Il est sans cesse question d’argent. On l’oublie trop souvent, la prostitution est un commerce. Le Café Polisson proposé par la comédienne et chanteuse Nathalie Joly applique avec une froideur clinique cette grille de lecture des femmes dites « de mauvaise vie ». Café Polisson est l’illustration en chansons des méandres d’une exposition fleuve, « Splendeurs et misères, images de la prostitution (1850-1910) », organisée au Musée d’Orsay jusqu’au 17 janvier 2016 (Le Monde du 25 septembre).
En une quinzaine de chansons puisées dans le répertoire populaire, dans celui d’Yvette Guilbert, dans Dranem, Xanrof, Aristide Bruant, mais aussi de Damia ou Lucienne Delyle, Nathalie Joly et sa troupe campent la condition des filles publiques. Et cela commence fort, avec La Pierreuse consciencieuse, une chanson paillarde. « Pour quatorze sous, la main dans la poche, même sous l’œil du flic qui me r’garde en d’ssous/J’astique le dard du typ’le plus moche, la main dans la poche pour quatorze sous. »
Spectacles consacrés à la « diseuse fin de siècle »
Quand le Musée d’Orsay a passé commande d’un récital « polisson » à Nathalie Joly, elle s’est tournée vers ses amis de La Société psychanalytique de Paris, qui avait soutenu en 2008, par fidélité aux émerveillements parisiens de Sigmund Freud, Je ne sais quoi, le premier de trois spectacles que la comédienne a consacrés à la « diseuse fin de siècle », Yvette Guilbert (1865-1944). Elle y chantait et y lisait des lettres échangées entre la muse de Toulouse-Lautrec et le père de la psychanalyse.
Le psychanalyste Paul Denis lui a conseillé de regarder vers les salles de garde des hôpitaux, où des mâles éduqués se défoulent en braillant des obscénités, telle cette Pierreuse aux tarifs fixes.
Au rayon des échanges monétaires, très précis également, le Catalogue des prix d’amour de Mademoiselle Marcelle Lapompe, censé dater de 1915, « Minette bout à bout, l’homme entre les jambes de la femme… 3,05 (sous) ». Nathalie Joly le lit entre les chansons, ainsi que des extraits des Filles de noce d’Alain Corbin ou de Capitale de l’amour de Lola Gonzalez-Quijano, deux livres consacrés à la prostitution au XIXe siècle.
Plaisir et grivoiserie
Dans la même veine, Nathalie Joly propose une relecture de La Grande Pine (fin du XIXe siècle) et de L’Aviateur, un classique du répertoire du théâtre forain. Au pire (ou au meilleur) de la suggestion du plaisir et de la grivoiserie, la chanteuse ne perd pas un gramme de son chic parisien. Elle a emprunté à sa trilogie « Guilbert » (Je ne sais quoi, 2008, En vl’à une drôle d’affaire, 2012, Chansons sans gêne, 2015), y a ajouté une nouveauté, LaBonne Mère – qui est mauvaise – de Léon Xanrof, l’auteur du Fiacre et de Partie carrée, qui clôt le spectacle avec humour.
Yvette Guilbert, la femme aux longs gants noirs, naviguait dans un monde extrêmement masculin. Elle composa la musique de Madame Arthur ou encore de La Buveuse d’absinthe sur un poème cruel de Maurice Rollinat – on se référera en illustration à L’Absinthe d’Edgar Degas, peint en 1875, plus encore qu’à La Buveuse d’absinthe de Picasso (1901), deux toiles exposées à Orsay.
Les frontières sont ténues entre celles qui « font les fortifs » et celles qui arrondissent des fins de mois
Dans un auditorium redécoré par Maïté Goblet, avec peintures murales de caf’conc’, Nathalie Joly a embarqué une danseuse, Bénédicte Charpiat, une joueuse de bandonéon, Louise Jallu, et le pianiste Jean-Pierre Gesbert à qui échoit la tâche d’interpréter La Raie, de Dranem. Au fil du récital, on comprend que les frontières sont ténues entre celles qui « font les fortifs » et celles qui arrondissent leurs fins de mois en galante compagnie. Tout est question d’échanges de marchandises et de paiement en nature.
La mise en scène de Jacques Verzier a son lot de trouvailles, tel le film muet d’Alice Guy, Le Piano irrésistible (1907), projeté sur les ailes déployées en écran de la danseuse. Nathalie Joly joue aussi sur les anachronismes, convertissant Ouvre, chanson fétiche de Suzy Solidor en 1934, en une bossa-nova sensuelle, loin des dangers de la syphilis et des macs.
Café Polisson. De Nathalie Joly, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris 7e.
Les 3 et 10 octobre à 16 heures, le 15 à 20 h 30. Tél. : 01-53-63-04-63. musee-orsay.fr
Véronique Mortaigne
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Le spectateur de Belleville
September 25, 2015 10:10 AM
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