Solaris de Stanislas Lem, mise en scène de Pascal Kirsch. | Revue de presse théâtre | Scoop.it

Par Véronique Hotte dans son blog Hottello - le 15/11/2020

 

 

Solaris d’après Solaris (1961) de Stanislas Lem, mise en scène de Pascal Kirsch.


L’oeuvre de Stanislas Lem (1921-2006), écrivain polonais fascinant par son érudition et l’étendue de ses centres d’intérêt, considéré comme l’un des grands visionnaires de la littérature de science-fiction, traite de la rencontre avec l’Autre. Lem est passé maître dans la construction d’une altérité vraisemblable, et l’Autre – un océan plasmatique dans Solaris – ne ressemble en rien à l’homme.

Son roman le plus connu Solaris est considéré comme l’un des textes fondateurs de la science-fiction moderne et a été porté à l’écran par Andrei Tarkovski en 1972 et par Steven Soderbergh en 2002. Ont été créés par ailleurs des opéras, des pièces musicales, des œuvres plastiques…

La planète Solaris, objet de convoitise puis de terreur pour l’expédition scientifique concernée, révèle à l’humanité une réalité insupportable, sa capacité à détruire et à se détruire elle-même. 

Certes, pour le metteur en scène Pascal Kirsch, le risque de l’extinction de l’humanité est moins aujourd’hui celui de l’arme nucléaire que celui de la catastrophe écologique à laquelle conduit notre mode de vie. Le concepteur scénique saisit cette fable universelle pour la porter au théâtre avec une équipe de chercheurs en astronomie et un créateur sonore – un dispositif immersif et sensoriel nous transportant loin dans l’espace et nous plongeant profond en nous-mêmes. La musique prégnante – insolite et envoûtante – revient à Richard Comte et le son à Lucie Laricq.

Grâce à ce système sonore enveloppant, les spectateurs vivent la même expérience que les chercheurs de la station en orbite au-dessus de la planète Solaris : un récit où l’homme est aux prises avec sa peur la plus absolue, celle de l’inconnu – de l’Autre et de lui-même encore. 

Solaris est un océan-planète qui tourne entre deux soleils – l’un rouge, l’autre bleu -, une forme de vie intelligente avec laquelle les chercheurs depuis cent ans n’ont établi nul contact ; et de quatre-vingt-trois, le nombre de scientifiques est passé à trois dans l’énorme station d’observation.

L’étude scientifique spatiale traverse une crise qui peut conduire à la fermeture de la station.

La scénographie somptueuse de Sallahdyn Khatir installe le public à l’intérieur de la station orbitale inventée, entre appréhension et doute, un espace et un volume vastes que surplombe une vasque blanche plutôt plate, image horizontale de la planète-océan Solaris que deux immenses disques blancs verticaux de voile translucide encerclent à cour et à jardin, tels deux grands soleils.

Au centre du mur de lointain, l’oeil sombre de l’engin- lentille énorme de verre – qui fixe la salle.

Sur le plateau, des parpaings de béton réordonnés dont les rangées séparées par un mince vide, se déconstruisent, dès qu’on marche sans considération sur cette surface approximative, en perdant l’équilibre entre les travées hasardeuses, le pied s’engouffrant dans le creux périlleux de ces trottoirs simulés : on ne peut marcher sur Solaris comme on marche normalement sur la Terre.

Les lumières de Nicolas Ameil jouent de l’obscurité et des jets de fumigènes ici et là – nuit du cosmos où tout devient imperceptible – et de la lumière aléatoire qui laisse surgir au loin les laboratoires des scientifiques; un fauteuil à l’avant-scène, lieu de réflexion, trône solitairement.

Dans cette installation, univers recréé au second degré, l’information issue de la parole est reine.

Tous les renseignements affleurent en un prologue dont l’enregistrement sonore est adressé au spectateur, avant qu’il ne soit relayé directement par le locuteur-protagoniste, messager antique lumineux, le personnage de Gibarian interprété avec conviction par Elios Noël – bel engagement verbal du chercheur, volonté d’expliquer, d’expliciter et d’élucider face à un public non averti et pouvoir d’une langue rationnelle tendue vers un savoir toujours en quête de connaissances.

Face à l’étrangeté des constats de Gibarian, les autorités diligentent dans la station spatiale, Kris Kelvin, psychologue confirmé par ses recherches sur Solaris, et ancien élève de Gibarian. Tourmenté, Kris Kelvin se remet mal du suicide de son épouse dont il se sent un peu responsable.

Dans la station orbitale – désordre et chaos énigmatique – , Kris découvre le suicide de Gibarian et la folie – sorte de délire paranoïaque – des deux autres cosmonautes, Snaut et Sartorius, travaillant  respectivement dans leur laboratoire et se protégeant de la présence d’intrus, des créatures générées par l’océan de Solaris – familières à l’intimité des scientifiques qui voudraient les cacher.

Sartorius, plus rarement visible, se montre agressif et semble ne s’adresser qu’à lui-même, longue silhouette intempestive de François Tizon, autoritaire, altier mais replié sur ses propres tensions.

Quant à Snaut,  davantage communicatif et plus ouvert face à Kris, il joue une distance et une maîtrise simulées, privilégiant l’humour et l’ironie dans sa vision fébrile du drame : Yann Boudaud s’amuse, bonhomie, ton populaire et position extravertie et assagie de celui qui est revenu de tout.

Et Kris – Vincent Guédon -, à la bonne volonté enthousiaste qui tente de raisonner objectivement, il fait l’expérience de la ré-apparition de son épouse suicidée, un double dont il se débarrasse une première fois, mais qui revient, réelle et vivante, comme d’autres présences surgissantes, un jeune homme – Charles-Henri Wolff -, auprès de Sartorius. Soit les effets d’une radiation intense opérée par Guibarian sur l’océan de Solaris pour que celui-ci livre ses secrets : la conservation d’empreintes de la mémoire, celle des chercheurs précisément et leur représentation effective. 

Kris est finalement prêt à quitter les lieux pour revivre l’aventure amoureuse avec sa feue dulcinée.

L’épouse de Kris, interprétée par le tact de Marina Keltchewski – attention bienveillante et écoute -, incarne une jeune femme radieuse et amoureuse, à la robe d’été couleur safran. Or, l’entente avec l’époux qu’elle redécouvre n’est qu’illusion, suggère le perfide Snaut, comme il l’a déjà insinué à Kris. Elle renouvelle son geste suicidaire pour ne pas se fourvoyer dans cette relation faussée.

Solaris se manifeste par la création de ces Visiteurs, copies parfaites d’êtres vivants ayant occupé la vie psychique, affective, imaginaire ou inconsciente des membres de l’équipage. Ces apparitions « réelles » leur renvoient d’eux-mêmes une part d’ombre impossible à supporter. 

De la volonté d’entrer en contact avec Solaris, les personnages – déconvenue inavouée – passent à celle d’interrompre la communication, de se débarrasser physiquement des intrus, des êtres qui les hantent, eux, aux pulsions refoulées : l’aimé existe toujours en pensée, menacé par l’oubli. 

Un huis-clos spatial troublant et fascinant qui interroge la science et la conscience, plus largement l’expansionnisme cosmique militaro-politique, et la condamnation de toute réalité « différente » qui échapperait à la connaissance scientifique. L’Autre n’est que soi-même qu’on apprend à connaître.

Un spectacle exigeant et sophistiqué, élaboré à la manière d’un cauchemar à l’angoisse superbe.

Véronique Hotte

Spectacle vu le 13 novembre au Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat 94200 – Ivry-sur-Scène. MC2 : Grenoble, du 24 au 27 mars 2021.

 

 

Solaris d’après Solaris (1961)de Stanislas Lem, mise en scène de Pascal Kirsch. L’oeuvre de Stanislas Lem (1921-2006), écrivain polonais fascinant par son érudition et l’étendue de ses centres d’intérêt, considéré comme l’un des grands visionnaires de la littérature de science-fiction, traite de la rencontre avec l’Autre. Lem…

 

Crédit photo : Géraldine Aresteanu.