Pierre Rosanvallon : «Gouverner aujourd’hui, c’est séduire pour survivre» | Think outside the Box | Scoop.it

L’historien publie un essai, «le Bon Gouvernement», dans lequel il décentre la réflexion sur l’épuisement de la démocratie vers les relations entre pouvoir exécutif et citoyens. Il tire aussi des leçons de la crise grecque.

 

Du désengagement citoyen sans cesse déploré à la crise de la représentativité régulièrement invoquée, le débat sur l’Etat ou l’épuisement de la démocratie semble parfois tourner en rond. Avec le Bon Gouvernement, en librairie jeudi (1), l’historien Pierre Rosanvallon décentre habilement la réflexion. Au-delà des imperfections de la représentation, dit-il, nous n’avons pas pris assez conscience que l’enjeu central de la démocratie contemporaine est désormais le rapport entre gouvernés et gouvernants. Or, dit le professeur au Collège de France, il n’y a pas de théorie démocratique de l’action gouvernementale, comme si présidents et Premiers ministres étaient encore guidés par les conseils au Prince ou la pensée de Machiavel ! D’un François Hollande piégé par ses promesses à l’acrobatique bricolage de Tsipras, Pierre Rosanvallon passe en revue les dernières pratiques des gouvernants.

 

Ne se joue-t-il pas en Grèce un moment démocratique hors norme ?

Ce qui est assez extraordinaire dans cette séquence grecque, c’est qu’elle constitue une revue des grandes tensions et des pathologies de la démocratie moderne. Comme l’écart entre le moment électoral et le moment gouvernemental. Lors du vote de janvier, les Grecs ont exprimé un refus des partis politiques existants, un sentiment d’épuisement face à la situation économique et sociale. Cette rupture politicienne a été indéniable au niveau du renouvellement des leaders. Du point de vue de la mise en œuvre des promesses électorales, c’est très différent ! Mais dans cette séquence, il faut reconnaître à Tsípras une habileté politique tout à fait exceptionnelle.

Qu’a-t-il réussi ?

Il a utilisé le temps comme une variable qui permettait de traiter sous un autre mode le problème de l’écart entre promesses électorales et réalisations. Il est apparu comme un homme de l’énergie, qui se battait comme un lion. S’il n’a pas mis en œuvre ses promesses, il a déplacé le problème et mis l’accent sur un engagement radical de lui-même, donnant un autre sens à l’idée de volonté politique. Cela n’a rien à voir avec les formes traditionnelles de reniement.

Quelles leçons tirer de l’exemple grec ?

Le cas grec montre une chose, que c’est l’engagement personnel de Tsípras et d’autres ministres qui a permis de faire passer la société d’un consentement résigné à une vision peut être plus positive, l’avenir le dira. On a chez Tsípras le politicien classique mais aussi le bon gouvernant, c’est assez inédit. Il a fait preuve d’un engagement qui me fait penser, sans comparaison déplacée, au Clemenceau de 1917. Il donne le sentiment de mettre en jeu sa carrière et même sa vie, sans l’habituel calcul.

Cet engagement peut-il préfigurer le bon gouvernant que vous définissez dans votre livre par son parler vrai et son intégrité ?

Dans un monde instable, où l’économie d’un pays dépend de la croissance en Chine et du prix du pétrole, la seule variable sur laquelle on a la possibilité d’agir de façon illimitée, c’est la crédibilité et la confiance. Or comme le montre la sociologie, c’est sur ces deux qualités qu’il est possible de fonder une hypothèse sur le comportement futur d’une personne. Ce qui est reproché aux politiciens, c’est qu’on ne peut pas faire d’hypothèses sur leurs comportements futurs. Car ils sont trop définis par la volatilité. Même si cela peut être critiqué, un glissement est en train de s’opérer d’une politique des programmes vers une politique des personnes. Il faut penser démocratiquement cette évolution. L’enjeu est de construire un fonctionnement et des comportements démocratiques. Il doit par exemple exister des institutions gardiennes du parler vrai, travail que la presse fait en partie à travers des pages comme «Désintox» dans Libération ou les enquêtes de Mediapart.

Au-delà de la crise de la représentativité, vous pointez un impensé majeur, le rapport gouvernés-gouvernants…

Le pouvoir gouvernant, pour le dire d’une façon large, ne peut pas avoir le caractère représentatif d’une assemblée. Le propre d’une assemblée, par exemple composée de 400 personnes, c’est d’incarner une forme de diversité. Dans un gouvernement, oui, on peut faire un effort de parité, ce qui est une intégration d’un objectif de diversité. Mais en aucun cas on ne peut dire qu’un président ou qu’un Premier ministre est représentatif. Et si on le voulait représentatif, alors ce serait aller vers les perversions de ce que j’ai appelé l’homme-peuple. C’est le césarisme, qui consiste à dire : la société c’est moi.

Dans le discours de Marine Le Pen ou dans celui de Nicolas Sarkozy, on note cette tentation…

Il y a aujourd’hui une tentation permanente de l’illibéralisme. Le césarisme en est une. La présidentialisation des démocraties ne vient pas uniquement d’un phénomène médiatique de peoplisation. Elle résulte de l’affirmation du pouvoir exécutif comme pouvoir central, et cela conduit à ce que la décision soit désormais plus importante que la norme. C’est un basculement majeur. La démocratie a longtemps été liée à un culte de l’impersonnalité dans la mesure où la loi était plus importante. Etre simplement gouvernés par la loi, c’était la vision des révolutionnaires français, l’exécutif n’avait qu’une mission technique. Mais il est devenu un pouvoir central et c’est lui qu’il s’agit aujourd’hui de faire rentrer en démocratie.

Vous soulignez en effet qu’il n’y a pas de théorie démocratique de l’art de gouverner…

Ceux qui gouvernent n’ont pas intérêt à soulever la question du bon gouvernement. Gouverner aujourd’hui, c’est essayer de survivre, c’est séduire. L’intérêt des gouvernants est de rester dans une telle conception archaïque du pouvoir comme propriété personnelle, comme outil de manutention des esprits et d’élimination des adversaires.

Cette prédominance de l’exécutif semble même s’aggraver quand on entend le chef de l’Etat dénoncer le rythme trop lent du Parlement…

Il y a bien un problème de production législative. L’objet des lois votées n’est pas toujours, loin de là, de produire des normes. Prenons en effet la loi Macron et, par exemple, la question des zones touristiques internationales : pourquoi est-ce une loi qui le détermine alors qu’il s’agit d’une décision précise et ponctuelle - et non de mettre en place une norme générale ? La loi Macron est très majoritairement une accumulation de décisions particulières, qui méritent certainement d’être discutées mais qui ne font pas une loi, au sens où ce texte ne vient pas définir des éléments généraux de la vie économique et sociale. Ce qu’on appelle la loi couvre aujourd’hui des décisions politiques.

Hollande est-il piégé par ces institutions à bout de souffle ?

Peut-être qu’il est piégé. L’alternative pour sortir du cycle de la répétition et de la décomposition passera par une redéfinition des conditions du gouvernement et, je le répète, de la relation gouvernés-gouvernants, qui ne peut plus se résumer à des rendez-vous électoraux. Je fais un certain nombre de propositions pour mettre en place des commissions publiques, appeler au développement d’agences de vigilance citoyenne, instaurer un conseil du fonctionnement démocratique. Les citoyens l’attendent. En matière de vigilance et d’alerte sur les questions de corruption par exemple, il faut saluer le travail de Transparency International ou d’Anticor. La création en 2013, après l’affaire Cahuzac, de la Haute Autorité pour la transparence, présidée par l’excellent Jean-Louis Nadal, est aussi allée dans le bon sens. Le nouveau militantisme, il est là. Qui aurait l’idée aujourd’hui de rejoindre un parti ?

Les partis sont d’ailleurs quasiment absents dans votre livre…

La définition classique d’un parti est celle un groupe de citoyens unis par des convictions communes et qui essaient de les faire émerger dans la sphère publique. Mais aujourd’hui, un parti politique n’est plus un organe qui représente la société auprès des pouvoirs, c’est à l’inverse devenu un relais des pouvoirs vers la société. Les organisations militantes de demain et même d’aujourd’hui, ce ne sont déjà plus les partis, mais ce que j’appelle les organisations du bon gouvernement.

D’une certaine manière, l’outsider Jeremy Corbyn en Angleterre vient de dépasser de l’intérieur l’appareil politique Labour…

Des rénovations politiciennes peuvent exister - citons par exemple ce qu’est en train de réaliser Eric Piolle à Grenoble. Il est issu d’une coalition politique, mais la façon dont il gère sa ville semble aller au-delà. D’un certain point de vue, c’est ce que cherche à réaliser Podemos, qui met davantage que Syriza l’accent sur la rénovation de la vie politique, sur la transformation des rapports entre représentés et représentants. Pour en revenir à la question de l’engagement citoyen, le plus probable est qu’il se fasse non pas via une rénovation des partis, mais hors de ceux-ci. Nous sommes au début d’une révolution, souvenons-nous que nous avons mis plus d’un siècle et demi à digérer la démocratie électorale représentative, jusqu’à en faire le cœur de tout.

Quel est-il, ce deuxième âge de la démocratie ?

Celui de la démocratie gouvernante, de la démocratie d’exercice. Jusqu’ici, l’essentiel de la démocratie a consisté à remplacer un roi héréditaire par un souverain collectif ou individuel élu. Maintenant, le propre de la démocratie doit être de mettre en place un fonctionnement démocratique. Nous n’en sommes qu’aux prémices. Au-delà des sondages, des pétitions ou même des élections, les citoyens veulent avoir leur mot à dire, ils réclament la compréhension et l’inclusion d’eux-mêmes dans des débats parfois difficiles mais majeurs. Le centre de gravité est aujourd’hui la relation gouvernés-gouvernants. J’ai écrit ce livre pour pointer cet impensé, mais aussi pour ouvrir un champ et j’espère un chantier.

(1) Qui parachève un cycle de quatre ouvrages au Seuil sur les démocraties contemporaines, dont la Société des égaux (2011), la Légitimité démocratique (2008) et la Contre-démocratie (2006).

A lire également : la Démocratie à l’œuvre, autour de Pierre Rosanvallon, sous la direction de Sarah Al-Matary et Florent Guénard (Seuil), en librairie le 27 août.