Théâtre : Jacques Bonnaffé, portrait de l’artiste en Hercule des mots | Revue de presse théâtre | Scoop.it


Par Fabienne Darge dans Le Monde - 9 juin 2022 

 

 

Le comédien et metteur en scène revient au Théâtre de la Bastille, à Paris, avec son seul-en-scène culte « L’Oral et Hardi », festin langagier burlesque.

 

Et le voilà, l’acrobate des mots caracolants, l’athlète des rebondissements verbaux, le diseur de bonnes aventures langagières, le divin jongleur de parlures pas gênées aux entournures. Il entre en scène et c’est Jacques Bonnaffé, bien sûr. Qui revient, ô bonheur, au Théâtre de la Bastille, à Paris, avec son L’Oral et Hardi, pour nous « oxygéner la gnognotte », comme dirait son vieux complice Jean-Pierre Verheggen, poète, belge et auteur des textes ici dits.

 

 

Le spectacle est culte. Oui, on ose l’expression rebattue, dont on se prend à rêver quels glissements langagiers et éruptifs elle pourrait soulever chez Verheggen et Bonnaffé. Mais n’empêche, culte quand même, depuis sa création, en 2007, au Théâtre-Sénart (Seine-et-Marne). Et toujours aussi exultant, jouisseur et jouissif dans sa manière de trancher à vif dans les éléments de langage les plus stéréotypés de notre époque, comme dans une viande avariée à hacher menu, pour redonner à la chair des mots du sang et du nerf.

Jacques Bonnaffé : « J’aime toujours ce voyage en groupe qu’est le théâtre. Mais la poésie m’apparaît plus forte »

Bonnaffé a caracolé longtemps – et continue encore, à l’occasion – sur les meilleures pistes du cinéma d’auteur (Godard, Doillon, Garrel, Rivette… ) et du théâtre d’art (Alain Françon, Jean-Pierre Vincent, Bernard Sobel, Tiago Rodrigues…), mais la poésie a été là, très vite, et a pris de plus en plus de place. « J’aimais, j’aime toujours, jouer des rôles, oui, et ce voyage organisé désorganisé, en groupe, qu’est le théâtre. Mais la poésie m’apparaît plus forte, comme étant ce moment cinglé où la comédie s’arrête », raconte-t-il.

 

 

Du plus loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été là, ce goût des mots, depuis l’enfance au milieu d’une famille nombreuse, dans le quartier des blocs Millions, à Douai (Nord). « Je crois que je me sentais assez vide à l’intérieur de moi, un vide que j’ai eu besoin de remplir de mots. J’aimais les livres, je les trouvais beaux, et j’ai eu très tôt ce besoin de leur donner la parole. J’ai rêvé d’être cette personne qui, face à certaines circonstances, avait des textes qui se réveillaient. Ou de pouvoir marcher avec le rythme de certains poèmes… Et donc il y avait ce goût d’énoncer des mots, et cette difficulté à les trouver, à les écrire. Ce qui a impliqué la nécessité de les écrire ailleurs ou autrement, et qu’ils passent par le corps. Ce que d’autres accomplissent formidablement sur le papier, le déplacer, le mettre ailleurs. »

Accent du Nord

La poésie l’a ramené vers le Nord, à moins que le Nord ne l’ait ramené vers la poésie, c’est à voir. Elle l’a ramené, aussi, à son goût pour les formes foraines, le théâtre de rue, découvert là-bas dans l’enfance. « Verlaine dit, à propos de Marceline Desbordes-Valmore   [née à Douai, en 1786] : elle est du Nord cru. Il ajoute que le Midi est toujours cuit, et que c’est toujours mieux considéré. Et pourtant, Verlaine a raison, quelque chose se joue là, dans ce cru. Il y a autant de récits de matamores et d’extravagants dans la langue du Nord que dans celle du Sud, mais ils n’ont pas du tout la même figure. Dans le Nord, on aime bien tomber les masques. C’est toute l’histoire du carnaval : porter des masques pour mieux les tomber. Il y a cette tendance un peu forcenée dans le Nord à taper du pied, à carnavaler, à bruiter, à secouer la vie qui fait mal, alors on la transforme. »

 

 

Quand il en parle, de tout cela, Jacques Bonnaffé, l’accent du Nord en lui se réveille, il enveloppe les phrases, il colle au sujet. « Quand j’y retourne et que je l’ai dans les bottes, je le ressens fortement, ce sentiment que l’on a que notre accent est considéré comme vraiment pas beau, comparé à ceux du Sud, plus chantants : il y a en lui quelque chose qui s’enfonce, une façon d’étriller la langue, d’appuyer sur sa propre laideur, avec l’effet de stupéfaction que cela crée. Je n’ai pas résolu la question du pourquoi une langue aussi marquée est née à cet endroit-là ni du pourquoi ça me touche autant. »

Jacque Bonnaffé fait faire le grand huit à la langue avec une virtuosité jamais mise en avant

Jacques Bonnaffé n’a pas résolu la question, mais ce qu’il sait, c’est que ce rapport au patois du Nord est sans doute au cœur du désir de laisser parler en lui d’autres langues, et partant d’autres corps, d’autres corps sociaux aussi. Il le dit ainsi : « Dans le Nord, l’invention de la langue permet de se rapprocher d’un individu social » – entendez populaire.

 

Alors bien sûr, la rencontre avec Jean-Pierre Verheggen a relevé de l’évidence. Verheggen et sa poésie enracinée dans ce qu’il appelle la « Belgique sauvage » et son parler baroque, trivial, explosif. « Pour moi, c’est un bienfaiteur qui arrive avec son couteau à trancher le vocabulaire, à tronçonner la langue, explique Bonnaffé.   Un chirurgien qui découpe dans tous les sens mais qui ne recoud pas, qui laisse la langue ouverte. »

« Offrir la lecture en partage »

Jacques Bonnaffé s’est délecté de ces textes, en a croqué à pleines dents, de Portrait de l’artiste en Hercule de foire à Sodome et Grammaire, de Ridiculum Vitae au Degré Zorro de l’écriture, en passant par Artaud Rimbur ou Portrait de l’artiste en Castafiore catastrophique. Il la dévore en Hercule des mots, et l’incarne, la langue qui n’est pas de la vieille carne mais un parler juteux, jouisseur et jouissif, comme si son corps tout entier devenait cette langue. Il la soulève, la danse, lui fait faire le grand huit avec une virtuosité d’autant plus séduisante qu’elle n’est jamais mise en avant. « Je n’aime pas qu’on reste petit-petit dans la lecture,   s’amuse-t-il. Je pense qu’il faut un peu projeter, quand même. La chose qu’on fait, avec Jean-Pierre Verheggen, elle est d’usage de la vie, on l’offre en partage, on dit : prenez, servez-vous, allez-y… Je ne me vois pas parler avec l’air de ne pas y toucher. »

 

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Alors il n’y a pas à hésiter, pour vous, « vieux roudoudous du Nord et barges plein Sud »« perdus magnifiques et frappadingues grandioses »« rieurs inextinguibles et gros marieurs agricoles »,    « tartailleurs, fafiaux et autres bégayeurs diserts »,   « présidents de rien »« punks ruraux et branchouilles antéchrist »« badauds béats et crachouilleurs de chuintis »« pétomanes dans les trams »,   « joueurs à docteurs et lacaniens des sous-bois » et autres   « responsables des tapettes à mouches » : il faut se précipiter à la Bastille pour se repaître de ce festin langagier-carnassier. Avis à ceux qui veulent « la bure, le burlesque et l’argent du burlesque », ils les auront.

 

 

L’Oral et Hardi, allocution poétique, par Jacques Bonnaffé, sur des textes de Jean-Pierre Verheggen. Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, Paris 11e. Tél. : 01-43-57-42-14. A 20 heures, jusqu’au 24 juin, sauf le dimanche. De 15 € à 25 €.

 

 

Fabienne Darge