Quel nouveau monde ? | Think outside the Box | Scoop.it

Deux rapports importants ont récemment été remis à leurs commanditaires L’économie du nouveau monde à Ségolène Royal par Corinne Lepage et L’ambition numérique, pour une politique européenne et française de la transition numérique à Manuel Valls, coordonné par Benoît Thieulin, président du Conseil National du Numérique. Il est particulièrement frappant qu’ils adoptent un vocabulaire et des références intellectuelles proches. Références à l’économiste prospectiviste Jeremy Rifkin, au philosophe de l’éthique hacker Pekka Himanen par exemple. C’est-à-dire aux nouveaux maîtres à penser des alternatives ouvertes par les potentialités du web et plus largement des formes d'organisation pair à pair qui s'y sont fait jour. Les deux rapports insistent sur le fait que la transition d'une forme d'économie à une autre passe par une transformation  profonde de nos manières d'appréhender la société et notre place en son sein.

 

 

Produire une adhésion à des futurs désirables

Contre le pessimisme socio-économique ambiant, les deux rapports préfèrent proposer des utopies désirables. Ils souhaitent proposer l’image d’un monde nouveau dans le sillage d’un Michel Bauwens, théoricien du pair à pair qui a récemment publié un Sauver le monde, Vers une société post-capitaliste avec le pair à pair. Ce monde nouveau serait déjà là, à l’état de signaux faibles, comme disent les prospectivistes. Il s’agirait seulement de l’amplifier. C’est ce que souligne le rapport sur L’économie du nouveau monde : « Nous pouvons faire beaucoup mieux, c'est-à-dire changer d’échelle et faire de la transition vers cette nouvelle économie un projet de société à part entière, capable de réunir, bien au-delà des divisions partisanes, et dans le sillage de tous les pionniers, de très nombreux acteurs qui ne demandent qu’à le soutenir. »

Nous assistons à une transition : « la transition numérique au service de la transition écologique : réinventer le monde », titre le rapport sur Ambition numérique ; « déjà la transition s’installe dans le monde », propose le second rapport. Cette phase de transition est considérée par Michel Bauwens comme aussi importante sinon que celle engendrée par l’imprimerie ou par Rifkin comme au moins analogue aux deux précédentes révolutions industrielles.

Benoît Thieulin dans la préface du rapport Ambition numérique affirme clairement que la révolution numérique porte en elle une révolution sociétale large et profonde : « Les nouvelles formes d’organisation, les nouveaux moyens d’émancipation individuelle, les nouveaux modèles politiques et économiques ont largement irrigué le monde analogique. Pour ainsi dire, le numérique est sorti du numérique et c’est désormais le logiciel qui est appelé à dévorer le monde. Le mouvement des makers en est le symbole : cette nouvelle génération de hackers réinvente les manières de produire et de travailler en misant sur le partage de l’information, la mise à disposition des plans et des schémas techniques en open source ainsi que le travail collaboratif des contributeurs. »

 Il s’agit, de façon un peu idyllique et, peut-être, béate, de préparer une nouvelle humanité pour ce nouveau monde en train d’advenir. La citation de Saint-Exupéry en exergue du rapport sur l’économie du nouveau monde en témoigne : « Si tu veux construire un bateau fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer ».

 

 

Changement de paradigme : du droit de se séparer au devoir de partager

Dans ce cadre, il s'agirait de remettre le bien commun au centre des pratiques individuelles. Cela traduit la préférence pour le capital social plutôt que pour le capital financier dans de nouvelles communautés où se mélangeraient travail productif et partage humain. C’est le « co- » qui prendrait le pas sur l’individualisme égoïste propre à la société capitaliste. Le rapport Economie du nouveau monde appelle à renforcer les nouvelles formes de civisme déjà à l’œuvre, notamment dans le mouvement des makers, du financement collaboratif, de l’organisation coopérative à l’échelon local. Benoît Thieulin, en préface du rapport Ambition numérique insiste sur le nouveau civisme véhiculé par l’éthique hacker : « Pekka Himanen, dans l’Ethique hacker, analyse le changement de paradigme qui est à l’œuvre dans le monde du travail : à l’éthique protestante, fondée sur le devoir et la recherche du profit, s’oppose une éthique hacker, qui est construite autour d’un désir personnel d’agir et de travailler sans recherche première de gratification financière. Cette nouvelle éthique n’est pas confinée au domaine des hackers : elle envahit le reste de la société. » La recherche du profit personnel et la concurrence : c’est has been. Le modèle du partage et de l’inclusion dans des communautés à différents niveaux, la participation à l’intérêt commun, plutôt que la rivalité, apparaissent comme la vertu de l’homme de demain. 

En fait, le changement invoqué est autant un changement de paradigme qu’une transformation dans les têtes. Dans le sillage du mouvement makeril s’agit d’inventer une nouvelle manière de travailler, de produire, de distribuer, de consommer dont se font l'écho de nouveaux médias en ligne comme Makery.info. Cette nouvelle manière est à l’opposé d’une société qui, par son management, son économie et ses manières de vivre atomise les individus dans des espaces clos où l’idéal régulateur est le droit de se séparer des autres.

Du pavillon de banlieue au bureau individuel en passant par la voiture personnelle ou aux formes privatives et exclusives d’appropriation des ressources à petite ou grande échelle, c’est le même modèle de l’individu isolé qui s’exprime. Or il s’agirait de passer du droit de se séparer au devoir de partager comme en témoigne la vogue de la sharing economy, notamment à travers des Think Tanks comme Ouishare. C’est un point qu’avait bien vu l’écrivain Evgeny Morozov dans une tribune écrite pour Le Monde DiplomatiqueLui voit d’un œil critique le nouvel impératif de partage qui émerge avec ces nouvelles pratiques : « Tôt ou tard, on percevra les réfractaires au salut par l’« économie du partage » comme des saboteurs de l’économie, et la rétention de données comme un gaspillage injustifiable de ressources susceptibles de contribuer à la croissance. Ne pas « partager » sera aussi honteux que de refuser de travailler, d’économiser ou de rembourser ses dettes, la morale recouvrant là encore d’un vernis de légitimité une forme d’exploitation. »

Faire passer la sociabilité, la collaboration, le partage d’abord, cela doit se faire à travers des formes plus inclusives d’appropriation et de gouvernance : « un autre monde émerge, fondé sur la régénération des ressources, sur une organisation horizontale, sur la recherche de l’équité entre les êtres humains et sur la perception d’une espèce humaine intégrée à la communauté du vivant. Ce nouveau monde est tourné vers le paradigme de la symbiose, dans une nouvelle idée du progrès » (rapport Economie du nouveau monde). Celles-ci font appel à des formes moins économiques que civiques de motivation fondées sur l’appartenance de chacun à des écosystèmes sociaux et naturels. Chacun doit y collaborer afin de participer de façon responsable à l’enrichissement d’un monde commun sur le double registre de la responsabilité civique et de l’aspiration à la reconnaissance sociale.

 

 

De la propriété à l’accès

Ce nouvel idéal de vie se traduit par des formes institutionnelles alternatives. « Le XXIe siècle voit […] émerger une nouvelle économique qui repose sur un changement complet de paradigme dans lequel le numérique rend le marché plus productif, plus compétitif, davantage basé sur de nouvelles valeurs d’échange et de partage, de réappropriation de l’environnement et de l’économie locale. » (rapport Economie du nouveau monde)

Cette transformation avait déjà été indiquée par Jeremy Rifkin dans un de ses ouvrages, L’âge de l’accès et est encore accentuée dans une approche telle que celle de Michel Bauwens. On passerait d’unesociété structurée par la propriété et le marché à une société basée sur l’accès et le réseau. Cela paraît sans importance pourtant, la mutation est de taille. Même si le projet de société rendu possible et porté par le web est menacé de captation par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), ses promesses restent : « ouverture, collaboration, communs, accroissement du pouvoir d’agir, de l’empouvoirement, autant de promesses annoncées par la mise en réseau de la société. » (rapport Ambition numérique, préface du rapport par Benoît Thieulin).

Au lieu de chercher à s’approprier les choses, les individus chercheraient seulement à jouir de leurs fonctionnalités selon une intuition développée par des économistes durant les années 1980 sous le label "économie de fonctionnalité". Ils achèteraient de plus en plus l’accès aux fonctionnalités dont ces choses seraient vectrices. L'homme de demain ne chercherait plus à s'approprier privativement les ressources. Par exemple, il ne chercherait plus à être propriétaire d’une voiture pour lui tout seul, mais il chercherait simplement à avoir accès à la mobilité individuelle qu’elle permet. Pour cela, il n’est plus nécessaire de produire une ressource utile pour chacun mais il devient possible de partager les ressources. Il faut donc les mettre en commun et trouver les moyens de les administrer de la manière la plus efficace pour tous. Et cette méthode a un nom : c’est le web. En témoignent toutes les applis de mise en partage pair-à-pair qu’elles soient ou non génératrices de profits : Uber, Airbnb, blablacar…

En parallèle, pour ceux qui produisent en commun des plans industriels, des méthodologies, des process, du code… comme cela se fait dans les communautés numériques en ligne ou dans le monde des fablabs en plein boom, il s’agirait de protéger ces productions communes contre la prédation marchande, par des licences inclusives comme les Creative Commons ou les licences pair àpair. Ces licences interdisent d’exclure quiconque en ouvrant à la plus vaste communauté d’usager et de producteur l’usage d’un bien protégé (dans certains cas) de la marchandisation par des clauses comme la clause NC (non-commercial) qui  le soustraient au profit marchand.

 

 

Internet comme pilier d’une nouvelle révolution

Dans ce cadre internet est essentiel car il permet d’organiser de façon optimale l’accès aux ressources. Ces approches sont assez technophiles d’où la convergence entre Economie du nouveau monde etAmbition numérique sur ce point. Pour Michel Bauwens, internet c’est un peu comme l’invention de l’imprimerie.

Internet, comme moyen de production réticulaire de codes et de datas par ses usagers, comme plateforme de projets post-industriels communs innovants (wikispeed) ou encore comme méthode pair à pair de mise en relation entre client et fournisseur apparaît comme la plaque tournante d’une nouvelle société post-industrielle et post-capitaliste où la connexion directe entre individus leur permet de se dispenser de structures massives localisées comme c’était le cas dans le monde des grandes entreprises et des intermédiations. Internet transforme notre monde en profondeur en multipliant les capacités d’action globales d’un côté tout en donnant un pouvoir local complètement nouveau à chacun d’entre nous.

Si l’on ajoute à cela l’existence d’instruments de production très performants à petite échelle, on obtient un empouvoirement colossal de petites unités de production (dont les fablabs et les hackerspaces sont des illustrations mais aussi les petites unités de production d’énergie individuelles) qui se trouvent en mesure de produire ce qui, auparavant, ne pouvait exister que dans de grandes structures industrielles. On observe des particuliers ouvrant des commerces lights, des fablabs, petites communautés de bricoleurs, qui produisent des voitures, vendant des prestations qui auparavant étaient faites in-house dans un système entrepreneurial intégré. De plus en plus de personnes formées vivent, hors du monde de l’entreprise, de missions ou de contrats de projet. Décrites par Patrick Cingolani dans son ouvrage Révolutions précaires, elles sont certes précarisées mais, en même temps, structurent un mode d’activité plus horizontal, multiforme et social au sein d’espaces de coworking qui mettent non la hiérarchie managériale mais la sociabilité en leur centre.

 

De l’économie du bien-être à l’art horizontal du réglage des relations sociales : la philosophie spinoziste de l’économie du nouveau monde.

Un point important dans tout cela est la prise de conscience du lien intrinsèque entre le bien-être individuel et la coopération. « L’économie du l’ancien monde a perdu son objectif primordial d’accompagner le développement du bien-être dans la société. Il s’agit, avec l’économie du nouveau monde, de redonner sens à l’économie, d’en retrouver les sens premier. Cette économie vise à la fois à améliorer le bien-être de l’ensemble des individus qui composent la société et à la fois à préserver la qualité des écosystèmes. Elle prend en compte les externalités sociales et environnementales, et veille à la conservation des actifs naturels et humains » (rapport Economie du nouveau monde). Pour le dire autrement, c’est l’idée selon laquelle le bien commun n’est pas contraire au bonheur individuel, mais que chacun est plus heureux quand il travaille à une œuvre commune et quand il perçoit les autres non comme concurrents qui diminuent son être mais comme des agents qui lui donnent accès à un plus haut degré d’accomplissement.

Or, cette concentration sur le bien-être et sur sa connexion avec des formes de collaborations sociales plus horizontales se trouve chez Spinoza. Il est d’ailleurs notable qu’un des groupes travaillant sur le bien-être auquel fait référence le rapport Economie du nouveau monde s’appelle « Fabrique Spinoza » en référence au philosophe hollandais du XVIIe siècle.

 Et voici ce qu’écrivait ce savant de l’âge classique dans son Traité politique : « si deux hommes s’accordent et mettent leurs forces en commun, ils ont ensemble plus de puissance et par conséquent plus de droit sur la nature que chacun pris séparément ; et plus nombreux ils auront été à mettre ainsi en commun tout ce qui les rapproche, plus de droit ils auront tous ensemble. » (Spinoza, Traité politique, Chap. 2, 13)

Alors, prêts pour ce nouveau monde ?