Thierry Mandon : "Il faut revoir la façon dont on dirige le pays"  | Think outside the Box | Scoop.it

Thierry Mandon plaide pour une réforme profonde dans la façon dont la France est dirigée. (Sipa)

 

Des raffineries bloquées. La rue qui gronde… Cette semaine, deux manifestations émaillées de scènes de violences. Que se passe-t-il? La rue est-elle rendue aux casseurs?
Non, c'est plus compliqué. Le discours consistant à fustiger les casseurs est fondé, mais insuffisant à expliquer le phénomène. Ce qui se passe en ce moment est l'expression d'un certain nombre de frustrations démocratiques accumulées qui remontent à loin. Il faut écouter ce qui se dit dans les Nuit debout et dans les cortèges. La place de la République et les manifestations rassemblent, pour une partie, des gens qui appellent à une autre démocratie. Ils ont raison. Notre système est à bout de souffle. Il faut que l'élection présidentielle qui arrive soit le moment de débattre des changements démocratiques qui s'imposent. C'est une question vitale.

"C'est l'ensemble de notre système de gouvernance qui est obsolète"

Qu'est-ce qui ne fonctionne plus?
Depuis de nombreuses années, et bien avant ce quinquennat, toute notre "machine à décider"! C'est l'ensemble de notre système de gouvernance qui est obsolète. À tous les niveaux, les mécanismes de prise de décision sont grippés en France. Nous devons mener une réflexion globale pour remettre cette machine en état de marche. Oui, il faut avoir le courage de revoir profondément la façon dont on dirige le pays…

 

Qui dit cela? Le secrétaire d'État chargé de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, l'ancien secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification, l'ancien député, l'élu local ou le citoyen?
Tous ceux-là! Instruits par vingt-cinq ans de vie politique et différentes expériences. Mais, pour ne prendre que la dernière, en tant que secrétaire d'État en charge de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, je regarde de près la production intellectuelle des sciences sociales sur la question démocratique. Or, je ne peux que constater que cela fait des années que les chercheurs tirent la sonnette d'alarme. Notamment sur l'aspiration d'une société plus éduquée, plus mûre, à participer aux décisions publiques. À cet égard, le dernier livre de Pierre Rosanvallon, Le Bon Gouvernement, est très éclairant. Accessoirement, la communauté scientifique aspire à irriguer beaucoup plus la décision publique. Il y a de ce côté-là une double alerte. Et puis il y a des transformations silencieuses de la société qui sont passées totalement inaperçues des décideurs publics.

 

«On gouverne et on parle encore aux citoyens comme il y a cinquante ans, alors qu'ils sont surinformés»

Par exemple?
Il y a un indicateur qui me frappe : selon l'OCDE, la France a, en une génération, multiplié par plus de deux le taux de ses diplômés. C'est inédit dans le monde. En vingt-cinq ans, on est passé de 20 % de diplômés du supérieur à 44 %… Les Français d'aujourd'hui sont plus cultivés, plus éduqués, ont davantage d'esprit critique. Or ces aspirations à participer et à être écoutés ne sont pas prises en compte. On gouverne et on parle encore aux citoyens comme il y a cinquante ans, alors qu'ils sont surinformés et maîtrisent même leur propre accès à l'information. Ce n'est pas par hasard, à mes yeux, si, place de la République, il y a énormément de jeunes diplômés, d'enseignants, de gens qui ne se reconnaissent pas dans la vie politique. Telle qu'elle est exercée aujourd'hui, elle n'est plus capable d'absorber ni même de comprendre ces initiatives citoyennes. Et puis, en tant qu'ancien secrétaire d'État à la Simplification, je vois bien que la façon dont on prend des décisions politiques, la façon dont on vote la loi, la façon dont on met en œuvre les décisions publiques et la façon dont l'Administration traite les citoyens, tout ce logiciel date des années 1970. C'est tout notre système de gouvernance, du haut vers le bas, un système qui écarte les Français de la décision, qui n'est plus adapté. Notre "machine à décider" tourne à vide…

 

Qu'appelez-vous exactement la "machine à décider"?
Aujourd'hui, il faut en moyenne dix-huit mois entre l'annonce d'une réforme et le vote définitif du texte, et, si l'Administration le veut bien, douze autres mois pour prendre les décrets d'application. C'est beaucoup, beaucoup trop long, surtout quand un quinquennat dure soixante mois. La loi sur la pénibilité du travail, par exemple, votée en 2013, ne s'applique qu'en partie en 2016… Non seulement c'est trop long, mais la mise en œuvre est souvent difficile en raison de l'impréparation du texte en amont. Il arrive fréquemment que l'on découvre a posteriori, après les lectures des deux chambres, que le texte n'est tout simplement plus applicable. Cela a été, par exemple, le cas avec de nombreuses dispositions de la loi Alur [concernant notamment l'accès au logement]. Autre dysfonctionnement majeur, le processus d'élaboration de la loi est aveugle. Il ne repose pratiquement jamais sur l'expertise qui existe dans la société. Les chercheurs ne sont jamais consultés sur des projets de textes, alors qu'il y a là un réservoir inestimable de connaissances! Et surtout, les études d'impact faites par l'Administration, souvent en catimini la veille du dépôt du texte au Parlement, sont la plupart du temps indigentes…

"C'est la façon de fabriquer la loi qu'il faut revoir"

Effectivement, l'étude d'impact de la loi travail, dans son article 2 "Impact social", fait à peine deux lignes…
C'est un exemple malheureux. Le moins que l'on puisse dire est que les impacts économiques et sociaux de la loi travail auraient mérité davantage. En Angleterre et en Allemagne, il n'y a pas, aujourd'hui, un seul texte de loi sans une étude d'impact détaillée et évaluée de manière indépendante. Sans parler du fait que, en moyenne, un texte grossit de 60 % entre le moment où il a été examiné par le Conseil d'État et déposé au Parlement et le moment où il est voté. Cela veut dire que plus de la moitié du texte n'a pas fait l'objet d'un examen préalable rigoureux.

 

Du fait de l'Administration ou de ceux qui la dirigent?
Tout le monde. Cette manière de procéder est malheureusement ancrée dans nos habitudes, et elle a même tendance à s'aggraver. Il faudrait s'appuyer bien davantage sur des expertises indépendantes, sur des études scientifiques sérieuses car les ressources sont là. C'est le secrétaire d'État chargé de la connaissance qui vous le dit! Il faut ouvrir les portes et les fenêtres de la "machine à produire de la norme", décloisonner les compartiments de l'Administration, dont les acteurs sont de bonne volonté, comme l'a fait, par exemple, Axelle Lemaire pour la loi sur le numérique – il n'est pas surprenant que son texte ait reçu un assentiment général. C'est dans le mode de construction de la norme que se forge sa qualité.

 

À l'inverse, la loi travail semble être la caricature de tout ce que vous dénoncez…
Elle n'est pas la seule, loin s'en faut. Elle illustre que c'est la façon de fabriquer la loi qu'il faut revoir. Le pire du pire, selon moi, c'est la brutale suppression, un beau matin de 2010, de la taxe professionnelle décidée par Nicolas Sarkozy au détour d'un simple amendement venu de nulle part. Cette réforme de la fiscalité locale a engendré, sans aucune préparation, des conséquences monumentales qu'on paie encore aujourd'hui. C'est le parfait contre-modèle.

"Inspirons-nous de ce qui existe en Angleterre, le sunset close"

Vous dites que la loi est généralement votée sans que personne ne puisse vraiment évaluer ses conséquences. C'est un constat accablant…
Je n'invente rien. C'est une réalité : au lieu de réfléchir longuement avant de mettre en œuvre des décisions pertinentes, on fait traîner l'adoption d'un texte non suffisamment réfléchi et qui, parfois, ne s'appliquera jamais du fait de sa piètre qualité. Et on ne s'intéresse jamais aux effets, voire aux modifications qu'il faudrait adopter. Inspirons-nous de ce qui existe en Angleterre, le sunset close : une loi est votée à durée déterminée, pour deux ou trois ans, et on avise ensuite. Je propose une évaluation systématique non seulement a priori, mais aussi a posteriori, avec retour au Parlement pour d'éventuels ajustements.

 

Votre constat est-il partagé au sein du gouvernement?
Je prépare un rapport qui sera prêt à la fin du mois, à l'intention du président de la République et du Premier ministre, sur la rénovation de la "machine à décider", pour une démocratie plus ouverte. Le Président est très attaché à ces questions. Il se rend bien compte, à la lumière de ce quinquennat, qu'il faut se donner les moyens de changer de braquet. D'ailleurs, il n'arrête pas d'en rappeler l'urgence. De son côté, le Premier ministre a mis en place une rencontre ministérielle bimensuelle pour débattre des orientations d'un texte. C'est une sorte d'interministérielle politique, et c'est une excellente méthode.

 

Pourquoi ne pas avoir mis ces réformes en chantier plus tôt?
Il y a déjà des choses importantes qui ont été réalisées : le non-cumul des mandats, la transparence de la vie publique, la simplification… Mais il faut aller plus loin. À mon sens, le programme de rénovation démocratique est l'enjeu de la prochaine présidentielle. C'est à la gauche de le porter, car la droite n'entend rien à ce qui se passe.

 

«N'importe quel Zorro des Républicains gouvernant à la hussarde ira droit dans le mur»

Qu'est ce qui vous permet de le dire?
La lecture attentive de ses programmes. Les Républicains n'ont rien compris à l'état de la société et à la nécessité de rénover en profondeur le logiciel. Ils sont persuadés qu'il suffit d'élire un homme à poigne à l'Élysée, de lui donner les clés pour qu'il gouverne par ordonnances, et que les problèmes seront réglés. Je pense exactement l'inverse. N'importe quel Zorro des Républicains gouvernant à la hussarde ira droit dans le mur. A-t-on déjà oublié où nous a menés la dérive césariste de Sarkozy? Elle ne fut que brutalité et stérilité.

 

Il y a l'idée que, notamment, l'Administration est un frein et que, pour réformer, il faut aller vite, en cent jours… Partagez-vous cette analyse selon laquelle l'Administration est en cause?
Il y a à repenser à la fois la composition de l'Administration et son articulation avec le pouvoir politique. La haute administration est monocolore. Sociologiquement, ce sont des profils très proches, qui sortent des mêmes écoles, installés très jeunes et qui, ensuite, ne reçoivent jamais plus de réelle formation. Ils sont, pour toujours, considérés omniscients. Il faut pourtant des responsables qui évoluent, écoutent, s'adaptent, qui soient en phase avec la société qu'ils aspirent à encadrer. France Stratégie a ainsi proposé d'ouvrir 25 % des postes de haute administration à des profils différents. Cela mérite d'être testé. Et cela permettra d'améliorer aussi le rapport avec le politique, qu'il faut reconstruire. Assumons un vrai spoil system, c'est-à-dire la mise en place, à la tête des grandes administrations, de gens qui partagent les idées de leur gouvernement. Cela permettra, en passant, de désengorger les cabinets ministériels pléthoriques, car ils dupliquent les administrations à l'égard desquelles la confiance a pu s'éroder.

 

La gauche était elle prête à gouverner en 2012?
Nous étions prêts à gérer une conjoncture économique et sociale. Mais nous n'étions pas forcément assez conscients de tous ces changements à l'œuvre, ni de toutes les entraves que nous allions rencontrer. C'est comme s'il y avait un décalage entre la vitalité de la société et l'inertie des structures. La gouvernance a été réformée dans toute l'Europe ces dix dernières années, et nous, en France, on est passé à côté de ce mouvement. Notre vie politique a trop tourné autour de débats idéologiques et, au fond, on a toujours été persuadé que seules comptaient les grandes options idéologiques et que le reste suivrait toujours. C'est fini. Maintenant, l'intendance ne suit plus et la défiance des Français à l'égard de la politique et, plus généralement, des institutions républicaines tient au moins autant à l'obsolescence de la "machine à décider" qu'aux options idéologiques. Une société adulte mérite aujourd'hui un débat public adulte. Les coups de menton et les déclarations de matamore n'ont plus de sens. Il faut refonder notre démocratie, il faut l'aérer, la renforcer de toutes les forces vives de notre pays qui ne demandent qu'à s'y impliquer pour peu qu'on les associe et qu'on les respecte. Le travail collaboratif plutôt que la décision autoritaire. Cette prise de conscience est, pour moi, l'enjeu majeur des échéances électorales de 2017.

 

Laurent Valdiguié - Le Journal du Dimanche