«Et si c’était eux ?» : la Comédie-Française mise en senior  | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Laurent Goumarre  publié dans Libération  le 23 oct.2023 

 

Dans une pièce touchante et drôle jouée au Vieux-Colombier, les sociétaires du Français grimés en vieillards participent à une émission de téléréalité et règlent en toile de fond leurs comptes aux dérives capitalistes des Ehpad privés.

 

Le nom de la salle a valeur de programme : le Vieux-Colombier. Sur scène ils sont effectivement vieux, du quatrième âge. Regard absent alzheimerien pour le couple Martin Lallemand-Francine Valia, béquilles et genouillères pour Patrick Darent, un reste de gloire passée dans les cheveux rouges et les bijoux d’une Judith Siquaire tremblante, Séraphin Bouderoux porte encore beau mais n’entend rien, quant à Armand Tresson il ne lâche pas, fringué sexy seventies, ce qui lui donne des allures de mort-vivant.

Sarouel

Voilà une belle équipe de seniors, tous «pensionnaires» de Pont-aux-Dames, la maison de retraite des sociétaires de la Comédie-Française, embarqués dans un show de téléréalité, «Et si c’était eux ?». L’enjeu ? Convaincre les spectateurs contribuables de maintenir le statut «privé non lucratif» de cette maison de retraite menacée comme deux autres établissements d’être avalée par le grand capital, en remportant une série d’épreuves : scène classique, monologue, chanson, improvisation. Et c’est pas gagné. Les cabots comiques retraités du théâtre privé de la Ménardière et les ex-fumeurs de joints en sarouel de la Cartoucherie de Vincennes abrités à l’hospice du Soleil ont marqué des points les semaines précédentes.

 

 

C’est parti pour deux heures de farce pathétique dirigée par l’animateur Alban Vauquer (délirant Laurent Stocker flanqué d’une crinière blonde style Mon Petit Poney) et sa collabo d’assistante (formidable Elissa Alloula). Cynisme du charity business, obscénité des fameux «moments d’émotions», vulgarité du décor tout en rideaux dorés, tout est mis en place pour exhiber le spectacle hilarant de la vieillesse des six retraités de la Comédie-Française. Ils ont connu des heures de gloire, traversé des centaines de rôles, ils vous ont fait rêver, vous les avez applaudis, enviés peut-être ? Prenez aujourd’hui votre revanche en regardant ces mains qui tremblent, ces corps perclus, ces visages décharnés, tachés – le travail de maquillages et perruques de Cécile Kretschmar est déjà un show en lui-même, qui métamorphose la troupe géniale, Alain Lenglet, Florence Viala, Julie Sicart, Sébastien Pouderoux, Clément Bresson, Dominique Parent. Et la mémoire ? Elle flanche bien sûr, mais elle retrouve ses marques pour des comédiens habités par les textes qui les ont construits. Il suffit d’un mot et c’est Britannicus, Cyrano de Bergerac… qui reviennent.

 

Kitsch

 

La comédie de Jules Sagot et Christophe Montenez (lui-même sociétaire de la Comédie-Française) se regarde bien sûr comme un hommage affectueux et inquiet aux anciens qu’ils seront un jour. Et s’ils jouent, sur la fin, un peu trop la carte de l’émotion facile – ce fameux moment d’émotion qu’ils dénonçaient quelques minutes plus tôt dans la mécanique du show télévisé – avec une scène de couple de vieux évidemment amoureux comme au premier jour, on gardera en mémoire ce moment de bascule où le personnage de Judith Siquaire refuse le jeu, oppose à la violence kitsch de l’émission la radicalité d’un réquisitoire politique. C’est un coup d’Etat dans la pièce, qui vient régler son compte aux dérives capitalistes des Ehpad privés à but lucratif. Plus c’est cher, moins il y a de personnel, pas plus de trois couches par jour, les biscottes rationnées… rien qu’on ne sache déjà, après les révélations de l’enquête signée Victor Castanet, les Fossoyeurs. Mais il se passe quelque chose, là, face public, à regarder la comédienne Julie Sicard s’engager dans une prise de parole frontale sous le costume noir très Barbara de son personnage. La pièce vacille, la mise en abyme fonctionne à plein régime. Pour quelques minutes, les éclats de rire font place à un silence de mort.

 

Laurent Goumarre / Libération

 

Et si c’était eux ? Texte et mise en scène Christophe Montenez et Jules Sagot. Au théâtre du Vieux-Colombier Comédie-Française jusqu’au 5 novembre.

 

 

 

Photo : "Et si c'était eux ?" de Christophe Montenez et Jules Sagot, par la Comédie-Française, au Vieux-Colombier. Laurent Stocker au premier plan. Photo © Vincent Bouquet