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Le spectateur de Belleville
July 4, 2020 9:42 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 5 juillet 2020 Les grandes heures d’Avignon 6/6. « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947, à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, une 59e édition éruptive : spectacles hués, public qui déserte, violentes critiques dans la presse. Cette année-là, il a fallu jeter son corps dans la bataille. 2005, année explosive, éruptive, inflammable : le Festival d’Avignon y connaît une de ces batailles d’Hernani dont le théâtre, régulièrement, a besoin pour s’interroger sur lui-même, se régénérer et se prouver qu’il est bien vivant. L’était-il encore, vivant, dans ces années 2.0 dopées aux industries culturelles et au virtuel ? Il lui fallait une bonne bagarre pour trancher dans le vif : ce fut le festival de 2005, et ce que l’on a désormais coutume d’appeler la « querelle d’Avignon ». L’année précédente, pourtant, le festival avait pris un nouveau départ. Avignon revivait, après l’annulation traumatique de la manifestation en 2003, due au conflit des intermittents du spectacle. Les deux jeunes directeurs fraîchement nommés pour succéder à Bernard Faivre d’Arcier, Vincent Baudriller (37 ans) et Hortense Archambault (34 ans), avaient, de l’avis général, bien réussi leur coup, en compagnie de leur « artiste associé », le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Il y avait bien eu quelques grincheux pour contester le regard très politique proposé par ce festival 2004, mais sans que cela tire à conséquence. Pour 2005, Archambault et Baudriller choisissent comme artiste associé, concept au cœur de leur projet, le chorégraphe, metteur en scène, auteur et plasticien flamand Jan Fabre. Avec lui, c’est toute l’effervescence de la scène flamande depuis les années 1980 qu’ils veulent présenter au public d’Avignon, une mouvance qui a mis le théâtre cul par-dessus tête, en l’hybridant avec la danse, la performance, le rock et les arts plastiques. Spectacles improbables, inaboutis La mèche est allumée bien avant le début du festival, dès la présentation du programme, le 4 mars. Le Figaro et Le Nouvel Observateur, notamment, dénoncent les choix des deux codirecteurs, et un parti pris jugé « hermétique » ou « élitiste ». Ce qui choque une bonne partie de la presse, de la profession et du public, c’est notamment qu’aucun spectacle de théâtre au sens strict ne soit prévu dans la Cour d’honneur du Palais des papes : dans le saint des saints du festival sont en effet programmés une création et une reprise de Jan Fabre, L’Histoire des larmes et Je suis sang, et une création de la chorégraphe française Mathilde Monnier, Frère et Soeur. A la veille de l’ouverture, la presse locale prend le relais. « Une édition à risques, radicale, qui créera sans doute la polémique. Ce “in” s’ouvre sur du soufre », annonce La Provence dès le 8 juillet. Le soir de la première dans la Cour, ce même 8 juillet, la création de l’artiste flamand déçoit. « Le corps selon Jan Fabre laisse Avignon perplexe », titre Le Monde. Lire aussi Le corps selon Jan Fabre laisse Avignon perplexe Dans les jours qui suivent, les spectacles improbables, inaboutis ou inutilement prétentieux s’accumulent. Et beaucoup d’entre eux dégagent une violence sans recours, incapables d’offrir une forme artistique ouvrant sur une médiation par rapport à la dureté, à la perte de sens du monde contemporain. Les corps souffrants se ramassent à la pelle, en cette édition 2005, et laissent sur le flanc nombre de spectateurs. Ajoutez à cela que la modestie n’est pas la qualité première du personnage Jan Fabre, et il n’en fallait pas plus pour que la mèche s’enflamme, au risque de tout faire exploser, et notamment la direction du festival. Artistes, directeurs de théâtre, universitaires, journalistes, spectateurs, tout le monde se jette dans la bataille, dans ce grand forum qu’est Avignon. En surchauffe jusqu’au bout Les soirées dans la Cour sont régulièrement huées, les spectateurs désertent certains spectacles par grappes. Lors d’une représentation d’After/Before, spectacle de Pascal Rambert, une femme se lève et explose : « Mais qu’est-ce qu’on vous a fait pour mériter ça ? Pourquoi vous nous faites souffrir comme ça depuis une heure et demie ? » On sait maintenant que cette femme n’était pas tout à fait une spectatrice ordinaire, puisqu’elle était la compagne de Jacques Livchine, directeur du Théâtre de l’Unité. Mais elle devient l’emblème de la bronca contre les choix de la jeune direction d’Avignon, chez ceux qui ont intérêt à l’entretenir. Au bar du « in », le rendez-vous des professionnels, les discussions, âpres, douloureuses, durent jusqu’à l’aube. « Ça n’arrêtait plus, racontait, dans nos colonnes, Jacques Blanc, alors directeur du Quartz, scène nationale de Brest. Il faut comprendre : nous vivons une vraie crise. Une crise douloureuse mais j’espère salutaire, car elle pose toutes les questions. Et, comme toujours, Avignon, c’est la brûlure. » Lire aussi : Festival d’Avignon : l’an I de la nouvelle direction Les esprits raisonnables ont beau rappeler que la danse était présente à Avignon dès l’année 1966, avec Maurice Béjart qui fut une sorte d’artiste associé avant l’heure, ainsi que le cinéma, avec la projection de La Chinoise, de Godard, dans la Cour d’honneur en 1967. Qu’en cette année 2005 il y a aussi du théâtre « de texte », et des spectacles formidables – Kroum, par Krzysztof Warlikowski, La Mort de Danton et La Vie de Galilée, par Jean-François Sivadier, Les Vainqueurs, d’Olivier Py… Rien n’y fait : Avignon sera en surchauffe jusqu’au bout, cet été-là, laissant le monde du théâtre bouleversé par la violence de la polémique. Un texte qui a fait date De quoi Avignon 2005 a-t-il été le symptôme ? Querelle des anciens et des modernes ? Du théâtre de texte face au théâtre visuel et corporel ? Opposition entre la médiation et la sublimation offertes par l’art et des formes plus littérales, qui se veulent plus efficaces pour parler du monde contemporain ? Conflit de générations, bataille pour le pouvoir ? Tout cela à la fois, sans doute. Au-delà, ce festival 2.0 a synthétisé une inquiétude majeure, celle du lien entre l’appauvrissement du langage et la recrudescence de la violence. Olivier Py, qui prendra la succession de Vincent Baudriller et d’Hortense Archambault à la tête du festival en 2013, l’a exprimé dans un texte qui a fait date, Avignon se débat entre les images et les mots, publié dans Le Monde le 29 juillet 2005. Lire aussi Avignon se débat entre les images et les mots, par Olivier Py Il s’y interroge sur cette question anthropologique d’importance : traditionnellement, le langage, au théâtre comme dans la vie, est ce qui permet de surmonter la violence inhérente à la vie humaine. Qu’en est-il quand le langage traditionnel – celui des mots – est supplanté par d’autres formes d’expression, à savoir les images ? Cris, larmes et invectives Dans cette dernière bataille d’Hernani qu’ait connu l’art théâtral, Avignon a joué, plus que jamais, son rôle de miroir de la société de son temps. Le théâtre, qui en 1947 s’était refondé dans la nuit, dans les pierres, s’est ici repensé dans les cris, les larmes et les invectives, mais il s’est repensé. Il y a gagné à la fois une nouvelle reconnaissance de la place du texte, et un formidable élargissement de ses moyens, à l’œuvre depuis quinze ans. C’est comme s’il s’était augmenté de toutes parts, prouvant qu’il est bien un art total, capable d’accueillir tous les autres en son sein, selon une conception d’ailleurs ancienne et largement partagée, notamment en Orient. Vincent Baudriller et Hortense Archambault, lors de ce festival 2005 qu’ils avaient placé sous le patronage d’Antonin Artaud, ne manquaient jamais de rappeler que ce terme de « radical », dont on avait qualifié leur festival, est de la même famille que « racine », et qu’il désigne « ce qui tient à l’essence, au principe d’un être ou d’une chose ». Fabienne Darge Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets Légende photo : « L’Histoire des larmes », de Jan Fabre, le 7 juillet 2005, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, à Avignon. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP
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Le spectateur de Belleville
July 3, 2020 4:45 PM
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Par Sandrine Blanchard dans Le Monde 2 juillet 2020 Les grandes heures d’Avignon 4/6. « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947 à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, la section parallèle publie en 1982 son premier programme de spectacles. Devenue pléthorique, elle cherche à se réinventer.
La progression est insensée. En 1982, le premier programme du festival « off » d’Avignon répertoriait quelque cent quarante spectacles. Ce qui ne constituait alors qu’un encart dans le quotidien Le Provençal a pris, au fil des décennies, l’allure d’un annuaire. En 2019, pas moins de 1 592 spectacles se sont livrés concurrence dans ce marché théâtral qu’est devenue la section parallèle du « in ». Né en 1967, d’un geste de révolte d’un artiste avignonnais, André Benedetto, contre l’« institution », le « off » a troqué ses racines libertaires contre un système anarcho-capitaliste dont on dit, depuis les années 1980, qu’il est au bord de l’implosion. Quand, en 1982, le comédien Alain Léonard, habitué du « off », lance un programme exhaustif du festival, fonde l’association Avignon Public Off et crée la carte du même nom pour permettre aux spectateurs de bénéficier de tarifs réduits, tout part d’un bon sentiment : « Rassembler les compagnies et les rapprocher du public. » Pas de sélection, pas de programmation, ce marché libéral peut devenir un tremplin ou un gouffre financier Car le paysage est en train de changer : dans la cité des Papes, les nouveaux lieux se multiplient. Ce ne sont plus seulement des théâtres créés par des artistes, mais aussi des « garages à spectacles » qui louent à prix de plus en plus fort des créneaux horaires. Nous sommes au début des années Lang, le ministère de la culture a carte blanche et un budget multiplié par deux. Le nombre de compagnies et de troupes de théâtre ne cesse d’augmenter. « Il leur reste à faire connaître leur travail et à être diffusées, au-delà de leur seule région. Le meilleur moyen, et même souvent le seul, c’est de « faire Avignon », rappelle Joël Rumello, dans son livre Réinventer une utopie, le Off d’Avignon (Ateliers Henry Dougier), qui retrace avec justesse la complexité de cette histoire théâtrale. Une « jungle » En un peu moins de quarante ans, le « off » est devenu une gigantesque scène, ouverte à toutes les disciplines du spectacle vivant et à tous ceux qui veulent tenter l’aventure des planches. D’aucuns le comparent à une « jungle », où se côtoient des propositions aussi diverses que Trop bonne, trop conne, Dans la solitude des champs de coton ou Le Bourgeois gentilhomme. Pas de sélection, pas de programmation officielle, ce marché libéral peut devenir un tremplin – comme ce fut le cas pour l’auteur et metteur en scène à succès Alexis Michalik ou, plus récemment, pour Emmanuel Noblet et son adaptation de Réparer les vivants – ou un gouffre financier qui contraint des comédiens à jouer sans être payés. Car « faire Avignon » coûte cher, et le public n’augmente plus dans les mêmes proportions que l’offre de spectacles. « Aujourd’hui, les trois semaines du “off” correspondent à trois millions de sièges à vendre, or un million sont vendus », constate Pierre Beffeyte, président, depuis 2017, de l’association Avignon Festival & Compagnie (AF&C) qui tente de coordonner le festival. Pierre Beffeyte, président de l’Avignon Festival & Compagnie : « Aujourd’hui, les trois semaines du « Off » correspondent à trois millions de sièges à vendre, or un million sont vendus » Si la crise sanitaire n’avait pas mis à l’arrêt ce rendez-vous hors norme, plus de 1 500 spectacles auraient dû de nouveau se jouer cet été dans plus de cent quarante lieux (cinq nouvelles salles devaient ouvrir cette année). Au-delà du cauchemar vécu par les compagnies privées de représentations, cette annulation forcée pousse les professionnels à questionner et à « rêver » l’avenir du « off ». En ce mois de juillet, deux initiatives distinctes, mais animées par la même volonté réformatrice, sont lancées pour réfléchir à un nouveau modèle de festival. Ainsi, l’association AF&C vient de recevoir quelque sept cents réponses à la suite de sa consultation publique organisée mi-mai. « Il faut changer la philosophie du “off”, car la liberté artistique initiale a dévié vers une dérégulation et un modèle économique aberrant », considère M. Beffeyte qui prévoit l’organisation de tables rondes, à la fin du mois, à Avignon. De leur côté, quatre organisations professionnelles, Actrices et acteurs de France associés (AAFA ), Ecrivains associés du théâtre (EAT ), Les Sentinelles-Fédération de compagnies du spectacle vivant et le Syndicat national des arts vivants (Synavi) lancent, jeudi 2 juillet, un appel à des états généraux du festival « off ». « Plus de 1 600 professionnels (artistes, théâtres, programmateurs) ont répondu “partant” », assure Eric Verdin. « Il s’agit de s’interroger collectivement sur le destin de ce festival que personne ne contrôle, et de réunir tous ceux qui ne veulent plus être condamnés à subir la loi du marché. Le Covid est un épiphénomène, ce festival, par son gigantisme et son chacun-pour-soi, court à sa perte, alors que c’est quand même un très bel outil », poursuit ce comédien, membre des associations Sentinelles et EAT. « En participant au “off”, on a le sentiment de cautionner un système qu’on pourrait dénoncer dans un spectacle, c’est schizophrène », déplore la comédienne Sophie-Anne Lecesne, coprésidente de l’AAFA. Les mêmes problématiques Comment transformer le « off » en modèle vertueux, en bien commun qui profite à tous ? « La liberté de créer, oui, mais il faut l’associer à des notions d’égalité et de collectif », prône Pierre Beffeyte. « Trop souvent, seul l’artiste prend des risques », regrette-t-il. Le président d’AF&C avance quelques pistes : diminuer le nombre de créneaux horaires (actuellement, chaque salle programme un spectacle toutes les deux heures), augmenter le nombre de coréalisations (pour que les risques soient partagés), créer une billetterie centralisée sur laquelle seraient ponctionnés un ou deux euros par billet pour abonder un fonds de soutien en faveur des compagnies émergentes. Ce n’est pas la première fois que le « off » fait son autoanalyse. Déjà, en 2007, des états généraux avaient été organisés autour de problématiques qui sont quasi les mêmes treize ans plus tard… « On est face à une montagne, mais on espère que notre appel débouchera sur un nouveau modèle », veut croire Eric Verdin. Comment concilier les intérêts de théâtres permanents, de producteurs privés (de plus en plus présents) et de loueurs de salle dans un festival où, sur le plan artistique, on trouve le pire comme le meilleur ? Comment empêcher, dans un système privé, un nouveau lieu d’ouvrir ? Qui pourrait s’arroger le droit de sélectionner les spectacles, et sur quels critères ? Greg Germain, président d’AF&C de 2009 à 2016, ne se fait guère d’illusion sur les possibilités de réguler le « off ». « Comment reprocher à un pays qu’il y ait trop de créateurs ? », s’interroge ce comédien et directeur du théâtre avignonnais la Chapelle du verbe incarné. Ce festival, à ses yeux, a aussi des vertus qui expliquent pourquoi tant de compagnies y viennent : « C’est l’unique marché du théâtre en France qui permet de vendre et de diffuser son spectacle, c’est l’un des seuls lieux où l’on peut jouer vingt-trois jours de suite, la relation y est directe entre les artistes et le public, et c’est le seul endroit où de jeunes inconnus peuvent espérer être repérés par les médias. » Greg Germain considère qu’« une des voies possibles serait de développer plusieurs temps de festival », ciblés sur des thématiques. Et il regrette surtout que le ministère de la culture ne se soit jamais intéressé au « off » : « Cela l’arrange bien de ne pas mettre les mains dans le cambouis ! » Sandrine Blanchard Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets L’édition 2020 sur les ondes et les planches Le Festival d’Avignon ne sera pas totalement absent cette année. Du 3 au 25 juillet, Radio France et France Télévisions proposeront en effet de nombreuses fictions, captations, lectures en direct, master class (Ariane Ascaride, Olivier Py…) et documentaires pour une programmation spéciale intitulée « Un rêve d’Avignon ». Plus tard, du 23 au 31 octobre, se tiendra « Une semaine d’art en Avignon », en référence au premier festival de Jean Vilar en 1947. Plusieurs créations prévues en juillet seront alors présentées au public. Parmi elles, Le Jeu des ombres, mis en scène par Jean Bellorini sur un texte de Valère Novarina, Le Tambour de soie. Un nô moderne, chorégraphié et mis en scène par Kaori Ito et Yoshi Oïda, ou encore Andromaque a l’infini, de Gwenaël Morin d’après Jean Racine. Au total sept spectacles pour trente-cinq représentations, dont les billets (10 000 places au total) seront mis en vente dans la deuxième quinzaine de septembre au tarif unique de 15 euros. Légende photo : Une femme marche près d’un mur avec des affiches de pièces de théâtre, à la veille du 60e Festival international de théâtre d’Avignon, le 5 juillet 2006. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP
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Le spectateur de Belleville
July 1, 2020 6:56 PM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde, 30 juin 2020 Les grandes heures d’Avignon 2/6. « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947 à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, retour sur l’année où le chorégraphe Maurice Béjart est acclamé, tandis qu’André Benedetto crée le « off ». Un doigt dans la bouche comme en signe de réflexion, les lunettes sur le front, Jean Vilar (1912-1971) observe le cours de danse donné par Maurice Béjart (1927-2007) à sa compagnie, le Ballet du XXe siècle, dans la Cour d’honneur du palais des Papes. Les barres auxquelles les danseurs s’accrochent sont parfois de simples bancs, mais l’échauffement maintient son rythme horloger sous la direction aiguisée du chorégraphe. Ces images filmées en 1966 par la Radio-Télévision suisse (RTS) plongent dans cette époque effervescente. Le festival d’Avignon fête ses 20 ans. C’est la grande bascule. Jean Vilar déroule pour la première fois le tapis rouge à Béjart et à la danse. Un coup de tonnerre dans le ciel théâtral avec neuf spectacles à l’affiche qui font claquer autrement le décor brut de la Cour d’honneur. « J’ai cherché un peu à faire ce que Vilar a fait au théâtre, commente Béjart dans ce reportage de la RTS. C’est-à-dire du ballet populaire, pour tout le monde… et Avignon répond à ce désir. Ce qui est important, c’est aussi d’élargir ce festival et de montrer comment la danse a pris sa place dans le théâtre. Il ne s’agit pas de faire des ballets spécialement pour le public mais aussi des ballets bon marché pour qu’il puisse venir. Donc beaucoup de places et très bon marché. Ballet populaire ne veut pas dire ballet facile. » Lire aussi Maurice Béjart, l'homme qui a bousculé la danse Parallèlement, la même année, le metteur en scène André Benedetto, installé en 1963 avec la Nouvelle Compagnie d’Avignon dans la cité des Papes, décide d’ouvrir le Théâtre des Carmes pendant l’été pour y poursuivre le travail mené le reste de la saison. Il y crée Statues, une pièce sur l’absurdité existentielle jouée par deux comédiens. Au grand dam des responsables de la programmation officielle. « Paul Puaux, alors administrateur du Festival d’Avignon, est même venu demander à mon père d’arrêter, se souvient Sébastien Benedetto, fils du metteur en scène. Il lui semblait impossible et même sacrilège que des amateurs défient Vilar sur son terrain. Mais Vilar lui-même n’a jamais reproché à mon père d’avoir joué. Il a même parlé du Théâtre des Carmes lors de la conférence de presse en février 1968. » Le « off », qui n’avait pas encore de nom, s’ouvre avec une seule troupe sur le front. Nouvelle ère Vingt ans après les débuts du festival, Jean Vilar entend trouver « comme un nouveau départ », déclare-t-il lors de la présentation de l’édition. « Quatre semaines au lieu de deux, trois compagnies au lieu d’une, six spectacles au lieu de trois mais la mission reste la même : être un lieu privilégié du loisir populaire et de la réflexion. » C’est bien dit. Et pour enclencher cette nouvelle ère, Maurice Béjart. « Vilar a rencontré Béjart en 1963 grâce à Maria Casarès, avec laquelle le chorégraphe avait collaboré pour le ballet La Reine verte, raconte Ariane Dollfus, auteur du livre Béjart. Le Démiurge (Arthaud, 2017). Il lui a écrit une lettre magnifique où il évoque ce qu’il appelle “l’art de demain”, cet hybride entre théâtre et danse. » Dans ce texte de trois pages, Vilar progresse par palier pour tenter de saisir le geste béjartien. « Je vous avoue tout bonnement ce matin que votre spectacle m’a dérangé. Du moins au cours du premier acte. Je ne savais comment faire le chemin avec vous… Pourtant, j’étais très disponible, très gentil dans la salle. Ceci, jusqu’au moment où j’ai pensé un peu primairement sans doute que j’étais en présence de nouveaux signes, d’un nouvel alphabet aussi bien. (C’est très beau à voir, l’alphabet cyrillique, l’alphabet hébreu, l’alphabet chinois. Et le grec, donc ! Encore faut-il savoir les lire !) » Ariane Dollfus, auteur du livre « Béjart. Le Démiurge » : « C’était un hymne à la jeunesse que les œuvres de Maurice à l’époque » Vilar a programmé Georges Dandin ainsi que Richard III, mis en scène par Roger Planchon, Les Troyennes, par Michel Cacoyannis et Dieu, empereur et paysan, sous la direction de Georges Wilson. Molière, Shakespeare, Euripide… Du texte, du grand, de l’histoire, face à la narration sensuellement abstraite du mouvement dansé et le désir « d’art total » de Béjart dont Vilar apprécie « la polygamie artistique ». Le pari est lancé avec Variation pour une porte et un soupir, L’art de la barre ou encore Boléro avec un casting ébouriffant dont l’hypnotique Jorge Donn. « Pas de création car ce premier rendez-vous à Avignon était un test pour Béjart, poursuit Ariane Dollfus. Résultat : succès bouillant. Les places s’envolent : 3 200 tickets vendus pour le premier soir alors que la jauge était de 3 000 et il fallut mettre les « marches » à la vente. « Le public est là comme je l’attendais, déclarait Béjart à la RTS. Il est vivant, sympathique, jeune, chaud, passionné. » Et Ariane Dollfus d’ajouter : « Il faut dire que c’était un hymne à la jeunesse que les œuvres de Maurice à l’époque. Il était en plein dans sa période mystique, écoutait de la musique indienne à fond dans sa chambre à l’Hôtel d’Europe qui sentait fort le santal. Son côté hippie, ses danseurs en jeans et torse nu parlaient directement à chacun. » Pendant ce temps-là, au Théâtre des Carmes, la fièvre grimpe avec Benedetto. C’est grâce au père Jacques de la Celle, curé de la paroisse des Carmes, que l’auteur et metteur en scène a pu enraciner sa troupe dans ce qui était d’abord une salle paroissiale à Avignon. Dès 1963, il y revendique un théâtre politique. Avec « quelque chose de toujours très urgent à dire et en donnant régulièrement la parole à ceux qui ne l’avaient pas » , résume Sébastien Benedetto, qui a pris les rênes du lieu. La première pièce de son père, Le Pilote d’Hiroshima (1963) évoquait « l’histoire d’un pilote qui se sent coupable d’Hiroshima et qui voudrait être jugé. Mais quel juge, quel jury accepterait de juger un héros de guerre ? » . Plus abstraite, Statues, sous influence beckettienne avec ses phrases courtes et allusives, tend un piège au néant de l’activité humaine. « La salle n’était pas pleine mais certains spectateurs, au théâtre et dans la rue, insultaient régulièrement les acteurs en les traitant de voyous et délinquants parce qu’ils jouaient en même temps que Vilar », raconte Sébastien Benedetto. « Mettre les classiques au poteau » Statues fait écho au Manifeste de Benedetto qui, en avril 1966, balance un texte qui tape frontalement sur « l’institution ». « Il en avait assez de ne voir jouer que des classiques et trouvait important de présenter des pièces contemporaines, poursuit Sébastien Benedetto. Déflagrant, Le Manifeste éclabousse loin. Il décrit le théâtre de l’époque comme « un gaz délétère, hilarant et paralysant, asphyxiant… Il ne sert que de digestif, de purgatif et de somnifère… Il endort les consciences… extirpe du cœur du citoyen les dernières fibres révolutionnaires qui avaient survécu au laminage scolaire… » Et encourage chacun à « mettre les classiques au poteau », « la culture aux égouts … » Dans la foulée de ce premier « off », André Benedetto commence à répéter sa pièce Napalm, sur la guerre du Vietnam, jouée en 1967. Il rappelait, dans un texte écrit pour fêter les 40 ans de sa compagnie, que « la contestation de 1968, c’est la suite de 1966, parce que la grande année de la contestation, c’est 1966. Pas seulement à Avignon mais un peu partout. » Deux ans après, on y est. La Journée nécessaire, déambulation et performances dans la ville autour de textes d’André Benedetto. Le 10 juillet, Théâtre des Carmes, à Avignon. -
Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets L’édition 2020 sur les ondes et les planches Le Festival d’Avignon ne sera pas totalement absent cette année. Du 3 au 25 juillet, Radio France et France Télévisions proposeront en effet de nombreuses fictions, captations, lectures en direct, master class (Ariane Ascaride, Olivier Py…) et documentaires pour une programmation spéciale intitulée « Un rêve d’Avignon ». Plus tard, du 23 au 31 octobre, se tiendra « Une semaine d’art en Avignon », en référence au premier festival de Jean Vilar en 1947. Plusieurs créations prévues en juillet seront alors présentées au public. Parmi elles, Le Jeu des ombres, mis en scène par Jean Bellorini sur un texte de Valère Novarina, Le Tambour de soie. Un nô moderne, chorégraphié et mis en scène par Kaori Ito et Yoshi Oïda, ou encore Andromaque a l’infini, de Gwenaël Morin d’après Jean Racine. Au total sept spectacles pour trente-cinq représentations, dont les billets (10 000 places au total) seront mis en vente dans la deuxième quinzaine de septembre au tarif unique de 15 euros. Rosita Boisseau
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June 29, 2020 12:58 PM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde le 29 juin 2020 Les grandes heures d’Avignon 1/6 - « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947 à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, retour sur la naissance de l’événement. « Voilà, c’est tout simple. Il était une fois un homme et une ville qui se rencontrèrent, s’aimèrent, se marièrent et eurent un enfant nommé Festival. » C’est Jean Vilar lui-même qui l’écrit, en 1963. Seize ans après avoir posé la première pierre du Festival d’Avignon, avec la Semaine d’art qui s’est tenue du 4 au 10 septembre 1947, le ton est déjà à la légende. Le mythe fondateur, déjà construit. Comme toujours, l’histoire est un peu plus compliquée que la légende, même si elle en épouse largement les contours. Le coup de foudre entre la cité des Papes et le fondateur du Festival n’a, au départ, rien d’évident. Jean Vilar a beau être originaire de Sète, il est, en 1947, bien loin de cette Provence sèche, pierreuse et austère. A 35 ans, il s’est fait connaître, à Paris, pour ses mises en scène d’auteurs nordiques ou élisabéthains. Il vient de signer une version remarquée de Meurtre dans la cathédrale, de T. S. Eliot, au Théâtre du Vieux-Colombier. Article réservé à nos abonnés Lire aussi " Meurtre dans la cathédrale " au Vieux-Colombier La cour, « un lieu informe » « La bonne chance voulut que tout naquît d’une rencontre avec le poète », écrit-il quelques années plus tard. Le poète : René Char (1907-1988), natif de L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse), résistant – chef du secteur Durance Sud sous le nom de capitaine Alexandre –, ami des peintres et du critique d’art et éditeur Christian Zervos (1889-1970). Or, en ce printemps 1947, Zervos prépare une ambitieuse exposition de peinture moderne pour la grande chapelle du Palais des papes. Il songe à accompagner l’exposition d’une manifestation théâtrale. René Char lui souffle le nom de Jean Vilar. « Un jour d’avril 1947, rue du Bac, au-dessous d’un mobile de Calder, Christian Zervos, à mi-voix, me proposa de donner une – oui, une seule – représentation de Meurtre dans la cathédrale dans le Palais », a raconté le metteur en scène. Jean Vilar part voir le Palais, qu’il avait visité enfant. Quand il entre dans la cour, un soleil de printemps dore les murs. Et Vilar se met à dessiner un plan de la scène et de la salle Vilar refuse. « Je suis trop jeune pour faire des reprises », argue-t-il. Et puis la cour lui semble un endroit impossible : « C’est un lieu informe, je ne parle pas des murs, mais du sol ; techniquement c’est un lieu théâtral impossible, et c’est aussi un mauvais lieu théâtral parce que l’histoire y est trop présente. » Et pourtant, il est tenté. Quinze jours plus tard, il propose à Zervos de venir à Avignon avec trois créations : Richard II, de Shakespeare, alors jamais joué en France, et deux œuvres françaises d’auteurs vivants, Histoire de Tobie et de Sara, de Paul Claudel, et La Terrasse de midi, du tout jeune Maurice Clavel. « A jouer l’aventure, il fallait la jouer complètement », expliquera-t-il plus tard. Reste que le sol de la cour, tout en pente, excavations et talus, est « injouable ». Et Zervos refuse sa proposition : il n’a pas le budget pour un tel plan. Mais il conseille à Vilar de rencontrer le maire d’Avignon, le docteur Georges Pons, et son premier adjoint, Etienne Charpier. Eux aussi sont issus de la Résistance. Jean Vilar prend le train pour Avignon – une nuit de voyage alors, pour arriver au petit matin dans la cité des Papes. Il part voir le Palais, qu’il avait visité enfant. Quand il entre dans la cour, un soleil de printemps dore les murs. Et Vilar se met à dessiner un plan de la scène et de la salle. C’est alors qu’intervient l’homme providentiel, le maire d’Avignon, dans une ville encore très meurtrie par la guerre. Pons soutient Zervos et Vilar, débloque 300 000 francs – tandis que le ministère de la jeunesse, des arts et des lettres en apporte 500 000, et que Vilar met 300 000 francs de sa poche –, et demande aux soldats du régiment du 7e génie de venir mater ce sol redoutable de la cour. Vilar annexe aussi, de l’autre côté du Palais, en contrebas, le jardin Urbain-V, et le Théâtre municipal. Des tréteaux, des pliants et le mistral Mais c’est la cour qui est au cœur du défi que Vilar veut relever : « Donner des spectacles capables de se mesurer, sans trop déchoir, à ces pierres et à cette histoire. » C’est pour elle qu’il choisit Richard II, et un théâtre shakespearien à même de dialoguer d’égal à égal avec la nuit, les étoiles, l’épaisseur du temps et l’histoire de la guerre dont le pays porte encore les stigmates. Jean Vilar : « Il va de soi que les conditions étaient celles de l’aventure. Et du romanesque. » Et c’est pour elle, encore, qu’il invente une scène immense, occupant la moitié de la cour, appuyée au mur sur lequel s’ouvre la fenêtre de l’Indulgence. Le plateau vide de 10 mètres sur 8 est précédé d’une passerelle de 28 mètres sur 4, qui relie les deux côtés de la cour. C’est un tréteau nu, posé sur des tonneaux, des rails et des madriers trouvés par le régiment. Avec lui, Vilar radicalise son esthétique : pas de décor, mais des costumes colorés peints sur des sacs de toile par Léon Gischia (1903-1991), et un espace en forme de ring délimité par quatre mâts surmontés d’oriflammes : « La masse à peine visible mais toujours présente du Palais ne pardonnerait aucune tricherie, aucune facilité », résumait Léon Gischia, en un constat que feront par la suite nombre de metteurs en scène et de décorateurs. L’austérité, la célèbre austérité vilarienne, est d’ailleurs de mise à tous les niveaux. Les comédiens savent à quoi s’attendre. Ils sont pour la plupart très jeunes, à peine 20 ans, comme Michel Bouquet, Jeanne Moreau ou Bernard Noël, ou guère plus, comme Jean Négroni, Alain Cuny, Silvia Monfort, Germaine Montero ou Béatrix Dussane, de la Comédie-Française. Vilar raconte, en 1963 : « Pas de défraiement journalier. Nous mangions tous à la table commune. Un comité composé de personnalités avignonnaises, charmantes absolument et hospitalières, nous avait invités à accepter telle chambre dans tel hôtel… ou chez eux. Il n’y eut guère de discussion concernant le logement, cette table d’hôtes, les contrats. Il va de soi que les conditions étaient celles de l’aventure. Et du romanesque. » Et l’aventure commence, donc, le 4 septembre, avec Richard II, et Vilar lui-même dans le rôle du roi. Corps sec de chat efflanqué, visage aux lèvres minces, lyrisme retenu, et ce regard à la fois brûlant et froid, visionnaire et inquiet. Michel Bouquet, qui ne jouait pas dans Richard II mais incarnait, dans La Terrasse de midi, un Hamlet moderne, se souvenait dans Le Monde, en 2002 : « J’ai été ébloui par le travail de Vilar. Il a trouvé le nombre d’or en simplifiant. C’était comme si on lisait la pièce sur un très beau vélin, avec des caractères magnifiques. Tout devenait clair, dans cette histoire qui ressemblait étrangement, par certains côtés, à ce qu’on venait de vivre. » Jeanne Moreau aussi rassemblait les fils de la mémoire, en 2007, pour les 60 ans du Festival. Lors de cette ouverture de 1947, elle jouait une suivante dans Richard II, et un double d’Ophélie face à Bouquet-Hamlet dans La Terrasse de midi : « La cour n’était pas aménagée, les gens apportaient leurs pliants, leurs chaises. Le plateau, c’était un vrai tréteau en bois qui craquait quand on marchait, cela faisait partie du charme. Quand le mistral soufflait, on avait froid, les gens étaient emmitouflés dans leurs couvertures. Nous portions de grands hennins et les voiles s’envolaient. On avait des gens de la ville, des gens de passage. Mais déjà la musique de Maurice Jarre, les oriflammes, c’était beau. » « Le concours des éléments » Voilà, Avignon et le théâtre se sont réinventés l’un dans l’autre, avec cette doctrine qui tient dans l’économie de mots de Vilar : « Le ciel, la nuit, la fête, le peuple, le texte ! » Et le public, écrit le critique du Monde, le 8 septembre 1947, « a su apprécier les efforts et les risques courus par ces comédiens jouant de nuit, en plein air. Dans le cadre du Palais des papes, l’acteur n’est plus défendu par le rideau, la rampe, le barrage de lumière, la scène encadrée et protégée par le décor. Il ne peut compter sur le concours des éléments qu’ailleurs meuble un plateau. Il doit remplir seul une immense scène presque nue, avancer largement parmi les premiers rangs du public, avec lequel il se trouve de plain-pied. Il faut qu’il possède assez de force, de présence, d’esprit, d’énergie verbale pour se servir de la grandeur du cadre au lieu de se laisser écraser par elle, le seul butoir du fond étant une muraille de quelque trente mètres et plus. Mais qui ne connaît la douceur de la nuit provençale, la majesté de la pierre de cette forteresse extraordinaire qu’est le Palais des papes, la résonance de l’air méridional, ne peut imaginer le surcroît de beauté que peut recevoir une interprétation digne des œuvres qui ont été présentées au public au cours de cette grande semaine d’art ». La légende est née, qui prendra toute sa dimension avec l’arrivée de Gérard Philipe (1922-1959) dans la troupe, en 1951, pour jouer Le Cid et Le Prince de Hombourg, et s’inscrira dans une série de clichés : Vilar, sa pipe, son chapeau de paille et ses espadrilles, les photos d’Agnès Varda (1928-2019) en noir et blanc (à partir de 1948), « Maria Casarès en salopette, Philippe Noiret en culotte de peau », comme l’écrira Philippe Caubère. Une légende née d’un combat, comme toutes celles de l’après-guerre. « C’est par ce combat quasi mythologique pour faire d’Avignon un théâtre qui soit à la fois “le” lieu du théâtre par excellence et un espace de théâtre unique, car il n’est pas fait pour ça, que le Festival est devenu une légende. Le théâtre s’y est comme forgé et refondé dans la nuit, dans les pierres, dans la ville, soudain partagé par un public qui sortait enfin des salles fermées », écrivent Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque dans leur livre-somme, Histoire du Festival d’Avignon (Gallimard, 2007). « Voilà, c’est tout simple… », disait Vilar. Vraiment ? L’édition 2020 sur les ondes et les planches Le Festival d’Avignon ne sera pas totalement absent cette année. Du 3 au 25 juillet, Radio France et France Télévisions proposeront en effet de nombreuses fictions, captations, lectures en direct, master class (Ariane Ascaride, Olivier Py…) et documentaires pour une programmation spéciale intitulée « Un rêve d’Avignon ». Plus tard, du 23 au 31 octobre, se tiendra « Une semaine d’art en Avignon », en référence au premier festival de Jean Vilar en 1947. Plusieurs créations prévues en juillet seront alors présentées au public. Parmi elles, Le Jeu des ombres, mis en scène par Jean Bellorini sur un texte de Valère Novarina, Le Tambour de soie. Un nô moderne, chorégraphié et mis en scène par Kaori Ito et Yoshi Oïda, ou encore Andromaque a l’infini, de Gwenaël Morin d’après Jean Racine. Au total sept spectacles pour trente-cinq représentations, dont les billets (10 000 places au total) seront mis en vente dans la deuxième quinzaine de septembre au tarif unique de 15 euros. Fabienne Darge Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets Liens Lire l’entretien avec Michel Bouquet : Une vie sous l'empire du jeu Lire aussi Agnès Varda expose la mémoire d'un théâtre devenu mythique Lire le compte-rendu du 8 septembre 1947 : LA SEMAINE D'ART en Avignon Lire aussi "Je revois Jean Vilar, son jansénisme, son ironie" Lire aussi Théâtre : une « semaine d’art » à Avignon à la Toussaint Légende photo : Léone Nogarède et Jean Vilar dans « Richard II », au Palais des papes d’Avignon, en septembre 1947. MARIO ATZINGER
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Le spectateur de Belleville
April 2, 2019 1:48 PM
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Par Christine Friedel dans Théâtre du blog 31 mars 2019 Agnès Varda et le T.N.P. : Bon pour le cahier-photos... Nous étions enfants, nous avions de la chance : le lycée, car les privilégiés que nous étions- les professeurs n’arrêtaient pas de nous le rabâcher- nous offrait l’occasion extraordinaire d’aller en groupes organisés au T.N.P., pardon: au Théâtre National Populaire installé au Palais de Chaillot. Et de pouvoir nous évanouir de bonheur -c’était avant les yéyés et les idoles- en admirant Gérard Philipe dans Le Cid, en se laissant traverser par sa voix (qu’on trouve moins écoutable aujourd’hui). Le programme était gratuit mais on pouvait acheter le texte de la pièce, qu’on avait parfois déjà, mais en “petits classiques“. Ce qui en donnait une lecture toute différente : ils étaient vieillots mais les livrets du T.N.P. étaient modernes, avec le beau graphisme de Jacno qui signait aussi les fameuses affiches des spectacles. Mais, quelquefois, nous devions attendre le cahier-photos d’Agnès Varda. Car, en ce temps-là, il fallait développer les photos, les imprimer et les opérations techniques étaient longues. Et alors, aux premières représentations, le texte paraissait seul mais on y trouvait un bon pour obtenir ces photos en noir et blanc. Et on les aimait d’autant plus qu’on les avait ainsi attendues. Notre Gérard était-il aussi beau que dans nos propres yeux ? Peu importe ; nous ne savions rien de l’art de la photo, mais nous sentions quelque chose, ces images étaient vivantes. La signature : photos Agnès Varda signifiait qu’on était dans la vraie vie, sur le plateau et à côté. Jean Vilar, répétant sous le soleil à Avignon, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, en salopette de travailleur, Jean Vilar en profil de médaille, en parallèle avec celui de Maria Casarès, c’est tout le théâtre, artisanal et hiératique, cousu main et sacré. Et tout le chemin entre l’un et l’autre et la traversée d’un personnage par un comédien (et réciproquement), et le verre qu’on boit ensemble, toute cette vie est captée, reçue par l’œil et la boîte noire de cette petite bonne femme qui rencontra Jean Vilar et sa bande et qui les a aimés. Photos Agnès Varda : nous aussi, on l’aimait. C’était bien la première fois, à douze ans, qu’on avait une pensée pour la photographe, cette chanceuse si proche des comédiens, au-delà de la photo à faire signer par le magnifique acteur, à la sortie des artistes. On donnera, pour finir, la parole à Jean Vilar, le bâtisseur de théâtre, c’est à dire d’édifices faits d’une réalité volatile qui peut animer longtemps les mémoires. « Si la mort plaque sur le visage du comédien le masque d’une vérité sans illusions, sans flatterie, si ce visage cruel et vrai ment à nos songes, ainsi la réalité crue fait, au théâtre, le désert en nos cœurs. Elle heurte ce besoin d’une imagination qui nous flatte, elle heurte ce gai souci de se croire autre que nous ne sommes. Car le théâtre est, me semble-t-il, irréalité, songe, magie psychique, mythomanie ; et s’il est aussi réalité, du moins il faut qu’elle nous dope, nous enivre, nous jette hors du théâtre le cœur vif, l’esprit plein de merveilles, le cœur vivant. » De la tradition théâtrale (1950). Couvrez donc le visage du comédien mort. Christine Friedel Les obsèques d’Agnès Varda auront lieu, mardi 2 avril, à 14 heures, au cimetière du Montparnasse à Paris. Un hommage lui sera rendu ce même 2 avril à 11 h, à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, Paris (XII ème).
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Le spectateur de Belleville
January 4, 2018 1:02 PM
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Par Armelle Héliot dans Le Figaro
DISPARITION - Cette collaboratrice essentielle du Festival d'Avignon et du Théâtre national populaire (TNP) s'est éteinte le 2 janvier.
Une femme grande, encore très belle. Une femme qui en imposait, mais, si on la connaissait, n'était qu'esprit et malice. Une grande dame du théâtre service public. On la rencontrait au théâtre. À Avignon, bien sûr, même si, avec le temps, elle avait du mal à supporter la canicule.
Mais elle avait une telle passion du théâtre et du public, qu'elle n'aurait pour rien au monde raté un festival, même si tout avait bien changé depuis ses débuts.
Sonia Debeauvais était entrée au TNP en 1956. Dès la deuxième année, Vilar l'avait chargée de «conquérir le public». Jean Rouvet, qui était alors l'administrateur de Vilar, avait lancé des abonnements en 1957 et Sonia Debeauvais fut chargée d'aller vers les comités d'entreprise, les associations. Le beau-père de Fabrice Luchini
On était dans les belles années de «l'éducation populaire» et Rouvet et elle, la jeune et si belle Sonia, ont tout inventé: le vrai «théâtre service public» de Jean Vilar avec des accueils chaleureux, des programmes très pédagogiques, l'édition des textes, et cette recherche sans fin d'un public qui n'aurait peut-être pas été de lui-même au théâtre.
Nous reviendrons sur le caractère généreux, l'intelligence de Sonia Debeauvais. Après Pierre Debauche, Jacques Lassalle, c'est une très grande figure du monde du théâtre, en France, qui s'efface. Sa fille Cathy avait épousé Fabrice Luchini. On pense à eux et à leur fille Emma. On pense à Beg-Meil, dans le Finistère sud, où Sonia Debeauvais aimait prendre le frais avec les canicules avignonnaises.
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Le spectateur de Belleville
February 23, 2017 7:34 PM
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PARIS (AFP) - Le comédien Jean-Pierre Jorris, qui a incarné Rodrigue dans le premier "Cid" monté à Avignon par Jean Vilar, est décédé mardi à Paris à 91 ans, a annoncé mercredi son fils à l'AFP.
Né en 1925, Jean-Pierre Jorris, de son vrai nom Jean-Pierre Leroux, a rejoint peu après sa sortie du conservatoire la première troupe de Jean Vilar.
Il débute dès 1944 dans Feydeau ("Monsieur chasse!") et fait partie du Festival d'Avignon dès sa fondation par Vilar en 1947, puisqu?il joue dans ce qui s'appelait à l'époque "la semaine d'art d'Avignon" deux pièces: "L'Histoire de Tobie et Sara" de Paul Claudel et "La Tragédie du roi Richard II" de Shakespeare.
C'est ensuite le premier Cid donné en Avignon, en 1949, avant celui incarné par Gérard Philipe (qui le mettra plus tard en scène dans "Lorenzaccio" en 1952).
Jean-Pierre Jorris n'a pas quitté les planches jusque dans les années 2000, et a joué sous la direction d'Albert Camus, Jean-Louis Barrault, Georges Wilson, Peter Brook, Philippe Adrien ou Roger Planchon.
Il retrouve Avignon en 1985 dans "Lucrèce Borgia" par Antoine Vitez puis "Don Carlos" de Schiller en 1986.
Homme de théâtre, Jean-Pierre Jorris a peu joué pour le cinéma (une dizaine de films) et pour la télévision. Il aura marqué de son empreinte pas moins de 57 spectacles, tant dans le théâtre privé que public.
Photo © AFP/Archives | Jean-Pierre Jorris et Nada Strancar sur scène pour Lucrèce Borgia, au festival d'Avignon, le 25 juillet 1981
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July 3, 2020 4:55 PM
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Par Brigitte Salino dans Le Monde publié le 3 juillet 2020 Les grandes heures d’Avignon 5/6. « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947 à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, retour sur la 57e édition de la manifestation qui, deux jours après son ouverture, prend fin, empêchée par la colère des intermittents.
Ce 10 juillet 2003, vers 13 heures, une foule se presse au cloître Saint-Louis, le centre névralgique du Festival d’Avignon. L’ambiance est lourde, et la chaleur, accablante. Bernard Faivre d’Arcier donne une brève conférence de presse, qu’il conclut par : « Le 57e Festival est clos. » C’est la phrase que le directeur aurait voulu ne pas prononcer. Elle tombe comme un couperet : deux jours après son ouverture officielle, empêchée par une grève des intermittents du spectacle, le festival est annulé. Depuis sa fondation par Jean Vilar, en 1947, ce n’était jamais arrivé, même en 1968, où il avait tangué, mais tenu bon. Lire le récit (en juillet 2003) : Le Festival d’Avignon à grands pas vers l’annulation Pour Bernard Faivre d’Arcier, le coup est particulièrement rude. « Une grande douleur », dit-il aujourd’hui. Cette édition est la dernière de son mandat. Avant de passer la main à Hortense Archambault et Vincent Baudriller, il a conçu sa programmation comme « un feu d’artifice » intergénérationnel : Ariane Mnouchkine, Jean-Claude Gallotta et Bartabas côtoient Stanislas Nordey, Eric Lacascade, Yann-Joël Collin et des plus jeunes… Les étrangers sont nombreux, et pas des moindres : Thomas Ostermeier, Jan Fabre, Alain Platel, Krystian Lupa, Krzysztof Warlikowski, Rodrigo Garcia… Fin juin, tout est en place, les salles sont aménagées, les équipes travaillent, les spectateurs s’apprêtent à arriver. Mais une fronde gronde, qui vient de loin. Lire l’entretien avec Bernard Faivre d’Arcier (en juillet 2003) : Sous la pression, Avignon jette l’éponge Depuis le début de l’année, les intermittents du spectacle sont sur le qui-vive : l’accord sur leur système d’indemnisation chômage doit être renouvelé. Financé par l’Unédic, il est régi par deux annexes (8 et 10) qui en définissent les modalités : 507 heures de travail dans une année ouvrent droit à une année d’indemnisation. Plus favorable que le régime général, ce régime a été mis en place pour tenir compte de la spécificité du travail des artistes, acteurs, danseurs, chanteurs, circassiens, techniciens, éclairagistes, costumiers, metteurs en scène… Mais, au fil des années, le nombre des intermittents a considérablement augmenté – il a triplé entre 1991 et 2003 – et le trou de l’Unédic s’est dangereusement creusé : 828 millions d’euros en 2002, contre 217 en 1991. Au nom de la rentabilité, le patronat voudrait en finir avec ce régime déficitaire des intermittents. Il s’oppose à tous ceux qui le défendent, au nom d’une exception française. Lire la tribune (en juillet 2003) : Sauver ou brûler les festivals d’été ?, par Bernard Faivre d’Arcier Voilà pour le cadre. Le contexte est celui du second mandat de Jacques Chirac : Jean-Pierre Raffarin premier ministre, François Fillon ministre des affaires sociales, Jean-Jacques Aillagon ministre de la culture. Lors de la 28e cérémonie des Césars, le 22 février, ce dernier est vigoureusement pris à partie. Deux jours plus tard se tient une première journée d’action : 15 000 artistes sont dans la rue. Le mouvement est lancé, il monte en puissance au fil du printemps, mais personne ne pense alors qu’il va conduire à l’annulation de la plupart des festivals de l’été, et encore moins à celui d’Avignon, jugé insubmersible. C’est pourtant ce qui va se passer, en bonne partie par manque d’information, de concertation et de considération. Lire le compte-rendu (en juillet 2003) : M. Aillagon souhaite maintenir le système actuel d’indemnisation des intermittents jusqu’à fin 2003 Le 27 juin, un accord est conclu entre les partenaires sociaux et trois syndicats minoritaires, la CFDT, la CFTC et la CGC, sous l’égide de l’Unédic. FO et la CGT ont refusé de le signer. Un point central met le feu aux poudres : désormais, 507 heures ouvriront droit à huit mois d’indemnisation, au lieu de douze. La CGT estime, au risque d’exagérer, que 40 % des intermittents vont être exclus du régime. Sans sourciller, Ernest-Antoine Seillière, le patron du Medef, déclare que « trop de gens, parmi les intermittents, vivent de l’assurance-chômage au lieu de vivre de leur travail ». Favorable à l’accord, Jean-Jacques Aillagon veut croire que le mouvement va s’éteindre. Il n’entend pas quand Bernard Faivre d’Arcier annonce un « incendie ». Non sans raison : le directeur est aux premières loges, et il sait que le sujet de l’assurance-chômage des intermittents est un serpent de mer. Rôle déterminant des collectifs « En 1992, les syndicats menaçaient d’annuler le festival, dirigé par Alain Crombecque, relate-t-il aujourd’hui. J’étais directeur du théâtre au ministère de la culture, et je suis venu à Avignon négocier discrètement avec les syndicats. » Cette année-là, un compromis est trouvé : une seule journée de grève, le 16 juillet. Jean-Pierre Vincent est chargé de rédiger un rapport sur l’intermittence, que les gouvernements successifs prendront soin d’oublier. En 2003, il apparaît vite qu’il n’y aura pas de compromis. Les pouvoirs publics restent sourds aux appels d’artistes et de personnalités qui demandent que l’accord, par ailleurs mal expliqué, soit revu. Venus de toute la France, des collectifs rejoignent Avignon pour prêter main-forte aux équipes en place, dans le « in » et le « off ». Ils vont jouer un rôle déterminant, en débordant les syndicats qu’ils ne contestent pas, mais dont ils refusent la parole dirigiste. Ils ne militent pas seulement contre l’accord, mais contre la précarité qui gagne du terrain dans la société. Lors d’un forum organisé par les intermittents au cloître des Célestins, le 2 juillet, on sent que le vent tourne : sous le slogan « No culture, no future », il est question de retraites, d’éducation, de recherche… Ariane Mnouchkine appelle au dialogue pour ne pas donner l’image d’une profession qui s’entre-déchire. Elle est interrompue par un « C’est maman qui parle ». « Oui, j’en ai l’âge », répond-elle. Patrice Chéreau, qui n’est « pas choqué » par l’accord, se fait siffler quand il taxe de « démagogique » l’appel de la CGT à une grève qu’il juge « suicidaire ». Ce jour-là se dégage une ligne claire entre ceux qui sont taxés de « nantis », et les « sans-grade ». Le maintien du festival apparaît improbable. Le ministère de la culture ne prend pas la mesure du désarroi des intermittents qui se sentent considérés comme ne valant rien – des vauriens, au sens propre Tout s’accélère dans les jours qui suivent. Des médiations sont tentées pour calmer le jeu. Le ministère de la culture reçoit les syndicats pour identifier les points qui pourraient être améliorés, en particulier la lutte contre les abus du système d’indemnisation, qui englobe l’audiovisuel, et le soutien aux jeunes créateurs. Mais il ne prend pas la mesure du désarroi des intermittents qui se sentent considérés comme ne valant rien – des vauriens, au sens propre. Il croit encore d’ailleurs que « de tout cela on ne parlera plus dans trois jours, ça va se calmer, le Tour de France arrive », comme il le fait savoir à Bernard Faivre d’Arcier, le 4 juillet. Mais le 7, une grève reconductible de jour en jour est votée, lors d’une assemblée générale. L’ouverture du Festival d’Avignon, qui devait se tenir le 8, avec Wolf, mis en scène par Alain Platel dans la Cour d’honneur, n’aura pas lieu. Le lendemain, un nouveau vote reconduit la grève. Lire le portrait (en 2005) : Alain Platel, chorégraphe du chaos Pour Marie-Josée Roig, la maire (UMP) d’Avignon, c’est une catastrophe : elle redoute plus que tout l’annulation, pour des raisons politiques et économiques. Pour Bernard Faivre d’Arcier, c’est un échec. Il soutient les intermittents à qui il a proposé de jouer, et « de transformer le festival en un vaste forum, pour faire pression sur le patronat et le gouvernement », rappelle-t-il aujourd’hui. Il n’a pas été suivi, la grève « même la mort dans l’âme », comme il a été beaucoup dit, étant la seule solution pour des metteurs en scène comme Stanislas Nordey et Yann-Joël Collin, qui veulent remplacer les spectacles par un festival « en lutte ». Ariane Mnouchkine n’est pas sur cette ligne : il faut se battre mais jouer, pour le public. Bartabas, qui avait déclaré « J’envoie c… tous les gens de la CGT », veut lui aussi jouer : « Les chevaux ne font pas grève. » Un trou de 2,5 millions d’euros Dans le « off » aussi, où 565 spectacles sont annoncés (contre 1 592 en 2019), les discussions sont vives. Faire grève, ou pas ? Pour des troupes qui souvent s’endettent pour venir à Avignon, l’enjeu financier est vital. Se défendre l’est tout autant : les artistes du « off » comptent parmi les plus précaires. Tous les jours, des manifestations ont lieu dans les rues d’Avignon, où les intermittents s’allongent sur la chaussée, en gisants. La tension monte, elle est à son comble le 9 au soir, où une foule se masse devant la porte fermée du verger du Palais des papes : le risque d’un accident guette. La chorégraphe Régine Chopinot a souhaité « transformer cette crise désespérée en une crise inespérée » Bernard Faivre d’Arcier estime qu’il ne peut maintenir le festival dans ces conditions. L’annulation s’impose. Elle met fin au souhait émis par les intermittents de « transformer cette crise désespérée en une crise inespérée », selon les mots de la chorégraphe Régine Chopinot. Il y a bien, jusqu’à mi-juillet, des initiatives de « contre-festival », certaines très belles, mais elles sont bientôt vaincues par le départ des troupes qui, les unes après les autres, quittent Avignon. Dans les bureaux du festival, les équipes remboursent les 74 000 billets vendus. L’annulation creuse un trou de 2,5 millions d’euros qui pourrait être fatal au festival. Il est en grande partie compensé par une aide de la mairie d’Avignon (363 000 euros), de la région PACA (300 000 euros), et surtout de l’Etat, qui vote une subvention exceptionnelle de 1,27 million d’euros. Le « off », lui, continue dans des conditions difficiles : deux troupes sur trois jouent, et la moitié des festivaliers ont déserté la cité des Papes. Triste ambiance. Mais le Festival d’Avignon a survécu, il aura lieu en 2004, et, à terme, le régime d’assurance-chômage des intermittents a été pris en considération. Brigitte Salino ------------------------- Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets L’édition 2020 sur les ondes et les planches Le Festival d’Avignon ne sera pas totalement absent cette année. Du 3 au 25 juillet, Radio France et France Télévisions proposeront en effet de nombreuses fictions, captations, lectures en direct, master class (Ariane Ascaride, Olivier Py…) et documentaires pour une programmation spéciale intitulée « Un rêve d’Avignon ». Plus tard, du 23 au 31 octobre, se tiendra « Une semaine d’art en Avignon », en référence au premier festival de Jean Vilar en 1947. Plusieurs créations prévues en juillet seront alors présentées au public. Parmi elles, Le Jeu des ombres, mis en scène par Jean Bellorini sur un texte de Valère Novarina, Le Tambour de soie. Un nô moderne, chorégraphié et mis en scène par Kaori Ito et Yoshi Oïda, ou encore Andromaque a l’infini, de Gwenaël Morin d’après Jean Racine. Au total sept spectacles pour trente-cinq représentations, dont les billets (10 000 places au total) seront mis en vente dans la deuxième quinzaine de septembre au tarif unique de 15 euros. Légende photo : Une manifestation d’intermittents du spectacle, le 9 juillet 2003, contre le projet du gouvernement pour réorganiser leur système de protection sociale, à Avignon. BORIS HORVAT/AFP
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July 3, 2020 4:36 PM
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Par Rosita Boisseau dans Le Monde - publié le 01 juillet 2020 Les grandes heures d’Avignon 3/6. « Le Monde » retrace l’aventure du Festival créé par Jean Vilar en 1947 à travers six grandes dates symboliques. Dans ce volet, retour sur l’année où la 22e édition a été maintenue en dépit des événements de Mai 68.
« Béjart, Vilar, Salazar ! » C’était en 1968, au Festival d’Avignon. La rime était facile et résonnait méchamment pendant les échauffourées qui faisaient du petit bois des chaises des cafés de la place de l’Horloge. « Ce slogan a énormément blessé Maurice, se souvient la danseuse Dominique Genevois, interprète de Béjart au Ballet du XXe siècle. Il revendiquait avec sincérité un art pour le peuple, comme Vilar, et il était mis dans le même sac que le dictateur portugais lorsqu’on ne le traitait pas en plus d’artiste bourgeois. » N’empêche que la formule demeura, stigmatisant cet été avignonnais dévasté où la danse emporta le morceau. Lire la nécrologie : Maurice Béjart, l'homme qui a bousculé la danse Envers et contre tout, alors que le Festival de Cannes avait abdiqué devant les événements de Mai 68, Jean Vilar maintient la 22e édition de la manifestation. Avec deux troupes internationales seulement à l’affiche, le Ballet du XXe siècle de Béjart, installé à Bruxelles, et le Living Theatre, groupe américain légendaire créé au début des années 1950 par Julian Beck (1925-1985) et Judith Malina, associées à des films et à des concerts. Un programme court mais suffisant pour susciter des conflits. « Malheureusement, à l’exception de quelques courtes études et allusions journalistiques, peu a été écrit sur juillet 1968 à Avignon, raconte Emeline Jouve, maître de conférences à l’université Toulouse-II, autrice du livre Avignon 1968 et le Living Theatre (Deuxième époque, 2018). Pourtant, les tensions qui ont traversé le festival, trop souvent réduites au statut d’anecdotes, rendent compte d’une hystérie collective. Il y avait les Avignonnais qui se plaignaient au maire de la façon dont les acteurs du Living se touchaient et du bruit que faisaient leurs performances, les gauchistes et les anars qui mettaient le bazar, mais aussi l’extrême droite qui était présente. Ça bastonnait de tous les côtés et c’était la confusion. On traitait Vilar de “chien de communiste” et de “commerçant”. Mais certains Avignonnais se retrouvaient aussi à la piscine avec des comédiens du Living et les danseurs de Béjart. » « Une explosion physique » Dans la Cour d’honneur, six ballets de Maurice Béjart, dont Messe pour le temps présent et Bhakti, étaient programmés ; au Cloître des Carmes, le Living, féru d’improvisation, proposait trois spectacles : Mysteries and Smaller Pieces, Paradise Now, Antigone. Entre les deux, de multiples passerelles. Béjart était très admiratif de la compagnie américaine. Il avait rencontré les acteurs lors de leur passage à Bruxelles quelques mois auparavant et tissé des liens avec eux. Dans le livre Béjart, d’Antoine Livio (La Cité Editeur, 1970), le chorégraphe confie : « Le Living nous a appris beaucoup, à nous tous, à tous les gens de théâtre. Nous ne pourrons plus jamais compter sans son passage. Et je crois que ce n’est pas uniquement moi, mais tous les directeurs de troupe, tous les metteurs en scène, je dirais même tous les artistes qui ont assisté à un spectacle du Living, qu’ils soient comédiens, chanteurs, danseurs, doivent obligatoirement avoir subi une influence en voyant cette profondeur de sentiment et d’extériorisation par le geste… » Concrètement, au début de la manifestation, certains danseurs du Ballet du XXe siècle passaient dans la même soirée des pièces de Béjart aux performances du Living auxquels ils participaient. « Nous étions sept ou huit à être sur les deux fronts, se souvient Daniel Lommel. J’interprétais la Messe et je filais ensuite jouer Antigone. D’un côté, c’était l’abstraction, et de l’autre, une explosion physique. Du jamais vu. J’ai beaucoup aimé collaborer avec le Living. C’était très bizarre, aussi bizarre que l’époque que nous traversions mais très engagé politiquement. On parlait des personnes qui ne pouvaient pas entrer dans un pays, de la situation des Noirs aux Etats-Unis… L’atmosphère était dure, à Avignon. On attaquait la police. La révolte était partout. » Plus de 60 000 spectateurs Un incident met le feu aux poudres. Un spectacle du jeune Gérard Gelas intitulé La Paillasse aux seins nus, que devait jouer la compagnie avignonnaise du Chêne noir, à Villeneuve-lès-Avignon, est interdit. « Les acteurs bâillonnés de Gelas se sont retrouvés sur le plateau de la Cour d’honneur et celui du Cloître des Carmes pour rappeler cette censure, explique Emeline Jouve. Quelques jours après, l’interdiction de Paradise Now, du Living, pour cause de « trouble à l’ordre public », envenime la situation. Le Living propose une représentation gratuite et en plein air qui est aussi interdite par la mairie. De fil en aiguille, la troupe, qui avait débarqué dès mai à Avignon, repart dès le 28 juillet, avant la fin des représentations prévue le 14 août. « Et le Living s’en alla avec les recettes, pointe en riant Emeline Jouve. Ce qui fit aussi beaucoup parler. Certains les traitant de voleurs et les autres de Robin des bois ! » Maurice Béjart, solidaire de Jean Vilar, va jusqu’au bout des dix-neuf représentations avec un taux de remplissage à 100 % – soit plus de 60 000 spectateurs au total. Pendant qu’une affiche claironne : « Non à la culture de papape », Vilar tient le cap vaille que vaille. Chaque jour, au Verger d’Urbain-V, où se déroulent les assises du théâtre sur le thème « Le théâtre dans la société », il débat avec les jeunes de la liberté d’expression, questionne « contestation et destruction »… Lors de sa conférence de presse bilan, relayée dans Le Monde du 15 août 1968, il fait remarquer que « compte tenu des circonstances, le nombre des spectateurs était plus important que celui de l’an dernier ». Et déclare dans la foulée : « Nous avons frôlé souvent le danger et le pire pouvait arriver. A tort ou à raison, nous n’avons pas cédé devant qui que ce soit et nous avons tenu nos engagements. » Jean Vilar, créateur du Festival d’Avignon : « Il faut continuer le théâtre jusqu’au moment où la collectivité le rend impossible parce que je crois que c’est un moyen d’information, de réflexion » Pour réjouir le public dans ce contexte troublé, un spectacle de Béjart est donné en plein air et gratuitement le 6 août sur le pont d’Avignon. « Ceci pour de multiples raisons, rappelle Vilar dans Le Monde. Et notamment rappeler que, parmi les difficultés de tous ordres, nous n’avons pas changé. Bien sûr, nous sommes pris dans une société de consommation mais lorsque nous le pouvons, nous tenons à rappeler l’esprit populaire de ce festival qui, je le précise à nouveau, est le meilleur marché du monde. » Et pour pimenter la soirée chorégraphique, une dégustation d’aïoli combla le public. Quelques années plus tard, Béjart témoignera ainsi dans le livre Béjart. Le démiurge, d’Ariane Dollfus (Arthaud, 2017) : « Mai 1968 fut un moment capital de l’histoire française. Mais juillet 1968, ce fut une imposture. Ces enragés, ce n’était que des acteurs médiocres, des artistes sans travail. » Quant à Vilar, qui meurt trois ans plus tard, il affirmait lors d’un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech, le 27 juillet 1968, dans Le Monde : « Il faut continuer le théâtre jusqu’au moment où la collectivité le rend impossible parce que je crois que c’est un moyen d’information, de réflexion. Je pense encore une fois que s’il n’y avait pas eu le festival, certaines gens qui ne sont pas protestataires n’auraient pas réfléchi sur les problèmes qui se posent. Sur le nombre, il suffit pour moi qu’il y en ait seulement dix qui aient bien réfléchi. » Rosita Boisseau - Le Monde Les grandes heures d’Avignon, une série en six volets Légende photo : Une représentation de « Paradise Now », de la compagnie de théâtre américaine Living Theatre, en juillet 1968, au Festival d’Avignon. KEYSTONE-FRANCE
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Le spectateur de Belleville
June 29, 2020 2:53 PM
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Par J. CHASSING Publié dans Le Monde le 12 septembre 1947 Pour la première fois dans notre histoire, le palais des papes d'Avignon a été le siège pendant une semaine de manifestations dramatiques, elles-mêmes exceptionnelles.
Pour créer simultanément, un drame historique anglais, le drame sacré de Tobie et Sara, et une tragédie psychologique française, loin des scènes parisiennes, hors des saisons théâtrales, dans un cadre jamais utilisé encore pour des manifestations dramatiques, il fallait un metteur en scène d'une audace exceptionnelle et de talent : Jean Vilar (qui mit en scène à Paris Shakespeare, Strindberg, Anouilh, d'autres encore, comme T.-S. Elliott, auteur du Meurtre dans la cathédrale), entouré d'une équipe d'artistes dont la valeur et le dynamisme forcèrent l'admiration et les applaudissements de l'assistance.
Le public a su apprécier les efforts et les risques courus par ces comédiens jouant de nuit, en plein air, dans une ville nettement plus éprise d'art lyrique que de théâtre.
Dans le cadre du palais des papes l'acteur n'est plus défendu par le rideau, la rampe, le barrage de lumière, la scène encadrée et protégée par le décor. Il n'a plus l'appui du souffleur. Il ne peut compter sur le concours des éléments qu'ailleurs meuble un plateau. Il doit exécuter ses entrées et ses sorties au vu des spectateurs. Il doit remplir seul une immense scène presque nue, s'avancer largement parmi les premiers rangs du public, avec lequel il se trouve de plain-pied. Il faut qu'il possède assez de force, de présence d'esprit, d'énergie verbale pour se servir de la grandeur du cadre au lieu de se laisser écraser par elle, le seul butoir du fond étant une muraille de quelque trente mètres... et plus.
Mais qui ne connaît la douceur de la nuit provençale, la majesté de la pierre de cette forteresse extraordinaire qu'est le palais des papes, la résonance de l'air méridional, la tendresse des gazons et des bosquets, ne peut imaginer le surcroît de beauté que peut recevoir une interprétation digne des œuvres qui ont été présentées pour la première fois au public au cours de celle grande semaine d'art. Semaine qui nous valut également deux auditions fort appréciées des artistes de l'orchestre de la Radiodiffusion française - station de Marseille - sous la direction du maître Roger Désormière, avec le concours d'Irène Joachim, cantatrice, et d'André Audoli. Ces deux auditions de musique ancienne furent vivement goûtées de nos hôtes et des Avignonnais dans le jardin Urbain V du palais des papes.
J. CHASSING
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Le spectateur de Belleville
October 12, 2019 6:58 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan 12 OCT. 2019 Il y a dix ans, le 12 octobre, disparaissait Alain Crombecque. Ni acteur, ni auteur, ni metteur en scène, il était un amoureux des arts et des artistes. Curieux, attentif, tout chez lui était affaire de rencontres. A la tête du Festival d’automne et du Festival d’Avignon, il fut un grand directeur. Le contraire d’un programmateur. Une époque révolue ? Retour sur le parcours d’un seigneur.
Cher Alain, cher directeur
Dix ans déjà que tu n’es plus là. Dix étés et autant d’automnes. Dans les heures et les jours qui ont suivi ta disparition le 12 octobre 2009, tu n’étais plus là pour compter le nombre de tes amis qui se sont manifestés dans les médias, auprès de Christine, ton épouse, de votre fille Helena, de tes collaborateurs au Festival d’automne dont tu étais le directeur. Nombreux, si nombreux. Parmi eux, Valère Novarina. Au milieu des années 80, il avait décidé de tourner le dos au théâtre. A l’époque, il venait de proposer son Drame de la vie à trois metteurs en scène qui avaient décliné l’offre. Laurence Mayor, comédienne novarinienne en herbe, lui avait suggéré de mettre en scène son texte lui-même et de peindre les décors. Tu eus vent de cette proposition, la jugeas juste, opportune, et la fis tienne. « Sans l’invitation claire, courageuse, et la très grande confiance d’Alain Crombecque, je serais resté définitivement hors du théâtre », écrivit alors l’auteur de la Lettre à Louis de Funès. Toute ta vie aura été ponctuée de tels gestes, justes et opportuns qui arrivaient à point nommé dans le parcours d’un artiste, d’une équipe.
Dix ans après ta mort, que nous dis-tu ? Que le théâtre se nourrit de ses entrailles pour avancer dans l’inconnu, qu’il ne connaît d’autres frontières que celle de l’illimité, qu’il n’est pas un mais multiple, qu’il n’est pas l’affaire d’un seul, fût-il un génie ou un tyran, mais d’une multitude, qu’il est le garde-fou de l’inventif. Que, dans ce magma obscur et lumineux qu’est le « monde du théâtre » et des « arts vivants », tu as su, au fil des années, en te fondant sur un alliage complexe, allant de l’intuition à l’amitié, te forger un rôle unique. Un terme ancien, presque vieux comme le théâtre, le résume mieux que tout autre : directeur. Oui tu fus, bien que de taille modeste sous la toise, un grand directeur. Et, dix ans après ta disparition, au-delà de ta personne, c’est cela qui nous interroge, à une époque où les « grands directeurs » de théâtre ou de festivals comme tu le fus se font rares et sont, peut-être, en voie de disparition.
Tu n’étais pas né dans le sérail, tu ne fus jamais un acteur – sauf une fois, figurant (un éboueur), dans une pièce d’Armand Gatti mise en scène par Jacques Rosner – tu ne fus jamais un auteur et encore moins un metteur en scène. Tu fus d’abord un spectateur. Celui qui, assidu jeune homme, allait voir les spectacles novateurs de Roger Planchon au Théâtre de la Cité, dans ta ville, Lyon.
De l’UNEF à la Contrescarpe
C’est là, au siège de l’association des étudiants de Lyon que tout commença. Un « moment fondateur », diras-tu au micro de France Culture (« A voix nue », Joëlle Gayot) : l’organisation d’une exposition de peintures (peintres lyonnais et Ecole de Paris). Un « moment » en trois mouvements : le choix des artistes et l’importance qu’il y a à les faire connaître et reconnaître, le dialogue entre eux d’un côté, le public de l’autre et toi entre les deux, au cœur de l’organisation de l’événement avec tout ce que cela suppose de talent de négociateur pour obtenir accords des uns et des autres, sans parler de la recherche des subsides. Trois mouvements que tu allais décliner de bien des manières tout au long de ta vie et particulièrement quand tu seras directeur du Festival d’automne et directeur du Festival d’Avignon.
C’est le syndicalisme étudiant (à la grande époque de l’UNEF) et les responsabilités nationales que tu occuperas qui te conduiront à organiser des festivals culturels internationaux (à Strasbourg, Alger, Lille, Paris) – le mot festival entre donc très tôt dans ta vie.
Ces mêmes responsabilités te feront voyager jusqu’à Cuba, jusqu’en Chine. Très tôt aussi, tu sus l’importance des voyages pour le directeur qui germait en toi, c’est-à-dire : aller à la rencontre des artistes étrangers et souvent inconnus hors des frontières de leur pays et parfois même dans leur propre pays, de les côtoyer sur place, dans leur quotidien, leur milieu, de dialoguer avec eux, de pressentir le moment où il sera important et parfois urgent de les faire venir, d’organiser leur découverte, d’être « collé » à eux comme tu le diras, c’est-à-dire « de ne pas être là uniquement pour produire, payer, encadrer, faire des agendas ».
C’est le « hasard », diras-tu encore, qui te fit côtoyer très tôt des hommes de théâtre. Hasard est un mot que tu aimes jeter dans la conversation comme d’autres bottent en touche. Bien sûr, il n’y a pas de hasard. Si l’étudiant dilettante que tu es se retrouve à traîner place de la Contrescarpe, ce n’est pas par hasard. C’est là, dans les cafés – c’est important les cafés, les discussions informelles de café dans ta vie de directeur en herbe –, que tu rencontres le metteur en scène argentin Victor Garcia et puis tous ceux qui rôdent dans les parages ; des inconnus comme Jérôme Savary ou Copi. C’est lors d’un festival de l’UNEF que tu organises (avec Jean-Jacques Hocquart) à deux pas de la place de la Contrescarpe que Jérôme Savary donne son premier spectacle, que Copi joue l’un de ses textes et qu’arrive de Chine (où Chou-en-Lai t’avait demandé si le café des Cinq Billards existait toujours place de la Contrescarpe) le spectacle d’une compagnie de danses des Gardes rouges.
Ta vie est ainsi faite et sera toujours faite de rencontres. C’est là ton premier maître mot. C’est celui qui te vient aux lèvres quand on te demandera plus tard le pourquoi et le comment de ta vie. C’est celui que tu nous as légué comme un trésor. Et tous ceux qui t’ont rencontré, qui ont, ne serait-ce que pris un café avec toi, en savent quelque chose.
Ainsi deviens-tu « attaché de presse » de la bande de la Contrescarpe. Il faut prendre cet intitulé avec des pincettes. D’abord auprès de Victor Garcia qui met en scène Le Cimetière des voitures de Fernando Arrabal. Par « hasard », dis-tu à Colette Godard, « parce que Victor me le demande ». Par amitié donc, pour aider, accompagner, tu fus un homme de belle compagnie. Il en sera de même pour le tout premier spectacle de Jérôme Savary : « Sans vraiment le décider, je me trouve en train de m’en occuper », diras-tu. Comme un peu plus tard, en 1968, tu t’occuperas de Peter Brook qui, privé d’asile au Mobilier national par l’Etat français, trouve refuge à Londres. « Ce jeune homme caché, super-sensible » qui fait partie du voyage et que décrit Peter, c’est toi. « C’est Alain qui, modestement, gentiment, a tout pris en main pour que, peu après notre arrivée à Londres, nous puissions présenter notre recherche à la “round house” devant un public assez mystifié ». Et c’est « le même Alain, toujours aussi secret et aussi habile » qui, quelques années plus tard, accompagnera l’ouverture du Théâtre des Bouffes du Nord. La fidélité est le second de tes maîtres mots.
Quand Jérôme Savary met en chantier Zartan, le frère mal aimé de Tarzan, te voici « attaché de presse-administrateur, coupeur de billets et coffre-fort ambulant », écrira le metteur en scène dans l’un de ses livres de mémoires (Ma vie commence à 20h30, Stock). Il y décrit ta façon d’être « l’antithèse parfaite de l’attaché de presse » que tu devrais être. « Il était absolument impossible de lui arracher un mot sur les spectacles qu’il était censé défendre. Et c’était là, en fait, la meilleure manière de les promouvoir. Dans un monde où les attachés de presse vous soûlent de mots, le mutisme absolu de Crombecque excitait la curiosité du journaliste. » En 1971, au Théâtre de la Cité universitaire, Zartan fait un triomphe. Ton silence fut souvent ta seule parole et ton meilleur porte-parole. Et ta route d’étrange attaché de presse va croiser un autre « Argentin de Paris », Alfredo Arias, et puis aussi celle de Claude Régy. Des rencontres, encore et toujours des rencontres.
Le Festival d’automne, première époque
Cet attaché de presse atypique et cet ami des artistes que tu es font que Michel Guy, en créant le Festival d’automne en 1972, t’engage à ses côtés comme attaché de presse sur les conseils de ce fin renard qu’est Lucien Attoun. C’est la personne que tu es, de gauche de surcroît, que l’homme classiquement de droite qu’est Michel Guy apprend à connaître. Votre goût commun pour la peinture moderne et le goût des cultures extra-européennes qui vous attendent au coin d’un voyage, votre curiosité toujours en éveil et votre façon d’être à côté des artistes, ni devant, ni trop loin derrière, vous rapprochent. Et, tout naturellement, lorsque Michel Guy est nommé secrétaire d’Etat à la Culture (Giscard d’Estaing président, Jacques Chirac, Premier ministre), il te demande d’assurer l’intérim pendant tout son mandat. Te voici directeur à 35 ans, te voici directeur artistique du Festival d’automne le 28 juin 1974.
Le Festival d’automne 74 est, bien sûr, déjà programmé. Y figurent des artistes qui te sont familiers comme Peter Brook qui ouvre l’antre des Bouffes du Nord avec Timon d’Athènes, et comme Copi et Jérôme Savary qui signent ensemble un opéra-tango avec toute la troupe du Grand magic circus. Michel Guy t’a conseillé d’aller voir ce qui se passe à Berlin à la Schaubühne où tu es ébloui par Les Estivants de Peter Stein qui viennent au Festival 1976 et Stein apporte dans ses bagages Klaus Michael Grüber avec Lire Horlderlïn, un Grüber qui nous avait ébranlés avec son Faust Salpétrière l’année précédente, celle où le Festival fait revenir Giorgio Strehler à Paris avec Il Campiello, tout comme Luca Ronconi avec Utopia. 76, c’est aussi l’année où l’on découvre Einstein on the Beach, un opéra de Robert Wilson et Philip Glass, et Le Livre des splendeurs de Richard Foreman, ancrant cette veine américaine de Michel Guy présente dès la première année avec la Dance company de Merce Cunninhgam, et Ouverture, un spectacle en 24 heures de Robert Wilson.
En 1977 sont conjointement à l’affiche deux spectacles de Carmelo Bene dont S.A.D.E « spectacle en deux abstractions », La Classe morte de Tadeusz Kantor (après son passage au festival de Nancy de Jack Lang dont tu es un spectateur fidèle) et quatre spectacles du théâtre de la Taganka de Moscou signés Iouri Lioubimov dont un Hamlet avec Vladimir Vissotsky dans le rôle-titre. Rétrospectivement, cette avalanche de sommets en un mouchoir de poche donne le vertige. Je me souviens comment, l’un de ces jours où ta parole se déliait, tu aimais raconter les âpres négociations avec le pouvoir soviétique pour faire venir ces quatre spectacles à Paris et le rôle d’intermédiaire discret et précieux que joua ce merveilleux homme de l’ombre que fut Fernand Lumbroso pour lequel tu avais beaucoup d’affection.
Changement de gouvernement, Michel Guy perd son poste et revient diriger le Festival d’automne. Tu quittes l’aventure le 24 avril 1978 en ayant largement mis sur pied les grands axes du Festival qui commencera quelques mois plus tard avec un long périple au Japon autour de l’exposition Ma espace-temps, au Japon : calligraphies, concerts de musique contemporaine japonaise, « danse-théâtre » avec Tanaka Min, Tadashi Suzuki et bien d’autres. Alors qu’il était secrétaire d’Etat, lors de l’un de ses voyages, sur un papier à en tête des Philippines Airlines, Michel Guy t’envoie une lettre le 27/11/76 : « Mon cher Alain, j’ai vu ici un nombre considérable de choses passionnantes. Je crois qu’il y a matière à faire un énorme “projet japonais” en 78, tant classique que moderne. » Il a pris quelques contacts « avec les officiels et les artistes » et conclut sa missive : « Ne tardez pas trop, les Japonais sont très formalistes et lents. » Joséphine Markovits pour la musique, Marie Collin pour le théâtre et toi pour un peu tout, effectuez le voyage au Japon. Le même festival met à l’affiche des metteurs en scène promus par Michel Guy à la tête d’un CDN, Georges Lavaudant à Grenoble qui vient avec Maître Puntila et son valet Matti, Bruno Bayen à Toulouse qui vient avec La Mouette. Et puis il y a ce metteur en scène à part qu’est Jean-Marie Patte qui entame une longue fidélité avec le Festival (neuf spectacles). Les grandes choses peuvent être l’affaire de quelques personnes réunies par l’amitié, la compétence et la confiance. C’est une leçon que tu n’oublieras pas.
Tout ce périple depuis Lyon, les festivals de l’UNEF, la place de la Contrescarpe jusqu’au siège du Festival d’automne rue de Rivoli (Michel Guy habite au-dessus) ont façonné une image de toi hors du clivage habituel droite/gauche, celle d’un homme proche des artistes (qu’ils soient connus ou encore inconnus), nullement courtisan, aucunement arriviste, moderne mais hors mode, peu disert mais disant juste. Jack Lang qui a fondé le Festival universitaire de Nancy en 1963 devenu par la suite un Festival mondial du théâtre, fait appel à toi lorsqu’il dirige brièvement le théâtre de Chaillot au moment où le TNP se décentralise à Villeurbanne sous la double direction de Planchon et Chéreau. Lang t’envoie également en mission dans différents pays pour le Festival de Nancy sur lequel il garde un œil attentif. Bientôt, il te proposera d’en prendre la direction, offre que tu étudieras avant de la décliner avec beaucoup de lucidité comprenant que les grandes années du Festival sont derrière lui.
Du TNP à Nanterre
Patrice Chéreau nommé au Théâtre de Nanterre en 1982 avec un projet d’envergure fait à son tour appel à toi. Il te connaît depuis L’Affaire de la rue de Lourcine. Te voici « conseiller artistique », autrement dit : tête chercheuse et fouineuse. Chéreau souhaite inviter le metteur en scène Luc Bondy qui n’est jamais venu en France. Tu as déjà vu plusieurs spectacles de lui en Allemagne. Tu le rencontres à la Schaubühne de Berlin, comme toujours tu as un livre dans ta poche ou sous le bras, Bondy remarque que tu lis Vienne fin de siècle et c’est ainsi que naît l’idée de Terre étrangère, une pièce de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler, premier spectacle étranger invité à Nanterre-Amandiers, énorme succès. « Nous ne nous sommes jamais quittés », dira Bondy au lendemain de ta disparition au micro de Laure Adler. « Aujourd’hui, je me demande qui il était. A-t-il laissé des notes, des carnets ? Qui d’entre nous l’a véritablement connu ? » Tu n’as laissé aucun carnet intime et dix ans après la crise cardiaque qui te fut fatale, tu gardes ta part de mystère. « Finalement, la personne la plus secrète que j’ai connue », écrira Bondy à ton épouse Christine, la mère de ton unique enfant, Helena.
Toi qui fut engagé à gauche dans le syndicalisme étudiant et plus tard dans l’éphémère revue de théâtre Calliope (deux numéros) aux côtés de Serge July et d’autres, la politique te rattrape pour te jouer le plus beau tour qui soit. Aux élections municipales d’Avignon, la droite bat ce fief de la gauche, le nouveau maire fait appel à Michel Guy comme conseiller artistique. Ce dernier te fait comprendre qu’il faut te tenir prêt à succéder au directeur du Festival d’Avignon Bernard Faivre d’Arcier (énarque de gauche), à l’issue de son mandat. Mais Faivre d’Arcier démissionne et ton destin s’accélère : te voici nommé à la tête du Festival d’Avignon. Toi, l’homme des coulisses, te voici propulsé au devant de la scène, te voici homme public. Les artistes, le milieu théâtral te connaissent et t’apprécient, ta nomination est favorablement accueillie, mais le grand public ne sait pas grand-chose de toi. Il n’en saura jamais beaucoup, même si on ne compte plus le nombre de portraits qui te furent consacrés dans les médias.
Si au Festival d’automne tu pouvais avoir un dialogue permanent avec Michel Guy mêlant amitié et admiration réciproque, c’est avec un mort que tu vas entamer un dialogue au Festival d’Avignon, avec son créateur, Jean Vilar. Lorsque après le retour de Michel Guy à la tête de son festival tu avais travaillé au TNP auprès de Georges Wilson, tu avais passé beaucoup de temps à consulter les archives, à lire les notes de Vilar. Tu l’avais rencontré une seule fois, en 1964, lorsque tu avais participé, en tant que syndicaliste étudiant, à un débat qu’il animait au Verger Urbain V. Tu avais balbutié maladroitement un discours en lisant tes notes, Jean Vilar t’avait proposé de boire un verre. Là, autour d’une table, il t’avait donné une leçon d’élocution. Tu racontais souvent ce souvenir avec tendresse et tu te souvenais aussi que le festival de l’UNEF près de la place de la Contrescarpe se déroulait quasiment sous les fenêtres de Vilar qui habitait rue de l’Estrapade. Tu n’auras jamais été un orateur capable de parler avec assurance pour ne rien dire, tu aimais trop les mots pour cela. En arrivant à la direction du Festival d’Avignon, tu diras avoir « avant tout cherché à être en accord avec les forces obscures de l’origine ».
Avignon, dialogue avec l’origine
Ce dialogue muet avec Vilar te conduit à inviter dans la Cité des papes les acteurs qui, à ses côtés, assurèrent sa gloire dans les premières années. Certains sont tentés mais effrayés comme Jeanne Moreau (elle surmontera sa peur pour La Célestine auprès d’Antoine Vitez). D’autres sont ailleurs, comme Philippe Noiret. Maria Casarès ne dit pas non (elle viendra, héroïne d’une pièce de Copi, La Nuit de madame Lucienne, mise en scène par Bruno Bayen). Alain Cuny dit oui tout de suite. Je le revois s’asseyant sur le lit de sa chambre dans un hôtel à deux pas du Palais des papes, arrivant de la gare où l’on (une équipe de l’éphémère télé-Libération) avait tenu à l’escorter comme un prince en louant une limousine. Quelqu’un frappe à la porte, on ouvre, c’est un énorme bouquet. De ta part. Le colosse en fut ému. Il le fut plus encore lorsque, avant son départ après avoir fait tonner des pages de Strindberg, tu lui avais dit qu’il pouvait revenir au Festival quand il le souhaiterait, qu’il était ton « invité permanent ». Il allait revenir et plus d’une fois, lire, lire encore. De même fis-tu revenir ceux qui en avaient été exclus par tes prédécesseurs : Théâtre Ouvert et sa boîte à textes nouveaux mis en espace (aventure qui avait débuté en Avignon l’année de la mort de Vilar), Jacques Robert et le cinéma dans la Cour d’honneur. Ce sont des gestes comme ça qui font la différence entre un directeur et un programmateur.
Tu aimais les femmes, plusieurs actrices et une scénographe partagèrent un pan de ta vie. Tu aimais t’entourer de femmes et ce fut le cas au Festival d’Avignon avec Véronique Charrier, Nicole Taché et Yolaine Baignères. Une fine équipe, soudée. Le Festival d’automne dure plusieurs mois, et se déroule dans de nombreux lieux sans point de ralliement. Avignon concentre le temps sur trois semaines, tout y est plus exposé, toi le premier. Ton Solex devient ta légende : il est comme toi, ni lent, ni rapide, à la fois déterminé et dilettante. Tu ne dis pas grand-chose mais tu es partout à la fois, les soirs de première et les autres soirs et quand on parle avec toi tu es là pleinement avec ton regard qui fuit le face-à-face, à l’écoute constamment, jamais pressé. Ah ! comme ces étés furent jolis ! Tous les fils qui avaient tissé ta vie se donnèrent rendez-vous à Avignon, de façon plus claire, plus manifeste qu’au Festival d’Automne. Ton amitié ancienne avec Patrice Chéreau réussit à le convaincre d’affronter le monstre – le plein air de la Cour d’honneur du Palais des papes – avec son Hamlet. « Il m’avait convaincu, j’avais envie d’être avec lui, c’est aussi simple que cela », dira Chéreau.
Ton compagnonnage avec Peter Brook fit que tu poursuivis naturellement jusqu’à son terme l’aventure du Mahabharata mise en orbite par ton prédécesseur. Et c’est ensemble, Peter et toi, que vous irez visiter la carrière Callet à Boulbon où le spectacle allait s’adosser à la nuit avant de s’achever au petit matin dans les premiers rayons du soleil levant salué par les oiseaux. Un embrasement où l’on tient toute une nuit le théâtre entre nos bras qui se renouvela avec la nuit du Soulier de satin dans la mise en scène d’Antoine Vitez lors de la première intégrale qui triompha avec un début en deux parties plus chaotique. Vitez te remercia de « la confiance sans défaillance » que tu lui fis.
Par la suite, lorsque le directeur de Chaillot qu’il était alors mit en scène Lucrèce Borgia dans la Cour, le soir de la première tu vis Jean-Pierre Jorris, qui avait été le premier Cid de Vilar avant Gérard Philipe, venir au centre du plateau, s’agenouiller et saluer le mur imposant de la Cour d’honneur. Une scène qui t’éberlua autant qu’elle te contenta et que tu aimais raconter, en concluant d’un mot qui résumait tout : « magnifique ».
Ton goût des voyages et l’envie de partager des cultures venues d’ailleurs firent venir à Avignon des artistes qui, de la Thaïlande jusqu’au Cambodge, racontaient de bien des manières la grande épopée du Ramayana. C’est avec la complicité de Soudabeh Kia, une amie iranienne réfugiée en France et avec la bénédiction du Quai d’Orsay qu’au temps des mollahs tu fis venir le tazieh, cette forme de théâtre préislamiques captée par le chiisme, et des musiciens iraniens qui, dans leur pays, n’avaient pas le droit de pratiquer leur musique. Et on vit ce spectacle incroyable : une théorie de mollahs asssis au premier rang dans la Cour d’honneur écouter toute une nuit des musiciens honnis dont, au petit matin, le souffle puissant et déchirant d’un zurna joué par Shah Mirza Moradi, un épicier du Loristan qui jusqu’alors n’avait pu pratiquer son instrument que discrètement dans une cave capitonnée et pour lui seul.
La même amie complice fit venir une autre année des musiciens du Pakistan dont l’apothéose fut une nuit au Cloître des Célestins où le grand Nusrat Fateh Ali Khan entra en scène du côté de quatre heures du matin. Derrière tout cela, un art de la négociation que tu savais pratiquer avec tact et persuasion et parfois avec la froide fureur d’un télégramme comme le raconte Antoine de Baecque dans son Histoire du Festival d’Avignon (Gallimard) lorsque Pierre Boulez est sur le point d’annuler la création de Répons dans la carrière Callet à Boulbon parce qu’aux jours prévus pour les essais de son, le maire de la localité a programmé un son et lumière.
Si le Festival d’Avignon est « une idée de poète », à savoir René Char, cette phrase, longtemps malaxée, généra en toi l’envie de présenter au festival des poètes, de les honorer par des spectacles, des expositions, des rencontres et des retransmissions sur France Culture par Alain Truttat qui fut, lui aussi, un précieux complice et te fit rencontrer Nathalie Sarraute. Elle vint tout comme Francis Ponge avec qui tu te promenas dans la ville pour retrouver le collège qu’il avait fréquenté et constater que la glycine de son souvenir était toujours là. On vit aussi Edmond Jabès, André Du Bouchet ou Robert Pinget honoré par Joël Jouanneau, Chantal Morel, Jean-Marie Patte et de grands acteurs. Ou encore Georges Perec, avec Sami Frey juché sur un petit vélo disant Je me souviens. « Il [Alain] m’a encouragé à réaliser ce que je n’aurais peut-être pas osé sans son incitation simple et directe », dira l’acteur.
En 1971, tu avais participé à un spectacle sauvage que Claude Confortès avait concocté pour célébrer le centenaire de la Commune de Paris et qui fut joué place de l’Opéra, sans autorisation bien sûr, jusqu’à ce que la police n’arrête l’auteur-interprète et sa partenaire, Delphine Seyrig. Sur les photos prises par William Klein, on te voit, les cheveux mi-longs, l’œil brillant, un rien goguenard. Peut-être t’es-tu souvenu de ce spectacle sur la voie publique lorsque tu fis entrer au Festival deux compagnies de théâtre de rue, Zingaro et Royal de luxe.
Et comment ne pas penser à Tadeusz Kantor qui te demanda de venir le chercher aux portes de la cité des papes avec les clefs de la ville, autre histoire que tu aimais raconter, rappelant au passage que tu avais effectué dix voyages à Cracovie pour voir Kantor « sans avoir rien à lui demander, simplement pour le plaisir de le rencontrer » ? Comment ne pas penser à la présence de Heiner Müller place des Carmes pour Le Cas Müller de Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret tandis que Matthias Langhoff mettait en scène sa pièce La Mission ? Et bien sûr Valère Novarina servi par des acteurs habités par son écriture comme André Marcon. Ou encore cette carte blanche que tu offres à Nadia Croquet (qui, avec Marie Pénin, avait fait du Théâtre de la Bastille un lieu incontournable) pour un délirant cabaret. Et ce Russe découvert à Moscou lorsque le pays s’ouvre, que personne ne connaît encore et qui se nomme Anatoli Vassiliev. Je nous revois dans le sous-sol de la rue Povarskaïa à Moscou découvrant le même soir sa mise en scène sidérante de Six personnages en quête d’auteur.
Retour au Festival d’automne
Les bisbilles avec la municipalité avignonnaise repassée à gauche, la crise des intermittents qui te conduit à arrêter un jour le Festival pour la première fois de son histoire, la mort d’Antoine Vitez le 30 avril 1990 et celle de Tadeusz Kantor à la fin de cette même année, assombrissent tes derniers festivals. N’ayant pas obtenu « l’indépendance artistique et financière » que tu souhaitais de la part de la ville et de l’Etat, tu décides de partir. Ton dernier festival connaît de beaux moments comme l’hommage à Octavio Paz, la venue de Le Clézio et de Rigorbeta Menchu en cette année du 500e anniversaire de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb. Peut-être es-tu las, peut-être as-tu « perdu la main » pour la Cour d’honneur comme tu le diras plus tard, une Cour où tu aurais aimé que viennent se mesurer Klaus Grüber, Luca Ronconi, Peter Stein ou Michel Piccoli dans Le Roi Lear. Des rêves inassouvis. Tu aimais citer ces mots de René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »
A Paris, Michel Guy malade du sida est mort lui aussi en 1990, le 30 juillet. L’équipe du Festival d’automne attend ton retour, tu reviens doucement. Et tu n’en bougeras plus. Façon de parler. Car tu bouges beaucoup, tu voyages de par le monde et, dans les locaux de la rue de Rivoli, tu te promènes de pièce en pièce. Jamais je ne t’ai vu assis au bureau qui était censé être le tien en face de celui de Marie Collin.
Le festival 1991 est dédié à Michel Guy. A l’affiche, de belles fidélités : Merce Cunningham, Lucinda Childs, Patrice Chéreau, Valère Novarina, Klaus Grüber, François Tanguy et le Théâtre du Radeau, aventure qui, elle aussi, poursuit et poursuivra un long compagnonnage avec le Festival entamé en 1987 avec Mystère bouffe. « Je n’hésite pas à revendiquer mes engouements, mes partis pris, mes amitiés, mon entêtement. J’en tiens pour le coup de foudre, en même temps que pour le compagnonnage de longue haleine. Qu’on n’imagine pas que le Festival d’automne puisse exister sans passion. » Ces lignes ne sont pas de toi mais de Michel Guy (elles accompagnent l’édition 1978), cependant elles te ressemblent. Un même esprit vous animait l’un et l’autre. Michel Guy cite bien des noms, de Pierre Boulez à Robert Wilson, qui font les délices et les aléas d’un long compagnonnage. Tes collaboratrices et toi en ajouteront d’autres au fil des années, comme Claude Régy dont tu fus l’éphémère attaché de presse, Luc Bondy que tu fis venir au Théâtre des Amandiers, Christoph Marthaler, Marc François, Piotr Fomenko, Krystian Lupa, le Wooster group, le tg STAN, Roberto Castellucci, Rodrigo Garcia, Sylvain Creuzevault pour ne citer que des hommes de théâtre (rares sont à l’affiche des mises en scène signées par des femmes, peu nombreuses encore à signer des mises en scène). Il faut beaucoup de doigté pour programmer des nouveaux venus. Tu ne cherchais pas à être le premier (maladie infantile des programmateurs) mais à le faire au moment juste et dans un intense accompagnement. Si Valère Novarina est un auteur qui t’importe et que tu honoras soit à travers ses mises en scène soient celles de ses textes mis en scène par Claude Buchwald, en revanche on note l’absence de deux grands auteurs (et metteurs en scène), Jean-Luc Lagarce et Didier-Gorges Gabily. « Je suis passé à côté », me diras-tu. Est-ce que la curiosité s’est quelque peu effilochée au fil des années ? Ta « quête ininterrompue de l’étonnement » trouva-t-elle plus difficilement matière à s’égayer ? Les derniers mois de ta vie, tu n’allais pas bien et c’est en allant voir un médecin de l’âme et du corps que tu t’es effondré.
Le temps des seigneurs
René Gonzalez à la tête de la MC93 puis du Théâtre de Vidy à Lausanne, et Ariel Goldenberg, qui succéda à Gonzalez à la MC93 avant de diriger le Théâtre de Chaillot, étaient deux de tes partenaires préférés. Vous exerciez le même métier, celui de directeur, avec la même passion mêlée d’obstination, la même audace, le même plaisir. Avec, entre vous, la même complicité, le même respect. Gonzalez a été emporté par un cancer (en 2012), Goldenberg a été viré (en 2008) sans raison du Théâtre de Chaillot par caprice ministériel et depuis semble s’être retiré des affaires. Certains avaient pensé à eux pour te succéder au Festival d’Avignon. Ils étaient comme toi dans le théâtre depuis toujours, aux côtés des artistes (Gonzalez ayant vite renoncé à une carrière d’acteur sachant qu’il ne serait jamais Terzieff ou Cuny, deux acteurs qu’il admirait). Vous avez souvent travaillé ensemble, de concert. « Etre du bond, pas du festin », Gonzalez aimait citer ces mots de René Char, poète qui lui tenait lieu de vigie. Vous étiez des êtres bondissants. A l’affût. « Etre à l’origine du mouvement, des premiers balbutiements, des premiers émois, des premières découvertes, des premiers rêves », disait « Gonzalo du lac ». Tu ne parlais pas avec un tel lyrisme, mais tes silences ne disaient pas autre chose lors de la découverte d’un jeune artiste quand tu allais à sa rencontre.
Tu étais aussi très proche de Thomas Erdos, homme de l’ombre s’il en fut. « Il avait un réseau international sans pareil, fait de connivences et de sensibilité », disais-tu. Le sachant condamné (il mourut d’un cancer en 2004), Pina Bausch était venue dîner en tête-à-tête avec lui le jour de ses 80 ans. Lorsqu’on lui rendit hommage après sa disparition, elle était là avec toute sa troupe. Pina lui devait beaucoup et elle n’était pas la seule à lui être redevable. Tu en sais quelque chose. Cet émigré Hongrois avait ses entrées en Inde et au Japon et il t’accompagna plus d’une fois dans ces pays, ou encore en Iran, pays de sa collaboratrice Soudabeh Kia. Il n’était pas directeur, plutôt agent, conseiller, « go-between », disait-il, bref : homme de l’ombre, « l’ombre merveilleuse des coulisses, cette antichambre de la magie », disait-il encore.
Tu étais, vous étiez, des seigneurs. L’amitié dictait l’intérêt et non l’inverse. La prise de risque fut votre seconde nature. Vous n’aimiez rien tant que de faire découvrir un artiste dont vous veniez de voir le travail dans un sous-sol provincial ou à l’autre bout du monde et de faire un bout de chemin, voire toute une vie, avec lui. Je me souviens de Frères et Sœurs, le spectacle de Lev Dodine. Venu une première fois au Festival d’automne, il ne rencontra qu’un public clairsemé, des demi-salles. Etait-ce trop tôt ? Les dates (Toussaint) portèrent-elle la poisse au spectacle ? Ni toi ni ton équipe ne parlèrent d’erreur. Vous saviez que ce spectacle était d’une qualité et d’une ampleur telles qu’il ne saurait passer à la trappe de l’histoire du Festival. Deux saisons plus tard, le même spectacle revint et ce fut un énorme succès. Un directeur de théâtre a des convictions intimes, une foi dans ses choix, son action. Un programmateur se contente de programmer en espérant que le public viendra. L’un joue sa vie ou presque, l’autre se contentera, au pire, d’un moment de désagrément.
Frye Leisen avait fondé un festival à Anvers avant de fonder le Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles en 1992. Elle le dirigea pendant quatorze ans avant de laisser place à une nouvelle génération. En 2014, directrice artistique du Wiener Festwochen, elle démissionne car la part des dépenses administratives est supérieure aux activités artistiques. Inversion que tu n’acceptas jamais. L’année suivante, elle donne une conférence au Sydney Opera House. Tout ce qu’elle dit ce jour-là, tu aurais pu le dire. Elle dit qu’elle place l’artiste au centre. Elle raconte que c’est à elle de s’adapter au rythme de l’artiste et à ses besoins, de l’accompagner dans la production de son travail. Elle dit qu’il est important de se déplacer, d’aller découvrir des artistes et de voir l’artiste chez lui dans son pays, son milieu, que la personnalité de l’artiste est plus importante qu’un seul de ses travaux, qu’il faut s’engager dans ce qu’elle nomme un « parcours » avec lui, avec elle. Que son rôle de directrice de théâtre ou de festival est comme le tien celui d’un trait d’union, ce petit signe qui réunit deux mots, deux mondes, les artistes et les spectateurs.
Dans tes propos, ici et là, tu ne mentionnes pas Frye Leisen. Je suis sûr que vous vous connaissiez, que vous vous estimiez. Que vous partagiez ce que tu nommes « l’intuition et la prémonition », que l’activité de Michel Guy puis la tienne furent pour elle sinon un modèle du moins une source d’inspiration, une aventure sœur. D’ailleurs les ponts entre le KunstenFestivaldesarts et le Festival d’automne furent multiples.
Comme toi, comme Michel Guy, René Gonzalez, Ariel Goldenberg, Thomas Erdos, Frye Leisen encore Benedicte Pesle récemment disparue) étaient « l’ami des artistes sans en être un », tout comme tes collaboratrices au Festival d’Avignon et au Festival d’Automne. Après ta disparition brutale, Joséphine Markovits et Marie Collin, tes complices, ont tenu le flambeau de l’Automne jusqu’à la nomination d’un nouveau directeur, Emmanuel Demarcy-Mota, avec lequel elles travaillent désormais.
Ce nouveau directeur est d’abord un metteur en scène, comme l’est l’actuel directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py. Comme l’est également Arthur Nauzyciel, le nouveau directeur du Théâtre national de Bretagne, belle maison abritant un festival et un centre de création d’envergure mis en place par ses prédécesseurs Emmanuel de Véricourt et François Le Pillouër qui, eux aussi, étaient des amis des artistes sans être pour autant des metteurs en scène. Comme le furent, en leur temps, celles et ceux qui prirent les rênes du Festival mondial de Nancy (Jack Lang, directeur-fondateur, puis Lew Bogdan, Michelle Kokosowski, etc). Ou comme le directeur-fondateur du festival Sigma de Bordeaux, Roger Lafosse. Ce n’est pas un jugement, c’est un constat. Qui me laisse songeur. Perplexe ? Oui, perplexe. En colère ? Oui, en colère. Car, tous autant que vous êtes – c’est-à-dire une poignée –, vous, seigneurs du théâtre, avez joué un rôle sans pareil. Ce temps est-il en passe d’être révolu ?
Voilà, cher Alain, cher Directeur, ce que j’avais envie de te dire en me souvenant de ta vie et celles de tes pairs. Ta mort nous laisse inconsolés bien sûr, mieux, elle ne nous laisse pas tranquilles. Je t’embrasse, toi que je n’ai jamais embrassé.
France Culture diffusera dimanche 13 octobre de 21 h à 23 h "Les années avignonnaises" et "les années du festival d'automne" d'Alain Crombecque, deux émissions enregistrées et diffusées pour la première fois en juillet 2009 et novembre 2009. Légende photo : Alain Crombecque © DR
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Le spectateur de Belleville
January 19, 2018 7:10 PM
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Par Brigitte Salino dans le Monde du 19 janvier 2018
Initiatrice du succès du Théâtre national populaire aux côtés de Jean Vilar, Sonia Debeauvais est morte le 2 janvier, à 92 ans.
C’était une grande femme énergique que l’on croisait dans les rues d’Avignon, où elle aura vécu soixante festivals : Sonia Debeauvais, qui avait été une des collaboratrices de Jean Vilar, est morte le 2 janvier, à 92 ans. Elle laisse un legs qui a contribué à la réussite, et au mythe, du Théâtre national populaire. Quand elle y entre, en 1956, le TNP a cinq ans. Jean Vilar, qui cherche inlassablement à conquérir un nouveau public, lui confie la tâche de développer les réseaux. L’époque est à l’utopie humaniste, l’enthousiasme est généreux, mais il faut organiser, coordonner, inventer des actions.
Travail de l’ombre Jean Rouvet, l’administrateur de Jean Vilar, a déjà mis en place ce qui révolutionne l’accueil du public : les trompettes de Jarre à l’entrée dans la salle, l’absence de pourboire, la distribution des programmes avec le texte des pièces, les retards interdits… Sonia Debeauvais travaille dans l’ombre, en nouant des relations avec les associations, les comités d’entreprise, les amicales laïques de banlieue, les fameux militants que l’on appelle « les relais », et qui jouent un rôle essentiel en facilitant les abonnements.
Sonia Debeauvais, qui fut une pionnière en la matière, n’aimait pas l’expression de « relations publiques ». Elle lui préférait celle de « relations avec le public », plus concrète, précise et engagée, à l’image du TNP. A la mort de Jean Vilar, en 1971, elle a continué à travailler au côté de son successeur, Paul Puaux. Elle a également été secrétaire générale, puis responsable du département international du CFPJ (Centre de formation professionnel des journalistes), à Paris, et elle a activement participé à l’Association Jean Vilar, qu’elle a contribué à fonder. Par ailleurs, Sonia Debeauvais était la grand-mère de la scénariste et réalisatrice Emma Luchini, fille de Fabrice Luchini.
Voir le film d'Emma Luchini, petite-fille de Sonia Debeauvais sur sa grand-mère : Frikkadel http://grandmasproject.org/fr/films/frikkadel/
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Le spectateur de Belleville
November 12, 2017 10:45 AM
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Réalisation : Blandine Masson
Un échange esthétique et philosophique, composé à partir des écrits de Jean Vilar et Antoine Vitez. Le théâtre populaire d’après-guerre, mai 68 et les années 70-80.
Ecouter la lecture par Robin Renucci (4 mn) : https://www.franceculture.fr/emissions/denis-podalydes-lit/robin-renucci-lit-vilar-vitez-les-2-v-1515
Par son témoignage, Jack Ralite, homme politique, militant, spectateur de théâtre passionné et passionnant, nous permet de côtoyer Vilar et Vitez.
Tous deux comédiens et metteurs en scène, hommes de théâtre nommés à la tête de grandes institutions, semblables et différents, préoccupés également par l’élargissement du public, l’élargissement du répertoire, portés par un grand amour des comédiens et un sens civique sans faille.
Robin Renucci lit "Vilar-Vitez, les 2 V" 15/15 Texte de Jack Ralite, d’après son livre « Complicités avec jean Vilar et Antoine Vitez » publié aux éditions Tiresias.
Adaptation : Evelyne Loew
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Le spectateur de Belleville
November 16, 2015 6:46 AM
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La tentative de récupération de Jean Vilar par le Front national est une imposture. Sa conception du théâtre national populaire n’a rien à voir avec le nationalisme sectaire de l’extrême droite Nous subissons aujourd’hui un assaut de discours lénifiants venus des rangs des droites extrêmes qui endorment la conscience publique tout en se réclamant de ceux-là mêmes qui, dans l’histoire, ont tendu à l’éveiller. Ainsi de l’œuvre et de la pensée de Jean Vilar récupérées sans vergogne par le Front national. M Le magazine du Monde a rendu compte dans un récent numéro (daté du 31 octobre 2015) de cette imposture affichée dans le programme du parti d’extrême droite sous la benoîte affirmation d’une volonté de culture « populaire ». Or, le théâtre national et populaire invoqué par ces manipulateurs n’a rien de commun avec l’effort de Vilar vers le public éloigné de la culture et dépossédé des plaisirs de la connaissance qu’il a cherché à réunir dans une utopie de partage, de compréhension réciproque, de tolérance et d’ouverture. « National », dans l’histoire de l’idée de théâtre populaire qui remonte à la fin du XVIIIe siècle, ne signifie pas « nationaliste » mais « subventionné », afin de réduire le prix des places et de rendre la culture accessible au plus grand nombre, au service d’un répertoire de qualité français ou étranger sans aucune préférence… nationale ! Et « populaire » ne signifie pas « pour le peuple, contre les élites », mais de la plus haute qualité rendue accessible à tous sans clivage social ou culturel. Vilar avait réinventé cette utopie au cours d’une longue marche exténuante contre les bien-pensants, y compris contre les brechtiens de la gauche la plus prétendument éclairée, et dans l’indépendance absolue des partis. Leçon de bienveillance Vilar avait choisi, comme outils de démocratisation au service des spectateurs de son époque, des œuvres marquées du sceau de la découverte, de l’inattendu, de l’innovation, n’obéissant pas aux facilités du divertissement digestif. Le premier Richard de Shakespeare, présenté à Avignon en 1947, n’avait jamais été joué en France, les premières pièces présentées par le Théâtre national populaire (TNP) à Chaillot dans les années 1950 étaient signées Pichette, Vauthier, Brecht, Büchner (des « Boches » pour certains esprits hostiles !) autant que Molière, dont le Dom Juan, redécouvert par Vilar dès 1944, ne figurait pas au panthéon des grandes pièces du répertoire, ou Musset, dont le Lorenzaccio interprété par Gérard Philipe déployait pour la première fois la dimension politique du drame romantique. Et près de la moitié des pièces du TNP-Jean-Vilar appartiennent au domaine étranger… Si Vilar a effectivement répondu à une certaine « attente » du public, c’est à force d’une exigence morale qui l’invitait à s’élever, et non à se courber sous la répétition du même. « Il s’agit de savoir, écrivait-il, si nous aurons assez de clairvoyance et d’opiniâtreté pour imposer au public ce qu’il désire obscurément. Ce sera là notre combat. » Dans la lignée d’Arturo Ui, dont il a montré que l’ascension était résistible, de son Antigone qui a laissé à ses spectateurs l’impression de son spectacle le plus accompli, il déclare à propos de Thomas More ou l’homme seul, en 1963 : « Nous voulons rappeler à ceux qui ne sont que des hommes politiques de notre temps, de notre pays, que nous sommes conscients de ce que sont les mœurs politiques. Nous, c’est-à-dire les 2 500 spectateurs de Chaillot. Le mensonge politique est peut-être nécessaire, mais nous, citoyens, nous savons que l’homme politique, là-haut, ment. Nous, directeurs de théâtre, comédiens, spectateurs, nous voulons seulement rappeler au pouvoir que nous sommes conscients de ces mensonges, de ces manquements à la parole donnée. Je crois que c’est le rôle de tout théâtre et de tout citoyen. » Ne soyons pas dupes : rien, dans la leçon de Vilar, faite de bienveillance et d’écoute, ne ressemble à l’exclusion sectaire, agressive, nationaliste et passéiste que le moindre esprit attentif peut déceler derrière le discours patelin des habiles manipulateurs du Front national « dédiabolisé ». Vilar ne cesse d’avoir raison : « La culture est une arme qui vaut ce que valent les mains qui la tiennent. »
Signé :
Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française et président de l’Association Jean-Vilar, Denis Guénoun, vice-président de l’Association Jean-Vilar, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon, Olivier Meyer, directeur du Théâtre Jean-Vilar de Suresnes, Jacques Téphany, directeur délégué de l’Association Jean-Vilar, Christian Schiaretti, directeur du Théâtre national populaire-Villeurbanne
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