Par Philippe-Jean Catinchi dans Le Monde - 25 jan. 2023
L’essayiste et universitaire d’origine roumaine, mémoire vive des scènes théâtrales et de leurs metteurs en scène, de Peter Brook à Wajdi Mouawad en passant par Antoine Vitez, Ariane Mnouchkine, Luc Bondy ou Patrice Chéreau, s’est éteint le 21 janvier, à l’âge de 79 ans.
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Mémoire vive des scènes théâtrales du monde entier, essayiste et pédagogue d’une lumineuse érudition et d’une générosité inouïe, Georges Banu est mort à Paris, dans la nuit du 20 au 21 janvier, à l’âge de 79 ans.
Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier qui écrivit pour lui Le Théâtre et la Peur (Actes Sud, 2016) – il parle de leur « livre commun » – salue celui qui « a accompagné le travail des artistes avec critique et amour, devenant ainsi une archive vivante du théâtre européen ». Hommage amplement justifié.
Né le 22 juin 1943 en Roumanie, ce fils de médecin choisit la voie des spectacles où l’illusion de la liberté perdure. Celui qui se rêve comédien dévore la vie en poète et en curieux. Il voit soudain dans la magie du théâtre la parade à la chape de plomb qui s’abat sur une Roumanie, déjà asphyxiée par la censure de Nicolae Ceausescu, quand le « Conducator » se met à l’école nord-coréenne. La révélation salutaire vient d’un Songe d’une nuit d’été, monté par Peter Brook à l’Opéra de Bucarest, d’une liberté et d’un magnétisme insolents. L’acteur qui incarne Puck, le génie facétieux, se mêle à l’assistance clairsemée et saisit alors la main de Georges Banu. Comme une invitation à l’évasion par-delà le rideau de fer. « Je me suis dit qu’il était temps de m’affranchir de la peur de partir. »
« Le pas dans le pas des autres »
Un an plus tard, Banu débarque à Paris, le 1er janvier 1973, inaugurant un exil dont il fera, mieux qu’un empire, un espace d’exploration sans limites. Ce grand large, il y naviguera un demi-siècle, guidé par les éblouissements et les amitiés. Témoin scrupuleux de la révolution du théâtre d’art, il se fait le compagnon d’une communauté d’artistes qu’il va soutenir et promouvoir. Il adopte la vigilante réserve d’Horatio, le compagnon de Hamlet, dont il fera son masque, s’attribuant ce rôle pour parler des êtres qui l’ont transporté dans de stupéfiantes contrées dont il se fait le guide. Un rôle de passeur essentiel pour celui qui aime citer son ami Antoine Vitez : « Le théâtre, c’est mettre le pas dans le pas des autres. »
C’est ce que fera Georges Banu sans relâche. Pèlerin infatigable en quête du singulier, rejetant toute assignation, tout dogmatisme, posture héritée peut-être du rejet des carcans qui avaient emprisonné sa jeunesse, il se veut témoin et passeur. En tant que professeur, à l’université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, où il enseigne les études théâtrales. Tout comme celle qui devient alors son épouse, Monique Banu-Borie. En sa compagnie, il suit, avec une assiduité gourmande, festivals et créations internationales.
Comme critique aussi, puisque Georges Banu, qui assure des cours au Centre d’études théâtrales de Louvain-la-Neuve (Belgique), collabore activement à la revue belge Alternatives théâtrales, créée en 1979, qu’il codirige de 1998 à 2015. Il y assure la direction de numéros spéciaux sur « les répétitions », « débuter » ou « les penseurs de l’enseignement », comme celle du volume collectif Les Voyages ou l’Ailleurs (2013) qui lui est judicieusement dédié.
Comme éditeur puisque après s’être vu confier par Vitez, en poste à Chaillot, le journal de la maison, ce qui aboutit à la création de l’ambitieuse revue L’Art du théâtre (1985), il fonde en 1987, chez Actes Sud, à la demande d’Hubert Nyssen, la collection « Le Temps du théâtre », dont il assure la direction avec le concours de Claire David. Dans cette optique, il accueille ainsi, sollicite souvent, des essais consacrés aux metteurs en scène qui définissent son panthéon, figures emblématiques de la mise en scène moderne : Peter Brook bien sûr, comme Antoine Vitez, mais aussi Klaus Michael Grüber, Giorgio Strehler, Ariane Mnouchkine, Luc Bondy et Patrice Chéreau.
Comme essayiste enfin puisque, s’il a lui-même écrit sur Brecht (Aubier, 1981), Brook (Flammarion, 1991) et Yannis Kokkos (Actes Sud, 2004), Banu ne cessa de célébrer le choc qu’il ressentit en découvrant La Classe morte de Tadeusz Kantor, au festival de Nancy (1975) comme son enthousiasme pour le Théâtre Laboratoire du théoricien et pédagogue polonais Jerzy Grotowski et sa figure centrale, Ryszard Cieslak.
Mais Banu sait aussi veiller à ceux qui arrivent : naguère Krzysztof Warlikowski, aujourd’hui Wajdi Mouawad. Car le geste de mise en scène et son interrogation du contemporain priment sans conteste pour Banu ; même si Tchekhov comme Shakespeare font figures d’exception, bénéficiant d’études monographiques puisque ces continents commandent le palimpseste par les vibrations toujours actuelles qu’ils proposent.
Réinterroger le sens de la vie
Parmi ses nombreux essais on distinguera deux trilogies. Celle parue chez Adam Biro, Le Rideau ou la Fêlure du monde (1997), L’Homme de dos (2000) et Nocturnes : peindre la nuit, jouer dans le noir (2005), qui interroge les artifices et les jeux de la scène tout en célébrant la peinture, passion intime qu’annonçait Le Rouge et or (Flammarion, 1989) ; celle dont deux volets parurent aux Solitaires intempestifs (L’OubliI, 2005, Le Repos, 2009) et La Nuit nécessaire (Adam Biro, 2004).
Dans la réflexion de Banu, l’acteur n’est pas oublié. En marge de la star comme du révolté, l’essayiste célèbre l’insoumis, à la flamme contagieuse, « l’acteur plus qu’acteur » au cœur de ses Voyages du comédien (Gallimard, 2012), qui affirme la règle pour la mettre en tension, la déborder, la fragiliser avant qu’advienne la révélation.
Mais l’homme finit par exposer ses failles. Dans son dernier ouvrage, Horatio se livre de façon plus intime, présentant ces objets usés, polis ou marqués par le passage du temps, indices de blessures précieuses, statues brisées, tableaux endommagés, œuvres calcinées, qu’il conserve dans son appartement, vestiges de toute vie accidentée (Les Objets blessés, Cohen & Cohen, 2022).
Or, sans accidents, pas d’occasion de réinterroger le sens de la vie. Et c’est encore vers Peter Brook que Banu se tourne pour avoir non la réponse mais le bon questionnement. Le maître n’a-t-il pas confié aux Bouffes du Nord en février 2020 : « Apprenez à poser des questions, mais sans toujours chercher des réponses. Gardez en vous-mêmes une question, définitivement, une question en attente de réponse ! » Et Banu de commenter dans la revue Alternatives théâtrales son « indissoluble, énigme irrésolue, inoubliable ! ».
22 juin 1943 Naissance à Bucarest
1973 Arrivée en France
1986 « L’Acteur qui ne revient pas »
1998-2015 Codirecteur de la revue « Alternatives théâtrales »
2012 « Les Voyages du comédien »
2021 « Les Récits d’Horatio »
21 janvier 2023 Mort à Paris
Philippe-Jean Catinchi
Légende photo : Georges Banu, chez lui à Paris, le 16 août 2013. LEA CRESPI/PASCO