A la veille de la dernière lecture au Sénat de la loi sur la Fraude, nous vous proposons l’intervention ci-dessous de notre vice-président Eric Alt, le 7 septembre au colloque d’Aix-en-provence : “Comprendre et lutter contre la corruption”. Il traçait déjà le bilan du parcours décevant des lois sur la Transparence et sur la Fraude, déclenchées par l’affaire Cahuzac :
” Le 6 février 2012, François Hollande déclarait lors d’une réunion organisée au Théâtre Dejazet par un club de juristes : “si l’alternance est à ce point espérée, attendue (…) c’est aussi pour voir la République renouer avec la morale publique, et donc avec une justice indépendante et avec un Etat impartial. J’utilise des mots que d’autres ont pu, il y a quelques années, employer eux-mêmes et qui n’étaient pas forcément de notre sensibilité, parce que c’est une cause qui rassemble. C’est une cause qui réunit. Ce n’est pas seulement la Gauche qui demande un Etat impartial, une justice indépendante, une République respectée, ce sont l’ensemble des citoyens conscients de l’enjeu pour une Nation comme la nôtre.”
Après l’élection du 6 mai 2012, les ministres sont invités à signer une charte de déontologie en sept points. Mais l’approche est superficielle. Par exemple, dans le paragraphe sur “l’intégrité et l’exemplarité”, les ministres sont invités à privilégier le train pour leurs déplacements et à ne pas abuser des escortes motocyclistes…
Le gouvernement se désintéresse ensuite du sujet. 82 juristes et associations appellent à agir contre la corruption. Anticor défend à Matignon des propositions pour l’éthique en politique. Transparence International demande à faire de la lutte contre la corruption une grande cause nationale. Sherpa lance un appel au Président : “la lutte contre la corruption, c’est maintenant!”. Tous ces appels résonnent dans le vide.
Avec l’affaire Cahuzac, une fenêtre d’opportunité s’ouvre. Vingt ans après la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption, à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, il devenait enfin possible d’adapter cette législation aux enjeux des années 2010. Mais cette opportunité n’a pas été saisie. Une législation de circonstance a été votée, dont le bilan médiocre renforce les interrogations sur le fonctionnement de la République.
1. Une législation de circonstance
Le vide de la réflexion explique en partie la panique qui s’empare du gouvernement après les aveux de Jérôme Cahuzac, et les fautes commises.
La première faute réside l’objectif proclamé : il faudrait à la France un “choc de moralisation”. C’est un contresens sur le diagnostic, une posture qui évite de réfléchir aux causes du malaise démocratique.
La deuxième tient au choix des mesures phares : l’obligation de divulgation des patrimoines des élus et la création d’un procureur financier. Pourtant, ce qui importe n’est pas la richesses des élus, mais le contrôle de leur enrichissement pendant le mandat. L’exhibitionnisme patrimonial est inutile. Les parlementaires se rebellent. Cette rébellion qui conduit à restreindre l’accès aux informations sur le patrimoine et à sanctionner leur reproduction. L’effet sur l’opinion est délétère.
De même, personne ne demandait un procureur financier. Ce qui importe, c’est de supprimer la possibilité pour le gouvernement de faire obstacle aux enquêtes sensibles. Le procureur financier est d’autant plus inutile que son statut est le même que celui des autres procureurs. Pire encore : il demeure dépendant de Bercy pour les poursuites en matière fiscale.
La troisième tient à la précipitation. Les gouvernements changent, les mauvaises pratiques demeurent. Comme sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la loi est un outil de communication, un discours qui donne l’apparence d’une volonté politique, un simulacre de réponse immédiate aux problèmes qui se posent. Ainsi, les projets de loi sur la transparence et la fraude sont déposés trois semaines après la proclamation présidentielle sur le perron de l’Elysée. La procédure accélérée est décidée. L’impression est celle d’une législation de circonstance. Les textes, techniquement médiocres, faute d’avoir été suffisamment travaillés au Conseil d’Etat, donneront beaucoup de travail aux administrateurs parlementaires. Surtout, le gouvernement s’est privé du minimum de concertation avec les élus et la société civile.
Malgré tout, Anticor joue le jeu du plaidoyer auprès des parlementaires, en proposant une vingtaine d’amendements. La plate-forme contre les paradis fiscaux, dont Anticor fait partie avec 18 autres associations, s’efforce de nouer un dialogue avec les députés dans l’enceinte de l’assemblée. La Commission consultative des droits de l’homme donne un avis très étayé. Mais peu d’idées sont reprises.
2. Un bilan médiocre
Quelques avancées techniquement opportunes sont votées. Dans les lois sur la transparence, la définition du conflit d’intérêt est bienvenue, ainsi que la création de nouvelles incompatibilités. Des dispositions complètent utilement la législation sur le financement des partis. Et la nouvelle Autorité de la transparence dispose enfin des pouvoirs longtemps refusés à la Commission sur la transparence de la vie politique.
Dans les lois sur les fraudes, des dispositions prévoient notamment des amendes pour les personnes morales proportionnelles au chiffre d’affaires, un délit de fraude fiscale en bande organisée, un registre des trusts, des dispositions relatives aux prix de transfert.
Mais ces avancées ne sauraient occulter les blocages, dont certains sont particulièrement regrettables.
Le premier tient au maintien du monopole du ministre du budget pour les poursuites en matière fiscale. Toutes tendances confondues, les organisations de la société civile demandent à faire “sauter le verrou de Bercy”. A quoi bon créer un procureur financier qui ne serait qu’un petit télégraphiste du ministre, pour porter devant les juges quelques poursuites décidées en haut lieu? Des sénateurs proposent un compromis équilibré : Bercy conserverait le pouvoir de décision sur les procédures initiées par les agents des services fiscaux et la justice pourrait poursuivre les fraudes découvertes au cours de procédures judiciaires. Le gouvernement s’y est opposé et sa majorité a rejeté la proposition. Cet obstacle à l’efficacité de la justice pour lutter contre la fraude fiscale laisse perplexe quand la pression fiscale augmente pour l’ensemble des citoyens.
Le deuxième tient aux conditions d’éligibilité. Le projet du gouvernement prévoyait, dans certains cas, une inéligibilité à vie. Les parlementaires réduisent cette durée à dix ans.
Anticor propose de faire de l’absence de condamnation pour des atteintes à la probité une condition pour être candidat à un élection. Cette condition d’aptitude est comparable à celle exigée des candidats à une fonction publique. Mais seuls des parlementaires de l’opposition (UDI et Front de gauche) soutiennent un amendement dans ce sens. Le gouvernement donne un avis négatif, rappelant qu’une peine perpétuelle est inconstitutionnelle. C’est un mensonge, car il est toujours possible d’être réhabilité par le juge ou par la loi. Mais cela suffit pour que l’amendement soit rejeté.
Le troisième tient à la frilosité des parlementaires pour organiser la protection des lanceurs d’alerte. Dans un certain désordre, des amendements sont votés dans deux lois différentes. Mais ils sont de portée limitée, bien en-deça de la protection que peuvent offrir d’autres législations, comme par exemple celle en vigueur au Canada.
Le quatrième tient à la difficulté d’admettre la constitution de partie civile pour les associations ayant pour objectif la lutte contre la corruption. Certes, le texte a été rétabli par l’Assemblée nationale après avoir été supprimé par le Sénat. Mais les associations sont tenues d’obtenir un agrément. Surtout, celui-ci sera délivré, non par une autorité indépendante, mais par le gouvernement.
A ces blocages, il faut ajouter les amendements retirés du débat sur de vagues promesses.
Après l’affaire Tapie-Lagarde, les conditions dans lesquelles un arbitrage peut intervenir sur un intérêt public en droit interne devraient être redéfinies. Le ministre du budget s’engage à y réfléchir…
Une réforme du Service central de prévention de la corruption serait bien utile, d’autant plus que ce service est aujourd’hui obsolète et que la prévention a été la grande absente des débats. La ministre de la justice a commandé un rapport…
L’inscription dans la loi d’une règle de prescription permettant de faire courir le délai de poursuite d’une infraction dissimulée à compter de sa révélation au parquet aurait utilement consolidé la jurisprudence. Elle est votée par l’Assemblée nationale, mais les députés y renoncent de seconde lecture, contre la promesse d’une réflexion globale sur la prescription en matière pénale…
Enfin, la France a été mise en cause de façon sévère par un rapport de l’OCDE sur la mise en oeuvre par la fraude de la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers. L’incrimination du trafic d’influence aurait facilité bien des enquêtes dans lesquelles un pacte de corruption ne peut être prouvé. Le gouvernement demande aux parlementaires d’attendre que tous nos partenaires aient également incriminé le trafic d’influence, pour ne pas gêner les entreprises françaises…
D’autres propositions se heurtent à un mur du silence. Ainsi, après l’affaire des frégates de Taïwan et de Karachi, il aurait été utile de revoir les conditions dans lesquelles un document secret peut être déclassifié. Aujourd’hui, cette décision dépend du seul ministre, après un avis d’une commission consultative. Transparence International proposait de donner à cette commission un statut d’indépendance, Anticor de confier la décision à la Cour de cassation. Aucun amendement n’a été déposé en ce domaine.
Le lobbyisme est un moyen de confisquer la décision publique. Il révèle des pathologies de la démocratie. Anticor a signé avec “Regards citoyens” un appel pour une législation minimum. Une sénatrice a déposé un amendement inspiré de la loi canadienne. Mais elle n’est pas venue le soutenir en séance et aucun de ses collègues ne l’a repris.
Enfin, aucun amendement n’a été déposé pour faire obligation au procureur financier de poursuivre les infractions de sa compétence. Cette légalité des poursuites pouvait remédier partiellement à la dépendance de cette autorité. Elle aurait aligné le droit français sur les législations allemande, italienne et espagnole. Des propositions permettant de rendre les officiers de police judiciaire plus indépendants dans les enquêtes sensibles ont également été ignorées.
3. Une démocratie de défiance.
Ce bilan médiocre doit être situé dans un cadre plus global, marqué par le renoncement à d’autres ambitions qui auraient, directement ou indirectement, renforcé l’action de l’Etat contre la corruption et la fraude.
Ainsi, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qui aurait confié à cette autorité un pouvoir de nominations des procureurs, est abandonnée.
La réforme de la Cour de justice de la République, la réforme du Conseil constitutionnelle et celle relative au statut pénal du chef de l’Etat sont également reportées sine die.
Certes, les interventions arrogantes de l’exécutif dans les dossiers judiciaires ont cessé, et la ministre de la justice a jusqu’à présent tenu sa promesse de non intervention.
Mais au delà de ces bonnes pratiques, le système est bloqué. La plupart des propositions ambitieuses n’ont pas abouti, malgré l’ampleur du scandale, la proclamation solennelle du président de la République d’être impitoyable contre la corruption, d’excellents rapporteurs à l’Assemblée nationale et au Sénat, des députés verts et communistes (Alauzet, Boquet) très investis dans leur rôle d’aiguillons, le renfort de quelques députés de l’opposition (Dupont-Aignan, De Courson), la mobilisation de nombreuses associations et l’intérêt de l’opinion.
Tout s’est déroulé comme si un plafond de verre interdisait de porter atteinte aux intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir politique ou économique. L’indépendance de la justice est un tabou, comme le secret défense et le secret fiscal. Pourtant, une législation plus ambitieuse n’aurait rien coûté à l’Etat. Elle aurait seulement remis en cause la quasi-impunité de quelques uns. En avril dernier, 78% des Français considéraient que le personnel politique était corrompu[1]. Il ne peut en être différemment, quand la majorité honnête fait preuve de pusillanimité envers une minorité qui se moque de la loi.
Le lien de confiance entre les citoyens et leurs représentants s’est donc encore altéré au terme de cette séquence législative. Les principes qui fondent la République, inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 (notamment l’égalité devant la loi, l’égalité devant l’impôt, la séparation des pouvoirs, le droit de demander compte aux agents publics de leur action) n’ont rien gagné en effectivité.
Toujours, le mépris des droits de l’homme est la cause de la corruption des gouvernements. Face à ce mépris, la Déclaration des droits proclame que la résistance demeure un droit naturel et imprescriptible. ”
Eric Alt, Vice président d’Anticor