FIGAROVOX/CHRONIQUE - Le philosophe Luc Ferry déplore l'acquittement du Dr Bonnemaison qui ouvre selon lui la boite de Pandore sur le sujet délicat de la fin de vie.
Le jugement rendu cette semaine dans l'affaire Bonnemaison me paraît ouvrir une boîte de Pandore pleine de mauvais présages. Laissons de côté la personne de ce médecin.
L'homme est sans doute estimable et il est même possible qu'il ait eu d'excellentes raisons de prendre les décisions qu'il a cru devoir prendre. Là n'est pas la question, car avoir des raisons, fussent-elles bonnes, ce n'est pas pour autant avoir raison. Et d'après ce que je lis dans la presse, et selon les dires mêmes du Dr Bonnemaison, il a eu le tort incontestable de ne pas appliquer la loi Leonetti sur un point essentiel: la collégialité. Il a de son propre aveu pris la décision de mettre fin à la vie de certains patients sans consulter ceux qu'il aurait dû entendre, les proches, les aides-soignantes, les infirmières, les confrères. Si tel est bien le cas - je mets des conditions de prudence, elles sont nécessaires car je ne connais le dossier que par ouï-dire -, le jugement d'acquittement est à proprement parler inique.
Que par humanité, en tenant compte des circonstances, le jury ait opté pour une grande clémence, pour des peines assorties de sursis, voire pour une dispense de peine, on peut le concevoir. Mais pourquoi acquitter purement et simplement si la loi n'a pas été respectée? On me dira, en s'appuyant sur les sondages, que les Français veulent une modification du dispositif légal actuel et que, sur cette toile de fond, l'acquittement ne fait qu'anticiper des réformes à venir. Voyez l'avortement, le mariage gay et tant d'autres exemples: les mœurs ont précédé les législations. Il en irait de même ici. Pour deux raisons, cet argument me semble au plus haut point fallacieux.
D'abord parce que ceux de nos concitoyens, en effet nombreux, qui souhaitent une modification de la loi actuelle en ignorent en général à peu près tout du contenu, notamment qu'elle n'implique pas seulement un recours à la collégialité, mais qu'elle offre en outre la possibilité de lutter contre toutes les formes d'acharnement thérapeutique au nom de la prise en compte de la souffrance, y compris psychique, des patients.
Mais il y a plus. Je crois que les militants proeuthanasie seraient eux-mêmes bien embarrassés si on leur confiait la plume pour fixer avec quelque précision les termes d'une future loi. S'agit-il, dans le sillage du Dr Bonnemaison, de consacrer la toute-puissance du médecin qui décide en solitaire? Veut-on aller vers le suicide assisté, comme en Suisse? Plaider pour des directives anticipées? Rien, en la matière, ne va de soi et aucune législation ne sera parfaite. Voyez d'ailleurs l'affaire Lambert, cet autre cas qui déchire aujourd'hui une famille comme les diverses instances juridiques chargées d'instruire le dossier, la Cour européenne des droits de l'homme ayant désavoué le Conseil d'État. D'abord, à l'encontre de ce que beaucoup s'imaginent, ce n'est nullement l'euthanasie qui est ici en jeu, mais l'acharnement thérapeutique auquel la loi Leonetti permet sans aucune ambiguïté de mettre un terme, ce que le Conseil d'État, dans sa grande sagesse, a parfaitement acté. En outre, aucune législation, je dis bien aucune, ne permettrait dans ce genre de cas où le patient ne peut plus s'exprimer, quand les directives anticipées sont absentes ou peu claires, de raccommoder la déchirure qui sépare les proches. Or c'est ce différend, pas la loi elle-même, qui fait problème: si la famille avait été d'accord, que ce soit dans un sens ou un autre, jamais nous n'aurions même entendu parler de ce cas douloureux.
L'acquittement pur et simple du Dr Bonnemaison vient donc d'ouvrir une porte sur un avenir dont nous avons tout à craindre. N'en doutons pas, ce jugement suscitera des vocations, celles de futurs «anges de la mort» qui, au nom de leur bonne conscience et de leurs convictions philanthropiques, pourront décider de mettre fin à la vie de nos parents ou de nos grands-parents quand bon leur semblera, sans consulter les proches ni leurs équipes puisque la jurisprudence pourra désormais leur garantir l'impunité. Pour recevoir l'absolution, leur suffira-t-il de prétendre qu'ils ne voulaient pas mettre les uns ou les autres dans l'embarras d'une décision terrible, d'affirmer qu'ils ont agi en conscience?
Je le dis comme je le pense: je ne veux pas d'un monde où les vieillards que nous deviendrons tous un jour ou l'autre avec un peu de chance entreront dans un hôpital sans savoir s'ils ne risquent pas de tomber sur un de ces humanitaires de la mort administrée en catimini.