Vivre à Nuenen, la ville la plus câblée du monde | Think outside the Box | Scoop.it

 A Nuenen, petite cité du Brabant où vécut Van Gogh, 7.500 logements ont été raccordés un à un au réseau de fibre optique OnsNet (« notre réseau »), qui a nécessité le creusement de 120 kilomètres de tranchées à travers la ville.

 

Dans la petite ville néerlandaise où vécut Van Gogh, 9 habitants sur 10 ont souscrit un abonnement à la fibre optique depuis déjà sept ans. Un entrepreneur local a réussi à les convaincre de s'associer en coopérative pour déployer le réseau à très haut débit.

 

Je suis le premier chevalier de la fibre au monde ! » Kees Rovers, fringant entrepreneur à la crinière blanche, arbore au revers de son costume rayé un discret ruban surmonté d'une couronne, qui rappelle que la reine des Pays-Bas l'a nommé chevalier de l'ordre d'Orange-Nassau. La mère patrie lui est reconnaissante d'avoir fait de sa petite ville de Nuenen, dans le Brabant, une pionnière du très haut débit. Cet ex-cadre de banque à l'enthousiasme communicatif a monté le projet avec sa société de conseil Close the Gap et rassemblé les 14 millions d'euros nécessaires pour creuser 120 kilomètres de tranchées et câbler les maisons une à une. Grâce à ses efforts, 7.500 logements ont été raccordés à la fibre optique... il y a déjà sept ans. En l'espace de six semaines, 9 foyers éligibles sur 10 se sont abonnés. Aujourd'hui, 90 % de la population dispose d'une connexion active sur OnsNet (« notre réseau »), sans doute un record mondial. De quoi faire pâlir d'envie les opérateurs français, qui enregistrent un taux de souscription de seulement 10 % aujourd'hui lorsqu'ils proposent de remplacer l'ADSL par le très haut débit.
Nuenen n'était pourtant pas l'endroit rêvé pour tester l'Internet à 100 mégabits par seconde. D'abord, c'est une ville âgée : les retraités représentent 30 % de la population. Or, c'est bien connu, les nouvelles technologies font peur aux vieux. Les opérateurs télécoms préfèrent donc vendre des forfaits aux jeunes technoïdes aux pouces déformés par l'exercice intensif du jeu sur console. Deuxième handicap : Nuenen n'est qu'une toute petite ville avec ses 23.000 habitants. Passe encore pour apporter du débit jusque-là. Mais n'était-il pas anti-économique de préférer les hameaux boisés de la ville où vécut Van Gogh aux immeubles bien alignés de la voisine Eindhoven, siège de Philips ? A Nuenen, on voit surtout de coquettes maisons en brique, avec de grandes baies vitrées et un bout de pelouse soigneusement entretenu. Si l'habitat avait été plus dense, cela aurait permis de tirer moins de fibre pour toucher autant de monde. De plus, il n'y a pas, comme à Paris, un réseau d'égouts permettant de faire passer les câbles à moindre coût, ni des fourreaux dans lesquels il suffit de « souffler » la fibre pour qu'elle parcoure son trajet souterrain. Il faut creuser puis enfouir chaque mètre dans le sol gorgé d'eau.
Recrutement les jours de marché

Pour toutes ces raisons, les opérateurs UPC, dominant dans le câble, et KPN, qui règne sur le téléphone, ne se sont pas précipités pour « fibrer » Nuenen - même quand elle s'est portée candidate pour mener une expérience pilote de très haut débit. En 1999, la ville et ses alentours jusqu'à Eindhoven ont en effet répondu à un appel d'offres du ministère des Affaires économiques pour tester la fibre optique à l'échelle locale. Pendant trois ans, UPC et KPN ont produit des montagnes d'études pour plusieurs millions d'euros, sans fruit. « Ils ne voulaient pas faire le boulot, mais ils ne voulaient pas non plus que quelqu'un d'autre le fasse. J'ai dû me battre pour faire accepter par la mairie de ma ville l'idée d'une fibre propriété des consommateurs », rappelle Kees Rovers. L'aventurier en a profité pour vendre son idée au maire de Nuenen : monter une coopérative et associer tous les habitants au projet. A l'époque, fibrer une maison coûtait 2.000 euros (c'est moitié moins aujourd'hui). Le gestionnaire de logements Helpt Elkander (également une coopérative) a accepté de verser 2 millions d'euros afin de construire des résidences high-tech pour personnes âgées ; un investisseur privé (dont les parts ont depuis été rachetées par l'opérateur Reggefiber) a mis 6 millions ; et la coopérative a emprunté 6 autres millions. Les prêts étaient garantis par la ville. Chaque fois que la coopérative recrutait un nouveau membre, cela lui ouvrait un droit de tirage de 800 euros de subventions gouvernementales pour rembourser les banques.
Encore fallait-il donner envie aux citoyens d'entrer dans la coopérative. Kees Rovers a retroussé ses manches : « Avec Henri Smits, de Helpt Elkander, on a d'abord organisé un "comité de citoyens âgés" de 1.800 membres. Et puis on est allé frapper à toutes les portes pour faire signer un contrat à nos futurs abonnés », raconte-t-il. Pas de conférences de presse, pas de publicité, l'entrepreneur préfère dresser une table sur deux tréteaux le jour du marché pour vendre ses parts sociales. Un peu d'imagination ne peut pas nuire, ajoute Henri Smits, également très impliqué : « On est allé parler avec les infirmières, la police, l'Eglise, les clubs de sport. On a réussi à convaincre l'imam, qui a expliqué à ses fidèles que la fibre serait une bonne chose pour eux. On a eu 70 % de retours positifs parmi les gens qui étaient à la mosquée ce jour-là ! »
Naissance de l'Internet symétrique

Une fois la fibre déployée, la coopérative a passé contrat avec Ericsson, qui équipe les foyers de ses box et fait appel aux opérateurs petits ou grands pour formuler des offres commerciales. Le réseau OnsNet a été inauguré en décembre 2004, avec des tarifs avoisinant 55-60 euros pour l'Internet, la télévision, le téléphone. Soit quelques euros de moins que l'ADSL dans la région. Avec un atout incomparable : le tuyau, beaucoup plus large, est aussi efficace dans un sens que dans l'autre. Alors que l'ADSL permet seulement de regarder la télévision, la fibre y ajoute la possibilité d'émettre sa petite chaîne personnelle, faite à la maison ! On peut également envoyer depuis chez soi des tombereaux de photos, des litres de musique, des palanquées de logiciels... Après la révolution de l'Internet jamais déconnecté, liée à l'arrivée du haut débit et des box, voici donc que se profile celle de l'Internet symétrique, celui qui transforme potentiellement chaque citoyen en média complet. Le curé de Nuenen avait-il songé à ces grandioses perspectives ? En tout cas, la chapelle de la maison de retraite retransmet la messe en direct pour les habitants de Nuenen. « Même s'ils ne sont que trois à la regarder, cela ne fait rien », commente Kees Rovers. C'est gratuit et facile à faire.
« Kees a introduit un système social. Avec OnsNet, les institutions et les associations se connectent d'elles-mêmes aux gens. C'est le cas de la chapelle, ou bien du club de foot, qui diffuse les matchs pour que les grands-parents puissent regarder leurs petits-enfants jouer », apprécie le maire, Wilhelm Ligtvoet. Les concepteurs du réseau ne se sont pas creusé la tête pour savoir comment le remplir, considérant qu'avec le temps les projets naîtraient d'eux-mêmes. Ils étaient un peu optimistes, car, sept ans après, l'innovation se fait attendre, avec surtout un peu de Skype par-ci, des entreprises qui télésurveillent le domicile par-là, et les téléconsultations qui commencent tout juste à la maison de retraite. Les médecins sont méfiants et les compagnies d'assurances ne se sentent pas concernées. Enfin, l'administration municipale manque de créativité.
Emulation régionale

Il faut aller dans la résidence médicalisée pour handicapés pour réaliser le potentiel du très haut débit. C'est un immeuble tout neuf, entièrement précâblé, construit en 2008 par Helpt Elkander. Dix-huit jeunes adultes y disposent chacun d'un appartement entièrement piloté par l'informatique, grâce à une télécommande et à un écran central qui commandent la porte, les volets, la lumière, la télévision, la chaîne hi-fi, un système de messagerie interne, l'agenda et le carnet d'adresses de chacun. Des micros permettent de communiquer avec des médecins à l'hôpital en cas de souci et certains y ajoutent un moniteur vidéo. Ils sont ici chez eux, le personnel passe seulement pour faire tourner une machine à laver ou remplir le frigo. Ton Cox, le père d'un jeune homme en chaise roulante, en a presque les larmes aux yeux de reconnaissance : « Nous voulions que nos enfants puissent faire le maximum seuls au lieu de rester en institution toute leur vie. Cela devient possible, car la technologie a permis de réduire le personnel, diminuant de 30 à 40 % les coûts de prise en charge. »
La fibre optique, un luxe indispensable ? En tout cas, même si son potentiel est encore sous-exploité, les territoires voisins de Nuenen savent ce qu'ils perdent. Au début de l'année, plusieurs élus locaux et députés ont signé un « Manifeste haut débit du Brabant », emmenés par la maire d'Eersel, Anja Thijs. Alors que Reggefiber voulait fibrer quelques communes et négliger les zones moins rentables, ils réclament une couverture homogène du territoire, avec un opérateur de réseau fonctionnant comme un service public, sous la coordination du gouvernement du Brabant-du-Nord. Kees Rovers, lui, est tout excité à l'idée de pouvoir peut-être répandre son système coopératif. Et pourquoi pas en France ? Cet amoureux de la Bretagne, où il a acheté une maison il y a trente-cinq ans, serait bien capable de poser sa table à tréteaux sur un marché français.
SOLVEIG GODELUCK, Les Echos