Enfin la recette pour écrire un éditorial paresseux “à la française” | Think outside the Box | Scoop.it

Rédiger un éditorial engagé, dans un journal, c’est assez simple. Il suffit d’appliquer une recette éprouvée, rendue ici publique pour la première fois de l’histoire de la presse.

Sur le fond, il s’agit de s’emporter — mais pour défendre le plus souvent une thèse parfaitement consensuelle. S’insurger pour la défense de la liberté, contre les louvoiements d’un gouvernement, contre l’inaction de l’Europe face à un bain de sang, contre le FN… Ce qui compte c’est de marquer l’indignation, en puisant dans le champ lexical de celle-ci.

 

Mots utiles :

-lâchetés (variante : « petites lâchetés »)
-lamentable
-indigne
-pleutrerie
-Munichois
-honte
-complicité
-camouflet
-intolérable
-bêtise (variante : bêtise crasse, bêtise insigne)
-injustice
-irresponsable

Exemple :

«Il est des situations d’injustice face auxquelles le silence est synonyme de lâcheté, l’inaction synonyme d’intolérables complicités.»

Il est toujours bon, pour faire briller l’indignation, de dénoncer l’archaïsme. Pointez les “dogmes”, méprisez la “doxa” ou le “prêt-à-penser”, moquez les comportements “moutonniers” et prenez de haut les analyses “d’un autre temps”.

Ceux que vous dénoncez appartiennent forcément à la sphère de la foi, pas celle de la raison. Ce sont “les croisés de”, les « fanatiques du, les “exaltés des”…

Vous, vous êtes du côté de la sagesse et de la modernité. Vous vanterez donc les actions “pragmatiques” et les mesures “constructives” ainsi que le travail de “long terme”.

Ce qui est important c’est de laisser de l’espoir au lecteur en fin d’édito :

“Une autre voie reste cependant possible.”

Pour l’éditorialiste, le monde est assez simple : chaque problème vient de “’impuissance” des politiques (voire de leur “impéritie”) mais peut se résoudre pour autant qu’il y ait “une volonté politique”.

Voilà pour le fond. Sur la forme, l’édito doit avoir du souffle. Ne lésinez pas sur les mots béquilles pour le relancer (“Las”, “Car enfin”, “Allons donc”, etc.) Et voici quelques autres trucs utiles pour réussir un éditorial paresseux à la française.

 

1. Faites de rapides références à l’histoire (mais celle de Michelet)

Il est toujours bon de faire des allusions aux grands épisodes historiques de notre pays. C’est totalement inutile sur le fond, mais cela créé un lien de connivence avec le lecteur. Une façon de lui dire : tu vois, je te considère comme une personne cultivée, qui connait bien l’histoire de son pays.

Mais attention, il ne faut pas le perdre non plus : restez dans l’histoire à la papa, celle de Michelet, Lavisse et autres manuels de la IIIe République. Privilégiez ces épisodes :

-Jeanne d’Arc (La Pucelle, l’image de la nation…)
-Henri IV (Paris vaut bien une messe, la poule au pot…)
-Louis XIV (Le roi Soleil)
-La Révolution (Valmy !) et Napoléon
-De Gaulle (un grand homme)

Des citations directes ou discrètes sont bienvenues : “Untel a une -certaine idée de la France”, par exemple. Ou alors “Untel cherche encore son Grouchy”. Ou encore : “Pour le candidat, Paris vaut bien une messe”. Autre exemple : tel pays sera “l’homme malade de l’Europe”…

 

2. Glissez une ou deux citations (pas plus)

Au moins une citation par édito. Des auteurs ultraconnus, si possible : La Fontaine, Molière, Voltaire, Hugo… Mais attention : il ne faut jamais citer directement les auteurs, c’est lourd.

Si vous écrivez un éditorial évoquant une mission spatiale sur la lune, n’écrivez pas

“La lune, ‘cette faucille d’or dans le champ des étoiles’, comme la désignait Victor Hugo dans Booz endormi, a toujours fait rêver”

Mais écrivez plus légèrement :

“La faucille d’or dans le champ des étoiles a toujours fait rêver.”
3. Abusez des mots savants (latins, c’est encore mieux)

Au jeu de l’édito, si vous remplacez un mot normal par un mot savant, vous gagnez trois points. Les mots savants se reconnaissent facilement : ce sont ceux qu’on n’entend jamais dans la vie réelle.

Voici quelques exemples faciles à placer.

-Impéritie 
-Aphasie 
-Pusillanimité 
-paradigme
-Procrastiner 
-Aboulie 
-Idoine 
-Sérendipité
-oukaze
-billevesées
-scélérat (utilisé comme adjectif)
-ersatz

Le must, pardon, le nec plus ultra, ce sont les mots latins ou grecs ou d’une autre langue. Vous écrirez ainsi :

-“in petto” plutôt que “en son for intérieur” ;
-“mezza voce” plutôt que “en sourdine” ;
-“locus” plutôt que “lieu” ;
-“doxa” plutôt que “opinion générale”.

Enfin le plus précieux d’entre tous :

“horrosco referens” plutôt que “j’en frémis en le racontant” : (c’est l’exclamation d’Enée racontant la mort de Lacoon dans l’Enéide de Virgile.)
S’ils sont écrits en italique, c’est encore plus chic.

 

3. Privilégiez les tournures désuètes (ou plutôt : choyez les désuètes tournures)

Il faut toujours privilégier les tournures désuètes, celles dont on usera que très peu dans les vraies conversations de la vraie vie.

-Il n’est que temps de…
-On ne saurait être plus clair
-Loin de nous l’idée de…
-Nul ne saurait ignorer que…
-Dont acte.
-Allons donc !
-Renvoyer à ses chères études
-C’est là que le bât blesse
-Las

-La belle affaire

Il est bon aussi de faire précéder le nom par l’adjectif qui le qualifie, cela rend les formules plus précieuses encore.

“Après cette déplorable pantalonnade, le très impétueux chef de l’UMP a été renvoyé à ses chères études”.

Dans le même esprit, il vaut mieux écrire “Mais de dignité, point” plutôt que “Mais pas de dignité”.

 

4. Un doigt de jargon sociologique (un doigt seulement)

Dans un édito, il ne faut pas trop jargonner. Sauf si le jargon est dans l’air du temps. Plus les formules choisies sont tartes, mieux c’est. Mes préférées :

-Réenchanter
-Le “vivre ensemble”
-Faire société
-le “prendre soin”

Exemple : “Il n’est que temps de réenchanter le vivre ensemble, car pour faire société, il est primordial de revivifier le prendre soin.”

 

5. Des clins d’oeil codés (indispensables)

Il s’agit de montrer que vous maîtrisez les philosophes et sociologues qui ont marqué votre génération. Vous faites partie d’un clan, celui qui a biberonné (bon mot, ça “biberonné”) Arendt, Bourdieu, Foucault, Debord, Chomsky. Même si vous les avez reniés, depuis, ce n’est pas grave.

Ainsi, si vous glissez “habitus”, votre édito gagne deux points. Idem pour “société du spectacle”, “violence symbolique”, “banalité du mal”, “indignations sélectives”,

 

7. De l’ironie çà et là (choisissez la plus facile)

Même si l’ironie n’a pas toujours grand sens, ce n’est pas très grave : cela colorera votre édito d’une teinte bienvenue. C’est une façon de marquer votre distance au sujet.

Il y a des moyens assez simples pour y parvenir. Par exemple, glissez des “dits” un peu partout.

“Des filières dites professionnalisantes” (pique ironique : l’auteur suggère qu’en fait elle ne le sont pas) ; “des commissions dites paritaires” etc.

De même préférez toujours “guéguerre” à “épreuve de force”, “pantalonnade” à “échec”, etc. Dans l’esprit d’un éditorialiste paresseux, rabaisser son sujet, c’est s’élever.

A vous de jouer !

 
 
 
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    Pascal Riché

    Journaliste à L'Obs, cofondateur de Rue89, et bien d'autres choses.