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Le spectateur de Belleville
April 14, 2022 8:43 AM
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Propos recueillis par Didier Péron et Anne Diatkine dans Libération - 14 avril 2022 Comédiens, cinéastes et metteurs en scène qui ont dirigé Michel Bouquet ou été son élève décrivent à «Libération» un acteur «humble» et un professeur extraordinaire. «Il nous transmettait le goût du théâtre comme d’un art majeur» Denis Podalydès, élève de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Chaque ancien élève de Michel Bouquet a une phrase qui lui sert de viatique. La mienne, qui m’a constamment accompagné, était : “Denis ce que tu as là…” Il tapotait ma tête : “Il faut que ça redescende dans ta chair.” Il était un mélange de tendresse extrême et d’austérité. Avec toujours l’idée qu’il lui fallait mettre ses élèves aux pieds des auteurs avec un grand A, comme au pied d’une montagne. Et l’auteur entre tous, c’était Molière. La grande tâche était de travailler Molière comme un paysan travaille une terre très riche mais aride, très difficile à creuser. Parfois il ponctuait une scène qu’on venait de lui présenter par un lapidaire : “Bel auteur.” Ce qui voulait dire qu’il fallait qu’on travaille cent fois plus. Il méditait son métier en face de nous, et j’aimais beaucoup ça. On avait une séance sur trois ou quatre avec lui, et sinon, on travaillait avec Georges Werler qui l’assistait. «Il ne parlait jamais de mise en scène. Il n’y avait que le texte, l’auteur. Et entre lui et nous, il voulait que rien ne s’interpose. Si bien qu’il nous a appris l’autonomie de l’acteur. On pouvait, on devait travailler seul, ce qui est toujours délicat. La mise en scène n’était pas loin selon lui de l’habillage ou de l’afféterie. «Il arrivait au théâtre à 4 heures de l’après-midi – on ne disait pas 16 heures –, il se couchait dans sa loge. Et en regardant le plafond, il repassait tout son rôle lentement. Le cerveau de l’acteur le passionnait. Il adorait le thème de la tête de fer chez Diderot. Je me souviens de lui dans le Neveu de Rameau, farcesque, tragique, j’étais très impressionné par sa haute intelligence, sa manière d’ajouter un détail à un personnage. D’ailleurs, il ne mettait jamais en scène le passage qu’on devait jouer, mais il nous le racontait, il lui rajoutait de l’épaisseur, on la voyait, on l’hallucinait, et on la jouait dans cette vision. Il pouvait avoir le sens des détails concrets. Je répétais le personnage de Don Bazile dans le Barbier de Séville. Il m’a dit : “Pense qu’il a une mauvaise haleine.” Ça suffisait. «C’était un homme d’une pudeur insensée, on ne savait rien de sa vie privée, et il ne voulait rien savoir de la nôtre, on était entièrement concentrés sur la scène en cours, l’auteur qui était là, devant nous, qu’il rendait vivant, et on sortait du cours, ivres d’images et d’exigence envers nous-même. On était comme des moines et des religieuses qui partageaient leur foi. Il nous transmettait le goût du théâtre comme d’un art majeur. «Je me souviens d’une séance où il a joué Roxane dans Bajazet, c’était extraordinaire. Il l’a interprétée comme Mme Segond-Weber la jouait dans les années 20. Les vers tombaient de sa bouche comme des fûts de colonne de marbre. Je m’étais dit : “La tragédie ça peut être ça.” Cette idée m’a poursuivie. C’est en y pensant que trente ans plus tard, j’ai demandé à Guillaume Gallienne de jouer Lucrèce Borgia. «On est des générations d’acteurs à être constitués de la voix de Michel Bouquet. Il a formé au moins 300 d’entre nous. Il est dans notre inconscient.» «Un grand artiste à l’ancienne, dévoué à son art, entièrement au service de l’écriture de l’auteur» Michel Fau, acteur et metteur en scène de théâtre «Il avait été mon professeur au Conservatoire d’art dramatique, la première année en 1987. Il était très dérangeant, surprenant, sa parole était vraiment subversive, il ne dirigeait pas les élèves, il tenait un discours très précis et articulé sur l’art de l’acteur, il vous prenait complètement à revers. Moi je me voyais en figure comique et lui me lance un jour que j’étais un héros romantique. J’étais jeune, je comprenais pas tout et à ce moment-là, je me suis dit : “Mais qu’est-ce qu’il raconte, le vieux…” En fait il avait l’œil, il avait tout compris, il avait évidemment plusieurs longueurs d’avance sur nous tous et en particulier cette idée qui vient de Shakespeare du mélange de grotesque et de tragique propre aux grands acteurs. J’ai été con. Il est venu me voir plusieurs fois au théâtre et un jour, il m’a proposé de monter Tartuffe. Il avait déjà 91 ans. On m’a mis en garde : «Attention il est impossible à diriger et puis il ne pourra pas monter sur scène tous les soirs etc.» Or bien au contraire, on était sur la même longueur d’onde. Claude Régy qui avait fait plusieurs Harold Pinter avec lui m’avait dit : “De toute façon avec Bouquet, la moitié du travail tient à sa seule présence sur scène, il apparaît et il se passe quelque chose qu’on ne peut pas provoquer par la mise en scène.” C’était une production assez lourde [il a monté Tartuffe avec Michel Bouquet au théâtre de la Porte Saint-Martin en 2017, ndlr] avec des costumes de Christian Lacroix et il a joué sans fléchir devant une salle comble. Il avait ce côté fou furieux, insaisissable et mystérieux qui voit la scène comme un principe vital. Michel était un grand artiste à l’ancienne, dévoué à son art, entièrement au service de l’écriture de l’auteur et qui avait le don de transformer des textes ambitieux en succès publics. C’est le dernier spectacle qu’il ait joué. On a dîné ensemble par la suite et on voulait monter du Labiche, du Corneille… Il n’était pas du tout dans l’idée d’arrêter un jour.» «Lui l’acteur si magistral, il lui arrivait de ne pas être content de lui» Anne Fontaine, cinéaste, a travaillé avec Michel Bouquet sur «Comment j’ai tué mon père» en 2001 «C’est pour Michel Bouquet que j’ai écrit avec Jacques Fieschi Comment j’ai tué mon père. Je lui avais posé cette question au préalable : “Je veux que vous soyez mon père. Accepteriez-vous de prendre un congé sabbatique au théâtre ?” Son accord a créé un lien très fort. Très vite, sur le tournage, je lui ai demandé de cesser de plisser les sourcils. Il était assez décontenancé. Je lui indiquais juste de détendre son front car il en serait encore plus inquiétant. Avec une crainte : “Soit ça passe soit ça casse.” C’est passé. Devant une caméra, il refusait de manger et de parler en même temps. Il y avait une scène de déjeuner crucial, je n’avais mis que très peu de légumes dans son assiette, mais il s’est mis dans une colère noire : “Je ne tournerai jamais cette scène.” Et il a quitté le plateau. Il pouvait rire comme un enfant de 4 ans sur des détails ou des absurdités, tout en gardant une certaine tension. J’avais remarqué que ce qui le détendait le plus était de parler de philosophie ou de musique. Dès que je sentais un conflit intérieur poindre, j’envoyais mon producteur et ensemble, ils parlaient de Bach pendant des heures. Lui l’acteur si magistral, il lui arrivait de ne pas être content de lui. Il pestait : “Je joue mal. Qu’est-ce que je joue mal. Je suis horriblement mauvais.” Par chance, je me suis évanouie. “Qu’est-ce qui lui arrive à la petite ?” La diversion l’a aidée. Il est revenu dans la scène formidablement après l’intervention des urgences. «Avec ce rôle de père singulier qui ressemblait au mien, il a obtenu la première récompense de sa vie, à un âge assez avancé. Je suis allée chercher le césar à sa place, car il jouait ce soir-là. Il n’a pas fait le difficile, ni le snob. Il était très content.» «Ce que je retiens de ses cours, c’est surtout une éthique du comédien dans la lignée de Jouvet» Maria de Medeiros, étudiante de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Ça ne s’oublie pas, l’enseignement de Michel Bouquet ! Il était extraordinaire. Jamais il ne nous a délivré des trucs, des béquilles. Il arrivait comme un grand-père avec ses cheveux gris gominés, sa cravate bien mise, sa chemise blanche, son imperméable, sa courtoisie légendaire, sa diction très précise. On passait les scènes, presque jamais il ne donnait des notes pratiques, mais il nous parlait du texte. Il commençait à s’exciter, et tout d’un coup, sa cravate était de travers, sa chemise s’était ouverte, ses cheveux étaient décoiffés, il était devenu tout rouge. Il repartait au bout de trois heures, exténué : “Au revoir, les enfants.” Ce que je retiens de ses cours, c’est surtout une éthique du comédien dans la lignée de Jouvet. Il nous parlait de la place de l’acteur : plus elle est humble, plus elle est noble, il ne faut jamais se superposer au texte, mais être son véhicule. Ces choses que j’ai apprises avec lui m’ont beaucoup plus marquée, que toutes les notes ou indications sur le jeu d’acteur que j’ai pu recevoir par la suite.» «L’émotion qu’il transmettait était telle qu’elle ne s’est jamais dissipée» Anne Brochet, comédienne, étudiante de Michel Bouquet au Conservatoire national d’art dramatique en 1987 «Michel Bouquet était d’une telle richesse… A 20 ans, j’étais un peu trop jeune pour le rencontrer. Je venais l’écouter comme on va au spectacle, pour lui, pour son personnage. Je me laissais imprégner. J’étais très impressionnée par sa personnalité, par sa manière d’être habité par ce qui le traversait et cette volonté, au-delà de son talent unique, de nous transmettre son art. C’était de haute volée. J’aimais beaucoup le duo qu’il formait avec son assistant, Georges Werler. Leur association rendait ces rencontres avec les étudiants oniriques et concrètes à la fois. Je n’étais pas assez mature pour m’imprimer de ce qu’il disait immédiatement, pourtant l’émotion qu’il transmettait était telle qu’elle ne s’est jamais dissipée. Je lui sais gré de ce partage, qui m’apparaît encore plus nettement aujourd’hui, et de ses paroles qui se dévoilent encore maintenant. C’était il y a trente ans, mais elles ont infusé durant des décennies. Il avait une foi d’enfant dans son art. Un sens du sacré dans le théâtre.»
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 4:50 PM
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Par Fabienne Pascaud dans Télérama - 13 avril 2022 Il a honoré comme nul autre Molière, Ionesco, Beckett, Strindberg ou Anouilh… Michel Bouquet, mort ce mercredi à 96 ans, vivait pour servir les auteurs. Sur scène, le comédien électrisait l’espace de sa voix et de sa présence, à la fois enfantine et métaphysique, narguant le temps. On l’avait cru immortel. De 68 à 88 ans, il avait tant de fois joué Le roi se meurt, de l’ami Ionesco. Il s’en était tant de fois relevé, résistant à la camarde de sa voix nasillarde narguant les aigus, ou si grave, soudain, si ronde et si profonde. Incroyablement fraternelle, idéalement paternelle. De 1993 à 2014, pas moins de quatre reprises de cette tragi-comédie où il incarnait avec toujours plus de rage, puis d’émerveillement et de consentement apaisé, cette absurde bataille du roi Bérenger Ier contre l’extinction de soi. Et voilà que Michel Bouquet nous quitte. Vraiment ? La mort aurait donc enfin vaincu celui à qui le théâtre, de spectacle en spectacle, donnait des airs d’éternité ? Est-ce pour cela qu’il répugnait tant à y renoncer ? Il l’avait bien annoncé, en 2011. Mais c’était pour vite reprendre – outre Ionesco – À tort et à raison, de Ronald Harwood, en 2015, et se lancer, dans la peau d’Orgon, dans l’aventure baroque du Tartuffe de Molière selon Michel Fau. Le génial interprète de L’Avare (1989, 2006) et du Malade imaginaire (1987, 2008) n’y excella pas. Créer un grand rôle du répertoire à 91 ans terrifiait trop sans doute le perfectionniste jusqu’au bout rongé par le trac, l’angoisse du trou de mémoire. Et qui n’aimait rien tant que travailler et retravailler, jouer et rejouer chacun de ses personnages, auxquels il découvrait toujours des richesses nouvelles. En 2019, à 94 ans, il avait ainsi renoncé à incarner pour la première fois Albert Einstein dans Le Cas Eduard Einstein à la Comédie des Champs-Élysées. L’exigence de Michel Bouquet envers lui-même pouvait sembler masochiste. Née à la fois d’un formidable orgueil de son art et d’une servitude volontaire face au métier. D’une permanente remise en question de soi et de la certitude que pour s’emplir d’un rôle il fallait n’être rien. Juste un creux et insignifiant réceptacle. L’acteur avait la mystique du personnage à interpréter. Avouait l’invoquer, le prier des jours entiers pour qu’il daigne descendre en lui et l’irradier tel un dieu, pour une sublime communion théâtrale. Michel Bouquet se réjouissait, au fond, d’avoir ce physique d’homme ordinaire et « neutre », comme il disait : les personnages pouvaient à merveille s’y lover. Atrabilaires de Molière, Strindberg et Bernhard ; méchants d’Anouilh, Beckett et Pinter. Rarement des gentils. Plutôt des dingues ou des monstres. L’homme si réservé et courtois, affable et pudique, qui jamais ne donna ses rendez-vous chez lui à Montmartre, mais dans le même et proche hôtel, incarnait avec une férocité joyeuse et apparente bonhomie les pires cruautés. Peut-être se vengeait-il encore de ceux qui avaient fracassé son enfance. Né le 6 novembre 1925, d’un père officier austère – rendu mutique par la guerre de 14-18, où il avait été gazé – et d’une aimante mère modiste, le jeune Michel est mis en pension avec ses frères (il en avait trois) dès 7 ans, dans une institution aux allures de maison de correction. Il ne voit ses parents qu’aux vacances. Un calvaire. Cet élève timide, sensible et rêveur que l’école n’intéresse pas est quotidiennement puni, humilié, passe sa vie au piquet, au fond de la classe, et même le début de ses nuits devant son lit. Forcément il n’apprend rien, obtient des résultats de plus en plus médiocres, et de justesse un pauvre certificat d’études. Mais au moins, pour survivre, il prend l’habitude de se raconter des histoires, de s’inventer des mondes, de jouer seul aussi, de ne compter que sur lui-même. Ce qu’on reprochera plus tard à l’acteur solitaire, qui ne goûtait ni les metteurs en scène autoritaires ni les encombrants partenaires. Une détestation des mises en scène La douloureuse scolarité s’achève avec la déclaration de la guerre de septembre 1939. Autre tragédie pour le fils de militaire qui avait cru à une victoire rapide et se trouve bientôt sur les routes de l’exode. Un choc. L’adolescent ne fera plus confiance aux adultes – qui l’abandonnent en pension ou perdent la guerre – ni au désastreux quotidien. Il leur préférera pour jamais les royaumes de la fiction. Avec une indifférence affichée pour le quotidien. Michel Bouquet détestait les mises en scène, et les films, où il lui fallait manipuler des accessoires, se lancer dans des déplacements compliqués. Sur scène, il bougeait peu, électrisait juste l’espace de sa voix et de sa présence, à la fois enfantine et métaphysique, si vieille et si jeune, narguant le temps. Le concret, le réel, le naturel ne le concernaient pas. Heureusement que s’en chargeait à ses côtés l’épouse comédienne Juliette Carré, aimée depuis 1962 – après un tumultueux mariage avec l’actrice Ariane Borg, de dix ans son aînée –, extravagante et énergique partenaire qu’il imposait à chacun de ses spectacles. Michel, si émotif selon Juliette, parfois si colérique, était surtout fait de l’étoffe des poèmes, des œuvres et des songes. À 15 ans pourtant, le gamin sans diplôme débute comme mitron – un univers trop violent pour lui – puis devient mécanicien-dentiste, et manutentionnaire. Le certificat d’études ouvre peu de portes. D’autant que le jeune homme émacié aux yeux de braise et à la chevelure aile de corbeau est paradoxalement d’un naturel doux et taiseux, docile, encore pieux, avec cette étonnante passion de l’obéissance qu’ont les ascètes. Et les vrais rebelles. C’est ainsi qu’un matin de mai 1943 il ment à sa mère, ne va pas à la messe, mais file au domicile du grand sociétaire de la Comédie-Française et professeur de théâtre Maurice Escande, qu’il a admiré avec elle dans maints spectacles. Le goût de la scène, il l’a en effet attrapé en accompagnant sa maman de l’Opéra Comique au Français. Et ce goût ne l’a plus quitté. Alors qu’il avait à subir la brutalité du petit monde du commerce ou de l’entreprise, il était ébloui de voir que des chanteurs, des comédiens travaillaient, eux, dans l’illusion et le rêve. Il lui fallait vivre ainsi. Rue de Rivoli, Maurice Escande lui demande de dire un poème. Michel Bouquet se lance dans La Nuit de décembre, de Musset. Escande l’embarque aussitôt dans son cours, au Théâtre Édouard-VII, et exige de ses élèves dissipés qu’ils « prennent leçon » du débutant. Un silence de plus en plus religieux accompagne les premiers mots de Musset. Et de Bouquet. Le voilà adoubé. Sa vocation peut éclater. L’excentricité jusqu’à la métamorphose physique Quelques mois plus tard, juste derrière Gérard Philipe, il est admis dès le premier essai au Conservatoire national d’art dramatique ; il reviendra y enseigner de 1977 à 1987 à Muriel Robin, Denis Podalydès et tant d’autres. Le solaire et le lunaire, le chantant et le tourmenté, le gracieux et le laborieux : dès 1945, Philipe (dans le rôle titre) et Bouquet (en Scipion) seront à l’affiche du Caligula de Camus au Théâtre Hébertot. Mais rien de commun dans le parcours des deux artistes phares de leur génération, porteurs de cette foi en la culture, en l’art, en une fraternité réinventée, qui fonda l’après-guerre et qu’incarna si bien Camus. À l’un, tout semble être donné ; mais il mourra à 36 ans. L’autre se torture à travailler et mourra à 94 ans. Sa mère avait tenu jusqu’à 102 ans. Pour exorciser une scolarité ravageuse, rattraper la culture qu’il n’avait pas eue, et mériter enfin que descendent en lui les sacro-saints personnages des plus grandes pièces, Michel Bouquet a en effet lu tous les chefs-d’œuvre classiques et modernes, visité les meilleurs musées d’Europe, écouté les plus grands maîtres de la musique. Et lu des centaines de fois ces pièces à jouer, chaque matin, avant, pendant et après les répétitions… Quand venait enfin le personnage après tant de recueillement et de concentration, il racontait qu’il le changeait imperceptiblement, lui imposait des métamorphoses physiques : telle cette perruque rouge à frange du Neveu de Rameau de Diderot, en 1978, et ces taches de rousseur excessive sur le visage. En scène, il n’a jamais répugné à l’excentricité. Il aimait faire l’enfant, le sale gosse, lui qui n’a pas eu d’enfance. Et exécrait le jeu naturaliste ou platement psychologique – sait-on jamais qui on est ? –, cherchant plutôt toutes les contradictoires facettes qui composent un rôle. Un homme. Grâce à lui, on a enfin saisi la folie des personnages de Molière, de L’Avare au Malade imaginaire ; et on regrette qu’il ne se soit jamais senti digne – même en l’ayant travaillé des décennies entières – de jouer ce Misanthrope que lui proposait Jean Vilar. Pas plus que Jean Vilar n’accepta en 1960 de lui confier Hamlet, renonçant in extremis à monter la tragédie de Shakespeare dont il avait pourtant commandé les décors. L’acteur ne lui avait-il pas assuré que le prince de Danemark était un Antéchrist hyperactif, nihiliste et terroriste ? « Là où passe Hamlet, il n’y a plus de vie possible », avait-il décrété. Vilar avait eu peur. “Je suis trop individualiste, trop solitaire. Je n’obéis qu’aux ordres que je me fixe.” Car impossible de faire dévier Bouquet de sa conception d’un rôle. Au moins sur scène ; il avouait être plus souple devant la caméra, où de toute façon il n’avait pas le « final cut ». Mais sur le plateau, il était son propre maître toute la représentation durant. « Et je suis trop individualiste, trop solitaire. Je n’obéis qu’aux ordres que je me fixe. » Dès 1946, à 21 ans, dans Roméo et Jeannette – où il rencontra Vilar –, il avait refusé à l’auteur-metteur en scène Jean Anouilh de ralentir le débit ultrarapide qu’il avait imaginé pour son personnage ! Ça n’empêcha pas l’acerbe Anouilh de lui confier cinq autres pièces, dont l’extravagant et toxique Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes (1956), où Bouquet triompha avec scandale en Robespierre entre Terreur révolutionnaire et épuration d’après guerre… Sous ses allures de notable bourgeois, il savait laisser surgir les monstres et faire apparaître les démences chez les anonymes ordinaires. Il fut un des plus inquiétants interprètes de Pinter, de La Collection et L’Anniversaire, montés par Claude Régy en 1965 et 1967, au No Man’s Land dirigé par Roger Planchon en 1979. Et humanisa de terrible manière les effroyables Pozzo et Hamm de Beckett, dans En attendant Godot en 1978 et Fin de partie en 1996. Autant d’êtres extrêmes, hors cadre, à qui il donnait une apparente normalité. De sa voix raisonneuse et pouvant virer à la folie, mielleuse ou tonitruante, foudroyante ou souriante. Par-delà ces mots qu’il travaillait avec frénésie, l’acteur avait compris que seule importait la situation humaine avec ses incohérences, ses impossibilités, ses non-dits ; et que le public était plus sensible aux mystères de cette situation-là qu’aux révélations des répliques. Ainsi fallait-il aussi savoir s’effacer. Pour faire entendre ce que la pièce ne disait pas. Michel Bouquet y sera parvenu dans bien des rôles. Tirer un rôle à lui ne l’intéressait pas. Son « nombril », comme il disait, ne l’intéressait pas. Il ne s’intéressait pas. Ce grand prêtre du théâtre ne vivait que pour servir les auteurs, les poètes. Et non s’en servir. Mais grandir au contraire à travers eux, lui l’ex-gosse illettré qui avouait encore faire trop de fautes d’orthographe pour oser écrire le moindre mot. Dans Minetti (2002), le vieil acteur abandonné et sans emploi de Thomas Bernhard, il fut bouleversant de grandeur défaite et d’amour absolu des textes, veuf à jamais de toutes les scènes. Sa seule hantise. Alors peu importe que Michel Bouquet ait renoncé trop vite à se confronter aux meilleurs metteurs en scène. Même dans sa jeunesse, il avouait n’avoir jamais voulu rencontrer Charles Dullin ou Louis Jouvet – pourtant les deux seuls maîtres qu’il reconnaissait pour leur respect absolu du verbe –, de peur de se sentir humilié par leur génie. Peu importe encore qu’il ait préféré les distributions où lui seul rayonnait et choisi de reprendre ses triomphes plutôt que de créer d’autres rôles – dans la grande tradition des monstres sacrés d’antan, de Sarah Bernhardt à Mounet-Sully… Son royaume était le théâtre et pour le théâtre il avait toutes les exigences, tous les égoïsmes, tous les absolus. Pour lui, il aurait donné sa vie. Et il a donné sa vie. Fabienne Pascaud - Télérama
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 7:46 AM
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Par Gilles Renault dans Libération - 13 avril 2022 Immense comédien à la carrière vertigineuse, interprète privilégié de Molière ou de Ionesco, Michel Bouquet est mort mercredi à 96 ans. Réservé en dehors de la scène, il aura marqué par la sobriété et l’intensité de son jeu le théâtre français depuis les années 1950. Même retiré de la scène, après soixante-quinze années de présence quasi ininterrompue, le personnage n’avait pas réussi à totalement quitter l’actualité théâtrale. Hommage anthume, le spectacle Je ne suis pas Michel Bouquet avait ainsi connu un beau parcours à la rentrée 2019, permettant, par l’intermédiaire du comédien Maxime d’Aboville, d’entendre ses confidences, telles qu’extraites d’un livre d’entretiens avec Charles Berling, publié en 2001. Les salamalecs, prises de position et autres avis plus ou moins définitifs n’étaient toutefois pas exactement son truc, lui qui, toute sa vie durant, n’aura plutôt porté que les habits sacerdotaux d’une vocation remplie jusqu’à l’abnégation, au seuil du masochisme (moral, et même physique, sur le tard), se sachant au plus profond de son être incapable d’exercer une autre activité que celle d’acteur. Pas plus, mais, surtout, pas moins. Jusqu’au dernier souffle, ou presque, survenu mercredi 13 avril. Michel Bouquet avait 96 ans et, clairement, jamais eu envie de goûter aux joies alenties de la retraite. Car s’il avait renoncé au théâtre, après un ultime Tartuffe de Molière, mis en scène en 2017 par Michel Fau, c’est simplement car son corps l’avait conjuré de ne plus rentrer le soir à plus d’heure. Ce qui, grâce à un emploi du temps plus clément, ne l’empêchera pas d’apparaître encore au cinéma en 2020, au côté d’Irène Jacob, Niels Arestrup et Patrick Bruel, dans Villa Caprice de Bernard Stora. Ou, l’année d’avant, d’enregistrer des Fables de La Fontaine. Au vrai, Michel Bouquet avait bien tenté de décrocher, comme on le dirait d’un toxico, faisant fin 2011 ses adieux à la scène. Mais, n’y croyant sans doute pas lui-même, ça n’avait été que pour mieux revenir, à peine deux ans plus tard, plus vivant que jamais dans le Roi se meurt de Ionesco, un de ses auteurs de prédilection. «Le métier d’acteur a occupé entièrement ma vie. [Mais] je n’aurai pas la vanité de mourir sur scène, comme Molière.» — Michel Bouquet Ainsi, Michel Bouquet laisse-t-il derrière lui cinq molières, deux césars et pas mal d’autres prix et breloques, couvrant une quantité proprement vertigineuse de pièces, films, téléfilms, voix off et autres enregistrements radio et discographiques corroborant cette envie insatiable de jouer, jouer, jouer, qu’il résumait en toute simplicité : «Le métier d’acteur a occupé entièrement ma vie.» Mais non sans ajouter : «Je n’aurai pas la vanité de mourir sur scène, comme Molière.» Une enfance en pension Doublée d’un manque assumé d’engagement extra-artistique (qui le privera de l’aura d’un Michel Piccoli, né la même année que lui, en 1925), la discrétion naturelle de Michel Bouquet prend sa source au sein d’un univers familial où il n’est pas d’usage d’extérioriser ses sentiments. Nulles effusions ni confidences dans une sphère domestique où les mots restent parcimonieux, quand bien même l’affection existe. Garçonnet timide, entouré de trois frères, Michel est le fils d’un officier déporté en Poméranie (région côtière au sud de la mer Baltique, à cheval entre la Pologne et l’Allemagne), avec lequel il se souviendra n’avoir échangé que quelques phrases, et d’une mère au foyer (morte à 102 ans) plus explicitement chérie. De 7 à 14 ans, c’est en pension que l’enfance se passe, à Vaujours précisément, au nord-est de Paris, où, confronté à la dure discipline d’un établissement de 640 élèves, il pratique une résistance passive en attendant les vacances d’été et de Noël pour retrouver ses proches – ou supposés tels. «Je ne communiquais avec personne, pas même avec un de mes frères qui était là aussi. Rêveur plutôt qu’agité, je ne posais aucun problème, sans rien apprendre non plus, passant mes journées au piquet, à tuer l’ennui en me projetant dans des aventures imaginaires», racontait-il à Libération, fin 2017, dans le foyer désert du théâtre de la porte Saint-Martin, à quelques jours d’une énième première régénératrice. «Je ne crois pas avoir été adolescent», ajoutait sans affect le vieil homme, se souvenant a minima avoir «traversé l’horreur de la guerre sans s’en rendre compte». Car, à un âge où certains s’impliquent déjà clandestinement dans la lutte armée, le futur héros très discret s’active, lui, à… «trouver des places pour aller à l’Opéra-Comique», le dimanche après-midi, avec sa mère ! Déjà aimanté par ces récits «fictifs, abstraits», appelés à l’affranchir du prosaïsme du quotidien. Apprenti dans la pâtisserie Bourbonneux, le garçon au naturel si réservé provoque alors la rencontre qui va tout changer. Séchant l’office dominical de Saint-Augustin, un jour de mai 1943, il part frapper à la porte de Maurice Escande, sommité du théâtre qu’il a applaudie à la Comédie-Française dans Madame Quinze, de Jean Sarment. Qu’apporte-t-il en offrande, au 190 de la rue de Rivoli ? Trois fois rien : une tirade de Cyrano et un poème de Musset, qui suffisent pourtant pour que l’acteur et metteur en scène décèle la ferveur qui habite l’impétrant. Pris sous l’aile du pédagogue – qui formera aussi Georges Marchal ou Serge Reggiani –, l’ado passe indifférent devant la Kommandantur, direction le théâtre Edouard-VII où il suit gratuitement son premier cours. «Votre fils doit faire du théâtre», dit Escande à madame Bouquet, qui cède sans trop ciller à la parole injonctive. Son portrait dans «Libé» en 2001 Le pli est pris. Que valideront d’autres rencontres majeures : Albert Camus qui, dès leur concours de sortie du conservatoire en 1944, convie Michel Bouquet et Gérard Philipe à jouer dans son Caligula. Jean Anouilh, dont l’Antigone a laissé à Bouquet un «souvenir absolument prodigieux», qui lui «inculque le respect du théâtre» après leur première rencontre à Bruxelles, en 1946. Ou, un an plus tard, Jean Vilar, si doué pour «trouver dans les grands textes du passé matière à montrer très exactement où on en était, nous», qui le convie au baptême du Festival d’Avignon. Un gotha complété par les noms de Roger Planchon, Claude Régy, Harold Pinter, Samuel Beckett, Marcel Bluwal… «Se mettre à la disposition des auteurs et les servir le mieux possible», telle sera la devise obsessionnelle de l’acteur, animé par une inextinguible soif de textes, qu’il n’avait de cesse de décortiquer. «Besogneux» autoproclamé, ou perfectionniste, selon. «Cette époque n’est plus vraiment la mienne» Omniprésent au théâtre dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Michel Bouquet devient parallèlement une figure en vue du cinéma français, qui l’emploie à tour de bras du milieu des années 1960 à la fin des années 1970 : François Truffaut (La mariée était en noir, la Sirène du Mississipi), Claude Chabrol (la Femme infidèle, la Rupture, Poulet au vinaigre), Yves Boisset (Un condé, l’Attentat ), Jacques Deray (Borsalino), Etienne Périer (la Main à couper)… Banquier, inspecteur, procureur, chef d’entreprise ou médecin, contrairement à ce que la fonction pourrait laisser imaginer, Michel Bouquet n’a pas si souvent le beau rôle – quand bien même s’agirait-il du premier –, dissimulant derrière une respectabilité de façade d’inavouables doubles-fonds pouvant culminer dans le meurtre. Question de regard, aiguisé, de diction, posée, de silences aussi, au diapason d’une hypocrisie matoise, aussi bien que d’une sourde opiniâtreté. «La profondeur immobile d’un sphinx», aurait écrit Balzac. Ou quelque chose de l’Orgon du Tartuffe de Molière, insurpassable modèle dramaturgique que Bouquet servit sans relâche : «Un bourgeois qui écrase sa maisonnée, un monstre terrible de méchanceté, de bêtise, mais de touchante douceur aussi, représentatif de ce genre d’hommes qui définissent leur puissance par l’argent, la position, la foi en quelque chose – ici, la religion.» «Il a toujours craint de ne pas être à la hauteur et, à 40 ans, il aurait pu dire la même chose.» — Juliette Carré, sa deuxième épouse «Un comédien extraordinaire, rare, au jeu tellement sobre, minimaliste, qu’il laisse toute la place à l’imaginaire des spectateurs pour interpréter ce qu’il dit», dira de lui la réalisatrice, Anne Fontaine, à propos de Comment j’ai tué mon père. Un de ses rares rôles marquants du XXIe siècle, où sa présence se raréfie, avec le Renoir de Gilles Bourdos et le Promeneur du Champ de Mars, dans lequel Robert Guédiguian lui fait porter le chapeau (et la casquette) de François Mitterrand. «Cette époque n’est plus vraiment la mienne», admettait le «vieux dinosaure» dès le début des années 2000, sans se résoudre à couper les ponts pour autant, malgré une santé de plus en plus délicate occasionnant une fin de carrière en pointillés. «L’âge est une chose terrifiante, et je suis un vieillard qui devrait bientôt mourir», complétait-il en 2017, sans apitoiement, avant tout soucieux de «ne pas causer la faillite» d’une pièce pour laquelle il avait signé un engagement de quelques mois. Présente à ses côtés, à la ville comme au théâtre, Juliette Carré sa deuxième épouse depuis un demi-siècle (après une autre comédienne, la très mondaine et volcanique Ariane Borg, plaquée en 1967 avec fracas – grève de la faim et procédure de divorce étalée sur treize ans), décryptait : «Sous un abord généreux, calme et gentil, Michel reste un hypersensible, très anxieux, qui a toujours craint de ne pas être à la hauteur et, à 40 ans, il aurait pu dire la même chose.» Rencontre à l'occasion de son dernier «Tartuffe» en 2017 Le couple vivait dans un appartement du XVIIIe arrondissement, qu’il ne quittait guère que pour aller au spectacle… côté scène, pyrée d’une vie factice que l’acteur considérait comme «la seule vivable», l’autre, la vraie, jugée matérialiste, superficielle, brutale, n’étant en définitive faite à ses yeux que d’accommodements. Michel Bouquet donnait l’impression de la subir, «terrorisé» par ce flot de «mauvaises nouvelles déversées chaque jour par les actualités télévisées» qui l’avait incité à signer une tribune en 2018 contre le réchauffement climatique. Car, à défaut d’avoir une descendance, l’aïeul se souciait de l’état de la planète léguée aux générations futures. Soutien timoré de Macron à l’élection présidentielle de 2017, après s’être abstenu durant de longues années de voter, l’acteur désabusé se demandait si le plus jeune dirigeant que le France ait jamais connu serait capable d’infléchir le cours des choses. Le questionnement était plus inquiet que sarcastique. Et il ne brûlait pas de connaître la réponse.
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 6:34 PM
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Propos recueillis par Fabienne Darge pour le Monde en 2006, republié en hommage le 13 avril 2022 « Le Monde » a rencontré l’acteur en 2006, quelques jours avant le début des représentations de « L’Avare » au Théâtre de la Porte-Saint-Martin à Paris. Il livrait son regard sur son métier.
Nous republions cet entretien du 18 décembre 2006 avec Michel Bouquet, mort le 13 avril 2022, à Paris. « Il faut toujours essayer d’approcher le plus possible des secrets d’écriture de l’auteur, y compris ce qui lui a échappé à lui-même. Quand je joue, je relis la pièce tous les jours, souvent à haute voix. Si je lis L’Avare, je ne me rends pas compte, au départ, de ce qu’est Harpagon, (…) ça ne peut pas venir tout seul. Si on actionne la pièce avant qu’elle ne s’actionne, on la tue : les réflexions sur le personnage sont avant tout des réflexions sur la manière dont la pièce est faite. C’est pour cela que ce métier d’acteur est un métier de responsabilité : un métier d’interprète, pas de créateur. « Ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. » L’idéal serait que le comédien ne crée pas, qu’il ne crée rien, qu’il soit la victime. Dans les rôles que j’ai pu jouer très bien, j’étais une victime déconfite, à jeter au rebut : Pozzo, par exemple, dans En attendant Godot. Otomar Krejca, le metteur en scène, m’avait beaucoup aidé : il ne disait rien directement. La plupart des metteurs en scène parlent trop de la chose que l’on est en train de faire, et tuent ainsi toute possibilité de miracle avec le rôle. Parce que la psychologie n’est que la première marche de l’escalier qui mène au personnage. Comme dans Paradoxe sur le comédien de Diderot, ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. Là, cela devient intéressant parce que c’est aussi tout ce qui échappe à l’acteur qui est le plus important, plus important que ce qu’il montre consciemment : on n’est pas maître du jeu, on n’est pas maître de soi. C’est tout ce qui échappe à l’acteur qui fait le grand acteur. Parce que, dans ce cas, le personnage gouverne. Les personnages que l’on gouverne trop ne sont pas bons… Aller au plus profond C’est étrange, parce qu’on se laisse gouverner par un personnage qui est purement fictif, et par l’auteur, qui ne l’est pas, lui. Mais qui souvent est mort. Par ailleurs, la part de secret que l’auteur contient est secrète pour lui aussi. Et c’est là que ces deux secrets peuvent se mélanger, peut-être. On ne sait jamais exactement ce qui se passe. A force de frapper à la porte du personnage et de l’auteur, celle-ci finit par s’ouvrir un peu… Dans ce fait de regarder de l’autre côté, d’entrouvrir la porte, il y a quelque chose de sacré. C’est très émouvant. J’aime ce métier par-dessus tout parce qu’il permet d’être lucide sur autre chose que soi. La plupart des gens se regardent eux-mêmes tout le temps. L’acteur a le privilège de pouvoir regarder d’autres que soi. Autant que l’auteur, mais autrement. Lire aussi L’acteur Michel Bouquet est mort Quand on est un comédien qui pratique le « je est un autre », on a souvent le sentiment d’une perte d’identité personnelle. Du coup, je ne reste jamais longtemps sans jouer. Je prends un autre personnage. Un autre autre. J’ai toujours des fers au feu. C’est un beau métier, parce qu’il va à la fois au plus profond de la vie, et à la surface. Ce qui est très dur, c’est quand la représentation s’arrête. Je le vis très mal. De plus en plus. La fête s’arrête. Tout ce qu’on a mis dans la représentation est perdu à jamais, et n’a pas été vécu. A été vécu fictivement. Il y a des descentes d’ascenseur épouvantables. C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. « C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. » Il faut réinventer presque tout chaque soir, avec le personnage, bien sûr. Repartir de zéro. C’est pour cela que ce métier a été aussi longtemps scandaleux, réprouvé par l’Eglise. Parce que c’est absolument outrecuidant par rapport à la vie : donner une place de réalité à une fiction, et faire cela tous les soirs. Ce qui rend le théâtre irremplaçable, c’est qu’il est la meilleure façon d’apprendre ce qu’est l’homme – en se divertissant. Et pour chacun très intimement, très personnellement. Le théâtre, c’est un ensemble d’individus qui se rassemblent tout à coup dans un rire, puis se séparent à nouveau. Réunis par cet artifice qui n’en est plus un, puisqu’il est incarné par la personne humaine – l’acteur. » Propos recueillis par Fabienne Darge
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Le spectateur de Belleville
April 13, 2022 7:57 AM
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Par Armelle Héliot dans Le Figaro - 13 avril 2022 DISPARITION - L'immense comédien et acteur Michel Bouquet s'est éteint à l'âge de 96 ans, en fin de matinée dans un hôpital parisien. Il aura marqué le théâtre et le cinéma français d'une empreinte éternelle. Avec le temps, son visage s'était émacié et l'os affleurait sous la peau transparente. Il y avait en lui le vieil homme et l'enfant. Une silhouette de danseur japonais prêt pour un dernier butô, crâne chauve et gestes lents, toujours élégant, vêtu de vêtements classiques, belles étoffes et tons discrets. Michel Bouquet était doucement devenu un vieux monsieur. À LIRE AUSSIMichel Bouquet : «Le public m'apprend toujours quelque chose» On l'aurait bien nommé «trésor national» , ainsi qu'on le fait dans L'Empire des signes. Son sourire de chat disait tout. Sa bonté et sa peur, sa malice et sa gravité, sa bienveillance et sa lucidité. Ses yeux se plissaient comme ceux des enfants dans le soleil. Sa capacité d'émerveillement était intacte et l'on peut dire qu'au terme d'un chemin si long et ondoyant, il était frais comme au premier jour. En lui, depuis des années, il avait réconcilié les verts paradis et les angoisses du grand âge. C'est pourquoi le rôle-titre du Roi se meurt d'Eugène Ionesco qu'il joua à plusieurs reprises, lui convenait si bien. Sur le plateau – la dernière fois ce fut en 2011 à la Comédie des Champs-Élysées – la camarde éclairait une bouille de bébé au maillot ! C'était incroyable et cela venait du dedans, du plus profond de l'être. Génie de l'interprétation On ne saurait donner ici une idée de la profusion des personnages incarnés au théâtre, au cinéma, à la télévision. Première étape se situe, en 1944, au Studio des Champs-Élysées, premier film, le tuberculeux de Monsieur Vincent en 1947, année ou frêle et fin comme un arbrisseau, il joue avec Jean Vilar lors de la première Semaine d'art en Avignon dans La Terrasse de midi, de Maurice Clavel. Côté petit écran, la route s'ouvre en 1952 avec Le Profanateur, de René Lucot. Il n'avait jamais cessé, sur ces trois fronts, d'enchaîner les aventures. Autant dire qu'il ne les comptait plus depuis longtemps. « Un passeur de poètes et de rêves, un comédien capable d'incarner les belles âmes et les salauds patentés » Michel Bouquet dans Le roi se meurt de Ionesco, interprétée en 2010 à la Comédie des Champs Élysées. Pascal Victor/ArtComPress via Leemage À l'heure de saluer cet homme bon et cet artiste immense qui a formé des comédiens, Fabrice Luchini comme Charles Berling, et en a fait des maîtres soucieux de transmission, retrouvons le petit garçon qui avait tant souffert, parfois. Né à Paris le 6 novembre 1925, Michel Bouquet ne s'était jamais vraiment remis d'un épisode pour lui cauchemardesque : à l'âge de sept ans, il avait été envoyé, comme ses frères, dans une pension religieuse sévère. Vient la guerre, son père est prisonnier. Il se met au travail très tôt, après le certificat d'études ; de petit boulot en petit boulot : apprenti boulanger, pâtissier, employé de banque, mécanicien dentaire. À LIRE AUSSIMichel Bouquet et Molière, un maître et son modèle Mais un jour, alors que la famille est de retour à Paris, ce timide ose aller frapper à l'improviste à la porte de Maurice Escande, l'un des plus célèbres des sociétaires de la Comédie-Française. Le tout jeune homme de 17 ans a préparé la tirade des nez de Cyrano de Bergerac et connaît La Nuit de décembre, d'Alfred de Musset. Il va entrer au Conservatoire et devenir pas à pas ce qu'il est : un passeur de poètes et de rêves, un comédien capable d'incarner les belles âmes et les salauds patentés. Sa vie s'illumina rapidement de rencontres capitales. Dans les années de formation, il croise la route de Gérard Philipe, de Jean Vilar, d'André Barsacq, de Jean Anouilh, d'Albert Camus. Des amitiés que seule la mort interrompra. Car Michel Bouquet est un cœur fidèle et un artiste qui aime accompagner metteurs en scène, auteurs, réalisateurs : Anouilh dont il créa plusieurs pièces le mettait en scène, avec Camus il eut de longues conversations et ne quitta plus le regard de Georges Werler au théâtre durant toute la dernière partie de son épopée théâtrale. Au cinéma, son long chemin avec Claude Chabrol traduit le même penchant. Professeur au Conservatoire national d'art dramatique, il a profondément influencé des générations d'élèves dans l'école et au-delà.
Car, plus qu'un interprète, Michel Bouquet était un maître. Le public ne s'y est jamais trompé, qui l'a toujours suivi. Et lui, il n'était pas seulement l'interprète idéal des grands classiques. Il avait toujours accompagné le théâtre de son temps, Camus, Anouilh on l'a dit, mais aussi porté, auprès de Claude Régy les premières pièces jouées en France d'Harold Pinter ( La Collection, L'Amant, L'Anniversaire) mais aussi Osborne, Beckett, Yasunari Kawabata, Obaldia, Weingarten, Planchon et Thomas Bernhard. Il fut un Minetti de légende en 2002. Il s'engageait, défendait. Lorsqu'en 1997, il avait créé la pièce de Bertrand Blier, Les Côtelettes, il avait pris la défense du dramaturge âprement critiqué et, d'ailleurs, obtenu le Molière du comédien en 1998. Du théâtre au septième art Michel Bouquet et Jalil Lespert dans le film Le Promeneur du Champ de Mars où il incarnait François Mitterrand. Everett / Bridgeman images Au cinéma, ce fut un chemin semblable : de très nombreux films, mais jamais tournés à la légère. Des Pattes blanches, de Jean Grémillon, aux Amitiés particulières, de Jean Delannoy, il impose, dès les années 1950, la présence nuancée d'un homme qui peut incarner un être de bonté, comme un sombre pervers. Lui qui était si franc, direct, chaleureux avec les autres, adorait jouer ces ambivalences. Il fait son miel des personnages du cinéma de Chabrol : de 1965 avec Le tigre se parfume à la dynamite (mais oui !) à Poulet au vinaigre, en 1984, en passant par La Femme infidèle ou La Rupture, ces deux-là auront fait un bon bout de chemin ensemble. Et s'il y avait chez Bouquet moins de gourmandise de vivre que chez Chabrol, leur rencontre aura été fructueuse. Sur près de 70 films, que retenir ? Dans les trente dernières années : Tous les matins du monde, d'Alain Corneau, en 1991, ou bien préférait-il être Samuel dans Élisa, de Jean Becker, en 1994. Il avait une tendresse profonde pour Anne Fontaine et Comment j'ai tué mon père (2001) qui lui valut un césar comme Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian, trois ans plus tard et qu'il avait pris beaucoup de subtil plaisir à tourner car il incarnait François Mitterrand et ses énigmes. Plus impressionnant que jamais Mais si on le revoit aujourd'hui dans un rôle n'est-ce pas dans celui du vieux monsieur qui ne veut pas aller en maison de retraite dans La Petite Chambre de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, film dans lequel son œil pétille et où son entente avec sa jeune partenaire, Florence Loiret-Caille, bouleverse ? Le film était sorti en février 2011 alors même qu'on venait de l'applaudir des semaines durant dans Le roi se meurt d'Eugène Ionesco à la Comédie des Champs-Élysées. Il remettait l'ouvrage sur le métier pour la troisième fois depuis 1994 avec le même metteur en scène, son cher et fidèle Georges Werler, à qui l'on doit un document précieux : l'enregistrement des cours du conservatoire. « C'est dans Molière que j'aurai trouvé toutes les réponses aux questions les plus profondes qui se présentent à nous au cours de notre vie » Michel Bouquet En 2005, Michel Bouquet avait reçu un autre Molière du comédien pour ce rôle de roi qui affronte l'ultime mystère. Auprès de lui, dans les trois productions, sa femme, Juliette Carré. Il avait besoin de sa présence attentive. Jouant Béranger pour la dernière fois, il ne craignait qu'une chose : «ne pas être à la hauteur de Ionesco, ne pas être à la hauteur du poète ». Ajoutant : « C'est dans Molière que j'aurai trouvé toutes les réponses aux questions les plus profondes qui se présentent à nous au cours de notre vie». Il avait joué Argan dans Le Malade imaginaire, Harpagon dans L'Avare. À LIRE AUSSI Michel Bouquet : «Au théâtre, je suis à nu» À la rentrée 2011-2012, il avait dû renoncer à jouer dans Collaboration de Ronald Harwood, où il aurait été Richard Strauss, face à Didier Sandre, Stefan Zweig. C'est avec Le roi se meurt , sa pièce fétiche, qu'il était revenu en septembre 2012 au théâtre des Nouveautés. Son interprétation était plus impressionnante que jamais. En 1944, il n'a pas vingt ans, il joue Damis dans Le Tartuffe. En 2017, il était Orgon dans la même pièce, mise en scène par Michel Fau. C'est avec ce maître qu'il s'était choisi, ce camarade qu'il connaissait intimement à force d'avoir joué ses pièces, d'avoir fait travailler de jeunes comédiens, qu'il quitta la scène.
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Le spectateur de Belleville
December 14, 2015 6:50 AM
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Par Culturebox (avec AFP) @Culturebox
Le comédien Michel Bouquet qui remonte, à 90 ans, sur les planches du théâtre Hébertot à Paris le 23 décembre dans la pièce "A Tort et à raison" de Georges Weller, a confié à l'AFP : "Je n'arrêterai jamais le théâtre, pourquoi arrêter?" "Je ne suis pas infatigable, je suis très fatigué, mais je ne peux pas m'en empêcher", admet-il. "Tenter la chose, c'est ce qui me passionne vraiment, explique-t-il. Je me dis à chaque fois que je n'y arriverai pas et j'essaie d'y arriver"... "j'ai quand même 90 ans". Michel Bouquet a célébré son grand âge le 6 novembre sur scène dans la peau de Wilhelm Furtwängler, chef d'orchestre renommé accusé d'être un nazi, dont on instruit le procès dans "A tort et à raison" de Georges Weller.
La pièce mise en scène par Ronald Harwood se jouera sur les planches du théâtre Hébertot, à Paris, à partir du 23 décembre, "pour trois ou quatre mois". "Je l'avais déjà jouée il y a vingt ans avec Claude Brasseur à Montparnasse", se souvient-il. "Le rôle n'est pas très long, Juliette y interprète un petit rôle, avec Francis Lombrail, le directeur du théâtre et deux jeunes comédiens merveilleux." Son épouse, Juliette Carré joue à ses côtés comme dans "Le Roi se meurt" (Ionesco) cette année à Hébertot. A Tort Et A Raison, avec Michel Bouquet, au Théâtre Hébertot Son amour du théâtre est insatiable
"Il y a beaucoup de rôles que je voudrais jouer encore. Je n'arrêterai jamais le théâtre, pourquoi arrêter? Seulement, je passe des nuits blanches à me dire que je vais m'arrêter en plein milieu." Pourtant, ce n'est pas du plaisir, dit-il, "c'est une angoisse affreuse. Mais c'est intéressant. Pour vivre quelque chose que l'on ne vivrait pas autrement, on ne risque rien, rien sauf de se casser la figure".
Le comédien a travaillé les textes des plus grands auteurs : Jean Anouilh, Harold Pinter, qu'il a connus, Molière qu'il admire par-dessus tout. Le comédien doit s'oublier, selon lui, s'effacer devant le texte. "Il ne faut pas surtout pas se mêler de la pensée de Molière, ce serait complètement dingue de dire qu'on a compris Henri Michaux, on ne peux pas dire que l'on a compris un auteur, si on le dit, on est un imbécile. Il vaut mieux laisser parler la grande voix." Son regret est de n'avoir jamais joué le rôle d'Hamlet. Mais il a eu "la chance d'avoir les plus grands" professionnels comme Harold Pinter. "J'ai été protégé. Ce sont eux qui ont fait ma carrière", relève-t-il. Il a joué "Le Malade imaginaire" des centaines de fois. "Jouer n'est pas jouer, ce n'est pas vrai, il faut éprouver c'est tout." "Molière est vraiment fabuleux, c'est un cas insensé, pas un mot qui ne soit pas sublime", déclare-t-il, émerveillé. France 2 | La Vénus au miroir : Michel Bouquet & Jean-Pierre Larcher Les réalisateurs de cinéma qu'il admire le plus au monde sont Friedrich Wilhelm Murnau et Erich van Stroheim. Il a une mémoire phénoménale, pleine de souvenirs précieux. "Jean Grémillon était un ange descendu sur terre. Un des plus grands réalisateurs français, peut-être avec Renoir." En 1955, il a prêté sa voix au documentaire "Nuit et Brouillard" de Alain Resnais, sur les camps d'extermination. "Il m'a montré pendant trois jours la totalité de ses images, j'ai tout pris dans la figure", se souvient-il. La Shoah est "impardonnable". "Cela a stoppé l'homme", dit-il dans "La Vénus au Miroir", un documentaire que Jean-Pierre Larcher lui consacre et qui sera diffusé dimanche soir sur France 2.
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