi avec esprit des scènes cocasses (le conseiller du ministre et ses sandwiches au concombre).
Tout va vite, tout est clair, magistralement interprété à commencer par le rôle-titre, Jörg Hartmann, si noble, si profond, si mobile dans son combat.
Tous les comédiens se plient à la discipline de Thomas Ostermeier et, en même temps nourrissent leurs personnages de mille et un détails qui sont fascinants.
Il y a un effet de réel dans cette représentation et pourtant il s'agit bien de très grand théâtre.
Dans la longue et très contrastée partition de Bernhardi, la noblesse, la profondeur, la vivacité incisive de Jörg Hartmann font merveille.
Un monde d'hommes dans lequel Ostermeier a glissé deux comédiennes : Eva Meckbach, Dr Adler, Veronika Bachfischer, Dr Wenger et l'infirmière.
Et, citons-les, retenons leurs noms, dans l'espérance de les retrouver tous ! Tous les médecins, notables, politiques : Sebastien Schwarz, Thomas Bading, Robert Beyer, Konrad Singer, Johannes Flaschberger, Lukas Turtur, David Ruland, Damir Avdic, Moritz Gottwald, Hans-Jochen Wagner, Christoph Gawenda, Laurenz Laufenberg. On les connaît, on les retrouve. Tels qu'en eux-mêmes, flamboyants, nous donnant des raisons définitives d'aller au théâtre...
Gémeaux de Sceaux, ce soir et demain samedi 2 décembre à 20h45 et dimanche 3 à 17h00 (01 46 61 36 67).
Photo © arno declair.
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Le spectateur de Belleville
March 14, 2016 8:28 PM
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Par Fabienne Arvers et Patrick Sourd pour Les Inrocks
Après Les Revenants d’Ibsen en 2013, Thomas Ostermeier retrouve la troupe d’acteurs français pour sa mise en scène de La Mouette de Tchekhov. Une lecture éminemment contemporaine de la pièce sur une bande-son très seventies. Rencontre avec Thomas Ostermeier.
La Mouette est-elle la première pièce d’Anton Tchekhov que vous mettez en scène ? Thomas Ostermeier – C’est effectivement la première fois que je monte une pièce de Tchekhov en français, mais s’agissant de La Mouette, je l’ai déjà mise en scène en néerlandais à Amsterdam. On ne fait jamais le tour d’une pièce en la mettant une fois en scène, je trouve très agréable de pouvoir ainsi la remettre sur le métier. Cela me permet aussi de mettre en perspective ce que l’on sait de l’auteur et ce que fut sa vie d’homme dans la société. Tchekhov était un citoyen très engagé dans le domaine social. Il a fondé des écoles et des bibliothèques. Comme citoyen, Tchekhov serait un militant des droits de l’homme.Comme médecin, il ferait de nos jours partie d’une ONG. Son voyage en 1890 et le séjour qu’il fait dans l’île de Sakhaline où il découvre l’enfer des conditions de vie des bagnards le marque à jamais. Six ans plus tard il écrit la Mouette. Mettez-vous l’accent sur cet engagement social de Tchekhov? Ce n’est pas le but, mais cela me permet d’inscrire la pièce dans un contexte. De relativiser les problèmes amoureux vécus par ce petit groupe de gens proche des milieux artistiques. Avec une forme d’ironie, Tchekhov sous-titre sa pièce en la nommant “comédie”. Savoir l’expérience qu’il vient de vivre à Sakhaline nous aide à comprendre pourquoi il désigne ainsi le sujet de sa pièce comme quelque chose qui peut paraître futile. Il n’est pas question pour lui de se moquer de ces chassés-croisés amoureux, mais en même temps, savoir que l’auteur est concerné par la misère, les injustices et les épidémies qui sont le lot des plus pauvres dans la Russie de son époque nous permet d’actualiser le texte sans le trahir au regard de ce que nous vivons aujourd’hui.
Vous avez demandé une nouvelle version française de la pièce à l’auteur Olivier Cadiot? C’est difficile pour moi de juger de la qualité d’une traduction. Même si je m’exprime couramment en français, je sais que je ne maîtrise pas suffisamment les nuances de la langue française pour savoir quel mot est juste et quelle expression ne l’est pas. C’est pourquoi j’ai fait appel à Olivier Cadiot et lui ai proposé de partir de ma propre adaptation du texte de la pièce en allemand pour qu’il en fasse une traduction. Cela dit, ce que vous entendrez sur le plateau ne se limitera pas à cet exercice de réécriture en français. Pour inscrire la pièce dans notre présent, j’ai inséré dans le cours de la représentation des dialogues inventés par les acteurs durant les séance d’improvisations qui leur ont permis de préciser leur manière d’aborder les personnages. Olivier Cadiot n’y est pour rien, mais je trouvais naturel qu’ils évoquent la crise migratoire et les réfugiés syriens. On a aussi conservé la scène où Valérie Dreville s’était amusée à lire un passage de Plateforme de Michel Houellebecq…. Pouvez-vous nous parler de la scénographie de Jan Pappelbaum ? Il est très simple et s’inspire de ce que dit Treplev : “C’est ça mon théâtre. Pas de décor, le regard à l’infini sur le lac.” Alors, il n’y a pas grand-chose à part ce petit plateau en bois où la pièce de Treplev est jouée au début et sur lequel toutes les autres scènes de La Mouette se déroulent. J’aime beaucoup l’idée que c’est un plateau de théâtre et qu’il le reste pendant la totalité du spectacle. Et puis, il y a une peintre sur scène, Katharina Zemke, qui peint un paysage pendant toute la durée de la représentation. La play-list du spectacle est impressionnante, avec près de vingt morceaux des années 70. C’est très “peace and love” et gros pétard… Oui, mais pas seulement ! Il y a aussi le dernier disque de Sufjean Stevens, paru l’an dernier. C’est le plus grand de notre époque ! Mais c’est vrai que pour moi, Tchekhov est un auteur mélancolique et laconique, ce qu’on ne retrouve pas facilement dans le punk! J’ai l’impression que la mélancolie des Doors a beaucoup à voir avec Tchekhov, cette tristesse, ce “sehnsucht”, un mot allemand difficilement traduisible qui signifie quelque chose entre le désir et la passion. On retrouve tout cela dans les balades des grands héros du rock des années 70 : le Velvet Underground, les Doors, David Bowie, Jimi Hendrix. Et puis, j’aime bien que ce canon de la littérature qu’est Tchekhov appartienne à notre génération et je refuse de faire de différence entre l’art du rock’n’roll et celui de l’écriture de Tchekhov. C’est aussi l’idée d’une contre-culture ? Tout à fait. Puisqu’on n’a pas l’esprit révolutionnaire, il ne nous reste que la musique. C’est comme la méthadone qui remplace l’héroïne. Le rock remplace la révolution. Comme dans Hamlet de Shakespeare que tu as déjà monté, La Mouette parle des rapports entre un fils et sa mère. Comment l’as-tu abordé ? Effectivement, c’est un conflit générationnel et je sais que Tchekhov qui avait vu, enfant, une représentation d’Hamlet, était fasciné par Shakespeare. D’ailleurs, La Mouette en est une sorte de variation, sauf que dans Hamlet, à la fin, ils sont tous morts. Dans La Mouette, seul le fils meurt et les parents continuent de vivre. C’est beaucoup plus déprimant. Je préfèrerais qu’ils soient tous morts ! (rires) Il y a un très beau livre de l’auteur dramatique et poète Thomas Brach, Les fils meurent avant les pères. C’est le signe d’une société décadente et mourante. La Mouette raconte cela aussi, mais Tchekhov ne juge ni n’accuse personne et ne nous culpabilise pas non plus. Car ce n’est pas seulement la faute de la génération parentale. Il faut aussi se demander si ce n’est pas celle de Treplev. N’est-il pas trop faible, trop lâche ? La pièce parle aussi de la faiblesse de la génération des fils et des filles d’aujourd’hui, un constat que je fais également concernant le théâtre et ma génération. Même si les grands metteurs en scène d’hier sont morts, les Peter Zadek, Claus Peymann et Peter Stein sont encore là. Et quand ils ont commencé à faire du théâtre, la société était en révolte et en train de changer, c’était Mai 68. Mais on vit une autre époque et si la scène théâtrale actuelle ne bouge pas, c’est parce qu’on reflète la société. On est le miroir de l’époque. Propos recueillis par Fabienne Arvers et Patrick Sourd La mouette d’Anton Tchekhov, nouvelle traduction Olivier Cadiot, mise en scène Thomas Ostermeier. Jusqu’au 13 mars au théâtre Vidy-Lausanne, dans le cadre de Programme Commun. Du 23 au 25 mars au théâtre de Caen. Du 31 mars au 9 avril au TNS de Strasbourg. Du 27 au 29 avril au TAP de Poitiers. Du 11 au 13 mai à La Filature de Mulhouse. Du 20 mai au 25 juin au théâtre de l’Odéon de Paris.
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July 4, 2023 8:24 AM
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Par Marie-Aude Roux dans Le Monde - 3 juillet 2023 A 54 ans, le codirecteur de la Schaubühne de Berlin livre, au Festival d’Aix-en-Provence, sa première mise en scène lyrique avec l’œuvre de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/07/03/thomas-ostermeier-metteur-en-scene-l-opera-de-quat-sous-parle-de-notre-monde-actuel_6180377_3246.html
Longtemps, Thomas Ostermeier a arpenté les scènes du Festival d’Avignon, où il a présenté en presque trois décennies une vingtaine de pièces de théâtre. Il avait toujours décliné toutes les propositions d’opéras. Jusqu’à celle de Pierre Audi, directeur du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) : L’Opéra de quat’sous (1928), de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Une entrée au répertoire pour les 75 ans de la manifestation aixoise, consubstantielle du travail du metteur en scène allemand, héritier d’une tradition brechtienne, dont il se dit l’un des derniers dépositaires. Nous avons rencontré l’actuel codirecteur de la Schaubühne de Berlin à trois semaines de la première au Théâtre de l’Archevêché. Quelles relations entretenez-vous avec l’opéra ? Assez complexe. J’ai toujours trouvé curieux, et un peu ridicule, qu’on regarde une tragédie et que les gens se mettent à chanter. Mais, après mon baccalauréat à Landshut, dans le sud de l’Allemagne, je suis allé à Hambourg, où j’ai travaillé pendant deux ans comme figurant au Staatsoper. Il y avait des productions comme Idomeneo, de Mozart, Tosca, de Puccini, L’Opéra de quat’sous, justement, ou Die Hamletmaschine, de Wolfgang Rihm. J’ai fréquenté les coulisses de metteurs en scène comme Harry Kupfer, Giancarlo del Monaco, Günter Krämer, Götz Friedrich. Cela m’a permis d’appréhender le fonctionnement des grosses machines du théâtre. J’ai tout de suite compris que la plus grande contrainte à l’opéra est le temps, qui n’est jamais assez long. Un facteur qui se double, selon vous, d’une omerta sur les conséquences du Covid-19… Le Covid-19 affecte directement la qualité des productions. Après Le Roi Lear à la Comédie-Française, où nous avons perdu un tiers du temps de répétition, nous avons eu à Aix plusieurs personnes malades. Je m’inquiète du déni qui règne autour de cela : il faut arriver au même résultat artistique avec moins de temps. Cela veut dire que le travail des trois dernières semaines, centré sur le rythme et la dynamique du spectacle, ne sera peut-être pas aussi abouti que je le rêve. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par « travail sur le rythme » ? J’ai écrit un texte là-dessus publié en 2016 dans Le Théâtre et la Peur, aux éditions Actes Sud. La plupart des scènes de théâtre aujourd’hui utilisent un temps horizontal, plus large que celui de la vraie vie. Mon travail consiste à resserrer ce temps, et même à le presser un poil, afin de créer un espace de jeu plus vivant que la vie. Autour de nous, tout va plus vite. Les médias narratifs (sauf la littérature, car chacun peut décider de son rythme) sont accélérés, le montage dans les films, les réseaux sociaux (TikTok, Instagram). Il y a un mode où l’on peut écouter plus vite ses messages. Si le théâtre n’intègre pas cela, il devient anachronique et perd l’espoir d’intéresser les jeunes générations et les classes sociales qui ne viennent pas habituellement au théâtre. Vous êtes musicien (bassiste, contrebassiste, chanteur) et avez même envisagé un temps d’en faire votre profession. Quel rôle joue la musique dans votre théâtre ? Très important. J’ai toujours adoré assister aux répétitions d’orchestre, impressionné par la discipline, le niveau professionnel et la qualité artistique des musiciens. J’ai aussi un respect fou pour l’art lyrique, que j’aime bien voir en version de concert ! Malgré vos préventions, vous avez néanmoins accepté une mise en scène lyrique. Pourquoi ? Parce que L’Opéra de quat’sous n’est pas un opéra mais un stück mit musik, une « pièce avec musique », en même temps qu’une sorte de parodie de l’opéra. Il y a un orchestre, des airs, des grands finals, mais l’esprit épouse celui du théâtre et du cabaret des années 1920. Je travaille avec la troupe de la Comédie-Française et la musique a été écrite pour des acteurs. J’ai moi-même été formé à l’école de théâtre Ernst-Busch à Berlin-Est, dont l’œuvre de Brecht est un peu le catéchisme, avant de jouer dans la troupe du Berliner Ensemble. Je suis dans la filiation de cette tradition. Pourquoi rompre alors avec cette tradition allemande et monter « L’Opéra de quat’sous » en version française ? Parce que j’ai l’impression qu’elle me parle davantage. En allemand, je connais trop les chansons – la chanson. On a dans l’oreille les interprétations de Milva, Ute Lemper, des grands chansonniers italiens, allemands. Cela véhicule, au mieux, un petit côté nostalgique, au pire, un côté carrément ringard. Le français apporte un élan, une bouffée d’air pour le chant, notamment, grâce à la nouvelle traduction d’Alexandre Pateau, totalement en phase avec notre époque. Il s’agit avant tout de comprendre ce que chantent les gens. De quoi nous parle aujourd’hui « L’Opéra de quat’sous » ? D’un monde en crise comme en 1928, au bord d’une crise financière mondiale qui va faire basculer le monde. C’est le temps des « années dorées » (die Goldenen Zwanziger Jahre), dont l’hédonisme jouisseur et le luxe ostensible côtoient l’extrême pauvreté et la misère totale. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. J’en ai seulement pris conscience en travaillant. Brecht, qui n’a pas encore rencontré les idées de Karl Marx, y exprime un nihilisme désespéré qui va de pair avec une satire de l’opéra. Je retrouve ce sentiment d’impuissance à changer le monde que nous éprouvons aujourd’hui. Brecht n’avait pas encore de réponse. Nous n’en avons pas non plus. C’est pourquoi vous avez justement choisi cette première version ? Brecht a élaboré la dernière mouture de 1948 en réaction contre le fascisme. Quant à celle de 1931, elle ne fait que développer l’aspect psychologique des personnages. A tort. Pour moi, il s’agit en effet de typologies, de caractères, avec un côté Grand-Guignol qui est la plus grande qualité de l’œuvre. Et même dans la première version créée en 1928, j’ai fait pas mal de coupes. Nous essayons d’aller dans la direction d’un spectacle qui joue avec la salle et les spectateurs. Qu’apporte le chant dans le travail des comédiens ? Ils ont visiblement beaucoup de plaisir à chanter et jubilent à faire rayonner leur voix dans sa totalité. Cela libère aussi le jeu d’acteur car tout ce qu’ils doivent exprimer est déjà dans la musique. Ils ne doivent rien ajouter car cela sonnerait faux. Surtout ne pas surjouer le chant même si l’aspect parodique est présent, en particulier dans les trois finals. Le troisième, qui interrompt la représentation pour s’adresser au spectateur, est d’une liberté folle. On a du mal à imaginer aujourd’hui qu’un auteur ait cette fantaisie de remplacer la catharsis par une caricature de deus ex machina. Dans cet opéra sans pitié pour l’humanité, qui traite des bassesses les plus révoltantes de la nature humaine, y a-t-il l’espoir d’une transcendance ? Chaque fois que ça chante, il y a transcendance. Parce que la musique (et je deviens un peu pathétique en disant cela), si quelque chose de l’ordre du transcendantal existe, c’est elle qui le porte. On se demande d’où vient cette beauté métaphysique. Cela nous rendrait presque proches des dieux s’il y en a. La musique de Bach, par exemple, peut nous ramener à l’existence de la mort, de la pitié, de la grâce. Et à la Demut – l’« humilité », en allemand. L’Opéra de quat’sous, de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Festival d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Théâtre de l’Archevêché. Du 4 au 24 juillet. Marie-Aude Roux Légende photo : Thomas Ostermeier (à gauche), lors d’une répétition de « L’Opéra de quat’sous », en studio à la Comédie-Française, à Paris, le 31 mai 2023. JEAN-LOUIS FERNANDEZ/COMÉDIE-FRANÇAISE
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October 5, 2022 8:21 AM
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Par Anthony Palou dans Le Figaro - 2 oct. 2022 CRITIQUE - Avec le metteur en scène, la pièce de Shakespeare fait d'une manière brutale et expérimentale son entrée au répertoire de la Comédie-Française.
Le théâtre élisabéthain ne cherchait pas à localiser les faits et « Shakespeare n'enfreint pas l'unité de lieu, il la transcende ou il l'ignore », disait Jorge Luis Borges. Dans sa mise en scène du Roi Lear, Thomas Ostermeier occupe l'espace avec un seul décor dans lequel l'imagination prendra corps : une lande lunaire et aride que l'on dirait sortie du studio 5 de Cinecittà, époque Fellini. Une passerelle comme une veine prolonge la scène, scinde en deux la salle : les comédiennes et les comédiens en feront maintes fois leur podium. Avec Thomas Ostermeier, Le Roi Lear fait d'une manière brutale et expérimentale son entrée au répertoire de la Comédie-Française et c'est une féerie lugubrement déjantée qui vous collera à votre fauteuil deux heures quarante-cinq durant. Le metteur en scène allemand, qui connaît son Shakespeare - il a monté Le Songe d'une nuit d'été, Hamlet, Mesure pour mesure, Richard III et La Nuit des rois –, sait que Shakespeare n'est jamais sobre, jamais. À LIRE AUSSI Denis Podalydès: «Je suis une chair à metteur en scène» La fertilité, la force et l'exubérance font partie de son ADN. Ce Roi Lear d'après Shakespeare - insistons sur ce « d'après », car Ostermeier se donne quelques libertés et nonchalances (ainsi quelques coupes) qu'il serait trop long de recenser - hérissera les poils de quelques puristes. Quant à la traduction d'Olivier Cadiot - d'un accès plus facile au public sans nier la complexité de la langue -, elle ne manque pas d'audace. Parti pris sans pitié Dès le début, sonnez trompettes (en live) !, nous comprenons le parti pris d'Ostermeier : il sera sans pitié pour les petits estomacs. Dans des costumes plutôt modernes, les personnages évoluent sur la lande sur laquelle apparaît un trône solitaire et, plus tard, descendus du plafond, des cadres lumineux représentant des châteaux, derniers îlots de civilisation. Alors voilà Gloucester (Éric Génovèse) et son bâtard de fils, le perfide Edmund (Christophe Montenez), Edgar le frère aîné légitime (Noam Morgensztern), le fidèle Kent (Séphora Pondi), banni par Lear, et puis voilà les deux premières filles du roi, ce monstre à deux têtes : Goneril (Marina Hands) et Regan (Jennifer Decker). Bientôt apparaît cette sublime création humaine, Cordélia (Claïna Clavaron), la cadette, l'âme pure dans ce chaos de crimes. Nous attendions Denis Podalydès dans le rôle du vieillard. Il s'est montré encore une fois un immense comédien. Tour à tour terrible, drôle, facétieux, émouvant, mesquin, grandiose. La barbe grisonnante et les cheveux en bataille du roi à la dérive l'adoubent : Lear-Podalydès est ébouriffant. La scène où il invoque la tempête résonnera longtemps dans la salle Richelieu. Seul son fou (Stéphane Varupenne) lui dit la vérité pure : là est le génie de Shakespeare. À LIRE AUSSIComédie-Française et cinéma, les liaisons doucereuses Sublime pièce sur la filiation, l'ingratitude - qui commence toujours par une caresse, le pouvoir, la trahison, la faim, l'isolement et surtout la vieillesse, ce massacre. Ostermeier et Podalydès nous invitent dans une danse spectrale et burlesque entre San Clemente, documentaire choc de Depardon, Artaud et Beckett. Ce n'est pas le roi qui est nu. Avec Lear, c'est l'humanité tout entière. Le Roi Lear. Jusqu'au 26 février 2023 à la Comédie- Française (Paris 1er). Tél. : 01 44 58 15 15. RÉSERVEZ VOTRE PLACE AVEC LE FIGARO Le spectacle sera diffusé en direct dans plus de 200 salles de cinéma le 9 février. Réservations.
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January 21, 2022 6:54 AM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde - 21 janvier 2022 - Légende photo : Lars Edinger dans « Richard III », de Shakespeare, mis en scène par Thomas Ostermeier, lors d’une représentation à Berlin, en 2015. ARNO DECLAIR Le metteur en scène Thomas Ostermeier et le comédien Lars Eidinger présentent au Théâtre des Gémeaux la pièce de Shakespeare sous la forme d’un « laboratoire ouvert au public ». Toutes les places étaient vendues pour Richard III, de Shakespeare, mis en scène par Thomas Ostermeier, avec Lars Eidinger dans le rôle-titre, qui devait être joué au Théâtre des Gémeaux, à Sceaux (Hauts-de-Seine), du 20 au 30 janvier. Les gens voulaient découvrir ou revoir ce spectacle-phare de la Schaubühne de Berlin, qui avait triomphé au Festival d’Avignon, en 2015, puis à l’Odéon, à Paris, en 2017. Mais, à une semaine de la première, le conseil de la Schaubühne a mis un veto à sa venue. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Avignon, un roi boiteux règne sur la Cité des papes Ce théâtre, un des plus prestigieux d’Allemagne, a un fonctionnement démocratique participatif unique, hérité de son histoire. Excepté la direction, dont fait partie Thomas Ostermeier, l’ensemble de ceux qui y travaillent (à l’administration, à la technique ou dans la troupe, 220 personnes environ) élit neuf représentants qui forment le Betriebsrat (le conseil d’établissement), lequel prend, après concertation, les décisions importantes. « En matière de santé, et uniquement dans ce domaine et dans celui de la sécurité au travail, le conseil peut opposer un veto », explique Thomas Ostermeier dans la salle du Théâtre des Gémeaux. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés La passion Shakespeare, selon Thomas Ostermeier En ce mercredi 19, ils se préparent donc pour un Richard III très particulier qu’ils vont proposer vendredi 21, samedi 22 et dimanche 23 janvier, sous la forme d’Improvisation autour de Richard III, en remplacement du spectacle initial. « Je ne contreviens pas à l’avis du conseil de la Schaubühne, qui s’est rangé à l’avis de ceux, très peu nombreux, qui ont pris peur en voyant que les chiffres de contamination étaient trois fois plus élevés en France qu’en Allemagne, note le metteur en scène allemand. Mais Lars et moi, qui sommes sur les routes depuis des mois, lui pour ses tournages, moi pour préparer la mise en scène du Roi Lear qui sera créé à la Comédie-Française en septembre, nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose pour le public français. Annuler dix représentations sold out, c’est une catastrophe. » « Une responsabilité particulière » Si la troupe berlinoise s’était déplacée à Sceaux, 37 personnes seraient venues. Pour l’Improvisation autour de Richard III, ils ne sont que six. « Ceux qui avaient peur sont restés à Berlin et nous représentons la troupe en France », poursuit Thomas Ostermeier. « C’est l’occasion de réaliser une chose que nous avons toujours eu envie de faire : du théâtre très minimaliste. Richard III s’y prête. » Deux musiciens (l’Allemand Henri Maximilian Jakobs et le Français Blade Alimbaye) accompagneront sur la scène l’acteur et le metteur en scène, qui sera dans son rôle, jouant parfois certains personnages. Pour 20 euros (tarif unique), le public pourra, privilège rare, entrer dans le laboratoire d’une création. « On lui proposera des scènes, il pourra intervenir, on lui demandera son avis. Cela durera une heure et demie, puis il y aura un entracte, suivi d’une discussion générale. » Thomas Ostermeier insiste : « Je me sens une responsabilité particulière envers le public qui a du mal à retrouver les salles, en ce moment. Il faut être là pour ceux qui viennent, malgré la pandémie. A la Schaubühne, nous n’avons annulé aucune représentation. Si un acteur est malade, on le remplace. Et nous avons décidé de ne pas prendre de vacances l’été dernier. » Et d’ajouter : « Les théâtres avaient rouvert en juin, pour moi, c’était impossible de s’arrêter un mois plus tard, après un an et demi de fermeture. Nous avons pu jouer parce que le conseil a donné son accord. » La démocratie participative, toujours. Improvisation autour de Richard III, Théâtre des Gémeaux, Sceaux (Hauts-de-Seine). Vendredi 21 et samedi 22 à 20 h 45 ; dimanche 23 janvier à 17 heures. Durée : 2 h 45. Brigitte Salino
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January 15, 2019 6:54 PM
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Par Jean-Pierre Thibaudat pour son blog Balagan 15.01.2019 Après l’avoir lu en traduction allemande, Thomas Ostermeier a voulu mettre en scène l’essai à la fois biographique et sociologique de Didier Eribon. Il le fait par les voies du cinéma et d’un studio d’enregistrement tenant lieu de décor et de diffusion du texte. C’est astucieux. Malgré le talent d’Irène Jacob, cela ne remplace pas la lecture du livre.
Irène Jacob est une merveilleuse lectrice. Sa voix est douce, timbrée, enveloppante. Elle pourrait lire Blanche neige, la Bible ou l’un de ces Bottin téléphoniques en voie de disparition, on resterait sous le charme. Et on l’est, assurément, quand elle lit des passages de Retour à Reims de du sociologue, philosophe et ex journaliste Didier Eribon qui fut proche de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault. Après une longue absence en forme de rejet, Eribon revient donc à Reims où il a passé son enfance dans une famille ouvrière, où, à l’adolescence, son homosexualité s’est éveillée, non sans tensions et humiliations. Et puis il est parti pour Paris, vivre librement son homosexualité, étudier et accéder à un autre milieu.
Questions d'identités
Un itinéraire comparable (milieu ouvrier, homosexualité, départ) à celui de Jean-Luc Lagarce. Sauf que Eribon rompt quasiment avec sa famille, ce que ne fait pas Lagarce (il envoie des cartes postales, revient parfois). Le retour est un thème qui hante l’œuvre de Lagarce depuis Retour à la citadelle jusqu’à sa dernière pièce Le pays lointain. Eribon dans Retour à Reims raconte l’ histoire de sa famille (son père, sa mère, ses frères) avec laquelle il renoue quelque peu lorsque son père est mourant (il ne viendra pas à son enterrement) et porte un regard rétrospectif sur sa propre vie en englobant son récit dans une analyse sociologique plus globale (classes sociales, etc) qui fait la force du livre. Par exemple, il se demande pourquoi une partie de sa famille qui votait pour le parti communiste vote aujourd’hui pour le Front National ; pourquoi, dans ses écrits, a-t-il tant abordé l’identité sexuelle et si peu l’identité sociale ?
Ce livre publié en 2009 a connu un légitime succès et à été traduit dans bien des langues. Thomas Ostermeier l’a lu en allemand et a voulu le porter à la scène. Après sa version allemande, puis sa version anglaise, voici la version française. La création a eu lieu vendredi dernier au Théâtre de la ville actuellement abrité à l’espace Cardin, à deux pas de l’Ambassade américaine et des Champs Élysées. La seconde, samedi soir, a dû être annulée, la préfecture ayant demandé la fermeture du théâtre pour cause de manifestations des gilets jaunes dont certains étaient peut-être venus de Reims et de ses environs et ont des vies comparables à celles des parents d’Eribon. Le public de la seconde du spectacle (bon nombre d’invités), reportée au dimanche soir appartient, lui, pour l’essentiel à la classe intello- bourgeoise, celle à laquelle appartient depuis longtemps Eribon. C’est aussi celle du directeur du Théâtre de la ville filmé ce dimanche par une équipe de télévision d’une chaîne nationale venue faire un sujet sur l’impact des gilets jaunes sur la fréquentation des salles de spectacle (suite à un article paru dans « le Monde » un ou deux jours avant). Une spectatrice interrogée s’étonnera de la question disant qu’il n’y a pas de mouvement social sans dégâts collatéraux et qu’on peut aller au théâtre un autre jour que le samedi. Étranges chassé-croisés.
De la page à l'image
Donc, assise derrière une petite table, devant un micro, Irène Jacob lit. On l’a vue auparavant entrer par une petite porte, déposer son manteau, allumer la lumière, se servir un verre d’eau. Elle attend ceux qui sont partis prendre un café, le propriétaire du studio d’enregistrement par ailleurs artiste rappeur ( Blade Mc Alimbaye ) et le réalisateur (Cédric Eeckhout) d’un film portant sur le livre d’Eribon avec la participation de l’auteur. Irène Jacob doit enregistrer le commentaire du film composé d’ extraits du texte d’Eribon , un écran de contrôle lui montre les images que l’on voit , nous, sur un grand écran. Tel est le dispositif particulier de Retour à Reims mis en scène par Thomas Ostermeier.
C’est l’histoire du moine sur le couvercle d’une boite de camembert qui tient lui-même un camembert sur lequel un moine, etc. Le film est bien sûr signé Ostermeier. Le metteur en scène allemand est retourné à Reims avec Eribon, il le filme dans le train, puis chez sa mère en train de regarder des photos de famille. A un moment, la caméra s’attarde, grassement si j’ose dire, sur les lourdes jambes de la mère d’Eribon. C'est un peu comme si Ostermeier, ne faisant pas confiance aux mots acerbes mais pudiques d’Eribon, les soulignait au crayon rouge. C’est pire qu’un pléonasme. Mieux vaut lire ou relire le livre.
A l’issue de cette première partie, une discussion a lieu entre le réalisateur et l’actrice sur un passage du texte supprimé qui rend peu compréhensible la suite, selon l’actrice. Puis, quelques jours plus tard, une autre discussion portant sur le choix images accolées au texte lu : le réalisateur a l’idée balancer des images d’une manif des gilets jaunes comme il s’en déroulé une la veille non loin du théâtre. L’actrice juge cela incongru. Le réalisateur lui donne finalement raison et remplace les gilets jaunes par des images noir et blanc d’une grand rassemblement poings levés, au temps du Front Populaire, semble-t-il.
Noir c'est noir
Enfin, dernier pan du spectacle, accroché à l’arrache au texte d’Eribon, le proprio black du studio d’enregistrement laisse place à l’identité de son interprète qui, à l’invitation du réalisateur (qui le filme) et donc par ricochet d’Ostermeier, nous parle de sa famille où l’on compte plus d’un tirailleur sénégalais (lesquels ne venaient pas seulement du Sénégal mais de toute l’Afrique coloniale française). Croyant venir travailler en France, ils furent les premiers à être envoyés en première ligne lors des combats obéissant à des officiers blancs, de belles hécatombes. Et le rappeur, avant de chanter, d’égrener d’autres discriminations : le tri fait par l’armée allemande parmi les soldats prisonniers, les blancs d’un côté , les noirs d’un autre (aussitôt fusillés), l’absence de pensions versées aux soldats africains par le gouvernement français ou encore différents massacres dans les camps du retour juste après la guerre à l’encontre de ceux qui demandaient qu’on leur paie une solde. Lui aussi a changé de classe en ayant du succès comme rappeur. Mais quel retour possible pour lui et où ?
Dans le programme de salle, on peut lire un long texte titré, tout simplement, « éloge de Thomas Ostermeier par Didier Eribon ». Ils se connaissent depuis deux ans (depuis que le metteur en scène l’a contacté) mais Eribon semble tout connaître d’Ostermeier et avoir tout vu. Il en profite pour parler d’Edouard Louis qui a signé « une éblouissante et bouleversante adaptation d’une Histoire de la violence » (livre dont il est l’auteur), Eribon cite également Geoffroy de Lagasnerie. Cela n’étonnera pas Saint-Germain-des-près. Ces trois amis forment, les media le savent bien, un trio inséparable comme l’étaient naguère les Trois ménestrels. On est définitivement loin de Reims.
Jusqu’au 16 février au Théâtre de la ville-espace Cardin, en association avec le théâtre de Vidy-Lausanne où le spectacle sera donné du 5 au 7 avril, puis du 28 mai au 15 juin. Légende photo : Scène de"Retour à Reims" © Mathilda Olmi (théâtre Vidy-Lausanne)
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Le spectateur de Belleville
December 21, 2018 8:29 AM
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Propos recueillis par Manuel Piolat Soleymat dans La Terrasse Publié le 19 décembre 2018 - N° 272
Au sein d’un studio technique, une comédienne – interprétée par Irène Jacob – enregistre la voix off d’un documentaire cinématographique réalisé à partir d’un essai de sociologie… C’est Retour à Reims, adaptation théâtrale d’un ouvrage* de Didier Eribon créée par le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Retour à Reims explore différentes réflexions liées à la sociologie, à la politique, à l’orientation sexuelle… Quelle dimension de cet essai souhaitez-vous particulièrement éclairer à travers votre adaptation théâtrale ? Thomas Ostermeier : Je crois que l’objet principal de Retour à Reims est d’analyser la relation qui peut être établie entre l’échec de la gauche à incarner un espoir pour les classes populaires et la montée des mouvements politiques d’extrême droite. C’est cet axe principal que j’ai suivi dans mon travail. Au sein de son essai, Didier Eribon procède à une analyse très personnelle, puisqu’il revient sur sa propre histoire en mettant en perspective l’engagement de son défunt père pour le Parti Communiste et le fait qu’une grande partie de sa famille vote aujourd’hui pour le Rassemblement National. Quel prisme théâtral avez-vous imaginé pour donner corps à cette analyse ? T.O. : Il m’a semblé important de rendre compte, concrètement, de la dimension autobiographique du livre de Didier Eribon. Pour cela, mon équipe et moi avons réalisé un film documentaire. Nous sommes allés à Reims avec lui, chez sa mère, dans sa cuisine, mais aussi dans certaines rues de Paris. Ensuite, mon idée a été d’imaginer une représentation théâtrale qui ouvre sur le travail d’une comédienne enregistrant le commentaire en voix off de ce film documentaire, sous la direction du réalisateur de ce film. La dimension cinématographique du spectacle prend en charge les différentes composantes de Retour à Reims: bien sûr les réflexions et les analyses de Didier Eribon, mais aussi son amour pour l’art, pour l’opéra, des choses de sa vie intime comme la découverte de son homosexualité à l’adolescence… Tout cela est traité non seulement par les images du film, mais aussi par le texte enregistré par la comédienne, qui est le texte original du livre. « L’objet principal de Retour à Reims est d’analyser la relation qui peut être établie entre l’échec de la gauche à incarner un espoir pour les classes populaires et la montée des mouvements politiques d’extrême droite. » Vous avez conféré à la présence de cette comédienne une double fonction T.O. : Oui, car parallèlement au texte qu’elle est chargée de dire, elle met en question les choix opérés par le réalisateur du film : pourquoi il a choisi de couper à tel endroit, pourquoi il a choisi de montrer telle chose plutôt qu’une autre… Ce qui finalement donne naissance à une discussion sur l’engagement en art, que ce soit au cinéma ou au théâtre, une discussion sur les possibilités d’intervention et d’action des artistes dans le monde contemporain. Deux points de vue différents en ressortent : celui du réalisateur et celui de la comédienne. Comme Didier Eribon, vous êtes issu d’un milieu populaire. Avez-vous l’impression, à travers la dimension biographique de Retour à Reims, de mettre une part de votre intimité et de votre propre histoire personnelle dans ce spectacle T.O. : Oui, tout à fait. Mais finalement, même si c’était sans doute moins visible, cette part de mon histoire personnelle, cette ouverture sur mes origines était également présente dans mes premiers spectacles. Par exemple, dans Shopping and Fucking, dans Disco Pigs, dans Catégorie 3.1… Mais on pourrait aussi dire, plus récemment, dans mes différentes mises en scène des pièces d’Ibsen, qui parlent toutes d’une certaine façon de l’angoisse de déclassement que peut ressentir la bourgeoisie, de sa peur de descendre l’échelle sociale et de se retrouver dans une situation de précarité. Cette peur n’a cessé de s’accroitre durant les dernières décennies, ce qui n’est pas sans lien, je crois, avec l’instauration du système néolibéral, du capitalisme sauvage dans lequel nous vivons. Quelle analyse faites-vous, vous-même, de la montée des populismes et de l’extrême-droite en Europe T.O. : Comme Didier Eribon, je pense que la gauche sociale-démocrate a oublié sa mission historique, qui était de s’occuper des gens qui vivent dans la précarité, pour mettre en place des lois néolibérales. Ce faisant, elle a perdu la confiance d’une grande partie du peuple, ce qui a je crois fortement contribué à l’émergence de la situation politique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. * Publié en 2009, aux Editions Fayard. Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
à 20h, le dimanche à 16h. Relâche les lundis ainsi que les 30 et 31 janvier. Durée de la représentation : 2h15. Tél. : 01 42 74 22 77. www.theatredelaville-paris.com Egalement les 21 et 22 février 2019 à la Scène nationale d’Albi, les 28 février et 1er mars à la Maison de la Culture d’Amiens, du 6 au 8 mars à la Comédie de Reims, les 14 et 15 mars à la Scène nationale de Poitiers, du 21 au 23 mars à La Coursive - Scène nationale de La Rochelle, les 28 et 29 mars aux Scènes nationales de Belfort et de Montbéliard, du 5 au 7 avril dans le cadre de Programme Commun et du 28 mai au 15 juin au Théâtre Vidy-Lausanne, les 24 et 25 avril au TANDEM - Scène nationale de Douai, du 2 au 4 mai à Bonlieu - Scène nationale d’Annecy, du 14 au 16 mai à La Comédie de Clermont-Ferrand, les 22 et 23 mai à l’Apostrophe - Scène nationale de Cergy-pontoise et du Val d’Oise.
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Le spectateur de Belleville
September 28, 2018 5:28 PM
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Par Fabienne Pascaud Publié le 28/09/2018. Mis à jour le 28/09/2018 à 15h29.
A la Comédie-française, l’Allemand Thomas Ostermeier célèbre la cocasserie et la profondeur de Shakespeare avec “La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez”, interprétée par Georgia Scalliet, Denis Podalydès, Laurent Stocker...
Qu’est-ce donc qu’une grande mise en scène ? Un geste artistique qui empoigne le texte, lui fait rendre gorge et en révèle des échos insoupçonnés ? La prise de pouvoir d’un directeur d’acteurs qui pousse ses comédiens dans leurs ultimes retranchements, transforme à plaisir ?
La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, monté par l’Allemand Thomas Ostermeier, est tout à la fois. On joue rarement en France cette comédie excentrée, toute en abîmes, blagues et jeux perpétuels, écrite en 1602 par Shakespeare (1564-1616) à l’occasion du Carnaval, cette fête où depuis l’Antiquité on aime tant à se costumer, brasser les relations de pouvoir et les identités. L’œuvre est encore contemporaine de Hamlet.
Les deux héros — Viola et le mélancolique prince de Danemark — n’y prennent-ils pas plaisir à se déguiser ? Elle en femme, et c’est le point de départ d’une hystérique histoire d’amour, de sexe, de désirs, de genres ; lui simule la folie, et c’est un dangereux et très politique jeu de la « vérité ».
En ces années-là — Renaissance ou pas —, l’Occident commence en effet à perdre sérieusement la boule avec les observations et travaux des astronomes et physiciens Copernic et Galilée. La Terre, par exemple, n’y apparaît plus comme le centre de l’Univers. Et la scène n’est plus le centre du spectacle du patron de la Schaubühne de Berlin, Thomas Ostermeier. Une longue passerelle sur laquelle arrivent, partent et jouent les comédiens surplombe en effet les sièges d’orchestre, à hauteur des têtes des spectateurs. Un espace traversant, à l’image de toutes les conventions sociales que traverse et bouleverse cette folle Nuit des rois, romanesquement et burlesquement, traduite par l’écrivain Olivier Cadiot.
Dès le départ, Ostermeier nous installe dans une ambiance dérangeante et incongrue. Sur le plateau, deux singes s’étirent mollement sur une plage de sable blanc éclairée au néon. Où est-on ? Au début ou à la fin du monde ? Plutôt en royaume d’utopie, dans cette terre d’Illyrie (l’Albanie actuelle) qu’a choisie l’homophile Shakespeare pour y situer son intrigue ; sans doute parce qu’il savait qu’entre le vie et le XIVe siècle le mariage homosexuel catholique et orthodoxe était là-bas admis.
Shakespeare démonte crûment la machine de nos pulsions amoureuses. C’est que sa pièce conjugue hardiment les sexualités amoureuses. Qu’on en juge. Après un naufrage où elle s’imagine avoir perdu son frère jumeau, Sébastien, la jeune Viola (interprétée avec une sensualité ambiguë et ténébreuse par l’éblouissante Georgia Scalliet) prend l’apparence de ce dernier — se rebaptisant Césario pour la circonstance —, histoire de s’approcher aisément du duc Orsino (Denis Podalydès) qu’elle aime en secret. Celui-ci l’engage. Mais pour plaider sa cause auprès de la comtesse Olivia (toujours frissonnante et sensible Adeline d’Hermy), qui depuis longtemps se sert du deuil de son père et de son frère pour refuser ses avances. Et voilà que ladite Olivia éprouve un coup de foudre pour le travesti Césario… Imbroglio des genres, des identités ; hypocrisie des postures idéologiques et sociales aussi : un très puritain conseiller de la comtesse, Malvolio, n’est-il pris au piège de son hypocrisie (comme plus tard le Tartuffe de Molière) par une bande de joyeux drilles constamment éméchés (Laurent Stocker, culotté, en tête, et l’imprévisible Christophe Montenez).
Bien avant les travaux de la philosophe américaine Judith Butler, Shakespeare montre ici combien le masculin et le féminin se construisent via les normes sociales et culturelles, les représentations de soi, de son sexe qu’impose la société. Viola les déjoue, qui parvient à se faire aimer d’Olivia, jusqu’à en être troublée elle-même. En même temps qu’elle saura se faire désirer du duc Orsino. En garçon peut-être, puis bien sûr en fille… Qu’aime-t-on en l’autre ? Un genre sexuel affiché ? Ou une matière humaine brute, complexe, multiple et finalement indifférenciée ? Shakespeare démonte crûment la machine de nos pulsions amoureuses. Comme il n’hésite pas, encore, dans cette Nuit des rois à représenter comme jamais la passion homosexuelle qui lie Antonio et Sébastien, le jumeau de Viola.
Shakespeare redéployé ici dans toutes ses interrogations. Qu’il a le génie d’incarner avec un sens de l’intrigue débridé, du jeu de mots constant, proche de la mise en pièces de la langue. De la même manière qu’il fracasse nos conceptions de l’identité sexuelle, prônant un être multiple, il concasse la langue dans toutes ses virtualités, ses illusions et ses mensonges. A l’époque élisabéthaine, le public du Globe était, en plus, apostrophé par les comédiens. Shakespearien jusqu’au bout des ongles — qu’on se rappelle ses Hamlet, Othello, Mesure pour mesure, Richard III —, Ostermeier réédite l’exercice : les acteurs du Français improvisent et défient comme ils peuvent les spectateurs sur la politique, etc. Tout est jeu. Mise en scène. Le fou ne clame-t-il pas : « Une phrase se retourne comme un gant de chevreau, très souple — la doublure se retrouve vite à l’extérieur. »
Il n’existe plus guère de certitude quand s’achève cette Nuit des rois-là. Même notre sens du beau y est attaqué de front par les si vilains costumes de Nina Wetzel ; alors qu’une délicieuse et sophistiquée musique baroque — avec haute-contre et théorbe — ponctue à même le plateau les égarements sentimentaux du mélomane Orsino. Choc des contraires. Non seulement la plupart des comédiens mâles sont — on ne sait pourquoi — cuisses nues et revêtus de slip à poche ou boxer short qui les avantagent peu, même les femmes ont les jambes à l’air (plus gracieuses) et des vêtements transparents peu seyants. Ostermeier veut-il suggérer une sensualité offerte à tous vents, à l’image des singes bonobos qui ouvrent le spectacle entre deux palmiers de carton-pâte ? Renverser nos modes et esthétismes, fruits de pures conventions eux aussi, comme nos amours peut-être, et nos identités troublées, en reconquête d’autres modes d’existence, appartient aussi à ce spectacle chamboule-tout. Dont on sort en vrac. Joyeux et survolté. ------------------------------------- Extrait : Dialogue entre Olivia et Viola O : — Reste… dis-moi toi ce que tu penses de moi. V : — Que vous pensez être ce que vous n’êtes pas. O : — Si je pense ça, je pense la même chose de vous. V : — Vous pensez juste. Je ne suis pas ce que je suis. O : — Je te voudrais tel que… je voudrais que tu sois. V : — Ce serait mieux, Madame, que… ce que je suis ? Ce serait mieux sans doute, parce que là, vous me prenez pour un idiot. La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare Mise en scène Thomas Ostermeier. A la Comédie-française (Paris) jusqu’au 22 fevrier 2018
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Le spectateur de Belleville
September 27, 2018 8:15 PM
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Par David Rofé-Sarfati dans Toutelaculture.com 26.09.2018 Thomas Ostermeier propose dans la Salle Richelieu une lecture graveleuse et gauloise de la comédie de Shakespeare: La nuit des Rois. Les avis sont partagés.
Laurent Stocker déguisé en polichinelle et Christophe Montenez déguisé en Iggy pop s’approchent de deux micros blancs sur pieds et avec capotes (sic), les deux passablement saouls et un verre de champagne à la main. Dialogue : – Santé ! – Mais pas des pieds! Suivra un florilège de blagues anti-macron sûrement piqué à des zincs ou sur des murs Facebook d’amateurs de téléréalité. Thomas Ostermeier a révisé notre pays en regardant les émissions de feu Coluche, mais n’est pas Coluche qui veut. L’esprit est amer même si les rires gras et violents d’une partie du public parviennent à recouvrir sous un voile de honte la consternation du reste de la salle.
L’intrigue est à la comédie, le biais serait légitime. Toutefois, Eric Ruf qui a tant désiré ce spectacle irait-il monté à Berlin Roméo et Juliette au sein d’une fête de la bière? Pas sûr. Il reste que Ruf a eu raison car qui ne risque rien…
L’intrigue est simple car allégorique. Le duc Orsino, Denis Podalydés est amoureux de la belle et riche comtesse Olivia Adeline d’Hermy. Cette dernière est en deuil et repousse ses avances. A la suite d »un naufrage Viola Georgia Scalliet et son frère jumeau Sébastien, Julien Frisson survivent mais échouent à deux endroits différents de la côte, chacun croyant son jumeau mort. N’étant plus sous la protection de son frère, Viola se déguise en homme et se présente à la cour d’Orsino sous le nom de Césario. Elle devient le page du duc et plaide sa cause auprès d’Olivia. Alors qu’elle est secrètement amoureuse du duc, elle éveille l’amour chez Olivia. L’arrivée de Sébastien dont l’extraordinaire ressemblance avec Césario provoque une suite de quiproquos, assure une fin heureuse Viola épousera le duc et Olivia épousera Sébastien.
Le message de Shakespeare est double. L’anatomie est le destin cependant que la femme est un homme comme les autres. L’égalité des sexes est totale, la différence anatomique harmonise les appariements sans les contraindre. De ce magnifique manifeste féministe et anti machiste moderne révolutionnaire et visionnaire, Ostermeier en construit une proposition libidineuse à l’inverse de la pensée princeps. Les hommes présentent leur gonades gonflées et fières dans des caleçons moulants tandis que les femmes portent des robes fendues à l’arrière. Même avec l’humour comme alibi, Ostermeier rumine encore la primauté pathétique du pénis.
Nous ajouterions que la scénographie a pris le parti de griffer par son milieu la corbeille de la salle Richelieu pour expliquer que la pièce est à éviter. Sauf que la troupe de la Comédie Française sauve Shakespeare, sans malheureusement sauver Iggy Pop. Erratiquement, nous retrouvons le texte et ces moments sont délicieux. Denis Podalydes est inoubliable dans son rôle de Duc fatigué mais amoureux. Laurent Stocker est un bonheur de spectateur par sa création du personnage de Sir Toby Haut le Coeur fin de race fêtard, ivrogne et non conformiste. Scalliet en Viola/Césario est magique, Adeline d’Hermy est une comtesse authentique calculatrice et amoureuse. Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Noam Morgensztern ou Christophe Montenez composent avec talent des personnages en transgression. Pour eux la pièce est à découvrir.
La nuit des rois ou Tout ce que vous voulez
de William shakespeare
adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier.
Crédits Photos Jean-Louis Fernandez
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Le spectateur de Belleville
September 26, 2018 7:57 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde | 26.09.2018 La pièce de Shakespeare, mise en scène par Thomas Ostermeier à la Comédie-Française, est dominée par les prodigieuses Georgia Scalliet et Adeline d’Hermy.
Des chimpanzés sur la scène de la Comédie-Française. Il s’amuse bien, Thomas Ostermeier. Et le mieux, c’est sans doute de s’amuser avec lui, dans cette version de La Nuit des rois, de Shakespeare, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle était très attendue, et qui s’ouvre donc avec de – faux – primates qui vous observent d’un air entendu.
Le directeur de la Schaubühne de Berlin, devenu à 50 ans un des maîtres incontestés de la mise en scène en Europe, n’était jamais venu dans la Maison de Molière, où il était ardemment désiré. Il a choisi de prendre le public traditionnel du Français – ou ce qu’il imagine être ce public – à rebrousse-poil. Au risque de signer une mise en scène un peu potache par moments et qui, de fait, a défrisé une partie des spectateurs, lors de la première du spectacle, lundi 24 septembre.
Lire l’entretien avec Thomas Ostermeier : « Shakespeare pose la question du genre »
Il serait dommage, pourtant, de ne pas entrer dans le jeu, plus complexe qu’il n’en a l’air, mis en place par l’artiste allemand dans cette mise en scène qui prend d’assaut la virilité et la notion de genre, et qui ne craint pas d’aller vers la franche comédie, voire vers la farce, avec des passages irrésistiblement drôles. La présidence Macron en prend ainsi pour son grade, au fil de quelques improvisations piquantes.
Un réjouissant jeu de rôles C’est une version tout à fait contemporaine du vertigineux jeu de doubles inventé par un Shakespeare qui retourne toutes les identités, notamment sexuelles, comme « un gant de chevreau très fin et très souple ». Sur un rivage d’Illyrie (l’Albanie actuelle) ont échoué après une tempête, chacun de son côté, un frère et une sœur jumeaux, Sébastien et Viola. Pour survivre, Viola se travestit en homme, et entre au service du duc Orsino, qui se languit d’amour pour la pure et vertueuse Olivia.
Orsino, pourtant, ne sera pas tout à fait insensible aux charmes de son jeune page, non plus que la comtesse Olivia. Le premier aime donc bien une femme alors qu’il croit être troublé par un jeune homme, la seconde tombe amoureuse d’une demoiselle alors qu’elle pense être séduite par un garçon. Sans compter les multiples variations ouvertes par Shakespeare dans ce réjouissant jeu de rôles.
LA PREMIÈRE BELLE IDÉE DE THOMAS OSTERMEIER, C’EST D’AVOIR CRÉÉ UN DISPOSITIF QUI ÉVOQUE CELUI DU THÉÂTRE ÉLISABÉTHAIN La première belle idée de Thomas Ostermeier, c’est d’avoir créé un dispositif qui évoque celui du théâtre élisabéthain et notamment du fameux Globe de Londres, où les spectateurs sont très proches des acteurs. Une passerelle traverse ainsi en leur milieu les rangs de l’orchestre, sur laquelle défilent les acteurs avec des clins d’œil marqués à la Fashion Week.
Et quand on parle de défilé, on n’exagère pas, tant Ostermeier et son équipe ont joué sur le kitsch et le grotesque, avec des costumes tout à fait délirants. Avec la présence des corps des comédiens, aussi, pour cette pièce qui ne parle que du désir. Tou(te)s sont donc au minimum à moitié dénudés, le pompon étant remporté par le puritain Malvolio, qui fait une apparition fracassante en bas jaunes et slip doré à prothèse sexuelle intégrée, en une performance incroyable de Sébastien Pouderoux.
Une dégaine à la Iggy Pop La comtesse Olivia d’Adeline d’Hermy, elle, appelée « madonna » dans la pièce, n’est pas sans évoquer une autre madone, avec ses corsets hyper-sexys à la Jean-Paul Gaultier. Laurent Stocker s’en donne à cœur joie en sir Toby, affublé d’une cuirasse bling-bling à la Astérix, tandis que Christophe Montenez, tout aussi génial dans le registre comique qu’en jeune premier romantique, s’est fait une dégaine à la Iggy Pop.
Pour autant, la pièce, telle que traduite de manière claire et efficace par Olivier Cadiot, est là, et bien là, dans son interrogation sur l’amour, le narcissisme, l’image et la représentation de l’autre. Et elle l’est parce qu’elle est très bien jouée, notamment par Georgia Scalliet (Viola) et Adeline d’Hermy (Olivia), qui sont prodigieuses de grâce, de subtilité, d’émotion. L’ensemble de la compagnie est à l’avenant, Anna Cervinka en tête en fine-mouche se payant le puritain Malvolio. Tou(te)s sauf, et c’est le bémol le plus inattendu de la soirée, Denis Podalydès : trop âgé pour le rôle du jeune duc Orsino, le célèbre sociétaire semblait comme absent le soir de cette première, comme en attente de trouver son personnage.
Autant se laisser aller, alors, à ce mauvais genre et à cet humour berlinois acide et grotesque, qui après tout renvoie l’époque à sa vulgarité, à son narcissisme et à son inculture satisfaite d’elle-même. Que faire d’autre que s’en moquer, dans ce monde où l’apparence a gagné sur – presque – tous les fronts, par rapport au mentir-vrai de l’art et singulièrement du théâtre ? Ne boudons pas notre plaisir, même si ce Shakespeare au Français n’a pas la dimension des grandes mises en scène signées par Thomas Ostermeier pour Hamlet, Mesure pour mesure ou Richard III.
La Nuit des rois ou tout ce que vous voulez, de William Shakespeare. Mise en scène : Thomas Ostermeier. Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 28 février 2019. www.comedie-francaise.fr
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Le spectateur de Belleville
September 25, 2018 11:55 AM
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Par Stéphane Capron dans Sceneweb 25-09-2018 La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez de Shakespeare, première mise en scène de Thomas Ostermeier à la Comédie-Française C’est l’un des événements de la rentrée théâtrale : la première mise en scène à la Comédie-Française de Thomas Ostermeier. Il revisite la comédie de Shakespeare, La Nuit des rois ou tout ce que vous voulez dans une nouvelle traduction d’Olivier Cadiot et installe un joyeux capharnaüm dans la salle Richelieu. De Shakespeare, il a monté avec sa troupe de la Schaubühne, Richard III ou Hamlet – des tragédies politiques – mais jamais Thomas Ostermeier ne s’était attaqué à la comédie. Une première pour le metteur en scène allemand qui peut s’appuyer sur une troupe de la Comédie-Française prête à tout pour entrer dans son délire. Les comédiens s’en donnent à cœur joie, poussant même un peu plus les limites au grand étonnement du géant de Berlin qui n’en demandait pas tant. Ivo van Hove et Christiane Jatahy sont passés par l’institution française, lâchant la bride d’une troupe totalement en phase avec le théâtre de son époque. Il n’est donc pas étonnant de voir débouler sur le plateau deux gorilles, de voir courir Denis Podalydes en pantoufle et en string ficelle, et d’entendre du rap à fond les gamelles. William Shakespeare écrit au début du 17e siècle cette comédie endiablée sur la liberté sexuelle. Les imbroglios amoureux libèrent cette jeunesse guidée par leur seul désir, sans se soucier du poids des conventions. Avant-gardiste, Shakespeare écrit cette comédie sur le genre et le travestissement, 400 ans avant le mariage pour tous. Il balaye les conventions et laisse les personnages vivre en laissant tomber les préjugés de la société. Christophe Montenez ®Jean-Louis Fernandez Tous les comédiens sont en slip kangourous ou en caleçon ultra moulant, au nez et à la barbe des spectateurs, car ils jouent souvent sur une passerelle qui sépare les fauteuils de l’orchestre. Une proximité qui fait monter la température dans la salle Richelieu surtout avec la présence des deux ivrognes de la pièce, Sir Andrew Gueule de Fièvre – Christophe Montenez et Sir Toby Haut – Laurent Stocker. Ils sont irrésistibles. Christophe Montenez est survolté, il se dandine tel le Iggy Pop de la grande époque. Sébastien Pouderoux n’est pas en reste dans le rôle de Malvolio, l’intendant d’Olivia, dans sa scène de folie, bas jaunes et jarretières croisées, sexe turgescent. Il y a des moments beaucoup plus calmes dans le spectacle avec des cantates de Vivaldi ou de Monteverdi magnifiquement interprétées par un contre-ténor, et des scènes montées de manière beaucoup plus classique. Ces moments de répit ont tendance à faire retomber un peu trop l’ambiance de cette comédie transgressive et orgiaque dont la grande réussite repose sur la qualité de jeu exceptionnelle de la troupe de la Comédie-Française. Stéphane CAPRON – www.sceneweb.fr LA NUIT DES ROIS OU TOUT CE QUE VOUS VOULEZ de William Shakespeare Adaptation et mise en scène : Thomas Ostermeier Traduction : Olivier Cadiot Scénographie et costumes : Nina Wetzel Lumière : Marie-Christine Soma Musiques originales et direction musicale : Nils Ostendorf Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever Réglage des combats : Jérôme Westholm Dramaturgie : Christian Longchamp Assistanat à la mise en scène et dramaturgie : Elisa Leroy Assistanat à la scénographie et aux costumes : Charlotte Spichalsky Avec Denis Podalydès Orsino, duc d’Illyrie Laurent Stocker Sir Toby Haut le Coeur, parent d’Olivia Stéphane Varupenne Feste, fou d’Olivia Adeline d’Hermy Olivia, comtesse Georgia Scalliet Viola, déguisée sous le nom de Césario Sébastien Pouderoux Malvolio, intendant d’Olivia et Prêtre Noam Morgensztern Antonio, marin, ami de Sébastien et Valentin, gentilhomme de la suite d’Orsino Anna Cervinka Maria, suivante d’Olivia Christophe Montenez Sir Andrew Gueule de Fièvre, ami de Sir Toby Julien Frison Sébastien, frère jumeau de Viola Yoann Gasiorowski Curio, gentilhomme de la suite d’Orsino, le Capitaine du vaisseau naufragé, ami de Viola et Officier au service d’Orsino Durée: 2h45 Comédie-Française Salle Richelieu DU 22 SEPTEMBRE 2018 AU 28 FÉVRIER 2019 Photo Jean-Louis Fernandez
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Le spectateur de Belleville
September 22, 2018 11:37 AM
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Par Armelle Héliot et Etienne Sorin dans Le Figaro Publié le 21/09/2018 INTERVIEW - Le patron de la Schaubühne de Berlin a choisi La Nuit des rois de Shakespeare pour sa première mise en scène au Français.
Comment oublier le surgissement extraordinaire, en France, de ce jeune artiste qui, durant l'été 1999, avait bousculé Avignon avec Homme pour homme, de Brecht, et Shopping and Fucking, de Mark Ravenhill, présentés dans une baraque de bois, non loin des remparts? L'énergie, l'intelligence des mises en scène d'un trentenaire qui dirigeait avec précision une troupe éblouissante, avaient sidéré. Thomas Ostermeier, qui a eu 50 ans le 3 septembre dernier, est souvent, depuis, revenu en France. Avec les productions de la Schaubühne de Berlin qu'il dirige, tel son féroce Richard III , ou en montant, avec des comédiens-français, de Vidy-Lausanne à l'Odéon, des spectacles nouveaux (Les Revenants, d'Ibsen, en 2013, La Mouette en 2016). Ses spectacles tournent dans le monde entier, non sans souci parfois, comme l'a montré l'empêchement d'Un ennemi du peuple d'Ibsen en Chine. Avec La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de Shakespeare, on attend un événement tonique chez Molière. LE FIGARO. - La Comédie-Française? Enfin? Thomas OSTERMEIER. - Les deux précédents administrateurs m'avaient approché. Mais Éric Ruf, lui, a réussi à me convaincre. Je dois dire que c'est aussi une question d'emploi du temps. Je reçois de nombreuses propositions, je dois choisir. J'avais des doutes quant à la pertinence de mon travail à la Comédie-Française, le plus grand théâtre subventionné de France. Je me suis toujours vu à la marge. J'ai quitté le Deutsches Theater, l'équivalent de la Comédie-Française à Berlin. Même si une telle institution, avec une telle histoire, n'existe presque plus en Allemagne. Éric Ruf suit mon travail depuis longtemps. Il assiste aux premières. Quant à moi, je connaissais certains acteurs de la troupe, comme Denis Podalydès. Et d'autres avec qui j'ai déjà travaillé quand j'ai mis en scène La Mouette, comme Sébastien Pouderoux. Pour toutes ces raisons, je me suis dit qu'il fallait essayer. Avez-vous été tenté de choisir une pièce du répertoire français? J'aurais pu mettre en scène un Molière. J'aurais voulu monter L'Avare mais il a été fait récemment à la Comédie-Française par Catherine Hiegel. Tartuffe aussi m'intéresse, mais Luc Bondy l'a mis en scène, ou Le Misanthrope, mais il y en a tellement! La Nuit des rois, je m'y intéresse depuis au moins trois ans. J'ai fait des stages avec des étudiants en mise en scène à Berlin, à Rome, au Brésil autour de ce texte. » LIRE AUSSI - Éric Ruf dévoile la future saison de la Comédie-Française, garantie sans parité Discute-t-on des choix avec l'administrateur général ? Peut-être va-t-on penser, en voyant à l'affiche de la Comédie-Française, La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez à la Comédie-Française, que je suis tombé dans le piège du théâtre classique. Ce n'est pas un Molière, mais presque… Mais je tenais à La Nuit des rois et j'attendais l'occasion idéale. Éric Ruf a accepté. Il sait combien la pièce est passionnante. Quant à moi, j'espère que l'on va retrouver mon travail à un endroit où on ne l'attend pas. C'est une comédie de Shakespeare relativement peu montée en France. «La pièce est très poétique, onirique même, mais elle touche à des questions fondamentales de notre époque. Le rôle des femmes, la question du genre, du transgenre même, les droits LGBT…» Vous avez dû constituer une troupe dans la troupe pour monter cette pièce… La distribution est très jeune. Même si Denis Podalydès est un peu plus âgé que les autres, il est resté très jeune dans sa tête. Laurent Stocker aussi. Les acteurs sont ouverts à tout et un peu dans l'esprit d'une jeune compagnie. J'ai eu la chance de travailler avec eux. Certains ne sont pensionnaires que depuis deux trois ans. Ils ont encore cette envie de faire quelque chose d'absolu et d'extraordinaire. Ils sont prêts à inventer quelque chose avec le metteur en scène. Est-ce le thème du travestissement qui vous a donné envie de la mettre en scène? La pièce est très poétique, onirique même, mais elle touche à des questions fondamentales de notre époque. Le rôle des femmes, la question du genre, du transgenre même, les droits LGBT… Tout cela est au cœur du texte, mais était refoulé jusqu'à présent dans les traductions françaises, me semble-t-il. Est-ce la raison pour laquelle vous avez demandé une nouvelle traduction à Olivier Cadiot? J'adore avoir une discussion avec le traducteur pendant la préparation. Il a déjà une certaine idée de ce que pourrait être ma mise en scène quand il traduit. J'ai demandé à Olivier de ne pas garder la versification. La langue anglaise a beaucoup moins de syllabes que le français ou l'allemand. J'ai l'impression que l'on risque de perdre du sens si l'on s'astreint aux vers. Même en choisissant la prose, Olivier a fait un sacré travail pendant huit mois. Pour un jeune ou quelqu'un qui n'est pas expert, venir voir un Shakespeare et ne pas comprendre l'intrigue est frustrant. Pour jouir du spectacle, il faut une langue claire. Surtout dans le cas d'une pièce fondée sur la confusion des sexes. Adeline d'Hermy est Olivia, Georgia Scalliet, Viola. Auriez-vous pu intervertir leurs rôles? Elles sont remarquables, l'une comme l'autre. Et il est vrai que je me suis posé la question de la distribution la plus exacte possible, même si, dans la troupe, chacun est capable de passer d'un rôle à l'autre, évidemment! Olivia est une femme qui se trouve troublée par Viola déguisée en homme. Viola elle-même est perturbée par l'amour, le désir qu'elle suscite. Viola/Cesario doit avoir à la fois une candeur, un courage pour tenter de retrouver son frère et affronter le monde de l'Illyrie, mais elle doit aussi être cet androgyne qui transforme toutes les relations entre les êtres. Il me semble que c'est le bon équilibre ! » LIRE AUSSI - Éric Ruf: «La Comédie-Française doit se tourner vers l'international» Les comédiens-français sont-ils très différents des comédiens allemands? Non. Ils ne sont pas différents. Il y a de grands acteurs partout dans le monde, dans chaque langue. Tous les acteurs ont peur de monter sur scène, de jouer un rôle, de ne pas comprendre un personnage… J'ai travaillé en France, en Angleterre, en Russie. Chacun a sa culture, bien sûr. Je préfère la culture française. Pour les comédiens-français la salle de répétition est un lieu sacré. Les comédiens allemands sont-ils moins disciplinés? «La France est le pays d'Antonin Artaud, l'auteur des plus beaux textes sur le texte, mais son théâtre actuel manque de folie» Ils sont beaucoup plus barbares. Cela a sans doute à voir avec le fait que je travaille avec eux depuis vingt ans. C'est comme en amour, au bout d'un moment on ne débarrasse plus la table du petit déjeuner… Mais ils sont capables d'aller vers une folie absolue. La France est le pays d'Antonin Artaud, l'auteur des plus beaux textes sur le texte, mais son théâtre actuel manque de folie. Voilà, vous avez réussi à me faire dire du mal du théâtre français. C'était le but, non? Votre mise en scène d'Un ennemi du peuple d'Ibsen vient de connaître de gros soucis en Chine. Où en êtes-vous? Les représentations de Pékin n'ont pas pu avoir lieu dans des conditions normales après la première, car les spectateurs avaient pris la parole très librement lors de la scène du débat public que tient le jeune médecin. Les deux représentations prévues à Nanjing ont été annulées au prétexte de problèmes techniques. La porte-parole du ministère des Affaires étrangères a fait savoir officiellement le regret de l'annulation de la tournée. Quant à la conférence que je devais donner en novembre, elle a également été annulée. «La Nuit des rois» à la Comédie-Française, salle Richelieu à partir de ce soir. En alternance jusqu'au 28 février. Tél.: 01 44 58 15 15. Texte de la traduction d'Olivier Cadiot, P.O.L, 15 €.
Légende photo : Thomas Ostermeier: «J'espère que l'on va retrouver mon travail à un endroit où on ne l'attend pas.» - Crédits photo : FRANCOIS BOUCHON/François Bouchon / Le Figaro
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Le spectateur de Belleville
September 20, 2018 7:40 PM
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OSTERMEIER, LA «NUIT» OÙ «TOUT LE MONDE EST TRANS» Par Anne Diatkine dans Libération — 20 septembre 2018 Le directeur de la Schaubühne à Berlin monte avec la Comédie-Française la pièce de Shakespeare «la Nuit des rois...» qui multiplie les jeux de rôle et de genre. Thomas Ostermeier à la Comédie-Française ? Une évidence, du genre de celles qui paraissent se sceller sur un coin de table en trois minutes. Erreur ! La rencontre entre la maison de Molière et le directeur de la Schaubühne à Berlin n’aurait jamais eu lieu sans l’attention prolongée d’Eric Ruf, bien avant qu’il n’administre la maison de Molière, pour le travail d’Ostermeier. Le metteur en scène allemand, convoité par les grandes scènes internationales, refuse en effet de n’être qu’un nom sur une affiche qui agrémente une saison. Réciproquement, s’il a choisi de mettre en scène la Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, c’est, dit-il, grâce à la troupe de la Comédie-Française. «J’y réfléchissais depuis cinq ans, mais ce n’est pas le type de pièce qu’on peut monter avec n’importe quelle équipe. Notamment parce que les rôles féminins d’Olivia et de Viola, travestie sous le nom de Césario, sont redoutables. Viola nécessite une actrice qui projette sur son rôle la naïveté, le courage, mais aussi l’androgynie et l’érotisme. On doit sentir que sa réponse à la demande amoureuse d’Oliva ne va pas de soi et qu’elle est profondément troublée par cette femme amoureuse qui la prend pour un jeune homme. C’est un cadeau de jouer Viola [ici Georgia Scalliet, ndlr], mais tant qu’on n’a pas trouvé l’actrice idoine, on renonce à monter la pièce.»
Redoutable, la comédie de Shakespeare, créée à Londres au théâtre du Globe le 2 février 1602, ne l’est pas moins. Ce n’est pas pour rien que la première édition de la pièce, posthume, en 1623, porte la dédicace : «A une grande variété de lecteurs». Manière d’indiquer qu’elle est autant un casse-tête qu’une comédie grand public. Plus de 400 ans après sa création, les interrogations littérales de la Nuit des rois sur la construction de l’identité sexuelle et du pouvoir percutent de nouveau. Les jeux de rôle et de genre où chacun joue à être l’autre, et où personne n’aime celui qu’il croit aimer, donne le tournis à la manière de deux miroirs qui se font face et n’en finissent pas de se refléter. Olivier Cadiot, qui a traduit la pièce de Shakespeare (1) pour Ostermeier : «Tout le monde est trans dans cette pièce où rien ne se fixe jamais, où les jeux de mots circulent souvent sur trois niveaux, et qui a été écrite pendant les grandes découvertes de Galilée, quand la cosmogonie était bouleversée.» Résumons grossièrement le début de l’intrigue. Viola, échouée en Illyrie après un naufrage, se déguise en jeune homme et prend alors l’apparence de son frère jumeau Sébastien, qu’elle suppose mort. Olivia, comtesse du royaume, feint de porter le deuil pour éviter d’être courtisée et ne pas subir les avances du duc d’Orsino. Olivia tombe éperdument amoureuse de cet étrange jeune homme, Césario, entré à son service pour plaider la cause amoureuse d’Orsino. Viola est obligée de cacher son amour pour Orsino. Ici, le travestissement, n’est ni un test, ni un amusement, ni une expérience, mais un chamboulement qui produit des effets en cascade sans retour possible.
On se glisse pendant un cours laps de temps salle Richelieu, où les acteurs répètent, une semaine avant la première représentation. Il s’agit moins d’observer le travail que de capter un instantanée, tout en volant des propos à Thomas Ostermeier, Olivier Cadiot, et Laurent Stocker, qui interprète le rôle de Sir Toby Haut LeCœur, constamment saoul, mais maître de cette épiphanie : la Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez.
Union homo en Illyrie
Viola est comme nous : quand débute la pièce, elle ignore tout du pays de son sauvetage et ce que peut bien être l’Illyrie, figurée sur scène par un banc de sable d’une blancheur de conte de fée - ou de photos de mode. Quelques palmiers en carton-pâte l’égaient, ainsi qu’un magnifique néon en étoile en guise de soleil. Un royaume en trompe-l’œil, vraiment ? Ce leurre est cependant situable. L’Illyrie, qui existait avant d’être annexée par Rome pendant l’Antiquité, recouvre à peu près l’Albanie actuelle. Ce royaume a l’inconvénient de ne pas avoir laissé de traces écrites. On ignore tout de la langue des Illyriens. Sur le plateau, c’est un espace tout en frontières qui se poursuit sous forme d’une fine passerelle légèrement au-dessus des premiers rangs. «Ne pas blesser les spectateurs en laissant traîner à la verticale son épée», s’inquiète un acteur. On ne quitte pas aisément l’Illyrie car, et «c’était connu à l’époque de Shakespeare, la région était infestée de corsaires et de bandits en tout genre», remarque Laurent Stocker. Totalement occulté aujourd’hui : dans cette région du monde, entre le VIe et le XIVe siècle, «le mariage homosexuel catholique et orthodoxe, avec témoins» se pratiquait par un rituel sanctifié par l’Eglise, nous apprend Thomas Ostermeier. «Les hommes passaient des mois à la guerre ou sur un bateau et n’avaient pas envie de se séparer par la suite.» Le nom de ce mariage ? L’adelphopoiia. Thomas Ostermeier : «Je pense que Shakespeare a choisi l’Illyrie pour cette raison.»
Shakespeare a conçu la Nuit des rois à peu près en même temps que Hamlet, et le royaume pourri est autant celui du prince du Danemark que celui d’Olivia, (Adeline d’Hermy), ou celui d’Orsino (Noam Morgensztern), remarque Thomas Ostermeier. Selon le metteur en scène, la conception du personnage d’Olivia ne sort pas de nulle part. «Elle est en miroir avec Elisabeth I, qui se disait mariée avec son peuple et qui était entouré de conseillers qui cherchent à la contenir et à la neutraliser par des épousailles. De même que Hamlet est obligé d’emprunter le masque de la folie pour survivre, de même Viola est forcée de se déguiser pour négocier sa destinée.» Le metteur en scène a retrouvé, dans la pièce, les trois phases théorisées par Judith Butler, à propos du sexe social, du sexe biologique, et du sexe dans lequel on se reconnaît. «Ici, il suffit à Viola de porter les vêtements d’un homme pour être admis en tant que tel.» Et le dénouement a des airs de famille avec la fin de Certains l’aiment chaud, le film de Billy Wilder. Personne n’est parfait.
Débordements d’épiphanie
Tout ce qu’il vous plaira, le sous-titre de la Nuit des rois, laisse entendre une équivalence entre les deux termes du titre. La nuit des rois ? Qu’est-ce à dire ? La dissolution du pouvoir ? Le moment où tous les chats sont gris ? On se souvient que Shakespeare présenta cette comédie pendant les festivités de l’épiphanie, dédiées au carnaval et au travestissement. L’épiphanie, qu’on continue de fêter par le rituel de la galette des rois, n’est pourtant pas née avec le christianisme. «Dans la Rome antique, dit Laurent Stocker, c’était une fête païenne où l’on fourrait, dans une tourte destinée aux esclaves, une fève. Celui qui tirait la part gagnante devenait pendant un jour entier le maître de son maître. Soit l’inversion était tolérée, soit le chanceux était abattu avant de vivre cette nuit des rois.»
Imprévus garantis
Pendant les répétitions, Ostermeier avait apporté des raquettes de badminton afin que les acteurs disent leur texte en se lançant des balles, de manière à l’oublier. Laurent Stocker : «On ne s’est pas servi des raquettes, mais toutes les répétitions commencent par des échauffements et des exercices, ce qui n’est pas forcément habituel au Français. Thomas veut que le texte de Shakespeare surgisse comme si on l’improvisait.» Les exercices peuvent être un bâton tenu en équilibre que les acteurs passent à leur voisin tout en disant sa partition. «La concentration sur l’équilibre permet de ne surtout pas penser à la phrase d’après. L’obsession d’Ostermeier, c’est qu’on soit toujours en mesure de surprendre son partenaire et que même au bout de la 110e représentation, on évite le pilotage automatique.»
Il y aura donc des scènes improvisées chaque soir selon l’actualité et les spectateurs. Elles ne sont pas prévues d’avance. L’intensité, la saisie de l’instant, l’adresse au public : c’est ainsi qu’Ostermeier relie Shakespeare au théâtre du Globe, où la troupe, sur une scène circulaire, était cernée, et le texte, pas encore fixé. Lars Eidinger, comédien star d’Ostermeier dans Hamlet ou Richard III, sait à merveille jouer ainsi avec l’auditoire. Ici, les moments d’imprévus reviendront essentiellement à Christophe Montenez et Laurent Stocker, un peu inquiet, qui sait que cela fonctionnera certains soirs et pas d’autres. Ostermeier : «Je me permets de mêler les époques car selon moi, Shakespeare est l’inventeur du sampling. Il mêle toutes sortes de cultures, joue sur différentes strates de compréhension. Il est postmoderne et éclectique.»
(1) Publié chez P.O.L.
Anne Diatkine La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez de William Shakespeare
Adaptation et mise en scène de Thomas Ostermeier, avec la troupe de la Comédie-Française. Du 22 septembre au 28 février. Légende photo : Christophe Montenez - Photo (c) Jean-Louis Fernandez
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Le spectateur de Belleville
May 28, 2016 9:12 AM
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Par Fabienne Pascaud dans Télérama
Le metteur en scène star insuffle à l'œuvre de Tchekhov une ironie et une modernité uniques, à découvrir actuellement au Théâtre de l'Europe.
« Mon oeuvre est imprégnée du voyage au bagne de Sakhaline », lit-on sur le mur gris en fond de scène avant que ne commence — lumière de la salle allumée — le spectacle au décor pauvre en costumes modernes. Avec toujours ce minimum d'instruments rock prêts à l'emploi musical tonitruant sur un côté du plateau. « Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes autrement », se poursuit sur le mur l'inscription signée Anton Tchekhov et datée de 1890 ; six ans avant la création de cette Mouette qui s'annonce par quelques improvisations des acteurs devant le public. Le dramaturge et médecin russe (1860-1904) avait côtoyé à Sakhaline toute la détresse du monde. Avant les autres, il fut une sorte de travailleur humanitaire au service des misérables, qu'il ne cessa de secourir sa brève vie durant.
Mélancolie et improvisation
C'est cette fibre sociale, cette générosité altruiste que nous fait ressentir la deuxième et étonnante mise en scène en français du maître allemand Ostermeier. A priori, Tchekhov et ses aristocrates empêtrés de douleurs, suicidaires, n'appartiennent guère à son imaginaire shakespearien, actif et énergique. Il préfère d'ordinaire les personnages qui font. Et défont. Mais avec des comédiens français qui n'ont pas le style de jeu musclé de sa troupe berlinoise de la Schaubühne, Ostermeier semble ici s'abandonner. Plus mélancolique, plus tendre. Pour s'attaquer à La Mouette, sombre histoire d'art et d'amour, de mère et de fils, d'artistes officiels et rebelles au bord d'un lac funèbre, il a beaucoup travaillé l'improvisation avec ses acteurs ; ce storytelling, pas si loin des expériences de Stanislavski (le premier à mettre en scène Tchekhov) et qui incite les comédiens à puiser en eux-mêmes de quoi nourrir leur rôle. " Règlements de comptes personnels d'Ostermeier ? " Ainsi, bizarrement, pour retrouver la présence et l'attention au monde de Tchekhov, ils évoquent au début du spectacle la Syrie ; ou se livrent à des critiques des tics et outrances d'un certain théâtre contemporain à la mode. Règlements de comptes personnels d'Ostermeier ? Ces prises de position au bord de la coquetterie — politique, narcissique — rendent pourtant la pièce plus proche de nos interrogations actuelles. Et les drames passionnels qui hantent La Mouette n'en sont que plus bouleversants.
Désillusions sentimentales
Bouleversante la cruauté envers son fils d'Arkadina, actrice à succès vieillissante délaissée par un amant romancier célèbre et académique, qui n'a d'yeux que pour la brûlante jeune « mouette ». Mais trop lâche pourtant pour abandonner le confort à paillettes de sa mondaine vie moscovite.Tous les amours possibles coexistent dans ce drame où les sentiments douloureux, les désillusions sentimentales affleurent de réplique en réplique. Comme chez Racine, dans cette chaîne ininterrompue de frustrations et de fantasmes, personne n'est aimé de celui qu'il voudrait. Avec l'art comme en fond sonore, au rythme d'un rock omniprésent. Toutes les conceptions de l'art. Celui qui explore, invente et déchire ; celui qui conforte, assure, réconcilie.
De quel côté est Tchekhov avec cette oeuvre chorale qui innove dans la forme — tous les personnages sont d'importance égale —, dans la modestie de l'action — il ne se passe pas grand-chose, la parole est le personnage principal. Une oeuvre qui garde pourtant une bienveillance souriante envers ses personnages, qui console, rassemble plus qu'elle ne divise ? Au fond du plateau, où tous les comédiens sont restés assis pour regarder jouer leurs partenaires tout au long de la représentation, où ils changent eux-mêmes humblement les décors, une jeune femme peint sur le mur gris du fond de larges aplats noirs qui vont bientôt tout recouvrir. On croit d'abord qu'elle dessine une mouette, ou un orage. Ou la mort, l'absence. Qui valent mieux peut-être que trop de douleurs. C'est la peinture, l'art, qui plus que l'amour ont le dernier mot. Ou plutôt le dernier silence. « Le reste est silence », murmurait avant de disparaître Hamlet. Que cite continuellement Tchekhov dans La Mouette. La chaîne de l'art théâtral.
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