Ambre Kahan s’empare de « L’Art de la joie », et le monde de Goliarda Sapienza déferle sur le plateau | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Joëlle Gayot dans Le Monde - 17 nov. 2023

 

 

Du livre de la romancière sicilienne sur l’émancipation, la metteuse en scène tire un spectacle d’une maîtrise époustouflante, à voir aux Célestins à Lyon, jusqu’au 26 novembre, puis à la MC93 de Bobigny.

 

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https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/17/ambre-kahan-s-empare-de-l-art-de-la-joie-et-le-monde-de-goliarda-sapienza-deferle-sur-le-plateau_6200777_3246.html

Neuf ans consacrés à l’écriture d’un livre (de 1967 à 1976), deux de plus passés à le corriger, vingt autres à encaisser les refus d’éditeurs italiens : la romancière sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996) meurt avant de voir son manuscrit vendu en librairie. Il faut l’acharnement de son mari, Angelo Maria Pellegrino, qui publie le texte dans son intégralité en 1998, pour que L’Art de la joie rencontre enfin ses lecteurs. Traduit en France en 2005 par Nathalie Castagné pour les éditions Viviane Hamy, ce monument de la littérature contemporaine laisse pantois : déroulée sur plus de six cents pages, de son enfance à sa vieillesse, la vie de l’héroïne, Modesta, est un modèle d’émancipation sociale, sexuelle, intellectuelle et féministe.

 

Alors que s’approche le centenaire de sa naissance, et qu’un documentaire de Coralie Martin (Désir et rébellion, diffusé sur Arte.tv jusqu’au 6 mai 2024) lui rend hommage, Goliarda Sapienza fait son entrée au théâtre par la grande porte. Celle qui mène à un spectacle de très haute volée mis en scène par une artiste de 38 ans : Ambre Kahan. Ancienne élève de l’école du Théâtre national de Bretagne, actrice pour Thomas Jolly, Stanislas Nordey, Eric Lacascade ou Simon Delétang, Ambre Kahan a adapté les deux premières parties d’un récit qui en compte quatre. Ce qui donne près de six heures d’une représentation entrecoupée d’un seul entracte. L’artiste prévoit de raccourcir la durée. Pourtant, à l’issue d’un marathon haletant, le public de Valence (où a eu lieu la création) était en liesse. On le comprend : ce spectacle est bluffant.

 

 

 

Dans un décor de hauts praticables en forme d’arches qui, déplacés à mains nues, structurent une multiplicité d’espaces (maison, chambre, couvent, terrasse, escalier, jardin, etc.), Ambre Kahan fait preuve d’une maîtrise époustouflante de la mise en scène. Images, sons, musiques, lumières, direction d’acteurs : pas une fausse note ne perturbe le cours de sa représentation. Elle s’écoule, accélère, ralentit, s’attarde sur un détail avant de repartir de l’avant. Il n’y a pas de vidéos et pas d’effets spéciaux. Aucune de ces modernités technologiques qui servent souvent de cache-misère. Le théâtre existe pour ce qu’il est : un art et un artisanat qui produit des miracles avec trois fois rien : un rideau rouge qui chute à la verticale, des pas qui foulent un sol de sable doré, une femme qui prend un bain derrière des voilages blancs. Les ambiances fluctuent. On pense aux univers de Tchekhov et d’Ibsen, à la sensualité de L’Amant de lady Chatterley, de D. H. Lawrence. Cette confiance dans l’éloquence de la scénographie rappelle le geste exubérant de Thomas Jolly. Sauf qu’ici une femme signe la mise en scène, ce qui est loin d’être anodin.

Tour de force

Treize formidables comédiens donnent corps à trente-deux personnages. Des hommes jouent des femmes. Des jeunes incarnent des vieillards. Le monde né sous la plume de Goliarda Sapienza déferle sur le plateau. Valse des lieux en première partie, fixité du décor pour la seconde. Ambre Kahan bascule des fondus enchaînés aux plans arrêtés qui font le net sur la société sicilienne des années 1900 : miséreux et puissants, religieuses et prostituées, intellectuels et militaires, réactionnaires et progressistes. Le quotidien des héros trépigne ou s’alanguit, au rythme d’un XXe siècle guetté par le bruit des bottes et des bombes. La première guerre mondiale menace. Au centre des tempêtes individuelles et collective, Modesta se tient droite.

 

 

Lire aussi (2022) : Article réservé à nos abonnés Goliarda Sapienza, un modèle d’émancipation pour les féministes
 

« Et voyez, me voici à 4-5 ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux » : debout, derrière un pupitre, Noémie Gantier lit les premières lignes de L’Art de la joie. Cette comédienne (vue à plusieurs reprises dans les créations de Julien Gosselin) ne quittera plus jamais le plateau dans les heures qui suivront. Un tour de force qui resterait à l’état de performance si l’actrice ne mûrissait pas avec Modesta, épousant le moindre de ses faits et gestes, mais absorbant surtout, à la manière d’une sœur d’armes, son besoin viscéral de liberté. La métempsycose est totale : on oublie l’interprète pour ne plus voir que l’héroïne.

 

Née pauvre, violée enfant, Modesta est inaliénable et scandaleuse : elle regarde le feu détruire la maison familiale, où vivent sa mère et sa sœur handicapée mentale. Elle provoque la chute mortelle d’une religieuse dans un couvent où elle est hébergée. Elle laisse s’étouffer une vieille princesse qui l’a prise sous son aile et lui confie les clés de sa fortune. Elle aime la caresse des femmes et cherche le plaisir dans les bras masculins. Elle devient la riche patronne d’un domaine princier. Elle enfante. Elle avorte. Elle joue du piano, lit, se cultive, se bâtit une conscience politique. Elle ne s’excuse de rien et ne s’encombre d’aucun tabou. Elle ne parle pas la langue de la morale. Son seul maître est le désir. Son expérience de la vie est vorace. Elle est décuplée par l’ici et maintenant du théâtre qui nous place devant l’évidence : un être humain se constitue à vue, sous nos yeux.

 

A mi-parcours, Modesta se fige : « Beaucoup de mots mentaient. Ils mentaient presque tous. » Elle a compris le cadenas qu’est une langue enseignée par la famille, la religion, la société, les hommes, induite par les morales, les idéologies et les conventions. Elle entrevoit la tâche qui l’attend : se débarrasser des mots qui aliènent, « les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation ».

 

Ambre Kahan prend l’autrice au pied de la lettre. Mais elle élève sa représentation au-dessus d’une lecture littérale en irisant ce brûlot écrit au XXe siècle de son regard contemporain. Ce n’est pas un hasard si la metteuse en scène élabore avec soin de magnifiques scènes érotiques tout en n’occultant rien de la douleur physique subie lors d’un accouchement. Son spectacle est celui d’une femme qui ne travestit pas le féminin à grand renfort de clichés passéistes. Une femme qui sait que dévoiler l’intime, c’est faire acte politique. Ce qui était aussi le but de Goliarda Sapienza.

 

 

L’Art de la joie, d’après Goliarda Sapienza, adaptation et mise en scène d’Ambre Kahan. Les Célestins, Lyon 2e. Du 17 au 26 novembre. Theatredescelestins.com ; du 1er au 10 mars 2024 à la MC93 de Bobigny. MC93.com

 

 

Joëlle Gayot / Le Monde 

Légende photo : Serge Nicolaï et Noémie Gantier dans « L’Art de la joie », mise en scène d’Ambre Kahan, aux Célestins, à Lyon, en novembre 2023. MATTHIEU SANDJIVY/THÉÂTRE DES CÉLESTINS