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Le spectateur de Belleville
March 27, 11:27 AM
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Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 26 mars 2025 La comédienne Agathe Pujol a détaillé devant la commission de l’Assemblée nationale les violences sexuelles dont elle aurait été témoin dans la troupe d’Ariane Mnouchkine et la tentative de viol qu’elle y aurait subie.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/03/26/apres-des-accusations-de-violences-sexuelles-la-douloureuse-introspection-du-theatre-du-soleil_6586523_3246.html
« Cette réunion est l’une des plus graves de l’histoire du Théâtre du Soleil. » Mardi 25 mars, 14 heures : Ariane Mnouchkine prend la parole dans le foyer du théâtre installé depuis soixante ans à la Cartoucherie de Vincennes. Face à elle, une quarantaine de visages fermés. La grande majorité de la troupe a répondu présente au rendez-vous décidé dans l’urgence par la directrice, après les propos de la comédienne Agathe Pujol. Hors de question de traiter avec désinvolture ce qui vient de se jouer. C’est le cœur même de la maison qui est atteint. L’accusation a eu lieu la veille, le 24 mars, devant la commission de l’Assemblée nationale sur les violences commises dans les secteurs artistiques. Une session présidée par la députée Sandrine Rousseau (Les Ecologistes, Paris), diffusée en direct et en accès libre. Pendant près d’une heure, Agathe Pujol, qui en février 2024 a porté plainte contre le comédien Philippe Caubère, l’accusant d’« atteinte sexuelle » sur mineure (l’acteur est mis en examen pour viols, agressions sexuelles et corruption de mineur), a détaillé les « dérives sexuelles » dont elle aurait été témoin au Soleil. Affirmant y avoir été elle-même victime d’une « tentative de viol » par un acteur dans la nuit du 31 décembre 2010, dont, ajoute-t-elle, « beaucoup furent témoins », Agathe Pujol rend compte en détail et en termes dévastateurs de son séjour, encore lycéenne, dans le théâtre. Une atmosphère « oppressante » Venue au Soleil comme bénévole dans le courant de l’année 2010, elle déplore un travail effectué gratuitement pendant, dit-elle, presque deux ans au service de la restauration, à la cuisine ou à la plonge. « On me disait qu’il fallait que je fasse mes preuves, qu’à un moment peut-être quelqu’un manquerait et qu’on aurait besoin de moi sur scène (…) j’ai longtemps été aveuglée par ce système, y étant entrée très jeune. » Elle évoque les « messes basses, les manipulations constantes, le masochisme suggéré, le diviser pour mieux régner, les addictions diverses, la sexualité imposée ». Elle précise avoir appris là-bas à fumer et à boire, l’accès au bar étant « sans surveillance » ou « limite d’âge » et déplore, au-delà de la beauté et de la magie du lieu, des conditions « très dures », une atmosphère « oppressante », un fonctionnement « en vase clos » hors de Paris, dans le bois de Vincennes. Un portrait au vitriol découvert par une équipe du Soleil sonnée, partagée entre la consternation, la colère ou la peur. Certains des membres regrettant aussi qu’« aucun contradicteur ne soit présent sur place ». Même si elles ont permis à la troupe de vérifier sa solidarité dans l’épreuve, les quatre heures de discussion menée dans le calme le mardi 25 mars n’auront pas suffi à purger les émotions. « Je pense au public. Comment le rassurer, ne pas désenchanter ces gens qui se disent heureux qu’on existe » : comme beaucoup de ses camarades, la comédienne Hélène Cinque accuse le coup avec effroi. Personne n’évacue la violence des faits qu’aurait subie Agathe Pujol : « Nous devons investiguer sur cette tentative de viol », témoigne la comédienne Shaghayegh Beheshti. Mais le sentiment d’injustice domine aussi les conversations : « On ne peut pas laisser dire que les hommes ici sont des prédateurs », lance l’acteur Maurice Durozier. « Je ne conteste pas la manière dont les choses ont pu être vécues, ajoute son collègue Vincent Mangado, mais il est faux de dire que nous organisons du travail au noir. » Démêler le vrai du faux Au Soleil, le bénévolat est depuis toujours une porte d’entrée possible vers un emploi pérenne dans les murs. La recette fonctionne pour beaucoup. Mais pas pour tous. Revenue parmi l’équipe en 2022 pour participer à un stage à Amiens dans le cadre d’une école nomade, Agathe Pujol n’a pas été cooptée en tant que comédienne. Dans le foyer où les tables ont été assemblées pour former un vaste rond, les nouvelles recrues et les vétérans discutent. Sont présents les acteurs mais aussi les équipes techniques : costumière, responsable des ateliers décors, créatrices lumière ou son. Jusqu’aux stagiaires, dont Ariane Mnouchkine a souhaité la participation : « Je leur ai demandé d’être là car elles doivent comprendre ce qui se passe dans une collectivité humaine comme la nôtre qui n’est à l’abri de rien, malgré toutes nos tentatives, efforts, espoirs. A l’abri de rien. Même si je pense que nous sommes un groupe digne. Parfois. Visiblement pas toujours. » Les mots de la directrice pèsent lourd, le silence qui les suit en dit long sur la sidération collective. Sans débordements ni invectives, levant la main à tour de rôle, les participants exposent leurs ressentis et leurs points de vue. Les plus anciens tentent de se souvenir : que s’est-il passé réellement, qui était là et n’a rien vu, ou bien a vu et n’a rien fait ? Comment faire comprendre que le Soleil n’est ni une secte ni une mafia ? Faut-il porter plainte contre l’acteur agresseur au nom du théâtre ? Consulter un avocat ? Toutes les pistes sont sur la table. Démêler le vrai du faux, tenter de faire la lumière entre des faits objectifs et leur interprétation forcément subjective : pendant quatre heures, chacun avance sur ce fil ténu en évitant les généralités. De la nuance en tout : Ariane Mnouchkine veille au grain. Elle pointe le changement des « curseurs » générationnels en matière d’agression sexuelle et appelle chacun à davantage de vigilance. La jeune génération réclame, pour sa part, un renforcement des référents VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels). Huit volontaires suivront très bientôt une formation. Arrivé dans les murs en 2022, l’acteur Tomaz Nogueira da Gama attend près de trois heures avant de s’exprimer : « Le Soleil, tout magique qu’il est, fait partie de la société. Se regarder dans le miroir, fort de notre trajectoire, c’est dire : oui, nous avons cultivé des miracles, mais nous avons aussi, sans doute, traîné quelques vices. Cela me suffit pour défendre le théâtre. » Assumer sans se défausser, prendre les mesures qui s’imposent pour prévenir les dérives quelles qu’elles soient, mais ne pas, pour autant, courber la tête sous l’invective ou renier d’un trait de plume l’identité d’une maison dont les pratiques font la singularité : en introduction de cette réunion de crise, Ariane Mnouchkine avait prévenu : « Nous vivons un moment existentiel. » Le mot n’est pas usurpé. La troupe signera collectivement une lettre dûment réfléchie et adressée, dès que possible, au public. Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Le Théâtre du Soleil, fondé par Ariane Mnouchkine, à la Cartoucherie, dans le bois de Vincennes, à Paris, en 2014. BERTRAND GUAY/AFP
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Le spectateur de Belleville
December 8, 2024 6:17 PM
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Par Vincent Bouquet dans Sceneweb - 7 décembre 2024 À l’occasion du premier volet de sa nouvelle série présentée au Théâtre du Soleil, la metteuse en scène Ariane Mnouchkine chausse les lunettes confortables du présent pour imposer, façon leçon d’Histoire, son regard superficiel et manichéen sur les figures de la révolution russe de 1917.
Tandis que le plateau de Théâtre du Soleil baignait dans la quiétude propre aux paysages enneigés, le visage de Vladimir Poutine apparaît soudain en fond de scène. La femme qui, quelques secondes auparavant, demandait aux spectatrices et aux spectateurs de « mettre les téléphones portables hors d’état de nuire » et de « ne pas prendre de photo », se précipite alors vers lui, lui intime l’ordre de « dégager » et tente de couvrir cette voix qui, comme le président russe l’avait fait le 24 février 2022, annonce le début de l’invasion de l’Ukraine. Sous ses coups de poing répétés, la toile où la vidéo est projetée ondule, se déforme, et donne au faciès de Poutine des traits encore plus démoniaques qu’à l’accoutumée. Cette irruption aussi gigantesque que brutale d’un morceau de l’Histoire récente ne constitue pas le strict point de départ de la nouvelle série du Théâtre du Soleil, Ici sont les Dragons, mais sert plutôt de tremplin pour basculer de la Russie d’aujourd’hui à celle d’hier. Bientôt, la femme traverse à nouveau le plateau pour s’installer à ses pieds, et s’imposer en tant que metteuse en scène, au milieu d’un empilement de livres qu’elle ne tarde pas à ouvrir. L’objectif de ce double d’Ariane Mnouchkine, incarné par Hélène Cinque, est clair : « rentrer dans le lard de l’Histoire » afin de nous donner les moyens de comprendre comment nous, et plus particulièrement la Russie, en sommes arrivés là. Pour cela, dans une forme de mise en abyme de l’acte de création mnouchkinien, elle ambitionne de monter un spectacle, ou plutôt plusieurs spectacles. En guise d’ouverture, elle se plonge dans cette Première époque, dans cette révolution de 1917 qui a fait chavirer la Russie tsariste dans l’ère soviétique, et qu’Ariane Mnouchkine considère, visiblement, comme le berceau de notre mal contemporain – alors que les tentations impérialistes russes lui sont bien antérieures. Au long d’une petite vingtaine de tableaux, déroulés comme on tournerait les pages d’un livre d’Histoire, elle porte au plateau le récit de ce mouvement populaire peu à peu confisqué par une petite clique de dirigeants. Née à Petrograd en février 1917, sous l’effet conjugué d’un hiver particulièrement rude, d’une pénurie alimentaire et de la lassitude liée à la Première Guerre mondiale, cette révolte prend rapidement de l’ampleur et la liste des revendications s’allonge jour après jour. Alors que les femmes et les ouvriers demandaient d’abord du pain, ils réclament bientôt la fin de la guerre, l’abdication du tsar, et rêvent, pour certains, d’égalité, de droit de vote pour toutes et tous et de l’autodétermination des peuples de l’Empire. Épaulés par les soldats, en dépit de la répression sanglante ordonnée par Nicolas II, les manifestants remportent la première manche, et voient, en mars 1917, l’arrivée aux commandes d’un gouvernement provisoire en lieu et place du régime tsariste. Malgré la formation de soviets, ces assemblées spontanées d’ouvriers, de paysans, de soldats et de marins, la bourgeoisie qui veille au grain, et freine des quatre fers pour contenir les velléités populaires, fait progressivement main basse sur le pouvoir, et ne met pas fin à la guerre. En parallèle, les Allemands, qui cherchent à obtenir la paix sur le front de l’Est pour concentrer toutes leurs forces sur celui de l’Ouest, permettent au maximaliste Lénine de revenir de son exil suisse, dans un « train plombé » qui arrive le 3 avril en gare de Petrograd. Cette opération de déstabilisation du géant russe est un succès et précipite le pays dans une nouvelle instabilité politique qui, mois après mois, jette les bases de la révolution d’Octobre et du « coup d’État » des bolchéviques. Emmenés par le triumvirat Lénine-Trotski-Staline, ils mettent le pays sous leur coupe réglée, font miroiter une Assemblée constituante pour mieux la tuer dans l’oeuf et imposent une dictature. « La démocratie n’aura duré que huit mois », se désespère alors la metteuse en scène en guise de clôture de cette première partie. Avec cette collection de tableaux, Ariane Mnouchkine, « en harmonie » – comme le veut le terme consacré – avec Hélène Cixous, entend mettre le doigt sur la naissance d’un pouvoir autoritaire, mais le fait avec beaucoup trop de superficialité et une manière de faire la leçon qui donne bien peu à penser. Loin de ce que Joël Pommerat avait su brillamment réaliser avec Ça ira (1) Fin de Louis au sujet des débuts de la Révolution française, la metteuse en scène chausse les lunettes, forcément confortables, du présent pour se poser non pas comme une historienne ni comme une femme de théâtre, mais comme une procureure aux accents didactiques qui jugerait le cours des événements qu’elle fait défiler sous nos yeux. Au gré de rares allers-retours avec les différents fronts de la Première Guerre mondiale et avec l’Allemagne, elle joue la partition, un tantinet démagogique, du pauvre peuple romantisé – sacrifié dans les tranchées, naturellement enclin au partage, en quête forcenée de grandes avancées sociétales – contre les élites corrompues. Surtout, elle paraît à bas bruit, sans le dire explicitement ni le justifier, renvoyer dos à dos, et mettre sur le même plan, les architectes de la révolution d’Octobre et les nazis en devenir : Hilter, que l’on aperçoit simplement épargné dans les tranchées par un soldat britannique, et Goebbels, qui se repaît sur un banc des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Vicente Blasco Ibáñez. Au-delà du côté très scolaire de ce déroulé, Ariane Mnouchkine propose alors une vision partielle, partiale et surtout simpliste de la révolution russe. Tracée à gros traits, elle se révèle manichéenne dans sa façon de se lancer à la poursuite des « méchants » – y compris à grand renfort de musique inquiétante à chaque fois que Lénine pose un orteil sur le plateau. Sans jamais chercher à sonder leurs motivations, y compris les plus viles – à l’image de ce que Milo Rau avait pu faire dans son Lenin –, à analyser leur pensée, à expliciter clairement le jeu politique complexe qui se joue, elle se borne à les caricaturer comme les grands ordonnateurs uniformes d’un complot – alors que l’on connaît les dissensions et les querelles qui pouvaient exister au sein même du triumvirat – visant à confisquer le pouvoir pour leur propre intérêt, en se payant, au passage, la tête du bon peuple. De tout cela, ne se dégage, finalement, et étonnamment au vu de la bibliographie pléthorique sur laquelle la metteuse en scène dit s’être appuyée, que très peu de profondeur intellectuelle, y compris dans la convocation de ces figures présentées comme plus modérées – tels Irakli Tsérétéli et Karl Kautsky –, à qui Ariane Mnouchkine semble donner quitus, sans explorer ni donner à apprécier, là encore, le fond de leur pensée. Surtout, l’autoritarisme qu’elle entend dénoncer, la metteuse en scène le pratique dans sa façon de faire théâtre. Si elle profite toujours de son impeccable maîtrise du plateau et du rythme, et de son imperturbable talent à faire naître des tableaux avec un charme artisanal à nul autre pareil, Ariane Mnouchkine opère le choix pour le moins curieux de faire jouer ses comédiennes et ses comédiens en playback, exception faite d’Hélène Cinque. Si l’on croit d’abord à un souci de véracité, à un moyen de faire résonner les langues russes, allemandes et anglaises, que les actrices et les acteurs ne maîtrisent pas forcément, cette fragile hypothèse s’effondre quand vient l’heure des fragments en français, eux-mêmes pré-enregistrés. Contre-productif dans sa manière de fausser ce qui se joue, ce parti-pris donne à cette fresque historique l’allure d’une pantomime, d’une farce, dont Ariane Mnouchkine ne pousse ni les feux ni les traits – sauf lors de la bien nommée « farce ukrainienne » – afin qu’il se révèle dramaturgiquement pertinent. Affublés de masques qui leur offrent, avec une précision d’orfèvre, le visage de celles et ceux qu’ils incarnent, lorsque ces personnages sont connus, les comédiennes et les comédiens de la Troupe du Soleil sont alors privés de leur capacité réelle à jouer. Ils deviennent les pantins d’une composition quasi marionnettique, de simples pions au service de la vision d’une metteuse en scène toute puissante, réduits à bouger vaguement les lèvres et à agiter les bras, avec une bonne dose de surjeu. Niés dans leur individualité, privés de leur singularité, ils ressemblent alors à ces « hommes nouveaux » que les totalitarismes du XXe siècle entendaient faire naître pour mieux en tirer les ficelles. Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr Ici sont les Dragons – Première époque – 1917 : la Victoire était entre nos mains Une création collective du Théâtre du Soleil en harmonie avec Hélène Cixous Direction Ariane Mnouchkine Avec Hélène Cinque, Dominique Jambert, Nirupama Nityanandan, Aline Borsari, Alice Milléquant, Omid Rawendah, Sébastien Brottet-Michel, Seear Kohi, Reza Rajabi, Jean Schabel, Shaghayegh Beheshti, Pamela Marin Munoz, Vincent Mangado, Duccio Bellugi-Vannuccini, Maurice Durozier, Samir Abdul Jabbar Saed, Dimitri Leroy, Andréa Formantel Riquelme, Agustin Letelier, Farid Joya, Élise Salmon, Ève Doe-Bruce, Andréa Marchant Fernandez, Judit Jancsо́, Vincent Martin, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Sébastien Brottet-Michel, Xevi Ribas, Ariane Hime, Astrid Grant, Tomaz Nogueira Da Gama, Omid Rawendah, Clémence Fougea, Ya-Hui Liang, et les voix de Ira Verbitskaya, Egor Morozov, Martin Vaughan Lewis, Brontis Jodorowsky, Arman Saribekyan, Cyril Boutchenik, Alexey Dedoborsch, Rainer Sievert, Johannes Ham, Sava Lolov, Sacha Bourdo, Yuriy Zavalnyouk, Anna Kuzina Musique Clémence Fougea Son Thérèse Spirli, assistée de Mila Lecornu Images Diane Hequet Lumières Virginie Le Coënt, Lila Meynard Peintures Elena Ant, assistée de Hanna Stepanchenko Soies Ysabel de Maisonneuve Masques Erhard Stiefel, assisté de Simona Vera Grassano Masques et accessoires Xevi Ribas, Miguel Nogueira, Lola Seiler, Emma Valquin, Sibylle Pavageau Figurines Miguel Nogueira, assisté de Sibylle Pavageau Costumes Marie-Hélène Bouvet, Barbara Gassier, Nathalie Thomas, Annie Tran, Elisabeth Cerqueira, avec l’aide de Mona Franceschini Perruques et coiffures Jean-Sébastien Merle Décors David Buizard, Naweed Kohi, Sandra Wallach, Aref Bahunar, Antoine Giovannetti, Noël Chambaux, avec l’aide de Martin Claude, Clément Vernerey, Pierre Mathis-Aide, Chloé Combes Effets spéciaux Astrid Grant, Andréa Formantel Riquelme, Farid Joya, avec l’aide de Judit Jancsо́, Reza Rajabi Conseils historiques Galia Ackerman, Stéphane Courtois, Nicolas Richoux, Dominique Trinquand Archiviste Sébastien Brottet-Michel Assistant à la mise en scène Alexandre Zloto Surtitrage Amanda Tedesco Régie générale Aline Borsari, assistée de Sébastien Brottet-Michel Régie son Thérèse Spirli Régie images Diane Hequet, en alternance avec Pierre Lupone Régie lumières Virginie Le Coënt, Lila Meynard, Noémie Pupier, avec l’aide de Bérénice Durand-Jamis Production Théâtre du Soleil Coproduction TNP – Villeurbanne Avec le soutien exceptionnel, à l’occasion de la célébration des 60 ans du Théâtre du Soleil, de la Région Île-de-France, du Ministère de la Culture et de la Ville de Paris Le Théâtre du Soleil est soutenu par le ministère de la Culture, la Région Île-de-France et la Ville de Paris. Durée : 2h45 (entracte compris) Théâtre du Soleil, Paris du 27 novembre 2024 au 27 avril 2025 Vincent Bouquet / Sceneweb
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Le spectateur de Belleville
December 2, 2024 10:06 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 2 déc. 2024 La metteuse en scène et sa troupe entreprennent le début d’un long voyage, théâtral et superbement cinématographique, fruit de sa colère éprouvée au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/12/02/ici-sont-les-dragons-le-grand-livre-d-histoire-anime-d-ariane-mnouchkine_6424590_3246.html
Comme souvent (comme toujours ?) chez Ariane Mnouchkine, tout est parti d’une saine et légitime colère. Colère, sidération, tristesse infinie, face à la guerre d’invasion lancée par le président russe, Vladimir Poutine, le 24 février 2022, sur l’Ukraine, et qui dure encore et encore, laissant un pays exsangue. La colère et la tristesse ont engendré l’envie de comprendre de quel ventre avait pu sortir cette bête immonde. La directrice du Théâtre du Soleil et sa troupe se sont lancées dans une vaste recherche théâtrale sur les totalitarismes du XXe siècle qui donnera lieu à une fresque en plusieurs volets, dont ils présentent aujourd’hui la « première époque » : Ici sont les dragons – 1917, la victoire était entre nos mains. La colère n’exclut pas le plaisir qui accompagne chaque excursion au Théâtre du Soleil, avec ses rituels immuables et réconfortants. Oui, Ariane Mnouchkine est bien là, sourire lumineux aux lèvres, devant l’entrée de son théâtre, pour accueillir en personne les spectateurs. Oui, la grande nef du Soleil a bien été transformée en restaurant – ukrainien, bien sûr, avec bortsch et pirojkis au menu –, et la chaleur humaine est au rendez-vous. A partir de là, c’est un grand livre d’histoire animé qu’ouvrent devant nous la metteuse en scène et sa troupe. Tout commence, après l’apparition fugace d’un Poutine au visage et à la voix défigurés et déformés, en 1916, sur le front de la guerre de 1914-1918, quelque part dans le Pas-de-Calais. Et tout se finira le 5 janvier 1918, au Palais d’hiver à Petrograd, par la réunion du comité central où Lénine, Trotski et Staline scelleront le destin de l’Ukraine et de ses velléités d’indépendance. Entre les deux, c’est la révolution de 1917, et la manière dont ses idéaux vont d’emblée être dévoyés, qui sert de colonne vertébrale au spectacle. C’est donc bien un voyage comme on aime à en vivre au Soleil que propose Ariane Mnouchkine. Voyage dans le temps et dans l’espace, où l’on saute en un clin d’œil du quartier général du tsar Nicolas II, incapable d’entendre les voix qui lui conseillent d’écouter la colère qui gronde dans son pays, au front de Picardie où un caporal nommé Adolf Hitler est miraculeusement épargné par un soldat anglais. Rendre lisibles les rouages de l’histoire La troupe a effectué un travail historique colossal et rigoureux, puis un travail de montage tout aussi phénoménal, pour composer un récit impeccablement et implacablement boutonné, rendre lisibles les rouages de l’histoire, la permanence de la soif de pouvoir. Se lit dans le spectacle la colère de Mnouchkine contre « le rapt opéré par une poignée de bolcheviks sur la révolution », tandis que court en ligne de fond la question du mal en politique, qui l’obsède depuis toujours. Mais c’est la forme, ici, qui emporte et permet au voyage de s’accomplir. La mise en scène, superbe, déploie avec une fluidité cinématographique les lieux et les situations, tout en restant pleinement théâtrale, jouant sur une palette formelle riche et variée. Selon un principe désormais bien rodé au Soleil, les décors arrivent et repartent en un clin d’œil, montés sur des roulettes, actionnés par les comédiens. Le tsar Nicolas II chevauche en compagnie de son ordonnance, Lénine débarque en train blindé en gare de Finlande à Petrograd, en avril 1917, un soldat disparaît, avalé par la neige, sans savoir s’il se trouve en Russie, en Pologne ou en Ukraine. Les ciels de Petrograd flamboient et palpitent, à l’aube ou au couchant, sur des toiles peintes ultrasensibles, discrètement animées d’images vidéo. Plaisir de ce théâtre qui ne cherche pas l’illusion et crée des atmosphères avec un art consommé de la lumière et de l’ombre. Ariane Mnouchkine, par ailleurs, a opté pour un choix bien particulier : faire jouer toutes les situations dans leur langue originelle. Les comédiens ne parlent donc pas ici avec leur propre voix : ils jouent une partition corporelle sur des voix enregistrées, en un travail quasi marionnettique qui empêche le spectacle de sombrer dans le naturalisme historique et les écueils d’une reconstitution toujours problématique. Même démarche avec les masques, d’un réalisme stylisé, portés par les personnages, qui donnent à la réalité toute son étrangeté. Une émotion indicible Ces Dragons s’avancent donc comme un spectacle pédagogique au meilleur sens du terme, sans doute moins accessible toutefois que d’autres pièces du Soleil, où le déploiement épique pouvait permettre d’embarquer à son bord un public très large. Il implique de par son principe même un gros travail de lecture des surtitres pour les spectateurs, qui peut mettre à distance. Mais il déplie tout du long un travail délicat et fin sur la figurine (vivante ou non), qui trouve son acmé dans le final du spectacle : les députés de la nouvelle assemblée ukrainienne de janvier 1918, qui viennent d’apprendre que la Russie bolchevique leur refuse leur autonomie, sont représentés par de minuscules poupées, filmées en gros plan dans leur stupeur figée pour l’éternité. Cette coda provoque une émotion indicible, enfin libérée après avoir été tenue en bride au long du spectacle. « Les dragons pondent leurs œufs dans d’innombrables nids », alertent les trois Baba Yaga qui font office de chœur et ne sont pas sans évoquer les trois sorcières de Macbeth. A chacun de retenir la leçon. Fabienne Darge / LE MONDE « Ici sont les dragons. Première époque. 1917 : la victoire était entre nos mains ». Création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine. Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’en avril. Légende photo : Répétitions du spectacle « Ici sont les dragons », d’Ariane Mnouchkine, en novembre 2024. LUCILE COCITO / ARCHIVES THÉÂTRE DU SOLEIL
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Le spectateur de Belleville
June 20, 2024 12:30 PM
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Article d'Elie Pillet dans Le Figaro - 18 juin 2024 Dans une tribune publiée par Libération, la fondatrice du Théâtre du Soleil dénonce la responsabilité des artistes dans la montée de l’extrême droite. Un constat d’impuissance partagé par Éric Ruf dans Le Monde. «Qu'est-ce qu'on n'a pas fait ? Ou fait que nous n'aurions pas dû faire ? On pensait qu'on avait trois ans pour y réfléchir et soudain, ce geste du président de la République (...) et nous n’avons plus que trois semaines». Après la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron dans la stupeur générale le 9 juin, Ariane Mnouchkine, la créatrice du Théâtre du Soleil, s’est interrogée dans Libération sur la responsabilité des artistes par rapport à la montée de l’extrême droite en France. Son verdict est sans appel. Et sans aucune mansuétude pour le monde de la culture qu’elle juge narcissique. Sa peur de l’arrivée au pouvoir du parti à la flamme date de 2002, «quand, pour la première fois, le FN est arrivé au second tour de l’élection présidentielle», précise-t-elle dans sa tribune du 12 juin. La potentielle victoire du Rassemblement national aux élections législatives du 30 juin et du 7 juillet serait sa «hantise». Le cri d’avertissement de l’artiste de 85 ans s’adresse notamment aux artistes de l’Hexagone. «Oui, nous allons nous trouver très vite, immédiatement peut-être, devant un dilemme moral : que ferons-nous lorsque nous aurons un ministère de la Culture RN, un ministère de l'Éducation nationale RN, un ministère de la Santé RN ? Un ministère de l'Intérieur RN ? Je ne parle pas de l'incompétence probable, que je mets à part. Je parle du moment où nous risquons de devenir des collaborateurs», s’alarme-t-elle encore. Avant d’ajouter : «Quand décide-t-on de fermer le (Théâtre du) Soleil ? Au contraire, va-t-on se raconter qu’on résiste de l’intérieur ?» Elle qualifie ces futures institutions ministérielles de «loups» qui joueront les «renards», qui chercheront à gâter, flatter ou financer les mondes de l’art. «Je ne veux pas être un personnage de la pièce que nous avons joué en 1979, Mephisto, d'après Klaus Mann », affirme-t-elle dans la tribune. «Narcissisme» et «sectarisme» Pour Ariane Mnouchkine, les premiers «responsables», ce sont justement les «gens de culture». «On a lâché le peuple, on n'a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu'ils voyaient, on leur disait qu'ils se trompaient, qu'ils ne voyaient pas ce qu'ils voyaient», déplore-t-elle dans Libération. D’après elle, même si les artistes se mobilisaient aujourd’hui contre le parti de Jordan Bardella, il serait trop tard. «Je ne suis pas certaine qu'une prise de parole collective des artistes soit utile ou productive», analyse-t-elle encore. En effet, Ariane Mnouchkine considère que ses «concitoyens en ont marre» des gens de culture, de leur «impuissance», de leurs «peurs», de leur «narcissisme», de leur «sectarisme» et de leurs «dénis». Une réflexion «sombre» que l’auteure de la tribune assume avant de faire appel à la bienveillance du «public» et de sa «troupe». Le constat d’Ariane Mnouchkine est partagé par Éric Ruf, dans un entretien accordé au Monde le 16 juin. Et la même interrogation court sur les lèvres de l’actuel administrateur de la Comédie-Française : «Cela fait longtemps que Tiago Rodrigues, moi et beaucoup d'autres faisons ce cauchemar, longtemps que l'on se demande : le jour où le RN passe, qu'est-ce que je fais ?», a-t-il confié au Monde. La vision d’Éric Ruf sur le secteur du spectacle vivant s’apparente à celle d’Ariane Mnouchkine : «La culture n'a plus aucun poids dans le débat politique, affirme-t-il auprès du Monde. Un doute fondamental s'est installé, chez les politiques, et conséquemment dans les médias et dans la société, sur son utilité, un doute qui touche spécifiquement le théâtre. À quoi ça sert, la Comédie-Française, ses quatre cents salariés, ses quatre-vingts métiers, son expertise ?» À moins de deux semaines du premier tour des élections législatives, face à ce constat d’«impuissance» dans le débat politique, les syndicats de la culture appellent, eux, à la mobilisation «contre l'extrême droite». Légende photo : Éric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française et la directrice du Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine constatent dans deux tribunes différentes l’impuissance actuelle des gens de culture face à la montée de l’extrême droite. AFP / JOEL SAGET / AFP / CHARLY TRIBALLEAU
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Le spectateur de Belleville
June 5, 2024 12:07 PM
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Par Fabienne Pascaud dans Télérama - Réservé aux abonnés
Publié le 29 mai 2024 à 06h30 Pour cet anniversaire, celle qui a créé le Soleil, et qui en est la figure de proue inébranlable, revendique toujours l’esprit de partage, d’aventure et de liberté qui le meut. Et prépare “War Rooms”, son prochain spectacle, né de la guerre en Ukraine.
Dès l’arrivée à la Cartoucherie de Vincennes où elle s’est installée en 1970, on est saisi par l’accueil de la troupe. Paroles de bienvenue, sourires, bienveillance… La passion du théâtre et de vivre de son métier — chacun touche le même salaire, 2 000 euros net, d’Ariane Mnouchkine au cuisinier — suscite-t-elle cette délicatesse ? Le 29 mai, le Théâtre du Soleil fêtera ses 60 ans. Soixante ans d’émerveillement et de partage sous la houlette d’Ariane Mnouchkine, 85 ans, toujours aussi exigeante et généreuse. Des Petits Bourgeois (1964) à L’Île d’or (2021), via des créations collectives comme 1789, 1793, L’Âge d’or, Le Dernier Caravansérail, Les Éphémères ou de flamboyantes re-visitations de Shakespeare ou des Atrides, le Soleil n’aura cessé de créer des images somptueuses comme de faire réfléchir, de rassembler comme de poser des questions. Ici le théâtre se fait épopée, rêve tout en restant engagé. Il métamorphose la réalité en poésie, pour mieux la dire, fort d’une troupe transmonde (soixante-dix personnes dont quarante comédiens) à la vingtaine de nationalités. Un ultime théâtre populaire, de service et de salut public qui enchante et secoue. Rencontre avec son inaltérable et magique fondatrice.
Quels souvenirs gardez-vous des débuts du Théâtre du Soleil ? La promesse du bonheur. Donc, déjà, le bonheur. Nous savions que nous commencions une aventure extraordinaire, digne du Capitaine Fracasse et de sa troupe au XVIIe siècle dans le roman de Théophile Gautier (1863). Nous en étions persuadés, parce que la plupart d’entre nous étions encore des enfants. En tout cas, moi, je l’étais. Nous partions en voyage. Un immense voyage, qui allait durer notre vie entière. Le rêve ne pouvait que s’accomplir si on donnait, tous, tout ce que nous avions à donner, jour et nuit. À peine vingt ans après la fin de la guerre, l’époque était pleine de certitudes positives. On ne se posait pas encore de questions sur la fin de l’Histoire. Elle ne pouvait qu’être heureuse : les luttes sociales, la justice, la fraternité gagneraient. Et nous aussi. Bien sûr, nous savions que nous ne savions rien, mais nous allions tout apprendre. Pendant longtemps, nous avons d’ailleurs été traités d’amateurs par certains professionnels, mais, Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat, Jean-Pierre Tailhade, Gérard Hardy, Myrrha Donzenac, son frère Georges, Françoise Tournafond et moi, les fondateurs, on s’en fichait. Nous avions l’humour, l’innocence, la naïveté fertile indispensables à toute épopée immense ou minuscule comme la nôtre. Nous avions l’enthousiasme. Nous étions parés. À lire aussi : “On n’essaie pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme” : le plaidoyer d’Ariane Mnouchkine Comment est né votre désir de théâtre ? Probablement Le Capitaine Fracasse, certainement aussi le choc éprouvé devant la mise en scène de Giorgio Strehler d’Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni. J’avais 16 ans, j’étais en vacances à Menton. À la sortie, je ne marchais plus, je volais. Bien sûr il y eut aussi les plateaux de cinéma où j’accompagnais mon père, Alexandre Mnouchkine, producteur de cinéma —autant de miniscènes de théâtre. Et, du côté de ma mère, en Angleterre, mon grand-père, Nicholas Hannen et ma tante Hermione, acteurs tous les deux. Mais ce qui fut décisif c’est le théâtre universitaire à Oxford où j’ai passé un an après le bac. J’y fus, entre autres, l’assistante de Ken Loach qui y finissait ses études. Après une répétition de Coriolan de Shakespeare, où je figurais, je me rappelle m’être dit : « C’est cela ma vie ! » Quelle chance j’ai eu d’avoir si tôt cette certitude et de la ressentir encore aujourd’hui. Comment naît le Soleil ? De retour d’Oxford à la Sorbonne où je fais de la psychologie et m’ennuie copieusement, je réalise qu’il n’y existe aucune troupe de théâtre universitaire accessible aux femmes. Jean-Pierre Miquel, qui restera un ami adorable, dirige à l’époque le Groupe de théâtre antique réservé aux garçons et me propose de rejoindre l’atelier de couture ! Alors je fonde avec mon amie Martine Franck, future grande photographe, l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep) et demande juste au gardien de la Sorbonne la clé d’une salle pour répéter. Il m’en donne une — chose inimaginable aujourd’hui ! — et après avoir posé une affiche, je m’installe derrière une petite table pour recruter des comédiens. Miracle ! Arrivent à l’Atep la plupart des fondateurs du Soleil. Nous montons fiévreusement Gengis Khan du poète Henry Bauchau. Je laisse tomber la psychologie. Nous décidons de créer ensemble une troupe professionnelle. Mais avant, chacun doit finir ce qu’il a à faire : études, service militaire, et moi, un long voyage, rêvé depuis l’enfance, en Chine, où je n’ai d’ailleurs jamais pu, ni plus tard voulu, entrer. Je partirai donc au Japon et reviendrai en traversant toute l’Asie. Notre engagement ensuite devait être total ! Et nous avons fondé le 29 mai 1964 cette coopérative ouvrière de production dont tous les membres sans exception toucheront le même salaire douze mois sur douze. Comme aujourd’hui. À l’époque, on ne pouvait pas se payer et la plupart d’entre nous travaillaient à l’extérieur pour gagner leur vie. J’avais la chance que mon père m’entretienne encore. Nous avions juste le désir d’avancer dans le métier. Aujourd’hui, j’ai plutôt l’impression de résister. Le ministère ne nous donnait pas grand-chose — nous n’avons eu de subventions correctes qu’avec l’arrivée de Jack Lang en 1981 — mais il était attentif et bienveillant. Une jeune troupe a besoin de liberté, de considération, de bienveillance. Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu’elles reçoivent de nos jours. En dépit du dévouement de tant de fonctionnaires, bons serviteurs de l’État, qui en souffrent eux aussi, et se démènent pour tenter d’y remédier, le système est devenu glacial. Et glaçant. Comment s’est fait l’apprentissage ? Sur le tas. Je n’ai jamais caché que je ne savais rien. On a d’abord choisi une pièce qui semblait nous convenir, Les Petits Bourgeois de Gorki que j’avais repérée à la librairie théâtrale, grâce à sa quatrième de couverture ! Je préparais la mise en place avec des soldats de plomb. Pour nous, au début, la mise en scène, c’était ça. Il y eut des crises bien sûr. Deux comédiens plus âgés, plus… professionnels, venus de l’extérieur, les seuls payés, me traitent de nulle. Je devais l’être, au fond. J’avançais à tâtons. Je suis prête à démissionner mais Philippe Léotard me défend, net et clair : « Les gars, si ça ne vous plaît pas, dehors ! » Ils sont partis. Et on s’est rendu compte que nous n’étions forts que de notre amitié. Le bonheur a fait que l’époque s’y prêta, les intolérances idéologiques sévissaient bien sûr, mais, comme je l’ai dit, notre église, à nous, c’était le théâtre, le théâtre populaire. Nous n’appartiendrions à aucune autre secte. Donc, on commence. En 1964, Les Petits Bourgeois. Un succès. Suivi d’un four : Le Capitaine Fracasse, notre deuxième spectacle. Martine Franck me parle alors d’une pièce géniale qui triomphe à Londres La Cuisine d’Arnold Wesker. J’y vais, et sans illusion en demande humblement les droits à cet auteur déjà célèbre ; ma lettre commençait par « We are nobody » — « Nous ne sommes personne ». Nouveau miracle : il nous les donne ! Alors on répète le soir comme des dingues car la pièce se passe dans la cuisine d’un restaurant et exige une véritable virtuosité gestuelle. Et au cirque Médrano, aujourd’hui disparu, nous faisons un triomphe en 1967… Cette reconnaissance publique et critique change-t-elle votre fonctionnement ? Jusque-là on ne se payait pas, il n’était question que de dévouement, on en a désormais les moyens et les ennuis commencent. « Pourquoi on dépense de l’argent dans les décors au lieu d’augmenter nos salaires », voilà le genre de questions auxquelles on était soudain confronté. Nous apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il exacerbe certains ego. En 1970, le Soleil s’installe à la Cartoucherie… Si nous ne l’avions pas trouvée, je pense que nous n’existerions plus ! Impossible pour une jeune troupe de durer sans maison. En août 1970, notre ami, architecte spécialiste du spectacle vivant et proche de Jack Lang, Christian Dupavillon, me signale que l’armée quitte la Cartoucherie de Vincennes et la rend à la Ville de Paris. Je cours la visiter. Coup de foudre ! Elle était là, notre maison grandiose et familière. Immense espace sans cloisons. On pouvait tout y mettre dans tous les sens. Nous nous y installons sans véritable autorisation. Et on retape tout nous-mêmes. En bravant tout. Heureusement, Guy-Claude François — qui sera notre scénographe jusqu’à sa mort — vient nous rejoindre. Un vrai professionnel. Vous êtes la première à faire circuler le public dans vos spectacles. Pourquoi ? Une envie d’assemblée, de communion, de rêves et de projets collectifs qui correspondait à l’époque. Aujourd’hui, j’ai compris que les voyages intérieurs du public se faisaient même assis… 1789, cette grande geste populaire où nous souhaitions raconter la Révolution vue et faite par le peuple, puis 1793 et L’Âge d’or sont des succès qui nous permettent de vivre. Nous apprenons que le succès est plus difficile à gérer que l’échec ; il exacerbe certains ego. Pour montrer la vitalité d’une vraie troupe, je décide de tourner la vie de Molière. Présenté à Cannes en 1978, le film a fait un bide épouvantable. Comment avez-vous vécu la mise en examen pour agressions sexuelles de Philippe Caubère — qui incarnait Molière ? Je ne veux pas répondre à cette question. Que pense la féministe que vous êtes de la libération de la parole des femmes grâce à #MeToo ? Ce mouvement était indispensable, vital. Si excès il y a, ils restent regrettables. Ils passeront. Pour sentir le monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la Bible entre la vie et l’homme. En 1995, vous dénonciez dans Tartuffe l’intégrisme musulman et faisiez une grève de la faim pour la Bosnie. En 1996, vous accueillez des sans-papiers, défendez les Tibétains dans Et soudain des nuits d’éveil en 1997, les migrants dans Le Dernier Caravansérail en 2003. L’engagement est-il dans les gènes du Soleil ? Dans Tartuffe c’est Molière qui attaque l’intégrisme et la bigoterie ! Moi, j’actualise ce fanatisme en le situant dans une région du monde où il sévit cruellement aujourd’hui. Je ne fais pas de théorie. Nous embrassons des causes qui tombent sous le sens, évidentes, insupportables. Se battre pour l’Ukraine, c’est aussi se battre pour notre propre avenir et celui de nos enfants. Pour que notre monde ne bascule pas du côté de la tyrannie de Poutine, et ne pas recommencer les aveuglements politiques d’hier. La lâcheté n’est jamais récompensée. Au moment de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, nous montions curieusement Macbeth. Nous pressentons parfois les choses. Ce sont les idéologies, leur dogmatisme, leur méchanceté, qui font écran. Albert Camus disait : « Je me refuserai toujours à mettre entre la vie et l’homme un volume du Capital. » Pour sentir le monde aujourd’hui, il ne faut mettre ni le Capital, ni le Coran, ni la Bible entre la vie et l’homme. Ariane Mnouchkine : “Pour Kiev, accepterons-nous au moins de nous geler les fesses ?” On ne vous a pas entendue sur le conflit israélo-palestinien ? Mais si, je réponds quand on m’interroge ! Je ne renie jamais ma part juive. Mais pour l’Ukraine, on peut concrètement faire quelque chose. Revendiquer des envois d’armes, la protection du ciel ukrainien, alors qu’il règne une telle radicalisation sur le sujet israélo-palestinien. Chaque mot porte en lui un brasier. Après le pogrom abominable du 7 octobre, il m’a fallu faire beaucoup d’efforts pour continuer à travailler. L’oubli, non, l’effacement de ces mille deux cents suppliciés, ce « oui, mais… » qui a immédiatement surgi était insupportable. On peut maudire les mafieux théocrates fascisants du gouvernement Netanyahou, tout en maudissant l’ignominie, l’inhumanité pornographique du Hamas. On doit pouvoir penser l’un sans nier l’autre. Ce que font les colons israéliens est criminel, ce que fait le Hamas est abominable. On juge au nombre de morts ou à l’intention ? Doit-on être borgne pour plaire à un clan ? Ne voit-on pas que le Hamas est la malédiction des Palestiniens musulmans et Netanyahou celle des juifs israéliens ? Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps. Quelles qualités faut-il pour diriger soixante ans le Soleil ? La santé. Et aimer. Continuer à aimer vivre et se battre pour une famille à la fois protectrice et libératrice. Je dois aimer ceux que le Soleil engage. Plus encore, je dois me sentir capable de les aimer longtemps. Avant de dire oui, nous travaillons beaucoup ensemble, parfois six, sept semaines. Ensuite, il ne faut pas avoir peur de faire confiance. Au début du Soleil, j’explosais comme du salpêtre, je croyais toujours le théâtre remis en question par nos insuffisances. Cela me terrifiait. Je me laisse moins submerger par la colère. On obtient le même résultat en étant plus calme. Avant, je ne félicitais jamais non plus un acteur quand c’était bien : au fond de moi, ce n’était jamais assez bien, donc surtout pas de relâchement, il fallait continuer à travailler. Maintenant j’ai compris que ces « soulagements prématurés » comme je les appelle, nous redonnaient confiance. Comment choisissez-vous de monter un spectacle ? La société impose souvent ses thèmes. Peu à peu un sujet vous obsède. Tel le drame des migrants pour Le Dernier Caravansérail. La création que nous répétons pour la rentrée prochaine — War Rooms (titre provisoire) — est née de la guerre en Ukraine : comment en est-on arrivé là ? Qu’un État attaque impunément un autre État ? Les jeunes ignorent les rouages de notre histoire politique européenne, et l’origine de nos conflits actuels. Nous-mêmes, manquons de mémoire et souvent de discernement. La première partie de ce spectacle en deux volets se jouera en novembre 2024 et la seconde en 2025. À lire aussi : Ariane Mnouchkine : “Mon ambition pour le Théâtre du Soleil a toujours été que nous y soyons heureux” Gardez-vous les mêmes méthodes de travail, improvisation, puis écriture ? D’abord pour nourrir l’imagination des acteurs, nous avons amassé une énorme quantité de livres, documents, archives, films. Ensuite, forts de ce nouveau savoir, les acteurs commencent à me faire des propositions. Quand l’improvisation est bonne, c’est-à-dire lorsqu’elle me fait rire ou pleurer, elle est provisoirement retenue pour le spectacle. Sinon, on recommence ou on efface. Ou on travaille une proposition prometteuse mais imparfaite. Cette méthode a beaucoup progressé lorsque, après Tartuffe, nous avons commencé à filmer les improvisations. On filme tout. On revoit tout. Ensuite l’évidence et moi choisissons. Le cinéaste Ingmar Bergman disait « je ne peux faire confiance qu’à mes propres émotions », je m’arroge ce rôle de premier public. Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de travail. À 85 ans, War Rooms sera-t-il votre dernier spectacle ? Je n’en sais rien. Je m’arrêterai quand je sentirai que je ralentis mes compagnons de travail. Ce n’est pas encore vraiment le cas. Le théâtre c’est un tout. Les spectateurs font un effort pour venir jusqu’à nous après leur travail — métro, navette — ils veulent entrer dans un palais des merveilles de l’intelligence, de la poésie, de l’humanité. Ils attendent de la considération, de l’amour, une conversation, le partage d’une même question si ce n’est d’une même réponse. C’est un moment fragile où tout peut s’arrêter, où se noue un pacte entre les spectateurs et les comédiens : les premiers doivent momentanément se taire pendant que les seconds leur racontent des histoires éclairantes. Tout cela demande des forces. Nous verrons. Je n’ai pas envie que le Soleil s’arrête après moi. J’arrive désormais à en parler gaiement avec Charles-Henri Bradier, mon jeune codirecteur. Le Soleil peut muter, trouver une autre façon de faire. Ne trouvez-vous pas que la place du théâtre aujourd’hui se rétrécit ? Peut-être plus que la place ou la qualité des spectacles, c’est le comportement qui a changé. Aujourd’hui, on confond souvent vérité et méchanceté. Heureusement le théâtre c’est de la chair, des acteurs pour de vrai, de la poésie pour de vrai. Il renaît sans cesse, il est sans rival, il est dans nos gènes. Il est indestructible. Il y a en chacun de nous une envie de jouer et il y aura toujours des gens pour partager ce jeu. Jouer à ériger une barricade. Une barricade contre le mensonge, l’ignorance, la haine, l’hybris. Propos recueillis par Fabienne Pascaud / Télérama Ariane Mnouchkine en quelques dates 3 mars 1939 Naissance à Boulogne-Billancourt (92). 1959 Création de l’Association théâtrale des étudiants de Paris (Atep). 29 mai 1964 Fondation du Théâtre du Soleil. 1967 La Cuisine, d’Arnold Wesker, adaptation de Philippe Léotard. 63 400 spectateurs. Grand Prix du théâtre du Syndicat de la critique. 1970 Installation du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie, bois de Vincennes. 2021 L’Île d’or - Kanemu-Jima, création collective.
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Le spectateur de Belleville
February 16, 2024 5:26 PM
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Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 16 février 2024 La caméra de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat suit la centaine de comédiens venus de toute l’Ukraine pour se frotter à l’art de l’improvisation avec la metteuse en scène et sa troupe.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/02/16/au-bord-de-la-guerre-ariane-mnouchkine-et-le-theatre-du-soleil-a-kyiv-sur-france-5-la-cartoucherie-de-vincennes-livre-ses-munitions-culturelles_6216980_3246.html
FRANCE 5 – VENDREDI 16 FÉVRIER À 22 H 50 – DOCUMENTAIRE Voir le dossier de presse France.tv C’est un documentaire tourné dans la neige et le froid, avec, pour décor, une ville assiégée, pour horizon, un ciel strié de drones russes, pour bande-son, le rugissement des alarmes. Au bord de la guerre se déroule à Kyiv (Kiev), en Ukraine. Là où Ariane Mnouchkine a décidé de se rendre, dès mars 2023, pour y mener une école nomade avec des membres volontaires de sa troupe. Douze jours de stage intensif regroupant une centaine de comédiens ukrainiens (amateurs, élèves, professionnels) venus de tout le pays pour se frotter à ce qui constitue l’ADN du Théâtre du Soleil : l’improvisation. Sur place, ils ont trouvé une salle de répétition et son rideau jaune en fond de scène, quelques costumes et des accessoires. Il n’en fallait pas plus à la metteuse en scène pour faire naître une « île » (le mot est d’elle) de paix et d’espoir au cœur du marasme. Suivie par la caméra de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat, cette aventure relève de l’urgence et de la nécessité. « Nous ne partons pas en colonie de vacances », rappelle Ariane Mnouchkine avant de quitter la Cartoucherie de Vincennes. Elle n’a pas l’ombre d’un doute : si les Ukrainiens perdent, répète-t-elle, « nous perdons ». Son périple artistique est un soutien politique. Un concentré de paradoxes Mais à quoi sert l’art en temps de guerre ? Cette question hante un documentaire qui tricote ses fils maille à maille entre séances de répétition et apartés des réalisateurs avec des Ukrainiens dont les propos convoquent le réel sous l’objectif de la caméra : le mari d’une actrice combat sur le front. Un acteur, pasteur protestant, a obtenu une permission pour suivre l’école nomade. Une jeune fille confie : « C’est la première fois qu’on nous parle d’amour depuis l’invasion totale du pays. » Ce film, d’une grande tendresse, est un concentré de paradoxes qui cohabitent dans la joie. D’un côté, la dévastation du pays, de l’autre, les exigences du théâtre. Assise dans les gradins, micro en main, Ariane Mnouchkine sculpte les scènes qui naissent devant le rideau jaune. Le spectacle est sur le plateau. Il est aussi dans les rangs du public. Sur le visage de la metteuse en scène défile une infinité d’émotions. Orageuse, enthousiaste, hilare, concentrée, elle lance les musiques et donne le top départ à de fulgurantes improvisations. Elle observe tout le monde, ne passe rien à personne, elle s’impatiente et s’enthousiasme. Son dynamisme est contagieux, son énergie inouïe. « Est-ce qu’on a vraiment besoin de théâtre ? », s’interroge, douze jours plus tard, au moment des adieux, un participant à l’école nomade. Il laisse passer quelques minutes. Puis ajoute : « Nos soldats défendent l’Ukraine les armes à la main. Nous, on bâtit la nouvelle Ukraine. Et pour cela, nous avons besoin des munitions culturelles que vous nous apportez. » Lorsque la troupe du Soleil repart pour la France, elle laisse derrière elle une arme de théâtre qui est tout aussi utile à la vie : apprendre à redresser la tête pour incarner un personnage, c’est apprendre à ne plus la courber devant l’ennemi. Message reçu cinq sur cinq par des élèves conquis qu’Ariane Mnouchkine quitte sur une dernière et belle injonction : « Vous devez être convaincus que vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indestructible. » Au bord de la guerre. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv, documentaire de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat (Fr., 2023, 59 min). Diffusé sur France 5 dans le cadre de la collection « Aux arts et cætera ». Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Ariane Mnouchkine dans le documentaire « Au bord de la guerre. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv », réalisé par Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat. ZADIG PR Lien vers le documentaire en replay (59 mn) (inscription nécessaire sur france.tv)
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Le spectateur de Belleville
December 16, 2023 8:07 AM
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Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 16 décembre 2023 Le dramaturge américain Richard Nelson signe, à l’invitation d’Ariane Mnouchkine, sa première création en France. La pièce éclaire l’expérience de la tournée américaine du Théâtre d’Art de Moscou à Chicago en 1923, époque où Constantin Stanislavski dirige les acteurs russes dans les pièces d’Anton Tchekhov.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/12/16/notre-vie-dans-l-art-l-antidote-a-la-morosite-du-theatre-du-soleil_6206167_3246.html
Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre : le Théâtre du Soleil réserve à son public une surprise de taille. Un pied en 1923, l’autre en 2023, le spectateur atterrit dans une réalité parallèle. Cette traversée des apparences est le fait d’une représentation où se superposent et se confondent le vrai et le faux. Dans ce haut lieu de l’hospitalité, il n’y a pas que le bortsch ukrainien (en vente au comptoir) qui réconforte le visiteur. Il y a aussi ces shots massifs, sur scène, d’humanité et d’art, qui adoucissent nos hivers intérieurs. Notre vie dans l’art est un antidote à la morosité. Dans un théâtre réaménagé où la scène de jeu a migré vers l’espace de restauration (et inversement), les comédiens sont au service de Richard Nelson, auteur et metteur en scène américain dont le texte, traduit par Ariane Mnouchkine, porte un titre à rallonge : Notre vie dans l’art. Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois, en 1923. Drôle de sujet que l’on imagine, de prime abord, décorrélé de nos actualités, mais dont on constate, in situ, les résonances contemporaines. Très connu dans les pays anglo-saxons, le dramaturge signe, à l’invitation de la patronne de la maison, sa première création en France. L’occasion de saluer son talent. Richard Nelson sait révéler les intimités et donner chair à ses personnages en révélant le meilleur des acteurs qu’il dirige. Onze interprètes gagnent un étroit plateau qu’encadrent deux hauts gradins de bois (la scénographie est celle du spectacle Les Ephémères, créé en 2006 par Ariane Mnouchkine). Ils vont vivre là pendant un peu plus de deux heures. Le temps que dure, à Chicago, une journée passée autour d’une table de repas à s’étourdir de futilités et disserter de l’essentiel, s’enivrer d’amitié et fureter d’espoirs en désillusions. Conversations à bâtons rompus que rythment des ellipses temporelles restituées par de brefs noirs plateau. La compagnie de Stanislavski Les hommes, Constantin Stanislavski (1863-1938) – célèbre metteur en scène et pédagogue qui a entre autres créé une méthode de jeu fondée sur l’introspection – en tête, et les femmes, parmi lesquelles Olga Knipper (la veuve de Tchekhov), ont laissé derrière eux une Russie bolchevique. Le communisme annonce-t-il le meilleur ? Au terme d’une journée arrosée de vodka, la réponse sera non. Les artistes (endettés, malgré leur succès outre-Atlantique) sont sommés de rentrer au pays s’ils ne veulent pas être considérés comme des criminels. Fin du voyage et de l’utopie. Vingt ans plus tard, Stanislavski sera contraint de signer une lettre d’allégeance à Staline. Le théâtre a perdu une bataille. Pas la guerre. La preuve avec Notre vie dans l’art, qui ressuscite l’année 1923 mais parle aussi de 2023. Cent ans plus tard, rien n’a changé. A l’intérieur des salles obscures, des comédiens s’acharnent toujours à réinventer un monde qui, au-dehors, trahit toutes ses promesses. Richard Nelson n’est pas naïf. Il ne dresse pas le portrait idéalisé d’un collectif béat où régnerait une harmonie sans nuages. La cohabitation et la paix sont le fruit d’un travail de chaque seconde. Mais, au-delà des divergences, une cause sacrée réconcilie et soude la tribu : c’est l’art. Lequel ne serait rien sans les mots. Ces mots fusent sur la scène. En pagaille les premières minutes, ils se mettent en ordre de marche pour servir une fiction qui tourne à plein régime lorsqu’elle bascule du bavardage (trop) anecdotique vers les problèmes humains. Tensions politiques en Russie, déroute financière de la troupe. Que pèse le théâtre ? Rien, et pourtant beaucoup lorsqu’il s’invite en douce au cours d’une parodie des drames de Tchekhov. D’une cohésion totale, les comédiens de la troupe du Soleil forment un groupe humain tangible et si crédible que l’on finit, pris par l’impact de leur ensemble, par oublier qu’ils jouent. Ils ne sont plus les Russes qu’ils incarnent, ils sont eux. Une conséquence, sans doute, de la méthode Stanislavski, laquelle n’est pas du tout expliquée par l’auteur (c’est dommage). Reste que l’amalgame entre les époques, les biographies et les générations est total. Les frontières se floutent de la fiction à la réalité. Le trouble ressenti est puissant. Est-ce parce qu’ils sont surexposés ? Parce que leurs rôles leur collent littéralement à la peau ? Les comédiens d’Ariane Mnouchkine sont épatants de vérité et de maturité. L’expérience, le travail, les répétitions, l’habitude qu’ils ont les uns des autres, tout ce qui fait leur quotidien à la Cartoucherie de Vincennes semble s’être précipité dans Notre vie dans l’art. « Notre vie dans l’art », écrit et mis en scène par Richard Nelson. Avec Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier… Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e. Jusqu’au 3 mars. Festival d’automne. Joëlle Gayot Légende photo : Clémence Fougea (debout) lors d’une représentation de « Notre vie dans l’art », au Théâtre du Soleil, à Paris, en novembre 2023. VAHID AMANPOUR
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Le spectateur de Belleville
December 12, 2023 5:42 AM
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Par Jean-Pierre Thibaudat dans son blog Balagan - 11 déc. 2023 Dans « Notre vie dans l’art » écrit et mis en scène par l’Américain Richard Nelson à l’invitation d’Ariane Mnouchkine, la troupe du Théâtre du Soleil interprète les acteurs du Théâtre d’Art de Moscou en tournée aux USA en 1923. Délicieux, touchant, déchirant.
« Pourquoi si tard ? Il y a un train qui arrive au milieu de la nuit ? » . La première réplique de la pièce et les suivantes sont un affectueux clin d’œil aux premières répliques de La cerisaie, la dernière pièce de Tchekhov ( créée au Théâtre d’art de Moscou en janvier 1904) tout comme, autre clin d’œil, le titre de la pièce de Richard Nelson fait référence au livre de Constantin Stanislavski, le maître à penser et à jouer du Théâtre d’art, Ma vie dans l’art, un livre écrit lors de la tournée américaine de la troupe moscovite. Cette tournée étrangère, consentie par les autorités soviétiques, avait commencé par l’Europe en décembre 1922. En France, c’est un triomphe. « Succès colossal, ovation générale, presse fantastique » télégraphe Stanislavski à son complice, resté à Moscou, Nemirovitch Dantchenko. Le 27 décembre la troupe s’embarque pour les États-Unis. Richard Boleslavski (l’un des personnages de Notre vie dans l’art), un ancien élève de Stanislavski, les accueille à New York mandaté par le redoutable producteur Morris Gest. Il a préparé la tournée et l’accompagne, Stanislavski lui donnera quelques rôles, plus tard Boleslavski créera l'American Theatre Laboratory. Le 8 janvier 1923, la troupe donne Le Tsar Fiodor à l’Al Johnson’s theatre de New York où triomphe l’acteur Ivan Moleskine dans le rôle titre. Avec Les Bas-fonds de Gorki c’est encore plus éclatant. « Bien sûr que nous sommes le meilleur théâtre du monde, le meilleur et le plus exceptionnel groupement d’individualités artistiques » écrit Stanislavski à Nemirovitch Dantchenko, sans fausse modestie. Ce triomphe public est loin d’être une opération financière. Car les contrats signés avec Morris Gest sont draconiens, les directions des théâtres et le producteur ramassent la mise, le Théâtre d’art n’a que des miettes. « le profit est ridicule » écrit Stanislavski. Et cela, malgré des cadences infernales: neuf représentations par semaine. Peu après le retour de la troupe en Union soviétique (quelques acteurs manqueront), paraîtra aux États-Unis My life in Art. La pièce de Richard Burton (metteur en scène célèbre à Londres et New York mais jamais venu en France) se passe un soir de 1923 à Chicago ; la troupe fête les vingt cinq ans du Théâtre d’art. Nemirovitch Dantchenko envoie un télégramme : « Félicitations à nous. Vint cinq ans. J’espère que vous vous saoulez. Moi Aussi. » Macha a préparé un bon repas. Il y a là : Constantin Stanislavski ( dit Kostia) entouré de la troupe : Olga Knipper Tchekhova (la veuve d’Anton Tchekhov), Vassili Kachalov (dit Vassia), Nina Litovtseva (dite Ninotchka), Ivan Moskvine ( dit Vania), Piotr Bakshiv (dit Petia), Lydia (dite Lida ou Lidotchka), Macha, Lev Boulgakov et sa compagne Varvara (dite Varia) , sans oublier Richard Boleslavski. Soit, respectivement : Maurice Durozier, Hélène Cinque, Duccio Bellugi-Vannuccini, Nirupama Nityanandan, Georges Bigot, Tomaz Nogueira, Clemence Fougea, Judit Jancsò, Augustin Letelier, Shaghayegh Beheshti et Arman Saribekyan. Le public est disposé de part et d’autre sur des gradins particuliers (le décor recyclé du beau spectacle Les éphémères créé en 2006) . Ni répétition, ni représentation, ni lectures de textes, c‘est un jour de relâche pour la troupe du Théâtre d’art, on se laisse aller, c’est un temps de conversations. On emprunte le samovar des Trois sœurs pour faire du thé. Le jeune acteur Lev se réjouit de pouvoir prendre une douche après la représentation dans sa chambre et commente « nous pourrions facilement en prendre l’habitude, non ? ». Les rapports avec les nombreux russes (blancs, partis au moment de la Révolution d’Octobre) sont ambigus : d’un côté ils admirent les acteurs et les actrices russes, de l’autre ils les soupçonnent d’être des Bolcheviks. L’un des Russes fortunés de Chicago offre à Nina une vieille édition de poèmes de Pouchkine, comme ça, pour le plaisir d’offrir un « truc ». Une vieille femme russe offre à Olga une vieille icône, à l’église ils croisent des Russes pauvres. Parfois une de ces Russes de l’émigration entre dans une loge d’actrice sans frapper ou bien c’est un officier russe (blanc, bien sûr) qui fait la cour à Olga comme dans Les trois sœurs… Deux mondes se frottent l’un contre l ‘autre. On prend une guitare, on chantonne, on lance des piques aux absents, la jalousie amoureuse ou professionnelle traverse la soirée en coup de vent. Devant une jeune fille, Olga (la veuve de Tchekhov) se souvient avoir esquissé une scène de La Mouette (entre Nina et Arkadina). Plusieurs rêvent de revenir riches d’Amérique, d’acheter, une datcha ou d’un construire une sur un bout de terrain… Ariane Mnouchkine qui a traduit la pièce préfère parler de kilomètres plutôt que de verstes, trop exotique. On se chamaille à propos d’un petit chien (il en faut pour Charlotte dans La cerisaie) que l’on a cherché en vain le soir de la représentation , alors Masha a du faire comme si. Vieille tradition des anecdotes que les actrices et les acteurs aiment à raconter en tournée hier comme aujourd’hui. Cette troupe venue de l’Union soviétique se sent aussi parfois surveillée, moins par la CIA que par le KGB (sans que ce mot soit dit dans la pièce). La pression du producteur s’accentue sur la troupe qui croyait pouvoir encaisser de beaux bénéfices mais se retrouve au bord d’avoir des dettes, un jeunes couple de la troupe décide de rester aux Etats-Unis. Le Théâtre d’Art comptait ensuite se produire au Canada, mais l’entrée leur est interdite : on les considère comme des Bolcheviks. Et la vie continue. Un magazine paie Olga Knipper pour qu’elle écrive le récit de la mort de son mari Anton Tchekhov, elle lit son récit à la troupe. Constantin Stanislavski reçoit des nouvelles de son épouse restée en Suisse où leur enfant est soigné pour la tuberculose. « Il y a des sanatoriums en Russie... » peste Ivan Moskvine. Plus tard, Masha répète : « A Moscou ?….A Moscou...A Moscou ? » mais elle ne cite pas l’une des répliques les plus célèbres des Trois sœurs, elle interroge sur leur retour dans un pays qui n’est plus la Russie mais l’Union soviétique. La pièce s’achève par un épilogue lu par Richard, évoquant, quinze après la tournée américaine, une lettre de remerciement de Constantin Stanislavski adressée au « Camarade Staline » en février 1938 (début des grandes purges, entre autres dans les milieux littéraires et artistiques qui verront Meyerhold, Babel et bien d’autres êtres fusillés). Une lettre que Stanislavski n’a jamais écrite mais qu’il a dû signé. Il mourra six mois plus tard. Remercions cette complicité entre Ariane Mnouchkine et Richard Nelson d’avoir su œuvrer à cette magnifique rencontre entre entre deux troupes légendaires, Le Théâtre d’art de Stanislavski et le Théâtre du Soleil. A Moscou, le Théâtre d’art existe existe toujours avec son emblème : la mouette. Mais qu’est-il devenu depuis que l’armée de Poutine a envahi l’Ukraine, que le pays, une fois encore, s’est replié sur lui-même? Difficile de voir ce spectacle sans penser à tous ces gens du théâtre russe partis à l’étranger et qui survivent ici et là comme ils peuvent, c’est à dire mal, sans pouvoir exercer pleinement leur métier. Jean-Pierre Thibaudat Théâtre du Soleil jusqu’au 2 fév, du mer au ven. à 19h30, sam.15h, dim 13h30. Site du Théâtre du Soleil Notre vie dans l’art de Richard Nelson traduit par Ariane Mnouchkine est paru à l’Avant scène théâtre, 144p, 14€. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski traduit du russe par Denise Yoccoz est publié à l’Age d’homme. Crédit photo : ©Vahid-Amanpour
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Le spectateur de Belleville
October 3, 2023 8:48 AM
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Le Théâtre du Soleil présente son prochain spectacle NOTRE VIE DANS L'ART, mise en scène Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine
Paris, Le 3 octobre 2023 Chers amis, cher public
Le Théâtre du Soleil est heureux et fier de vous annoncer son prochain spectacle : NOTRE VIE DANS L'ART de Richard Nelson. Je relis la lettre que je vous avais écrite pour annoncer Kanata, mis en scène par Robert Lepage, en octobre 2018. C’était avant la Peste. C’était avant la guerre. Comme elle nous paraît lointaine maintenant la “crise” de Kanata. Comment pourrait-on, aujourd’hui, passer du temps à se quereller sur “A-t-on le droit de jouer l’Autre” alors que nous en sommes à hurler : “Arrêtez d’assassiner l’Autre” et que cet Autre, ce soi-disant Autre, nous crie : Ne comprendrez-vous donc jamais que je suis vous ! Je voudrais dire ici toute l’admiration que j’éprouve depuis longtemps pour l’œuvre de Richard Nelson, dramaturge américain reconnu aux États-Unis, dont la notoriété en France est encore naissante mais dont le travail étonnant ne saurait rester confidentiel plus longtemps chez nous, ni par sa forme vraie et populaire ni par son contenu chaque fois plus bouleversant. Certains d’entre vous auront déjà fait le lien entre le titre de la pièce et celui du célébrissime livre de Constantin Stanislavski : Ma Vie dans l’Art. Et en effet, le spectacle, mis en scène par Richard Nelson lui-même, raconte un dimanche très particulier de la vie de la troupe du Théâtre d’Art de Moscou lors de sa tournée aux États-Unis en 1923. Oui, alors que la Russie patauge dans le sang des Ukrainiens et de ses propres soldats et qu’elle jette dans ses cachots le meilleur d’elle-même, Richard Nelson invoque un groupe inoubliable, insurpassable, d’artistes, d’êtres humains, dont, il y a maintenant un siècle, la vie fut irrémédiablement tordue, ruinée, ravagée, par un système dont on avait espéré qu’il ferait le bonheur de l’humanité. Et qui, en quelques mois, avait transformé une immense respiration populaire en un laboratoire de poisons, de contentions et d’assassinats. Ce message, vous vous en doutez, est, plus que jamais, un appel à agir vite. À venir vite. En effet, depuis toujours, vous êtes nos hérauts. Aucune affiche, aucune publicité onéreuse, aucune critique journalistique n’a la même légitimité ni efficacité que ce qu’on appelle le bouche à oreille. C’est-à-dire vous. Donc, une fois signalé, avec reconnaissance, le soutien constant et sans faille du Festival d’Automne à Paris, c’est bien grâce à ceux d’entre vous qui viennent en éclaireurs dès le premier mois, dès la première semaine de représentations et qui, jusqu’à présent, aiment nos spectacles et le font immédiatement et puissamment savoir que le Soleil réussit à faire ce qui nous est absolument vital : jouer, dès le premier jour, devant une salle pleine. Cette fois-ci, nous avons besoin de nos hérauts. Comme toujours, nous direz-vous. Oui, comme toujours et, chaque fois, de plus en plus. Oui, nous vous appelons à être, dès le début, nos témoins. Des témoins de bonne foi, exigeants et sincères, qui pourront dire si, en ce monde chaotique et grimaçant que des peuples désespérés confient aux pires démagogues, notre spectacle ajoute de la division à la division, du mensonge au mensonge, de la haine à la haine, ou s’il respecte, comme c’est notre devoir, les lois essentielles, écrites ou non écrites, de l’amour de l’Humanité tout entière. Nous vous attendons, nous vous espérons. À très vite,
Ariane Mnouchkine
P.S. : Notre location téléphonique vous ouvre grand ses portes dès le lundi 9 octobre, au 01 43 74 24 08, tous les jours de 11h à 18h. Quant à nos amis professeurs et autres responsables de groupes, vous pouvez d'ores et déjà prendre vos options en nous appelant au 01 43 74 88 50, du lundi au vendredi de 11h à 18h NOTRE VIE DANS L'ART Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, en 1923 du 6 décembre 2023 au 3 mars 2024 Écriture et mise en scène Richard Nelson Traduction Ariane Mnouchkine Avec les comédiens du Théâtre du Soleil : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancso, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan
Dans le cadre du Festival d'Automne 2023 Représentations du mercredi au vendredi à 19h30 le samedi à 15h le dimanche à 13h30 Relâches exceptionnelles les 24 et 31 décembre & les 3 et 4 janvier Durée estimée 2h15 Prix des places 35 € (Individuels) 25 € (Collectivités, demandeurs d’emploi) 15 € (Étudiants - de 26 ans et scolaires) Location Individuels dès le lundi 9 octobre 01 43 74 24 08, tous les jours de 11h à 18h Collectivités & groupes d'amis (10 personnes et +) 01 43 74 88 50, du lundi au vendredi de 11h à 18h En ligne Théâtre Online Plus d'informations sur notre site internet en suivant ce lien
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Le spectateur de Belleville
May 30, 2022 3:19 AM
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Par Fabienne Darge dans Le Monde - 30 mai 2022 L’autrice et metteuse en scène, fondatrice de la compagnie La Part des anges et pressentie pour une récompense aux Molières, s’est taillé une belle place dans le paysage du théâtre. Un, deux, trois, ou pas du tout de buste de Molière tout doré sur la cheminée du salon ? A l’heure où l’on écrit ces lignes, on ne sait si Pauline Bureau aura, lundi 30 mai au soir, gagné une ou plusieurs de ces petites statuettes que, chaque année, la profession théâtrale décerne à ceux qu’elle a jugés les plus méritants. Ce qui est sûr, c’est que, Molière ou pas, la jeune femme s’est taillé une belle place dans le paysage. Les spectacles de cette autrice et metteuse en scène de 44 ans tournent un peu partout en France, à l’image de Féminines, nommé aux Molières dans trois catégories : spectacle de théâtre public, mise en scène d’un spectacle de théâtre public et auteur francophone vivant. L’impétrante ne semble pas s’en soucier plus que cela, en cette belle matinée de printemps, où elle raconte son parcours avec la fraîcheur et le naturel que l’on retrouve dans ses spectacles. Un parcours dont elle est fière, pourtant, sans honte ni fausse modestie. Car il a été gagné et n’avait rien d’évident au départ, ni même ensuite d’ailleurs. L’histoire des femmes Le théâtre était bien loin du petit village de Picardie où Pauline Bureau a passé son enfance. « Mais les histoires comptaient déjà beaucoup quand j’étais petite : en écouter, en raconter faisait partie de la vie avec mes frères et sœurs, les amis, les voisins… » Le théâtre, lui, a déboulé dans sa vie quand, un dimanche de son adolescence, elle est allée à la Cartoucherie de Vincennes pour voir Les Atrides, mis en scène par Ariane Mnouchkine. Tout lui a plu, au Théâtre du Soleil : « Ce n’était pas seulement le spectacle, mais une ambiance générale. Le fait de voir les acteurs se maquiller avant la représentation, de manger là-bas, des plats qui ne ressemblaient à rien de ce qu’on mangeait à la maison, d’imaginer que toute la troupe vivait ensemble, dans les roulottes installées sur la pelouse… » Pauline Bureau : « Mnouchkine, c’était une femme qui mettait en scène, ce qui a beaucoup compté dans le fait que je me dise que c’était possible pour moi aussi, et même de passer à l’écriture » Surtout, quelque chose s’est noué là, pour Pauline Bureau, entre le théâtre et l’histoire des femmes. « J’ai encore un souvenir très précis de la manière dont Mnouchkine mettait en scène ces héroïnes tragiques. Je revois le sang, la force de ces femmes, la violence de Clytemnestre, et l’intelligence du regard porté sur cette violence et sur ces destins, se souvient-elle. Et puis, tout simplement, c’était une femme qui mettait en scène, ce qui a beaucoup compté dans le fait que je me dise que c’était possible pour moi aussi, et même de passer à l’écriture. » Ce lien entre les deux, les femmes et le théâtre, ne s’est jamais dénoué. Pauline Bureau l’a décliné au fil de spectacles qui sont allés voir du côté du conte, ou du théâtre documentaire, selon les projets, après avoir suivi les cours de Pierre Debauche (1930-2017) et intégré le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, dont elle est sortie en 2004. « Au départ, j’étais dans un fantasme assez banal de jeune comédienne, s’amuse-t-elle. Je rêvais de rencontrer un grand auteur-metteur en scène qui m’écrirait de grands rôles, d’intégrer une grande aventure de théâtre. Et puis, de fil en aiguille, on a fini par la créer nous-mêmes, notre grande aventure de théâtre, avec les amis avec qui je travaille encore aujourd’hui [les acteurs Marie Nicolle et Nicolas Chupin, notamment]. » Pendant ses études, au Conservatoire et ailleurs, elle s’est rendue compte qu’on ne montait jamais de textes de femmes : « Il y avait bien Duras, au loin, qui semblait inatteignable, et c’était tout… Comment s’étonner alors que je ne me sois pas imaginée écrire, et les autres filles non plus ? Il y avait forcément une difficulté à se projeter dans ce type de rôle. » Elle a créé sa compagnie en 2005, qu’elle a nommée La Part des anges. « C’est ainsi que l’on appelle la partie du liquide, dans l’alcool, qui est éphémère et qui s’évapore, explique-t-elle. Je trouvais cette image de l’éphémère très belle, par rapport au théâtre. Et puis j’avais été très marquée par Les Ailes du désir [1987], de Wim Wenders. J’aime l’idée qu’il puisse exister des anges contemporains… » On ne peut s’empêcher de songer, aussi, que l’on a longtemps appelé les avorteuses des faiseuses d’anges, alors même que la question de l’avortement traverse plusieurs spectacles de Pauline Bureau - laquelle assure ne pas avoir fait le lien consciemment. La jeune femme a d’abord mis en scène des textes existants, comme Le Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare, ou Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès. Et puis, en 2011, elle a trouvé sa voie et sa voix avec Modèles, créé avec toute une bande d’actrices, dont Laure Calamy. Après avoir tenté de parler de la condition féminine à partir de textes de Pierre Bourdieu ou de Virginie Despentes, elles se sont mises autour d’une table et elles ont détricoté leurs propres expériences, en se demandant pourquoi elles avaient honte d’en parler. Le spectacle a fait beaucoup parler. « On nous a dit : “Mais vous avez grandi dans les années 1950 ou quoi, les filles ?”, rapporte, mi-amusée mi-effarée, Pauline Bureau. Tout un mépris s’est exprimé face à la pièce et, en même temps, quelque chose d’incroyable se passait avec le public. Dans les années qui ont suivi, on s’est rendu compte que tout ce dont on avait parlé dans Modèles, que ce soient les violences gynécologiques, la charge mentale, les différences de salaire entre hommes et femmes ou les agressions sexuelles, devenait un vrai sujet. Plus personne ou plus grand monde ne ricanait, quand #metoo est arrivé, en disant que c’étaient les années 1950… » Mêler réalisme et merveilleux Après cet acte fondateur qu’a été Modèles, Pauline Bureau a pris la plume en son nom propre, en déclinant diversement sa manière bien à elle de mêler réalisme et merveilleux, qu’il s’agisse de Sirènes (2014), enquête sur les silences travaillant une histoire familiale, de Dormir cent ans (2015), conte sur les rôles stéréotypés qui enferment les garçons et les filles, ou de Pour autrui (2021), une fiction tournant autour de la gestation pour autrui. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Théâtre : « Pour autrui », un heureux événement en gestation Pauline Bureau : « Je crois aux histoires qui permettent de s’apercevoir qu’on n’est pas seul à vivre ce que l’on vit » Entre les deux, il y a eu deux spectacles-chocs, qui ont fait entrer Pauline Bureau dans la cour des grandes : Mon cœur (2017), sur le scandale du Mediator, et Hors la loi, créé en 2019 à la Comédie-Française, sur le procès de Bobigny qui, en 1972, a mené vers la dépénalisation de l’avortement. Et puis ce formidable Féminines, aujourd’hui nommé aux Molières et qui va tourner tout au long de la saison 2022-2023. Un spectacle né de « l’envie d’écrire une comédie » et qui raconte une histoire oubliée et passionnante : celle de la création de la première équipe française de football féminin, en 1968, à Reims, équipe qui gagnera la Coupe du monde en 1978. Lire aussi Foot féminin : sur les traces des pionnières rémoises A rebours de toute une tendance actuelle à la déconstruction, Pauline Bureau assume son goût pour les histoires et les personnages, qu’elle sait écrire avec talent. « C’est très important, la manière dont la fiction aide à vivre à la fois pour l’artiste qui la crée et le public qui la reçoit. Je crois aux histoires qui permettent de comprendre ce qu’on vit, de mettre des mots, de s’apercevoir qu’on n’est pas seul à vivre ce que l’on vit. C’est pour moi le grand rôle de la fiction : les histoires que l’on ne raconte pas, elles n’existent pas. Tout ce qui n’est pas raconté, qui n’a pas de place dans nos fictions, n’a pas de place dans nos vies. C’est quand même embêtant d’avoir toute une part de nos vies qui n’a pas droit de cité, non ? » Peut-être qu’un jour, dans un monde lointain, il y aura des bustes de Pauline Bureau tout dorés trônant sur des cheminées du futur… « Féminines » : en tournée partout en France de septembre 2022 à mai 2023. « Pour autrui » : tournée en mars 2023. « Dormir 100 ans » : tournée de décembre 2022 à mai 2023. Fabienne Darge Légende photo : Pauline Bureau à Paris, le 31 janvier 2019. NATAHLIE MAZEAS / ENUMERIS
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Le spectateur de Belleville
November 28, 2021 9:12 AM
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Par Orélien Péréol dans Agoravox - 26 nov. 2021 D’Ariane Mnouchkine Une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous
Pour le générique complet : Depuis deux ans, Ariane Mnouchkine et sa troupe multinationale du Théâtre du Soleil ont préparé ce spectacle et ne l’ont montré que lorsque le public pouvait se rassembler sans trop de contraintes. Comment échapper au covid et aux tourments qu’il nous occasionne ? Cornélia a sa façon de faire : trouver une île pour y rêver-créer-diriger un spectacle. Cette île est japonaise. Nous sommes dans ce rêve, nous voyons ce spectacle. Divers lieux, avec leurs ambiances, avec leurs problèmes, leurs souffrances, leurs « mœurs », leurs modes de lutte, résistance… circulent rapidement. Chaque situation critique est jouée par des comédiens ou des compagnies du pays concerné… la lutte pour la démocratie d’Hong-Kong, par La démocratie, notre désir troupe de Hong-Kong ; les exilés afghans par La diaspora des abricots, troupe afghane en exil ; le conflit israélo-arabe traité de façon comique, par Le grand théâtre de la paix, troupe proche-orientale… Il y a deux étranges Français, nus, la troupe Paradise Today (nom bien français comme il se doit) c’est-à-dire revêtus d’une combinaison couleur peau, avec des sexes cousus par-dessus. Ils font rire, je n’ai pas bien perçu ce qu’ils faisaient, quelle histoire ils racontaient. Les comédiens viennent installer les espaces théâtraux nécessaires avec des praticables à roulettes : un jacuzzi, une librairie, un théâtre de marionnettes, un hôtel… D’autres éléments de décors proviennent des tissus symbolisant la mer et sa houle, des dromadaires, des cerisiers en fleurs, le volcan Fuji, une voiture décapotable roulant dans la steppe, un hélicoptère (pour la fuite de Carlos Ghosn, ici déguisé en geisha)… L’île est la métaphore du théâtre, qui (hormis le théâtre de rue, peut-être) est une boite fermée, de lumières artificielles et « parlantes », et cette clôture a pour fonction de dire le monde. Rien de mieux qu’une île pour rassembler le monde entier sans trop s’imposer pas son soi-même, par sa culture. Rien de mieux qu’un lieu isolé pour ressembler au monde en son entier. La langue est traitée d’une façon assez bizarre, les verbes sont rejetés à la fin des phrases. Il n’y est pas dit : « j’ouvre la porte pour te faire entrer » mais « la porte pour te faire entrer j’ouvre ». C’est assez déroutant, on comprend malgré tout ce qui se dit, cette transposition grammaticale semble liée à la langue japonaise. Beaucoup de passages sont dans diverses langues, sur-titrées, on manque de savoir à quel moment lever les yeux pour lire. Les visages sont couverts d’un masque souple qui autorise une certaine expression du visage tout en rapprochant les comédiens et leurs personnages de la forme marionnette. L’île d’or a l’allure d’une revue de presse : et là, et là, que se passe-t-il ? qui va mal ? Il manque une idée directrice. Le lien, comme dans la chambre en Inde, se fait par Cornélia : femme aux cheveux blancs, double d’Ariane Mnouchkine, là, elle erre sur un lit d’hôpital à roulettes, avec un soignant à ses côtés. L’autre lien est dans l’action d’une maire qui se bat contre un projet immobilier et pour le maintien d’un festival. Un affairiste brésilien veut construire un hangar pour faire un casino… menaçant l’équilibre ancestral et la vie des pêcheurs. Sans doute trop modélisé sur La chambre en Inde, L’île d’or manque de fond. Il y a trop de dispersion et des contenus plutôt faibles, proches de ce que l’on pense quand on ne pense à rien. On y voit trop la fatigue de la répétition, même variée. On peut dire, à l’inverse, que c’est un moment de théâtre pur, de par la diversité des décors, situations, personnages, des registres, par les scènes qui jouent le démontage du théâtre comme celle où le dromadaire se casse sur scène, montrant son mécanisme comique. Comme au Music-Hall ou au cirque, il y a beaucoup à voir et à entendre, beaucoup de spectaculaire, pour un sens, malheureusement, assez léger. Orélien Péréol - AgoraVox
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Le spectateur de Belleville
November 16, 2021 7:47 AM
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Par Philippe Chevilley dans Les Echos- 15 novembre 2021 Le Théâtre du Soleil nous embarque au Japon vers une « Ile d'Or » rêvée où se tient un festival de théâtre international. Un argument ténu, un texte inabouti, mais une mise en scène et des images éblouissantes… On ne boudera pas son plaisir. Le Soleil se relève du côté de la Cartoucherie de Vincennes et c'est une bonne nouvelle. Avec « L'Ile d'Or », son nouveau spectacle préparé pendant le confinement, Ariane Mnouchkine nous embarque au pays du Soleil-Levant. Dès l'entrée dans le hall-restaurant du théâtre, on est plongé dans une ambiance japonaise : bannières, lanternes et claustras… La magie du Théâtre du Soleil est bien au rendez-vous. Quand le rideau se lève sur un hangar de bois majestueux, aux fenêtres donnant sur un paysage marin pastel, le public collé-serré sur les traditionnels gradins ne peut retenir un petit cri d'admiration. Dans cet écrin, une trentaine de comédiens vont déployer 2 h 45 durant leur énergie et leur talent pour célébrer l'amour du théâtre et leur foi indéfectible en l'humanité. « L'Ile d'Or » est peu ou prou la saison 2 d' « Une chambre en Inde », qui montrait une troupe de théâtre en tournée en Inde, chamboulée par les attentats terroristes de Paris de 2015. Dans ce nouvel opus, on retrouve l'héroïne metteuse en scène Cornélia (Hélène Cinque), malade, qui peine à retrouver ses esprits. Inconsciente de la pandémie qui frappe la planète, elle se rêve au Japon sur une île de pêcheurs aux allures d'Eden où la maire s'apprête à inaugurer un festival de théâtre international. Malgré les manœuvres d'édiles corrompus et de leurs alliés financiers pour entraver la fête et transformer l'île en complexe touristique, les compagnies poursuivent leurs répétitions. Cornélia, qui se remet petit à petit, maîtrise son rêve… il finira bien. Revue de théâtre L'argument, ténu, permet au Théâtre du Soleil de faire feu de tout bois. Les prestations des compagnies invitées sont prétexte à convoquer le monde entier et ses maux sur la scène : conflit israélo-palestinien, atteintes aux libertés en Chine et à Hong Kong… Du kabuki au nô, en passant par les marionnettes ou la performance, plusieurs styles sont revisités. « L'Ile d'Or » se décline en revue de théâtre. Dommage que l'écriture collective (« en harmonie avec Hélène Cixous ») se borne pour l'essentiel aux clins d'œil et aux bons sentiments. Elle ne sert pas suffisamment une mise en scène éblouissante : beauté de l'espace qui se peuple de bains japonais, de tavernes ou de mers d'étoffe, beauté des fresques au lointain, fluidité des gestes, des déplacements. Le tempo est parfait. Déçus, mais pas trop : les spectateurs en prennent plein les yeux et le cœur. Surtout après un dernier tableau merveilleux, bal d'éventails orchestré par des cigognes géantes. Les applaudissements frénétiques font foi. Même un Soleil voilé reste un soleil. Le théâtre n'a pas fini de nous réchauffer à la Cartoucherie. Philippe Chevilley L'ILE D'OR d'Ariane Mnouchkine Théâtre du Soleil, Paris, Cartoucherie. www.theatre-du-soleil.fr, 01 43 74 24 08 2 h 45. Légende photo : Cornélia, malade, se croit au Japon, sur « L'Ile d'Or », et embarque les spectateurs dans son rêve de théâtre. (© Michèle Laurent)
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Le spectateur de Belleville
November 9, 2021 3:51 AM
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Propos recueillis par Fabienne Darge dans Le Monde - 8-11-21 Ariane Mnouchkine, le 21 février 2018, à la Cartoucherie de Vincennes. RICHARD DUMAS POUR « LE MONDE » A la Cartoucherie de Vincennes, en plein cœur du bois du même nom, le Théâtre du Soleil s’est rhabillé aux couleurs du Japon pour présenter sa nouvelle création, L’Ile d’or. Ariane Mnouchkine, qui a fêté ses 82 ans en mars, raconte la genèse de ce spectacle. Comment est née cette nouvelle création ? De l’envie de revenir au Japon, et à son théâtre. Au départ, toute la troupe devait partir pour un mois, en mars 2020, sur l’île de Sado, qui est un concentré du Japon et de sa culture. On devait commencer à y travailler sur le spectacle, qui n’avait évidemment strictement rien à voir avec la pandémie. Nous avons dû annuler ce voyage, bien entendu. Ce désir de revenir au Japon est-il lié au voyage que vous avez effectué en Asie en 1964, et qui a été fondateur pour vous ? Oui, bien sûr. Ce voyage, véritablement initiatique, c’est ma boîte à outils, mon trésor, mon garde-fou. Je dirais que c’est un « passé but », un passé qui reste un objectif. Ce n’était pas un apprentissage mais une construction. Ce voyage a guidé ma vie artistique tout du long : les éblouissements que j’y ai éprouvés, toute jeune femme, m’ont toujours servi d’objectifs. Comme si ces moments vécus devenaient des moments à vivre et à faire vivre. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Le Théâtre du Soleil à l’heure du Japon Ce qui m’a profondément marquée, au Japon comme en Inde, c’est la mise en forme de la vie quotidienne, pour moi si révélatrice de ce qu’est un art permanent. Ces gestes millénaires nécessaires, efficaces à la vie quotidienne, mais qui sont inconsciemment ritualisés, mis en forme, et donc où la beauté est présente. C’était le cas chez nous aussi, dans un passé plus ou moins lointain, mais cela s’est cassé, abîmé… Là-bas, le théâtre était déjà dans la vie, puisque je voyais de la forme, de la poésie, dans cette vie de tous les jours. Vouliez-vous surtout travailler des formes du théâtre japonais ? Ou ce théâtre, qui est plus ritualisé, convenait-il à l’histoire que vous vouliez raconter ? Je ne savais pas trop quelle histoire je voulais raconter. Je ne le sais jamais très bien au départ. Je propose aux comédiens un thème, ou plutôt une route, un voyage. Ce que je sais, au départ d’une création collective, c’est avec quels maîtres je voudrais que les comédiens travaillent. Un maître, ce n’est pas quelqu’un qui nous oblige ; c’est quelqu’un qui nous attend, pour nous donner quelque chose, de manière très généreuse. « Ce qui m’a marquée au Japon, c’est la mise en forme de la vie quotidienne, si révélatrice de ce qu’est un art permanent » C’est donc, beaucoup, une histoire de rencontres. Des rencontres ont été décisives, dans cette exploration du nô, du kabuki et du kyogen. Celle de Kinué Oshima, qui est une très grande actrice de nô, une des premières et très rares femmes à s’illustrer dans cet art, et avec qui le travail a été merveilleux. Et rencontre, aussi, avec le théâtre zenshin-za pour le kabuki, et avec Tadashi Ogasawara et son fils, Hiroaki Ogasawara, pour le kyogen. Qu’est-ce qui vous intéressait dans le kyogen, ce théâtre moins connu en France que le nô et le kabuki ? C’est une forme de théâtre extraordinaire, qui se situe à l’intérieur du nô : c’est du nô comique. Pour moi, cela a été une découverte incroyable. Parce qu’au fond le nô est devenu une forme lointaine, presque abstraite, souvent ennuyeuse, il faut le dire. Qu’allait-on pouvoir tirer de cette forme ? Qu’est-ce qu’elle pouvait nous apprendre comme bases théâtrales ? C’est là que la rencontre avec Kinué Oshima a été fondamentale : cette femme s’est révélée d’une compréhension, d’une générosité, d’une perspicacité formidables sur ce qui était universel entre le nô et nous. Lire l’entretien avec Ariane Mnouchkine (en 2018) : Article réservé à nos abonnés « La censure se glisse partout, dans la trouille surtout » Quel est-il, ce point de rencontre ? Au fond, les lois fondamentales du nô sont celles du théâtre. Derrière l’évolution de cette forme, qui était devenue un théâtre de cour extrêmement formel, au rythme beaucoup trop ralenti, il y a évidemment autre chose. Kinué Oshima a réussi à nous faire sentir, comprendre, par le geste, ce qui en fait le cœur et qui est la base de tout théâtre : la sincérité, la profondeur du sentiment, la pureté du geste, l’économie totale, le non-histrionisme… La beauté, en un mot. Et cela nous a guidés sur tout le spectacle, y compris sur le reste qui n’est pas du nô du tout… L’envie était-elle donc de retrouver un art du théâtre à travers les différentes formes du théâtre japonais ? Quand on travaille, au Soleil, c’est toujours dans le but de retrouver l’art du théâtre, dont j’ai constamment l’impression qu’il me fuit. Je pense que c’est un art qui s’échappe, qui est comme un enfant espiègle, qui est là, mais qui te dit que si tu veux l’attraper, tu vas devoir sacrément bosser… C’est incroyable que ce soit vous qui disiez cela… Tous les jours de répétition, tous, j’arrive en me demandant si le théâtre va revenir ou si on va avoir une journée sans théâtre. Car il y a des jours sans théâtre, des semaines parfois. Les mots et les mouvements sont là. Parfois, même, c’est plutôt bien ce qui se passe, le rire est là mais l’émotion n’y est pas, et donc le théâtre non plus. On sait très bien, avec les comédiens, qu’on a travaillé, avancé même, mais qu’il n’y a pas eu de vrai théâtre. Et un jour, de nouveau, il veut bien être là. C’est-à-dire quelque chose qui est au-delà. On pourrait le définir ainsi : c’est quand on voit plus que ce qu’on voit. « Ce n’est pas notre métier de rester collé au réel. Notre métier, c’est de trouver la métaphore, ce qu’on ne voit pas » Quand je ne vois que ce que je vois, ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas de l’art : c’est une histoire, c’est de l’image, et ça s’arrête là. Ce que je sais, c’est que je ne sais pas… Que le théâtre nous trompe, se fait désirer. C’est pour cela que nous avons décoré le hall du Soleil avec ces magnifiques dessins de lions d’Hokusai : cet homme a passé son temps à dire qu’à 90 ans il saurait peut-être enfin dessiner, alors qu’il était l’un des plus grands dessinateurs de tous les temps. Le contexte de la pandémie de Covid-19 a-t-il impacté la création du spectacle ? Il a joué beaucoup, bien sûr, même si le spectacle n’est pas devenu l’histoire d’une pandémie, Dieu merci ! Mais, évidemment, cet événement a chamboulé nos corps et nos âmes, et cela suinte dans le spectacle, à travers les états, les émotions. Même si ce que l’on ressent, c’est que l’on a été hyperprivilégiés, au Soleil, parce qu’on avait un lieu, de l’espace, du temps pour répéter, et qu’on a réussi à ne pas tomber malades – à part moi, qui ai attrapé le Covid en mars 2020. On n’a pas subi la solitude, l’horreur vécue par certaines personnes âgées notamment, qui se sont retrouvées vraiment isolées, à subir des décisions idiotes et inhumaines de la part du gouvernement. Lire aussi Article réservé à nos abonnés Les Indes joyeuses d’Ariane Mnouchkine A quoi faites-vous allusion ? Aux Ehpad fermés à double tour, aux restrictions sur les enterrements… Laisser mourir les gens dans la solitude et la tristesse, c’est d’une hypocrisie ! On était dans la tartufferie la plus complète. Et quant à l’interdiction de se réunir pour les enterrements, c’est une chose que je ne pardonnerai jamais à Edouard Philippe. Ce sont des décisions de gens hors-sol. Sans compter les mensonges sur les masques… Mais ce que j’espère, par rapport à ce que nous avons traversé, c’est que notre spectacle fait du bien. Il n’est pas là pour accabler, mais pour apporter ce que peut le théâtre : redonner de la lumière, redonner des forces, redonner confiance. Comment fait-on, dans une période pareille, pour ne pas rester trop scotché au réel ? On travaille et on s’interdit de rester scotché. Ce n’est pas notre métier de rester collé au réel. Notre métier, c’est la distance, la bonne distance. De trouver la métaphore, ce qu’on ne voit pas. De se garder de toute opinion, de tout cliché, des premiers mots qui arrivent et qui sont toujours de bois. La langue de bois est toxique, contaminante. Il faut se laver de tous ces miasmes, ces tics verbaux qui nous ont particulièrement envahis pendant cette période. Je trouve que notre langue se vautre de plus en plus : nous ne parlons pas, nous répétons. On a subi pendant cette période une langue technocratique effrayante, terriblement révélatrice de qui la parle. Et d’ailleurs, dans le spectacle, il y a un curieux travail sur la langue que l’on n’attendait pas du tout, mais qui est arrivé de lui-même. Comment est intervenue l’autrice Hélène Cixous sur cette création ? Hélène Cixous intervient, comme toujours, en tant que regard à la fois intérieur et extérieur, bienveillant et compétent. Elle nous accompagne, nous révèle ce que parfois nous n’avions même pas vu que nous étions en train de faire. Et certaines scènes, et pas des moindres, ont été écrites par elle. Revenons à votre île. Est-ce Sado ou une île imaginaire ? Elle est très inspirée de Sado, qui est une île magique, parce qu’elle a été, pendant très longtemps, un lieu d’exil pour les intellectuels et les artistes, et notamment pour Zeami, le très grand auteur de nô du XIVe siècle. A Sado, on compte encore aujourd’hui plus de trente théâtres de nô, professionnels ou amateurs. Mais notre île est imaginaire : elle s’appelle Kanemu-Jima, ce qui veut dire « l’île d’or » ou, plus précisément encore, « l’île aux rêves d’or ». Que représente-t-elle ? Ce que le public veut qu’elle représente… Pour nous, c’est le pays de l’art, certainement, de la lutte pour la beauté. Un pays de plus en plus menacé. De ce point de vue comme sur beaucoup d’autres, la pandémie a servi de fusée éclairante à une situation déjà existante. L’Ile d’or, une création collective du Théâtre du Soleil. Mise en scène : Ariane Mnouchkine. Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 2, route du Champ-de-Manœuvre, Paris, 12e. Tél. : 01-43-74-24-98. Du mercredi au vendredi à 19 h 30, samedi à 15 heures, dimanche à 13 h 30, jusqu’en juin. De 15 à 35 €. Bientôt 60 ans de Théâtre du Soleil Le 29 mai 1964, Ariane Mnouchkine s’installe dans une ancienne cartoucherie de l’armée, au cœur du bois de Vincennes, et crée le Théâtre du Soleil, avec quelques compagnons de route - Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat, Martine Franck, Gérard Hardy… Une aventure hors du commun, qui a vu se succéder des spectacles mythiques, créations collectives ou adaptations de textes du répertoire, de 1789 et 1793 à L’Age d’or, des Shakespeare aux Atrides, de L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, à L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves, de La Ville parjure au Dernier Caravansérail, de Tartuffe à Macbeth, des Ephémères à Une chambre en Inde. Ces dernières années, Ariane Mnouchkine est revenue tour à tour aux piliers de sa vie et de son théâtre : Shakespeare, l’Inde et le Japon, dans son île enchantée au milieu des bois. Fabienne Darge
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Le spectateur de Belleville
March 26, 9:53 AM
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Par Fabienne Pascaud dans Télérama - 26 mars 2025 La comédienne Agathe Pujol, qui porte par ailleurs plainte pour viol contre Philippe Caubère, a déclaré lundi avoir subi “une pression sexuelle constante”, voire “une sexualité imposée” au sein de la troupe. Une réunion de crise s’est tenue à la Cartoucherie. Lire l'article sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/theatre-spectacles/accusations-de-metoo-au-theatre-du-soleil-ariane-mnouchkine-traverse-ce-qui-pouvait-arriver-de-pire-7024949.php Coup de tonnerre, lundi 24 mars, au Théâtre du Soleil. Bouleversement et sidération après que la comédienne Agathe Pujol a déclaré devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les violences dans les secteurs artistiques (présidée par Sandrine Rousseau) avoir appris ce que sont « les manipulations constantes, le masochisme […] les addictions diverses [et] la sexualité imposée » dans la troupe d’Ariane Mnouchkine. Laquelle fut juste prévenue par l’AFP de ces déclarations avant publication de sa dépêche. Elle n’était au courant de rien. Lycéenne en option théâtre à Paris, passionnée par les créations du Soleil, Agathe Pujol affirme y être entrée en 2010 comme bénévole au service restauration, où elle a officié près de deux ans, et dans l’espoir de monter sur les planches. Mais l’expérience se serait vite transformée « en film pornographique ». Réunion de cinq heures filmée Après pareils propos, Ariane Mnouchkine convoque dès le lendemain la troupe pour une longue réunion d’information de quelque cinq heures, se refusant à tout commentaire avant cette prise de parole commune. La metteuse en scène, qui vient de fêter son 86ᵉ anniversaire, et l’année passée le 60ᵉ anniversaire de sa troupe, avoue au téléphone traverser « ce qui pouvait arriver de pire ». Et aller mal, très mal, tout en voulant maintenir le cap, c’est-à-dire chercher résolument la vérité sur ce qui s’est passé à la Cartoucherie et en ayant soin de ne pas impacter la comédienne Agathe Pujol, dont on sait par ailleurs qu’elle a porté plainte pour viol, agression sexuelle et corruption contre le comédien Philippe Caubère, grand ancien du Soleil, avec lequel elle a été liée de 2010 à 2022, selon Libération. Efforts de mémoire et de vérité. En fait, lors de la longue réunion (filmée) de la troupe, ce mardi 25 mars dans l’après-midi, très peu se souvenaient d’Agathe Pujol. Et n’imaginaient pas qu’elle ait pu rester aussi longtemps parmi eux ces années-là – la compagnie partant en effet dans de longues tournées. Quelques-uns se souvenaient juste d’une improvisation qu’elle aurait faite au cours d’un stage – à l’issue duquel, elle n’a d’ailleurs pas été embauchée. Improvisation autour du… viol. À la grande surprise de tous, et surtout d’Ariane Mnouchkine, qui aurait plusieurs fois interrompu la jeune comédienne en lui demandant si elle avait la force de continuer, si tout allait bien… Elle avait continué. Et Ariane d’expliquer collectivement le soir même aux stagiaires que pareille impro pouvait permettre d’affronter l’horreur, que le théâtre permettait ça de montrer le monstre en chacun, le mal… Ivresse et oubli Chacun a pu librement s’exprimer cet après-midi-là, raconter ses souvenirs de cette nuit du 31 décembre 2010, où Agathe Pujol aurait été victime de la tentative de viol d’un comédien devant beaucoup de témoins. Mais le réveillon avait été fort arrosé et les comédiens totalement ivres ne se rappelaient pas… Difficile de se rappeler. Difficile peut-être d’envisager que « les hommes qui travaillaient au Soleil […] faisaient peser sur nous [elle et d’autres jeunes femmes bénévoles, ndlr] une pression sexuelle constante, que nous ne comprenions pas ou mal », comme l’a dit la victime présumée. Les bénévoles, comme elle l’était, n’osaient sans doute pas aller raconter les harcèlements qu’elles pouvaient endurer à l’impressionnante patronne des lieux. Pourtant, on sait qu’Ariane Mnouchkine ne transige jamais sur ce genre d’affaires. Ni sur toute autre affaire qui contredit son féminisme militant et son sens aigu des valeurs républicaines et laïques. N’a-t-elle pas, encore récemment, giflé un comédien afghan après des gestes incorrects auprès d’une membre de la troupe ? Faits et interprétations Aujourd’hui, Ariane Mnouchkine « veut faire la distinction parmi ces terribles accusations, entre ce qui peut être factuel et donc possiblement vrai, et ce qui peut être de l’ordre de l’interprétation ». Elle cherche. Les temps, aussi, ont tellement changé où, dans la foulée des permissives années 1968, flamboyait le jeune collectif du Soleil. Certains se souviennent encore qu’on y prenait des douches collectives. Les mœurs ont heureusement évolué, et les relations entre les hommes et les femmes ont gagné en respect, même si elles peuvent toujours mieux faire. Devant la soixantaine de personnes présentes à la réunion d’information, Ariane Mnouchkine aurait même déclaré, selon des témoins, qu’elle avait envie de tout arrêter puisqu’elle n’avait pas été capable de voir les dangers qu’encouraient les comédiennes… Heureusement les anciens de la troupe sont intervenus. Et le public, lui, continue de venir en foule au spectacle. Mais le coup est rude pour celle qui est toujours prête à se battre pour rendre justice. Elle avait ainsi prévu de partir début avril en Ukraine. L’enquête et le travail qu’elle veut mener au Soleil l’en empêcheront. Fabienne Pascaud / Télérama Légende photo : Ariane Mnouchkine est metteuse en scène et directrice de la compagnie du Théâtre du Soleil. Photo Patrick Swirc pour Télérama
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Le spectateur de Belleville
December 7, 2024 5:39 AM
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Par Anne Diatkine dans Libération - 7 décembre 2024 Bouleversée par l’invasion de l’Ukraine, la metteuse en scène a conçu une fresque ambitieuse sur les origines de l’impérialisme russe, de Lénine à Poutine. Des choix radicaux de mise en scène et un spectacle narratif presque trop touffu. Il y a les somptueuses toiles peintes qui glissent en un rien de temps, et laissent apercevoir quelques silhouettes mouvantes et énigmatiques aux fenêtres des immeubles comme dans un vis-à-vis lointain ou passant dans la rue. Des hologrammes ? Non. Mais une technologie qui se fond parfaitement dans le geste artisanal de la peinture, un usage de l’incrustation vidéo quasi imperceptible, qui ravivent des fantômes de cette terrible année 1917 inaugurale. Il y a la superposition des voiles qui gonflent et se font parfois surface de projections vacillantes, et le velours grège, tapis de neige scintillant qui recouvre le profond plateau. Il y a la beauté des ciels et des crépuscules, et une précision de tout ce qui d’ordinaire semble aléatoire : les mouvements du brouillard par exemple. Et la poésie des trois Babayaga qui traversent périodiquement l’espace avec leur lampe à pétrole pour ponctuer la narration, tel un chœur antique. Et il y a surtout l’ambition gigantesque et une foi au théâtre qui ne l’est pas moins : celles de comprendre et de faire saisir par les moyens de la scène les origines du totalitarisme tel qu’il s’exprime aujourd’hui. Ou plus précisément : qu’est-ce qui fabrique la tentative d’asservissement et de destruction d’un pays comme l’Ukraine au XXIe siècle ? D’où proviennent la possibilité et la pérennité d’un dirigeant tel que Poutine ? On le sait, Ici sont les dragons, sous-titré 1917, la victoire était entre nos mains, création collective du théâtre du Soleil et grande fresque promise à s’étendre en plusieurs volets, est née d’une angoisse transformée immédiatement en colère au moment de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Le sentiment cataclysmique face à l’allocution de Poutine constitue le premier et bref tableau totalement réussi en ce qu’il englobe le spectateur. Cornelia, alter ego en bleu de travail Et ensuite ? Ensuite, le spectacle symphonique orchestré par Ariane Mnouchkine provoque une pelote d’émotions contradictoires. L’envie d’y retourner aussitôt, pour mieux comprendre ce qu’on a laissé s’échapper, avec le risque que ce qui a été perdu le soit à nouveau. Un sentiment de profusion et d’admiration envers le geste et la radicalité de certains choix – masques et doublages des acteurs, distance qui les oblige en une pantomime extravagante et drolatique – et qui dit très simplement le statut de marionnettes des «grands» hommes, vus du ciel ou avec la distance des siècles. Performance des acteurs, qui parviennent à être vus et faire voir comme rarement alors même que leur visage est recouvert et leur voix par définition absente. Pourtant on n’échappe pas à un sentiment d’envahissement lié à la quantité astronomique d’informations et de discours, qu’ils proviennent de Lénine, de Trotsky, de Churchill, et d’autres moins connus, par exemple, l’opposant à Lénine Nikolai Soukhanov et tant d’autres, sans qu’il n’y ait le temps de les analyser, d’en comprendre les enjeux et chausse-trappes et les choix historiographiques – la ligne conductrice qui montre la filiation entre Lénine et Poutine en matière d’hégémonie est toutefois limpide. Certes, ce sentiment d’envahissement est voulu. Et Ariane Mnouchkine fait renaître en bleu de travail le personnage de Cornelia, son alter ego qui est aussi le nôtre et ne cesse de sortir de son trou du souffleur pour prévenir : «On ne peut pas tout raconter dans ce spectacle», «vous me fatiguez». Ou encore : «Quand vous aurez fini de parler, vous pourriez m’aider à déplacer le décor ?» Bienfaitrice Cornelia (jouée en alternance par Dominique Jambert et Hélène Cinque), qui intervient quand on est au bord de craquer, pour dire qu’elle aussi, elle est débordée. Si vraisemblable que, parmi les spectateurs qui viennent pour la première fois à la Cartoucherie, certains ont un doute, du moins au début, sur son identité : vrai personnage, quelqu’un de l’équipe, ou un passeur ? De manière générale, dans ce spectacle ample qui emploie la quasi-totalité de la troupe, quand les personnages-figurines interviennent dans des situations et pas seulement des discours, ils prennent vie et s’accrochent à la mémoire même lorsqu’ils ne font qu’une brève apparition. Ainsi, la silhouette de l’aristocrate portée par la reconnaissable Shaghayegh Beheshti qui s’enfuit prendre le train – «La hache est dans la Cerisaie.» Ainsi l’étudiant qui aimerait tant que la pièce accueille Karl Kautsky, secrétaire d’Engels, marxiste opposé à Lénine, chantre de la social-démocratie allemande à la fin du XIXe siècle. Il faut dire que Karl Kautsky, partisan d’une réforme si profonde qu’elle deviendrait «révolution sociale», a tout pour retenir l’attention d’un public du XXIe siècle. Ou encore, l’ukrainien Nestor Makhno dans l’une des plus jolies séquences, qui se présente comme «l’âme du combat de l’anarchisme» – et qui aura toute sa place dans la deuxième saison, promet Cornelia à condition qu’il dise tout, y compris les pogroms et crimes antisémites commis par les Ukrainiens avant la guerre. Tiens, on passe en Allemagne, où déjà Goebbels sur un banc est en train de lire un ouvrage antisémite d’avant-guerre publié par… Calmann-Lévy. Image marquante. Les grandes manœuvres dans lesquelles se fabrique un empire Avant l’entracte, apparaissent succinctement des anonymes affamés ainsi que quelques femmes révolutionnaires qui réclament leurs droits – le peuple. C’est aussi au début du spectacle que nous est montré Hitler dans la neige pendant la Première Guerre mondiale, tenu en joue dans une tranchée en Picardie. Comme au guignol, les spectateurs crient (intérieurement) : «Tire !» La deuxième partie, tout aussi impressionnante d’inventivité scénographique, se centre sur les grandes manœuvres pour prendre et garder le pouvoir, fabriquer un empire, au détriment de scènes plus quotidiennes. L’avalanche de prises de parole n’est pas forcément un problème, mais encore faut-il que le spectateur soit en capacité d’assimiler autant d’informations, et d’exercer sinon un point de vue critique, du moins un contrepoint afin d’écouter activement le flot, essentiellement en russe et allemand. Et mieux vaudrait être également apte à sourcer la masse des propos que les acteurs et Ariane Mnouchkine ont piochée dans différentes archives, journaux, textes, livres d’historiens, notamment le controversé Stéphane Courtois, notifiés dans le programme. L’historiographie – la manière de construire l’histoire et de choisir les archives – n’est pas intégrée au spectacle, car comme dirait Cornelia «tout ne peut pas y être» – ça nous aiderait pourtant, comme une corde en rappel. L’œil, tout le temps, est capté par la beauté d’une foule d’éléments visuels dont les masques un peu trop grands par rapport au corps, selon le pouvoir criminel des êtres qu’ils incarnent – celui de Lénine, particulièrement impressionnant autant que sa voix, aiguë. L’oreille baisse la garde. Pourtant, de leur côté, comme toujours au Soleil, en live, les musiciennes Clémence Fougea et Ya-Hui Liang, nappent le spectacle d’une musique conçue sur place, pendant les répétitions et improvisations des acteurs. C’est grandiose, un peu trop parfois, non sans évoquer certaines compositions de Prokofiev inventées elles aussi en live sur les images d’Alexandre Nevski, le chef-d’œuvre d’Eisenstein commandé par Staline. Le volet II, War Rooms, 1924-1945 qui jouera en alternance avec Ici sont les dragons est prévu pour l’hiver 2025-2026, et sera suivi si tout va bien d’une troisième partie, intitulée Il est encore fécond 1945-2022. Ici sont les dragons, première époque 1917, la victoire était entre nos mains, une création collective du théâtre du Soleil en harmonie avec Hélène Cixous dirigée par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au printemps prochain Anne Diatkine / Libération Légende photo Le spectacle symphonique orchestré par Ariane Mnouchkine provoque une pelote d’émotions contradictoires. (Lucile Cocito/Archives Théâtre du Soleil)
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Le spectateur de Belleville
November 27, 2024 5:22 PM
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Reportage de Joëlle Gayot / Le Monde - 27 nov. 2024 RÉCIT Pour la première fois en soixante ans à la Cartoucherie, la metteuse en scène et directrice du Théâtre du Soleil a accepté d’ouvrir la porte des répétitions à la presse. Immersion dans les coulisses d’« Ici sont les dragons », sa nouvelle création jouée à partir du 27 novembre et inspirée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/11/27/avec-ici-sont-les-dragons-ariane-mnouchkine-sur-le-pied-de-guerre_6416612_3246.html
En soixante ans de présence à la Cartoucherie du bois de Vincennes, à Paris, jamais la metteuse en scène n’avait ouvert la porte des répétitions à la presse. Cette porte, nous la franchirons semaine après semaine avec d’autres visiteurs : classes de lycéens, amis de passage ou compagnons de route, comme l’autrice Hélène Cixous. Si cette dernière n’a plus écrit de pièces pour la troupe depuis Les Naufragés du fol espoir (2010), elle n’est pas absente pour autant. Conseils ou relectures, elle collabore « en harmonie » aux créations collectives. Fidèles au poste eux aussi, des collégiens venus et revenus en train de Bourgogne, qui, chapeautés par leur professeur de français, ont même dormi dans la place. « Madame Mnouchkine, s’exclame l’un d’eux, même lorsque la répétition est excellente, vous trouvez toujours des problèmes à résoudre. » Cette définition sur mesure du métier de metteur en scène déclenche l’hilarité. Ce mardi 1er octobre, la journée a été fructueuse. L’humeur est bonne. « C’est difficile le théâtre, mais c’est amusant », dit l’artiste avec un sourire. Ruche hyperactive Depuis septembre, par temps froid ou soleil vif, du petit matin jusqu’à la nuit tombante, nous avons donc suivi la fabrication du dernier-né de la troupe du Soleil, Ici sont les dragons. Première Epoque. 1917. La Victoire était entre nos mains. Après six mois d’une intensive préparation collective entamée le 1er avril, ce « grand spectacle populaire inspiré par des faits réels » (dixit le programme) sort du bois pour se montrer au public. Etayée par des événements historiques, portée par une forme puissamment théâtrale, la fresque découle en droite ligne de l’actualité : l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. « Comment est-il possible qu’on ait laissé faire ? », s’est demandé Ariane Mnouchkine, bien convaincue que, pour comprendre la nature de l’agression, il fallait scruter de près la naissance des totalitarismes. « Nous aurions pu remonter à l’émergence de l’impérialisme russe, mais février 1917, qui acte la fin d’un monde et le début d’un autre – le nôtre –, s’est imposé. » Elle a donc restreint ses investigations à l’irruption du bolchevisme en Russie et renvoyé à une Seconde Epoque ses incursions vers la seconde guerre mondiale. En 1917, l’Allemagne mène la guerre. A l’ouest contre la France et ses alliés, à l’est contre la Russie que gouverne, pour peu de temps encore, le tsar Nicolas II (il abdique le 15 mars). Hitler est caporal sur le champ de bataille, quant à Lénine, il s’apprête à prendre le pouvoir, à plier la révolution sous sa botte et à tuer dans l’œuf l’utopie de la démocratie. « Pour pouvoir envisager qui est Vladimir Poutine, nous devions comprendre de quel ventre, encore fécond, il sortait », explique Ariane Mnouchkine. Le Théâtre du Soleil est devenu l’antre de ce ventre. Une ruche hyperactive où ressuscitent des protagonistes qui ont réellement existé et dont la mémoire a retenu (ou pas) les noms. Vladimir Ilitch Lénine, Léon Trotski, Alexandre Kerenski, Irakli Tsereteli ou encore Félix Dzerjinski : pour le meilleur ou pour le pire, tous ont pesé sur le cours de l’histoire. Quant aux femmes, « il ne manquerait plus qu’elles ne soient pas là », s’indigne la metteuse en scène, 85 ans, qui a pris soin de ne pas les invisibiliser. Toque sur la tête et col de fourrure, la comédienne Shaghayegh Beheshti promène sa silhouette d’aristocrate déchue et digne dans une rue reconstituée de Petrograd : « Je voulais, en évitant les clichés, être une femme qui incarne la perte d’un monde. Même si elle pense que la Révolution russe est celle de paysans, d’ouvriers et de domestiques analphabètes, elle ne maltraite pas sa bonne pour autant. » Un trio de comédiennes assume une narration poétique de la fable. Elles passent, repassent, hantent les lieux de leurs apparitions prophétiques. Repliée entre les gradins et la scène, derrière une table de régie, Hélène Cinque reprend une partition qu’elle connaît bien, pour l’avoir déjà jouée dans Une chambre en Inde (2016) et L’Ile d’or (2021). Elle est Cornelia, le double fictif de Mnouchkine, la clé qui relie passé et présent. Pratique du circuit court Le Soleil est un paquebot en surchauffe qui transporte à son bord 76 personnes dont les compétences s’articulent avec fluidité. Pas une pensée, un mot, un geste, qui ne converge vers le plateau. De 9 h 15 (heure à laquelle arrivent les équipes pour s’échauffer aux cours de Pilates) jusqu’à 18 h 30 (voire plus tard lorsque approche la date de la première publique), chacun sait ce qu’il a à faire. Veiller à la bonne marche de la maison : c’est la responsabilité du codirecteur, Charles-Henri Bradier. Assister la metteuse en scène : la mission d’Alexandre Zloto. Cuisiner et sonner la cloche lorsque le déjeuner est prêt : celle des chefs cuistots Karim Gougam et Azizullah Hamrah. Déménager, les jours de « chantier », le mobilier inutile qui regagnera l’entrepôt de stockage à Evreux. Repeindre les murs du hall d’accueil pour qu’ils concordent avec la période et le thème traités. Poncer, percer, enduire, souder. De la menuiserie : poussés sur des châssis à roulettes sortent des façades, des palissades, des bunkers enneigés, des guérites, des canapés, des trains et même des encolures de cheval. Concepteur des décors, David Buizard en a construit une dizaine dont certains serviront pour la Seconde Epoque encore en gestation : « Je pars des croquis de Sibylle Pavageau, je dessine les volumes, je bâtis le décor, Eléna Antsiferova le patine avec des couleurs ou des matières. Une fois l’élément validé par Ariane, il repart en peinture. L’atelier est un bel outil qui nous permet de gagner un temps fou. » Au Soleil, la pratique du circuit court démontre, en temps réel, son efficacité. A peine la metteuse en scène regrette-t-elle l’absence d’un réverbère qu’il surgit des coulisses. A peine suggère-t-elle d’agrandir une palissade que celle-ci gagne de l’envergure. Personne ne procrastine, et les problèmes, autant que faire se peut, sont résolus dans le quart d’heure. « Lumières, sous-titres, vidéo, jeu, costumes, textes… Ariane règle tout en même temps. C’est un travail total qui évite les pertes de temps », témoigne Arman Saribekyan. Droit devant son micro sur pied, cet acteur bilingue profère, en russe, des mots que les comédiens en scène (qui restent mutiques de bout en bout, Hélène Cinque excepté) n’ont pas à prononcer. Ils en savent pourtant le contenu sur le bout de leurs doigts. Le spectacle est donné en version originale sous-titrée. Anglais, allemand, français, russe, ukrainien, les paroles qui résonnent sont préenregistrées dans les langues originelles. « Il ne s’agit pas vraiment de play-back, nuance Duccio Bellugi Vannuccini, un pilier historique de la troupe, mais d’un jeu avec nos personnages. Nous travaillons la musicalité. Nous ne sommes pas dans le quotidien. Le corps doit raconter ce que dit la voix, la voix doit dire ce que raconte le texte. » Un exercice de haute voltige que décuple le port des masques (une tradition à laquelle le Soleil ne déroge pas). Marionnettes consentantes, les acteurs sont les hôtes d’altérités qu’ils adoptent au point que les identités se confondent. C’est après bien des tâtonnements et des ajustements que s’épanouissent les personnages. « Les masques sont capricieux. Il faut les observer, les étudier, fraterniser avec eux pour qu’à leur tour ils guident les comédiens. Ils sont nos maîtres », note Arman Saribekyan. Savoir historique Quelques-uns de ces « maîtres » sont conçus par l’équipe de Xevi Ribas. Un commando perché sur une mezzanine à deux pas de la cantine, et qui manie à tour de bras la résine et le silicone. Mais le nec plus ultra des masques (ceux que portent les têtes pensantes de la révolution) surgit des mains d’Erhard Stiefel. Collaborateur du Soleil depuis 1975, le sculpteur suisse n’exerce pas sa créativité au cœur du réacteur. Il opère dans une pièce chaleureuse qui jouxte l’atelier costumes. Le bâtiment, une longue nef blanche, est replié à une centaine de mètres de la maison mère, « et c’est tant mieux, car, là-bas, c’est l’enfer alors qu’ici on travaille au calme ». Les ciseaux de Marie-Hélène Bouvet claquent sous ses doigts habiles. Patrons, découpes et retouches… la couturière improvise avec les moyens du bord. Les uniformes de militaires sont taillés dans de la peau de chameau. La tunique des cosaques ? Des robes de curé customisées par une cape et une toque. « Rien ne se perd, tout se récupère » : telle est la devise des costumières qui gagnent la répétition d’un pas vif pour « savoir ce qu’y dit Ariane » et réagir en conséquence. Autonome, engagée et responsabilisée, l’équipe au grand complet ne se démobilise jamais. Depuis des mois, les comédiens compulsent des ouvrages historiques et affinent leur connaissance de l’année 1917. Les livres s’entassent dans les loges entre miroirs, poudriers et perruques. Ils colonisent la salle d’étude propice aux cogitations communes. Lénine, l’inventeur du totalitarisme russe, de Stéphane Courtois, Pensées intempestives. 1917-1918, de Maxime Gorki, Mémoires de la grande guerre, de Winston Churchill… impossible de citer tous les titres. Et c’est compter sans les annexes documentaires dont regorge la « marmite », un espace de ressources en ligne qu’alimente l’acteur Sébastien Brottet-Michel, rompu, comme ses camarades, à une étourdissante polyvalence des tâches à mener. Les 32 comédiens de la troupe planchent en universitaires et enquêtent en journalistes. Ils ingèrent et digèrent un savoir historique appelé à devenir matière artistique. A eux de transformer la théorie en théâtre et de donner du corps à l’idéologie. A eux d’extirper des pages imprimées la foule d’individus, le flux de propos et le flot d’actions que nécessite la représentation. Dans Ici sont les dragons, pas un propos ne relève de la pure fiction. Discours politiques, courriers intimes, invectives urbaines, tractations de bureau : tout ce qui se proclame sur le plateau a déjà été dit ou écrit à un moment précis de l’histoire. Tout peut donc être sourcé : « La vérité des faits a été trop trahie. Cette histoire est celle d’un mensonge de dimension planétaire dont nous subissons encore les conséquences », affirme Ariane Mnouchkine. « Fabriquer des micropièces » Ce processus de travail a ses règles. Parmi celles-ci : le « concoctage ». Un néologisme cousu main pour désigner un temps d’incubation qui peut prendre des jours ou des semaines. Solitaires ou en bande, les interprètes activent leur imagination. Un œil sur la réalité des faits, l’autre sur les possibles de la représentation, ils échafaudent des séquences de jeu qui étaieront la mise en scène en respectant la trame donnée par Ariane Mnouckhine. Quel personnage étoffer, quelle ligne narrative déployer ? Leaders ou seconds couteaux, paysans ou ouvriers, dialogues ou monologues : leurs idées deviennent des visions, et leurs visions des propositions. Cooptée lors d’un stage, en avril, Elise Salmon, qui a laissé derrière elle une carrière d’orthophoniste pour devenir actrice, explique la méthode : « Nous fabriquons des sortes de micropièces avec amorces de costumes, de lumières et de décors. Dans l’idéal, elles développent un enjeu, des états forts, des relations entre les personnages, une dynamique, une musicalité. Nous travaillons ces propositions entre nous avant de les présenter à Ariane. » C’est Mnouchkine seule qui a le « final cut ». Pas une image n’apparaît au public qu’elle n’ait, au préalable, améliorée et validée. Pas une phrase énoncée qu’elle n’ait supervisée. Tôt le matin et tard le soir, seule devant son ordinateur, elle examine le manuscrit de la pièce, pourchasse ses approximations, affine ses transitions et va jusqu’à traquer les virgules superflues. Début octobre. L’équipe fait face à une impasse. Que s’est-il passé exactement en Russie d’avril à octobre 1917 ? « Cette séquence nous pose des problèmes », témoigne le comédien aguerri Maurice Durozier : « Le déroulé des événements est confus, nous ne savons pas comment les raconter. Nous devons trouver une solution théâtrale pour ne pas perdre le fil de l’histoire. » Invité dans la salle d’étude, l’historien Stéphane Courtois fournit des éclaircissements. Deux heures d’échange à l’issue desquelles une piste semble se dessiner : « Ce fameux trou, conclut Mnouckhine, nous pourrions sans doute l’entreprendre par le biais de témoins français, afin que ce soit eux qui nous guident à travers le labyrinthe de la politique russe. » Substance souterraine Pas le choix, il faut reprendre son bâton de pèlerin. Lire, réfléchir, concocter. Le résultat est là. 17 octobre à 14 heures : neuf propositions sont sur le feu. « Mais c’est Noël », s’exclame, ravie, la cheffe de bande. « Les acteurs ont pensé que c’était leur dernière chance d’avoir une scène », lui répond du tac au tac la régisseuse (et actrice) Aline Borsari. Le fait est : si certains comédiens sont très bien distribués, d’autres n’auront pas cette chance. « On sait qu’on est au service d’une œuvre collective, nos ego doivent être placés au bon endroit », rappelle, fort de sa longue expérience, Vincent Mangado. Le narcissisme n’a pas sa place dans les murs. Engagé au printemps, Jean Schabel avait peaufiné pied à pied une séquence finalement rejetée, car devenue caduque : « J’espérais jouer l’un des concepteurs des fours crématoires. La seconde guerre mondiale n’étant plus au programme, j’ai dû renoncer. Une fois passée la frustration, j’ai compris qu’il me fallait lâcher prise sur mon désir d’être au premier plan. Ici, j’apprends à ne pas focaliser sur moi-même. »
Ces tentatives avortées ne sont pas renvoyées au néant. Qu’elles soient exploitées ou pas dans la Seconde Epoque, elles forment d’ores et déjà la chair d’Ici sont les dragons. Une substance souterraine qui irrigue les muscles et l’esprit de cette première période. « Tout est utile, plaide Ariane Mnouchkine, sauf les scènes au cours desquelles l’acteur succombe au désir de se trouver un rôle plutôt que d’apporter du sens au spectacle. » Ballet millimétré Les propositions s’enchaînent sous son regard intraitable, mais toujours bienveillant. Cinq heures quasi ininterrompues de remarques, de critiques et d’encouragements. Pas une seconde, son exigence ne faiblit : « Je n’écoutais plus, je regardais le réverbère, ce qui n’est pas bon signe », dit-elle en soupirant. L’œil collé à sa caméra, Lucile Cocito filme l’intégralité de ce qui se passe. « Toutes les séances sont chapitrées, numérotées et ordonnées. Les comédiens et Ariane s’en servent pour retravailler les scènes. » Dissimulée derrière un moucharabieh, la musicienne Clémence Fougea improvise. Quelques notes de piano, le grondement d’un orage, le souffle du vent. Cette jeune artiste a pris la relève du compositeur historique Jean-Jacques Lemêtre. De sa cabane à musique, elle a, dit-elle, le « nez rivé sur le plateau. » Hors de question de plaquer une partition qui figerait l’influx nerveux de la scène. « J’écoute les indications d’Ariane. Son ton, le sentiment et les couleurs qui traversent sa parole, tout ce qui vient d’elle m’inspire. » Début novembre. Aussi oppressant qu’insidieux, le tempo s’accélère, la troupe est sur le pied de guerre : « Le compte à rebours a démarré. Nous allons devoir passer des heures à régler les entrées et les sorties, à apprendre à déplacer les décors sans un bruit. » Les bout-à-bout (premières ébauches de représentation) se suivent au pas de charge, bientôt remplacés par des séries de filages durant lesquelles les comédiens jouent le spectacle en intégralité. Les bunkers, les chevaux, les palissades, glissent en souplesse du plateau aux coulisses, où le décor valse, dans le silence ; un ballet millimétré. « Les enfants, ne vous faites pas mal, ne vous énervez pas », implore, maternelle, Ariane Mnouchkine. « Ce toit est sacré. Si vous voulez vous engueuler, allez le faire sur la pelouse. Nos problèmes personnels et nos rages n’ont pas à abîmer notre bien commun. »
20 novembre. Dernière ligne droite avant la première. Malgré les nuits trop courtes, les doutes et l’angoisse, elle garde le cap : « Vilar disait de la répétition qu’elle était l’orgasme de l’esprit. Je tiens avec passion. Je tiens avec plaisir. Il y a dans la troupe ce qu’il faut de jeunesse pour qu’on ait l’énergie et ce qu’il faut d’âge pour qu’on ait la sagesse et la civilité. » Le hall d’accueil est en ordre de marche. Les loges ont rejoint leur habitacle de toujours en dessous des gradins. Chacun, ici, sait ce qu’il a à faire. A commencer par la maîtresse des lieux qui, le 27 novembre, frappera trois coups sur la porte d’entrée, l’ouvrira en grand au public et déchirera les billets. Ainsi le veut la tradition. Loués soient les rituels qui font qu’existe le Théâtre du Soleil. Ici sont les dragons. Première Epoque. 1917. La Victoire était entre nos mains. Une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous. Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e. Du mercredi au vendredi à 19 h 30, le samedi à 15 heures, le dimanche à 13 h 30. Joëlle Gayot / LE MONDE Légende photo : Ariane Mnouchkine, lors des répétitions de sa pièce « Ici sont les dragons », au Théâtre du Soleil, à Paris, le 23 octobre 2024. CHLOE SHARROCK / MYOP POUR « LE MONDE »
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Le spectateur de Belleville
June 12, 2024 5:06 PM
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Tribune publiée dans Libération - 12 juin 2024 Par Anne Diatkine Après l’annonce de la dissolution du gouvernement par Emmanuel Macron, la fondatrice du Théâtre du Soleil s’interroge : que fait-on à la première loi qui passe et qui restreint arbitrairement les libertés ? Quand décide-t-on de fermer, d’arrêter ? Ou, au contraire, va-t-on se raconter qu’on résiste de l’intérieur ? «Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Ou fait que nous n’aurions pas dû faire ? On pensait qu’on avait trois ans pour y réfléchir et soudain, ce geste du président de la République – ce geste d’adolescent gâté, plein de fureur, de frustration et d’hubris – et nous n’avons plus que trois semaines. Aucune organisation sensée, aucune réflexion n’est possible. Emmanuel Macron aurait pu dire : «Je dissous le premier septembre». Non ! Il veut punir. Il déverse un bidon d’essence sur le feu qui, déjà, couvait. Il met le feu à notre maison, à notre pays, à la France. Et il regarde tout le monde s’agiter pour sauver quelques meubles, quelques souvenirs, des photos. Je crains que, quelles que soient les paroles qui me viennent aujourd’hui, elles ne soient qu’un cri d’effroi devant la catastrophe qui s’avance vers nous. Une catastrophe politique, sociale, symbolique et, pour certains d’entre nous, pour les artistes entre autres, morale. «Oui, nous allons nous trouver très vite, immédiatement peut-être, devant un dilemme moral : que ferons-nous lorsque nous aurons un ministère de la Culture RN, un ministère de l’Education nationale RN, un ministère de la Santé RN ? Un ministère de l’Intérieur RN ? Je ne parle pas de l’incompétence probable, que je mets à part. Je parle du moment où nous risquons de devenir des collaborateurs. Oui, à quel moment doit-on cesser de faire du théâtre sous un gouvernement RN ? Jusqu’où fait-on semblant de ne pas voir la détérioration des libertés et des solidarités ? Jusqu’à quand ? «Concrètement, à quel moment la démocratie est-elle subrepticement, puis notoirement, attaquée ? Que fait-on à la première loi qui passe et qui restreint arbitrairement les libertés ? A quel moment j’arrête ? Quand décide-t-on de fermer le Soleil ? Ou, au contraire, va-t-on se raconter qu’on résiste de l’intérieur ? «Les loups qui s’approchent joueront les renards. Ils peuvent aussi nous gâter, nous flatter, nous financer. Avant de nous assujettir et de nous déshonorer. Ces questions me hantent. Je ne veux pas être un personnage de la pièce que nous avons joué en 1979, Mephisto, d’après Klaus Mann. Un Front le plus large possible «Lorsque je parle ainsi, c’est parce que, les RN, je les vois déjà aux manettes, en raison du bref laps de temps qui demeure pour empêcher leur arrivée. J’attends de lire le programme de ce Front dit “populaire”. Je l’espère de mes vœux, je le souhaite le plus large possible, sinon, ce n’est pas un front «Je ne pourrai accepter ce qui ne serait qu’un nouveau masque de certains leaders de cette Nupes qui nous a fait tant de mal, car la politique ne doit pas être que tactique cynique au service de convictions plus brutales que sincères. Elle doit se fonder sur la vérité et l’amour de l’humanité. «J’ai 85 ans et j’ai grandi avec cette certitude partagée par ma génération, qu’on allait vers le mieux, grâce notamment au programme du Conseil national de la Résistance. La situation actuelle était donc, pour moi, inenvisageable, jusqu’en 2002, quand, pour la première fois, le FN est arrivé au second tour de l’élection présidentielle. Depuis, c’est ma hantise. «Macron est bien trop petit pour porter, à lui seul, la totalité du désastre. Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds. On a insulté un gros tiers de la France par manque d’imagination. L’imagination, c’est ce qui permet de se mettre à la place de l’Autre. Sans imagination, pas de compassion. «Il n’y avait autrefois aucun professeur qui votait FN. Comment se fait-il qu’il y en ait aujourd’hui ? Et tant d’autres fonctionnaires, si dévoués pourtant à la chose publique, qui votent RN, chaque fois davantage ? Aujourd’hui, je ne suis pas certaine qu’une prise de parole collective des artistes soit utile ou productive. Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. J’en suis là. Une réflexion très sombre, incertaine et mouvante. «Heureusement, nous, nous avons le public, et moi, j’ai la troupe. Heureusement, mon dieu, que je les ai, à mes côtés. Il y a de la bienveillance, de l’amour, de l’amitié, de l’estime, de la confiance. Avec ça, on résistera.» Recueilli par Anne Diatkine / Libération ---------------------------------------------------------------- La réaction de Gérard Watkins (auteur, metteur en scène) à ce texte : Je tiens particulièrement à remercier Ariane Mnouchkine; il n’y aurait pas eu son « post tribune » je serais peut être resté un ou deux jours de plus en retraite pour échapper à un burn-out que connaissent tout directeur.ice de compagnie qui se respecte. C’est un des textes d’artistes, face à une crise sans précédent, le plus honteux qu’il m’ait été donné de lire. J’ai immédiatement pensé à un essai qui a été fondateur pour moi. « Inside the Whale» de Georges Orwell, qui raconte comment toute une génération d’artistes a laissé les fascistes prendre le pouvoir. En se taisant. Ce qu’elle dit est complètement hors sol et à des kilomètres de la réalité de ce qui s’exprime dans les théâtres aujourd’hui. Et dans la politique telle qu’elle se pratique. Je rentre. Je rentre pour me battre. Ne pas perdre un jour de plus. Pour rencontrer toutes les équipes de théâtres qui le souhaitent pour parler. Publiquement. Après chaque représentation. Dans tous les textes envoyés au Newsletter. Dans toutes les assemblées, partout. Pour parler aux réticents, récalcitrants. Que cela soit bien clair; et ceci est d’une grande importance. Si on avait écouté Ariane Mnouchkine en 2003, rien de ce qu’on peut encore vivre aujourd’hui grâce à l’intermittence, rien, de tout ce que ces belles compagnies qui œuvrent aujourd’hui à donner du souffle à ce pays moribond et raciste, n’existerait. Son mea culpa ne regarde qu’elle. La victoire des intermittents a été une des rares victoires politiques, avec celle du féminisme et de l’anti-racisme, qu’il m’ été donné de voir de mon vivant. Donc, s’il vous plait. De grâce. Ne l’écoutez pas. Que chaque représentation devienne une occasion de toucher. De parler au public. C’est là où vous pourrez être utile. Bien sûr dans la journée aussi, et c’est vital, faire du porte à porte. C’est essentiel. Mais le soir, quand on a le privilège de jouer, on parle. On s’adresse. On défend la seule chance qu’à notre pays de déjouer un état raciste qui s’appèlera le RN. Partout. A Avignon. A l’Odéon. A la Colline. Dans les salles des fêtes. Aux théâtre municipaux. Et oui, aussi, à la Comédie Française. Partout où ça joue. Partout ou il y a encore du vivant. Voici un bref mode d’emploi, tel qu’il a été pratiqué avec succès lors des « saisons en lutte » 2003-2004. Toute personne jouant en ce moment à le droit de rassembler ses camarades en assemblé générale pour décider d une prise de position publique ou non. On vote. Et on décide en respectant le vote. C est aussi simple. Les directeur.ices de théâtres et de compagnies ont parfois les mains liés, comme vous l’avez peut être constatés. C est vous qui avez la main. Sachez qu’au final ils ou elles vous en seront grés. Je ne suis pas clictiviste. Je ne fais pas du télétravail. Je serai présent. Arrêtez de faire les ouin ouin revoilà Hollande, ou oh les méchants Lfi. Mobilisez vous maintenant. Et pensez, profondément à comment s’adresser à des gens susceptibles de rejoindre notre cause. Ne soyez pas flous. Il s’agit bien du Nouveau Front Populaire. Car c’est bien là notre art, n en déplaise à Ariane. La moindre personne compte. Je posterai demain le texte adressé au public que j’enverrai dans la foulée aux 3000 inscrits à la Newsletter du Perdita. C’est un modeste début. Gérard Watkins, sur sa page Facebook, 17 juin 2024 _________________________________ L'article publié par Sceneweb , le 12 juin 2024 : "Les gens de culture sont en partie responsables", selon Ariane Mnouchkine -------------------------- Le commentaire de l'hebdomadaire Marianne, par Emmanuel Tellier Enfin, une grande voix du monde de la culture, une autorité morale, se permet d'écrire ce que beaucoup d'observateurs ont constaté depuis des années : en se bouchant le nez face à ses « salauds » d'électeurs sensibles aux idées du Rassemblement National, les beaux esprits du monde des lettres, des planches et des plateaux de cinéma ont (pour reprendre les mots de Mnouchkine) « lâché le peuple ». Cher monde de la culture – dans toute votre diversité, dans vos milliers de parcours, vos milliers de visages, figures en pleine lumière comme silhouettes œuvrant dans l’ombre –, quelqu’un s’adresse à vous dans une tribune publiée par le quotidien Libération. Une prise de parole essentielle, sur un ton inédit et précieux. Pas n’importe qui : Ariane Mnouchkine. L’une des vôtres. Une figure tutélaire. Une autorité morale. Et voici, en substance, ce que cette grande dame du théâtre français, le cœur solidement ancré à gauche, vous dit, comme une aînée s’adresse à ses cadets : la très grave crise politique que traverse la France est aussi la vôtre, et vous n’êtes en rien exemptés du nécessaire travail d’introspection et d’autocritique auxquels tous les corps de la société doivent se prêter de bonne foi. Et urgemment. « MACRON LE PETIT »« Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Ou fait que nous n’aurions pas dû faire ? », interroge d’abord la fondatrice du Théâtre du Soleil, aujourd’hui âgée de 85 ans (et toujours très active au sein de ce lieu magnifiquement atypique et humaniste qu’elle a créé en 1964, mais dont elle a beaucoup de mal, soit dit en passant, à transmettre les clés et l’héritage). Dans les premières lignes de son texte, Ariane Mnouchkine fustige l’attitude d’Emmanuel Macron, et sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale dans l’urgence. Un « geste d’adolescent gâté, plein de fureur, de frustration et d’hubris ». Le chef de l’État « déverse un bidon d’essence sur le feu qui, déjà, couvait. Il met le feu à notre maison, à notre pays, à la France », écrit-elle… Avant d’ajouter : « Macron est bien trop petit pour porter, à lui seul, la totalité du désastre ». Le point essentiel de sa prise de parole arrive alors. « Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds ». Pour tout journaliste s’étant choisi comme spécialité d’écrire sur les disciplines culturelles et les créations qui en émanent (de la littérature au théâtre, du cinéma à la musique), le caractère cinglant des mots d’Ariane Mnouchkine n’a rien d’une surprise. Notre seul étonnement : que personne d’autre (ou presque) n’ait osé s’exprimer publiquement avec une telle franchise auparavant.
On écrit publiquement, car de manière moins formelle, on est certain d’avoir déjà entendu ces mots-là, de manière quasiment aussi crue, dans la bouche de personnalités comme Charles Berling, Agnès Jaoui, Vincent Lindon, Bruno Dumont, Miossec ou encore du regretté Jean-Louis Murat (les premiers noms qui nous viennent à l’esprit, mais évidemment il y en a d’autres…) Dans les faits, depuis des dizaines d'années, des figures du monde culturel ont alerté, et tenu un discours de vérité. Par ailleurs, personne ne peut ignorer que dans un grand nombre d'institutions (musées, théâtres, festivals…), des milliers de « responsables des publics » ont tenté, vaillamment, de ne laisser aucun spectateur au bord de la route. Mais dans ces mêmes instances, n'a-t-on pas passé trop de temps à débattre des mérites et de la nécessité supposés de l'écriture inclusive, ou du besoin de privilégier les fameuses « mobilités douces » pour accueillir « le public », au lieu de se concentrer sur l'essentiel : les programmations, leur sens, leur vocation ? « NOTRE NARCISSISME, NOTRE SECTARISME… »À travers cette tribune, Ariane Mnouchkine, ne se contentant plus d'alerter, se fait largement plus « transgressive » lorsqu’elle se permet (là encore avec une lucidité qui force le respect) d’interroger le sens des mobilisations qui s’annoncent. Que faire dans les courtes semaines qui nous séparent des deux tours de vote aux législatives ? Continuer à se boucher le nez face aux « salauds » qui votent RN ? Se « contenter » de descendre dans la rue pour faire des marches de gauche, la main sur le cœur ? Comme avant ? Comme en 2002 ? La dramaturge a clairement un avis radical sur la question, même si ses mots sont mesurés, précisant qu’elle n’est « pas certaine qu’une prise de parole collective des artistes soit utile ou productive », car « une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis ».
En vérité, écrit un peu plus tôt Ariane Mnouchkine, c’est l’ensemble du monde culturel qui se voit aujourd’hui projeté, contre son gré et sans s’y être assez suffisamment préparé, dans un grave état de « crise morale ». Et les dilemmes, les cas de conscience, vont être nombreux. « Oui, nous allons nous trouver très vite, immédiatement peut-être, devant un dilemme moral : que ferons-nous lorsque nous aurons un ministère de la Culture RN, un ministère de l’Éducation nationale RN, un ministère de la Santé RN ? Un ministère de l’Intérieur RN ? ». Et de poursuivre : « Je parle du moment où nous risquons de devenir des collaborateurs (…) Oui, à quel moment doit-on cesser de faire du théâtre sous un gouvernement RN ? » (…) « Concrètement (…), que fait-on à la première loi qui passe et qui restreint arbitrairement les libertés ? À quel moment j’arrête ? Quand décide-t-on de fermer le (Théâtre, N.D.L.R.) Soleil ? Ou, au contraire, va-t-on se raconter qu’on résiste de l’intérieur ? », demande-t-elle encore.
UN COUP DE POING QUI NE VOUS VEUT QUE DU BIENUne idée pour démarrer, même modestement : faire circuler la tribune d'Ariane Mnouchkine dans tous les lieux de culture. L'imprimer, l'afficher sur les murs, la mettre en discussion. Dans les théâtres, petits et grands, les lieux de musique, les musées, publics ou privés, les productions de films de cinéma, les écoles d'art et d'architecture. Mais aussi dans les couloirs du ministère de la Culture, comme au sein de toutes les commissions spécialisées qui accordent des bourses et des subventions (qu'il s'agisse de soutenir des romanciers, des musiciens ou des troupes de comédiens, au CNC, au CNL, etc.). Lire cette tribune, donc, et accepter de la recevoir comme un coup de poing qui ne vous veut que du bien. En débattre au sein de tous ces lieux, toutes ces instances. Oser admettre que quelque chose a dysfonctionné. Que l'entre-soi, trop souvent, a aveuglé les artistes, les créateurs. Oser parler du mépris social, du dédain qui a trop longtemps servi de pare-feu. Oser, enfin, se dire que le peuple français est libre, sanguin, indocile, fragile et éruptif – et parfois tout cela à la fois –, et qu'il serait grand temps que la majorité des artistes de ce pays regardent cette réalité droit dans les yeux, avec décence, avec humilité. Publié par EmmanuelTellier dans Marianne - 14 juin 2024 —————————— La réaction de Laurent Hatat, metteur en scène : Ariane a perdu le fil. Que se passe-t-il dans la tête d’Ariane Mnouchkine pour que ses propos soient relayés et mis à l’honneur, après Libé, dans l’hebdomadaire Marianne ?! Mais d’où parle-t-elle ? comme disait sa génération. Est-ce un virage, comme un naufrage ? Lire sa prose défaitiste, son invitation à la culpabilité collective des artistes, son incitation au silence est une vraie douleur. “Oui il faut payer la note de ce que nous avons enfanté, ce mépris du peuple et de ses souffrances…” Mais de quoi parle-t-elle, par les dieux d’en bas ! De qui ? Je pense surtout à toutes celles et ceux, si nombreux, qui comme nous, en compagnie, au sein des lieux, des festivals ou des Drac (oui les Drac aussi) s’efforcent de rencontrer ou de favoriser sans cesse la rencontre de tous les publics. Toutes celles et ceux qui se tournent vers les territoires, les quartiers, les petites villes, qui rendent visibles, ouvrent les murs, qui sans relâche sensibilisent, initient, transmettent, vers et avec les tout petits, les collégiens, lycéens, jeunes en apprentissages, personnes en situation de handicap, enseignants, formateurs, personnes migrantes, exilées, élèves de conservatoire ou d’école supérieure, personnes en détention, et j’en oublie ! “mépris du peuple” ? Nawak comme dit Watkins Je pense à toutes celles et ceux qui en viennent, du peuple, et qui font ce métier. Ça lui a traversé l’esprit, ça, à la marraine marâtre ? Je pense à toutes celles et ceux qui croient fermement à l’utilité de leur action au quotidien, qui défendent le service public de la culture et se battent au jour le jour pour faire naître et maintenir dans notre société le goût de l’imagination, d’une altérité, d’une vie plus large. Qu’on-t-ils fait, qu’avons nous fait pour mériter ce discours de disgrâce du haut d’une grasse dépendance du parc floral de Paris-capitale ? Devons-nous battre notre coulpe quand nous luttons depuis des années pour faire vivre notre art, notre passion ? Fallait-il tromper le peuple, comme le RN, pour qu’on ne nous accuse pas de ne pas aimer le peuple ? L’oracle du bois de Vincennes n’avait-elle rien de mieux à faire à l’aube de ce qu’elle annonce comme un bataille perdue d’avance ? Offrant comme seul recours, et pour elle seule, son bastion du Soleil… “Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. J’en suis là. Une réflexion très sombre, incertaine et mouvante.” écrit-elle. L’attaque permanente contre les services publics, contre les services de proximité, les chaînes zombies de Donald Bolloré, la désinformation sur les réseaux, la casse de toute contestation dans la rue, tout ça ? Une partie seulement, sans même l’évoquer. Le monde de Macron, “trop petit pour être le seul responsable”, dit-elle. Trop petite en responsabilité, l’idéologie libérale dont il est porteur ? Oui, oui, les coupables, car insultants, méprisants, narcissiques, sectaires, apeurés et impuissants, la honte en fait, c’est nous. Basta. OK, madame… Passez-moi le gaviscon. Ou la cigüe ? J’ai pris l’habitude, malheureusement, de constater, dans cette génération de militants de la gauche des 70’s, l’existence de certaines et certains bouteur de feu, de ceux qui tourne le dos à leur jeunesse. Et à la jeunesse d’aujourd’hui. Ce n’est pas une question d’âge, non ! De plus vieux tiennent bien le cap. Une question de statut : revenus de tout, la parole public aisée, mais cantonnés dans leurs pénates, certains certaines font des dégâts. Ici c’est le cas. La droite se délecte. J’ai pris l’habitude, malheureusement, de voir les conservatismes les plus coriaces se couvrir du voile du bon sens de la lutte avant-dernière, la «vraie», la leur, de voir les néo-conformismes inavoués faire barrage aux idées neuves d’une jeune génération intelligente, sensible, courageuse, à qui l’on oppose «l’expérience» et «la raison» quand il faut sortir de sa zone de confort… Ici, je le crains, c’est cela et c’est pire encore. Ici, si la Marianne de la Cartoucherie prend une fois encore la parole, une fois de trop, disons-le, il est question de pouvoir. De SON pouvoir. Ce désir de pouvoir absolu qui fait sa marque et qui a laissé bien des traces sombres dans bien des cœurs d’artistes, qu’on le cache ou qu’on en rit. Ce goût du pouvoir pour le pouvoir qui parfois dépasse les considérations d’efficacité, de solidarité, de logique. Le pouvoir pour le pouvoir, un risque du métier de la mise en scène, une maladie professionnelle ? ou une appétence vers ce métier particulier pour ceux qui ont cette passion triste… ? Je ne sais, mais…C’est pas le sujet ici. On en reparlera. Ici, ce pouvoir, perdue dans le sombre labyrinthe du méa culpa, Ariane Mnouchkine ne peut l’exercer que sur ceux qu’elle considère comme ses troupes, qu’elle traite comme ses affidés. Nous. Nous tous, le monde de l’art vivant. Alors la grande Ariane tire ses dernières cartouches contre son camp, quitte à faire le jeu de la droite la plus dégueu, sûre, par les dégâts qu’elle y fait, de valider encore une fois son imprimatur. Bravo, c’est réussi. Marianne, Dati et Jordan se réjouissent. Passez-moi le Primperan… La seule chose que je retiens de sa déposition contrite au commissariat des électeurs RN, c’est le “Que faire si.. » Question que chacun en son âme et conscience, puis collectivement, devra résoudre “si.. » Mais nous n’en sommes pas là, par les dieux d’en haut, d’en bas et d’à côté ! Attendons au moins le premier tour… Ce serait triste à pleurer si au fond, on n’avait pas d’autres choses sur le feu : l’avenir. Un avenir de combat, dans tous les cas. Gagnant ou perdant. Nous y sommes. Sûr de rien, non, mais nous n’avons pas peur, car de l’imagination, nous les artistes sans honte, n’en déplaise à Ariane grande inquisitrice, nous en avons à revendre ! Vive le Front Populaire ! Laurent Hatat, sur sa page Facebook
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Le spectateur de Belleville
February 16, 2024 5:42 PM
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Par Véronique Cauhapé dans Le Monde - 13 août 2021 « Mon lieu culturel préféré » (18/24). Sa fondatrice, Ariane Mnouchkine, fabrique depuis plus de cinquante ans une scène inventive et une troupe communautaire.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/08/13/a-paris-le-theatre-du-soleil-une-utopie-politique-au-service-de-l-art_6091382_3451060.html Nous avions pensé, ce soir-là, que rien ne pourrait plus nous émerveiller autant que la découverte de cet endroit, de ces acteurs, de cette pièce – Henri IV de Shakespeare mise en scène par Ariane Mnouchkine. Nous n’avions pas tout à fait tort. Vivre pour la première fois l’expérience de la Cartoucherie et du Théâtre du Soleil à 20 ans souleva une émotion telle qu’aucune autre ne put s’y comparer. Elle en initia en revanche de nouvelles. Puisque désormais, nous irions rechercher cet état de grâce au théâtre, au cinéma, dans les musées, et sans doute aussi dans les voyages. Au début de l’année 1982, le jour prenait à peine congé sur le bois de Vincennes quand nous avons franchi la grille et vu les corps du bâtiment industriel aux façades ceintes d’ampoules. Clarté irréelle, magique, qui transformait tout en ombres. Les arbres, les premiers arrivés, les longues tables dressées sur les pavés qui offraient de la soupe bien chaude. On se souvient d’un silence. Peut-être l’avons-nous inventé. La mémoire prend parfois les libertés qui lui chantent et nous arrangent. A l’intérieur, un éclairage de bougie. L’obscurité percée par le halo des miroirs devant lesquels les comédiens se maquillaient eux-mêmes. Georges Bigot, Jean-Baptiste Aubertin, Julien Maurel, Odile Cointepas, visages peints en blanc, passant du crayon noir sur les sourcils et sous les yeux. Les coulisses au vu et au su de tous. Une certaine idée du théâtre : le Théâtre du Soleil voulu et créé par Ariane Mnouchkine en mai 1964, avec des jeunes comédiens désireux de fonder, non pas une compagnie, mais une troupe avec une gestion collective et une vie communautaire. Leur royaume, leur maison Tout le monde payé au même salaire, participant à toutes les tâches (la cuisine, le ménage, la construction des décors, la fabrication des costumes…). Y compris celles de rénover la Cartoucherie – des entrepôts vides qui servaient à l’armée pour fabriquer de la poudre et des armements – qu’ils visitent en 1970. L’usine militaire est alors en ruine, le terrain en friche. La troupe retrousse ses manches, pose du plâtre blanc sur les murs délabrés, nettoie les verrières, construit des gradins en bois, installe l’électricité et le chauffage. Ils en font leur royaume, leur maison, qu’ils partagent avec le public avant, pendant et après les représentations. C’est dans le saint des saints de cette utopie poétique, politique et artistique que nous nous trouvons ce soir-là, les yeux écarquillés comme une enfant, les larmes pas loin, le souffle bientôt coupé par l’entrée en scène – en piste, au pas de course, comme un cheval – de Richard II (Georges Bigot), samouraï au jupon blanc de soie virevoltant. Au fond, une toile de soie rouge éclaboussée d’or. Soudain, « la cour d’Angleterre peuplée de rônins (…), le théâtre élisabéthain enté [greffé] sur le Kabuki, écrira l’écrivain Claude Roy. Avec ce croisement entre les souverains de Kamakara et la dynastie des Plantagenêts, avec ce mariage entre le costume des shoguns et la fraise de la gentry (…) – au bout de 5 minutes Shakespeare est là ». Un choc. Et depuis, une nostalgie que nous chérissons. Véronique Cauhapé / LE MONDE Légende photo : L’entrée de la Cartoucherie dans le bois de Vincennes, à Paris en avril 2014. BERTRAND GUAY / AFP
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Le spectateur de Belleville
December 31, 2023 10:39 AM
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Par Lara Clerc / Libération du 30 déc. 2023 Remplacée par les membres de l’ancien théâtre les Déchargeurs, la compagnie se voit obligée de quitter son théâtre de Saint-Denis. Résidente des lieux depuis dix-neuf ans, elle déplore une décision prise en raison de ses actions politiques. «Qu’elle soit nationaliste, républicaine ou socialiste, virons la droite.» Cette banderole ne trônera peut-être plus, fièrement accrochée dans le théâtre de la Belle Etoile, à Saint-Denis, d’ici une semaine ou deux. Alors que son bail avec la mairie de la ville de Seine-Saint-Denis arrive à échéance le 31 décembre, la compagnie Jolie Môme – occupante des lieux et célèbre pour ses actions militantes d’extrême gauche – se doit de quitter les lieux, après dix-neuf ans de présence et en pleine saison culturelle. «Avant, le quartier ici, c’était des terrains vagues…» se souvient Flô, comédienne au sein du groupe. Aujourd’hui, le directeur parcourt les quelque 1 200 m2 du site en associant chaque détail à un souvenir, comme le bar construit par un ancien scénographe avec des grillages de fenêtre, ou la couleur des murs, verte, pour le plaisir de l’impertinence – ici, on ne croit pas à la superstition qui veut que cette couleur porte malheur aux comédiens. La compagnie est arrivée dans ce théâtre de briques blanches en 2004, à peine quitté par les derniers squatteurs, leur laissant des locaux en friche. Michel, Flô, Claire, Clément, Pascale, Cyril et une demi-douzaine d’autres membres de la troupe en ont depuis rénové chaque partie. Aujourd’hui, des chapeaux sont soigneusement suspendus dans la cave, où les costumes sont classés, sur cintres, et le matériel organisé. «Nous ne jetons rien, à chaque nouveau spectacle, nous essayons de faire de la bidouille avec ce que nous avons», partage Michel, le directeur. «Ils voulaient nous dégager pour des raisons politiques» Après plusieurs années à la Belle Etoile, la troupe a vu son bail expirer une première fois en juin, mais il avait alors été reconduit par la mairie, qui avait annoncé mettre sa place en concurrence via un appel à projets. Une «obligation légale», explique Mathieu Hanotin, maire PS de Saint-Denis. Parmi les six dossiers présentés au jury de cet appel d’offres, celui de la compagnie Jolie Môme était jugé «le moins bon», rapporte l’édile. Alors la place a été attribuée à la compagnie du Tambour des limbes. Ironie de la situation, cette dernière est dirigée par Rémi Prin, ancien directeur technique des Déchargeurs, et elle-même chassée de son théâtre du Ier arrondissement de Paris après avoir été liquidée. Le Tambour des limbes est une autre compagnie modeste, qui veut donner sa place aux jeunes compagnies émergentes, notamment «des créations totales, soit des textes mis en scènes par leurs auteurs et autrices», rêve Rémi Prin. Pour les artistes de Jolie Môme, la raison de leur départ est claire. «La mairie voulait nous dégager pour des raisons politiques mais a utilisé l’appel à projets pour se donner une raison», avance la troupe qui programmait hebdomadairement des réunions politiques et associatives, en prêtant sa cuisine à des collectifs de maraude ou en organisant une «soirée de solidarité avec Gaza». «Nous avons le sentiment que ce qui est davantage reproché à Jolie Môme, c’est son positionnement militant, déplore Vincent Brengarth, avocat de la compagnie. On voit bien qu’il y a une opacité totale dans la manière dont ça a été mené.» Une idée à laquelle adhère la directrice du théâtre du Soleil (XIIe arrondissement), Ariane Mnouchkine, dans une lettre adressée au maire de Saint-Denis, et publié dans l’Obs jeudi 28 décembre : «Je reconnais que leur radicalisme entêté peut être exaspérant pour ne pas dire insupportable, mais, cela justifie-t-il une telle rudesse dans la séparation ? Une telle «mise à la porte» plus digne d’un Laurent Wauquiez que d’un maire socialiste ?» De son côté, la mairie dément toute forme de stigmatisation de la compagnie, mais reconnaît que son militantisme a joué dans la décision de ne pas les reconduire. «Ce n’est pas une punition politique, assure Mathieu Hanotin. Mais si dans un théâtre privé, vous faites bien ce que vous voulez, je crois que dans un théâtre public tout le monde doit se sentir le bienvenu.» Celui qui a remporté les élections municipales de 2020, mettant fin à une lignée de plus de soixante-quinze ans de maires communistes, ne peut être plus clair : «Le théâtre ne doit pas devenir un théâtre uniquement pour un groupe de personnes anarchosyndicalistes.» Esprit de concession Pour la troupe Jolie Môme, il n’a jamais été question de fermer les portes à ceux qui n’approuvent pas leurs positions, bien au contraire. «Nous sommes conscients de la réalité, que ce sont toujours les mêmes qui vont au théâtre en France. Mais ici, les habitants de Saint-Denis peuvent nous confier leurs enfants et venir dans des moments de difficultés sociales. Nous sommes à leur service.» La compagnie avait notamment rénové une cuisine, ainsi qu’un bar, en plus de la scène théâtrale. Un «esprit de quartier» que les nouveaux occupants entendent bien maintenir, et ce dès leur arrivée le 4 janvier, dans un esprit de concession. «Nous pouvons devenir deux compagnies précaires qui s’affrontent, mais ce n’est pas mon but ni celui de Jolie Môme. C’est un petit milieu, nous nous connaissons entre nous et nous avons tous envie que cela se passe bien», assure Rémi Prin. Sa compagnie souhaite devenir «un théâtre municipal complémentaire du théâtre Gérard-Philipe, une alternative pour débuter». Mathieu Hanotin partage cette aspiration : «La compagnie du Tambour des limbes connaît d’expérience la gestion d’un lieu qui doit pouvoir faire la promotion de jeunes compagnies de théâtre. Ils pourront faire émerger les prochains metteurs en scène d’Avignon.» «Deux façons différentes de voir le théâtre» Pour Jolie Môme, la nouvelle troupe aurait plutôt été choisie pour sa promesse de donner cinq représentations par semaine, grâce à l’accueil de petites productions. Jusque-là, le théâtre ne proposait pas autant de représentations, consacrant une partie de sa semaine aux ateliers et événements militants. La compagnie déplore cette manière de concevoir l’administration de la Belle Etoile, surtout pour son public, «pas des consommateurs, mais des camarades. Nous, nous sommes une troupe qui tient un lieu avec une philosophie… Ce sont deux façons différentes de voir le théâtre». Avec la nouvelle gestion, exit les conférences régulières animées par des journalistes du Monde Diplo, les réunions politiques… A la place, la mairie promet un «déploiement des activités d’éducation artistique et culturelle». La troupe pour enfant Tamèrentong peut donc se rassurer, Rémi Prin exprime déjà son désir de la reprendre. En attendant, Jolie Môme demande à la mairie, via son avocat, de mettre à sa disposition un lieu pour entreposer son matériel et pouvoir répéter. «Nous proposer une alternative après avoir interrompu la saison serait la moindre des choses, avance l’avocat Vincent Brengarth. Sans décision à l’amiable, nous envisageons d’entamer des procédures pour faire recours à la décision de l’appel à projets auprès d’un juge administratif.» De leur côté, les membres de Jolie Môme se désolent : «Nous voulons continuer à créer, c’est cela qu’il nous faut.» Avant d’ajouter : «C’est dur de risquer de mourir dans cette situation.» Dans l’immédiat, le Tambour des limbes leur propose de cohabiter en attendant de trouver une solution plus stable. -------------------------------------------------------------------- Publié dans l'Obs: Ariane Mnouchkine heurtée par le renvoi de la compagnie Jolie Môme : sa lettre au maire de Saint-Denis La directrice du Théâtre du Soleil critique ici l’éviction « brutale » de la compagnie récemment annoncée par la mairie dionysienne. Publié le 28 décembre 2023 à 20h07·Mis à jour le 29 décembre 2023 à 20h48 Politisée (à gauche toute) et très populaire, la compagnie Jolie Môme œuvrait à Saint-Denis au théâtre de La Belle Etoile depuis dix-neuf ans. Malgré un rayonnement incontestable et une personnalité hors du commun, à moins que ça ne soit à cause de cela précisément, la troupe doit quitter les lieux au 31 décembre pour laisser place à un autre « projet », selon les vœux de Mathieu Hanotin (PS), lequel, en 2020, a arraché la mairie à ses traditionnelles figures communistes. La nouvelle équipe s’étant lancée dans une opération « Coup de propre sur la ville » avant les Jeux olympiques, les soutiens nombreux de Jolie Môme voient dans ce renvoi une exécution politique. Directrice du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine estime qu’il s’agit là d’une « expulsion fulgurante » de grande indignité. Voici la lettre qu’elle a adressée cet après-midi au maire dyonisien. A.C. Monsieur le Maire, J’apprends que la municipalité socialiste de Saint-Denis a décidé de ne pas renouveler le contrat qui l’a liée à la compagnie Jolie Môme depuis près de vingt ans. Même si je la regrette, je ne vais pas, ici, discuter cette décision car renouveler ou pas un contrat fait partie des droits et prérogatives de tout contractant. Par contre, ce qui me surprend, et m’afflige, de la part d’une municipalité de gauche, c’est la façon dont ce non-renouvellement est mis en œuvre et finit par prendre la forme d’une rupture très brutale. En effet, l’expulsion fulgurante de la compagnie Jolie Môme du lieu auquel elle a redonné vie au cours de ces années est incompréhensible pour ne pas dire inadmissible. Les gros travaux réalisés avec les subsides de la région ont été pensés par les architectes de la ville en étroite collaboration avec Michel Roger, metteur en scène et directeur de la compagnie qui a travaillé avec le service architecture de Saint-Denis pour que ce lieu devienne accueillant, beau, apaisant, qu’il soit pour les habitants du quartier, de la ville, un point de référence, de culture, un refuge, un point d’ancrage pour quiconque cherche à se cultiver, cherche une écoute, cherche à apprendre, cherche à se distraire. Bref, un théâtre pour ceux qui pensent que le théâtre n’est pas pour eux. Michel Roger et son équipe ont, en ce sens, largement réussi, ils produisent beaucoup d’autres compagnies, groupes, artistes, jouent eux-mêmes plus d’une vingtaine de week-ends par an, bref du jeudi au dimanche le lieu vit et propose diverses programmations, accueils, soirées, sans compter les ateliers de début de semaine. Le lieu est dorénavant connu, fait salle comble pratiquement toujours, ce qui n’est pas si aisé à notre époque, et ils sont très bien intégrés dans leur quartier, ce qui n’est pas toujours aisé non plus. Mais tout cela, vous le savez déjà. Je connais bien la compagnie et, d’un point de vue politique nous ne sommes pas du tout sur la même longueur d’onde. Je reconnais que leur radicalisme entêté peut être exaspérant pour ne pas dire insupportable, mais, cela justifie-t-il une telle rudesse dans la séparation ? Une telle « mise à la porte » plus digne d’un Laurent Wauquiez que d’un maire socialiste ? Pourquoi ne pas entendre qu’ils ont absolument besoin de finir leur saison ? Pourquoi ne pas leur laisser le temps d’envisager leur départ sereinement ? Pourquoi supprimer d’un trait de plume leur outil de travail à plus d’une douzaine de salariés ? Pourquoi laisser entendre qu’ils vont dépouiller la salle comme des malfrats ? Ils reprendront leurs affaires sans doute et c’est bien normal, mais il n’est pas dans les habitudes des amoureux du théâtre de détruire, de dégrader leurs précieux outils de travail avant de les quitter. Or, ce sont des amoureux du théâtre. Je dirais des amoureux fous du théâtre. Pourquoi se précipiter ? Est-ce si urgent de mettre à la rue une bande de fous amoureux du théâtre ? Je ne le crois pas. Voilà pourquoi, je vous demande, je vous prie, de bien vouloir reconsidérer, sinon votre décision du moins les modalités de son exécution, en prenant en compte les besoins de cette compagnie et de ses salariés pour qu’elle puisse finir sa saison et envisager plus sereinement un déménagement éventuel si vous ne voulez absolument pas changer d’avis. Cela rassérénerait un peu la profession qui, je dois vous le dire, est très troublée par l’éventualité de voir la compagnie Jolie Môme se retrouver sur le trottoir sans aucune solution de repli pour pouvoir continuer son travail. Merci d’avoir pris le temps de me lire. Très sincèrement, Ariane Mnouchkine
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Le spectateur de Belleville
December 12, 2023 9:41 AM
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Par Hélène Kuttner dans Artistik Rezo - 11 décembre 2023 Sous l’impulsion d’Ariane Mnouchkine, le metteur en scène américain Richard Nelson dirige les acteurs de la troupe du Théâtre du Soleil dans une pièce qu’il a composée autour de la tournée à Chicago, en 1923, du Théâtre d’Art de Moscou. A cette époque, Stanislavski dirige les acteurs russes dans les pièces d’Anton Tchekhov, qui vient de mourir. Tous se retrouvent autour d’un repas festif en refaisant le monde tandis que leur retour à Moscou est redouté. Un spectacle d’une lumineuse humanité, d’une frémissante inquiétude, qui n’a pas pu être joué en Russie en raison de l’invasion de l’Ukraine mais qui a pu être produit ici grâce au Festival d’Automne. Une fête d’anniversaire Dans une pension de famille de Chicago, les comédiens russes du Théâtre d’Art de Moscou, invités par à poursuivre une tournée aux Etats-Unis, célèbrent l’anniversaire de la création de leur théâtre né en 1898. C’est dimanche, jour de relâche, et on prépare un bon repas à des milliers de kilomètres de la Russie natale. Il y a là Constantin Stanislavski, acteur et directeur de la troupe, auteur du mémorable Ma vie dans l’Art dans lequel il exprime toutes ses pensées et expériences sur le théâtre et l’art de l’acteur. Patriarche, modeste, consciencieux, d’une intelligence vive, le « patron » organise la troupe, distribue les rôles, lutte contre le cabotinage et l’artifice du vieux théâtre. Il sera le maître de Jacques Copeau en France, de Lee Strasberg à New York qui fondera l’Actor’s Studio, l’école d’art dramatique d’où sortiront tous les plus grands comédiens américains, de Marilyn Monroe à Marlon Brando, en passant par Al Pacino et Robert de Niro. On est en 1923, et tous sont venus en Amérique pour jouer les pièces de Tchekhov lors d’une grande tournée. La situation est précaire, l’argent est géré par un producteur qui va finalement tout garder, et le retour en URSS est redouté en raison de la trahison dont on accuse ceux qui ont traversé l’Atlantique et qui en plus jouent devant ceux qui ont fui le régime bolchevique, les Russes blancs. Alors que de ce côté, ils se font traiter de bolchéviques. A Moscou ! Richard les accueille chaleureusement, lui qui a fait le choix de rester en Amérique, tandis que sa femme fait le ménage chez des gens riches. Cet ancien acteur se charge de faire l’intermédiaire entre le producteur et la troupe et d’organiser la tournée. Autour de lui, des personnalités fortes. Olga Knipper, comédienne et veuve de Tchekhov, Vassili Kachalov, comédien avec sa femme Nina, Vania, Petia, Lydia, Masha, Lev Bulgakov et sa femme Varvara. Tous sont acteurs, tous sont engagés dans cette folle aventure, jouant devant des parterres de riches Américains ou de Russes blancs qui s’extasient devant le talent de la troupe. Leurs prénoms sont ceux des personnages de Tchekhov, qui s’est lui même inspiré de ses interprètes, et tout cela, concocté par la plume généreuse, fine et terriblement humaine de Richard Nelson, donne des dialogues d’une vitalité incroyable, d’une vibrante générosité, d’une proximité étonnante. Que font-ils au juste durant ce repas bien arrosé de Vodka, où des pirojkis bien dorés -fameux chaussons fourrés à la viande- sont servis avec des betteraves dans de belles assiettes décorées devant nos yeux ? La mise en scène très stanislavskienne a placé les spectateurs sur des sièges en bois, de manière quadri-frontale, tout autour de la table, et une sensation de familiarité, de proximité, dans les belles lumières de Virginie Le Coënt, envahit tout l’espace. Une vie d’artiste Ce qu’il y a de saisissant dans ce spectacle, c’est ce mélange, cet entre-deux qui nous fait pénétrer dans l’une des plus célèbres troupes historiques, alors même qu’elle a traversé l’Atlantique, jouant du Tchekhov alors qu’il vient de mourir et que chacun des comédiens poursuit une route qui n’est guidée que par un seul axe : l’amour de l’art théâtral, le don au public et la faculté de donner aux gens du bonheur. On parle de tout et de rien, de sentiments et de politiques, de l’ennui à la messe et des grivoiseries d’un comédien qui vient de tromper son épouse la nuit dernière. On s’engueule et on s’embrasse. Les discussions sont adolescentes, quasi enfantines, mais la gravité et la précarité de la situation s’immiscent dans cette soirée trop arrosée. Evidemment, on se tient les coudes car l’avenir, en Amérique pour des exilés de l’Est, ou en URSS pour des artistes qui ne collent pas aux diktats de l’art utile à la Révolution, est loin d’être rose. Maurice Durozier qui joue Stanislavski, Arman Saribekyan, Hélène Cinque, Duccio Bellugi-Vannuccini, Nirupama Nityanandan, Georges Bigot, Tomaz Nogueira, Clémence Fougea, Judit Jancsò, Agustin Letelier et Shaghayegh Beheshti sont tous magnifiques de simplicité et de grâce, incarnant ces interprètes avec l’énergie d’une danse sur le fil de l’eau, avec finesse et sens de l’équilibre. Rien de didactique, rien d’artificiel ni d’imposé dans ce spectacle dédié aux artistes russes et ukrainiens qui souffrent actuellement et qu’Ariane Mnouchkine revendique comme nécessaire. Un spectacle comme un cri du cœur à jouer, à mêler les histoires et à unir les forces de l’art et de la vie. De Stanislavski qu’il admirait comme un maître, le metteur en scène Jacques Copeau écrivait dans sa préface de Ma vie dans l’Art : « Théorie, innombrables petits faits recueillis dans la pratique, notions intimes suggérées à l’acteur, hasards heureux, malentendus, erreurs, abus et faiblesses (…) tout est consigné par un homme intègre, sincère, modeste et consciencieux, qui sait ce dont il parle parce qu’il l’a fait et qui en est un maître vivant et créant « à la lumière de ce qui est éternel dans l’art ». Et nous, modestes spectateurs, nous regardons ces acteurs issus de nombreux pays incarner ceux qui risquèrent leurs vies, et souvent la perdirent ensuite dans les purges staliniennes, à la lumière d’un art en miroir d’autres artistes et d’autres spectateurs qui souffrent actuellement à l’est de l’Europe. Hélène Kuttner / Artistik Rezo Notre vie dans l’Art Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923 Auteur : Richard Nelson, Traduction Ariane Mnouchkine Metteur en scène : Richard Nelson Distribution : Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan Production Théâtre du Soleil (Paris) Coproduction Théâtre du Soleil (Paris) ; Festival d’Automne à Paris Le Festival d’Automne à Paris est coproducteur de ce spectacle Du 06 Déc 2023 Au 03 Mar 2024 Réservations par téléphone : 01 43 74 24 08
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Le spectateur de Belleville
December 4, 2023 3:38 PM
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Propos recueillis par Anne Diatkine / Libération 4/12/2023 Photos Martin Colombet L’infatigable metteure en scène, fondatrice du mythique théâtre du Soleil qui invite Richard Nelson à monter cet hiver «Notre Vie dans l’art», garde foi dans la création et la nécessité de sa transmission face aux convulsions du monde. Nous voici à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe mythique du théâtre d’Art de Moscou dirigée par Konstantin Stanislavski. Nous voici au théâtre du Soleil à Paris où onze comédiens de la troupe répètent Notre Vie dans l’art sous la direction de Richard Nelson, metteur en scène et dramaturge américain célébrissime outre-Atlantique, mais, à 73 ans, encore bizarrement inconnu en France, où il est invité pour la première fois, à l’instigation d’Ariane Mnouchkine. Et nous voici assis sur les gradins conçus pour les Ephémères, spectacle chéri entre tous, créé il y a dix-sept ans par le théâtre du Soleil. Les jeux de mémoires, les citations, qu’on les perçoive ou non, forment comme un berceau où le dîner historique et festif, aussi paisible que l’eau qui dort, aussi imprévisible qu’elle, a lieu. Le théâtre d’Art de Moscou ? Stanislavski ? En 1923, le groupe d’artistes légendaires, qui créa entre autres les chefs-d’œuvre que Tchekhov écrivit pour eux, est torpillé en Union soviétique, vilipendé, car considéré comme bourgeois par le nouveau pouvoir révolutionnaire en place – mais soupçonné de bolchevisme par les Américains. Avec cette nouvelle pièce, d’abord écrite pour le grand metteur en scène russe Lev Dodine avant que l’invasion de l’Ukraine rende caduc son projet, Richard Nelson restitue en recoupant divers documents un dîner réel où le théâtre d’Art fête ses 25 ans d’existence. Ariane Mnouchkine découvre son travail à New York, s’enthousiasme, le rencontre, et s’entend lui demander : «Ça vous intéresserait de travailler avec nous ?» Une telle invitation est exceptionnelle. En près de soixante ans, les comédiens du Soleil n’avaient jusqu’alors joué que deux fois avec un autre metteur en scène que la fondatrice. Cette matinée de répétition, Ariane Mnouchkine s’est installée discrètement en haut des gradins. Elle observe, ne dit rien, veille à tout. Qu’éprouve-t-elle à regarder ses comédiens dirigés par un autre qu’elle ? «Un immense soulagement. Pour moi, Richard Nelson est vraiment l’arrière-petit-fils de Tchekhov. Il a cette profondeur qui vous attrape par surprise. On est dans le quotidien, puis tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi, on est ému aux larmes. Je sais que les comédiens sont très heureux, qu’ils travaillent d’une manière à mille lieues de ce qu’on fait d’ordinaire, qu’ils élargissent leur spectre…» La magie du théâtre du Soleil ne cesse d’opérer, comme l’exprime encore le photographe de Libé, à la Cartoucherie pour la première fois. «C’est magnifique. Ça me fait beaucoup de bien d’être ici.» Retour sur la genèse de cette magie, avec son inventrice. Les principes du théâtre du Soleil n’ont pas changé depuis sa création en 1964. Certains sont-ils tombés en désuétude ? On avait une rigidité de jeunesse dans leur application qui j’espère n’est plus la même. Je ne peux pas nier que lorsque j’ai créé le théâtre du Soleil avec quelques amis, j’étais inflexible comme on peut l’être à 25 ans. Aujourd’hui, j’ai appris à les défendre avec peut-être plus de compréhension envers les situations individuelles, sans que cela n’entame l’intérêt commun. Encore maintenant, les décisions susceptibles de changer le cours de notre histoire sont prises collectivement mais on ne se réunit plus pour décider de l’achat d’un crayon. Ce qui me frappe, c’est que ces principes ont beau être acceptés par tout le monde, ils doivent néanmoins être rappelés très souvent. Peut-on les énumérer rapidement ? Il y a notamment l’égalité de salaire pour tous y compris pour vous… Je crois que cette égalité est le socle qui nous a fait tenir. On aurait explosé sinon. Il y a aussi l’égalité entre les hommes et les femmes, qui n’a jamais été érigée tant elle est évidente. Simplement, lorsqu’elle n’était pas respectée, cela donnait lieu à des batailles. On a toujours été paritaire, avec certains moments où il y avait sensiblement plus de femmes que d’hommes. L’égalité et la parité sont des principes inhérents qui n’ont pas besoin d’être dits sauf lorsque quelqu’un s’oublie, ou à des personnes qui arrivent d’un pays dont la culture s’y oppose. En général, le chemin est fait et ces personnes demeurent dans la troupe. Beaucoup de vos pièces sont des créations collectives mais vous avez aussi mis en scène des pièces du répertoire où les grands rôles sont en général masculins. J’ai beaucoup monté Shakespeare où la plupart des rôles peuvent être joués indifféremment par des femmes ou des hommes sans torsion ni réflexion sur le genre. Je ne vois rien dans ce que disent les personnages de résistants dans Macbeth qui les empêcherait d’être des femmes…. L’autre principe essentiel, c’est l’accueil du public. A chaque fois, vous imaginez un nouveau décor, un nouveau menu, en lien avec le spectacle joué. Vous êtes à la porte, vous continuez à déchirer le ticket d’entrée. On est même en perpétuelle recherche de progrès. A chaque fois, quand j’ouvre la porte du théâtre, et que je vois une file qui va jusqu’aux «roulottes», j’ai une émotion : «Ah vous êtes là ! Malgré la grève, malgré la fatigue du soir… Vous êtes venus…» Ces dernières années, depuis peut-être deux spectacles, l’extrême gentillesse des spectateurs à mon égard me surprenait. J’ai compris soudainement que ce qu’ils exprimaient ainsi, c’est leur contentement que je ne sois pas morte. Ça m’a bouleversée. J’ai dit à quelques acteurs : «Vous vous rendez compte, que chaque soir, les spectateurs me parlent en fait de ma mort» Votre croyance en ce que peut le théâtre s’est-elle modifiée avec les années ? Quand j’ai débuté, on croyait que la vie ne pouvait qu’aller mieux. Aujourd’hui, il faut lutter pour imaginer que le pire n’est que temporaire. On peut se demander à quoi on a servi depuis soixante ans. Au théâtre du Soleil, entre ceux qui ont 20 ans et d’autres comme moi, plus proches de mes 84 ans, le spectre d’âge est très étendu. La plupart du temps, j’oublie la différence d’âge. Ce n’est plus possible ces derniers temps. Il y a un gouffre entre eux et moi lié à l’histoire. Auquel je n’aurais pas fait attention si ça n’était pas aussi douloureux. J’ai la mémoire des bombardements, des Allemands dans les rues de Bordeaux, de la perte de mes grands-parents paternels à Auschwitz. J’ai vécu la guerre d’Algérie. Je sais où j’étais quand Kennedy a été assassiné. Eux n’étaient pas nés. Ces différences n’ont pas du tout compté pendant des décennies… Mais depuis l’invasion de l’Ukraine, la guerre en Israël, je suis obligée d’y penser. La prochaine création collective dont les répétitions débuteront en mars devrait nous forcer à combler ce fossé. Mais votre croyance dans les pouvoirs du théâtre a-t-elle changé ? Je peux perdre foi en moi, en nous, mais je n’ai pas la prétention qu’il faudrait avoir pour perdre foi dans le théâtre. Par ailleurs, les gens qui commettent des horreurs ont-ils été nourris de théâtre, de poésie ? Je pense que tout est pire là où il n’y a pas de théâtre, là où l’on ne raconte plus d’histoires aux enfants… L’art humanise la plupart d’entre nous. Et puis il y a ceux dans lesquels le mal, qui est en chacun d’entre nous, trouve un territoire pour s’installer sans être jugulé. Avec quinze comédiens, historiques ou très jeunes, et deux réalisateurs, vous avez mené à Kyiv, en mars et avril, une «école nomade». Pendant douze jours, 120 élèves de toutes les régions d’Ukraine se sont retrouvés. Qu’est-ce qui a déclenché ce voyage ? Nous n’en pouvions plus de rester les bras ballants devant la télévision. Je n’ai plus l’âge de prendre les armes et de partir me battre. Je cherchais ce que nous pouvions faire pour manifester notre totale adhésion, solidarité‚ fraternité, soutien, avec le peuple ukrainien. A un moment donné, je me suis entendue dire : «Il faut qu’on fasse une école nomade.» Tout de suite, du côté des Ukrainiens, l’idée a été saisie. Et ils ont trouvé le théâtre et les gens qui pouvaient travailler avec nous. Dans le fond, votre question aurait pu être autre : pourquoi n’irait-on pas à Kyiv faire une école nomade ? Qu’est-ce qu’une école nomade ? L’école nomade, c’est nous ! Mais elle prend différentes formes et durées. La première, à Kaboul, en 2005, alors même que les talibans interdisent le plateau aux femmes, nous a permis de participer à la fondation du théâtre Aftaab qui signifie Soleil en dari. Depuis cette expérience, beaucoup d’acteurs afghans ont intégré la troupe. Au Chili, à Santiago, après une école nomade d’un mois en 2015 avec plus de 300 stagiaires, des troupes sont nées, tout comme l’ouverture d’une classe option théâtre. On laisse des traces parfois minuscules qui ne se mesurent pas. Une poignée de semences est lancée, tout dépend où elles tombent. Mais on y vit toujours un moment réciproque de bonheur et de surprises. Le théâtre du Soleil a-t-il déjà joué en Israël ? Oui, à Tel-Aviv, quand le pays fêtait ses 40 ans, avec l’Indiade, une pièce d’Hélène Cixous, sur la naissance du Pakistan. On avait fait paraître dans les journaux israéliens un texte qui marquait notre opposition à l’appropriation des Territoires palestiniens. Et organisé un atelier tenu par les militants de la Paix maintenant, à l’un des endroits où a eu lieu la barbarie du 7 octobre. Avez-vous pensé à concevoir une école nomade en Israël ou en Cisjordanie ? Aujourd’hui, en Israël, la douleur est telle que ça n’aurait pas de sens. Et je suis moi-même dans un tel état que je ne serais pas capable d’apporter ce qu’il faut pour faire du théâtre là-bas, après le 7 octobre. Et en Cisjordanie, la situation est telle, que nous serions manipulés par nos propres indignations. Quand on joue, on devient l’autre. C’est lui qu’on cherche, qu’on laisse entrer en soi. Sur un plateau, la première vertu, c’est l’écoute. Il ne faut pas seulement savoir que l’autre est humain, mais être capable de travailler avec cette connaissance. Je me flatte de savoir, souvent, transmettre ce que j’ai appris. Mais transmettre à des gens qui viennent de voir leurs enfants démembrés, leur fille violée ou brûlée vive par le Hamas en Israël, ou, en Cisjordanie, leur maison et famille détruites par les colons messianiques, non. Je crois qu’il y a un temps pour tout, pour la colère, pour la guerre. Puis, peut-être pour un début de guérison, de consolation. Et plus tard, beaucoup plus tard, éventuellement, pour les générations futures, de pardon. Je ne sais pas. J’espère. On pourrait imaginer que le théâtre permette à des gens qui ne peuvent pas se rencontrer dans la vie de le faire sur scène, sur un plateau… La scène permet toutes les rencontres. Mais pour les rendre possibles, il faut une liberté d’écoute et oublier toute opinion. Avez-vous eu envie de prendre la parole au sujet de la guerre israélo-palestinienne ? Pour dire quoi ? C’est presque impossible d’imaginer ce qui a eu lieu le 7 octobre. On ne laisse pas le temps aux images insoutenables, destructrices de se poser que déjà les propos les plus horribles circulent. Le relativisme quant à ce qui s’est passé le 7 octobre m’invite à me taire. Je ne supporterais pas qu’on me réplique la nécessité de contextualiser, de trouver des raisons à ce pogrom moyenâgeux. Je n’arrive pas à l’entendre. Quand j’ai reçu le texte sur la marche blanche, j’ai d’abord refusé de signer cette pétition. J’ai pensé : «Pas de marche blanche à propos d’un massacre.» Puis, l’appellation a été changée pour «marche silencieuse». Ce qui n’est pas tout à fait pareil. J’ai relu le texte et j’ai vu que le collectif faisait très attention de ne blesser personne et à éviter le vulgaire dos-à-dos. J’ai signé parce que j’estime le rêve proposé. Mais comme tout rêve, il est prématuré. Beaucoup de metteurs en scène sont admiratifs de l’utopie en acte qu’est le théâtre du Soleil. Quel dialogue avez-vous avec eux ? Est-ce qu’on a un dialogue ? On accueille un grand nombre de jeunes metteurs en scène. En essayant de leur donner ce que nous avons eu le privilège d’avoir. C’est-à-dire de naître à une époque, 1964, où l’on pouvait encore avoir les clés d’un lieu pour travailler – en l’occurrence la Maison de la culture de Montreuil. On nous faisait confiance. On partait à 4 heures du matin, et effectivement une fois sur deux j’oubliais de les remettre à leur place. Mais on nous les prêtait à nouveau. Je ne peux pas dire que j’ai un vrai dialogue avec les tout jeunes. Mais on essaie de leur donner les clés. Pour beaucoup d’entre eux, avoir un lieu à soi, et une troupe, est une utopie inaccessible. C’est sur l’aboutissement de ce rêve qu’ils souhaitent vous entendre. Les jeunes gens savent qu’il faut être un groupe pour tenir le coup. Et c’est paradoxalement ce qu’on leur interdit. Quand je suis allée voir Gabriel Garran, qui a fondé le théâtre de la Commune, il m’a dit : «C’est très bien que tu fasses une troupe. Parce que dans ce métier, la solitude, c’est la mort.» On avait aussi toqué à la porte du bras droit de Jean Vilar, Sonia de Beauvais. On était personne mais elle nous avait reçus. Pendant cinq heures, elle nous a raconté sa passion pour Vilar, comment il avait procédé. On buvait ses paroles. Il y avait quand même quelques personnes qui refusaient de nous parler, pour qui nous étions une bande d’amateurs. Ce que nous étions d’ailleurs. Mais à chaque fois que je parle avec des jeunes gens, je m’aperçois à quel point c’est beaucoup plus difficile pour eux que pour nous. Car nous étions attendus. On ne nous disait pas : «Mais vous êtes beaucoup trop nombreux ! Disparaissez !» Les inspecteurs du ministère de la Culture se déplaçaient pour voir notre travail. J’ai l’impression que nous étions désirés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, qu’on soit jeunes ou vieux. Les jeunes gens savent qu’il faut être un groupe pour tenir le coup. Et c’est paradoxalement ce qu’on leur interdit. Quand je suis allée voir Gabriel Garran, qui a fondé le théâtre de la Commune, il m’a dit : «C’est très bien que tu fasses une troupe. Parce que dans ce métier, la solitude, c’est la mort.» On avait aussi toqué à la porte du bras droit de Jean Vilar, Sonia de Beauvais. On était personne mais elle nous avait reçus. Pendant cinq heures, elle nous a raconté sa passion pour Vilar, comment il avait procédé. On buvait ses paroles. Il y avait quand même quelques personnes qui refusaient de nous parler, pour qui nous étions une bande d’amateurs. Ce que nous étions d’ailleurs. Mais à chaque fois que je parle avec des jeunes gens, je m’aperçois à quel point c’est beaucoup plus difficile pour eux que pour nous. Car nous étions attendus. On ne nous disait pas : «Mais vous êtes beaucoup trop nombreux ! Disparaissez !» Les inspecteurs du ministère de la Culture se déplaçaient pour voir notre travail. J’ai l’impression que nous étions désirés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, qu’on soit jeunes ou vieux. Vous êtes la seule en France à avoir créé au XXe siècle une troupe aussi pérenne. En Europe, seule la troupe d’Eugenio Barba au Danemark a duré aussi longtemps, mais les comédiens sont très peu nombreux. Même Jean Dasté, Jouvet, qui sont quand même des héros, la vie ne leur a pas permis de durer cinquante-neuf ans. Nous existons grâce au concept de «théâtre, service public», forgé par Jean Vilar et battu en brèche aujourd’hui. Nous sommes le résultat du Conseil national de la Résistance ! Cette politique a commencé avant la guerre, grâce à Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts dans le gouvernement du Front populaire qui déjà subventionnait le Théâtre national populaire. Nous faisons partie de cette histoire qui n’aurait pas été possible sans une politique culturelle. Souvent, les femmes artistes font état de discriminations. Vous n’en parlez jamais. L’égalité homme-femme dans la troupe exige très souvent de petites rectifications sur les conduites. Mais en tant que metteure en scène, j’aurais scrupule à dire que j’ai subi des discriminations. La seule fois où elles ont été manifestes, c’est à Cannes, où mon film Molière était sélectionné. Beaucoup d’hommes exprimaient leur fureur à ce que ce soit une femme, encore jeune, qui ait bénéficié d’un si gros budget. Sinon, je n’ai jamais eu le sentiment de devoir plus me battre qu’un homme pour avancer. Ce qui ne tiédit en rien l’expérience des autres femmes. De ma part, il y avait aussi une certaine insouciance ou naïveté… Peut-être est-ce aussi parce que vous avez créé un monde. Il est difficile d’être exclue de son propre monde. Avez-vous vécu aussi simplement l’homosexualité ? Je l’ai vécue avec beaucoup d’insouciance mais j’ai été rappelée à l’ordre très vite. Même à l’intérieur de la troupe, ça a été compliqué. Puisque tout peut être facteur de crise, à moi de savoir les éviter sans les fuir. A l’époque, dans les années 60, il y avait une vraie peur de l’homosexualité. Heureusement, pas de la part de mes parents, et c’était l’essentiel. Ils avaient sans doute des inquiétudes pour moi, par rapport à mes choix. Mais pas de jugement. Et j’ai été très protégée par mes amis. En fin de compte, qu’est-ce qu’un metteur en scène ? Aujourd’hui, je n’écris plus «mise en scène par» dans le programme, mais «une création collective dirigée par…» Car après tout, je donne une direction. Les comédiens créent des scènes que je reconstruis ou pas – parfois certaines propositions sont tellement belles qu’elles arrivent six mois plus tard sur le plateau presque à l’identique. Les comédiens me donnent une image qui en provoque d’autres. Je dis souvent qu’un acteur ou une actrice, c’est quelqu’un qui a gardé sur scène une crédulité de son enfance. Tandis que le metteur en scène est doté d’une autre crédulité. Il croit à ce que lui donne l’acteur. Je suis là pour croire. Et quand je ne crois pas, je le dis. Notre Vie dans l’art de et avec Richard Nelson au théâtre du Soleil, à la Cartoucherie (75012) du 6 décembre au 3 mars dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Voir sur le site du Théâtre du Soleil Légende photo : Ariane Mnouchkine, le 23 novembre au Théâtre du Soleil. (Martin Colombet/Libération)
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Le spectateur de Belleville
March 24, 2023 10:45 AM
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Par Joëlle Gayot dans le Monde 24/03/23 Ariane Mnouchkine organise un stage de théâtre, l’Ecole nomade, à Kiev, tandis que la Cartoucherie accueille les actrices de Dakh Daughters à Vincennes.
Lire l'article sur le site du "Monde" : https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/03/24/le-theatre-du-soleil-cree-une-passerelle-avec-l-ukraine_6166806_3246.html
Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, a pris le large. Direction Kiev. Une partie de sa troupe est restée à Paris pour accueillir Danse macabre, un spectacle ukrainien proposé par Vladislav Troïtskyi et le groupe Dakh Daughters. Une passerelle vient de se dresser de pays à pays. La metteuse en scène française dirige un stage de théâtre (l’Ecole nomade) dans une capitale sous tension pendant que les actrices de Dakh Daughters chantent au bois de Vincennes leurs vies bouleversées par l’agresseur russe. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Paris, le Théâtre du soleil, une utopie politique au service de l’art Cette permutation géographique est hautement symbolique. Elle permet à l’art de se déployer au-delà des frontières. Vladimir Poutine « n’empêchera pas les artistes d’aller rejoindre leurs camarades là où ils se trouvent », affirme Ariane Mnouchkine, jointe à Kiev. A la guerre culturelle que livre le président de la Fédération de Russie, cette même culture répond en refusant de déserter ses territoires légitimes. Elle occupe les plateaux, creusets d’utopies et d’imaginaires. Dans la ville ukrainienne où ont convergé, depuis le 23 mars, une centaine d’élèves acteurs et de jeunes professionnels, la troupe du Soleil a investi « une sorte de petit opéra avec un foyer arrondi ». Les acteurs ont tendu des tissus colorés, récupéré çà et là tables, chaises, accessoires et ils se sont mis au travail. Pour leur patronne, agir était une évidence : « Je n’en pouvais plus de rester, bras ballants, à écouter les informations. Récolter de l’argent pour l’Ukraine ne suffisait plus. Nous étions tous dans un état d’impuissance, de frustration et de désolation. Il y a environ un mois, j’ai proposé à l’équipe de venir faire, sur place, ce que nous savons faire : une Ecole nomade. » « Le poids d’une plume » Sa tribu est rompue à l’exercice. L’Ecole a déjà vogué jusqu’au Chili, au Royaume-Uni, en Suède ou en Inde. En 2005, une compagnie afghane (le Théâtre Aftaab) est même née dans la foulée d’une session effectuée à Kaboul. Mais le séjour à Kiev, au cœur d’un pays assailli par les bombes, sort de l’ordinaire. « Nous ne sommes pas sur le front et je ne vais pas, à mon âge, 84 ans, apprendre à manier un fusil pour me transformer en soldat, relativise notre interlocutrice. Bien d’autres gens agissent ici sans que personne ne le sache. » La présence du Soleil (et à travers lui celle de l’art) pèse, dit-elle, « le poids d’une plume ». Mais cette plume sert à écrire et elle aide à penser. Etre là, rappelle l’artiste, c’est le « b.a.-ba de la résistance ». Lire la revue de presse Théâtre du soleil : retour sur 50 ans de créations Pendant quinze jours, les participants de l’Ecole nomade vivront au rythme des improvisations, des chœurs et des masques : « Si on arrive à leur donner deux semaines de fête et de ravissement, ce sera déjà ça. » Dans un discours prononcé le 24 février lors d’un Forum Europe-Ukraine, Ariane Mnouckhine concluait son allocution par cet appel tranchant : « Pour gagner cette guerre culturelle que nous livre la Russie, il faut d’abord gagner la guerre. Tout court. Que cela nous plaise ou non. » Ce n’est pas demain que cette combattante abdiquera devant les ennemis de la liberté. Ses armes sont la fiction, le jeu, la beauté. Elle les utilise plus et mieux que beaucoup. Faute de pouvoir se trouver ici et ailleurs en même temps, elle avoue un regret : ne pas assister à la Cartoucherie de Vincennes au spectacle des Dakh Daughters et au concert exceptionnel que donneront, le 26 mars à 17 h 30, la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton et son alter ego ukrainien, Aleksey Shadrin. Danse macabre, de Vladislav Troïtskyi et les Dakh Daughters, du 24 mars au 2 avril. Ensemble. Concert de Sonia Wieder-Atherton & Aleksey Shadrin, le 26 mars à 17 h 30. Théâtre du Soleil, la Cartoucherie, Paris 12e. Joëlle Gayot / Le Monde Légende photo : Ariane Mnouchkine à Kyoto (Japon), le 12 novembre 2019. CHARLY TRIBALLEAU / AFP
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Le spectateur de Belleville
April 14, 2022 5:58 PM
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Propos recueillis par Joëlle Gayot dans Télérama - 14 avril 2022 Pour la directrice du Théâtre du Soleil, Emmanuel Macron doit amender son programme pour prendre en compte les besoins des électeurs de gauche.
Avant le second tour de la présidentielle, Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, n’a plus la tête à parler de son spectacle L’Île d’or. Face au danger de l’extrême droite, la citoyenne prend le pas sur la metteuse en scène. C’est en femme engagée, bien plus qu’en artiste, qu’elle s’exprime. Êtes-vous inquiète ? Plus que de l’inquiétude, je ressens de l’effroi. La situation n’est plus la même qu’en 2017. Les partis réformistes ont volé en éclats. Madame Le Pen a désormais une réserve de voix importante. Les droites extrêmes pourraient rassembler plus de 50 % des Français. Ce chiffre nous fait trembler. Alors que la guerre nous menace, car l’Ukraine c’est nous, l’arrivée de l’extrême droite à la tête de notre pays serait un désastre irréparable. Pour la France et l’Europe. Que dites-vous à ceux que tente l’abstention ? Je leur dis que nous avons dix jours pour exiger et obtenir d’Emmanuel Macron qu’il amende son programme. Pour ce faire, il faut qu’il entende les urgences que lui hurlent certains dirigeants syndicaux lorsqu’ils arrivent à l’attraper au téléphone. Il faut que dans le programme de la France insoumise, il puise les dix, ou vingt, ou, pourquoi pas, trente mesures qui sont finançables et possibles à mettre en œuvre immédiatement. Et qu’il fasse de même dans le programme des écologistes et d’autres. Ce fameux combat des idées dont tous les dirigeants politiques se targuent ne consiste pas à annihiler les idées de ses adversaires. C’est aussi savoir admettre que l’autre a raison, parfois. Pour le bien du pays. Pour le bien commun. Contre le fascisme. Et les candidats momentanément défaits ne doivent pas crier au plagiat, mais être fiers de ces emprunts et les ajouter à la liste de leurs victoires. C’est ça, la politique : travailler au bien commun. Cela devrait être ça ! En dépit des aléas des élections, en dépit des différences et donc des différends. C’est être capable de mettre de côté une énième déception, aussi cruelle et injuste soit-elle. Ce n’est pas se retirer sur l’Aventin en laissant advenir un désastre possible, pour ne pas dire probable. On n’« essaie » pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme, aussi déguisé, aussi masqué soit-il. On ne se livre pas aux forces obscures. Si elle est élue, alors, avec ceux qui, restés dans l’ombre jusqu’ici, apparaîtront autour d’elle le matin du 25 avril 2022, elle infligera à la France, et à l’Europe, des dégâts incommensurables, irréversibles. Les mêmes que ceux qu’infligent encore Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie. Elle veut tripatouiller la Constitution. Se rend-on compte de ce que cela signifie ? Elle veut introduire dans notre Constitution, qui reste un modèle pour les démocraties du monde, des mesures indignes qui n’ont rien à y faire, mettant en danger le droit d’asile, l’égalité, l’hospitalité, le devoir de protection, et j’en passe. Croyez-vous à une possible inflexion d’Emmanuel Macron vers la gauche ? Il faudra bien qu’il « dessourdisse » son oreille, car sinon il perdra l’élection. Il le sait. Il ne peut pas non plus ignorer que s’il est élu et ne change rien à sa façon d’être et de diriger, la rue sera là, et pas seulement les samedis, mais tous les jours. Et pas seulement les Gilets jaunes, mais tout le monde. On peut tout dire d’Emmanuel Macron mais pas qu’il est bête, intellectuellement en tout cas, et je ne pense pas qu’il ait envie de rester dans l’Histoire comme celui qui a été chassé après avoir tout bousillé. Que manque-t-il à sa parole ? Jamais il ne nomme la pauvreté. Et, ne la nommant pas, il semble ignorer, pis, il semble nier une grande partie du malheur de la France, alors que c’est de son éradication qu’il devrait impérieusement faire son cheval de bataille. Que dire sur la chute des partis politiques historiques ? Vous voulez savoir ce que je pense vraiment de ces partis ? Alors qu’ils devraient être un petit échantillon exemplaire de la société qu’ils prétendent faire advenir, il y règne une telle violence, une telle vulgarité de comportement, une telle méchanceté, oui, méchanceté, qu’ils sont finalement devenus des partis scorpions. Ce n’est pas leur intérêt mais c’est devenu leur nature. Que faire ? En tant qu’artiste, vous sentez-vous impuissante ou même responsable ? Je n’ai pas envie ici de m’exprimer en tant qu’artiste. D’ailleurs, les artistes sont des citoyens comme les autres et il est normal qu’au moment où l’extrême droite est sur le seuil du pouvoir nous nous demandions ce que nous avons fait que nous n’aurions pas dû faire, ou pas dit ce que nous aurions dû dire. Il est normal qu’au moment où, à nos portes, nous assistons au viol d’un pays, de ses lois, de ses droits, de ses femmes, de ses enfants et de ses hommes, nous nous sentions impuissants, inutiles et honteux. Les revendications identitaires influencent-elles les politiques ? Oui, bien sûr. Nous en avons les preuves tous les jours. Mais si j’étais candidate, je parlerais aux gens sans me soucier des couleurs de peau, des religions, des orientations sexuelles, mais en tenant compte uniquement des différences de ressources de ceux auxquels je m’adresse. Parce qu’il y a des pauvres, des moins pauvres et des riches chez tout le monde, qu’on soit femme, noir, blanc, musulman, juif, lesbienne ou gay. Jeune ou vieux. Malade ou athlétique. Quelle est la responsabilité de la gauche dans la situation actuelle ? Elle a précisément fait l’inverse et oublié un groupe, pourtant très fourni, celui de ces Français, de longue date ou récents, qui sont dans la merde. Je ne peux pas dater cet abandon. À quel moment a-t-elle cessé de voir l’épuisement, la souffrance et le trouble des enseignants ? des soignants ? À quel moment a-t-elle commencé à laisser décliner les services publics, c’est-à-dire le bien commun de tous les habitants de la France, qu’ils soient français, étrangers travaillant ou réfugiés chez nous ? À quel moment la gauche est-elle devenue froide et calculatrice ? À quel moment a-t-elle cessé d’utiliser le mot prolétariat ? À quel moment a-t-elle cessé de parler de province pour parler de territoires ? De glissements en glissements, sémantiques ou pas, a surgi un monde brisé en une infinité de groupes. Tous plus narcissiques les uns que les autres. La colère est désormais érigée en valeur. Certains ont enfourché cette colère, l’ont invoquée comme s’il s’agissait de la seule déesse libératrice. Ils raclent les colères jusqu’au fond du chaudron de la guerre civile. Or la colère n’est pas une valeur, c’est un symptôme. C’est, en général, le symptôme de la peur. il faut des remèdes à cette peur. Vite. À voir L’Île d’or, une création collective du Théâtre du Soleil. Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e. Jusqu’au 1er mai. Du mer. au ven. à 19h30, sam. à 15h, dim. à 13h30.
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Le spectateur de Belleville
November 18, 2021 7:39 AM
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Par Brigitte Salino / Le Monde du 18/11/2021 Au Théâtre du Soleil à Paris, le nouveau spectacle dirigé par la metteuse en scène et directrice du lieu peine à convaincre malgré des images de toute beauté. Enfin le bateau a accosté à son île. Le bateau, c’est la troupe du Soleil, l’île, c’est L’Ile d’or, son nouveau spectacle. Cette île n’existe pas, sauf par la magie du théâtre qui l’a vue naître après une longue gestation, pendant la pandémie. Ariane Mnouchkine a pris son temps, et elle a attendu que le public puisse revenir sans contrainte de jauge pour le lui présenter. Comme toujours, elle est là, magnifique, à l’entrée où elle prend les billets et souhaite la bienvenue aux spectateurs. Il faut le dire et le redire : aucun théâtre ne sait accueillir comme le Soleil, avec ses grandes tablées où l’on mange dans un décor qui change selon les créations. Cette fois, ce sont des lampes blanches et les lions de Hokusai, japonais, comme la nourriture. Le quotidien s’éloigne et le théâtre se glisse ainsi dans les corps et les esprits, avant d’entrer dans la salle où nous attend L’Ile d’or. Article réservé à nos abonnés Car elle nous attend, comme l’utopie indomptable qui guide Ariane Mnouchkine : que le théâtre soit une métaphore du monde. Et qu’il soit, avec ses sortilèges. Unir les deux, telle est la question. L’Ile d’or la pose, sans la résoudre vraiment. Au départ, il y avait le projet du Soleil d’aller répéter en mars 2019 à Sado, une île du Japon où de nombreux artistes furent exilés, et devenue un haut lieu de culture. Ariane Mnouchkine voulait revenir au Japon, où elle a fait en 1964 un voyage qui depuis guide sa vie dans l’art. Le confinement a stoppé net le projet, mais n’a pas écorné le désir du retour aux sources. A la Cartoucherie, la troupe a travaillé le nô et sa forme comique, le kyôgen. Et elle s’est livrée à des mois d’improvisation, sans savoir précisément ce qu’il en ressortirait, sauf sur un point : il n’était pas question de faire un spectacle sur le confinement et la pandémie. Pourtant, ils sont là, ne serait-ce qu’à travers la femme qui, du début à la fin, donne du liant au spectacle. C’est une femme aux cheveux blancs, sur un lit d’hôpital. Elle délire, croit qu’elle est au Japon, fait des cauchemars sur l’état du monde. Difficile de ne pas voir cette femme comme un touchant double de scène d’Ariane Mnouchkine, qui s’interroge sur la façon dont le Covid-19 l’a travaillée, comme il l’a fait pour tout le monde. Elle ne le sait pas, il faudra du temps pour le savoir, mais en attendant, la Terre tourne, et c’est ce mouvement qui s’invite sur l’île où une maire se bat contre un projet immobilier menaçant l’équilibre ancestral et la vie des pêcheurs. Voilà pour la trame du spectacle qui joue à saute-ruisseaux, et partant de l’île, embrasse les questions d’aujourd’hui, des réfugiés afghans au Brésil mortifère de Jair Bolsonaro, en passant par le conflit israélo-palestinien. Langue inventée On voyage beaucoup au Soleil, où l’on entend du russe, du chinois, du portugais, de l’hébreu… et une langue inventée par la troupe : du français dit lointainement à la japonaise, en mettant les verbes à la fin des phrases (« Le temps, ici, toujours changeant est »). Cette langue ne choque pas l’oreille, au contraire. Puisque, comme le dit la dame, nous sommes « au Japon, mais pas tout à fait au Japon », tout est possible. Ariane Mnouchkine ne se prive pas de cette liberté, au risque de tomber dans un piège : elle met bout à bout des séquences qui peinent à faire un tout, et pèchent par un propos, certes joyeux dans sa forme comique inspirée du kyôgen, mais qui gagnerait à être plus fouillé : il est trop simpliste. Cependant, il y a un trésor sur L’Ile d’or : la force du théâtre et la croyance en sa force. Elles s’expriment dans des images de toute beauté – tempête de mer ou de sable, cerisier en fleurs dans la nuit, volcan au lointain… –, dans des changements de décor magiques, des entrées et sorties orchestrées comme des ballets, des comédiens unis comme les doigts d’une main. A la fin, ils rejoignent tous la dame, sur un tapis de vagues bleues et blanches, pour saluer avec leurs éventails. Alors les spectateurs applaudissent, et Ariane Mnouchkine vient devant le plateau, sur le côté. De la voir, le cœur se serre d’émotion : contre vents et marées, entre bons et moins bons spectacles, Ariane Mnouchkine, c’est le théâtre et son utopie. L’Ile d’or, une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine. Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e. Du mercredi au vendredi, à 19 h 30 ; samedi, à 15 heures ; dimanche, à 13 h 30. De 15 € à 35 €. Durée : 3 h 30. Brigitte Salino / Le Monde Lire aussi : Ariane Mnouchkine, « J’ai toujours l’impression que l’art du théâtre me fuit » Légende photo : « L’Ile d’or », création collective dirigée par Ariane Mnouchkine, le 5 novembre 2021, au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes (Paris 12e). Photo MICHÈLE LAURENT
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Le spectateur de Belleville
November 13, 2021 7:54 AM
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Par Agnès Santi pour le journal La Terrasse 13/11/2021 Embarquons sur L’Île d’Or, à la découverte d’un éblouissant songe théâtral, né d’un immense travail mené par le Théâtre du Soleil et son capitaine Ariane Mnouchkine. Emplie d’une multitude de signes et échos au réel, la pièce-monde arrimée au Japon célèbre merveilleusement les pouvoirs et la beauté du théâtre. Plus lumineux que jamais, le Théâtre du Soleil vivifie notre présent. C’est une pièce-monde, sur une île-monde née des rêves d’une metteuse en scène. Vous souvenez-vous de Cornélia dans Une Chambre en Inde ? Suite au retrait de Constantin Lear, metteur en scène rendu fou par les attentats de Paris, elle devait soudainement assumer la direction d’une troupe de théâtre. La nuit, dans sa chambre, en Inde, ses rêves laissaient entrer ses peurs, ses doutes, ses émerveillements. Dans L’Île d’or, le personnage de Cornélia (parfaite Hélène Cinque) est moins virevoltant : Cornélia est malade, souvent alitée, soignée par un infirmier. Un virus est sans doute passé par là. Ce sont ses rêves qui occupent toute la place, et quels rêves ! Des rêves merveilleusement spectaculaires qui font écho aux scandales de notre monde actuel, qui donnent voix à ceux et celles qui se lèvent et combattent avec courage l’infamie et le mensonge, hélas souvent au prix de leur vie, des rêves qui font entendre des chants et des poèmes, qui construisent une foule d’histoires de solitude, de complicité, d’amour, de théâtre… Avec Cornélia comme double d’Ariane, au fil d’une mise en abyme du Théâtre du Soleil, dans une sublime matérialisation de l’art du théâtre. Et en plus, on rit beaucoup ! Quel extraordinaire défi pourtant : comment ne pas se perdre dans cette transposition théâtrale d’un état du monde toujours plus incompréhensible et mouvant ? Eh bien le Théâtre du Soleil réussit à le faire avec clarté, subtilité, profondeur, préférant l’allusion à la simplification, l’humour au fatalisme, la célébration à la lamentation, dans un spectacle universel, polyglotte, qui ne se satisferait pas de ne creuser qu’un sillon, qui embrasse passionnément la vie qui passe si vite et le monde. Un sommet de l’art théâtral Inutile de dire qu’aux obsessions et aux slogans faciles, le théâtre de L’Île d’Or préfère la réflexion, la beauté et la sagesse. « Métaphorisons », dit l’une des protagonistes. En effet. L’art de se décaler du réel tout en l’éclairant prend ici de multiples chemins, et les pas de côté font prendre de la hauteur, transcendant grâce au théâtre les chagrins et les colères. Que de péripéties ! Ici les clameurs immenses d’une manifestation pour la liberté se font à travers un combiné de téléphone, ici un volcan tousse et laisse échapper un virus… La langue même transforme sa syntaxe habituelle, en rejetant le verbe à la fin des phrases, ce qui ne gêne en rien la compréhension mais instaure une étrangeté, une forme d’élégance. Nous sommes sur une île nommée Kanemu-Jima, l’Île d’Or, inspirée en particulier par l’Île de Sado, où des intellectuels et artistes furent exilés, dont le célèbre acteur de théâtre Nô Zeami Motokiyo (1363-1443). La maire, qui fait face à des opposants prêts à tout pour prendre le pouvoir, organise un festival de théâtre qui accueille des troupes du monde entier. Deux Français nus avec un porte-voix ; un Palestinien et une Israélienne, mari et femme, qui s’engueulent sur le scénario de leur pièce de manière hilarante ; une troupe de marionnettistes… N’en disons pas plus. Disons seulement que l’on entend parler chinois, japonais, hindi, persan d’Afghanistan, arabe, hébreu, russe… Des masques en forme de seconde peau recouvrent la plupart des visages des protagonistes, les changements de décor forment un ballet fluide et virtuose. Le théâtre japonais n’apparaît pas ici rigoureusement dans ses formes ancestrales, il se mêle et s’unit plutôt à l’expression radieuse de ce théâtre si actuel, si nourri de rencontres, si foisonnant dans ses signes et références. La musique de l’impérial Jean-Jacques Lemêtre est superbe. Merci à la troupe du Soleil ! Arigatō ! Ce théâtre est une merveille je dis, alors sans hésiter courez-y ! Agnès Santi L’Île d’Or du mercredi 3 novembre 2021 au lundi 31 janvier 2022 Théâtre du Soleil Cartoucherie, Route du Champ de manœuvre, 75012
Du mercredi au vendredi à 19h30, samedi à 15h, dimanche à 13h30. Tél : 01 43 74 87 63. Durée : 2h45 avec entracte. Photo : © Michèle Laurent L’Île d’Or, un merveilleux songe du Théâtre du Soleil.
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