Totalitarisme numérique | Think outside the Box | Scoop.it

Mon père devient dépendant.

C’est normal, me direz-vous : il doit être vieux, à son âge, il a du mal à arquer, il n’est plus aussi vif, ce genre de choses. Sauf qu’il est encore très autonome : il s’occupe de ses problèmes domestiques tout seul depuis pratiquement ma naissance, il continue à aller tous les matins prendre son petit café sur le port, il va voir ses copains, il gère ses affaires, il se débrouille toujours très bien tout seul. Certes, les jours de tempête, il évite de sortir de chez lui, le vent peut être violent sur le front de mer et, comme il me le disait assez récemment, quand il y a beaucoup de vent, j’ai tendance à perdre l’équilibre… comme nous tous. Certes, il entend un peu moins bien, mais il garde bon pied bon œil, et jusqu’à présent, c’était nettement suffisant.

Non, mon père va plutôt très bien pour ses 85 ans, c’est juste que l’emprise numérique sur notre société est en train de le marginaliser sans aucun ménagement.

 

Selon une étude menée en bureau de poste début 2017 par le groupe, un client sur deux qui se déplace dans une agence de La Banque Postale n’est pas autonome sur le numérique et, parmi ces clients, 26 % n’ont soit aucune compétence numérique soit très peu de compétences. Une situation qui contribue parfois à aggraver les difficultés financières des clients. « Certains privilégient les mandats cash coûteux pour régler des factures, au détriment des virements ou prélèvements gratuits », explique Hawa Koné, directrice de secteur à La Banque Postale. Et cette précarité numérique complique aussi la transformation numérique de La Banque Postale qui, comme les autres banques, cherche à réduire le coût de son réseau. Pour changer la donne, La Banque Postale a décidé de faire elle-même la pédagogie de ses outils numériques car, à mesure que les systèmes se digitalisent, la question devient de plus en plus brûlante. Engagée par sa « mission d’accessibilité bancaire » dont l’a investie l’Etat, La Banque Postale compte, parmi ses 10,7 millions de clients, 2 millions de clients qui utilisent le Livret A comme un moyen de paiement au quotidien.
Source : La Banque Postale met le numérique au service de ses clients fragiles

De la simplification administrative à la désintégration des services

Soyons clairs : personne n’aime vraiment les démarches, la paperasse, les formulaires, les procédures et toutes ces petites contrariétés normées qui sont sécrétées par une société organique extrêmement structurée, hiérarchisée et régulée. En gros, on n’aime pas trop la loi de la jungle, mais on n’aime pas plus les contraintes qui permettent d’échapper à l’arbitraire et à la loi du plus fort.

D’ailleurs, se moquer de l’administration française est resté longtemps un sport national

Du coup, il a été assez facile de nous vendre l’efficience présupposée des entreprises privées plutôt que la lourdeur bureaucratique des services publics, avec l’idée qu’ensuite, ce serait plus rapide, plus efficace, moins cher et plus accessible. Puis, dans l’élan, de  nous fourguer la dématérialisation des services, des démarches et même des relations comme simplificatrice de la vie quotidienne.

En fait, ce n’est pas compliqué, la numérisation de notre société, c’est le nouvel eldorado, le saint Graal et le mini Mir réunis.

Ce qui est grandement exagéré.

Déjà, basculer en mode informatique des démarches qui sont sous-tendues par une complexité juridique et règlementaire croissante, ne change que le support et ne résout pas la question même de la complexité. Certes, cela rend service à ceux qui maîtrisent relativement bien et l’outil informatique et le langage administratif, mais pour tous les autres, je suis assez dubitative sur le gain réel de productivité.

Mais le pire est à venir quand cette «simplification» de la démarche s’accompagne en réalité d’un objectif très concret de réduction des couts et donc des personnels chargés de gérer ses processus. Parce qu’aux deux bouts de la chaine numérique, il reste toujours des humains.
Et que tous ces humains — tant s’en faut — ne sont pas des familiers voire même vaguement à l’aise avec la chose informatique ou la chose administrative.
Et que du coup, au moindre petit grain de sable dans l’engrenage, c’est toute la machine qui se grippe, maintenant qu’elle n’est plus ointe du liant humain.

L’Homo numericus ne peut que croiser les doigts pour que tout se passe selon le scénario de la machine, car ne pas entrer dans une seule de ses cases peut déclencher une catastrophe en chaine que nul Bruce Willis du numérique ne pourra plus juguler.

 

Informatique partout, liberté nulle part

Pour en revenir à mon père, il est juste un pur incompétent numérique. Il est arrivé à grand-peine à dompter l’interface du Cube de Canal+, il a fini par se résigner à utiliser une carte bancaire — lui qui a passé toute sa vie à compter l’argent en briques —, mais c’est bien là le maximum d’effort qu’il veut bien concéder à la machine.

Et je le comprends. À son âge, il n’a plus rien à prouver et si ses capacités intellectuelles sont intactes, il n’a aucune culture numérique et le bond cognitif que cela représente est bien trop de fatigue pour un vieillard.

Mais voilà, la société numérique est totalitaire et ne lui laisse aucun choix, aucun espace, aucune dérogation. L’important, vous l’aurez bien compris, n’est pas tant de nous faciliter la vie, que d’économiser à tout prix sur la masse salariale, dégraisser tout, tout le temps et n’importe comment, comme si Skynet avait déjà pris le pouvoir.

En gros, la digitalisation de la vie quotidienne ne serait pas quelque chose de grave si elle n’était pas imposée à tous, au mépris le plus absolu de ceux qui n’ont pas accès à cette technologie, que ce soit par manque de moyens ou d’envies. C’est ainsi qu’est pourtant créée une nouvelle catégorie de sous-citoyens :

 

Les exclus numériques

Ça a commencé à la Poste, quand mon père n’a plus pu acheter de timbres : La dame au guichet m’a dit qu’elle ne pouvait plus m’en vendre, qu’il fallait aller à l’automate. Là, il y avait un jeune qui montrait comment ça marchait, je n’ai rien compris. Puis le jeune n’a plus été là. J’ai dû essayer tout seul, mais tu comprends, le temps que je lise tout, l’écran s’est effacé. Et même s’il n’y a personne qui attend au guichet, on refuse de m’en vendre normalement.

Je me demande si les cons qui ont pensé cette nouvelle procédure avaient assez de neurones pour imaginer la frustration et la détresse de ceux qui, soudainement, sont interdits d’accès à quelque chose dont ils ont besoin et dont ils savent qu’on pourrait assez facilement les satisfaire, comme avant.

Il y a 15 jours, sa ligne fixe a cessé de fonctionner. Contacter Orange pour obtenir un dépannage s’avère à présent être pire qu’un parcours du combattant y compris pour les gens très à l’aise avec le numérique comme moi. Pas de numéro direct, pas d’accès au SAV, des formulaires automatisés partout qui ne répondent à rien, ne renseignent en rien, des robots téléphoniques qui renvoient pendant des heures à d’autres robots téléphoniques… pour rien. Tout cela transpire la très mauvaise volonté et un réel désir de ne pas prendre en charge les problèmes. Cela m’a fait très rapidement pensé à La Maison qui rend fou.

Toute cette technologie pour se retrouver exactement au même point qu’avant…

Mon père de 85 ans n’a toujours pas le téléphone et il n’y a pas l’ombre d’une solution en vue.

Je lui ai parlé de la possibilité de lui prendre un mobile chez Free. Bien sûr, pour s’abonner, il me faudrait faire les démarches en ligne, à sa place, sur mon compte, mais bon il lui suffirait de me faire un virement tous les mois pour l’abonnement et il n’aurait pas à s’en occuper.

  • C’est que tu vois, ma fille, je ne peux plus faire de virement.
  • Comment ça, je ne comprends pas?
  • Depuis quelques temps, à la banque, les gens au guichet n’ont plus le droit d’exécuter de virements à ma place. Il faut que j’aille à l’automate dans le hall. Donc je fais des chèques…

D’ici deux ans, mon père devra déclarer ses impôts en ligne et ça l’angoisse déjà.

Je ne sais pas pour vous, mais franchement, je lui trouve une sale gueule au progrès, maintenant qu’il est en marche… inexorable et indifférent.

 

 

Le Monolecte