Under attack | Think outside the Box | Scoop.it

Le 3 mai aura lieu la Journée mondiale de la liberté de la presse. Défendre dans un journal le droit des journalistes de faire leur travail n'est pas aussi facile qu'on pourrait le penser. En se mobilisant pour des membres de sa profession, on risque d'être accusé de corporatisme. Il est vrai qu'il n'existe pas de journée mondiale pour défendre les charpentiers qui se tuent en tombant de leur toit, ni de journée mondiale pour aider les marins pêcheurs qui coulent dans la tempête avec leur bateau, ou de journée mondiale pour les planteurs de cacao ruinés par l'effondrement des cours de la cabosse.

 

Mais on imagine mal un journal comme Charlie Hebdo passer devant cette journée en levant le nez en l'air pour faire semblant de ne pas l'avoir vue.

 

En France, un journaliste est actuellement poursuivi en justice pour avoir fait un doigt d'honneur à des policiers pendant une manif. Il n'a pas sa carte de presse, et même s'il a des opinions politiques tranchées, ce qui est son droit, on s'étonne qu'il lui soit interdit de manifester à Paris, comme n'importe quel citoyen. Depuis novembre, les émeutes ont mis les passions à vif, du côté de la police comme du côté des manifestants, mais aussi des journalistes, professionnels ou non. Les esprits s'enflamment comme des allumettes, et la violence, verbale ou physique, est de moins en moins contenue.

Mais qu'est-ce que la violence, quand on fait le métier de journaliste ? Il y a quelques jours avait lieu à Vienne, en Autriche, organisé par l'OSCE1 , un colloque sur le sujet, intitulé « Journalists Under Attack » . « Attaque » est effectivement le mot qui convient.

Inga Sikorskaia, journaliste au Kirghizistan, nous a raconté comment le chauffeur de son taxi avait tenté de la tuer en s'éjectant de son véhicule après l'avoir lancé à pleine vitesse dans le décor.

Matthew Caruana Galizia nous a décrit comment il avait compris, en entendant une détonation énorme, que c'était la voiture où se trouvait sa mère qui venait d'exploser, après que celle-ci n'a eu de cesse de dénoncer une banque maltaise impliquée dans du blanchiment d'argent sale.

Nadezhda Prusenkova nous a expliqué que, malgré l'assassinat de six reporters de son journal depuis 2000, il y avait encore des jeunes qui postulaient pour travailler avec elle au Novaya Gazeta, rendu tristement célèbre quand Anna Politkovskaya fut exécutée dans le hall de son immeuble, à Moscou, en 2006.

Olivera Laki , journaliste au Monténégro, nous a montré comment elle fut touchée aux jambes par les tirs de tueurs, devant son domicile, probablement commandités par la mafia de son pays, sur laquelle elle enquêtait.

Tatyana Felgenhauer a regretté que les assassinats de journalistes chez elle, en Russie, n'aient jamais mobilisé l'opinion publique, comme en France après le 7 janvier 2015. Car selon elle, là-bas, en Russie, la vie d'un journaliste, tout le monde s'en fout. Un journaliste, ce n'est pas important. Un journaliste, ça n'a pas de valeur.

Dans les pays de l'Est, a précisé Inga Sikorskaia, un journaliste sait tout de suite s'il est suivi dans la rue. « On le sent derrière nous, on n'a même pas besoin de se retourner. »

Dans la salle du colloque s'étaient glissés des représentants des gouvernements mis en cause. Ils étaient venus jusqu'à Vienne pour surveiller les journalistes de leur pays. Même plus besoin de les suivre. Ils étaient devant nous, dans la salle, arrogants et menaçants : nous sommes là, nous vous surveillons, semblaient-ils nous dire. Non, la guerre froide n'est pas terminée. Elle a juste échangé ses manteaux de cuir et ses chapeaux en feutre de KGBistes contre des tailleurs imprimés et des chemisiers en soie.

Une représentante du gouvernement serbe prit la parole pour contredire la journaliste serbe qui dénonçait les pressions qu'elle avait subies. Cette officielle nous expliqua que les journalistes avaient aussi des responsabilités, qu'ils devaient faire attention à ce qu'ils écrivaient, et que pour cela, ils devaient être « objectifs ».

Un refrain qu'ici aussi, en France, nous avaient seriné en janvier 2015 les paillassons de la trouille et de la lâcheté. À la différence que ces donneurs de leçons n'étaient pas membres du gouvernement serbe ou kirghize, mais journalistes français.

 

La France. Vous voyez de quel pays je parle ? L'objectivité journalistique, c'est de la merde.

 

C'est ce que je leur ai expliqué, en termes mieux choisis, quand vint mon tour de parler. J'avais vraiment envie de lui casser la gueule, à cette officielle serbe venue surveiller et contredire ses compatriotes journalistes.

En France, la liberté de la presse est née pendant la Révolution, avec des journaux qui ne faisaient pas des enquêtes « objectives », mais qui exprimaient des idées, des valeurs, des opinions. Le premier stade de la liberté de la presse, c'est la liberté d'opinion. J'ai continué en martelant qu'il ne fallait surtout pas faire le journalisme « objectif » que réclamaient les autorités, mais au contraire, d'abord et avant tout, proclamer ses convictions. Et plus encore quand elles sont contraires à celles du pouvoir. Le journalisme « objectif » n'a rien à voir avec les règles de déontologie que doivent effectivement respecter les journalistes dans leur travail.

Le journalisme « objectif » est le cache-sexe de la censure.

 

Tatyana Felgenhauer, qui avait été poignardée dans le cou à Moscou, a conclu son intervention par ces mots d'une humilité intimidante : « Je ne suis pas une victime. Je ne veux pas être traitée comme une victime. Je ne veux pas qu'on ait pitié de moi. Je veux juste pouvoir faire mon travail. »

 

1. OSCE : Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.