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Le spectateur de Belleville
November 17, 2024 4:53 AM
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Entretien avec Marie Plantin pour Sceneweb - 14 nov. 2024 Récemment nommée à la direction du Centre Dramatique National d’Orléans (CDNO), succédant ainsi à Séverine Chavrier, Émilie Rousset s’inscrit dans un paysage théâtral contemporain qui porte haut des enjeux sociétaux primordiaux, des dramaturgies innovantes hybridant les médiums, un goût pointu pour le travail du son et de l’image, et un rapport singulier à nos oralités. Rencontre. Passée par l’École du TNS en mise en scène, voilà dix ans maintenant qu’Émilie Rousset fabrique des formes inédites nourries d’archives et de témoignages récoltés, invente des dispositifs singuliers qui placent la parole au centre et renouvellent le rapport au public, élabore une écriture du montage dans des performances-pensantes qui croisent divers points de vue de spécialistes, élargit ses champs d’investigation à chaque nouvelle création, tisse et met en perspective un réseau de regards experts sur des sujets ciblés, comme autant de portes d’entrée sociologiques pour approcher nos réalités. Nous l’avons rencontrée dans les sous-sols de Cromot, Maison d’artiste et de production, dans cette période charnière de prise de fonction à la tête du Centre Dramatique National d’Orléans (CDNO), alors que viennent d’être repris à Paris deux de ses anciens spectacles : Reconstitution : le Procès de Bobigny, une co-création avec Maya Boquet, et Rituel 5 : la Mort, une co-création avec Louise Hémon. Deux propositions de tempérament qui viennent déplacer nos systèmes de représentation, deux expériences scéniques ritualisées, hautement représentatives de sa démarche. C’est ainsi qu’est née l’idée de cet entretien multipiste, en fonction des thématiques abordées lors de notre rencontre, montage d’une parole aussi claire que déliée, guidée par une pensée puissante et structurée. Un micro-dispositif en miroir des siens qui sont, à chaque fois, un cadre pertinent pour croiser les regards et les territoires. Le CDNO – Projet, relation et partage de l’outil Comment s’est déroulée votre arrivée à la tête du CDNO ? Émilie Rousset : Pour le moment, j’engage tout juste une relation avec le public du CDNO, je vais présenter une de mes pièces en fin de saison et je prépare la suite. Le CDNO est une institution qui a suivi de près le dynamisme et les transformations de la scène théâtrale en France et en Europe. Son public est sensible aux recherches que proposent les artistes contemporains les plus novateur·rices. Je m’inscris donc naturellement dans la continuité de ce qu’a proposé Séverine Chavrier, tout en souhaitant ouvrir de nouveaux horizons. En tant qu’artiste, j’aime repousser les frontières du théâtre, autant dans les formes que dans les sujets abordés. Je cherche à explorer d’autres terrains de réflexion, à créer des croisements, à provoquer des déplacements. Le projet pour le CDNO est en adéquation avec ce qui m’anime. Je pense aussi que les lieux de création comme les CDN, dirigés par un·e artiste, doivent être habités et réinventés par les artistes eux-mêmes. Qu’est-ce qui vous anime dans ce projet ? À un certain moment de mon parcours, j’ai réalisé que, plus mon travail était reconnu et diffusé, moins j’échangeais avec d’autres artistes indépendants. En réalité, nous évoluons dans des circuits ultra-concurrentiels qui ne sont pas conçus pour favoriser la rencontre et la collaboration. Les tensions économiques et politiques qui secouent la société et notre milieu tendent à exacerber cette situation. C’est pourquoi le projet que je propose pour le CDNO réunit un collectif d’artistes européen pour penser et déployer le projet collectivement. Ce collectif sera composé des metteur·euses en scène, réalisateur·rices, Lola Arias, Marta Gornicka, Vanasay Khamphommala, Marcus Lindeen et Marianne Ségol-Samoy, Adeline Rosenstein, Gurshad Shaheman, Louise Hémon, ainsi que de la scénographe Nadia Lauro et de la chercheuse et curatrice Madeleine Planeix-Crocker. Scénographier la rencontre et créer in situ Concrètement, comment s’envisagent les temps de rencontre ? Deux temps forts, La Caverne et La Biennale de Printemps, viendront nourrir le projet et rythmer la saison. La Caverne s’articule autour et à l’intérieur d’une scénographie immersive imaginée par Nadia Lauro. Elle proposera un environnement scénographique qui sera investi par des œuvres performatives et discursives. Avec le collectif d’artistes européens, nous y organiserons des rencontres, des débats, des lectures, des tours de chant, des projections de films… La Caverne accueillera les projets qu’on mène en parallèle de la scène, les projets collaboratifs, les projets en cours de recherche. Par exemple, je viens de réaliser une pièce radiophonique cosignée avec Alexandre Plank, réalisateur radio et cofondateur de Making Waves, à la suite d’une résidence proposée par le Festival d’Automne et l’AP-HP dans les services PMA, dons de gamètes et biologie de la reproduction de l’hôpital Jean Verdier à Bondy. Dans La Caverne nous proposerons une écoute de cette pièce audio, jouée en live. Le deuxième temps fort, sous forme de Biennale au printemps, offrira un parcours d’œuvres créées in situ sur le territoire de la ville et de la région : salles de tribunal, gymnases, parkings, guinguette… J’y créerai avec Caroline Barneaud Alouettes – pièce de champ, une œuvre qui se joue dans un champ avec un·e agriculteur·rice local·e et son tracteur. L’idée de ces deux temps forts, c’est de créer d’autres rapports à l’œuvre et aux publics, en modifiant le dispositif. Sortir de la salle de théâtre et s’inscrire dans des paysages force à inventer d’autres formes et d’autres manières de produire, ça crée d’autres modalités de rencontres. La co-création, synergies joyeuses Vous co-signez souvent vos spectacles avec d’autres artistes. Que vous apporte ce processus de co-création ? Cette liberté de fluctuation et d’alliances, je la trouve non seulement joyeuse, mais aussi dynamisante. Je ne cherche pas à créer des mariages à la vie à la mort. Ce sont plutôt des rencontres sur des désirs communs à un moment donné. Rituel 5 : la Mort est co-signée à l’écriture, à la mise en scène et à la réalisation avec Louise Hémon et nous avons fait ensemble trois pièces et quatre films courts ; Reconstitution : le Procès de Bobigny est co-signée à l’écriture avec Maya Boquet, avec qui j’ai aussi créé une série de performances intitulée Les Spécialistes. Je viens de terminer une tournée dans huit pays européens avec la pièce collective Paysages partagés, présentée en France au Festival d’Avignon 2023. Ce projet est un parcours dans la nature imaginé par Stefan Kaegi et Caroline Barneaud, qui réunit les œuvres de plusieurs artistes européens, et pour lequel j’ai signé l’une des pièces. Pour moi, la pensée émerge dans le dialogue ; il faut des convergences, des expériences et des sensibilités qui se connectent pour que quelque chose advienne de l’ordre de la création. L’image du créateur et du penseur solitaire n’est que l’incarnation d’un pouvoir, il faut s’en méfier. Dispositifs : hybridation fertile Dans votre travail, le cadre scénographique est une matrice dramaturgique. Pourquoi et comment élaborez-vous ces dispositifs ? C’est ma manière de travailler, d’écrire et de créer. C’est comme ça que je réfléchis. Je travaille mes pièces autant sur le fond que sur la forme induite par le thème. À chaque fois, j’imagine un dispositif en rapport avec les matériaux et le sujet de collecte. Interroger le sens par le biais du dispositif de représentation s’apparente à des procédés plus caractéristiques de l’art contemporain ou du cinéma documentaire d’auteur·rice·s. Par exemple, chez Agnès Varda, Chantal Akerman, Alain Cavalier ou Peter Watkins, le sujet est exploré par le cinéma, qui est lui-même mis en scène, et le réel est interrogé par le regard du créateur qui s’expose dans un même mouvement. Lorsque j’ai découvert ces films, je me suis sentie à l’aise, car j’ai perçu que le procédé d’écriture et de réflexion donnait les clefs aux spectateur·rice·s ; il portait en lui une certaine éthique, une transparence. Travailler avec des dispositifs implique également un côté très plastique. Je pense des agencements, et si ça marche, le sens s’en dégage. Ma pratique d’écriture emprunte au montage cinématographique. C’est du collage. Cette matérialité-là, cette manipulation des flux m’intéresse parce ce qu’elle est sensible et indissociable du geste. C’est comme dans la démarche documentaire : le corps et la présence sont en jeu dès le départ. Oralité : ce que véhicule le langage Le corps et la présence, certes, mais aussi la parole qui semble être un objet d’étude clef de l’ensemble de vos spectacles… C’est l’épicentre de mon travail. Si on le considère uniquement sur l’angle thématique des pièces, on passe à côté de ce biais de lecture. Tout le processus d’écriture repose sur l’oralité et ses spécificités. Mes pièces explorent également, et surtout, ce qu’on ne dit pas dans ce qu’on dit, ce qu’on dit dans ce qu’on ne dit pas, et comment, malgré tout, on parvient à réfléchir ensemble. Quand je m’intéresse à des faits de société, à travers les rituels ou la question de l’avortement, j’utilise le théâtre pour partager mes recherches et ça passe par l’adresse et le langage. La parole, c’est quand même un phénomène ahurissant qui entretient un rapport au sens à la fois flou et mouvant. On parvient à saisir un sens, puis on le perd, puis on le reconquiert, et, finalement, on finit par se comprendre, ou pas. Mes spectacles s’ancrent dans cette perte et cette conquête perpétuelle, et invitent les spectateur·rice·s à en faire l’expérience sensible, mise à la loupe par le théâtre. L’oreillette pour rejouer l’adresse Vous utilisez souvent un système d’oreillette qui permet aux comédien·nes d’entendre la parole dont ils deviennent simultanément dépositaires. Pourquoi ce choix ? Ma recherche est stratifiée et se déroule par étapes. Il y a d’une part un travail d’enquête à partir d’archives, un travail documentaire avec les entretiens que je mène, suivi d’un temps de montage fondamental. Ce qui est donné aux interprètes arrive ensuite, une fois les bandes-son montées. Ce sont des partitions qui n’existent pas à l’écrit. Le travail à l’oreillette découle de ce processus. J’aime ce qu’il implique dans la présence de l’acteur·ice parce qu’iels sont dans une action invisible des spectateur·rice·s et pourtant perceptible. L’oreillette influe forcément sur leur incarnation, puisqu’une autre voix est avec eux au même moment. Néanmoins, iels ne sont pas conviés à rejouer la personne qu’iels entendent, mais à être eux-mêmes, en train de rejouer l’adresse et le mouvement de pensée. Ça les met dans un endroit de travail très particulier que j’explore depuis quelques années et qui interroge aussi spécifiquement cette chose-là : comment pense-t-on avec la personne en face, et comment la pensée serait différente sans elle, et comment cela se formule nécessairement à deux. Ici, je dirais même à trois, puisque le fantôme du document créé des impulsions et des interférences. C’est de la pure pensée vivante et cela n’a rien à voir avec de la pensée écrite. L’oreillette permet de toucher à cette matière : le flux, la pensée parlante, la parole pensante, et cet interstice entre les deux, où il se passe et se dit plein de choses. Affaires familiales, affaire à suivre… Vous êtes actuellement en train de composer votre nouvelle pièce, Affaires familiales, dont la création est prévue en 2025. Pourriez-vous nous en dire plus ? Je suis en pleine écriture et mène des entretiens dans plusieurs pays d’Europe autour de cette juridiction, des lois et des pratiques. Il est difficile d’en parler de manière synthétique à cette étape du travail où la note d’intention est bousculée par la recherche. Les projets naissent de stratifications multiples, mais ce qui est certain, c’est que cette pièce découle de Bobigny, non pas tant pour l’aspect judiciaire, mais plutôt en ce qui concerne le rapport entre l’intime et le politique, entre le corps individuel et le corps collectif. Dans la défense du droit à l’avortement se joue le droit de disposer de son corps, et par là, l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour paraphraser la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie « l’avènement d’une réelle société démocratique » se trouve dans cette lutte. Ce qui m’intéresse avec le sujet des affaires familiales, c’est ce trajet des récits entre l’histoire individuelle et l’histoire collective. Ces histoires, qui semblent appartenir à l’intimité du foyer et à des cas individuels, concernent en réalité l’ensemble de la société et la manière dont nous souhaitons nous structurer. Ce n’est pas pour rien que la famille est un des premiers champs investis par l’extrême droite et les conservateurs. Vladimir Poutine a supprimé les violences intrafamiliales du Code pénal, Giorgia Meloni a créé un crime universel pour la GPA, s’opposant ainsi à la reconnaissance des parentalités LGBT+. C’est intéressant de voir ce que nos institutions choisissent de prendre en charge ou refusent d’entendre. Comment nos histoires intimes, en fonction de l’écoute que la société leur accorde, prennent sens ou en perdent. Marie Plantin / Sceneweb Portrait d'Emilie Rousset © Martin Argyrolo
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Le spectateur de Belleville
October 15, 2019 6:38 PM
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Par Amélie Blaustein Niddam dans Toute la Culture.com 15/10/2019 Créée au T2G, la nouvelle pièce des exigeantes Émilie Rousset et Maya Boquet est au Festival d’Automne. Un spectacle à la fois déambulatoire et participatif qui questionne l’histoire et la mémoire du célèbre procès de Bobigny, qui en 1972 a ouvert la voie vers la dépénalisation de l’avortement.
L’installation est juste magnifique. La lumière pensée par Laïs Foulc est un bijou. Douze cercles de chaises sont alignés dans la grande salle du T2G vidée de ses sièges. Au centre de chaque rond se trouve un carré de lumière comme un feu de camp du XXIe siècle. Face à face, le travail de vidéo de Louise Hémon fait défiler des focus sur des statues qui symbolisent la justice.
La mise en scène parfaite d’Emilie Rousset fait le reste. Depuis quelques mois, les chorégraphes et les metteurs en scène contemporains utilisent le son dans leurs pièces d’une façon complètement neuve. Dans un geste très moderne, le public est ici casqué.
Nous allons où nous voulons, nous nous asseyons autour d’un intervenant dont nous connaissons le nom et la fonction : Emile Duport, un militant « pro-vie », Camille Froidevaux-Metterie, philosophe, Christine Delphy, sociologue, co-fondatrice du MLF, René Frydman, spécialiste de la reproduction, Marielle Issartel, chef monteuse, Jean-Yves le Naour, historien, Myriam Paris, spécialiste du contrôle des naissances à la Réunion, Véronique Séhier, co-présidente du planning familial, Claude Servan-Schreiber, témoin au procès, Véronique Champeil-Desplats, responsable du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, Françoise Fabian, comédienne, témoin au procès, et Marie Bardet, danseuse, militante pour le droit à l’avortement en Argentine.
Il faut tout d’abord apporter quelques clés de lecture car cette performance demande d’accepter d’être un peu perdu. Il faut un premier temps pour comprendre que les noms qui sont affichés sur les cartels devant les cercles ne sont pas les personnes qui vont venir nous parler. Ensuite il faut un second temps pour comprendre que dans les oreillettes des comédiens, la voix du témoin est, elle, bien réelle. Ce n’en est pas une pièce documentaire pour autant, car les textes dits sont des montages. Nous sommes au théâtre.
Une fois le dispositif compris, il devient fascinant.
Emilie Rousset travaille les « strates ». Elle joue des aller-retours entre la fiction et le réel, toujours. Ici, le casting est fou, on retrouve beaucoup d’interprètes proches de Joris Lacoste ou de Vincent Thomasset. C’est-à-dire des acteurs qui ont un rapport à la voix quasiment radiophonique. Citons-les : Véronique Alain, Antonia Buresi, Rodolphe Congé, Suzanne Dubois, Emmanuelle Lafon, Thomas Gonzalez, Anne Lenglet, Aurélia Petit, Gianfranco Poddighe, Lamya Régragui, Anne Steffens, Nanténé Traoré, Manuel Vallade, Margot Viala et Jean-Luc Vincent
Précisons que le dispositif est activé pendant 2h30, cela veut dire qu’on ne peut pas passer à toutes les tables, appelons-les comme ça. Donc, chaque « spectateur » aura sa perception de la pièce. Dans notre parcours nous croisons Emmanuelle Lafon, qui a co-fondé avec Joris Lacoste l’encyclopédie de la parole. Quand on est assis avec elle, elle incarne avec plasticité les mots de Camille Froidevaux-Metterie. Il faut ajouter qu’à aucun moment les comédiens ne jouent à imiter « leur » témoin. Les comédiens ne jouent pas. Leurs voix et leurs postures sont les mêmes quel que soit le « personnage » dont ils transmettent les mots.
Sur le fond, évidemment, il est formidable de se plonger dans les mots au procès de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Il est fascinant de comprendre le choc qu’il a été comme le rappelle Rodolphe Congé qui pour nous, à ce moment, « était » Véronique Champeil-Desplats, responsable du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux. « Elle » dit : » Faire un procès à la loi, c’est très nouveau à l’époque ».
Finalement, l’apport du spectacle dépend beaucoup des choix que nous faisons, et nous avons voulu mélanger les voix. De la pire (Emile Duport) à la plus sensible (Françoise Fabian) en ponctuant notre parcours de paroles d’universitaires.
Reconstitution, le procès de Bobigny n’est donc PAS une reconstitution du procès de Bobigny mais une réflexion très juste du point vue historique sur la transmission et l’apport de ce procès qui a tout changé. Camille Froidevaux-Metterie nous « dit » que le droit à l’avortement est « l’entrée dans la modernité démocratique ». Ce n’est pas inutile, en ce moment, de le rappeler.
Informations pratiques :
Théâtre de la Cité internationale-19 et 20 Octobre
!POC!- 16 Novembre
Le Théâtre de Rungis -30 Novembre
Théâtre de Chelles-1 Février
Visuel : © Philippe Lebruman
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Le spectateur de Belleville
July 12, 2024 12:59 PM
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Publié sur le site d'Artcena - 24 juin 2024 La metteuse en scène souhaite faire du CDN un lieu de création et de réflexion ancré dans la société actuelle, en y associant un collectif d’artistes européens ainsi que l’ensemble des forces vives du territoire. Appelée à prendre pour la première fois la direction d’un lieu, Émilie Rousset voit dans cette nouvelle aventure « le prolongement » de son activité de compagnie (John Corporation) et l’opportunité de défendre au sein d’une institution les lignes esthétiques et les positionnements politiques qui l’animent depuis toujours : agréger des communautés de réflexion et de pensée et générer des rapports singuliers avec les spectateurs. « La perspective de m’établir sur un territoire et de rencontrer des publics durant plusieurs saisons, avec mes pièces et celles des créateur.rices que je convierai, me séduit également », ajoute la future directrice du Centre dramatique national d’Orléans. Le projet qu’elle a défini s’articulera autour de trois temps forts. Le premier, intitulé « la Biennale de printemps », rassemblera des œuvres créées in situ, dans des lieux non dédiés de la ville (intérieurs ou extérieurs, tels des parkings ou des centres commerciaux) et du territoire ; une pratique qu’Émilie Rousset juge « stimulante » intellectuellement et artistiquement, dans la façon même aussi d’envisager la production de spectacles, et qui permettra d’inclure des amateurs, des artistes locaux, des performeurs, voire, le cas échéant, des habitants. Imaginé comme un « Focus jeunesse », le deuxième événement fera la part belle à la littérature qui s’adresse aux adolescents et aux jeunes adultes. Le troisième enfin, « La Caverne », abritera un collectif d’artistes européens composé des metteur·euses en scène, réalisateur·rices Lola Arias, Marta Gornicka, Vanasay Khamphommala, Marcus Lindeen et Marianne Ségol-Samoy, Adeline Rosenstein, Gurshad Shaheman, Louise Hémon ainsi que de la scénographe Nadia Lauro (conceptrice du paysage intérieur de La Caverne) et de la chercheuse et curatrice Madeleine Planeix-Crocker. Tous partagent avec Émilie Rousset une appétence pour les sujets de société et cette capacité à allier la recherche documentaire et un travail formel novateur – recours au cinéma, à la performance ou à l’installation – qui, en repoussant les limites du théâtre, transcende le rapport au réel. Une fois par an, ils se réuniront pour échanger des idées, pérégriner aussi sur le territoire (en vue de la Biennale de printemps) à la rencontre de ses acteurs, d’associations et d’habitants susceptibles de nourrir leur écriture. Ces créateur.rices proposeront en outre des performances, des tours de chant, des conférences ou des projections de films. Tout au long de la saison, la programmation comprendra des productions régionales, nationales et internationales. Émile Rousset entend par ailleurs profiter de la présence, dans les murs du Théâtre d’Orléans, de la scène nationale et du Centre chorégraphique national (dont la nouvelle direction est en cours de recrutement), pour envisager des coopérations et des co-accueils. La notion de répertoire sera également mise à l’honneur, la metteuse en scène montrant la voie avec la reprise de La Reconstitution du Procès de Bobigny qu’elle a créée en 2019. « Il me semble important de présenter des pièces emblématiques du parcours d’un artiste. Continuer de faire vivre des spectacles participe aussi d’une démarche écologique », explique-t-elle. Les Centres dramatiques nationaux ayant toutefois vocation à être des lieux de création, la directrice accordera notamment une attention particulière aux compagnies régionales émergentes, avec lesquelles elle entrera en dialogue sur leur travail et leur niveau de structuration. Des résidences – de création ou de laboratoire – s’avèreront propices à un accompagnement personnalisé, qui les aidera à franchir les étapes menant à une future programmation de leurs spectacles sur les plateaux de CDN ou de scènes nationales. Favorisée par la Biennale de printemps, la relation au territoire enfin s’incarnera également dans de nombreux partenariats que le CDN d’Orléans désire nouer, dans le cadre de propositions hors les murs (qui seront accentuées), avec des musées, des salles de concert, des théâtres de la ville et de la région Centre-Val de Loire, des festivals et des événements majeurs tels que Bourges, Capitale de la culture 2027. Alors qu’elle s’apprête à prendre ses fonctions le 1er juillet, Émilie Rousset souligne l’accueil positif que lui ont réservé l’équipe et le directeur par intérim, Jean-Michel Hossenlopp. Rassurée par une passation de pouvoir « en douceur », elle se dit en revanche très inquiète au regard du contexte politique actuel et des menaces que celui-ci fait peser sur la démocratie et l’égalité des droits pour les femmes, les personnes LGBT+, les personnes racisées et étrangères. Se définissant avant tout comme « une citoyenne qui doit lutter », la metteuse en scène garde néanmoins foi dans le service public et celui de la culture, ainsi que dans le rôle de rempart joué par l’art contre « les idées xénophobes, racistes, homophobes, transphobes, misogynes, de l’extrême droite ». « Je continue de croire que l’art, sa capacité de partage et de réflexions collectives, sont utiles à une société porteuse de valeurs humanistes et progressistes », conclut-elle. Crédit photo : © Martin Argyroglo
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Le spectateur de Belleville
October 14, 2019 7:30 PM
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Par Christine Friedel dans Théâtre du blog - 14 octobre 2019 Reconstitution : le procès de Bobigny d’Emilie Rousset et Maya Boquet
L’actualité force la porte du théâtre. Le recul, en Europe et dans le monde, du droit pour les femmes à disposer de leur corps et d’avoir accès à l’I.V.G., nous inquiète à juste titre. Deux jeunes femmes ont mis en scène la mémoire du fameux procès de Bobigny (Seine-Saint-Denis), un procès majuscule et voulu exemplaire par la grande avocate Gisèle Halimi : avec le cas de Marie-Claire, seize ans à l’époque, violée, puis enceinte et dénoncée par son violeur pour délit d‘avortement, ainsi que sa mère, deux amies ayant servi d’intermédiaire et la « faiseuse d’anges » !
Il fallait donc faire abolir la loi de 1920 (aggravée par la suite à deux reprises) qui interdisait toute publicité pour la contraception et criminalisait l’avortement. Loi meurtrière : des milliers de femmes mourraient chaque année faute d’encadrement médical. On le sait, mais certains ne veulent pas le savoir : aucune interdiction, aucune sanction, aucun danger n’arrête une femme qui refuse de mettre au monde un enfant dans des conditions qu’elle juge impossibles. Quitte à en passer pour elles par la peur, le traumatisme, l’humiliation et la « punition » avec curetage à vif : à lire entre autres dans L’Événement d’Annie Ernaux. Au printemps dernier a été créé au Vieux-Colombier à Paris avec les acteurs de la Comédie-Française, Hors la loi de Pauline Bureau (voir Le Théâtre du Blog). Le drame de l’adolescente et le retentissant procès qui a suivi, y étaient incarnés, et en même temps mis en perspective avec la Marie-Claire d’aujourd’hui. Un travail clair et fort.
À Gennevilliers aujourd’hui, Émilie Rousset et Maya Boquet en éclairent les enjeux d’une autre manière. Elles ont collationné les documents, rencontré les témoins de l’époque : « Nous avons choisi des matériaux où il y a un rapport très fort au langage et à la représentation, par exemple les débats politiques et le procès » pour «créer des formes théâtrales qui sont des sortes d’hypothèses de la réalité, révélant artificialité et merveilleux ». Nous voici donc invités à prendre place dans l’un des douze cercles de parole et d’écoute sur le double plateau du Théâtre de Gennevilliers. Stars, universitaires, avocats, prix Nobel : beaucoup de femmes parmi les grands témoins de l’époque mais aussi des hommes. L’avortement n’est plus seulement Une Affaire de femmes, selon le titre du film de Claude Chabrol (1988) sur la condamnation et l’exécution sous Pétain d’une femme qui pratiquait des avortements.
Ils se souviennent plus ou moins, parce que la mémoire trie, exagère, oublie et surtout ils racontent. Ces textes portent la marque d’une époque de libération et de violence politique : on apprend, sidéré, qu’au moment où la contraception et l’avortement étaient encore illégaux en France (1972), ils étaient activement promus à la Réunion, en vue d’un « équilibrage » ethnique selon son député « décomplexé » Michel Debré. On entend la journaliste Claude Servan-Schreiber affirmer que, oui, elle est une bourgeoise et qu’ elle a ainsi pu avorter dans de bonnes conditions en Suisse : la liberté des femmes est encore une question de classe sociale. On écoute le témoignage du professeur Milliez : « Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l’ensemble des Français. »
Chaque prise de parole dure environ un quart d’heure, puis l’auditeur et le comédien changent de cercle. Car il s’agit bien de comédiens qui jouent un rôle précis : faire passer une parole, une vie. Un jeune homme joue Françoise Fabian, témoin au procès mais peu importe, il entend l’humour, l’intelligence, l‘élégance de la comédienne et nous les restitue avec sa propre vivacité. On le retrouvera plus tard en professeure de sciences politique ou en médecin. « C’est aussi une façon de recréer pour le-la spectateur-trice, le rapport que nous avons eu, Maya et moi, à ce document d’archives : naviguer entre les plaidoiries, les réquisitoires, les témoignages et choisir ensuite d’aller interroger telle ou telle personne. »
Ces vérités multiples prennent de plus en plus de vie au fur et à mesure du parcours. C’est entendu, on ne pourra pas tout voir ni tout entendre mais tous ces points de vue construisent une vérité passionnante et ouverte, sans pour autant tomber dans le relativisme. Le plaisir grandit. Quand on nous a annoncé le dispositif avec casque d’écoute, on pouvait s’inquiéter d’un recours à la technologie, d’un projet conceptuel. Rien de cela : tout fonctionne avec une parfaite économie et une toute aussi parfaite efficacité ; le réglage impeccable du son y est pour beaucoup, comme les circulations aisées.
L’invention de cette forme théâtrale est en parfaite adéquation avec le projet philosophique. La scénographie est celle de l’écoute mais sur les deux fonds de scène opposés, des images du Palais de justice nous font un petit signe de biais, légèrement ironique : pesanteur solennelle des colonnes que le procès de Bobigny a ébranlées, Justice incarnée par une figure féminine d’une puissance illusoire, gros plans sur le masculin et le féminin de quelques statues, et même sur une feuille de vigne… Nous sommes captivés par cette adresse personnelle et vivante. Voilà du gai savoir, profond, effervescent. Voilà une Reconstitution comme en donne parfois le meilleur théâtre : un faisceau de pensées et d’émotions (qui, elles-mêmes, donnent à penser) à partager et qui ouvrent des espaces immenses.
Christine Friedel
Le spectacle a été joué au Théâtre de Gennevilliers (Seine-Saint-Denis), du 10 au 14 octobre.
Théâtre de la Cité Internationale, Paris (XIVème), les 19 et 20 octobre. Et en Val-de-Marne : au P.O.C. d’Alfortville, le 16 novembre et au Théâtre de Rungis, le 30 novembre.
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