Ici, « l’art et la vie ne font qu’un ». Cette phrase est celle d’une œuvre de l’artiste de street art Miss Tic. C’est celle choisie par Rima Abdul-Malak pour illustrer la carte de vœux du ministère de la Culture cette année. Ce pourrait être aussi une allégorie de ce que sont les centres dramatiques nationaux (CDN), ces fabriques de théâtre où des milliers de femmes et d’hommes œuvrent chaque jour à créer de nouveaux spectacles originaux. Comme tous les lieux de culture, les CDN ont l’obsession de renouer leur lien avec un public dont les usages ont été bousculés par la pandémie et le sont aujourd’hui par l’inflation. Ils doivent aussi composer avec une équation financière délicate avec, d’un côté, des augmentations élevées des coûts de l’énergie et une hausse des salaires et, de l’autre, des collectivités territoriales dont certaines ont décidé de faire de la culture une variable d’ajustement de leur budget et coupent dans les subventions.
Dans ce contexte, l’Association des centres dramatiques nationaux (ACDN) qui regroupe les trente-huit établissements, a décidé de mener une enquête auprès d’eux pour disposer d’une vision globale de leur situation. Elle offre une photographie contrastée, avec des théâtres bien plus exposés que d’autres aux difficultés du moment, et le besoin pour tous d’inventer de nouvelles manières de créer sous la pression des bouleversements économiques et environnementaux.
Émilie Capliez, codirectrice de la Comédie de Colmar, et Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération à Lyon, respectivement présidente et vice-président de l’ACDN, dévoilent les résultats de cette enquête et les analysent.
“Certains spectateurs se montrent plus frileux à s’engager très en amont sur une date de spectacle. Il y a désormais beaucoup plus de billetterie de dernière minute.” Émilie Capliez
La fréquentation des CDN a baissé en 2022 par rapport à la période pré-Covid, dans quelles proportions et comment l’expliquez-vous ?
Joris Mathieu : En moyenne, elle a baissé de 21 %, mais la situation est très hétérogène. Un tiers des théâtres a retrouvé son niveau de 2019 et, pour la majorité des autres, ce recul se situe entre 10 et 15 %. Cette baisse n’est pas notre première source d’inquiétude. Nous avons au contraire l’impression d’un retour progressif à la normale plus rapide que ce qu’on pouvait craindre. Après, comme tous nos concitoyens, notre public est confronté depuis le deuxième semestre 2022 à la hausse du coût de la vie, et on peut penser que certains spectateurs sont amenés à limiter le nombre de leurs sorties.
Émilie Capliez : On constate également une évolution des pratiques. Certains spectateurs se montrent plus frileux à s’engager très en amont sur une date de spectacle. Il y a désormais beaucoup plus de billetterie de dernière minute.
Quel est l’impact de l’inflation des coûts de l’énergie et des hausses salariales ?
E.C. : L’augmentation des coûts de l’énergie représente en 2022 1,3 million d’euros de dépenses supplémentaires pour l’ensemble de nos structures. La hausse de la masse salariale s’élève, elle, à 1,2 million d’euros pour les permanents et à 400 000 euros pour les intermittents.
“Les baisses de subvention ne sont pas toujours homogènes sur l’ensemble d’un territoire comme en Auvergne-Rhône-Alpes, où elles ont ciblé certains établissements avec des variations parfois très fortes.” Joris Mathieu
J.M. : En moyenne, pour chacun des CDN, c’est une augmentation de 110 000 euros de charges avec des hausses qui, pour l’essentiel, sont intervenues sur le deuxième semestre 2022. Si on fait une projection en année pleine en 2023, on devrait avoisiner les 200 000 euros d’augmentation. C’est d’autant plus inquiétant que ces chiffres ne tiennent pas compte de charges plus invisibles mais qui pèsent lourdement sur notre activité, comme la hausse des coûts de production liée à celle des matériaux, des décors, du fret qui a pris 30 % en six mois, ou encore de l’hôtellerie.
Plusieurs régions et départements ont annoncé des coupes dans leurs subventions. Le réseau des CDN est-il impacté par ces baisses ? Si oui, dans quelles proportions ?
J.M. : En 2022, un tiers des CDN ont déjà été confrontés à des baisses de subventions. L’inquiétude pour cette année est donc très forte. Ces baisses émanent de plusieurs conseils régionaux en Auvergne-Rhône-Alpes, dans le Grand Est et plus récemment dans les Pays de Loire. Elles ne sont pas toujours homogènes sur l’ensemble d’un territoire comme en Auvergne-Rhône-Alpes, où elles ont ciblé certains établissements avec des variations parfois très fortes. À titre d’exemple, le Théâtre Nouvelle Génération à Lyon a été impacté par une réduction de 15 % de sa subvention, soit une somme de 26 000 euros. Une baisse loin d’être anodine dans notre budget, même si elle est moins importante que pour d’autres structures comme le Théâtre national populaire de Villeurbanne dont la subvention a, elle, chuté de 150 000 euros.
Lors de la présentation de ses vœux, la ministre de la Culture a dénoncé les coupes budgétaires opérées par certaines régions en affirmant que “la culture ne peut pas être une variable d’ajustement”. Vous souscrivez ?
J.M. : Évidemment. Ce qui nous préoccupe, c’est que l’État seul ne peut pas absorber toutes les hausses que nous subissons, surtout quand elles sont couplées avec des baisses de subventions. Le financement de nos structures est co-partagé entre l’État et les collectivités territoriales. Notre crainte est de voir cette co-construction des politiques culturelles voler en éclats en période de crise, du fait de l’attitude de certains exécutifs régionaux qui utilisent justement la culture comme variable d’ajustement de leur budget.
Aux dernières Biennales internationales du spectacle, on a beaucoup entendu dire que l’État avait bien du mal en ce moment à jouer son rôle de pilote dans le secteur de la culture…
J.M. : L’État reste la colonne vertébrale d’une politique culturelle à l’échelle du territoire. Ce qui peut questionner, c’est la manière dont l’exécutif d’une région comme la nôtre, Auvergne-Rhône-Alpes, peut prétendre individualiser sa politique dans le domaine culturel et se désolidariser d’une co-construction des politiques publiques culturelles alors même que la culture ne représente que 2,5 % de son budget global, soit deux à trois fois moins que ce que l’État investit dans la région.
“Il nous revient de repenser notre modèle. On va probablement produire différemment, diffuser les œuvres sur un temps plus long, responsabiliser nos pratiques en termes d’environnement…” Émilie Capliez
Ces hausses de l’énergie et des salaires cumulées dans certaines régions à des baisses de subventions ont-elles un impact sur la création ?
E.C. : Tout l’enjeu est là. Les CDN abritent beaucoup d’artistes, d’artistes associés, et nous avons besoin de pouvoir soutenir toute cette chaîne de création et de diffusion de spectacles. La situation est certes hétérogène au sein du réseau, mais chacun d’entre nous sera soumis à des arbitrages plus ou moins contraignants.
Produire moins mais diffuser plus et à proximité des lieux de création pour des questions environnementales pourrait-il être une solution à ces crises ?
E.C. : Nous vivons une période de transition où nous sommes contraints d’analyser en permanence ce qui nous arrive tout en restant dans l’action. Il nous revient donc d’imaginer une forme de décélération, de repenser notre modèle. On va probablement produire différemment, diffuser les œuvres sur un temps plus long, responsabiliser nos pratiques en termes d’environnement… Ce doit être un projet global, mûri à l’échelle de toutes les scènes labellisées et dont les solutions ne pourront être que collectives.
Olivier Milot / Télérama