« Finie la consommation de masse : passons à la sobriété joyeuse ! » | Think outside the Box | Scoop.it

Entretien avec Philippe Moati, professeur d'économie à l'Université Paris-Diderot et cofondateur de l'Observatoire Société et Consommation (l'Obsoco), qui interviendra le 14 décembre prochain à Toulouse lors de la Nuit des Réseaux.

 

Vous interviendrez le 14 décembre 2015 à Toulouse lors de la Nuit des Réseaux sur le thème de la fin de la consommation de masse : quels faits vous amènent à une telle affirmation alors que les outils de vente sont de plus en plus perfectionnés ?
Philippe Moati : Trois principaux constats conduisent vers cette conclusion. Le premier – le principal - est tout simplement que le modèle de la consommation de masse est devenu insoutenable au niveau environnemental. La diffusion en cours de ce modèle au sein des pays émergents, très peuplé et à croissance rapide, rend la question de plus en plus brulante.
Le deuxième réside dans la contradiction entre l’intensification des incitations à consommer, notamment grâce aux apports du numérique ou à l’efficacité du marketing et les tensions persistantes sur le pouvoir d’achat. Un système qui attise le désir sans donner les moyens de le satisfaire crée de la frustration et peut se révéler intenable sur le plan social.

Le troisième point est que le modèle économique de la consommation de masse a beaucoup perdu de son efficacité : alors que, dans les pays riches, les besoins de base sont largement couverts, la soif de consommation tend naturellement à décliner, d’où ces efforts croissants pour entretenir le désir de consommer. La voie royale est l’innovation technologique radicale permettant de mettre sur le marché des biens ou des services radicalement nouveaux. Par définition, il s’agit d’évènements relativement rares. Le plus souvent, la stimulation de la demande passe par la pseudo innovation, l’inflation des dépenses marketing et, surtout, la surenchère promotionnelle. Tout cela conduit à une inflation de « coûts de vente » dans un contexte de concurrence exacerbée qui pèse sur la rentabilité. Cerise sur le gâteau, ces leviers de stimulation de la demande sont de plus en plus mal perçus par les consommateurs qui sont de plus en plus nombreux à dénoncer la face déceptive de ce modèle de consommation

 

N’assiste-t-on pas finalement à la victoire d’une vision marxiste de la société ?
Philippe Moati : Non, parce que le retour de la « critique » de la société de consommation est rarement empreint d’une vision politique. Selon les enquêtes de l’Obsoco, un Français sur deux aspire à consommer mieux, ce qui témoigne d’un fort sentiment d’insatisfaction à l’égard de la manière dont la consommation est organisée aujourd’hui. Mais à y regarder de plus près, les Français restent dans leur très grande majorité attachés à l’hyperconsommation. Et comment s’en étonner ? La consommation a rempli le vide ambiant, et au travers de la promesse de bonheur à la clé, elle reste une méta-valeur dans les sociétés occidentales.

La volonté de consommer mieux s’ancre dans la dénonciation des effets pervers du modèles de consommation de masse sur le plan de l’impact environnemental, mais surtout par rapport aux intérêts des consommateurs eux-mêmes : faible durabilité des produits, risques pour la santé… nourrissent un sentiment de déception qui se traduit en défiance à l’égard des grands acteurs de l’offre. On a là un des principaux moteurs de l’engagement massif des Français dans des formes émergentes de consommation, dont la consommation collaborative est la composante la plus visible et sans doute la plus spectaculaire.

 

Quel est le rôle du numérique dans ce contexte, sachant que, dans le même temps, on le salue parce qu’il rend possible la consommation dite « collaborative » et on lui reproche de fragiliser l’emploi en participant à « l’uberisation » de l’économie ?
Philippe Moati : Le numérique, en soi, est neutre ! Ce n’est qu’un outil, pas un projet de société ou un modèle de consommation. Le numérique est utilisé par tout le monde : par ceux qui ont perpétré les assassinats de janvier 2015 et par ceux qui luttent contre eux, par ceux qui prônent les idées extrémistes ou nationalistes et par ceux qui veulent les contrer. On parle beaucoup du numérique parce qu’il est à la fois spectaculaire et mystérieux, mais le véritable enjeu est réside dans les lames du fond qui orientent le changement économique et sociétal. On voit déjà, au travers du CRM ou du big data comment le numérique peut tenter de redonner du tonus à un modèle qui s’épuise. Mais on voit aussi que le numérique est au cœur des nouvelles pratiques de consommation, dites collaboratives.

 

Votre constat est qu’un modèle de consommation disparaît mais on ne perçoit pas nettement celui qui va lui succéder : n’est-ce pas une vision trop angoissante des évolutions en cours ?
Philippe Moati : Ce « saut dans le vide » est le propre de toutes les périodes de mutation. Ce qui intéressant, c’est que l’impulsion vient de la base. Les pratiques émergentes de consommation qui, selon les enquêtes de l’ObSoCo touchent désormais annuellement plus de 60 % de la population, ont le plus souvent été initiées par la base, dans les milieux militants, ou associatifs. Il y a en réalité un foisonnement d’innovations qui témoigne d’une volonté de consommer mieux tout en donnant du sens. Les startups sont souvent alors des caisses de résonnance. Nous sommes en passe de changer d’échelle car de plus en plus d’acteurs de l’économie traditionnelle, conscients des limites de leur modèle, sont engagés dans un processus de transformation. Beaucoup sont en train de comprendre que leur avenir n’est plus dans le fait de vendre toujours plus de produits, mais dans leur capacité à accompagner leurs clients dans la résolution de problèmes. Ils trouveront d’ailleurs dans le numérique de formidables ressources pour assurer la viabilité de modèles économiques serviciels. Et ce type de modèles, centré sur le résultat plus que sur les moyens, permet d’envisager un modèle de consommation moins gourmand en ressources naturelles ! Il y a donc derrière les mutations en cours de véritables facteurs d’espoir.
Propos recueillis par Pascal Boiron, MID e-news