Au Théâtre Hébertot, à Paris, des « Parents terribles » sauvés par les comédiens | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 3/03/23

 

Christophe Perton met en scène de manière trop frileuse la pièce de Jean Cocteau.


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https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/03/au-theatre-hebertot-a-paris-des-parents-terribles-sauves-par-les-comediens_6164069_3246.html#xtor=AL-32280270-%5Btwitter%5D-%5Bios%5D

Mais pourquoi donc, dans les théâtres privés, la mise en scène semble-t-elle toujours s’arrêter aux portes de la salle ? Pourquoi ne vient-elle pas sur le plateau fabriquer de l’invisible pour que soit révélé au public un au-delà des mots et des images ? Christophe Perton, à qui l’on doit la représentation des Parents terribles, de Jean Cocteau, n’échappe pas à cette loi fatidique. Assumant à la perfection son rôle de directeur d’acteurs, il tente bien d’immiscer sa vision et ainsi de déplacer ce qu’on voit et entend vers une perception moins frontale et plus subliminale. Mais il s’y risque trop timidement, à l’occasion de changements de décor pris en charge par deux silhouettes coiffées de têtes de chiens. A moins qu’il ne s’agisse de gueules de loups ? On ne sait pas, ces moments-là se déroulant dans la pénombre. Face à cette frilosité de la mise en scène, il ne reste aux spectateurs qu’une pièce et des comédiens.

 

Là est pourtant la chance, immense, des Parents terribles. Car les acteurs sont fabuleux et la pièce « incroyable », pour citer une réplique récurrente des héros. Cocteau est loin d’être un auteur poussif. En 1938, désireux de répondre au souhait de son jeune compagnon, Jean Marais, il écrit en moins de quatre semaines ce pseudo-vaudeville au goût âcre. En vérité, un drame si scabreux qu’il sera interdit lors de sa création après seulement neuf représentations. Les censeurs lui reprochent l’exposition trop frontale d’un inceste. Le fait est que l’histoire n’est pas ordinaire (Luchino Visconti la montera d’ailleurs deux fois de suite).

 

Yvonne, une mère diabétique (Muriel Mayette-Holtz), couve d’une passion excessive son fils Michel (Emile Berling). Celui-ci vient de tomber amoureux d’une jeune femme, Madeleine, dont on apprend qu’elle était la maîtresse de Georges, père de Michel et époux d’Yvonne. Ce méli-mélo improbable, qui emprunte sa mécanique aux archétypes tragiques (Œdipe, Médée) et aux pulsions freudiennes, se déroule sous le regard froid, lucide et autoritaire de Léonie, dite Léo. Une célibataire éprise de Georges quand bien même il lui a, autrefois, préféré sa sœur diabétique. Cocteau se serait, affirment les exégètes, projeté en Yvonne. A elle l’insuline, à lui l’opium. A elle la passion pour Michel, à lui l’amour pour Jean Marais.

Partition troublante

Christophe Perton adapte deux matériaux. A la version éditée par Gallimard, après que l’écrivain l’a amendée et édulcorée, il greffe des bribes du manuscrit original (autrement plus retors) qu’il a acheté dans une salle de ventes. Une percutante initiative dont il dissout malheureusement l’impact dans un décor défraîchi : l’action se passe, pour l’essentiel, dans la chambre à coucher d’Yvonne. Un lit géant aux draps défaits trône au centre. Sur les bords, de hautes boiseries sombres et leurs placards débordant de vêtements. Au sol, un fatras de tissus. Au fond, une salle de bains, ses W.-C. et son lavabo. L’appartement de Madeleine se résume, pour sa part, à un morose canapé jaune.

Si les plus jeunes acteurs ne manquent pas de présence, leurs aînés font des étincelles

Ces deux espaces asphyxient l’œil. Ce qui rend d’autant plus remarquable le travail des comédiens : si les plus jeunes ne manquent pas de présence, leurs aînés font des étincelles. Muriel Mayette-Holtz est impériale dans son rôle de dévoratrice. L’actrice, explosive, comique et pathétique, assume tout de son personnage hors norme. Elle en fait une mère monstrueuse mais en perdition. Face à elle, Charles Berling tient avec subtilité une note délicate, se coulant dans le corps contraint d’un adulte qui n’a jamais pu grandir. Les yeux baissés, il a des enfants l’air buté, la mine hagarde et la moue hébétée lorsqu’ils viennent de casser leur jouet. Sa partition est d’autant plus troublante qu’il est, dans la vie, le père de son partenaire, Emile Berling.

 

Et puis, surtout, il y a Maria de Medeiros. Fascinante et hitchcockienne Léonie. Blonde platine, cheveux au carré, tirée à quatre épingles, elle règne d’une main de fer sur ce chaos humain. Elle lave le linge, range les placards, calme le jeu ou excite les affects. Elle est celle qui jugule ou aggrave le désordre, celle qui, au fond, décide du cours de la fiction. Son personnage veut ça. Mais parce que l’actrice a l’envergure des grands interprètes, elle va plus loin. Tout dans son jeu suggère qu’existe, peut-être, une histoire invisible tapie sous le récit de Cocteau. Cette histoire serait celle d’une manipulatrice cynique et inhumaine. N’est-ce pas ce surgissement d’une insondable hypothèse qu’on appelle, justement, la mise en scène ?

 

Les Parents terribles, de Jean Cocteau. Mise en scène : Christophe Perton. Avec Muriel Mayette-Holtz, Charles Berling, Maria de Medeiros, Emile Berling, Lola Créton. Théâtre Hébertot, 78 bis, boulevard des Batignolles, Paris 17e. De 15 € à 53 €.

 

Joëlle Gayot

 
De gauche à droite : Léonie (Maria de Medeiros), Yvonne (Muriel Mayette-Holtz) et Georges (Charles Berling), dans « Les Parents terribles », dans une mise en scène de Christophe Perton, au Théâtre de Liège, le 2 avril 2022. DOMINIQUE HOUCMANT-GOLDO