Internet, de l'utopie au cauchemar | Toulouse networks | Scoop.it

Il l'a tant aimé... Le dernier essai du spécialiste des médias Bruno Patino est un réquisitoire teinté de mea-culpa contre le Web d'aujourd'hui, gangrené par "l'économie de l'attention".

Jusqu'à présent, les "repentis" du Web, ces pionniers aux espoirs douchés, parlaient l'américain. Désormais, il faudra aussi compter avec la voix, bien française, de Bruno Patino. Incroyable et pourtant vrai : le directeur éditorial d'Arte France, figure des défricheurs du Web, avoue ne pas reconnaître, lui non plus, l'Internet dans lequel il avait placé sa foi, cette Toile magique où tous les savoirs devaient se conjuguer, où chacun allait pouvoir s'exprimer, échanger, partager, dans une conversation universelle expurgée des hiérarchies sociales. Ce merveilleux "commerce libre des idées" dont le philosophe John Stuart Mill décelait l'avènement au XIXe siècle avec l'essor de la presse aux Etats-Unis.  

 

Vingt-cinq ans après l'explosion du réseau mondial, le rêve s'est chargé de cauchemars, constate Bruno Patino dans son dernier essai, La Civilisation du poisson rouge, d'une lecture décapante. Le directeur de l'école de journalisme de Sciences Po y décrit un univers "de prédation" dans lequel ne priment ni l'intérêt des contenus ni la démocratisation des opinions, et pas davantage la vérité des faits, mais le profit que les plateformes retirent de nos clics stakhanovistes. Pour le spécialiste des médias, l'évolution des sociétés ou l'avènement d'outils technologiques, si séduisants fussent-ils, ne sont pas les fautifs. C'est l'économie, plus exactement les options stratégiques prises par les Google, Facebook et consorts, qui ont fait du Web ce golem auquel il s'agit maintenant d'échapper.  

 

Les Gafam ont utilisé et potentialisé les formidables ressources des nouvelles technologies pour rafler des milliards de données concernant les utilisateurs, afin de les revendre aux publicitaires et aux autres services numériques, explique Patino. Plutôt que de faire payer les usagers, ils ont préféré miser sur la publicité, comme le faisaient avant eux les médias traditionnels, mais en jouant d'une arme fatale dont ces derniers ne disposaient pas : l'intelligence artificielle, laquelle permet de cibler les publics. "Ce fut un choix. Il n'y avait en la matière aucune obligation technologique", soutient le journaliste, dans le droit fil de l'analyse du philosophe Eric Sadin. 

 

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Avant de disparaître, en 2018, John Perry Barlow, l'un des pères fondateurs du réseau numérique et grand libertaire devant l'Eternel, aura eu le temps de voir sombrer son utopie positiviste d'un monde "liquide" nourri de l'intelligence collective dans un techno-capitalisme où les algorithmes ont remplacé les machines-outils. Et puisque ce sont les données - ce "pétrole" - qui font les bénéfices, il importe d'en glaner toujours plus. Comment ? En retenant sans relâche l'intérêt de l'internaute.  

Cette "économie de l'attention", ainsi que l'a baptisée Bruno Patino, s'immisce dans les replis du temps journalier, à la manière d'un intrus prenant peu à peu possession d'une maison mal fermée. Pas seulement les minutes "inutiles", passées à attendre un bus, un film, un ami. Celles, aussi, du travail, des repas en famille, des loisirs... La durée d'usage quotidien du smartphone a doublé dans les années 2000. Elle est d'une heure trente-deux minutes en France (trois heures en Chine), et les experts vaticinent un doublement dans les prochaines années.  

 

Appliquant à la lettre les enseignements de la psychologie comportementale, les robots d'Internet savent mieux que n'importe quelle pub à l'ancienne faire de nous des sujets captifs. L'enchaînement automatique des vidéos sur YouTube ou Netflix en est un exemple : il "soulage de la fatigue liée à la prise de décision", note, dans une phrase terrible, Bruno Patino. Ce confort, agréable dans un premier temps, devient vite nécessaire et prend le pas [...] sur la zone de contrôle du cerveau." Notre santé mentale est en péril", insiste l'homme des médias. Au creux de ce réel stroboscopique farci de notifications, où une sollicitation chasse l'autre à une cadence que les plateformes doivent accélérer pour préserver leur filon, la pensée n'a plus d'espace où se loger. Les manitous de Google ont calculé que le cerveau des jeunes nés connectés décrochait au bout de neuf secondes. Soit seulement une de plus que le poisson rouge figurant en couverture du livre, généralement plus apprécié pour ses moirures que pour ses capacités cognitives. Les plus jeunes, évidemment, sont les plus vulnérables. A force de ne plus savoir où donner de la tête, ils menacent de finir en poupées de chiffon, abandonnant "la lutte contre le plaisir immédiat que fait naître la réponse à un stimulus électronique, aussi minime soit-il", ajoute Patino.  

On peut déplorer qu'Internet soit devenu cette arène de corrida où se déchaînent les passions sur fond de conduites toxicomaniaques. Mais pourquoi s'en étonner, quand l'architecture économique sur laquelle le Web a prospéré est tout entière bâtie sur la viralité des contenus ? conclut l'auteur. Quand l'émotion immédiate l'emporte sur la raison, l'effet produit sur la nature du message, l'avis de l'internaute le plus proche sur les données objectives ? Quand l'information elle-même doit jouer les aguicheuses pour ne pas être éjectée de la piste aux taureaux ?  

Ouvrir les boîtes noires algorithmiques

Les algorithmes des réseaux sociaux, Facebook en tête, composent à l'intention de chaque utilisateur une image kaléidoscopique du monde correspondant à ses affinités, simulacre renforcé par l'afflux constant de nouveaux contenus de la même eau. Chacun voit le réel avec ses yeux. Cependant, lorsque le champ de vision est à ce point "subjectivé", se retrouver sur des combats communs, une lecture partagée des enjeux et des valeurs à défendre - bref, se sentir appartenir à une même société - devient impossible. Toute information émanant des médias de masse passe pour suspecte, toute mesure politique visant le bien général semble répondre aux intérêts d'une camarilla ou d'une autre, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Là est la tragédie : rien ne pourra jamais coller avec la représentation de l'individu-monade, tel que l'Internet des Gafam l'a engendré.

 

Certains, parmi les pionniers "repentis", refusent ce fatum numérique. Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web, s'essaie à la construction d'un contre-Internet répondant à l'esprit premier du réseau. Bruno Patino en appelle pareillement à la création d'offres alternatives, dans laquelle les médias publics pourraient trouver une nouvelle mission d'intérêt ô combien général. Plus compliqué, il prône la régulation. Le tour de vis est déjà dans l'air, avec les mesures de rétorsion fiscale votées en avril par les députés français, contraignant les Gafam à s'acquitter en France des impôts liés à leur activité sur le territoire. Mais l'ex-héraut 2.0, lui, va plus loin : il veut ouvrir les boîtes noires algorithmiques, pour en limiter l'efficacité et la portée addictive ; mettre fin à l'irresponsabilité éditoriale des hébergeurs, qui leur permet de laisser passer des contenus problématiques sans être inquiétés. Les potentats du Web sauront-ils renoncer à leurs profits immédiats ? Pourquoi pas ? A condition que les internautes renoncent, eux, aux charmes fétides de la dépendance. 

 

 

 

 

*La Civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l'attention. Bruno Patino, Grasset, 184 p., 17 €.